30.

Le mois de novembre se termina dans la violence. La haine était partout, tant entre royalistes et guisards qu’au sein de la famille des Guise. Henri revit son frère Charles la veille de son départ pour l’armée du Dauphiné. Ils eurent une nouvelle altercation au sujet de Mme de Sauves, et sans l’intervention de leurs proches, ils se seraient entretués.

Les insolences et les provocations entre les Lorrains et les loyalistes se multipliaient. Le soir du 20 novembre, les pages du duc de Montpensier se prirent de querelle avec ceux du duc de Guise. L’un des serviteurs du duc fut tué et l’échauffourée s’étendit aux gens du comte de Soissons et du duc de Retz, du côté des royalistes, des ducs de Nemours et d’Elbeuf, de l’autre. Les guisards ayant pris le dessus, ils poursuivirent leurs adversaires jusqu’à la salle du conseil où, persuadé d’une attaque de la part du Balafré, le roi sortit de son cabinet la cuirasse sur le dos entouré de ses ordinaires.

Il y eut aussi des meurtres crapuleux ou pour des motifs personnels. Le plus grave eut lieu une nuit quand M. de Nantouillet, petit-fils du chancelier, envoya ses neveux poignarder son épouse Anne de Barbancon, dame d’honneur de Catherine de Médicis, qui lui montrait publiquement son mépris. L’assassinat se déroula à quelques pas de la chambre de la reine où les assassins avaient facilement pu pénétrer, car on ne s’était pas méfié d’eux.

Ce crime, que le roi ne voulut pas poursuivre car il avait besoin du soutien de la famille de Nantouillet, inquiéta beaucoup Nicolas Poulain. Malgré les quarante-cinq, les assassins avaient approché la famille royale avec une étonnante facilité. Il décida de loger désormais au troisième étage du château pour être au plus près de Catherine de Médicis et de son fils, et il conduisit désormais lui-même les rondes autour des appartements royaux.

Après la querelle des pages et le crime des Nantouillet, la méfiance et la peur s’étendirent. Personne n’aurait osé sortir sans chemise d’acier ou jaque de mailles. Les Grands restaient toujours entourés de gentilshommes de leur clientèle, tous solidement armés, parfois même avec arquebuse à la main. Quant au duc lorrain, il ne se déplaçait plus qu’avec une innombrable suite armée en guerre.

Ces manières d’agir ne pouvaient qu’entraîner des débordements aussi Henri de Guise exigea du roi de donner congé aux quarante-cinq et à ses plus proches serviteurs, en particulier au marquis d’O.

Le duc détestait le marquis depuis sa trahison, mais il avait aussi remarqué son absence durant trois semaines, tout comme celle de Poulain et de Richelieu, et bien qu’ils aient eu tous de bonnes explications pour ne pas être à la cour à ce moment-là, il se demandait s’ils n’auraient pas participé au vol de son or. La présence de François d’O le jour où le roi avait reçu Hauteville et Rosny avait renforcé ses soupçons.

Le roi se soumit en suppliant pourtant de pouvoir garder quelques Gascons pour sa sécurité, en particulier M. de Montpezat, ainsi que le marquis d’O. Le duc accepta sous la condition qu’ils lui fassent publiquement allégeance, ce qu’ils promirent, lui jurant d’être désormais de bons et de fidèles serviteurs.

Après cette nouvelle avanie, Henri III s’abîma dans une profonde ferveur et parut privé de sentiment envers ses derniers amis dont beaucoup, persuadés qu’ils seraient tôt ou tard chassés, quittèrent la cour. Le roi consacrait désormais son temps à faire venir des ornements d’église pour les capucins qu’il avait installés au troisième étage du château. Sa garde personnelle était réduite à peu de chose : Bellegarde, premier gentilhomme de la chambre, commandait une centaine de gendarmes, Larchant disposait de cent archers, Richelieu avait ses cent Suisses, Montigny dirigeait une cinquantaine de gardes du corps.

Le vendredi 9 décembre, les États généraux décidèrent la condamnation d’Henri de Bourbon et son exclusion à la succession au trône. Sans s’y opposer ouvertement, le roi déclara qu’il ne trouvait ni juste ni raisonnable de condamner le roi de Navarre sans l’ouïr. Il proposa plutôt que les États somment une dernière fois son cousin à accepter l’édit d’Union et à se déclarer catholique. Finalement, aucune décision ne fut prise.

Néanmoins, le second dimanche du mois, le roi et le duc de Guise communièrent ensemble et scellèrent leur réconciliation en partageant une hostie consacrée. Henri III jura sur le saint sacrement qu’il oubliait toutes les querelles passées et annonça qu’il s’était résolu à remettre au duc le gouvernement de son royaume, ne souhaitant pour lui-même que de prier Dieu et faire pénitence.

Guise réclama alors une nouvelle fois la charge de connétable en sa qualité de lieutenant général du royaume, mais Henri III souleva une difficulté inattendue, arguant que cette prérogative n’existait plus, bien que le duc lui eût rappelé qu’il l’avait exercée quand il était duc d’Anjou sous le règne de son frère Charles IX.

Le cardinal de Guise s’inquiétait de tous ces atermoiements. Il était clair que le roi cédait facilement sur le secondaire, mais jamais sur le principal. Des rumeurs se répandaient : Henri III aurait reçu des gages de fidélité du duc de Nevers, qui changeait sans cesse de camp, du duc de Mayenne, qui voulait se venger de son frère, et du duc d’Aumale dont l’épouse avait toujours été fidèle au roi. Tous trois se prénommaient Charles et les persifleurs surnommèrent ce parti la faction caroline.

Sans cesse mis en garde, le duc de Guise finit par s’inquiéter. Le roi jouait-il la comédie? Préparait-il quelque entreprise contre lui durant les conseils secrets qui avaient lieu dans sa chambre?

Oui! affirmaient la plupart de ses amis qui lui conseillaient de rentrer à Paris, comme sa sœur et sa femme venaient de le faire, et de conquérir le royaume à la pointe de son épée. Ne sachant que décider, il invita ses alliés pour leur demander conseil.

L’archevêque de Lyon s’éleva contre tout projet de retraite. Le duc pouvait compter sur le soutien du tiers état, du clergé et d’une grande partie de la noblesse, expliqua-t-il. Une si bonne disposition ne se retrouverait jamais et il était même possible que les députés l’élisent à Blois comme roi de France. La sanction populaire valant au moins autant que la loi salique. Il rappela que l’élection de 987 avait évincé le duc de Lorraine, petit-fils de Charlemagne et héritier naturel du trône de France, au profit de l’usurpateur Hugues Capet. Une autre élection ne ferait que réparer cette injustice.

— Qui quitte la partie la perd! conclut-il.

Le cardinal de Guise, bien que partisan du retour dans la capitale, reconnut le bien-fondé de cette argumentation, puisque les Francs élisaient leur chef.

En revanche, M. de Nully, l’ancien prévôt des marchands, était d’une opinion inverse. Il savait que la bourgeoisie n’avait jamais pu compter sur le duc et que si le roi rassemblait sa noblesse, les bourgeois seraient les premières victimes, n’ayant aucun moyen pour se défendre. Presque en pleurant, il conseilla au duc de quitter Blois, ce qui mettrait fin aux États généraux. M. de La Chapelle, son gendre, hésitait entre les deux solutions mais comme la majeure partie des présents conseillait le départ, il se rallia à eux.

Le duc, ayant écouté tous les avis, demanda :

— Que dirait-on si je partais?

— Vous avez une bonne raison pour vous justifier, monseigneur : l’intention de ne pas gêner par votre présence la liberté des États, lui proposa un de ceux qui souhaitaient qu’il gagne au moins Orléans pour être en sécurité.

Toujours indécis, Guise demeura un long moment à peser les avantages et les inconvénients de rester ou non. Et finalement ce ne fut pas le bénéfice d’être élu roi qui l’emporta, mais l’angoisse de ne pas se comporter aussi noblement que l’aurait fait son père, François de Guise.

— Ce serait une fuite déguisée, décida-t-il. Après tout, je ne vois pas qu’il soit aisé de me surprendre, et je suis si bien accompagné qu’il serait difficile de me trouver en défaut. Le roi est trop poltron pour concevoir et exécuter une vengeance, et sa mère m’a assuré être garante de lui. J’ai confiance en elle. Quant à moi…

Il dévisagea chacun avant de marteler :

— Quand je verrai entrer la mort par la fenêtre, je ne voudrai pas sortir par la porte pour la fuir.



Nicolas Poulain avait dû abandonner un agréable logis qui dominait le porche aux Bretons pour une chambre inconfortable au troisième étage du logis royal, une petite pièce sans cheminée qui ne bénéficiait comme chauffage que du passage d’un conduit venant de l’étage inférieur. Il n’y disposait que d’un lit et d’un coffre, et son valet n’avait qu’une paillasse. Quant à ses compagnons d’étage, c’étaient les capucins que le roi avait fait venir et qui ne lui adressaient jamais la parole, restant toujours le visage caché sous le capuchon de leur robe de bure.

Par précaution, il ne faisait ses rondes qu’aux alentours des appartements de la reine mère et du roi, et ne se déplaçait qu’avec une douzaine de Suisses ou en compagnie du Grand prévôt. Non seulement il craignait que ceux de la Ligue ne le poignardent tant ils le haïssaient comme félon envers leur cause, mais il s’inquiétait aussi de l’attitude de Guise à son égard.

Après leur retour de Saint-Denis, Richelieu lui avait appris que le duc avait envoyé des patrouilles autour de Blois à la recherche d’espions du roi de Navarre. Certes, le duc n’avait pas retrouvé Hauteville et Rosny, mais il ne pouvait lui avoir échappé que Poulain était avec eux dans la cour du château trois jours après le vol.

Les membres de leur équipée s’étaient tous dispersés. Venetianelli avait rejoint la Compagnia Comica, qui jouait de temps en temps pour les Guise. Cubsac avait fait partie des ordinaires licenciés et on ignorait ce qu’il était devenu. Montaigne, malade, avait quitté Blois, et Ornano était à Lyon. Nicolas avait récupéré sa part de butin et n’avait que rarement rencontré le marquis d’O qui feignait d’être fâché avec lui pour éloigner tout soupçon. Rien ne devait permettre au duc de Guise de les identifier comme les voleurs.

Nicolas Poulain avait pourtant raison d’être prudent. La Chapelle et Le Clerc avaient effectivement envisagé de se défaire de lui, mais outre que c’était malaisé – car comment des assassins auraient-ils pu l’approcher? – le cardinal de Bourbon l’avait appris et les avait menacés de terribles représailles. Les ligueurs s’étaient inclinés, tout en sachant que le cardinal, malade et alité, ne serait pas toujours là.

À mesure que le mois de décembre avançait, Poulain s’inquiétait de plus en plus. Guise affirmait sa puissance. Tous les matins à son réveil, Nicolas s’étonnait de découvrir que les guisards n’avaient pas encore donné l’assaut au logis royal. Il ne voyait pas d’issue à la situation. Chaque jour le roi cédait un peu plus et, plusieurs fois, découragé, il fut même tenté d’abandonner la cour pour retrouver sa famille. Seule sa conscience l’en empêcha.



À la mi-décembre, le duc d’Elbeuf alla voir son cousin Guise pour lui faire part de sa certitude qu’un complot se tramait contre sa personne. On lui avait rapporté que le roi avait plusieurs fois réuni dans sa chambre M. d’Aumont, M. de Rambouillet et M. d’O avec François de Montpezat, Bellegarde et Montigny. De façon inexplicable le colonel d’Ornano était revenu de Lyon et participait à ces conciliabules auxquels personne d’autre n’assistait.

Le duc le rassura, lui affirmant que le dénouement était proche et que, dans les prochains jours, il recevrait les fruits de la bonne résolution des États. Sur ces mots énigmatiques, il poursuivit en souriant gravement :

— Et même s’il était besoin que j’y perde la vie pour y parvenir, c’est chose dont je suis résolu, l’ayant vouée au service de Dieu, de son Église et au soulagement du pauvre peuple dont j’ai grande pitié.

Après avoir porté sa main sur son cœur, il ajouta :

— Va-t-en te coucher, cousin, voilà le pourpoint d’innocence.

À contrecœur, Guise avait en effet décidé d’agir. Depuis le début des États, sur les conseils de l’archevêque de Lyon, il distribuait faveurs et généreux cadeaux à ceux qu’il voulait s’attacher, y compris aux proches d’Henri III. Mais l’argent lui manquait pour continuer cette politique et le vol de ses trois cent mille écus l’empêchait de tenir bien des promesses.

Comme on ne cessait de lui répéter que le roi était imprévisible, et bien qu’il détestât prendre des risques, il avait enfin accepté une proposition de son frère le cardinal.

Celui-ci suggérait d’enlever Henri III quand il se rendrait dans sa maison de Blois, au sein de la forêt, pour y faire la retraite à Noël. Sa garde étant désormais réduite à la portion congrue, l’opération serait aisée à mettre en œuvre. C’était somme toute l’entreprise que voulait réaliser sa sœur Catherine avec le capitaine Cabasset.

Le duc n’avait donc plus qu’à patienter quelques jours et pour contrarier les mauvaises intentions d’Henri III envers lui, il avait renforcé la garde aux portes du château et se faisait porter chaque soir toutes les clefs. Ainsi, le roi, qui n’avait plus beaucoup de serviteurs fidèles, ne pourrait même pas faire entrer de mercenaires.



Plusieurs fois par jour, Nicolas Poulain, accompagné de ses Suisses, faisait des rondes autour du logis royal tant il craignait qu’un assassin de Guise parvienne à s’introduire dans un appartement. Dans ces patrouilles, Nicolas vérifiait que les portes étaient fermées et que les archers ou les gentilshommes de garde étaient à leur poste.

Deux endroits nécessitaient une particulière vigilance. L’escalier de la cour, dont Montigny et ses hommes assuraient la surveillance, et l’escalier accolé à la tour du Moulin1, qui distribuait plusieurs passages vers les appartements royaux.

Cette tour du Moulin, qu’on appelait aussi la tour aux oubliettes, car elle possédait de grandes salles souterraines, datait du château féodal. À partir de là, on pouvait passer aux corps de logis surplombant le porche aux Bretons ou rejoindre la galerie des Cerfs. Cette galerie, passage principal vers les jardins et les écuries, était donc gardée à la fois par les Suisses d’Henri III et par les gens du duc de Guise.

Dans la matinée du 18 décembre, alors que se préparait une fête en l’honneur du mariage de Christine de Lorraine avec le grand-duc de Toscane, Nicolas Poulain se dirigeait vers la galerie des Cerfs quand il aperçut Serafina et Chiara. Les deux comédiennes paraissaient l’attendre. Abandonnant un instant ses Suisses, il s’approcha des deux femmes comme pour leur conter fleurette.

— Monsieur Poulain, lui glissa rapidement Serafina, Lorenzino nous a envoyées. Il sait que vous passez par là tous les matins. Il a besoin de vous rencontrer de toute urgence et vous attend aux écuries, au bout de la galerie des Cerfs, à nones. Venez seul.

— Pourquoi seul?

— Lorenzino risque sa vie dans cette rencontre. C’est lui qui vous abordera.

Elle paraissait morte de peur et Nicolas, bien qu’intrigué, ne demanda pas ce que voulait Il Magnifichino car il savait que Serafina ignorait presque tout de la vie d’espion de son amant. Il se doutait seulement que Venetianelli avait appris quelque chose d’important, et que ce luxe de précaution s’expliquait par la crainte d’être découvert, ce qui aurait immanquablement entraîné l’exécution de toute la Compagnia Comica.

— J’y serai, dit-il simplement.

Laissant ses Suisses poursuivre leur patrouille sans lui, il se rendit chez Richelieu qui logeait de l’autre côté de la cour.

— Ce pourrait bien être un piège, remarqua le Grand prévôt. Tant de gens ici veulent vous voir mort que Venetianelli pourrait bien avoir cédé à l’appât du gain.

— Cela se pourrait avec un autre, mais pas avec lui, répliqua Nicolas Poulain en secouant la tête. J’ai confiance en Venetianelli, et j’exclus la cupidité : vous semblez oublier qu’il vient de gagner dix mille écus.

— Je vous l’accorde. Prenez tout de même vos précautions, car si vous avez confiance en Venetianelli, rien ne dit que ces comédiennes méritent les mêmes égards. Je resterai dans la galerie avec des Suisses. Emportez un ou deux pistolets à rouet. En cas de difficulté, tirez et nous arriverons immédiatement.

À nones, Nicolas franchit la porte qui conduisait aux jardins et se dirigea vers la grande écurie. Le ciel était couvert et il faisait froid. Il s’était donc enveloppé dans un long manteau qui dissimulait deux pistolets passés à sa ceinture et il portait sa jaque de mailles. En chemin, un palefrenier bedonnant et couperosé qu’il ne connaissait pas, l’aborda. C’était Venetianelli une fois de plus méconnaissable.

— Faisons quelques pas, lui suggéra le comédien en jetant des regards furtifs autour de lui, je ne pense pas être surveillé, mais vous l’êtes certainement. Voici ce qui m’amène : nous avons joué hier chez le duc de Guise en présence de son frère le cardinal. Il y avait aussi MM. de Saveuse et Boisdauphin. Vous pensez bien que j’ai laissé traîner mes oreilles, d’autant plus qu’ils parlent librement devant moi tant ils pensent que je comprends mal le français. Le duc a annoncé qu’il allait s’emparer du royaume après en avoir abattu les colonnes, ce sont ses mots exacts. J’ai deviné qu’il y avait un projet d’enlèvement du roi pour la veille ou l’avant-veille de Noël. Saveuse en donnait quelques détails à Boisdauphin, et le reste c’est Serafina qui l’a entendu. Sa Majesté aurait annoncé qu’elle se rendrait à sa maison de La Noue, dans la forêt de Blois, afin de passer la veille de Noël en prières. Saveuse et des gens à la solde du cardinal de Guise se saisiront de lui pour le conduire à Paris. En même temps, les États généraux le déposeront comme incapable de régner. Après quoi il sera enfermé dans un couvent avec une pension de deux cent mille écus. Ainsi, on ne pourra rien reprocher aux ligueurs et le duc de Guise sera proclamé roi à sa place par les États.

Ce plan d’une simplicité extrême avait toutes les chances de réussir, songea Poulain dans un mélange d’inquiétude et de surprise. Le roi lui avait effectivement dit qu’il se rendrait à La Noue avant Noël et Richelieu, qui devait l’accompagner, s’était inquiété de la faiblesse de son escorte.

— Comment avez-vous réussi à savoir tout ça? demanda Nicolas Poulain avec admiration.

— Ici, il est plus facile de tenir un charbon ardent en main qu’une parole secrète en bouche, ironisa le comédien.



Après avoir quitté Venetianelli, Nicolas Poulain se rendit directement chez le roi où Du Halde2 lui expliqua que Sa Majesté était au bal du mariage et ne pouvait être dérangée. Il lui proposa seulement d’attendre dans la bibliothèque, à côté de la chambre royale.

À cause des festivités, il y passa le reste de la journée. Parfois un gentilhomme ordinaire venait lui tenir compagnie et ce n’est qu’à la nuit tombée, alors qu’il était torturé par la faim, qu’Henri III entra dans la pièce accompagné de M. de Montpezat.

— Du Halde vient de me prévenir que vous m’attendiez, fit le roi qui était maquillé comme une fille d’honneur.

Poulain s’était levé, mais hésitait à dire ce qu’il savait devant Montpezat.

— Parlez! ordonna Henri III.

— Je viens d’apprendre d’une source sûre que le cardinal de Guise a décidé de vous enlever quand vous vous rendrez à La Noue.

Le roi resta impavide tandis que Montpezat jetait à Poulain un regard inquisiteur et dubitatif, se demandant visiblement comment il l’avait appris.

— Montpezat, allez prévenir Du Halde que je serai en retard, dit alors le roi.

Le capitaine des quarante-cinq sortit, visiblement à regret, et le roi s’assit dans son fauteuil.

— Donnez-moi tous les détails, monsieur de Dunois.



Depuis des années, le roi de France accumulait les humiliations tout en songeant à sa revanche. Son dessein était simple et s’appuyait sur ce qu’il avait appris de l’histoire antique. Guise disposait de forces bien supérieures aux siennes et il était inutile de vouloir l’affrontement. Mais la faiblesse du Lorrain tenait dans son assurance et dans le mépris qu’il éprouvait envers cet homme maladif et efféminé.

Henri III avait toujours excellé dans la maîtrise de son visage, dans la capacité à contrôler ses émotions et ses sentiments à l’égard de ceux qui l’entouraient. Il savait aussi à la perfection jouer un rôle, faire croire à un personnage. Guise aurait dû se souvenir qu’on le disait capable de montrer un merveilleux contentement, et de sortir en riant, alors que la colère l’étouffait. Même le chef des Gelosi l’avait complimenté pour ses talents.

Depuis trois ans Henri III jouait la comédie, attendant une occasion favorable. Celles-ci n’avaient pas manqué, comme en mai quand le duc s’était présenté seul au Louvre, mais à chaque fois, le roi de France avait repoussé la décision, espérant en trouver une meilleure plus tard. Richelieu avait bien décrit son caractère quand il avait dit à Nicolas Poulain : le roi est un de ces duellistes qui rompent tant qu’ils ont encore un pied ou deux derrière eux, c’est son tempérament.

Seulement, après la révélation qu’il venait d’entendre, Henri III ne pouvait plus rompre. On était le dimanche 18 décembre. Il avait annoncé la veille qu’il partirait à La Noue le vendredi 23 à six heures du matin. Si ce jour-là, le cardinal de Guise avait décidé de se saisir de lui, il devrait agir la veille. Le roi dit à Nicolas Poulain :

— Merci, monsieur de Dunois. Quand tout sera terminé, je vous accorderai tout ce que vous demanderez.



Nicolas Poulain rentra dans sa chambre glaciale et son valet lui fit porter à dîner. Le lendemain, il ne remarqua rien de différent dans le comportement de chacun à la cour, mais il apprit par Richelieu que le roi avait passé une partie de la journée en entretiens avec M. d’Ornano, le maréchal d’Aumont, Roger de Bellegarde et M. de Montpezat.



Le mardi 20 décembre, après souper, Henri III réunit ses plus proches conseillers et confidents avec ses secrétaires d’État. Dans la journée, il avait reçu un gentilhomme du duc de Mayenne qui lui avait déclaré de la part de son maître que Henri de Guise agirait contre lui le jour de Saint-Thomas. L’homme ne savait rien de plus, mais le roi se souvenait avoir dit la semaine précédente qu’il irait à La Noue à la Saint-Thomas, même s’il avait depuis repoussé la date. Cette dénonciation confirmait donc les dires de Nicolas Poulain. On lui porta aussi un billet, que la femme du duc d’Aumale avait eu le temps d’écrire avant son départ, disant qu’un attentat se préparait contre sa personne.

Quand ses derniers fidèles furent tous dans sa chambre, Henri III prit la parole. Pour la première fois depuis longtemps, il n’était pas maquillé et affichait un air martial. M. d’Ornano reconnut le vaillant duc d’Anjou du siège de La Rochelle, quinze ans plus tôt.

— Mes amis, il y a longtemps que je suis sous la tutelle de MM. de Guise. J’ai eu dix mille arguments de me méfier d’eux, mais je n’en ai jamais eu tant que depuis l’ouverture des États. Je suis résolu d’en tirer raison à quelque prix que ce soit, mais non par la voie ordinaire de justice, car M. de Guise a trop de pouvoir dans ce lieu…

Il se tut un instant, balayant des yeux son auditoire pour insister sur ce qu’il allait dire.

— Je suis résolu de le faire tuer présentement dans ma chambre.

Même si certains s’attendaient à cette annonce, la plupart des regards échangés marquèrent la surprise et l’inquiétude. C’était surtout le cas des secrétaires d’État. Seuls quelques-uns, comme Ornano et Montpezat, affichèrent ouvertement leur satisfaction.

— Ne serait-il pas plus juste de l’arrêter et de lui faire son procès? objecta M. de Revol3, l’un des secrétaires d’État.

Le maréchal d’Aumont approuva cette proposition. Selon lui Guise pouvait être poursuivi et condamné comme criminel de lèse-majesté.

— En matière de crime de lèse-majesté, la peine précède le jugement! déclara Ornano avec un air féroce.

— Mettre le guisard en prison serait tirer un sanglier aux filets qui serait plus puissant que nos cordes. Quand il sera tué, il ne nous fera plus de peine, car un homme mort ne fait plus la guerre… J’attirerai Guise ici, poursuivit le roi. Qui d’entre vous veut exécuter la sentence?

Il jeta les yeux sur Crillon, le colonel des gardes françaises, qui haïssait le duc.

— Sire, dit celui-ci avec embarras, je suis bon serviteur de Votre Majesté. Qu’elle m’ordonne de me couper la gorge avec le duc de Guise, je suis prêt à obéir; mais que je serve de bourreau et d’assassin n’est pas ce qui convient à un soldat.

Le roi, qui se doutait de la réponse, se tourna alors vers François de Montpezat.

— Laugnac, expliquez-leur ce que vous avez préparé.



Le jeudi 22 décembre, après avoir entendu la messe, Henri III se promena jusqu’à midi avec le duc de Guise. Le Lorrain lui annonça d’un ton fâché que puisqu’on lui refusait la charge de connétable, il quitterait Blois dès le lendemain pour rentrer à Joinville. Le roi le supplia de n’en rien faire, qu’il lui avait promis cette charge, et qu’il l’aurait après Noël. Il lui confirma aussi son départ pour La Noue le lendemain vendredi 23 et lui demanda à cette occasion de lui faire passer la clef de la porte de la galerie des Cerfs, car il partirait pour sa retraite avant le lever du soleil et ses serviteurs auraient beaucoup d’allées et venues pour préparer ses voitures. Le duc, amadoué par la promesse, accepta de remettre la clef à celui qui viendrait la chercher.

À onze heures, il reçut à dîner son frère le cardinal avec M. de Saveuse pour passer en revue les derniers détails de l’enlèvement. Une compagnie de gentilshommes arrêterait le coche du roi, tandis qu’une vingtaine d’Albanais mettraient en joue son équipage avec des mousquets. Si l’escorte demandait merci, il n’y aurait aucune effusion de sang. Le roi devrait alors signer une lettre dans laquelle il renonçait au trône et demandait aux États généraux de choisir le duc de Guise comme héritier de Charlemagne. S’il refusait, il serait conduit à Paris et remis aux Parisiens qui le jugeraient. Dans tous les cas le cardinal de Guise ferait voter sa destitution et l’élection de son frère.

Des centaines de gentilshommes et de soldats se tenaient prêts pour empêcher tout désordre. Le duc insista auprès de son frère sur son désir de ne pas faire couler le sang et sur les mesures qui seraient annoncées aux États généraux : forte baisse des tailles et exclusion de Navarre de tous ses droits à la couronne. Ils n’abordèrent pas le cas du cardinal de Bourbon qui était au plus mal.

Ils passèrent à table. C’est en dépliant sa serviette que le duc découvrit ces quelques mots sur un papier plié :

« Prenez garde à vous, on est sur le point de vous jouer un mauvais tour. »

En fronçant le front, il montra le pli à son frère.

— Ce nouvel avertissement s’ajoute aux autres que j’ai reçus… s’inquiéta-t-il.

— Ne vous tourmentez pas pour cela, le rassura le cardinal de Guise, je crois avoir percé l’origine de ces mystérieux avertissements…

Intrigué, le duc haussa les sourcils. Il ne se passait pas un jour sans qu’on le prévienne de quelque chose contre lui, et cette situation lui faisait perdre les nerfs.

— Le roi est impuissant, expliqua le cardinal, il ne lui reste que la parole… et ces petits bouts de papiers. Il sème de faux bruits tout simplement pour vous faire peur et vous inciter à quitter Blois. (Il toussota.) Ce serait un comble qu’il y parvienne avec seulement quelques feuillets et une plume d’oie quand vous disposez de la puissance des armes!

Le duc n’y avait pas pensé. Mais il est vrai que c’était un moyen habile, et qui ne coûtait rien! Ainsi, on cherchait à l’effrayer! Lui, le Balafré qui avait vaincu les reîtres!

Il s’apprêtait à rageusement déchirer le papier quand il se retint et appela le valet qui servait les vins pour qu’il lui porte une mine de charbon. Dès qu’il l’eut, il écrivit sur le billet :

« On n’oserait! »

Puis il jeta le papier à ses pieds.

— Ceux qui s’amusent à ce petit jeu comprendront ainsi que c’est inutile, et trop tard, fit-il à son frère dans un sourire suffisant.

Dans l’après-midi, le duc reçut la visite de Larchant. Le capitaine des cent archers de la garde du roi était chevalier du Saint-Esprit et Guise le savait fidèle au roi, mais il l’estimait et était en bons termes avec lui. S’il s’était souvenu que Larchant avait déjà sauvé le roi en Pologne, il se serait pourtant méfié.

En s’excusant, le vieux capitaine expliqua que la garde royale grondait, n’étant plus payée depuis des semaines. Les archers voulaient lui demander d’intervenir auprès des États pour que leurs gages soient enfin versés. Pour cela, ils avaient prévu de se rassembler le lendemain dans la cour. Guise, satisfait à l’idée que même les archers du roi l’abandonnent, s’engagea à les entendre et à parler pour eux.

Larchant demanda ensuite au duc de lui confier la clef de la porte aux Cerfs, puisque le roi sortirait par là de très bonne heure. Guise se rendit à une armoire de fer où il gardait les clefs et lui remit un double en le priant de la rapporter le vendredi. Il était rassuré, le roi n’avait pas changé ses plans et Saveuse se saisirait de lui le lendemain comme prévu, dans la forêt de Blois.

C’est peu de temps avant leur coucher que le duc et son frère furent avisés par des pages que le roi venait de décider une réunion du conseil à huit heures, le lendemain matin. Il reportait ainsi de quelques heures son départ pour La Noue mais il avait à leur communiquer des affaires d’importance.

1 Ce nom viendrait d’un moulin qu’y aurait construit Léonard de Vinci.

2 Pierre du Halde, premier valet de chambre d’Henri III, était seigneur de Beauche.

3 Louis de Revol avait remplacé Villeroy.