6.

Avec l’étape de Tours, le voyage à Paris dura huit longs jours de froid, de pluie et de vent, aussi n’arrivèrent-ils chez Scipion Sardini que le vendredi précédant les Rameaux. Cassandre avait fait le voyage équipée en soldat, et comme ses compagnons elle portait encore corselet, barbute et gorgerin quand elle se présenta avec ses trois compagnons devant le pont dormant de la maison forte du banquier.

Ils n’avaient fait aucune mauvaise rencontre. Il faut dire que les quatre cavaliers de M. de La Rochefoucauld qui les avaient escortés jusqu’à Tours paraissaient tellement redoutables qu’aucun brigand n’aurait songé à s’attaquer à eux. Il était tellement plus facile de dépouiller les marchands et les pèlerins!

Caudebec et le valet d’armes, cuirassés et lourdement armés, marchaient généralement en tête, arquebuse à rouet prête à tirer, puis suivaient deux chevaux bâtés qui portaient les bagages dans des malles de cuir ainsi que du fourrage et des armes supplémentaires. Enfin, Cassandre et Olivier, lui revêtu d’une partie de son armure de guerre, fermaient la marche.

Le chemin du Fer-à-Moulins n’avait pas changé en trois ans, remarqua Cassandre alors que leur troupe arrivait dans le faubourg. Les moulins, les fermes et les maisons à pans de bois autour de l’église étaient toujours identiques à ses souvenirs. Elle voyait déjà s’agiter les guetteurs en haut de la tour carrée de la maison forte, puis retentit la lancinante sonnerie d’une trompe.

Comme Olivier voulait éviter que la nouvelle de son retour à Paris ne se répande trop vite, il donna à son valet d’armes une lettre préparée à l’avance. Celui-ci, descendu de cheval, la glissa à un garde par un guichet dans le mur d’enceinte.

— Pour Mme Sardini, bougonna-t-il avec son accent rocailleux de Béarnais.

Quelques minutes plus tard, ils entendirent la herse qu’on levait puis les deux battants du porche s’écartèrent. Isabeau de Limeuil les attendait de l’autre côté, les yeux pétillants de bonheur.

Cassandre fut la première à sauter au sol pour se jeter dans ses bras tandis qu’Olivier faisait la moue. Il aurait préféré plus de discrétion. Le château comprenait cinquante hommes d’armes et quantité de domestiques et de clercs travaillant à la banque. Tous allaient s’interroger sur ces visiteurs qui avaient fait déplacer leur maîtresse et dont l’un l’embrassait comme son enfant!

En descendant à son tour, Olivier regarda Isabeau. Il l’avait quittée à Jarnac amaigrie et flétrie, et il la retrouvait transformée, plantureuse, épanouie. Visiblement sa blessure n’était plus qu’un mauvais souvenir. Ne voulant pas les questionner devant les gardes et les domestiques qui les observaient dans la grande cour cernée d’arcades, Mme Sardini les entraîna vers l’escalier à deux rampes conduisant au premier étage.

Le groupe pénétra dans la galerie d’apparat au plafond à caissons peints. La longue pièce, aux ouvertures encadrées de colonnettes torsadées, était déserte sinon deux gardes qui surveillaient l’entrée de la chambre du banquier, aussi Isabeau laissa-t-elle enfin éclater sa joie et sa surprise.

— Si je m’attendais! Cassandre! Olivier! Et vous Caudebec! Quel bonheur! Allez-vous rester?

— Quelques jours, ma mère, lui répondit joyeusement Cassandre, car nous sommes venus vous annoncer notre mariage…

— Votre mariage! s’exclama Isabeau, interloquée

— Oui, il a eu lieu il y a une dizaine de jours à La Rochelle… Vous avez dû apprendre la mort du prince de Condé.

— Ce fut une terrible nouvelle pour moi, dit Isabeau en hochant la tête. Le prince était un fil qui me rattachait encore à ton père, Cassandre, même s’il lui ressemblait si peu. On murmure que son épouse serait la coupable… Quelle horreur! En est-on certain?

— Nous en reparlerons, madame, proposa Olivier… C’est aussi à ce sujet que nous sommes venus.

— Olivier! Je suis si heureuse pour vous! À la fin du mois de janvier, j’ai reçu votre courrier où vous m’annonciez que le roi de Navarre vous avait fait chevalier. Je l’ai porté à votre ami M. Poulain. Mais entrons voir mon époux… Il aura tant de questions à vous poser!

Ils suivirent la galerie jusqu’à la porte du fond. Mme Sardini entra sans frapper dans une grande chambre d’apparat au plafond représentant des écussons à devises et où trônait l’immense lit drapé de satin de M. Sardini.

Olivier n’y avait jamais pénétré et son regard curieux balaya l’imposante pièce meublée de tables couvertes de tapis damassés à franges et de dressoirs en noyer supportant une quantité incroyable de pièces d’orfèvrerie de vermeil et d’argent. Aux murs étaient accrochés plusieurs rangs de tableaux ainsi que de grandes tapisseries des Flandres dont l’une représentait le triomphe de Scipion.

M. Sardini, seul près d’une fenêtre, avait dû observer leur arrivée dans la cour. Il s’avança vers eux avec une belle prestance. Ses revers de fortune de l’année précédente semblaient terminés. Tout en lui évoquait l’opulence. Confortablement chaussé de bottines fourrées de peau de lièvre, il portait un haut-de-chausse de velours cramoisi, un pourpoint de satin sombre et un épais manteau d’hermine. De sa longue barbe grise taillée en pointe dépassait une lourde chaîne d’or. Une toque noire couvrait ses cheveux courts et ses doigts portaient tous des bagues dont l’une était sertie d’un gros rubis.

— Cassandre! Et vous monsieur Caudebec! s’exclama-t-il, après un instant, ayant eu du mal à les reconnaître.

— Tu as peut-être aperçu M. Hauteville il y a trois ans, mon ami, dit Isabeau en s’avançant vers lui et en lui prenant les mains pour les baiser.

— Peut-être… dans la cour? fit-il d’un regard inquisiteur, accentué d’un triple plissement du front.

— Oui, un jour où il venait voir Mlle de Mornay… pardon, Mme de Saint-Pol, et surtout maintenant Mme de Fleur-de-Lis.

— Madame de Fleur-de-Lis?

— Ma fille vient d’épouser M. Hauteville, désormais chevalier de Fleur-de-Lis.

— Mais nous devons fêter ça! s’exclama le banquier en accolant Cassandre, puis Olivier avec une sincère affection. Vous devez avoir faim! Je vais donner des ordres.

— Je m’occupe de vous faire préparer des chambres, dit Isabeau. Mais n’oubliez pas : vous devrez tout nous raconter durant le souper!



Ils se retrouvèrent une heure plus tard, la table ayant été dressée dans la chambre du banquier. Les voyageurs s’étaient lavés et changés et le cuisinier s’était surpassé. Après avoir dégusté les six services d’un souper particulièrement raffiné et raconté leur mariage, Olivier en vint aux raisons de leur visite, aussi M. Sardini fit-il sortir les valets et servantes.

C’étaient pourtant des serviteurs de confiance, mais avant le souper Cassandre avait prévenu sa mère que les raisons de leur présence à Paris devaient rester secrètes. D’ailleurs, même sans cet avertissement Mme Sardini aurait fait preuve de la plus extrême prudence, car sa fille aurait été un prodigieux otage pour les Guise. Quant à son gendre, elle savait que la sainte union voulait sa mort depuis qu’il avait mis fin aux rapines guisardes sur les tailles royales.

Malgré ces précautions, Olivier ne parla pourtant ni de la tentative d’assassinat du roi de Navarre à Nérac, dont Henri de Bourbon lui avait demandé de garder le secret, ni du commandeur Juan Moreo. L’Espagnol était peut-être à Paris pour transférer des fonds au prince lorrain et Sardini était banquier. Une indiscrétion, même involontaire, était possible, or il fallait éviter que Juan Moreo apprenne qu’on était sur ses traces.

Olivier expliqua donc seulement qu’il recherchait un certain Urbain de Boisdauphin aperçu à Saint-Jean-d’Angély en compagnie du page de la princesse de Condé. Ce gentilhomme pourrait savoir où se trouvait le page, et il appartenait au duc de Guise. Un éventuel rôle de la Ligue dans la mort du prince n’était pas à exclure.

Olivier posa ensuite des questions sur Paris. Il ignorait à peu près tout ce qui s’était passé depuis son départ à l’été 1586. Le banquier lui parla de l’impopularité d’Henri III, d’une récente tentative de la Ligue pour le surprendre dans le Louvre, de la violence des sermons des prédicateurs que le roi ne pouvait endiguer, de l’influence de Mme de Montpensier sur la populace, et plus généralement de l’inquiétude que tout le monde ressentait quant à l’avenir.

— Pour l’instant le duc de Guise est en Champagne, mais les Parisiens le pressent de venir. Qu’il arrive et il sera reçu comme un roi, termina le banquier. Une querelle, une rumeur, une provocation, n’importe quel incident, entraînera la populace sur le Louvre dont elle s’emparera quelles que soient les pertes.

— Mais le roi n’est pas abandonné de ses loyaux sujets, intervint Caudebec. Le parlement est fidèle et Sa Majesté est protégée par ses gardes suisses.

— Les gardes suisses et françaises ne pèseront pas ça si les quartiers se soulèvent. (Il claqua des doigts.) Il n’y a pas plus de trois mille hommes au Louvre, et encore en comptant les compagnies d’archers de la chambre et ceux qui gardent les portes. Quant aux parlementaires, s’ils ont eu le courage de me mettre en prison, ils sont bien trop poltrons pour prendre parti contre la Ligue. Ils craignent de finir branchés à Montfaucon depuis qu’on accuse les présidents, le prévôt des marchands et M. Séguier d’être hérétiques. Lisez donc ceci…

Il se leva pour aller chercher sur sa table de travail une de ces affiches qu’on appelait un placard et la tendit à Olivier.

Le Premier Président de Harlay,
De Mole son semblable est très bien estimé,
Ce sont deux hérétiques et très glorieux sots,
Qui pour le Béarnais tournent à Dieu le dos.
Le Prévost des Marchands, qui se nomme Perreuse,
Est de même farine et a la face hideuse,
Comme ce laid moufflart de président Séguier,
Procureur général et son voisin Chartier.

Le feuillet passa de main en main.

Si la ville était vraiment au bord de l’insurrection, leur enquête serait encore plus difficile, songea Olivier.

— Où habiterez-vous? s’inquiéta Isabeau.

— Nous trouverons une hostellerie suffisamment éloignée de la rue Saint-Martin pour qu’on ne me reconnaisse pas. M. de Mornay nous a donné un passeport signé par Cheverny au nom du chevalier de Fleur-de-Lis, accompagné de son épouse et de ses serviteurs. Si nous ne restons pas trop longtemps, personne ne fera attention à nous.

— Vous irez voir M. Poulain?

— Certainement, j’ai tant de choses à lui dire, et il pourra m’apporter une aide précieuse pour retrouver ce Boisdauphin. Je rencontrerai aussi Il Magnifichino qui connaît tant de monde! Savez-vous s’il joue en ce moment?

— Il triomphe au théâtre de Bourgogne dans Arlequin contre Scaramouche. Mais c’est un succès qui lui cause aussi bien des désagréments. Le curé de Saint-Eustache, qui s’oppose depuis toujours aux Confrères de la Passion, et qui avait même obtenu un temps que le théâtre ne puisse jouer qu’après vêpres – ce qui l’avait fait déserter – s’active à nouveau auprès du Grand-Châtelet pour faire suspendre les représentations sous le prétexte que les Confrères de la Passion n’ont pas le droit de jouer des pièces profanes, expliqua Mme Sardini.

Isabeau appréciait beaucoup Venetianelli, surnommé Il Magnifichino, depuis qu’elle était revenue de Saint-Brice avec lui, en compagnie de Poulain. Elle ignorait juste que le comédien avait tenté de la tuer, sur ordre de M. de Richelieu dont il était l’agent secret!

— La cure de Saint-Eustache est-elle toujours à René Benoist? demanda Olivier.

— Oui.

— Quand je vivais à Paris, il ne penchait pas pour la Ligue, bien au contraire.

— C’est vrai, sourit tristement Mme Sardini, René Benoist a toujours défendu la royauté, mais il déteste les comédiens qui se moquent de la messe, ce que font chaque jour ceux de la troupe d’Il Magnifichino. Benoist, qu’on appelle le pape des Halles, peut les mettre en péril.

Olivier digéra cette information. C’était inespéré que Venetianelli joue toujours à l’hôtel de Bourgogne, à deux pas de l’ambassade d’Espagne, mais s’il avait des difficultés avec les curés, ce serait une complication de plus.