11.

C’était le dimanche de Pâques. Habillé, Olivier chassait quelques poux repus par leur repas nocturne dans les cheveux de son épouse quand Pulcinella gratta à la porte apportant un broc d’eau chaude. Aussitôt, il laissa les deux femmes et descendit au cabaret avaler une soupe. Il y retrouva Caudebec et Venetianelli installés dans un coin sombre devant une lanterne de fer.

Attablé, il leur annonça que Cassandre viendrait avec eux au Temple. À la lumière de la chandelle, il vit ses compagnons grimacer.

— Ce n’est pas la place de la fille du prince de Condé, grommela Caudebec, et si elle se fait prendre, M. de Mornay ne vous pardonnera jamais.

— Nous serons trois pour la défendre, et il n’y a aucune raison pour qu’on soit pris, tenta-t-il de les rassurer. Pour tout vous dire, je n’ai pas le choix, c’est elle qui exige de venir…

Un sourire ironique se dessina peu à peu sur le visage de Caudebec tandis que Venetianelli levait un sourcil étonné.

— Il faut donc prévoir une cape de plus, précisa Olivier.

— Ce ne sera pas nécessaire, répliqua Il Magnifichino. J’ai amélioré mon plan. Seulement vous et moi nous ferons passer pour des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Caudebec, et votre épouse puisqu’elle veut venir, seront nos écuyers. Ce n’est pas une mauvaise chose qu’elle nous accompagne, car pour faire encore mieux illusion, il nous faudrait une suite plus importante, mais nous pourrons toujours proclamer que nos pages et nos gentilshommes nous rejoindront plus tard. Nous nous ferons passer pour de grands seigneurs, très puissants et très honorables. Cela évitera les questions. Vous me laisserez parler. Nous arriverons d’Italie. Vous mettrez vos plus beaux habits, vous prendrez vos plus belles armes. Je pourrais vous donner des accessoires de théâtre comme des aigrettes de faux diamant pour la toque, des chaînes de cuivre doré, des dagues avec des rubis en verre, bref tout le clinquant nécessaire.

— Peut-être faudra-t-il des chausses pour Cassandre.

— J’ai tout ce qu’il faut au théâtre. Serafina lui ajustera un pourpoint de velours doublé de soie, une fraise à l’italienne, et lui préparera des chausses brodées d’argent. On ajoutera des passements dorés partout.

Olivier songea qu’il n’aurait jamais pu mener à bien cette entreprise sans Venetianelli.

— À quelle heure partons-nous à la messe? demanda-t-il.

— Dans une heure. Nous irons rue Saint-Denis de manière à ce que tout le monde voie que vous faites partie de la troupe, mais si nous voulons être au Temple juste après dîner, nous n’aurons guère de temps à perdre.



Dans l’église de Saint-Leu-Saint-Gilles, comme à Saint-Merry, on pouvait louer des chaises et des bancs pour être bien placés, mais les comédiens ne venaient à l’office que par sûreté, Cassandre et Caudebec étaient protestants, et Olivier n’avait plus beaucoup la foi. Ils restèrent donc au fond de l’église avec les plus pauvres.

Le service allait commencer quand Olivier vit arriver le commissaire Louchart, qui remonta jusqu’au chœur et s’installa à son banc.

En l’observant prier avec ferveur, Olivier se demandait s’il implorait le Seigneur pour être pardonné de ses péchés ou être exaucé des méfaits qu’il voulait faire. Qui aurait pu songer alors que dans trois ans Louchart serait enseveli dans cette église comme un martyre, après avoir été pendu dans la salle des cariatides du Louvre sur ordre du duc de Mayenne1.

La messe terminée, ils partirent rapidement, ayant à peine le temps de donner un sol au chanteur de complaintes qui, devant le porche, commentait au son d’une vielle à roue les tableaux de la Passion. En arrivant à la tour, ils trouvèrent un dîner que Venetianelli avait fait porter par un rôtisseur et ils s’habillèrent dès la fin du repas. Sur les corselets de fer d’Olivier et de Caudebec, les femmes de la troupe avaient peint une ornementation en fausses dorures et une magnifique croix blanche à huit pointes. La même croix était cousue sur leur manteau de velours bordé de galons d’or.

Pendant qu’ils se préparaient, Olivier leur rapporta ce qu’il savait sur l’enclos du Temple.

Au début des croisades, l’ordre des Pauvres Chevaliers du Christ s’était établi à Jérusalem sur l’emplacement du temple de Salomon et ses membres avaient rapidement été surnommés les templiers. Ils avaient ensuite construit des établissements dans toute l’Europe. À Paris, ils s’étaient installés dans le quartier Saint-Gervais, puis, manquant de place, ils avaient construit une commanderie au nord de la ville, une forteresse qu’on avait appelée la Villeneuve. Cette cité était si bien protégée par ses murailles, ses tours et son pont-levis que Philippe Auguste et ses successeurs avaient laissé dans le donjon les sceaux et le trésor royal, et que Philippe le Bel s’y était réfugié plusieurs fois lors de révoltes populaires.

Mais la puissance de l’ordre faisait de l’ombre au roi de France, aussi quand leur grand maître Jacques de Molay était venu de Chypre à Paris pour s’opposer à une fusion des templiers et des hospitaliers, Philippe le Bel avait répandu des rumeurs d’hérésie. Le 13 octobre 1307, Molay avait été arrêté dans l’enclos de Paris, emprisonné, puis quelques années plus tard condamné au bûcher et brûlé sur une petite île de la Seine2. Après l’abolition de l’ordre des Pauvres Chevaliers du Christ, leurs biens avaient été donnés aux hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Depuis, l’enclos abritait leur commanderie dont le maître était le Grand prieur de France.

— La Villeneuve a gardé ses murailles, ses tours, son donjon et son pont-levis. C’est toujours une forteresse, et une fois à l’intérieur, nous y serons comme dans une cage. Une seule erreur et ce sera notre prison, conclut Olivier.



Les quatre cavaliers se présentèrent devant les sergents de garde en affichant une morgue de Grand d’Espagne. Venetianelli montait le cheval de bât pour lequel ils avaient loué une selle et des harnais de grand prix. Jouant le rôle d’écuyer, Caudebec fit appeler le chevalier de service à la porte et présenta son maître comme le commandeur Ludovic del Pozzo, petit-neveu du capitaine des galères de l’ordre, qui arrivait de la commanderie de Nice avec un message du pape pour le Grand prieur. Impressionné, le jeune hospitalier salua avec déférence le prétendu commandeur.

Couvert de fausses pierreries au point qu’on distinguait à peine l’étoffe de ses vêtements, affublé d’une chaîne dorée ornée de (faux) rubis plus grosse qu’aucun gentilhomme n’en avait jamais porté au Louvre, Venetianelli avait fière allure. Avec un aplomb inouï, dans un mélange d’italien et de français, il lâcha quelques mots sur son importance et celle de sa famille, puis fit d’autorité avancer son cheval sur le pont-levis. Olivier et les deux écuyers le suivirent.

Jamais Il Magnifichino n’avait joué plus brillamment ce rôle de Capitan, songeait Olivier en se retenant de rire. Sa composition en commandeur rappelait certes un peu trop le Scaramouche de l’hôtel de Bourgogne mais il était invraisemblable que l’hospitalier de garde ait vu la pièce.

D’ailleurs, l’officier ne leur posa aucune question. Il faut dire qu’il avait été bouleversé d’émotion en regardant le second écuyer du commandeur del Pozzo dont le fin visage ressemblait étrangement à celui de la Madone de l’église du Temple. Ressentant une trouble attirance, interdite autant entre personnes du même sexe que par ses vœux de chasteté, il avait détourné le regard et priait le Seigneur pour que ce bel écuyer disparaisse vite de sa vue. Il jura aussi de se confesser le soir même pour ces pensées impures, puis de faire pénitence afin de laver son esprit des idées dépravées qui y avaient fait jour.

Les cavaliers traversèrent le corps de garde pour pénétrer dans une grande cour boueuse, grêlée de trous punais et défoncée par les ornières. Au milieu, mules, ânes et chèvres s’abreuvaient dans un grand bassin.

Ne sachant vers où se diriger, Venetianelli leur indiqua l’abreuvoir où ils pourraient rester un moment sans se faire remarquer en faisant boire leurs chevaux.

Olivier découvrait les lieux avec curiosité puisqu’il n’était jamais entré dans l’enclos. Face à la porte fortifiée s’élevait un groupe d’arcades peintes derrière lesquelles se dressait une église. Il avait entendu parler de Sainte-Marie-du-Temple construite par les templiers à l’image de l’église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem. Ces arcades en constituaient le cloître et se prolongeaient à gauche par plusieurs corps de bâtiments parallèles à l’église. Vers la droite, elles faisaient un angle avec un second corps de logis qui s’avançait vers la cour, un bel édifice protégé par un jardin enclos d’un mur avec une poterne. Au-delà des toitures, deux hautes tours, dont la plus massive était le grand donjon reconnaissable par ses quatre tourelles d’angle, dominaient la forteresse.

Descendus de cheval, ils approchèrent leurs bêtes du bassin où un colporteur faisait boire son âne. À gauche, Venetianelli leur désigna un cabaret à l’enseigne du Chêne Vert accolé à des maisons à pans de bois. La rue qui serpentait se prolongeait par quelques hôtels particuliers. Peut-être pourraient-ils se renseigner par là, proposa-t-il. À moins qu’ils n’aillent de l’autre côté, vers les boutiques dont les étalages s’appuyaient contre le bâtiment longeant le mur d’enceinte de la rue du Temple.

C’est Caudebec qui prit la décision en s’adressant au colporteur, un gringalet basané au nez en bec d’aigle dont les cheveux graisseux parsemés de fils blancs tombaient dans le cou. Il portait un sayon puant de couleur indéfinie, rapetassé et usé jusqu’à la trame.

— Mon maître est le commandeur del Pozzo, dit-il d’un ton sec. Nous arrivons d’Italie. Où se trouve l’écurie des chevaliers?

— Par là-bas, mes seigneurs, répliqua le colporteur en désignant un passage entre l’enceinte et le corps de logis qui s’avançait à droite de l’église.

Ils tournèrent leur regard dans la direction indiquée. Plusieurs cavaliers s’y dirigeaient, et d’autres en sortaient.

— Et la maison du Grand prieur? demanda Olivier.

— Son logis? Là-bas aussi. Vous passez sous le porche et vous entrerez dans la cour de l’Indemnité.

— Brave homme, vous paraissez tout connaître ici! s’exclama Venetianelli.

— Sûr! affirma le colporteur, flatté qu’un commandeur s’adresse ainsi à lui. Je viens chaque année depuis vingt ans vendre mes couteaux à la foire aux fourrures et à la mercerie qui commence demain.

Il désigna les paniers d’osier sur son âne.

— On peut les voir? On a justement besoin de couteaux, s’enquit le faux commandeur del Pozzo.

Flairant la bonne affaire, l’autre s’approcha du bât et en sortit un sac de toile. Il l’ouvrit et montra de longs couteaux au robuste manche de bois.

— Je vous prends ces deux-là, décida Venetianelli tandis qu’Olivier sortait sa bourse de dessous sa ceinture.

— Nous allons sans doute loger ici quelques jours, annonça Olivier en proposant un écu d’argent au bonhomme qui l’empocha. Vous savez quel est le bâtiment conventuel qui reçoit les chevaliers de passage?

— Celui-là! fit l’homme en désignant le bel édifice entouré d’un jardin enclos, à droite de l’église. Vous n’aurez qu’à frapper à la poterne, un concierge viendra vous ouvrir et vous proposera un logis, s’il y en a un de libre. J’y suis allé plusieurs fois vendre mes couteaux. Si tout est plein, il vous restera les dortoirs de l’autre bâtiment. Mais comme ils sont pour les frères, ils sont moins confortables. Il y a aussi la maison du Chapitre, mais c’est rare qu’on y accepte les voyageurs.

Remontant en selle après l’avoir remercié, ils se dirigèrent vers le logis du prieur et les écuries.

Le passage débouchait sur un grand jardin et une vieille construction encadrée de deux tours carrées. De là, un large chemin conduisait au donjon du Temple. Sur leur droite, adossées au mur d’enceinte, s’étalaient des baraques de marchands de légumes et d’artisans.

Se dirigeant vers ce qui devait être le logis du prieur, ils franchirent un porche pour pénétrer dans une cour encadrée par une longue écurie, une sellerie, des greniers et des remises qui n’étaient que de simples halles couvertes. L’écurie abritait des dizaines de chevaux et de mules, les remises des litières, des carroches et quelques chariots. Caudebec n’aperçut pas la litière de Juan Moreo, facilement reconnaissable avec ses croix à huit branches, et le murmura à ses compagnons.

Ils descendirent de leur monture tandis que deux garçons d’écurie s’approchaient. Olivier leur donna un blanc en leur demandant de nourrir et de désaltérer leurs bêtes.

— Prenez-en grand soin, ce sont les chevaux du seigneur del Pozzo! Nous sommes là pour quelques jours, poursuivit-il, en forçant sur son accent italien.

Venetianelli se promena un instant dans l’écurie tandis qu’Olivier expliquait à l’un des garçons qu’ils repartiraient dans une heure pour chercher leurs bagages laissés dans une hôtellerie.

Pendant ce temps le faux commandeur portait ses pas vers la remise des voitures. Avisant un palefrenier, il s’adressa à lui.

— J’ai rencontré ce matin le commandeur don Moreo dans sa litière, quand il revenait de l’hôtel de Mendoza, fit-il en laissant sa phrase en suspens.

— Si vous vouliez le voir, seigneur, ce ne sera pas possible, il est parti ce matin juste après la messe pascale à Sainte-Marie-du-Temple. J’ai peur qu’il ne soit absent pour quelques jours.

— Dommage! J’aurais eu plaisir à vider quelques flacons avec lui, dit le comédien d’un air déçu avant de rejoindre ses amis.

Venetianelli rejoignit les autres et ils empruntèrent un petit passage avec quelques marches qui les conduisirent sur le parvis de l’église. De là, ils retournèrent dans la grande cour jusqu’à la poterne du bâtiment logeant les hôtes de passage. En chemin, Venetianelli leur avait expliqué leur rôle et ce qu’il allait faire.

Le comédien tira la chaîne d’une cloche et un frère tourier vint ouvrir. Une fois encore Caudebec joua le rôle de l’écuyer.

— Mon maître le seigneur commandeur Ludovic del Pozzo va être reçu par le commandeur don Moreo, annonça-t-il.

— Mais monsieur le commandeur est parti pour Cambrai ce matin, monsieur!

— Non, il ne partira finalement que demain, intervint Venetianelli avec morgue, la main sur la poignée de son épée. Nous venons de l’ambassade d’Espagne où nous avons dîné avec lui. Ses plans ont changé suite à un message qu’il a reçu. Il sera là dès qu’il aura terminé son entretien avec M. Mendoza et m’a dit de l’attendre chez lui.

Le ton était tellement assuré que le frère laissa entrer le groupe dans le jardin planté de trois gros marronniers.

— Conduisez-nous! poursuivit Venetianelli.

Le portier, un peu surpris, s’inclina devant l’assurance des visiteurs. Il leur indiqua un escalier carré à colonnades et les guida jusqu’à une galerie bordée de banquettes tapissées en cuir rouge pour s’arrêter devant une porte ciselée en bossoir.

— Voici l’appartement du seigneur don Moreo, monsieur. Vous pouvez patienter sur cette banquette. Sitôt que ses domestiques arriveront, ils vous feront entrer. Je ne peux le faire, car je n’ai pas la clef.

— Soit! lâcha Venetianelli l’air excédé.

Ils s’installèrent et le portier repartit. Dès qu’ils furent seuls, Venetianelli ordonna :

— Monsieur Caudebec, allez jusqu’à l’escalier. Si le portier revient, demandez-lui de vous accompagner à l’écurie chercher des bagages. Il protestera aussi n’hésitez pas à crier très fort et à l’insulter pour être entendu.

Pendant que Caudebec s’exécutait, l’Italien s’approcha de la porte, examina la serrure, puis sortit des crochets de fer de son pourpoint et commença à farfouiller la serrure. Très vite, Olivier entendit un déclic et la porte s’ouvrit. Décidément, Venetianelli était un homme plein de ressources, songea-t-il avec admiration.

— Fouillez tout mais ne déplacez rien! dit Venetianelli. S’il y a des serrures, je m’en occupe.

C’était une grande chambre dont la haute fenêtre ogivale à vitraux donnait sur la cour du Temple. Sur une estrade trônait un lit à colonnes aux rideaux olivâtres brodés d’argent, avec deux gros coffres en noyer ciselés de part et d’autre. Le reste de l’ameublement était constitué d’une table massive aux pieds en forme de pattes de lion, d’un petit bureau et de plusieurs chaises tapissées en cuir de Cordoue. Deux portes ouvraient dans une garde-robe et dans un bouge qui contenait un lit à sangles avec une paillasse de crin. Des panneaux de boiseries découpés en carrés couvraient entièrement les murs. Certains étaient sculptés des trophées d’armes antiques, d’autres étaient peints de vases de fleurs en trompe-l’œil ou de grotesques ornés de guirlandes.

Cassandre examina le lit, passa la main sous les deux matelas, Olivier rechercha des papiers ou des lettres dans le bureau, mais les deux tiroirs ne contenaient rien sinon des feuilles blanches et des plumes d’oie. Les coffres étaient vides. Quant à Venetianelli, il ne regardait que les frises murales.

— Il n’y a rien! lâcha Olivier avec dépit. Il a dû tout emporter!

Venetianelli s’approcha d’un des panneaux de lambris et commença à le tapoter doucement avec un doigt.

— Imitez-moi. En Italie ce genre de boiserie dissimule souvent des placards ou des armoires secrètes.

Ils choisirent chacun un mur. En même temps, Olivier et Cassandre recherchaient des traces de serrure ou de loquet, mais il n’y avait rien. Toute cette expédition était inutile! rageait Olivier qui s’inquiétait du temps passé. À chaque instant ils pouvaient être surpris.

— Cela sonne creux ici, dit brusquement Cassandre.

Venetianelli s’approcha et tapota le panneau peint.

— C’est vrai, il y a peut-être un placard dissimulé.

— Mais je n’ai vu aucune ouverture! s’étonna-t-elle.

Venetianelli s’accroupit sous le regard intrigué de ses compagnons. Il repéra rapidement la trace des chaussures qui avait sali la plinthe peinte en faux marbre. Il appuya dessus et la pièce de bois s’enfonça. En même temps, le panneau s’ouvrit en silence dévoilant une porte de fer.

— J’ai déjà connu ce genre de secret, sourit-il pour se justifier.

L’armoire de fer ne résista pas longtemps aux crochets de Venetianelli. À l’intérieur, il y avait une cassette ciselée et plusieurs lettres serrées entre des cartons. La cassette contenait une centaine de pistoles qu’ils laissèrent. Olivier prit les lettres et les feuilleta rapidement tout en s’efforçant de se souvenir de l’ordre dans lequel elles se trouvaient. La plupart étaient en espagnol, langue qu’il comprenait à peine, aussi les donna-t-il à sa femme et à Venetianelli qui parlaient bien castillan. Il ne garda que les courriers écrits en français.

C’étaient des missives de gouverneurs qui auraient certainement conduit à la potence ceux qui les avaient écrites, mais ce n’était pas ce qu’il recherchait. Il s’arrêta finalement sur une quittance et une courte lettre datée d’une quinzaine de jours qui portaient toutes deux la signature du duc de Guise.

La quittance était datée du 9 janvier :

Nous, Henri de Lorraine, duc de Guise, tant en notre nom que de la part de tous ceux qui se trouvent compris en notre commune ligue, confessons par cette présente avoir reçu de M. Diego Maldonado la somme de trois cent mil écus pistolets3 qui est le premier payement que Sa Majesté catholique nous avait promis, en témoin de quoi nous avons signé cette présente de nos mains et fait apposer le cachet de nos armes.

Dans la lettre, le duc remerciait le roi Philippe II pour les trois cent mille écus reçus en janvier de M. de Mendoza et annonçait qu’il viendrait à Paris à la mi du mois de mai pour chercher le deuxième versement. Il y ajoutait qu’à cette date il serait le maître de la ville et qu’il aurait très vite besoin d’une plus grosse somme. En échange, il confirmait son acceptation de laisser Toulouse, Narbonne et Montpellier au capitaine don Juan Anaya de Solis qui en prendrait possession au nom de l’Espagne.

Cassandre l’interrompit dans sa lecture pour lui tendre la lettre qu’elle venait de terminer. Elle lui en donna les principaux éléments, tandis qu’il tentait de la comprendre.

En vérité, ce n’était pas une lettre mais le résultat d’un déchiffrage, car elle n’avait ni sceau ni signature et était annotée d’une quantité de petits signes incompréhensibles. Le courrier, daté de l’année précédente, venait de M. Diego Maldonado, secrétaire de Sa Majesté Philippe II, qui annonçait à M. de Mendoza avoir du mal à réunir les sommes demandées en or aussi attendait-il un chargement en provenance de Lima pour y parvenir. Diego Maldonado précisait plus loin qu’il assurerait lui-même la livraison de l’équivalent de trois cent mille écus en doublons de quatre écus et en double ducat espagnols4 en janvier. À cette occasion, il transporterait aussi deux cents quintaux de poudre pour le duc de Guise. Mais le plus intéressant était dans les dates : le deuxième convoi venant de Bruxelles et passant par Cambrai, à travers la Picardie, était prévu pour le début du mois de mai et le troisième pour le début de novembre, si le duc de Guise avait pris le pouvoir à Paris.

— Je crois que nous savons tout, dit Olivier. Y a-t-il autre chose?

— Oui! dit Cassandre, très agitée par ce qu’elle avait lu. Mon père donnerait son bras droit pour une copie de ces courriers. Et sans doute aussi M. de Rosny. Je vais les faire dès maintenant, il y a des plumes, de l’encre et des feuillets dans ce bureau….

— Nous avons déjà trop défié la chance, madame, répliqua Venetianelli. Il vaut mieux partir, ou alors les emporter.

— Nous n’emporterons rien, intervint Olivier, et nous n’utiliserons ni les plumes ni les feuilles du bureau! Nous savons quand arrivera le convoi d’or, et par où il vient, cela suffit. C’est une chance unique de nous en emparer. Si Moreo découvre qu’on a fouillé chez lui, il changera ses plans. None a sonné depuis longtemps. (Il regarda sa montre pendue à une chaîne autour de son cou.) Nous avons tout juste le temps de nous préparer pour notre dîner chez le marquis d’O…

— Ce n’est pas possible d’abandonner toutes ces informations! protesta Cassandre.

— Tu les as eues en main, lui dit Olivier. Venetianelli te fera aussi un résumé de ce qu’il a lu. Tu rassembleras tout cela dans un mémoire en rentrant.

Il remit les papiers dans les cartons, à peu près dans l’ordre où ils les avaient trouvés. Venetianelli rangea tout dans le placard, remit le coffret à sa place, puis referma la porte du coffre et celle à secret. Ils balayèrent la pièce des yeux, vérifiant qu’ils n’avaient rien dérangé et sortirent. Venetianelli manipula la serrure et ils rejoignirent Caudebec. En bas, ils rencontrèrent le portier.

— Nous ne pouvons attendre plus! lança Venetianelli avec colère, la main sur son épée. Juan Moreo a dû nous oublier, mais moi, je ne l’oublierai pas!

Sur ces mots menaçants, ils traversèrent lentement le jardin, sortirent, retournèrent rapidement au parvis de l’église puis filèrent vers l’écurie.

— Simuler la colère a l’avantage de faire peur aux domestiques, leur expliqua l’Italien dans un fou rire dès qu’ils furent éloignés. Le portier ne parlera pas de notre visite à Moreo, car ce serait lui rappeler son impolitesse!

— Mais il se souviendra que don Moreo n’est pas revenu…

— Il ne dira rien, croyez-moi. Ce serait se mêler d’une querelle qui lui attirerait des ennuis.

Ils reprirent leur monture et quittèrent l’enclos sans échanger d’autres paroles. C’est dans la rue du Temple qu’Olivier raconta brièvement à Caudebec ce qu’ils avaient découvert et ce n’est qu’à la tour qu’il expliqua ce qu’il avait en tête.

— Ce convoi arrivera soit par la porte Saint-Denis, soit par la porte Saint-Martin. Aux premiers jours de mai, nous nous installerons là-bas pour surveiller toutes les entrées dans Paris.

— Il peut prendre une autre porte, objecta Caudebec qui, nous l’avons dit, détestait les fastidieuses surveillances.

— Venant de Picardie, la route directe est le chemin du roi Dagobert qui passe par Saint-Denis. Ce n’est que dans le faubourg que le chemin se sépare vers les deux portes.

— D’accord, grimaça Caudebec, mais si nous restons plusieurs jours, nous serons repérés.

— Devant ces deux portes, il y a suffisamment de cabarets et d’hôtelleries pour qu’on ne nous remarque pas. Il suffira que Venetianelli nous grime un peu.

— C’est possible, en effet, reconnut l’Italien. Admettons maintenant que ce convoi arrive, comment le reconnaîtrons-nous?

— Il sera escorté par des gardes espagnols, ou des chevaliers hospitaliers… Le plus probable est que ce seront des Espagnols. Un gros chariot avec des hommes d’armes ne pourra nous échapper.

— Et ensuite? demanda Cassandre.

— J’avoue ne pas avoir de réponse, répondit son mari. Cela dépendra de l’endroit où le chariot sera conduit. À un moment, son contenu passera aux mains du duc de Guise. Nous n’aurons qu’à saisir une occasion.

— Nous sommes trois, ironisa Caudebec, quatre avec Mme de Saint-Pol. Et nous nous attaquerions à une escorte espagnole?

— Nicolas pourra nous aider, suggéra Olivier. Il y a aussi mon valet d’armes chez M. Sardini. Guise ne voudra pas se faire remarquer avec cet or, donc il cherchera à être discret.

— Peut-être, dit Caudebec en faisant la moue. Vous semblez aussi oublier que d’après M. Poulain la Ligue soulèvera Paris dans huit jours. Ne devions-nous pas partir avant?

— Après ce que nous avons découvert, nous ne pouvons plus partir, répondit Olivier en secouant la tête.

1 En décembre 1591. L’épitaphe de Louchart, détruite, se trouvait au second pilier à droite en entrant par la nef.

2 Là où se trouve la statue d’Henri IV.

3 L’écu d’or au soleil valait soixante sous; l’écu d’or pistolet cinquante-huit sous.

4 Le double ducat valait, sous Henri III, 6 livres 4 sous. L’écu d’or pesant 3 grammes, une telle quantité d’or correspondait environ à un poids de 900 kilogrammes.