7.

La porte Saint-Michel, par laquelle ils entrèrent dans Paris le lendemain, était commandée par deux gentilshommes de la chambre du roi qui surveillaient la milice bourgeoise. Le passeport de M. de Cheverny fit merveille et on ne leur posa aucune question. Ils n’étaient qu’un noble couple qui entrait en ville avec leur écuyer – Caudebec – et un cheval de bât.

Le valet d’armes était resté chez les Sardini. Il parlait mal le français et, protestant rigoriste, il se serait vite fait remarquer. Les trois voyageurs avaient aussi laissé leurs bagages chez le banquier, emportant seulement quelques vêtements dans des sacoches.

Olivier avait décidé de se rendre en premier lieu rue Mauconseil, au théâtre de l’hôtel de Bourgogne, pour y rencontrer Venetianelli. Sous une légère pluie mêlée de quelques flocons, ils suivirent la rue de la Harpe jusqu’au pont Saint-Michel, puis traversèrent l’Île jusqu’au Pont-au-Change et remontèrent la rue Saint-Denis. Comme toujours, les rues étroites étaient couvertes d’une épaisse couche de crottin noir et puant qui giclait sous les sabots. Pourtant la ville était en fête. Chacun préparait le dimanche des Rameaux et encourtinait sa façade avec des branches de lierre ou de buis, mais personne ne jugeait utile de nettoyer au devant!

Olivier restait en tête, veillant à s’arrêter quand d’un étage en encorbellement il voyait quelque matrone jeter ses eaux usées. Derrière lui, Cassandre montait en amazone sur la sambue de Mme Sardini, les jambes bien calées contre les fourches de la selle. Derrière encore, Caudebec fermait la marche avec le cheval de bât.

Ils n’avançaient pas vite. Les étalages des échoppes dans la rue Saint-Barthélemy, sur le Pont-au-Change, et même dans la rue Saint-Denis s’étendaient tellement qu’ils ne laissaient qu’un passage étroit. Dès qu’un chariot passait, il fallait débarrasser les tablettes des boutiques pour les relever, ce qui prenait un temps considérable, parfois encore plus long quand une charrette tirée par un âne ou un mulet arrivait en sens inverse. De surcroît, les innombrables marchands ambulants qui s’installaient dans le moindre recoin ou sur les bornes de pierre gênaient continuellement la circulation en interpellant et en retenant les passants. Parfois, à cause d’un troupeau de moutons que l’on conduisait à la Grande boucherie, ou d’un charroi de matériaux ou de fourrage, l’encombrement provoquait un tel engorgement qu’ils devaient emprunter une sombre ruelle transversale où les encorbellements et les enseignes basses obligeaient les cavaliers à baisser la tête.

Malgré cela Cassandre était heureuse de retrouver cette grande ville si vivante. Les cris et les complaintes perpétuels des boutiquiers attiraient son attention et elle s’arrêtait souvent pour examiner les gâteaux, les châtaignes, les rubans ou les rabats pour cols.

Olivier s’approchait alors d’elle. Ils échangeaient quelques mots en riant comme des enfants pendant que Caudebec surveillait les larrons et les coupeurs de bourse qui rôdaient.

Deux ans après son départ, Olivier ressentait à quel point combien cette ville sale, bruyante, violente, ingrate et intolérante lui avait manqué. Il songeait à ce que lui avait dit son ami Montaigne :

« Paris a mon cœur, je l’aime tendrement jusqu’à ses verrues et à ses taches. » Il connaissait maintenant une grande partie de la France, mais c’est Paris qu’il aimait, et il observait avec bonheur le plaisir de son épouse. Intérieurement, il se jurait que la paix revenue – car elle reviendrait! – ils vivraient ici.

Enfin ils arrivèrent à la poterne ruinée qui marquait la limite de l’antique enceinte de Philippe Auguste. Ils tournèrent dans la rue Mauconseil pour longer l’église et l’hôpital Saint-Jacques qui hébergeait les pèlerins de Compostelle.

Sur leur droite, entre des maisons à pignons, des potagers et des vergers, se dressaient les tours ruinées de l’enceinte du Moyen Âge ainsi que le corps de bâtiments de l’hôtel de Bourgogne avec son grand donjon de plus de dix toises de haut. C’était sur cette parcelle envahie de plantes folles et de lierre que Diego de Mendoza avait édifié son hôtel devenu l’ambassade d’Espagne depuis qu’il était habité par son cousin Bernardino, l’ambassadeur de Philippe II.

Les trois cavaliers passèrent sous l’enseigne de l’hôtellerie de la Sainte-Reine qui représentait une femme couronnée dont certains assuraient qu’elle était la mère de Saint Louis, et d’autres la comtesse Mahaut. À la porte de l’auberge, décorée de branches de buis – fête des Rameaux oblige! – une pancarte indiquait en gros caractères : Dîner du voyageur : huit sols, coucher du voyageur : vingt sols, cheval douze sols.

Dans cette rue boueuse, puante, bordée de ruines et de terrains en friche, l’hôtellerie avait bonne apparence, jugea Olivier. Sans doute était-elle fréquentée par les visiteurs de l’ambassadeur d’Espagne, aussi songea-t-il à y prendre leurs chambres.

Ils passèrent encore devant quelques étroites maisons en encorbellement et hauts pignons pointus avant d’arriver devant l’hôtel de Mendoza. Un coche peint en rouge tiré par quatre chevaux arrêté devant gênait le passage. Prenant le temps de le contourner, ils observèrent la façade à colonnades. Les fenêtres étaient protégées par d’épaisses grilles et la porte était ferrée. Plusieurs hommes en livrée avec hallebarde et morions montaient la garde. Olivier remarqua que le coche, dont les rideaux de cuir étaient tirés, avait l’air vide. Sans doute attendait-il quelqu’un.

Au carrefour suivant, ils empruntèrent la rue Neuve-Saint-François, une voie non pavée aux profondes ornières emplies de déjections. C’est là que les Confrères de la Passion avaient fait construire leur théâtre, bâtiment en équerre autour d’une cour avec une autre entrée rue Mauconseil. Ils s’arrêtèrent devant une porte en retrait, au fond d’un grand porche peint en vert dont les poteaux de bois aux extrémités sculptées en têtes de saints soutenaient un étage. Au-dessus, une enseigne représentait Joseph portant Jésus sur ses épaules. De l’autre côté de la rue s’élevaient quelques masures appuyées sur un vieux mur affaissé ainsi que trois maisons en construction. On apercevait, dépassant des arbres, des morceaux de tour couverts de vigne vierge et surtout la masse imposante du donjon de Jean sans Peur.

— François, dit Olivier à Caudebec, attends-nous avec les chevaux. Je vais entrer avec Cassandre demander où est notre ami Il Magnifichino.

Caudebec opina en sautant au sol. Une cloche pendait à côté de la porte et Cassandre en tira le cordon. Presque aussitôt un gamin de six ou sept ans, en chemise et pieds nus noirs de crasse, vint ouvrir et les fit entrer sans même chercher à savoir qui ils étaient.

Ils pénétrèrent dans une grande salle enfumée au fond de laquelle brûlait un maigre feu de fagots de brindilles. Il faisait à peine plus chaud qu’à l’extérieur. Sur leur droite, deux fenêtres à meneaux aux petits carreaux sertis laissaient filtrer une chiche lumière.

Autour de la cheminée, quatre femmes en épaisse robe de drap noir avec tablier gris cousaient ou ravaudaient. Un vieillard sommeillait sur un lit à piliers aux rideaux entr’ouverts. Deux marmots jouaient devant le feu pendant qu’une cinquième femme, en cotte hardie et jupe gonflée par un vertugadin, tentait de retirer leurs poux avec un peigne.

Toutes se levèrent en les voyant entrer, à la fois interrogatives et respectueuses devant ces visiteurs qui paraissaient être des gens de qualité. Parmi celles qui cousaient, les deux plus jeunes étaient souriantes et enjouées, les plus âgées restaient sur la réserve. Celle qui épouillait les enfants s’avança vers eux. Elle avait une vingtaine d’années.

Olivier leva son chapeau détrempé par la pluie pour les saluer.

— Mesdames, je cherche un ami qui joue la comédie ici, il se nomme Lorenzino Venetianelli, mais on l’appelle Il Magnifichino.

Le vieillard, qui s’était redressé dans son lit, le considéra avec une évidente méfiance avant de demander d’une voix grave :

— Que lui voulez-vous?

— Je suis un de ses amis, monsieur. S’il n’est pas ici, peut-être pouvez-vous lui faire une commission…

— Peut-être…, concéda le vieil homme, impavide.

Olivier sortit de son manteau une pièce d’un liard.

— Et si vous lui vouliez du mal? s’enquit d’une voix méfiante la jeune femme qui s’était approchée.

Cassandre remarqua moins son visage fatigué que la coquetterie de son habillement. Sa chemise avait un petit col rabattu très propre malgré la crasse de son cou et de ses mains, son tablier était serré à la taille par une cordelette de soie enjolivée d’anneaux dorés et les revers de ses manches étaient agrémentés d’une broderie cramoisie.

— Serais-je venu avec mon épouse, madame? demanda Olivier.

La jeune fille resta un instant hésitante, se mordillant la lèvre inférieure, tandis que Cassandre observait les autres femmes. Les deux plus âgées étaient peut-être les mères des trois autres. Et les grand-mères des trois enfants. Toutes avaient enjolivé leur robe noire avec quelques colifichets, passementerie et bandes de velours aux poignets ou aux manches.

— Quel est votre nom? demanda l’homme en descendant du lit.

Il portait des hauts-de-chausses bouffants turquoise et une épaisse chemise boutonnée de couleur olivâtre et particulièrement sale. Ses mains, ses joues, son cou étaient couverts de poils blancs, hirsutes.

— Je suis le chevalier de Fleur-de-Lis, mais Lorenzino me connaît sous le nom d’Olivier. Nous avons voyagé ensemble l’année dernière.

— À Angoulême? demanda la fille en vertugadin.

Olivier tressaillit avec un soupçon de mécontentement. Comment savait-elle cela?

— C’est bien possible, mademoiselle, dit-il évasivement.

— Il m’avait dit que vous étiez trois…

— Il a peut-être trop parlé, répliqua-t-il plus sèchement en se demandant qui était cette fille.

La maîtresse de Venetianelli?

— Rassurez-vous, monsieur, Lorenzino ne nous dit jamais rien, répliqua-t-elle le visage brusquement assombri. J’ai juste retenu votre prénom… et celui de votre compagnon.

— Nicolas était le troisième, lâcha Olivier, songeant qu’elle attendait peut-être ce nom pour lui faire confiance.

Un grand sourire aux lèvres, elle se tourna vers l’homme, l’interrogeant du regard. Il se contenta de hocher la tête.

— Tu peux les conduire à Lorenzino, dit-il, et ensuite reviens. Je me nomme Mario, voici ma femme, ma sœur et mes filles, ajouta-t-il d’un ton bourru à l’attention d’Olivier.

La jeune fille au vertugadin fit une révérence en se présentant d’un ton espiègle :

— Moi, c’est Serafina. Lorenzino dort encore. On va le réveiller et lui faire la surprise!

Elle saisit un bonnet noir et un manteau usé jusqu’à la trame posés sur le lit puis se dirigea avec grâce vers la sortie.

À la lumière du jour, Serafina paraissait moins jeune. Son visage, d’une pâleur lumineuse, était tiré malgré des lèvres charnues. Ses cheveux noir bleuté, serrés en chignon, paraissaient ternes, mais peut-être était-ce simplement dû à la crasse.

— Pouvons-nous y aller à cheval? demanda Olivier.

— Si vous me prenez avec vous!

Il voulut l’aider à monter sur la selle, mais elle sauta en croupe après avoir relevé sans pudeur sa robe et son jupon jusqu’au bourrelet du vertugadin, révélant d’épaisses chausses de laine qui lui arrivaient à mi-cuisse et surtout une absence de caleçon, ce sous-vêtement que Catherine de Médicis avait introduit à la cour mais que les femmes du peuple ne portaient pas. Il monta derrière elle tandis qu’elle avait déjà saisi les rênes, toute réjouie à l’idée de la promenade. Entre-temps, Caudebec avait aidé à Cassandre à s’installer sur la sambue.

— Prenez ce passage! fit joyeusement leur guide, en désignant une voûte entre deux maisons de l’autre côté de la rue.

Ils l’empruntèrent pour déboucher dans les vestiges du rempart. Les cavaliers longèrent un moment la muraille de Philippe Auguste tapissée de lierre noir et contournèrent une tour ronde, enveloppée de taillis de houx. Cette ruine devait être habitée, comme le prouvait la fumée qui s’échappait de la cheminée. Les sabots des chevaux s’enfonçaient dans le sol spongieux et moussu. Par endroits, ils devaient contourner de grosses pierres écroulées d’un mur, bien que le chemin soit tracé par des empreintes de pieds et de sabots. Ils passèrent devant des potagers et des escaliers conduisant à des enceintes écroulées tandis qu’à d’autres endroits les taillis étaient d’une épaisseur considérable. Ils se dirigeaient vers le donjon de l’hôtel de Bourgogne qui dépassait du faîte des arbres quand soudain un renard s’enfuit devant eux. La jeune femme se serra contre Olivier.

— Vous jouez avec Lorenzino? lui demanda-t-il, tandis que Cassandre les rejoignait, faisant avancer son cheval de front avec eux pour les surveiller.

— Oui, vous venez de voir toutes les femmes de la troupe, s’esclaffa gaiement leur guide. Pulcinella et Chiara sont mes sœurs et les autres sont ma mère et ma tante. Le mari de Chiara et Lorenzino dorment encore.

— Combien êtes-vous?

— Cinq femmes et trois hommes. Les enfants sont ceux de Chiara. Nous sommes arrivés, ajouta-t-elle en désignant le donjon du doigt.

Ils contournèrent la tour rectangulaire pour s’arrêter devant une porte vermoulue au linteau de pierre en partie brisé. Olivier remarqua qu’ils se trouvaient derrière l’hôtel de Mendoza. Le vieux corps de logis de Jean sans Peur s’étendait à leur droite, une partie étant transformée en cabaret. L’enseigne d’une gargote grinçait sous la pluie. Malgré sa peinture écaillée, on distinguait deux diables rouges donnant des coups de fourche à une femme aux seins pendants qui cuisait dans une marmite bouillonnante.

Olivier sauta à terre pour aider Serafina à descendre. En soulevant sa robe, sous l’œil égrillard de Caudebec (et celui plus discret d’Olivier), elle sortit de son jupon une grosse clef qu’elle introduisit dans la serrure. Les gonds grincèrent et elle poussa le vantail clouté qui gardait quelques traces de peinture sombre. Ils entrèrent à sa suite. Devant eux se déroulait un grand escalier à vis et, à leur droite, un passage conduisait à une pièce voûtée en ogive, sombre et glaciale, emplie de tout un bric-à-brac de malles et de coffres. Un peu de lumière perçait de lucarnes obturées par des volets fendus. Ce devait être une ancienne salle des gardes et l’endroit puait l’humidité et la crotte. Ils aperçurent aussi une charrette à grandes roues et un âne, attaché à un anneau, poussa un braiment en les entendant, persuadé qu’on lui portait son foin.

— Nous logeons dans les étages mais nous gardons nos affaires et nos décors ici. Vous pouvez faire entrer les chevaux dans la salle. Ils seront à l’abri.

Ils suivirent son conseil et attachèrent les montures à des anneaux, après avoir poussé la charrette. Puis, ils revinrent vers le grand escalier. Des gravats couvraient les marches et Cassandre trébucha dans la pénombre. Serafina, qui avait verrouillé la porte, leur expliqua :

— Il y a des chambres dans la tour, celle de Lorenzino est en haut.

Les marches disjointes tournaient autour d’une colonne, comme les lames d’un éventail. De grandes fenêtres closes par des volets de bois laissaient quand même filtrer un peu de lumière. Ils passèrent une première porte fermée peinte en rouge.

— C’est là que nous faisons la cuisine, dit-elle.

Poursuivant leur montée, ils passèrent devant une porte murée surmontée des armes sculptés de Jean de Bourgogne : deux rabots entourés de bâtons noueux avec gravée la devise : Je l’ennuie. Olivier savait ce que cela signifiait. Jean sans Peur menaçait ainsi ses ennemis de les ennuyer1 en les rabotant!

Au niveau supérieur, la porte étant ouverte, ils aperçurent dans une petite pièce un lit aux rideaux de toile, un coffre et des escabelles.

— Le logis de Chiara et de son mari, dit leur guide. Les enfants ont leur paillasse au-dessus et, encore plus haut, il y a une autre pièce pour ma tante et Pulcinella.

Après la chambre de la tante l’escalier se terminait par une voûte de pierre ciselée en guirlandes de feuilles de chêne et d’aubépine peintes en vert, noir, blanc et pastel. À partir de là, un second escalier, plus exigu, était construit en retrait. Ils le prirent pour passer devant une très grande chambre, bien plus vaste que les galetas qu’ils avaient vus.

— C’est là que j’habite avec Lorenzino, annonça fièrement Serafina en s’arrêtant devant le seuil, car la porte était fermée.

— Vous vivez avec lui? demanda Cassandre, en regrettant immédiatement sa question qui avait peut-être blessé la jeune fille, puisqu’elle n’avait jamais fait allusion à un mariage.

Mais vivre dans le péché ne paraissait pas troubler outre mesure Serafina.

— Oui, et j’ai eu très peur de ne plus le revoir quand il nous a quittés, l’année dernière, pour partir avec les Gelosi. Mon père était furieux contre lui. Et moi la plus malheureuse femme du monde. Pourtant, il nous avait promis de revenir, et il a tenu parole. Il a même rapporté suffisamment d’argent pour louer cette tour. Grâce à lui, nous n’avons jamais eu tant de place pour vivre. Pour la première fois, j’ai une maison.

» Sans mon Lorenzino, je ne sais pas ce que nous serions devenus. Nous jouons de moins en moins à cause du curé de Saint-Eustache, ajouta-t-elle avec inquiétude.

1 Au sens de leur faire quelque chose de désagréable.