25.

Nicolas avait été pourvu par son père d’un sac d’écus bien pansu qui lui permit de s’installer, puisqu’il était parti sans rien. Son logis formait le deuxième étage d’une belle maison aux colombages ocre et aux encorbellements soutenus par des têtes sculptées. Plus grand que celui qu’il avait à Paris, avec deux grandes chambres, dont l’une servait de pièce d’apparat, une cuisine et plusieurs cabinets, il était déjà meublé de lits.

Tous les jours, il se rendait au palais pour travailler avec le Grand prévôt de France. Sa charge n’était pas très différente de celle qu’il avait à la cour de la reine mère : s’occuper des subsistances pour les gens et les bêtes ainsi que des réquisitions de logement, et en même temps assurer la police de la cour. Le colonel des Cent Suisses de la maison du roi participait souvent à leurs réunions de travail.

Mais à Rouen, pourtant gouvernée par le duc de Montpensier, les pouvoirs de la prévôté étaient réduits à cause des virulents prédicateurs et des ligueurs nombreux, il fallait aussi tenir compte de l’autorité du parlement et de celle de l’archevêque, le cardinal de Bourbon. Le roi n’aurait pu faire pendre un récalcitrant sans soulever la population, aussi Richelieu agissait-il avec une extrême prudence.

Entre Nicolas Poulain et le Grand prévôt s’était nouée une relation sincère, qui n’était pas de l’amitié, mais plutôt un mélange d’estime et de loyauté. Nicolas avait aussi remarqué la déférence que M. de Richelieu avait désormais envers lui. Le Grand prévôt avait dû apprendre, d’une façon ou d’une autre, qui était son père.

Le premier problème de police qu’ils eurent à régler fut celui du capitaine des gardes de Villequier. Nicolas raconta au roi que Lacroix l’avait suivi jusqu’à Paris et – sans nommer son informateur – qu’il avait révélé à Mayneville et à la duchesse de Montpensier l’endroit où il se cachait, ce qui avait provoqué la mort de son logeur.

C’était une lourde accusation et Henri III avait convoqué Villequier et Lacroix. Poulain avait réitéré ses griefs devant eux, mais le capitaine des gardes avait tout nié, sinon qu’il était bien à Paris à cette période pour une affaire de famille.

La réaction de Villequier avait été violente. Non seulement il n’avait pas défendu son capitaine mais il avait exigé qu’il soit pendu sur l’heure sans jugement. Blême, Lacroix avait protesté de son innocence et demandé à être jugé. Ne pas le faire aurait pu entraîner un mouvement de révolte de la part d’autres officiers, mais Richelieu devinait que Villequier avait de bonnes raisons pour refuser un procès où son capitaine des gardes aurait pu parler. Il proposa donc qu’il soit seulement banni de Rouen, ce que le roi accepta.

Quelques jours plus tard, Richelieu apprit à Nicolas que les deux sœurs qu’on surnommait les Foucaudes, les filles de Jacques Foucaud emprisonnées depuis des mois comme huguenotes, avaient été brûlées vives. Elles auraient dû être étranglées pour ne pas souffrir mais un groupe de fanatiques furieux était monté sur l’échafaud et en avait jeté une vivante dans le brasier. M. Rapin, le lieutenant criminel, n’était pas là pour empêcher ce crime qui avait beaucoup affecté le Grand prévôt de France. C’est à cette occasion que Nicolas découvrit que sous son apparente férocité, Richelieu dissimulait une réelle humanité, à moins que ce soit seulement un refus de l’intolérance.

M. Rapin avait en effet été dépouillé de son état de lieutenant criminel au début du mois de juillet et remplacé par un larron – c’est ainsi que Richelieu nommait le nouveau lieutenant criminel – appelé La Morlière. Il faut dire que, dès fin juin, la nouvelle assemblée du corps de ville de Paris, constituée uniquement de ligueurs et dirigée par M. de La Chapelle, avait déposé de leurs charges tous les capitaines de quartier encore fidèles au roi.

En même temps, les négociations conduites par Villeroy et Catherine de Médicis s’étaient poursuivies entre Henri III, le duc de Guise et la Ligue. C’est après avoir parlé de ce La Morlière que M. de Richelieu montra à Nicolas Poulain le projet d’édit que le roi était sur le point d’accepter.

Plusieurs phrases du texte piquèrent au vif Nicolas : il y était décidé l’extermination des hérétiques et que nul prince ne pourrait être roi en France s’il était hérétique.

— J’avoue ne pas comprendre l’attitude de Sa Majesté, fit-il amèrement. Notre monarque a les moyens de s’opposer à ce corps de ville ligueur et à M. de La Chapelle, ne serait-ce qu’en les déclarant criminels de lèse-majesté et en confisquant leurs biens, même si une telle décision ne pourrait être exécutable dans l’immédiat. Il peut aussi affronter ouvertement les Lorrains en convoquant le ban puisque les forces vives du royaume lui restent loyales. Pourquoi a-t-il décidé d’écarter son beau-frère du trône?

— Ce n’est qu’une décision sans valeur, car la loi salique s’appliquera en son heure, répliqua Richelieu d’un air sombre, tant il refusait lui aussi l’idée d’un roi protestant. Soyez cependant sûr que Sa Majesté a longuement discuté ce texte. En particulier, elle a repoussé la version de la Ligue qui écartait du trône tout prince qui avait été hérétique. Il suffirait donc que Navarre se convertisse pour qu’il accède au trône…

— Tout de même, laisser écarter et emprisonner tous les bourgeois de Paris qui lui étaient fidèles…

— Sa Majesté a toujours été réticente à utiliser la force, persuadée qu’elle parviendrait un jour à convaincre les Parisiens de sa bonté. En cela, elle se trompe, fit le Grand prévôt, et je reconnais comme vous que trop d’occasions ont été perdues. Mais ce n’est pas la seule raison… Tout d’abord, le roi est un de ces duellistes qui rompent tant qu’ils ont encore un pied ou deux derrière eux, c’est son tempérament. Mais le pied au mur, il sait contre-attaquer et vaincre. Il l’a fait à Jarnac. Ensuite… Je ne vous confie ceci, monsieur Poulain, que pour votre proximité avec les Bourbon – il eut un sourire ambigu – je sais que le roi éprouve une réelle crainte…

— Le roi aurait peur? De Guise? De la Ligue? Il a pourtant montré un éclatant courage dans le passé, à Jarnac comme vous venez de le dire, ou en Pologne… Quand il assure ne pas craindre la mort et ne viser qu’une troisième couronne au ciel, je le crois.

— Moi aussi, mais derrière Guise, derrière la Ligue, il y a l’Espagne. Henri a peur de ce que l’Espagne pourrait faire à notre pays. Sa mère lui a souvent raconté le sac de Rome, qu’elle a connu.

— Mais les Espagnols ne sont pas en guerre avec nous! Il est vrai qu’ils aident le duc et les Lorrains, mais seulement en pistoles et en ducats.

— Pas en guerre avec nous? C’est exact, mais pour combien de temps? Vous avez entendu parler de leur flotte, de l’armada qui se dirige vers l’Angleterre?

— Comme tout le monde, mais croyez-vous que l’Espagne puisse vraiment conquérir l’Angleterre?

— Les derniers rapports que le roi m’a montrés font état de trente mille hommes embarqués sur ces navires. Cette effroyable armée, hélas bénite par notre pape, sera invincible. Pour l’instant le mauvais temps l’a contraint à attendre dans les ports espagnols, mais elle pourrait toucher les côtes anglaises avant la mi-août. Si les Anglais sont écrasés, Navarre perdra son premier allié et l’Espagne fera la loi en France. Voilà la raison pour laquelle Sa Majesté ne veut pas d’affrontement avec la Ligue.

Poulain ne dit rien durant quelques instants. Avec Olivier, ils avaient convenu de convaincre chacun cinq ou six compagnons pour attaquer l’escorte du prochain convoi de trois cent mille écus. Ce devaient être des hommes n’ayant pas froid aux yeux, mais surtout d’une loyauté absolue envers le roi de Navarre ou le roi de France. Cela faisait plusieurs fois qu’il songeait à M. de Richelieu, sans toutefois se décider à lui en parler.

— Le duc de Guise a déjà reçu de l’Espagne deux chariots contenant près d’un million de livres en or, lâcha-t-il d’un ton indifférent.

— Peste! Qui vous a dit ça? Le roi d’Espagne a toujours promis plus de beurre que de pain!

— M. Hauteville – pardon M. de Fleur-de-Lis – avait eu connaissance de ces transports de fond par les services du roi de Navarre. Il a conduit une enquête à Paris; je ne l’ai pas aidé, car j’étais moi-même occupé avec la Ligue. Mais il a découvert que la première livraison avait été remise au duc en janvier. Il a vu la quittance signée. La seconde livraison a été faite le jour où le duc est venu à Paris, avant les barricades. Sans doute voyageaient-ils ensemble. Mon ami Olivier a suivi les chariots et leur escorte jusqu’à l’hôtel de Clisson.

Richelieu posa longuement son regard sur Nicolas.

— Un million à chaque fois! Croyez-vous qu’il y aura d’autres transports?

Poulain hocha lentement la tête de haut en bas.

— C’est de cela que je veux vous parler, monsieur…

Richelieu planta ses yeux dans les siens.

— La troisième livraison est pour début novembre. Nous avons prévu de nous en emparer, mais l’escorte sera sans doute d’une vingtaine de gardes. Il faudrait que nous soyons au moins une grosse douzaine. Tous hardis combattants et fidèles à nos rois.

— Nos?

— L’or sera partagé, tout comme notre troupe. La moitié pour le roi de France, l’autre moitié pour Navarre.

Richelieu semblait désapprouver cette idée.

— Vous avez réuni vos hommes?

— Pas encore. Il est difficile de trouver des gens loyaux… Accepteriez-vous d’en être?

Richelieu secoua la tête.

— Avec Olivier, nous avons prévu que chacun recevrait dix mille écus, ou que cette somme irait à sa famille pour ceux qui ne reviendront pas. Le reste ira aux rois.

— Je suis avec vous, dit lentement Richelieu, bien que je n’aie guère envie d’enrichir le roi de Navarre, mais en attendant, prions pour que Dieu nous sauve de l’invincible armada.



L’édit d’Union fut signé le 15 juillet et enregistré par les parlements de Rouen et de Paris. Le roi avait capitulé sur tout, sauf sur son retour dans la capitale. Parmi les articles de l’édit, il y avait l’amnistie pour les actes de rébellion des 12 et 13 mai, la confirmation de l’élection de M. de La Chapelle comme prévôt des marchands, l’envoi de nouvelles armées contre les huguenots, la promesse de nommer le duc de Guise lieutenant général du royaume, la nomination de M. de Mayneville au conseil, et enfin la reconnaissance du cardinal de Bourbon comme successeur au trône.

Quelques jours plus tard, Richelieu informa Nicolas Poulain que M. de La Chapelle et ses échevins, assemblés au palais de l’Île de la Cité dans la salle Saint-Louis, avaient exigé des parlementaires qu’ils rejoignent la Ligue. N’ayant pas le choix, sinon celui de la prison, les magistrats qui n’avaient pas réussi à fuir Paris avaient juré.

Rouen devenant trop ligueuse, à la mi-juillet, le roi partit pour Mantes dont le château construit par Charlemagne était inexpugnable. Nicolas Poulain le suivit en laissant toutefois sa famille sous la protection du cardinal.



Le 20 juillet, le comte de Soissons, accompagné de M. de Rosny, arriva à Mantes. Le comte qui espérait être nommé au conseil et devenir le premier personnage de la cour – n’avait-il pas montré sa vaillance à Coutras? – annonça à cor et à cri avoir rompu avec le roi de Navarre depuis qu’il lui avait refusé sa sœur comme épouse.

Il fut fort mal reçu par le roi qui lui enjoignit de se retirer de la cour et de demander son absolution à Rome pour s’être allié avec un hérétique. Quant à M. de Rosny, qui assurait aussi s’être brouillé avec le Béarnais, il expliqua avec flagornerie à Henri III qu’il était venu lui offrir ses services parce qu’il ne doutait pas que le roi de Navarre viendrait sous peu en faire autant. Ce discours parut ne pas déplaire à Henri III.

C’est un peu plus tard, et seul à seul, que Rosny et Poulain se rencontrèrent dans l’hôtellerie où le baron avait pris chambre. Les premiers mots de Rosny à Nicolas furent pour rendre hommage à son nouvel état, mais aussi pour s’étonner de le trouver à la cour comme lieutenant du Grand prévôt de France. Nicolas lui en ayant confié les raisons, le baron expliqua avec force ironie qu’il n’avait accompagné Soissons que sur ordre du roi de Navarre, lequel lui avait demandé d’oublier les ressentiments qu’il avait envers son cousin tant il était de son intérêt d’avoir auprès de lui quelqu’un pour le tenir informé de ses projets.

— Je prête donc une oreille attentive aux discours du comte et je feins pour lui un zèle que je ne ressens point! Je dois être bon comédien, car il s’est laissé facilement trompé! s’esclaffa-t-il joyeusement dans sa barbe.

Il donna ensuite des nouvelles d’Olivier et de son épouse pour les avoir vus à La Rochelle. Olivier lui avait parlé du convoi d’or, et il était ravi de participer à l’entreprise avec Venetianelli et Caudebec. Nicolas lui dit avoir déjà recruté M. de Richelieu – Rosny grimaça – et qu’il songeait au marquis d’O.

Rosny parut encore plus contrarié qu’au nom du Grand prévôt tant la réputation de querelleur et d’archilarron du marquis était grande. Pour le convaincre qu’il avait tort, Nicolas lui raconta longuement l’expédition faite ensemble pour récupérer les rapines du duc de Guise chez le receveur des tailles Salvancy. Rosny connaissait une grande partie de l’histoire, mais pas le rôle exact de François d’O.

— M. d’O peut aussi nous apporter son serviteur Dimitri, et peut-être M. de Cubsac.

Rosny haussa les épaules, mal convaincu.

— Peut-on faire confiance à ce Cubsac? Un des quarante-cinq d’Épernon!

— Oui, monsieur. Malgré son air de capitan gascon, c’est un honnête homme et je lui confierais ma vie.

— Dans ces conditions… parlez donc au marquis! soupira le baron. Il faut faire feu de tout bois si nous devons être une douzaine!

Durant le dîner, Rosny lui raconta que, comme convenu, il était retourné à Paris le mardi suivant Pentecôte et qu’il avait trouvé le Porc-Épic fermé. En interrogeant des voisins, on lui dit que le cabaretier avait été tué par des larrons qui s’étaient introduits chez lui. Cherchant à en savoir plus, il avait aussi appris que le cardinal de Bourbon était venu au couvent de l’Ave-Maria où il y avait eu des affrontements, mais personne ne savait exactement de quoi il retournait. Il s’était donc rendu au Drageoir Bleu (Poulain lui avait parlé une fois de ses beaux-parents) et c’est là qu’on lui avait raconté tout ce qui s’était passé.

Nicolas l’ayant interrogé sur l’armada espagnole, Rosny s’en moqua d’abord en la qualifiant de bénite par le Pape mais maudite de Dieu, avant de lui annoncer qu’elle avait appareillé. On pouvait donc apprendre à tout moment que l’Espagne avait envahi l’Angleterre.

Le baron resta à la cour et Nicolas Poulain passa plusieurs bonnes soirées avec lui. Non seulement ils parlaient de politique, de la Ligue, et de l’avenir du roi de Navarre, mais connaissant tous deux parfaitement les environs de Paris, ils discutaient aussi des moyens de s’emparer de l’or de Guise. L’idée de Poulain – qui en avait déjà parlé avec Olivier – était d’attendre le convoi à Saint-Denis, ville où il passerait forcément. Il y avait là-bas tant d’auberges qu’une troupe importante, mais répartie dans plusieurs hôtelleries, ne se ferait pas remarquer par le prévôt s’ils devaient rester plusieurs jours.

C’est aussi à Mantes que Nicolas Poulain rencontra Michel de Montaigne. Au moment des barricades, l’ancien maire de Bordeaux était à Paris, chez son imprimeur, pour corriger une nouvelle version des Essais. Montaigne était gentilhomme de la chambre, une charge qu’il exerçait peu, mais apprenant la fuite d’Henri III, il avait estimé qu’il était de son devoir de rejoindre la cour et de se mettre à son service. Une bien rare loyauté.

En parlant de l’intolérance qui s’était installée dans la capitale, et des exécutions fréquentes d’hérétiques, ou accusés de l’être, Montaigne informa Poulain qu’un de ses amis magistrat lui avait écrit au sujet d’un Angevin nommé Guitel qui avait été pendu et réduit en cendres en place de Grève. Ainsi, songea Nicolas, les deux frères étaient désormais réunis dans la mort, et au moins celui-là n’avait pas été brûlé tout vif comme on voulait le condamner.

Quelques jours plus tard, la reine mère vint à Mantes pour supplier son fils, avec beaucoup d’affection, de revenir en sa bonne ville de Paris. L’entrevue étant publique, Nicolas y assista.

Comme le roi refusait, sa mère, désespérée, lui rappela qu’il était d’un naturel bon et qu’il avait toujours pardonné les offenses.

— C’est vrai, madame, mais que voulez-vous que j’y fasse, c’est ce méchant d’Épernon qui m’a gâté et m’a tout changé mon bon naturel, plaisanta Henri III.

Malgré la tension qui régnait, cette réponse fit rire l’assistance, sauf Catherine de Médicis qui rentra à Paris éconduite.

Le château de Mantes n’étant guère confortable, la cour partit pour Chartres où une délégation de députés du parlement de Paris vint à son tour supplier le roi de revenir dans sa bonne ville. Pour émouvoir Henri III, les députés se firent précéder par un frère du duc de Joyeuse, entré en religion, qui portait une croix de carton, une couronne d’épines et s’était barbouillé le visage de sang. Autour de lui, des capucins habillés d’un cilice le fouettaient en criant miséricorde. Bien qu’aimant les processions, le roi fut cette fois indifférent à ce qu’il appela une mascarade.

Plus tard, il reçut les députés avec une grande majesté et reconnut qu’ils n’avaient trempé en rien dans l’affaire des barricades. En revanche, il menaça de ne jamais revenir à Paris et d’en ôter les cours souveraines.

Cet avertissement alarma tellement le corps de ville qu’il envoya une nouvelle députation conduite par le prévôt des marchands. Les députés apportaient tous des cadeaux pour témoigner de leur affection et, parmi eux, se trouvait le nouveau gouverneur de la Bastille, Bussy Le Clerc.

La salle était pleine. Nicolas Poulain était près du trône avec M. de Richelieu et les quarante-cinq. Quant aux gentilshommes de la chambre, dont M. de Montaigne, ils entouraient le roi de telle façon qu’aucun député n’aurait pu s’approcher à moins de deux toises.

À tour de rôle, parlementaires et membres du corps de ville vinrent supplier Henri III de revenir. Ils remettaient alors leur cadeau à un chambellan qui le portait au roi, lequel le recevait avec une grande bonhomie et un réel plaisir, s’extasiant surtout sur les bijoux qu’il découvrait en ouvrant les coffrets.

Bussy Le Clerc avait aperçu Nicolas Poulain et lui avait jeté un regard malveillant auquel le prévôt n’avait pas répondu. En revanche Poulain avait remarqué, avec un mélange de surprise et d’inquiétude, que Le Clerc portait épée comme un gentilhomme. Il est vrai qu’il se disait noble, mais il n’aurait jamais été reçu ainsi à la cour à Paris. Seulement les ligueurs, maîtres des principales charges de la ville et Messieurs de la Ville, comme ils se nommaient, s’étaient anoblis eux-mêmes!

La cérémonie s’éternisait. Les discours succédant aux supplications auxquelles le roi répondait par des remerciements, mais sans promettre de revenir à Paris. Enfin s’avança le dernier parlementaire qui tenait un coffret de bois finement ciselé. L’attention de Poulain s’était relâchée. Il ne s’était rien passé d’inquiétant comme il le craignait.

Le roi paraissait impatient de savoir ce qui se trouvait dans cette boîte d’assez belle taille. Il glissa un mot à M. de Villequier, assis à côté de lui, pour qu’il aille la chercher.

C’est alors que Poulain crut reconnaître le coffret. N’était-ce pas la boîte ciselée remise à Louchart par un artisan horloger lors d’une réunion de la sainte union? Il étudia Le Clerc avec attention. Le visage du gouverneur de la Bastille était tendu et son regard allait de la boîte au roi. Poulain bouscula le gentilhomme devant lui en lançant :

— Sire, avec votre autorisation, je souhaite examiner ce coffret.

Stupéfiée, l’assistance se tut, et tous les regards se tournèrent vers l’insolent, l’inconscient, qui osait troubler ainsi les règles du protocole. Puis les murmures déferlèrent par vagues de plus en plus fortes et se transformèrent en un sourd grondement de réprobation.

Le chambellan avait les yeux écarquillés et le conseiller au parlement tenait gauchement sa boîte avec une expression de parfait ébahissement.

Poulain glissa entre ses dents à Richelieu : « C’est la machine de Chantepie. » Il fit deux pas en avant pour prendre la boîte mais fut arrêté par les quarante-cinq. Villequier, qui allait aussi se saisir du coffret, gronda en le foudroyant du regard :

— Dieu me damne, monsieur Poulain, c’en est trop! Veuillez rester à votre place!

— Laissez, Villequier! fit le roi en posant son regard sur Poulain.

Richelieu s’avança à son tour :

— Sire, j’approuve la requête de mon lieutenant. Il serait souhaitable que je regarde aussi ce coffret avant Votre Majesté.

Les murmures reprirent, s’enflèrent. La confusion parut s’étendre. Le roi dit quelques mots à voix basse à Villequier, puis au marquis d’O. Celui-ci fit alors taire l’assistance en levant une main.

— Sa Majesté recevra en privé M. Bonneval, dit-il. Monsieur de Bonneval, veuillez remettre votre coffret au grand prévôt.

Bonneval était le parlementaire au coffret. C’était un homme replet, de petite taille, au visage lisse et joufflu. Il paraissait désemparé dans son bel habit de velours noir.

Le roi prit alors la parole. Mi-amusé mi-dédaigneux, il remercia longuement ses bons amis bourgeois et députés de Paris. Il les assura que leur ancienne mésintelligence était oubliée, en utilisant même le terme de Messieurs de Paris pour nommer les membres du corps de ville qu’il qualifia d’honnêtes hommes ayant la religion empreinte en l’âme et la générosité dans le cœur. Il les assura de son amitié et de son attachement à la capitale, mais ne dit mot de son retour.

L’entrevue était terminée.

Suivi de M. de Villequier, O, Bellièvre, Montpezat et quelques gentilshommes dont Roger de Bellegarde, Henri III se retira dans une chambre qui jouxtait la salle, pendant que M. Bonneval remettait son cadeau à Richelieu. Le parlementaire paraissait tellement déconfit que Nicolas Poulain se demanda s’il ne s’était pas trompé, mais le coffret paraissait bien être le même que celui qu’il avait vu à la réunion de la Ligue. Il leva les yeux, cherchant du regard Le Clerc, mais le gouverneur de la Bastille était parti. Tout comme M. de La Chapelle.

— Que dois-je faire? demanda Bonneval.

— Sa Majesté va vous recevoir en privé, répondit Nicolas. (Il prit le coffret des mains de Richelieu). Qu’y a-t-il à l’intérieur?

— Une aigrette en diamants et des ferrets, monsieur.

Le capitaine des gardes, M. de Larchant, arriva alors pour leur dire que le roi les attendait. Ils le suivirent.

Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, Henri III était assis sur une chaise haute, impavide. Villequier jeta un regard sombre à Poulain. O paraissait intrigué et soucieux. Bellièvre se tenait à l’écart. Le seul gentilhomme de la chambre qui restait était Bellegarde, et bien sûr M. de Montpezat, le capitaine des quarante-cinq, comme si le roi avait décidé que ce qui allait se passer ne devait pas s’ébruiter.

— Monsieur Poulain, expliquez-nous, proposa doucement Henri III.

Poulain s’approcha de Bonneval et lui tendit le coffret.

— Monsieur le député, pourriez-vous ouvrir ce coffret pour en montrer le contenu à Sa Majesté?

— Bien sûr, monsieur, répondit Bonneval sans hésiter.

Il était à côté d’une table. Il posa le coffre dessus et en détacha les deux crochets qui le tenaient fermé.

— Arrêtez! ordonna Poulain.

Le parlementaire parut interloqué, l’assistance restait attentive.

— D’où tenez-vous ce coffret, monsieur?

— De mes amis parlementaires qui se sont cotisés pour offrir les bijoux qu’il contient à Sa Majesté.

— Vous en avez vu le contenu?

— Oui, monsieur, avant de partir.

Poulain se mordit les lèvres d’inquiétude. S’il s’était fourvoyé, il serait ridicule. Il balaya la salle des yeux. Elle contenait deux coffres, une armoire ciselée, un grand bahut et bien sûr un lit à rideaux cramoisis couvert d’une très épaisse courtepointe. Le siège du roi était à quelques pas du lit.

Sous le regard médusé de l’assistance, Nicolas prit le coffret pour le poser sur le lit. Puis, il tira la courte-pointe contre l’ouverture de la boîte, défit les crochets avec précaution et, constatant que la serrure n’était pas fermée, ouvrit le couvercle de façon à ce que l’ouverture se fasse vers la courtepointe et non vers lui.

Trente-six canons se déchaînèrent dans un vacarme à peine étouffé par la couverture de lit. La pièce s’emplit de fumée. Poulain lâcha le coffret devenu brûlant dont une partie s’enflamma.

Il tira la courtepointe et en frappa violement la boîte pour éteindre le feu. Il se sentait soulagé d’avoir bien deviné, mais en même temps plein de rage pour cet effroyable projet de régicide.

Le roi s’était levé, horrifié. Ses gentilshommes l’entouraient, épée à demi sortie du fourreau. Tous blêmes et pétrifiés au milieu de la fumée. On frappait des coups violents à la porte. Richelieu fut le premier à reprendre ses sens. Il s’approcha de l’huis pour crier, la voix cassée par l’émotion :

— Tout va bien! Laissez le roi tranquille!

Bonneval était tombé à genoux, sanglotant et murmurant une prière. Il ne comprenait rien mais se doutait de son sort, et il en était terrorisé.

Henri III n’était pas un poltron, son entourage non plus, tous avaient connu le fracas des canons et des mousquets. Aussi ce n’était pas le bruit de la machine infernale qui les avait épouvantés, c’était l’acte lui-même. Certes les prédicateurs faisaient serment de bénir celui qui tuerait le tyran, certes on avait déjà assassiné des princes de sang, on avait tué le prince d’Orange, Marie Stuart avait attenté à la vie de la reine d’Angleterre. Mais le roi de France! Le représentant de Dieu sur terre! C’était inimaginable.

Personne ne disait mot. Au milieu de la fumée, Nicolas considéra sévèrement Villequier qui gardait les yeux écarquillés en secouant la tête, comme incrédule. Le parlementaire paraissait anéanti. M. d’Ornano serrait sa dague avec rage.

— Comment saviez-vous, monsieur Poulain? demanda alors le marquis d’O d’une voix étranglée.

— M. de Richelieu m’avait demandé d’enquêter sur cette machine infernale volée au Grand-Châtelet. J’avais aperçu ce coffret passant de main en main dans une réunion de la Ligue…

— Majesté, je vous supplie de me croire… J’ignorais tout. J’ai vu les bijoux avant de partir. J’en ai même payé la plus grande partie, pleurnicha le parlementaire.

— La Ligue! murmura le roi en effleurant l’une des perles de ses boucles d’oreille. Ces bourgeois venaient m’assurer de leur obéissance… et en réalité ils avaient préparé ma mort…

— Rien ne dit que celui qui a fait cela était parmi eux, sire, dit Villequier. Ce peut être un coup monté dont les instigateurs sont encore à Paris… ou ailleurs, suggéra-t-il perfidement.

— J’ai vu M. Le Clerc avec cette boîte lors de l’assemblée de la Ligue à laquelle j’assistais, et M. Le Clerc était là aujourd’hui! lâcha Poulain en le défiant du regard.

— Je vais le faire pendre! gronda Ornano.

— Non! dit le roi, en secouant la tête et en arrêtant son colonel d’un geste de la main. L’heure n’est pas venue…

— Il faut faire un exemple, sire! insista Ornano.

— Non, vous dis-je! Personne ne doit savoir ce qui s’est passé. Monsieur Bonneval, expliquez-vous… Et tâchez d’être convaincant.

— Je ne sais que dire, Sire. Ce coffret contenait une aigrette et des ferrets de diamants. Nous sommes huit à avoir participé à l’achat.

— Quand l’avez-vous ouvert pour la dernière fois?

— À Paris, monsieur le Grand prévôt. Ensuite la boîte ne m’a pas quitté, elle était fermée à clef et je ne l’ai ouverte qu’en entrant dans la salle.

— D’où vient le coffret?

— C’est M. de La Chapelle qui nous l’a offert quand il a su que nous ferions ce cadeau. Il était un peu grand mais il a insisté.

— La Chapelle et Bussy voyageaient avec vous?

— Oui, nous étions dans la même auberge avant-hier.

Poulain posa son regard sur Richelieu qui hocha la tête. Toute autre explication était inutile. La Chapelle avait fait faire deux coffrets, et d’une façon ou d’une autre les avait échangés.

— Monsieur Bonneval, M. de Richelieu va prendre votre déposition écrite devant un notaire, décida le roi. Ensuite vous rentrerez à Paris et ne parlerez jamais de cette affaire. Si on vous interroge, vous direz que M. de Richelieu a pris le coffret et que vous ne savez pas ce qu’il est devenu.

Il se tourna vers Poulain avant d’ajouter :

— Monsieur Poulain, mes dettes s’accroissent envers vous.



Le lendemain de cet attentat, le marquis d’O invita Nicolas Poulain à dîner chez lui en s’excusant de ne pas l’avoir fait plus tôt, mais il était trop mal logé et venait à peine de trouver un hôtel lui permettant de tenir son rang.

Les deux hommes dînèrent seuls, Dimitri assurant le service.

Ce fut un repas lugubre. L’attentat avait ravivé les craintes du marquis qui interrogea longuement Poulain sur ce qu’il savait de Bussy Le Clerc.

— C’est un homme redoutable, conclut Poulain, après avoir raconté quelques anecdotes sur le procureur. C’est lui qui a organisé ce qu’ils appellent l’heureuse journée de Saint-Séverin. Sa hardiesse n’a d’égale que sa cupidité, mais vous avez pu constater combien il est habile.

— En effet, quel coup de génie de mettre en avant ce pauvre Bonneval. Recommencera-t-il selon vous?

— Certainement, ou ses amis prédicateurs. Boucher par exemple, sans oublier Mme de Montpensier… Il faut empêcher quiconque d’approcher le roi désormais.

— Sans doute! Mais cette entreprise démontre aussi l’incapacité des quarante-cinq du duc d’Épernon à protéger Sa Majesté. Épernon est un homme sans finesse. Pour lui, tout peut se régler avec une épée et il pense qu’il suffit de placer une barrière de Gascons autour du roi pour le protéger. Il ne lui vient pas à l’idée que nous devons comprendre nos adversaires pour mieux les déjouer. Malheureusement, nous n’avons plus d’espion chez eux. Je n’ose imaginer le désordre qui régnerait à cette heure dans le royaume si le roi avait ouvert cette funeste boîte! Le roi est si affable! Que demain se présente quelqu’un en qui il a confiance, et il le recevra dans sa chambre. Si celui-là a de mauvaises intentions, il n’aura aucun mal à lui enfoncer un couteau dans le ventre!

Quelques mois plus tard, Nicolas Poulain devait se souvenir de cette terrible prémonition. Il approuva gravement de la tête en faisant part à son tour de ses craintes.

— Les États généraux ouvrent dans un mois. C’est à Blois que Sa Majesté sera le plus vulnérable. Il faudra renforcer la garde partout, payer des espions ou acheter nos ennemis.

— Certes, mais avec quel argent? Les caisses sont vides et le roi ne peut même plus payer ses Suisses. Ce mois-ci, j’ai avancé les gages de ses officiers sur ma cassette.

— Il y aurait peut-être une solution… suggéra Poulain.

— Laquelle?

— Le duc de Guise attend un convoi d’or…

— Expliquez-vous!

— Je vais vous faire une proposition, monsieur le marquis. Vous pouvez la refuser, mais dans ce cas je souhaite être assuré de votre silence…

O posa ses yeux sur Poulain et comprit qu’il s’agissait d’une entreprise particulièrement secrète.

— Voulez-vous ma parole?

— C’est inutile, je sais que je peux vous faire confiance. Voici les faits…

Nicolas raconta tout ce qu’il savait sur les trois versements de l’Espagne au duc.

— Le prochain serait donc en novembre?

— Oui, monsieur. Avec mon ami Olivier, nous souhaitons réunir une douzaine de braves pour prendre cet or. Chacun recevra une part et le reste sera partagé entre le roi de Navarre et le roi de France.

— Vous avez déjà trouvé vos compagnons?

— Quelques-uns. J’avoue avoir pensé à vous et à Dimitri.

— La dernière entreprise que vous m’avez proposée, monsieur Poulain, m’a laissé du fiel dans la bouche.

— À moi aussi, monsieur. Mais tout est différent désormais…

— Croyez-vous? Navarre est un renard, et comme tous les renards, c’est un voleur de poules. Si nous prenons cet or, il nous le volera…

— Non, monsieur, il faut désormais que nous ayons confiance les uns envers les autres.

— Confiance? Avec les hérétiques? persifla O.

— J’y ai des amis, monsieur. J’ai rencontré Navarre et je sais quel homme il est.

— M. Hauteville m’a déjà tenu ce discours, objecta le marquis.

Il resta silencieux, puis posa son regard sur Dimitri, qui avait tout écouté.

— Parlez-moi de ceux que vous avez approchés…

— M. de Richelieu.

O approuva de la tête.

— M. de Rosny.

Cette fois, le marquis écarquilla les yeux.

— M. François Caudebec.

— C’est impossible! Il m’a déjà volé une fois!

— Et M. Venetianelli.

— Il Magnifichino?

— Oui.

Le marquis balança un moment de la tête.

— Avec M. Hauteville et vous cela fait six, dont deux envers qui je n’ai que défiance!

— Soyez assuré, monsieur qu’ils se méfient autant de vous, ironisa Poulain. Il faudra pourtant surmonter nos préventions les uns envers les autres. Ce sera nécessaire aussi pour l’avenir.

— Un million de livres, avez-vous dit?

O était partagé. Renflouer les caisses du roi, et s’enrichir un peu par la même occasion, était tentant. C’était aussi un moyen de damer le pion à Épernon. Mais d’un autre côté, comment avoir confiance en Caudebec ou en Rosny?

— Si j’accepte, ainsi que Dimitri, nous ne serons que huit.

— J’avais pensé que vous pourriez approcher M. de Cubsac.

— En effet. Cela fera neuf.

— Je dispose encore de deux mois pour trouver cinq ou six personnes.

— J’irai, monsieur Poulain, mais je ne pourrai m’absenter longtemps de la cour, et je veux être associé à toutes les décisions à prendre. Si c’est vous êtes le capitaine de cette entreprise, j’exige d’être votre second, et non M. de Rosny.

— Je la dirige avec Olivier. Je vous propose donc d’être mon lieutenant avec M. de Rosny.

O grimaça à nouveau et resta silencieux, boudeur même.

Comme le silence se prolongeait, Nicolas Poulain insista :

— Monsieur le marquis, songez que c’est une occasion unique de montrer qu’il nous est possible, protestants et catholiques de bonne volonté, de nous faire confiance et de vivre ensemble. Rejetons l’intolérance, le fanatisme, la Ligue et les Lorrains! Mgr de Navarre est l’allié naturel du roi. Il sera lui-même votre roi, un jour!

O lâcha un profond soupir.

— Je le sais, monsieur Poulain, mais c’est difficile pour moi. Un hérétique… J’essaierai de parler à Rosny. Pour Caudebec, ce sera plus dur. Mais sachez que si l’un des huguenots tente de nous trahir, je le tuerai! dit-il d’une voix forte.

— Personne ne trahira personne.

Le marquis hocha la tête avant de demander :

— En avez-vous parlé au roi?

— Non, monsieur. Nous le ferons plus tard. J’avoue aussi que je manque parfois de confiance envers lui… Et s’il nous dénonçait à Guise? Il a déjà tant cédé!

— Dénoncer! gronda O. Je vous interdis de douter de Sa Majesté!

— Alors pourquoi a-t-il accepté le traité d’Union? répliqua sèchement Poulain.

— Je pourrais vous répéter ce que tout le monde dit, que tant que la flotte espagnole sera menaçante, le roi n’osera s’opposer à la Ligue.

— Et ce n’est pas la raison?

— Non! Je vais vous confier à mon tour un secret, monsieur Poulain. Par votre rang, vous pouvez le connaître, et le roi m’y a autorisé tant il tient à conserver votre amitié et votre fidélité. Sa Majesté fera désormais tout ce que souhaite la Ligue. Notre roi déploiera ses largesses et ses faveurs sur leurs chefs, non qu’il les en juge dignes mais à dessein…

— À dessein? reprit Poulain, la gorge nouée, car il s’inquiétait de ce que le seigneur d’O allait lui confier.

— Sa Majesté a résolu de se défaire de Guise, comme il avait vu son frère se défaire du grand Coligny, et toutes ses démarches ne tendent qu’à l’endormir dans une trompeuse confiance, lâcha le marquis.

Un oppressant silence s’installa. La Ligue venait de tenter de tuer le roi, et celui-ci envisageait la même chose à l’égard du duc de Guise. S’il y avait assassinat, la haine entre les deux partis ne s’éteindrait pas. Poulain était croyant. Profondément croyant, et un tel crime, même décidé par un roi, vaudrait peut-être l’excommunication à son auteur.

— Quand cela aura-t-il lieu? demanda-t-il enfin d’une voix blanche.

— Le roi choisira son jour et son heure, mais il sait qu’il pourra compter sur ma main, répondit O.



Le lundi qui suivit, c’était le premier jour d’août, la reine mère avec ses filles d’honneur, le duc de Guise escorté de quatre-vingts cavaliers, le cardinal de Bourbon avec cinquante archers de sa garde en casaques de velours cramoisi passementé d’or, l’archevêque de Lyon et nombre de grands seigneurs ligueurs arrivèrent à Chartres.

Le roi les reçut avec chaleur et leur fit le plus honnête accueil qu’ils pouvaient espérer. Une fois encore la reine mère supplia le roi de venir à Paris. Son fils lui répondit que c’était chose qu’il ne pouvait lui accorder, mais qu’il lui donnerait tout ce qu’elle voudrait hors cela, et qu’il la priait de ne plus l’en importuner davantage.

Le lendemain, pour montrer qu’il avait pardonné toutes les avanies qu’on lui avait fait subir, Henri III invita le duc de Guise à dîner. Durant le repas, il lui demanda à qui ils boiraient.

— À qui il vous plaira, sire, répondit le duc de Guise. C’est à Votre Majesté d’en ordonner.

— Mon cousin, plaisanta Henri III qui était de joyeuse humeur, buvons à nos bons amis les huguenots!

— C’est bien dit, sire, répondit froidement M. de Guise.

— Et à nos bons barricadeux de Paris, ajouta le roi, buvons aussi à eux et ne les oublions pas!

À ces mots, le duc de Guise se força à sourire, mais son sourire ne passa pas le nœud de la gorge. Il se retira peu après, pensif et mal à l’aise tant il ne comprenait pas le comportement du roi.

Le duc, sa suite, la reine et le cardinal restèrent une grande partie du mois à la cour pour sceller la réconciliation. Le climat était désormais à la bonne entente et à l’amitié. Pourtant Nicolas Poulain observa que l’entourage du roi s’était insensiblement modifié. Bellièvre et Villequier étaient moins souvent près de lui, tandis que le colonel d’Ornano ne le quittait pas. Henri III se réunissait aussi souvent avec le duc d’Aumont.

Jean d’Aumont avait soixante-cinq ans passés, il avait été premier gentilhomme de François Ier et, dans sa famille, on était depuis toujours homme de guerre et loyal à la couronne. Chevalier du Saint-Esprit et maréchal de France, le roi paraissait désormais l’écouter plus que tout autre, ce qui rendait le marquis d’O ombrageux.

À Chartres, le roi occupait deux grandes maisons devant la porte royale et une partie de la cour était logée dans l’évêché, un bâtiment aussi vaste qu’un palais royal avec une immense salle commune, des parvis et des galeries dignes d’un roi. Malheureusement, une bonne partie des logis étaient ruinés et inconfortables, aussi Nicolas Poulain avait pris chambre à l’hôtellerie du Chapeau-Rouge, dans le grand faubourg, et Richelieu à la Croix-de-Fer, une auberge proche. Nicolas, ayant toujours sa famille à Rouen, n’avait besoin que d’un valet, d’un secrétaire et d’un sergent d’armes.

Dès l’arrivée de Catherine de Médicis et de son père, le cardinal de Bourbon, il leur rendit visite. Il les trouva tous deux fort affaiblis par le voyage. La reine mère le reçut couchée. Il la remercia encore pour ce qu’elle avait fait et elle émit le vœu qu’il entre à son service. Mais il lui répondit qu’il était à son fils, et que seul le roi pourrait lui demander de quitter sa maison. Elle n’insista pas.

Son père aussi était fort mal. La gravelle ne le quittait plus et ses traits tirés montraient sa souffrance malgré les graines de pavot qu’il prenait continuellement. Ils s’étreignirent pourtant avec affection. Le cardinal prit des nouvelles de ses petits-enfants et ne parla ni de Guise ni de la Ligue. Nicolas ne lui dit rien du roi.

Le 14 août, le duc de Guise fut nommé grand maître1 de la cour et lieutenant général du royaume pour les armées et entreprises de guerre, mais il ne sembla guère satisfait de ces honneurs. Le roi paraissait si étrange, si lunatique qu’il s’en inquiétait chaque jour un peu plus. Le lendemain de ces nominations, Henri III s’enferma une partie de la journée avec ses conseillers et reçut plusieurs messagers. Guise retrouva pourtant confiance le surlendemain avec l’arrivée de l’ambassadeur Mendoza qui venait annoncer à la cour la victoire de l’invincible armada. Les Lorrains crièrent leur joie et, en liesse, se précipitèrent à la cathédrale pour des actions de grâce.

Nicolas Poulain était avec M. de Richelieu quand un secrétaire vint leur communiquer la terrible nouvelle. Il resta un long moment pétrifié jusqu’à ce qu’il remarque le visage ironique du Grand prévôt. Une expression fort rare chez celui qu’on surnommait Tristan l’Ermite.

— Je suis désolé de ne vous avoir rien dit, s’expliqua-t-il alors, mais le roi m’avait interdit d’en parler. Il m’a prévenu ce matin avant le lever du jour. Toute la journée d’hier, il a reçu des messagers venant du gouverneur de Calais et c’est dans la nuit qu’il a eu une confirmation définitive venant de la reine Élisabeth elle-même. Le soir du 7 août, tandis que l’armada mouillait devant la côte anglaise, prête à débarquer ses milliers d’hommes, les Anglais ont fait dériver des barques d’explosifs. Afin d’échapper aux flammes, le duc de Médina qui commandait l’armada a cru bien faire en ordonnant la dispersion de la flotte. Mais le capitaine Drake les attendait au large avec des navires autrement maniables. Ils ont canonné les Espagnols durant des heures, puis le vent s’est levé avec violence et a poussé les nefs des envahisseurs vers le nord, ou les a jetées sur les côtes anglaises.

 » Il ne resterait rien de ce que les Espagnols appelaient l’Armée Invincible, l’Orgueil du Monde et la Frayeur des Îles. Avec un peu de vent, Dieu a dissipé l’orgueil espagnol et montré dans quel camp il était.

— Mais pourquoi Mendoza annonce-t-il la victoire?

— Sans doute a-t-il seulement appris que la flotte espagnole était prête à débarquer, et ignorait-il ces derniers évènements.

La ruine de l’Armada fut confirmée dans la journée et les proches du roi cachèrent si peu leurs quolibets qu’Henri III dut les modérer et leur demander de dissimuler leur joie. Après tout, expliqua-t-il, pince-sans-rire, l’Armada était bénite par le Saint-Père et avait pour dessein de ruiner les hérétiques; personne ne pouvait donc se réjouir de son échec.

Pourtant, dans les jours suivants, le roi apparut plus sûr de lui, tout en ne mesurant pas son amitié envers son cher et aimé cousin. Il assura au cardinal de Guise, frère du duc, qu’il aurait la légation d’Avignon. À Charles de Mayenne, il promit une armée pour réduire les huguenots du Dauphiné. Enfin il s’engagea à remettre les Sceaux à l’archevêque de Lyon, l’un des plus proches conseillers du Balafré.

Quant au cardinal de Bourbon, reconnu comme plus proche parent de son sang, il lui donna le droit de créer un maître de chaque métier dans toutes les villes du royaume. Un privilège qui allait encore plus l’enrichir.

Nicolas Poulain, soulagé par la défaite espagnole et peu désireux de simuler l’amitié envers la Ligue, rôle déjà joué pendant trois ans, demanda alors son congé pour quelques jours. Il se rendit à Rouen où il retrouva avec un grand bonheur sa femme et ses enfants. Des rumeurs avaient dû filtrer sur son nouvel état car, un soir, dans leur couche, après une longue étreinte, Marguerite lui expliqua que les échevins et plusieurs parlementaires étaient venus pour lui présenter de respectueux hommages.

Cette semaine fut donc le temps du bonheur, hélas court, car à la fin du mois, Nicolas, le cœur serré, partit pour Blois où la cour se rendait.

C’est là qu’il apprit que Guise n’avait pu obtenir l’office de connétable qu’il réclamait.

1 Le grand maître avait autorité sur tous les services de la cour, les commensaux, la garde et les gentilshommes.