9.

Dans la boutique du Drageoir Bleu, Poulain dit quelques mots à sa femme avant qu’ils ne s’éloignent vers la rue des Ours. En chemin, Olivier lui raconta rapidement ce qu’il avait fait depuis la bataille de Coutras, son mariage et les raisons de sa venue.

Comme on aurait pu les entendre, il resta assez évasif et ce n’est que lorsqu’ils se retrouvèrent tous dans un petit cabinet d’étage de la rôtisserie, devant un verre de vin, qu’Olivier donna plus de détails à son ami sur leur présence à Paris.

— Je ne connais ni Boisdauphin ni Juan Moreo, bien que j’aie entendu parler de cet Espagnol qui serait un ami de M. de Mayneville. Pour le trouver, le plus simple est effectivement de surveiller l’hôtel de Mendoza : si un homme en manteau des hospitaliers s’y présente avec une suite, il vous suffira de le suivre. Avec un peu de chance, ce sera lui. En revanche, je ne vois pas ce que vous ferez ensuite.

— Nous verrons! répliqua Olivier en vidant son verre. Il est difficile de faire des plans pour l’instant.

— Pendant que vous étiez chez M. Poulain, notre ami Il Magnifichino nous a dit que le prince des sots a une chambre dans la rue Mauconseil, quasiment en face de l’hôtel de Mendoza, lui annonça Caudebec. Ce serait pratique de surveiller l’ambassade de là.

Olivier jeta un regard interrogateur à Venetianelli.

— C’est la maison de la veuve dont il est secrétaire. Elle lui laisse un cabinet avec une fenêtre sur la rue, expliqua l’Italien. Pour quelques sols, je le convaincrai de vous l’abandonner.

— Ce serait inespéré, dit Olivier. Pendant que Caudebec guetterait l’ambassade, je pourrais me rendre à la Croix-de-Lorraine, ce qui nous fera gagner du temps.

— C’est un repaire de ligueurs, mon ami, il te faudra prendre les plus extrêmes précautions, grimaça Nicolas. La justice est expéditive en ce moment : il y a un mois, un jeune garçon venant de Normandie a été surpris au Palais à couper la montre qu’un gentilhomme portait au cou. Après ses aveux, il a été pendu immédiatement dans la cour du Palais. Il n’a pas eu droit à un procès, bien que ce soient des magistrats qui aient décidé de son sort. Imagine ce qui peut t’arriver si tu es découvert par des ligueurs.

— Ne crains rien! Je connais cette ville et ses habitants. J’y suis né! Et après deux ans de guerre, j’ai appris à être prudent, à me défendre.

— Voici quand même un conseil, soupira Nicolas. Porte une écharpe à croix de Lorraine, comme Navarre et ses hommes quand nous les avons croisés. Et attaches-en une à ton chapeau, tous les ligueurs s’affichent ainsi.

— Il n’y a que moi qui n’aurai rien à faire! intervint Cassandre, avec dépit. Je ne veux pas être chargée de la couture des écharpes!

— Marguerite serait contente de vous revoir, proposa Nicolas.

— Je viendrai, je vous le promets, monsieur Poulain. Mais peut-être, en attendant, vais-je m’entraîner à jongler, ironisa-t-elle.

— Tout ce qui laissera croire que vous êtes comédiens assurera votre sécurité, approuva Venetianelli.

Ils furent interrompus par les valets qui apportaient une oie rôtie. Ils la découpèrent et quand chacun fut servi, Poulain s’adressa à Cassandre et à Caudebec avec sérieux.

— Promettez-moi d’aller à la messe le dimanche. Les dénonciations sont encouragées et sur une simple rumeur vous serez accusés d’hérésie, saisis et pendus à un encorbellement de rue.

— Nous irons, lui assura Cassandre. Peut-être pas demain tout de même, car nous venons d’arriver… et je ne vous promets pas d’écouter, ajouta-t-elle, l’air insolent.

— Tout cela me déplaît beaucoup! soupira Poulain en secouant la tête. La révolte gronde…

— Je le leur ai dit et répété, monsieur! renchérit Venetianelli.

— Ce sont surtout des rumeurs. Le peuple adore avoir peur! lança Olivier pour se rassurer.

— Non, Olivier! En février, la sainte union a envisagé de s’attaquer au Louvre. Cinq cents hommes en armes étaient engagés dans l’affaire mais le roi, prévenu, a renforcé la garde du palais et ils ont abandonné. (Nicolas ne précisa pas que c’est lui qui avait averti Richelieu.) Il se prépare maintenant une nouvelle entreprise autrement plus redoutable, car la bourgeoisie qui ne supporte plus les impôts qui la ruinent est maintenant décidée à prendre les armes et à rejoindre les crocheteurs, les bouchers, les mariniers et les clercs de l’Université, tous impatients de piller le Louvre et les maisons des politiques. Jusqu’à présent, le conseil des Seize les retenait, car les gens de la Ligue, poltrons avant tout, attendaient que Guise prenne la tête de l’insurrection, ce que le Balafré n’était pas pressé de faire. Seulement, devant la fièvre populaire, M. de La Chapelle (Nicolas posa son regard sur son ami; c’était le frère de La Chapelle qui avait tué son père) a écrit au duc de ne plus tergiverser davantage, car sinon Paris se soulèverait sans lui.

— Êtes-vous certain de ça? s’inquiéta Caudebec.

— J’étais à une assemblée de bourgeois où se trouvaient La Chapelle et Le Clerc, répliqua Poulain, sans révéler qu’il était le capitaine de la compagnie chargée de s’attaquer à l’Arsenal.

» Redoutant donc que les Parisiens ne prennent le pouvoir, le duc de Guise se serait décidé. Il a déjà fait découper la ville en cinq quartiers pour chacun desquels il a nommé un colonel et quatre capitaines. Trente mille hommes participeront à l’affaire. Contre trois ou quatre mille soldats et fidèles du roi.

Cette fois, personne ne l’interrompit.

— On murmure que Guise sera ici dans deux ou trois semaines. Son arrivée sera le signal de l’insurrection. Il aurait déjà fait entrer en ville des dizaines d’officiers. Avant l’été, le sang coulera et la ville sera aux Lorrains. Voilà pourquoi vous ne devez pas rester…

— Si d’ici deux semaines nous n’avons rien trouvé, nous partirons. Mais toi? Que vas-tu faire?

— Pour l’instant, dans mes chevauchées, je tente surtout d’empêcher que l’on ne tue les protestants, ou plutôt les gens dénoncés comme tels, car la chasse aux hérétiques n’est qu’un prétexte. Si je suis prévenu à temps avant l’insurrection, je conduirai ma famille à Saint-Germain…

Il se tut, la gorge serrée par l’angoisse. Tous restèrent silencieux. Devaient-ils s’attendre à une nouvelle Saint-Barthélemy?

— Si je ne peux les envoyer là-bas, Olivier, pourraient-ils se réfugier chez toi? Ta maison est une forteresse presque imprenable, poursuivit Nicolas.

Olivier devina que c’était le service que son ami voulait lui demander. Si sa trahison était découverte, il n’y aurait plus de sécurité pour les siens et le Drageoir Bleu serait pillé.

— Tout ce que j’ai est à toi. Je préviendrai Le Bègue. À ce propos, l’as-tu vu récemment?

— Oui, chaque dimanche à la messe, avec tes domestiques. Perrine est toujours aussi jolie et j’ai parfois aperçu Cubsac lui compter fleurette.

» On m’a aussi chargé d’une curieuse affaire dont je voulais vous parler…

Il raconta alors l’histoire de la machine infernale volée au Châtelet, son fonctionnement et ses trente-six canons.

— Ceux qui l’ont prise vont l’utiliser, et comme elle a disparu du Châtelet, l’endroit de Paris où se trouvent le plus de ligueurs, cela ne me surprendrait pas qu’elle soit entre les mains de la sainte union.

— On pourrait s’en servir pour attenter à la vie de Navarre, s’inquiéta Olivier. Imaginons qu’on la lui offre… Il l’ouvrirait sans même imaginer une pareille diablerie!

— Il n’y a pas que Navarre qui pourrait recevoir ce cadeau infernal. Tant d’hommes justes et tolérants vont disparaître dans les semaines qui viennent…

Ces mots provoquèrent de nouvelles pensées sinistres et le repas se termina dans la morosité. Chacun s’inquiétait, non pour lui-même mais pour ses amis, tant l’affection qui les liait était sincère.

Après le dîner, tandis que les autres gagnaient l’hôtel de Bourgogne, Olivier raccompagna Nicolas qui lui expliqua qu’au début de l’émeute, il rejoindrait le roi pour défendre le Louvre. C’était la raison pour laquelle il voulait que les siens soient en sûreté.

L’ayant laissé au Drageoir Bleu, Olivier poursuivit son chemin jusqu’à sa maison située un peu plus bas. Quand il la vit, il fut submergé par une vague d’émotion, de tristesse et d’espoir. Il resta un long moment à regarder la tourelle hexagonale et les fenêtres des chambres où il avait vécu si heureux, malgré les massacres de la Saint-Barthélemy et l’assassinat de son père. Il chassa ces tristes souvenirs. Cette maison serait désormais celle de son bonheur, décida-t-il. C’est là qu’il vivrait avec Cassandre quand la paix reviendrait.

Finalement, il abandonna ses méditations et entra dans la cour, non sans avoir retiré les deux anneaux qui déformaient son nez comme Venetianelli le lui avait appris. Avec son épaisse barbe en fer à cheval, le tailleur de l’échoppe en face ne le reconnut pas. Olivier mit la clef dans la serrure, ouvrit, fit monter la herse de la main gauche et entra.

Thérèse, la cuisinière, et Perrine, sa nièce, étaient dans la cuisine à écosser des fèves pour la soupe du soir quand Olivier entra. Elles restèrent pétrifiées puis stupéfaites devant cet homme vigoureux, barbu, avec la cape et le toquet d’un gentilhomme, portant dague et épée à poignée entrelacée, qui pénétrait ainsi comme s’il était chez lui.

Elles le reconnurent pourtant quand il leur adressa la parole.

— C’est moi, Thérèse, dit-il doucement. Votre maître.

— Monsieur… Monsieur Hauteville?

— Oui, et depuis quelques mois seigneur de Fleur-de-Lis.

— Monsieur… seigneur, balbutia Thérèse en s’avançant pour le toucher, comme si elle doutait de sa présence.

— J’ai été anobli par le roi de Navarre, et le roi de France va faire enregistrer mes lettres patentes. Je ne suis à Paris que pour peu de temps et je voulais vous voir tous. Où est Le Bègue?

— En haut…, monsieur.

Perrine s’avança à son tour, les yeux émerveillés.

— Revenez-vous, monsieur?

— Non, je vous l’ai dit, je ne peux rester. Je suis désormais au service du roi de Navarre.

— Un hérétique! fit Perrine dans un haut-le-corps.

— Non, Perrine, un bon roi, et un noble gentilhomme, répliqua Olivier, se forçant à rester affable. Tu apprendras à le connaître et à l’aimer, comme moi.

— Jamais! cracha-t-elle. J’aurais trop peur d’être damnée!

Elle soutint son regard un instant avant de baisser les yeux.

— Avez-vous besoin de quelque chose? demanda Olivier à Thérèse pour cacher son chagrin devant l’intolérance de sa servante.

— M. Le Bègue s’occupe de tout, monsieur. Nous n’avons besoin de rien, sauf de votre présence. Nous avons souvent eu peur, on parle toujours d’une Saint-Barthélemy des catholiques.

— Que prépare le roi de Navarre! fulmina Perrine. C’est le curé Boucher qui nous l’a affirmé!

— Boucher est un menteur et un méchant homme, sachez-le! dit Olivier un ton plus haut. C’est lui qui m’a fait emprisonner. Il voulait me faire pendre pour cacher les friponneries de ses amis que mon père avait mises au jour. En revanche, le roi de Navarre est un homme bon et tolérant que vous ne devez pas craindre.

— Monsieur Olivier!

C’était Le Bègue qui, ayant entendu des éclats de voix, arrivait de l’étage.

— Mon bon Jacques! s’exclama Olivier en se jetant dans ses bras.

— Vous êtes de retour, monsieur?

— Non, mon ami, je suis juste passé vous saluer, je ne reste pas à Paris. Je voulais aussi vous annoncer que j’ai épousé Mlle Cassandre.

— Monsieur! Que je suis heureuse! s’exclama Thérèse, tandis que Perrine restait muette.

— Vous avez tous nos vœux de bonheur, monsieur, dit Le Bègue, nous avons tant hâte de vous revoir avec votre épouse.

— Moi aussi, mes fidèles serviteurs. Ce n’est pas tout, mon bon Jacques, j’ai été anobli par le roi de Navarre, et Cassandre a découvert son véritable père : c’était le prince de Condé, elle est désormais dame de Saint-Pol.

— C’est donc une grande dame! murmura Thérèse.

— Oui, cousine du roi de France et du roi de Navarre, elle est petite-fille de Saint Louis. Je voulais que vous le sachiez. Quand vous la verrez, vous devrez lui marquer le respect dû à la sœur et à la fille d’un prince de sang.

Jacques s’inclina.

— Vous pouvez être certain de notre fidélité, monsieur.

— Je le sais, mes amis et bons serviteurs. Jacques, as-tu besoin d’argent?

— Non, monsieur. Je travaille pour M. Séguier qui me donne des gages suffisants, mais nous n’avons pas gardé de concierge. Le notaire, maître Fronsac, s’est occupé de tout pour la maison…

— Montons, Jacques, il faut que nous en parlions.

Ils sortirent de la cuisine et prirent l’escalier pendant que les deux servantes restaient à commenter l’incroyable visite de leur maître.

Arrivé dans son ancienne chambre, Olivier expliqua à son commis :

— Jacques, tu n’ignores pas ce qui se passe à Paris, des troubles peuvent éclater…

— Hélas, monsieur.

— Si cela arrivait, j’ai proposé à mon ami Nicolas d’envoyer sa famille se réfugier ici. Il va y avoir des pillages, et le temps que l’ordre soit rétabli, ils seront en sécurité dans ma maison.

» Tu feras des provisions de nourriture et d’eau. N’en parle pas pour l’instant à Thérèse et à Perrine. S’il y a émeute, n’ouvrez plus à personne. La maison est imprenable, tu le sais.

— Vous pouvez compter sur moi, monsieur.

Olivier lui laissa cinq pistoles avant de redescendre.

— Quand reviendrez-vous, monsieur? demanda Le Bègue alors qu’ils regagnaient la cuisine.

— Je ne sais pas… Avec la paix, certainement, mais quand reviendra-t-elle? Nous ne pouvons que prier Dieu de nous l’amener bien vite.

— Monsieur, commença Perrine avec hésitation. La dernière fois que nous avons vu Mlle Cassandre, elle était avec son père, M. de Mornay, le ministre du roi de Navarre, un hérétique. Elle serait donc aussi huguenote? Vous êtes-vous converti à la religion prétendument réformée?

— Non, Perrine, je suis catholique priant Dieu et je le resterai.

— Et madame votre épouse? demanda Thérèse.

— Elle est restée dans sa foi. Catholiques et protestants devons apprendre à vivre ensemble. Peu importent nos rites, nous honorons le même Dieu, c’est ce que répète sans cesse Mgr de Navarre, expliqua doucement Olivier.

Le Bègue lui sourit mais, au visage fermé des deux femmes, Olivier comprit qu’il ne les avait pas convaincues. Il les accola pourtant avec affection et repartit assez triste, n’étant plus sûr de Thérèse et de Perrine.



Perrine partit peu après, expliquant à sa tante qu’elle allait aider une vieille voisine malade. Couverte d’un long surcot sans manche avec un chaperon, elle descendit en se pressant la rue Saint-Martin, traversa le pont Notre-Dame et l’Île. Les rues étaient très animées en cette veille des Rameaux. À chaque carrefour jongleurs, joueurs de viole ou de fretel1, saltimbanques et chiens savants, mimes et équilibristes menaient grand tapage et attiraient les badauds. Perrine les ignora, n’étant parfois arrêtée que par de longues processions de flagellants qui se fouettaient avec délice en occupant toute la rue.

Pourtant, devant le Petit-Châtelet, les vivats d’un attroupement l’attirèrent et elle parvint à se glisser au premier rang. C’était un couple de bohémiens qui présentait deux petits cochons savants habillés l’un en gentilhomme avec épée de bois et l’autre en dame. Ils se tenaient debout sur leurs pattes de derrière et dansaient à la musique d’un tambourin.

Elle resta un moment, extasiée, mais finalement s’arracha au spectacle et prit la rue de la Huchette en direction de la porte Saint-Germain.

À partir de là, elle répéta mentalement ce qu’elle allait dire : son maître était revenu, mais elle ne savait pas où il habitait. Il avait été anobli et s’était marié avec une dame qui avait déjà habité chez eux. Elle était la fille de feu le prince de Condé et une hérétique.

Que de choses à raconter! La duchesse serait contente d’elle… sauf qu’elle ne pourrait pas dire où était son maître. Il avait même dit qu’il ne resterait pas à Paris. Comment Mme de Montpensier pourrait-elle le retrouver pour lui annoncer qu’elle voulait la prendre à son service?

Perrine était impatiente, elle courait presque, ne prêtant pas attention à la boue et à la crotte qui souillaient sa robe et son surcot. Pourvu que la duchesse soit chez elle! se disait-elle, pourvu qu’elle accepte de la recevoir!

Parfois, un confus sentiment de malaise l’envahissait. Ne trahissait-elle pas son maître en allant raconter tout cela? Son maître avait épousé une hérétique. Si la Ligue l’apprenait, il serait emprisonné… Et Mme de Montpensier était à la Ligue! Mais Perrine chassa ces reproches de sa conscience tant elle voulait entrer au service de cette grande dame si belle et si bonne.



En cette fin d’après-midi la duchesse de Montpensier était avec Cabasset. L’ancien capitaine du duc de Mayenne était chargé de recruter une soixantaine d’hommes de main pour capturer le roi de France. Cet incroyable projet avait débuté en février.

Au fil des mois, la duchesse avait accordé sa confiance au capitaine Cabasset. Certes, elle avait le sentiment qu’il n’approuvait pas toujours ses idées et ne partageait pas sa haine envers Cassandre de Mornay et Olivier Hauteville, mais il la servait avec fidélité. C’est lui qui avait découvert que Cassandre vivait à La Rochelle et que Hauteville avait rejoint l’armée protestante. Aussi quand le curé Boucher lui avait présenté son projet d’envoyer Pierre de Bordeaux assassiner le roi de Navarre, elle avait questionné le capitaine.

Bien sûr, elle ne s’était pas présentée comme l’instigatrice du régicide, elle lui avait seulement dit que le curé Boucher avait reçu un homme décidé à tuer l’Antéchrist. Boucher, effrayé, lui en avait parlé, car même si dans ses sermons il appelait à la mort du Navarrais, c’était un homme bon qui s’opposerait toujours à un crime. Elle voulait savoir du capitaine, puisqu’il était Gascon, si ce fou criminel pouvait arriver à Nérac et s’introduire auprès d’Henri de Bourbon.

Selon Cabasset, traverser la France en guerre, seul, en hiver, sans être un homme d’armes était impossible. À cette heure le cadavre de ce Bordeaux devait pourrir sur un chemin ou au bout d’une corde, à moins qu’il ne nourrisse les loups ou les poissons. Quant à entrer au service de Navarre, c’était tout autant impossible. Le Bourbon et ses gens étaient réputés pour leur méfiance.

Simulant l’inquiétude, la duchesse l’avait plusieurs fois envoyé vers le curé Boucher pour s’informer sur ce qu’était devenu Bordeaux, mais les semaines s’étaient écoulées sans qu’aucune nouvelle ne leur parvienne. Quant à Navarre, bien qu’il ait été malade, il était toujours bien vivant.

En février pourtant, le curé Boucher, ayant désormais l’habitude de rencontrer le capitaine Cabasset, lui avait parlé d’un projet débattu deux ou trois ans plus tôt dans une réunion de la sainte union. C’était une entreprise à laquelle il avait été favorable, mais qui avait été rejetée par M. de Mayneville.

Il s’agissait de surprendre le roi dans la rue Saint-Antoine quand il reviendrait du bois de Vincennes où il faisait des retraites dans un monastère. On disait qu’il n’avait alors qu’une faible escorte. Un des ligueurs avait proposé qu’on arrête son carrosse avec une corde et qu’on crie : Sire, ce sont des huguenots qui veulent vous prendre! À ces mots, le roi serait sorti de sa voiture et il aurait été facile de le faire prisonnier.

— Pourquoi M. de Mayneville s’est-il opposé à ce projet? avait demandé Cabasset à Boucher.

— Il nous a assurés que le roi était toujours avec ses quarante-cinq prêts à tailler en pièces les importuns.

Cabasset avait raconté l’histoire à la duchesse qui l’avait écoutée avec intérêt.

— Je peux savoir quand le roi se rend à Vincennes, avait-elle dit. Si vous vous postiez sur son chemin, vous pourriez évaluer quelle escorte il a vraiment…

Il l’avait fait et constaté qu’Henri III avait avec lui une trentaine de gentilshommes de sa chambre, dont plusieurs étaient des quarante-cinq.

— Il suffirait de leur opposer deux fois plus d’hommes, pour les arrêter, avait suggéré la duchesse. Croyez-vous pouvoir les trouver?

L’entreprise avait séduit Cabasset qui s’ennuyait à Paris. Il avait accepté et commencé à rassembler des spadassins et des gentilshommes ayant pour seule fortune leur habileté à tenir une brette. Plusieurs fois, il avait aussi observé le passage du roi.

Ce vendredi, il expliquait à la duchesse qu’il disposait déjà de quarante hommes, tous logés à la Croix-de-Lorraine.

— Quand pensez-vous en avoir soixante, capitaine?

— Au début du mois d’avril, madame, mais ils sont maintenant trop nombreux dans cette auberge. Il ne faut pas oublier que le Grand prévôt a des espions partout, il me faut une autre hôtellerie.

— Ne perdez pas ce temps. Mon intendant vous donnera les clefs de ma maison de Bel-Esbat qui est sur le chemin de Vincennes. Vos hommes pourront s’y installer et il leur sera encore plus facile ainsi de surprendre le roi. Votre plan est-il prêt?

— Oui, madame, j’ai prévu cinq mousquets pour abattre les officiers qui galoperont en tête. Trente hommes prendront l’escorte à revers dans une pistolade, et les autres viseront les chevaux, car il est difficile d’atteindre au pistolet ceux qui sont protégés par des corselets de fer. La bataille se finira à l’épée mais nous aurons une telle supériorité que la victoire ne fait pas de doute.

— Et si le cocher fait presser les chevaux de son carrosse?

— Des cordes seront tendues en travers de la route. Sitôt que nous serons les maîtres, j’emmènerai moi-même le roi à Soissons pour l’enfermer dans un couvent. Je vous préviendrai dès que ce sera fait.

— Bien! Ensuite, ce sera à moi de jouer. J’irai informer la sainte union, car sitôt le roi pris ce sera à eux de s’occuper de ses amis…

Elle ne le dit pas, mais Cabasset comprit que les politiques, partisans de l’union avec Navarre, seraient massacrés. Cela ne l’émut pas, c’était la guerre. En revanche, il conseilla à la duchesse de n’annoncer son projet qu’au dernier moment, par peur des espions.

— Ne craignez rien, lui répondit-elle. Mayneville m’a dit que Le Clerc a fait exécuter tous ceux qui lui paraissaient suspects. Il ne reste que des gens loyaux au conseil des Seize.

Cabasset parut hésiter, comme s’il voulait ajouter quelque chose sans oser le dire. Cette attitude n’échappa pas à la perspicacité de Mme de Montpensier.

— Autre chose, capitaine?

— Oui, madame, et veuillez pardonner mon impertinence… Mais on dit que votre frère fait entrer ses gentilshommes en ville et prépare une insurrection avec la sainte union.

— En effet, répondit-elle d’un ton pincé. Mais si je le débarrasse du roi, les choses seront plus simples pour lui.

Cabasset n’était pas certain que le duc de Guise apprécie l’initiative de sa sœur, mais il n’eut pas le loisir d’en discuter, car elle lui demanda :

— Le curé Boucher n’a toujours aucune nouvelle de Pierre de Bordeaux?

— Non, madame, mais à ce sujet il m’a parlé de son cousin, un nommé Clément, qui lui a dit vouloir venger celui qu’il considérait comme son frère, si ce dernier était mort. Il serait prêt à partir à son tour pour Nérac.

— Grand bien lui fasse! Mais si Bordeaux, qui était un truand et qui parlait gascon, a échoué, comment ce Clément pourrait-il réussir?

— C’est ce que j’ai dit, madame, approuva Cabasset. Le père Boucher m’a rapporté aussi que vous aviez donné quelques pécunes à Boucher pour qu’il loge Clément à la Croix-de-Lorraine. Or, l’argent est dépensé et il ne sait que faire de ce clerc.

— Qu’il aille au diable! cracha-t-elle.

À cet instant, un laquais gratta à la porte pour annoncer une nommée Perrine.

— Je me retire madame, dit poliment Cabasset.

— Non, restez! Cette Perrine est la servante de Hauteville qui vous a vaincu à Garde-Épée. Ce qu’elle va m’annoncer peut vous intéresser.

Le valet fit entrer Perrine, toute crottée et intimidée.

— Qu’avez-vous à me dire, ma fille? demanda aimablement la duchesse.

La domestique jeta un œil craintif vers Cabasset, se demandant qui était ce gentilhomme brun comme un charbonnier, maigre et noueux, et surtout armé comme un spadassin avec casaque matelassée, petit chapeau noir et longue dague.

— Mon maître… M. Hauteville est venu chez nous, madame, balbutia-t-elle.

— Quand? répliqua la duchesse en frémissant.

— Il y a une heure ou deux.

— Y est-il encore?

— Non, madame, il est reparti, il ne m’a pas dit où.

— Pourquoi est-il à Paris? demanda la sœur de Guise avec un sourire factice.

— Il n’a rien dit, madame… mais…

— Mais?

— Il a changé.

— Changé? la coupa la duchesse avec brusquerie.

— Il est différent, madame. Il portait une épée comme un gentilhomme. Le roi de Navarre l’aurait anobli.

— Anobli! s’étouffa la sœur de Guise avec un air outré.

— Oui, madame, et il est marié…

— Avec qui?

Sous un masque souriant, les yeux de Catherine de Lorraine fulminaient de malveillance.

— Avec une dame venue habiter chez nous qui s’appelait Cassandre, c’était la fille de M. de Mornay…

— Elle était avec lui? s’enquit la duchesse.

— Non, madame, je ne sais même pas si elle est à Paris, balbutia Perrine qui ne s’attendait pas à cette question, puisqu’elle ne venait que pour pouvoir changer de maître.

Seulement voyant que la duchesse s’intéressait à Cassandre, elle crut faire avancer son affaire en ajoutant :

— Mais tout à l’heure, mon maître nous a dit que son épouse n’est pas la fille de M. de Mornay…

— Quoi?

— Elle serait la fille de M. le prince de Condé.

— Condé! aboya Mme de Montpensier.

— Oui, madame, fit Perrine en reculant d’un pas, apeurée par cette réaction. Elle s’appelle Mme de Saint-Pol. Monsieur nous a dit que nous devrons lui marquer le respect dû à la fille d’un prince de sang et à la cousine du roi…

— Condé…, répéta la sœur de Guise, blanche de rage. Condé! Une maudite bâtarde!

Elle avait les yeux brillants de fureur et de méchanceté. Perrine ne comprenait pas cette attitude et commençait à avoir peur. Pourquoi la duchesse s’intéressait-elle à cette Cassandre qu’elle ne connaissait pas?

Cabasset, qui l’observait, comprit qu’elle se posait trop de questions.

— Savez-vous autre chose sur le retour de M. Hauteville, mademoiselle? interrogea-t-il.

— Non, monsieur, je vous ai tout dit, déglutit-elle.

— Il faut que vous compreniez, mademoiselle, poursuivit-il d’un ton qu’il tenta de rendre rassurant, que M. Hauteville s’étant mis au service de Mgr de Navarre, et ayant épousé une fille de Condé, il s’est placé dans la situation d’être d’un ennemi de la sainte Ligue. Vous êtes bonne catholique?

— Oui, monsieur, s’effraya Perrine, je vais à confesse et à la messe.

— Madame la duchesse va vous remettre quelques écus. Sitôt que vous reverrez votre maître, revenez la prévenir.

— Si vous apprenez où se trouve M. Hauteville ou son épouse, je vous prendrai sans attendre à mon service, annonça la sœur du duc de Guise en souriant.

Elle avait retrouvé son sang-froid.

— Merci, madame, déglutit Perrine. Je vous promets de le faire.

La duchesse désigna à Cabasset un coffret sur une desserte. Il devait avoir l’habitude, car il s’en approcha, l’ouvrit, sortit six écus d’or qu’il remit à la domestique. Elle remercia, salua et partit.

— Ce Hauteville… anobli! Un clerc! éructa la duchesse en se levant de son lit. Et cette… garce… une bâtarde de Condé!

— Ce n’est pas le plus important, madame, ce qu’il faudrait savoir, c’est ce que Hauteville fait à Paris juste au moment où votre frère veut lancer l’offensive de la Ligue, et au moment de… votre projet…

— Croyez-vous qu’il y ait un rapport?

— Je ne crois pas aux coïncidences, madame.

» Et si Pierre de Bordeaux avait été pris… s’il avait parlé?

— Hauteville s’intéresserait alors au père Boucher, répliqua-t-elle.

— Peut-être devrais-je le prévenir?

— Faites-le…, dit-elle en hochant la tête. Qu’il avertisse la sainte union, que tous les curés de Paris recherchent Hauteville, ainsi il ne pourra nous échapper.



Quand Olivier revint à la tour, ce fut Chiara, la sœur de Serafina et mère des trois enfants, qui lui ouvrit. Il apprit que son appartement était prêt au dernier étage et que son épouse l’y attendait.

La chambre ressemblait furieusement à celle de Venetianelli. Cassandre, aidée de Serafina et Pulcinella, brossaient et rangeaient leurs bagages dans un coffre de bois. Il visita les lieux, découvrit les latrines puis s’assit devant le feu sur une chaise bancale. Cassandre libéra les deux jeunes femmes et ils restèrent seuls.

Elle s’assit sur le lit, lissa sa robe et posa ses mains sur ses genoux. Il crut déceler un amusement dans ses yeux.

— Nous serons très bien dans cette chambre, affirma-t-elle d’un ton égal.

— Qu’avez-vous fait après mon départ, ma mie?

— J’ai rencontré le père de Serafina et je me suis occupée de nos bagages, comme tu peux le voir. Mais surtout Venetianelli est allé chercher M. Nicolas Joubert… C’est un homme curieux.

— Comment est-il?

— Étonnant! De taille médiocre avec un embonpoint précoce, perpétuellement agité, et son visage inoubliable : des sourcils épais, une bouche qui occupe toute la figure avec des lèvres charnues et des moustaches démesurées ainsi qu’une barbe en pointe. Il m’a dit être non seulement prince des sots, chef de la sottise, mais aussi seigneur d’Engoulevent! Il portait une coiffe à grelots qu’il agitait sans cesse en répétant que sa tête n’était qu’une citrouille vide, et quand Venetianelli lui a demandé de nous prêter sa chambre, il a ouvert des yeux d’une telle taille que j’ai éclaté de rire. Bref, dès demain Caudebec s’installe chez lui et lui paiera pension. Quant à nous, il nous a proposé de défiler avec ses amis deux ou trois fois durant la semaine sainte.

— Venetianelli lui a dit que nous étions Italiens?

— Oui, et le seigneur d’Engoulevent m’a même interrogée dans cette langue. Je lui ai dit que j’arrivais de Mantoue mais je ne suis pas sûre qu’il m’ait crue.

— Tu penses qu’on peut lui faire confiance?

— Espérons-le.

Elle se tut, se contentant de le regarder. Le feu crépitait. Il se leva et s’assit à côté d’elle, puis il la prit par l’épaule, cherchant sa bouche qu’elle lui offrit. À peine ses lèvres effleurèrent les siennes qu’un frisson le parcourut. Ils avaient eu si peu d’intimité jusqu’à présent.

Il l’entoura de ses bras pour la serrer plus encore et elle étouffa un gémissement. Sa bouche fondit. Les yeux fermés, elle s’abandonna.

1 Flûte de pan.