29.

En plus de leur hotel particulier en ville, les Guise disposaient de plusieurs logements dans le château, dont un appartement pour le duc devant le porche aux Bretons, et des pièces de réception dans les anciens appartements de Louis XII, là où avaient vécu François II et la jeune reine Marie Stuart, cousine des Guise.

C’est là que Mme de Montpensier se rendit sitôt la fin de l’altercation. Elle savait qu’elle y trouverait ses trois frères. Sans se faire annoncer, écartant l’intendant qui barrait la porte, elle entra dans la salle où ils travaillaient.

Henri de Guise, en pourpoint de satin blanc étroitement ajusté et cape écarlate, était avec le cardinal Louis de Guise, en robe rouge, et Charles de Mayenne, en casaque bleue brodée et passementée. Les trois frères préparaient la prochaine réunion des États généraux dont Louis présidait le clergé.

Le cardinal de Guise ne cacha pas son mécontentement d’être dérangé par sa sœur, mais elle ignora son courroux.

— Mes frères, je suis bouleversée, fit-elle en se frottant les mains pour tenter de calmer son agitation. Il faut que je vous parle.

Henri, qui l’aimait beaucoup même s’il désapprouvait souvent son impétuosité, lui prit les mains et lui proposa de s’asseoir.

Le duc, qui était aussi prince de Joinville, gouverneur de Champagne et Grand maître de France, était autant aimé à Blois qu’à Paris et lorsqu’on le voyait se promener dans les jardins à côté du roi, parlant avec lui des affaires du royaume, on ne pouvait s’empêcher de les comparer. Henri III, malade, toussant, édenté, boitant à cause de ses fistules, le teint blême, le regard fuyant, un panier de chien au cou et de lourdes perles aux oreilles. Près de lui, ce géant blond, séduisant, élégant, dominateur et majestueux, la main souvent posée sur la poignée dorée de sa lourde épée de bataille.

Nul ne pouvait douter de l’issue de la querelle qui les séparait et ceux qui restaient fidèles à Henri III se demandaient de plus en plus souvent s’ils ne se trompaient pas de camp.

Quelques-uns pourtant connaissaient le véritable duc de Guise : sa sœur, qui détestait sa pusillanimité, Margot, la femme d’Henri de Navarre, qui avait été sa maîtresse et qui disait de lui : Il fait toujours le mal, et son frère le cardinal de Guise qui lui trouvait l’esprit lourd et le jugeait plus brave qu’intelligent.

— Que s’est-il passé, Catherine? demanda Henri avec douceur.

Elle serra les lèvres, l’esprit toujours en pleine confusion, tandis que les deux autres se rapprochaient, inquiets de l’agitation de leur sœur.

— Dans la cour… à l’instant…

» J’étais avec vos gentilshommes, Henri, et mon nouveau capitaine des gardes, quand j’ai vu arriver par le grand escalier, venant de chez le roi, cette femme… Cette Cassandre de Mornay! cracha-t-elle avec fureur.

Les trois frères savaient ce qui s’était passé à Saint-Brice. Henri de Guise avait donné à sa sœur son accord pour l’assassinat d’Henri de Navarre. Il lui avait même indiqué un assassin exceptionnel : Maurevert. Or, Catherine avait tout raté : Maurevert était mort, et elle avait été maltraitée. Seulement, à travers elle, c’étaient les Guise qui avaient été humiliés, tout cela parce que sur les conseils de son stupide frère Charles, elle s’était mis en tête d’enlever la fille de Mornay!

Voici ce que pensait Henri de Guise tout en affichant un visage faussement aimable.

— Donc vous avez vu Mlle de Mornay. Vous la haïssez tant pour être aussi agitée?

— Elle s’appelle Mlle de Saint-Pol, remarqua Mayenne. C’est la fille bâtarde de Louis de Condé.

— Je sais, mon frère, dit Henri, agacé.

— En vérité elle est mariée avec un petit bourgeois parisien nommé Hauteville, précisa Catherine d’une voix emplie de fiel. Cet homme, un commis d’écriture, a rejoint Navarre qui l’aurait anobli. Il était à Paris durant les barricades, j’ai failli le faire saisir, mais sans succès.

— Dommage! dit le duc de Guise qui connaissait les grandes lignes de l’affaire par Mayneville, qui les avait entendues lui-même de Le Clerc. Mais Mlle de Saint-Pol a sans doute rencontré le roi pour régler des affaires de famille. En quoi cela vous inquiète-t-il?

— Non! glapit la duchesse. Elle était avec son mari, ce Hauteville, avec Poulain, ce félon, et surtout avec Rosny!

— Poulain? Le prévôt qui a trahi la Ligue? demanda Guise.

— Rosny est ici? s’inquiéta le cardinal.

— Oui! Mais ce n’est pas cela l’important! ragea-t-elle. Vous savez qu’après l’échec de Saint-Brice, j’ai envoyé à Nérac un homme que le curé Boucher m’avait présenté. Il s’appelait Pierre de Bordeaux.

— C’était inutile! fit le cardinal de Guise en haussant les épaules. J’avais moi-même envoyé un assassin qui avait été pris. Vous auriez dû m’en parler!

— Peut-être… Quoi qu’il en soit, je n’ai rien su de ce qui s’était passé, sinon que Navarre était toujours vivant. Or ce Bordeaux avait un cousin nommé Clément, un jeune sot plus réputé par ses rodomontades et son ivrognerie que par son courage. Il voulait venger son parent mais il ne parlait pas gascon et n’avait aucune chance. Je l’oubliai jusqu’aux journées des barricades où le curé Boucher me rapporta que ce jeune coq avait été au premier rang durant les émeutes, ne craignant pas d’affronter la mort et s’attaquant même aux Suisses sur le pont Notre-Dame.

Charles de Mayenne marqua son impatience en tapotant la poignée de son épée. Il avait trouvé détestable cette rébellion du peuple de Paris contre l’ordre établi et n’avait aucune envie d’entendre les exploits de la populace.

— Selon Boucher, Clément semblait haïr notre bougre de roi plus que l’Antéchrist. Il me vint donc l’idée qu’il pourrait nous en débarrasser…

— Je vous arrête, ma sœur! déclara le duc de Guise. Le roi est intouchable et je ne me résoudrai jamais au régicide.

— Laissons Catherine poursuivre, suggéra le cardinal de Guise qui n’avait pas les mêmes scrupules que son frère.

La duchesse les regarda à tour de rôle, et reprit légèrement calmée.

— Après les barricades, le curé Boucher retrouva Clément qui voulait devenir religieux. Je proposai qu’il entre aux jacobins et quand le curé Boucher partit pour Blois, je suggérai qu’il l’accompagne pour me le présenter.

— Votre Clément n’a aucune chance! lâcha Mayenne. Les quarante-cinq sont toujours autour du roi, sans compter Larcher et Bellegarde. Il devrait les tuer tous pour l’aborder!

— Mais le roi accepte facilement que des prêtres ou des moines s’approchent de lui, insista Catherine.

— Seuls les prêtres qu’Henri connaît l’approchent, répliqua le cardinal de Guise en haussant les épaules. De surcroît, ils sont toujours fouillés et le roi porte une jaque de mailles, ou une cuirasse de buffle, sous sa chemise.

Elle grimaça, n’ayant pas pensé à ça.

— Quoi qu’il en soit, tout à l’heure, je rencontrai le père Boucher qui me présenta Clément. C’est alors que je vis Cassandre du Mornay en bas de l’escalier. Cette garce s’approcha pour me défier. Il y avait quatre fines lames autour de moi, en face aussi ils étaient quatre, car cette bâtarde sait manier l’épée, bien qu’elle n’en portât pas. Mais je pouvais compter sur les gentilshommes du porche aux Bretons. C’était une occasion unique de régler tous mes comptes…

Elle était si exaltée en parlant ainsi que le duc l’interrompit d’un air fâché.

— Ma sœur, je vous aime fort mais je vous interdis de vous mêler de mes affaires! Je n’ai pas besoin de vos querelles pour fortifier notre parti. Je gagne chaque jour de nouveaux fidèles par les emplois, les dignités, les charges et les gouvernements que je distribue. J’aurai demain, venant d’Espagne, trois cent mille écus de plus. Je suis le maître ici, et un duel dans le château serait du plus mauvais effet!

Elle rougit à sa colère.

— Mais ce duel n’a pas eu lieu? s’enquit le cardinal de Guise, intrigué.

— Il allait s’engager quand Hauteville a interpellé Clément par son nom. Non seulement il le connaissait, mais il lui a demandé s’il avait des nouvelles de son cousin Bordeaux, celui que j’ai envoyé à Nérac! dit-elle d’une voix rendue si aiguë par la terreur que ses frères ne la reconnurent pas.

Le cardinal pâlit. Louis de Guise était un homme rusé, calculateur, et qui se souciait peu de faire couler le sang. Contrairement à son frère Henri, il ne désapprouvait pas les entreprises de sa sœur. Il avait parfois l’impression que le roi Henri III n’était pas le fol impuissant qu’il paraissait, et le faire assassiner aurait dégagé l’avenir et évité bien des peines. Mais bien sûr personne ne devait se douter que la famille de Lorraine préparait un régicide, sinon, c’en serait fait de leurs ambitions et ils finiraient tous excommuniés, ou pire, tirés par quatre chevaux! Quand lui-même avait envoyé un tueur à Nérac, il avait pris toutes les précautions pour qu’on ignore son rôle. Sa sœur aussi avait été prudente. Comment donc ce Hauteville pouvait-il connaître Bordeaux et Clément?

Le duc resta silencieux un moment. Réfléchissant à ce que venait de dire sa sœur.

— Vous dites que ce Hauteville est à Navarre? fit-il enfin. Voilà la raison pour laquelle il connaissait Pierre de Bordeaux! Votre homme a dû être pris, il a parlé et Hauteville l’a su, conclut-il.

— Mais comment connaissait-il Clément, mon frère? le coupa Catherine. Il l’a même appelé capitaine Clément, un nom que seuls ses compagnons de beuverie connaissent!

Guise observa à nouveau le silence. Cette fois, cette histoire le dépassait.

— Que s’est-il passé après l’intervention de Hauteville? demanda le cardinal.

— J’ai empêché qu’il y ait bataille. Si Hauteville en avait réchappé et s’il avait prévenu le roi, Dieu sait quelles en auraient été les conséquences! Je sais qu’ici tout le monde est pour la Ligue, mais qu’on apprenne qu’il y a projet de régicide et nous serons perdus. Hauteville et ses compagnons ont donc quitté le château.

Le duc hocha la tête pour montrer qu’il approuvait.

— Cette affaire pue! cracha alors le gros Mayenne.

Charles de Mayenne était un homme brutal et impulsif, mais il avait un solide bon sens. Il poursuivit d’une voix rogue :

— J’ai été le premier à sous-estimer ce Hauteville. Rappelez-vous, il y a trois ans M. Marteau a fait tuer son père qui venait de découvrir les rapines que nous opérions sur les tailles…

Le duc de Guise opina avec un air entendu, une attitude qu’il maîtrisait parfaitement.

— La sainte union a tenté de faire accuser le jeune Hauteville de parricide. Non seulement elle n’y est pas parvenue, mais il a repris les investigations de son père. J’ai envoyé Maurevert pour qu’il nous en débarrasse et Maurevert, surnommé bien à tort le tueur des rois, a échoué tandis que Hauteville parvenait à nous reprendre neuf cent mille livres.

» Après quoi, dit-il à sa sœur, il vous a empêchée de mener à bien votre entreprise à Saint-Brice. Il a délivré la fille de Mornay sans que vous vous y attendiez, mais il y a pire! Savez-vous ce qu’il est advenu de Maurevert?

La barbe en éventail, Mayenne éructait tel un ogre avant de se mettre à table.

— On m’a dit qu’il a été tué en cherchant à s’en prendre à Navarre, répondit sa sœur.

— Voici ce que je sais d’un gentilhomme présent là-bas et qui, mal récompensé de ses services, a rejoint M. de Soissons : Maurevert avait fabriqué un pétard pour tuer le Béarnais.

— Il m’avait en effet demandé de la poudre et fait creuser une tranchée le soir où nous avons été attaqués.

— Le pétard a bien sauté, ma sœur, mais juste avant quelqu’un avait prévenu Navarre. Et ce quelqu’un, c’était Hauteville!

— Malédiction! gémit la duchesse.

— Cette même personne m’a dit qu’avec des amis à lui, il a poursuivi et tué ceux qui avaient fait sauter la mine.

— Hauteville aurait tué Maurevert? L’un des meilleurs escrimeurs que j’aie connus! s’exclama le duc de Guise. Mais où cet homme a-t-il appris à se battre? Vous avez parlé d’un commis, ma sœur! Comment peut-il être si habile? Et ce serait lui aussi qui aurait découvert ce Pierre de Bordeaux à Nérac, puis votre capitaine Clément?

Il se tut un instant avant de lâcher d’une voix d’outre-tombe :

— Si c’est vrai, ce n’est pas un homme mais un sorcier!

— C’est un sorcier! sanglota la duchesse effondrée. Il m’a même jeté un sort! Si vous saviez, mon frère…

— Hauteville n’est pas un sorcier! gronda Mayenne. Ce n’est qu’un homme adroit et audacieux! Il commandait l’artillerie à Coutras avec Rosny, m’a-t-on dit. C’est pour son courage et seulement pour ça qu’il a été anobli.

Déconcerté par ce qu’il entendait, le duc de Guise regardait à tour de rôle ses deux frères et sa sœur. Il ne savait plus que dire et n’osait poser de question par crainte de paraître obtus.

— Renvoyez Clément à Paris, ma sœur, décida le cardinal de Guise.

— Je lui ai déjà ordonné de quitter Blois, dit-elle.

— Je veux savoir où se trouve ce Hauteville, Catherine, décida finalement Henri de Guise de cette voix posée qu’il prenait quand il voulait affirmer son autorité. S’il est à Blois, débrouillez-vous pour que son logis soit pillé par des truands et qu’il ne reste rien de lui!

Avec sa famille, Guise ne cherchait pas à cacher ce qu’il était vraiment : un prédateur brutal et sanguinaire.

Elle hocha la tête pour approuver avant de se retirer.

— Je vous accompagne, ma sœur, dit le cardinal en la suivant. J’ai quelques conseils à vous donner…

Charles de Mayenne et Henri de Guise restèrent seuls. Sitôt la porte fermée, leurs attitudes changèrent. Charles, en posture agressive, considéra son frère avec un regard qui n’annonçait rien de bon.

— Vous voulez quelque chose, Mayenne, demanda Henri, un glacial sourire aux lèvres.

— Oui, Henri. Vous savez que je vous ai toujours suivi, même quand je vous désapprouvais, car vous êtes le chef de notre maison, seulement vous avez abusé de votre position.

— Abusé? railla Guise qui devinait où son frère voulait en venir.

— Mme de Sauves m’aime, vous le savez. Elle veut vous quitter et vous le lui avez interdit!

Le duc garda un sourire figé, mais ses yeux étaient durs. Si Mayenne était officiellement son frère, Guise savait qu’il n’était qu’un enfant adultérin et il ne l’avait jamais considéré comme un membre de sa famille.

— Mme de Sauves est à moi, Charles, répliqua-t-il d’un ton sec. C’est ma chose, et d’ailleurs elle est fière d’être la maîtresse du duc de Guise. Je crains que vous ne vous soyez mépris sur son intérêt à votre égard.

Mayenne avait posé la main sur son épée. Allait-il tirer son arme contre son frère? Un silence pesant s’établit entre les deux hommes qui se défiaient du regard. Guise avait reculé d’un pas, lui aussi était prêt à dégainer. Finalement, Mayenne tourna le dos et sortit sans dire un mot. Il savait Henri meilleur escrimeur que lui et il avait songé à un moyen plus efficace de lui nuire.

Le duc resta seul, maussade. Guise n’était pas d’une grande intelligence, mais il sentait les choses. Les États généraux duraient déjà depuis deux mois et rien n’avait été décidé sur sa charge de connétable et sur la mise à l’écart d’Henri de Navarre de la succession au trône. Il voyait bien que les représentants des Seize, c’est-à-dire le Tiers, ne poussaient que leurs intérêts : payer moins d’impôts et contrôler les dépenses de l’État. Son frère Louis avait du mal à tenir les représentants du clergé qui, eux aussi, cherchaient surtout à conserver leurs avantages ou à en obtenir de nouveaux. Chacun s’épiait et se soupçonnait. Intrigues et rumeurs couraient dans la ville et le château. Sa sœur n’en faisait qu’à sa fantaisie, et Mayenne était sur le point de l’abandonner.

Même Louis l’irritait avec sa condescendance. Il était temps que tout finisse. Il restait cinq semaines avant Noël. Il devait utiliser ce temps à distribuer les trois cent mille écus du roi d’Espagne pour se faire de nouveaux fidèles et, si d’ici à la fin de l’année, le roi ne lui avait pas confié tous les pouvoirs, il prendrait une décision. Soit il rentrerait à Paris et ce serait la guerre totale avec Henri III, soit il utiliserait la force pour l’enfermer dans un monastère.



Quand Nicolas Poulain revint au château, la duchesse de Montpensier n’était plus dans la cour. Bien que préoccupé par la présence du capitaine Clément, il se rendit pourtant chez Catherine de Médicis comme le roi le lui avait demandé, envisageant d’aller voir son souverain aussitôt après.

La reine avait ses appartements au premier étage, juste sous ceux de son fils. Nicolas grimpa l’escalier François Ier et pénétra dans la pièce où se tenaient gardes et valets. La porte à doubles battants qui la faisait communiquer avec la grande salle de bal était ouverte. Celle-ci était pleine de courtisans et il aperçut le duc de Retz et la duchesse de Nevers. On entendait des airs de viole et des éclats de rires. Au bruit de la fête, il se souvint que c’était là, lors d’un bal, que Ronsard était tombé amoureux de Cassandre Salviati.

Mais comme il n’avait aucune envie d’être abordé ou interrogé après sa longue absence, il se dirigea droit vers la porte donnant sur l’escalier en limaçon. Quatre gardes en casaques à fleurs de lys gardaient le passage. Avisant l’un d’eux, il lui dit que la reine l’attendait. Le garde entra dans les appartements privés pour revenir au bout d’un instant avec M. de Bezon.

Poulain salua amicalement le nain avant de le suivre. Ils passèrent l’escalier et traversèrent la chambre, où les dames d’atour l’observèrent avec curiosité. Marc Miron, le médecin d’Henri III, était avec l’une d’elles devant la cheminée au monogramme de Henri II et de Catherine de Médicis, un H et deux C entrelacés. En trottinant, Bezon le précéda dans l’oratoire puis ils pénétrèrent dans le cabinet de la reine. Nicolas Poulain n’y était jamais entré.

C’était une petite salle aux murs couverts de panneaux sculptés et dont les caissons du plafond représentaient aussi des H et des C entrelacés. Poulain avait entendu dire que ces panneaux dissimulaient des placards secrets dans lesquels la reine cachait des poisons et toutes sortes de philtres, mais d’autres assuraient que c’était faux et qu’elle n’y rangeait que sa correspondance.

En face de la cheminée, en noir comme d’habitude, Catherine de Médicis était à demi allongée sur un lit, le visage décharné et blafard. À côté d’elle, assise sur une escabelle, Christine de Lorraine lui parlait doucement tandis qu’une demoiselle d’honneur attendait debout.

— Enfin, vous voilà! fit aigrement la reine en le voyant entrer. Où étiez-vous depuis tout ce temps?

Catherine de Médicis était peut-être malade mais elle n’avait rien perdu de son agressivité.

— J’avais demandé mon congé pour rejoindre ma femme, madame.

— Christine, Anne, laissez-nous, mais vous Bezon, restez!

Quand ils ne furent plus que tous les trois, Catherine resta un long moment à observer le prévôt.

— Monsieur Poulain, vous étiez donc à Chartres avec M. de Richelieu… et vous êtes revenu avec le marquis d’O et le baron de Rosny. Il y avait même M. Hauteville et sa femme, m’a-t-on rapporté! Étrange compagnie! dit-elle enfin.

Nicolas jeta un regard à Bezon qui avait dû renseigner la reine.

— Ne me prenez pas pour une sotte, monsieur Poulain, fit-elle en le foudroyant du regard.

— Je ne l’ai jamais fait, Majesté.

Elle se redressa dans le lit pour s’asseoir un peu mieux.

— Monsieur Poulain, ou plutôt devrais-je dire baron de Dunois, vous devez me trouver bien affaiblie. Et pourtant, sachez que je ne le suis pas. Je suis seulement désespérée. C’est moi qui ai suggéré les États généraux, je pensais que les représentants venus de tout le royaume rendraient son autorité à mon fils. Mais le duc de Guise a été plus habile en faisant nommer députés ses fidèles. Chaque jour mon fils est humilié, et je commence à craindre pour sa vie.

Poulain resta silencieux tant il partageait ce constat.

— Je suis malade, la goutte me torture, un catarrhe m’étouffe à chaque instant, et si M. de Notredame ne m’avait pas assurée que je mourrai près de Saint-Germain, je croirais bien que je suis sur le point de finir mes jours ici. Le médecin de mon fils vient de me voir. Il ne m’a guère rassurée et m’a ordonné de rester près d’un feu jour et nuit.

— Vous avez surmonté d’autres épreuves, madame.

— Certes, mais jamais la situation n’a été aussi sombre. Monsieur Poulain, je suis malade, sans soutien. La seule personne en qui j’ai confiance ici est M. de Bezon, qui est bien âgé, et bien petit… J’ai besoin d’un homme sur qui je puisse m’appuyer, d’un homme fidèle en qui je puisse avoir une confiance totale. D’un homme de race, aussi, car il connaîtra tous les secrets du royaume. J’ai demandé à mon fils que vous restiez près de moi comme vous l’étiez à Chenonceaux.

— Je ne vous avais guère donné motif de satisfaction madame, dit Poulain, fort embarrassé. Et j’ai déjà promis à Sa Majesté d’être à ses ordres. De surcroît, vous avez M. Rapin.

— M. Rapin gardera sa charge. Je veux seulement que vous soyez près de moi. Je me demande parfois si je ne suis pas le dernier rempart de mon fils. Si on me faisait disparaître, il serait perdu. M. de Bezon vous donnera toute l’assistance dont vous aurez besoin.

Son ton était suppliant, et pour la première fois, Nicolas Poulain eut l’impression qu’elle ne jouait pas la comédie. Il s’inclina, fort contrarié malgré tout, avant de poser une question qui lui brûlait les lèvres.

— Craignez-vous pour la vie du roi, Majesté?

— Oui… souffla-t-elle dans un accès de toux.

Il décida de parler.

— Majesté, il y a en ce moment un assassin au château. Il se nomme le capitaine Clément. Il ressemble à un clerc, mais c’est pour mieux dissimuler sa malignité. C’est lui qui commandait les écoliers et les moines durant les barricades. Il a défait les Suisses du pont Notre-Dame et il voulait prendre le Louvre. Or, il y a quelques instants, il était dans la cour en compagnie de la duchesse de Montpensier…

Elle écarquilla les yeux et parut reprendre de la vigueur.

— Che bestia! Expliquez-vous!

— C’est une longue histoire… Ce capitaine Clément avait un cousin que Mme de Montpensier a envoyé à Nérac pour occire le roi de Navarre. Celui-là a été pris et a tout raconté…

— J’ignore tout de cela, l’interrompit-elle en plissant les yeux, visiblement dubitative.

— Quand nous sommes venus vous voir avec mon ami Olivier, il vous a dit qu’il conduisait une enquête sur Belcastel. C’était vrai mais ce n’était pas la seule raison. Mgr de Navarre voulait aussi qu’il se renseigne sur l’homme qui avait essayé de le tuer à Nérac, car il se demandait si cette tentative n’était pas liée à la mort de Mgr de Condé. Olivier n’a retrouvé Clément qu’au moment des barricades et n’a pu l’interroger. En revanche, il avait constaté alors combien ce jeune homme haïssait le roi qu’il menaçait publiquement d’assassiner. Or tout à l’heure, il l’a vu dans la cour en compagnie du curé Boucher et de la duchesse de Montpensier. Il ne peut y avoir qu’une explication à sa présence ici.

À ces révélations, la reine resta impavide. Mais si son corps était immobile, son esprit était en furie. Ainsi Guise n’en avait pas assez! Il possédait les clefs de la ville et du château, il était lieutenant général du royaume, il disposait de quasiment tous les pouvoirs, et pourtant, dans l’ombre, il préparait l’assassinat de son fils. Qu’elle l’avait mal jugé! Pourtant, Dieu sait si elle l’avait protégé et défendu… Elle avait même empêché son fils de le mettre à mort quand il était venu à Paris, et voilà comment il la remerciait! L’affection qu’elle avait toujours éprouvée pour Henri de Guise était en train de se transformer en une puissante haine qui la submergeait.

— Bezon, allez voir si Miron est toujours dans ma chambre, demanda-t-elle d’une voix maîtrisée.

Bezon passa dans la pièce d’à côté et revint avec le médecin. Nicolas Poulain était resté silencieux.

— Monsieur Miron, lui dit la reine, allez dire au roi mon fils que je le prie de prendre la peine de descendre en mon cabinet, pour ce que j’ai chose à lui dire qui importe à sa vie, à son honneur et à son état1.

Miron s’exécuta tandis que Catherine interrogeait Nicolas Poulain sur l’attentat de Nérac. En l’écoutant, la reine éprouvait une satisfaction perverse en découvrant que la duchesse de Montpensier n’avait pas été plus habile qu’elle pour tuer Henri de Navarre, et en même temps elle enrageait à l’idée que cette femme ait osé s’attaquer à un prince de sang, chose dont elle jugeait avoir la prérogative.

Henri III entra alors que Nicolas terminait ses explications. Il dut recommencer le récit de l’altercation dans la cour, puis expliquer qui était le capitaine Clément.

Contrairement à sa mère, Henri connaissait l’histoire de l’attentat de Nérac sans savoir pourtant que la sœur du duc de Guise était impliquée. Il ne posa aucune question et resta un certain temps à réfléchir après que Nicolas Poulain eut terminé. Ce qu’il apprenait ne l’étonnait guère, et ne faisait que renforcer sa décision. Restait à savoir ce qu’il devait dire à sa mère, qui jusqu’à présent avait toujours penché du côté de Guise. Pour l’instant, ils n’étaient que quelques-uns à connaître ses intentions.

La reine l’observait. Elle se leva péniblement et prit d’autorité son fils par le bras pour le conduire près de la fenêtre tandis que Miron, Poulain et Bezon demeuraient éloignés à l’autre bout du cabinet sans pouvoir entendre leur conversation. Mais quand la mère et le fils eurent fini de chuchoter, Catherine de Médicis parla suffisamment haut pour être entendue.

— Mon fils, il s’en faut dépêcher! C’est trop longtemps attendre! Il faut donner bon ordre pour que vous ne soyez plus trompé, comme vous le fûtes aux barricades de Paris.

Ils revinrent vers les trois hommes.

— Monsieur Poulain, dit le roi, que comptiez-vous faire pour le capitaine Clément?

— Le rechercher dès ce soir, l’arrêter et l’interroger, sire.

— Vous n’en ferez rien. Oubliez tout cela. Ce capitaine ne parviendra jamais à m’approcher et je ne veux pas que la moindre discorde naisse entre moi et mon cher cousin Guise.

Sur ces mots, le visage marmoréen, il se retira avec Miron.



Le lendemain matin, le duc de Guise, qui avait passé la nuit avec Mme de Sauves, fut réveillé par Mendoza. L’ambassadeur d’Espagne était avec MM. de Saveuse et Boisdauphin, livides. Guise était encore dans son lit quand ils lui annoncèrent le vol des trois cent mille écus.

Aux premiers mots, Guise sauta du lit en chemise, demi-nu, convulsé de rage.

— Qui! Qui a fait ça! cria-t-il en attrapant Saveuse par son pourpoint.

Ce fut Boisdauphin qui répondit d’une voix défaite.

— Ils étaient une vingtaine avec à leur tête un nommé Fleur-de-Lis, monseigneur, j’ai déjà croisé la route de cet homme qui est à Navarre.

— Hauteville! balbutia Guise, pétrifié.

Il parut perdre toute énergie et s’assit sur son lit tandis que Mme de Sauves essayait de dissimuler aux trois hommes sa généreuse poitrine dénudée.

— Hauteville, murmura encore le duc. Cet homme est donc un sorcier!

En reprenant l’accusation de sa sœur, pour la première fois, Guise se mit à douter de son destin.

Il songea aux centaines de pamphlets que les prédicateurs diffusaient avec son accord, accusant Henri III et ses mignons d’être des suppôts du Malin. Et si c’était vrai? se demanda-t-il avec angoisse. Si le roi était vraiment l’Antéchrist, il ne pourrait jamais le vaincre.

Pourtant, après avoir écouté un compte rendu détaillé du vol, il retrouva un peu d’énergie et d’espoir. Il fit venir sa sœur et son frère Louis pour apprendre que Hauteville avait disparu. Toute la journée ses gentilshommes fouillèrent la ville et des patrouilles battirent la campagne autour de Blois. On retrouva la trace d’un groupe d’hommes avec plusieurs chevaux de bât à l’auberge de la Croix-Verte, mais les huguenots semblaient s’être volatilisés.

Dans les jours qui suivirent, le duc de Guise apprit que le roi, dans une nouvelle crise mystique, faisait aménager des cellules au-dessus de ses appartements afin d’y loger des capucins, résolu qu’il était, disait-il, de quitter le monde et de se livrer à la solitude.

Le duc jugea que c’était enfin une bonne nouvelle. Si le roi était si dévot, il ne pouvait être une créature de Satan. Il s’empressa aussitôt de faire répandre en ville la rumeur qu’Henri III voulait se retirer du trône, et que ces cellules seraient le couvent où il finirait ses jours.

1 Cette phrase, prononcée par Catherine, a été rapportée par Miron.