28.

On accédait au château de Blois par trois rampes étroites bordées de murailles qui débouchaient sur un vaste terre-plein qu’on appelait la basse cour. Celle-ci était entourée d’épaisses fortifications et de tours crénelées contre lesquelles s’élevaient des communs, la collégiale Saint-Sauveur construite au xie siècle, des logements pour les chanoines et quelques hôtels particuliers.

De cette cour, on pénétrait dans le château par un pont-levis sous une voûte surmontée de la statue à cheval de Louis XII sculptée par Guido Mazzoni. C’était l’entrée principale, mais il y avait aussi des poternes et des passages secondaires comme celui de la galerie aux Cerfs, entre le château et les jardins.

En franchissant le pont-levis, le marquis d’O s’aperçut que la garde était composée pour moitié de Lorrains et pour moitié de Suisses. Cela lui déplut fortement et il allait faire une remarque à un officier quand il aperçut Nicolas Poulain devant les arcades de la galerie longeant la chapelle Saint-Calais. Il fit avancer son cheval jusqu’à lui.

Le petit groupe traversa la cour qui avait à peu près la disposition actuelle si ce n’est qu’à la place du bâtiment construit plus tard par Gaston d’Orléans s’élevaient des corps de logis disparates adossés à des tours carrées et précédés d’une terrasse surélevée. Cette terrasse était appelée le porche aux Bretons, car c’était là que s’installait la garde bretonne d’Anne de Bretagne, l’épouse de Louis XII.

Maintenant que le duc de Guise était le gouverneur du château, c’étaient les gens du duc qui s’y tenaient, car de cet endroit, on dominait la cour.

Sous les arcades qui servaient d’écurie pour les visiteurs, Olivier et Rosny aidèrent Cassandre à descendre de cheval, puis précédés par le marquis d’O, ils traversèrent la cour vers le grand escalier, feignant d’ignorer les regards insolents ou simplement surpris des gentilshommes lorrains sur le porche aux Bretons. Ceux qui savaient que l’archilarron et Nicolas Poulain avaient été absents durant des semaines s’étonnaient de les revoir en compagnie de Maximilien de Béthune, baron de Rosny, un homme de Navarre même s’il disait s’être fâché avec lui. Quelques-uns tentèrent de les provoquer en lançant des remarques grivoises à l’attention de Cassandre.

— Vous n’avez pas eu de difficultés? demanda François d’O à Nicolas.

Il se tenait les yeux aux aguets, s’efforçant d’ignorer les insolences qu’il entendait.

— Non, marquis. Richelieu m’a accompagné. Il vient de repartir avec des Suisses pour rejoindre Dimitri.

— Il y a beaucoup plus de Lorrains que lorsque nous sommes partis, siffla le marquis en balayant la cour d’un regard circulaire.

— Je l’ai remarqué…

En bas de l’escalier se tenait François de La Grange, le capitaine des archers des portes du Louvre, en compagnie de quelques gentilshommes que Poulain salua, tandis que O, préoccupé, ne leur octroyait qu’un hochement de tête. Suivis de Rosny et d’Olivier entourant Cassandre, ils grimpèrent les marches quatre à quatre jusqu’au deuxième étage pour pénétrer directement dans la salle du conseil.

La grande pièce était en pleins travaux. Tous les meubles, dont une grande table, avaient été repoussés contre les murs lambrissés. À gauche, près de la cheminée, des ouvriers muraient une ouverture avec des pierres et de la chaux. Des Suisses avec hallebarde gardaient les autres portes. Une dizaine de gentilshommes, tous armés d’épée et de dague, les considérèrent sans aménité à mesure qu’ils entraient. Certains laissèrent pourtant filtrer quelques sourires avantageux en découvrant une femme inconnue, tandis que d’autres faisaient des signes de courtoisie en reconnaissant le marquis d’O et Nicolas Poulain.

O s’approcha de l’un d’eux.

— Monsieur de Montpezat, demanda-t-il d’un ton dédaigneux, pourquoi ces travaux?

Les gentilshommes étaient en effet des ordinaires avec leur capitaine, M. de Montpezat, baron de Laugnac. Il y avait là, entre autres, Sarriac, Joignac et Saint-Malin, tous des cousins de Cubsac.

— Monsieur le marquis, répondit Montpezat en s’inclinant à peine, nous ne vous voyions plus…

— J’étais occupé, répliqua sèchement François d’O, et vous ne m’avez pas répondu…

Le ton était impatient. O n’appréciait pas Montpezat, homme d’Épernon et qu’il trouvait bien insolent pour son âge.

À cet échange un peu vif, les ordinaires se rapprochèrent de leur chef, vaguement menaçants, mais Montpezat leur fit signe de ne pas bouger. Épernon était en disgrâce et il savait que O pouvait le faire chasser s’il se montrait insolent. Il désigna la porte qu’on murait.

— Sa Majesté est trop souvent importunée quand elle travaille dans le vieux cabinet. Certains se permettent d’entrer directement chez elle. Le roi veut désormais que ses visiteurs passent dans la chambre d’apparat, puis par l’oratoire. Ainsi mes hommes qui seront dans la salle des gardes pourront les arrêter, s’il ne veut pas recevoir.

O hocha la tête. Il savait le roi très à cheval sur l’étiquette et il est vrai qu’à Blois, certains prenaient leurs aises avec le protocole, le duc de Guise le premier.

— Où est Larchant?

— Dans la salle des gardes, dit-il en désignant la porte en face de la cheminée.

» J’ai aussi des hommes dans l’escalier de la tour du Moulin. Soyez assuré que personne ne peut approcher le roi, poursuivit-il.

— Je vous l’accorde, sourit O, cette fois décrispé. Sa Majesté est-elle dans sa chambre?

Il ne demanda pas si Henri III était présent au château, car il savait que si Montpezat – l’homme de proie – était là, le roi y était aussi.

— Non, elle travaille dans le cabinet neuf avec M. d’Aumont.

La répartition des pièces a quelque peu changé depuis, au château de Blois. La salle du conseil existe toujours mais le cabinet vieux, qui se trouvait à gauche, a disparu quand Gaston d’Orléans a construit une nouvelle partie du château. En revanche, on passe toujours de la salle du conseil à la chambre du roi par une porte qui communique aussi avec l’escalier à vis conduisant, au premier étage, aux appartements de Catherine de Médicis.

O s’avança vers les Suisses qui barraient la porte de la chambre avec leur hallebarde.

— Ceux-là sont-ils avec vous, monsieur le marquis? demanda Montpezat en désignant Rosny, Olivier et Cassandre.

Il connaissait Nicolas Poulain et savait qu’il avait ses entrées à toute heure près du roi.

— Oui.

Les deux Suisses s’écartèrent tandis qu’un valet s’était précipité pour ouvrir la première porte. Entre-temps Montpezat avait fait signe à quatre des quarante-cinq de précéder les visiteurs. C’était la règle et même O s’y pliait.

Ils entrèrent dans la chambre où se tenaient d’autres ordinaires, assis sur des banquettes tapissées en compagnie de Roger de Bellegarde, le premier gentilhomme. Tous se levèrent pour saluer O et Poulain pendant que le valet grattait à la porte de droite, celle du cabinet neuf.

Olivier et Cassandre étaient impressionnés par ces mesures de sécurité. C’était autrement plus facile d’approcher Henri de Navarre!

Le valet les fit pénétrer dans une pièce de taille moyenne avec une seule fenêtre et une cheminée où crépitait un feu agréable. Le jour baissait et deux gros chandeliers avec des bougies de cire éclairaient Henri III à sa table de travail. En face de lui était assis le duc d’Aumont, qui dirigeait désormais officieusement le conseil royal. Il parut surpris en découvrant le marquis d’O, absent de la cour depuis une vingtaine de jours, et encore plus en apercevant M. de Rosny derrière lui.

En revanche, le sombre visage d’Henri III s’illumina d’un sourire si large qu’il laissa voir les fils d’or qui tenaient ses fausses dents.

— Monsieur d’Aumont, laissez-nous un instant!

Le duc sortit en silence après avoir rassemblé ses papiers et salué Cassandre d’une révérence.

— Alors? demanda le roi quand ils furent seuls.

— Sire, vous êtes plus riche de quatre-vingt-dix mille écus, bien que nous n’ayons pas eu le temps de compter! annonça O, rayonnant.

— Dieu vous bénisse! Racontez-moi tout! fit le roi, visiblement aux anges.

O commença son récit sans en donner trop de précisions, car il savait qu’il devrait raconter l’entreprise d’autres fois, tant le roi voudrait connaître les détails! Quand il expliqua qu’ils avaient volé l’or sans même tirer un coup de feu, Henri parut encore plus satisfait. Puis ce fut le récit de l’embuscade, hélas plus sanglant.

— Personne ne vous a reconnu? demanda le roi.

— M. de Boisdauphin m’a reconnu, sire, intervint Olivier. J’ai donc tout fait pour qu’il croie que c’était une opération conduite pour Henri de Navarre.

— C’est bien. C’est très bien! Maintenant que j’ai pris l’or de Guise, j’éprouverai certainement quelque plaisir malsain à accepter les humiliations qu’il me fait subir! déclara-t-il en riant.

» Cet or va me permettre de réaliser mes projets, reprit-il plus gravement. J’avais besoin de cinquante mille écus, et les États généraux me refusent tout. Même si pauvreté n’est pas vice, j’étais dans une situation impossible. Grâce à vous, je suis libéré de cette contrainte, et peut-être bientôt libéré d’autres entraves.

Il coula un regard vers les gens de Navarre.

— Madame de Saint-Pol, monsieur de Rosny, monsieur de Fleur-de-Lis, vous direz à mon cousin que je reste son serviteur, et son frère. Vous lui direz… – il parut chercher ses mots tant il semblait submergé par l’émotion – que je travaille à lui conserver ce que Dieu nous a donné, car je le sens bien, ce sera à lui de posséder ce beau royaume de France… même si cela doit me coûter la damnation éternelle…

Sur ces paroles énigmatiques, il leur fit signe que l’entretien était terminé.

— O, restez avec moi, j’ai à vous parler. Monsieur Poulain, ma mère souhaite vous voir. Raccompagnez vos amis et allez chez elle. C’est important…



Ils saluèrent et sortirent. Olivier était troublé par les dernières paroles du roi, mais il n’eut pas le temps d’y réfléchir plus, ni d’en parler avec Nicolas ou Cassandre. À peine étaient-ils en bas du grand escalier qu’il aperçut dans la cour la duchesse de Montpensier avec un curé et quelques gentilshommes.

La duchesse riait à la plaisanterie de l’un d’eux quand, tournant la tête, elle reconnut Cassandre. Son rire se figea, puis son visage se transforma.

En une seconde, elle fut méconnaissable. Submergée par un tourbillon de haine, ses traits se durcirent et son corps entier se raidit. Olivier fut effrayé par la violence qu’il lut dans son regard. Pour protéger son épouse, il se plaça devant elle tandis que Poulain, qui venait aussi de reconnaître la sœur de Guise, cherchait de l’aide autour de lui.

Mais Cassandre écarta son mari et, la lèvre supérieure légèrement relevée dans un joli sourire, elle fit un pas vers la duchesse et plia légèrement le genou en une révérence insolente.

Les deux femmes se mesurèrent des yeux et la Montpensier parut reprendre le contrôle d’elle-même.

— J’ignorais que vous étiez ici, mademoiselle, fit-elle d’une voix vipérine.

En même temps, les gentilshommes qui l’entouraient s’étaient écartés en demi-cercle, devinant qu’il allait y avoir querelle et peut-être bataille. Quatre d’entre eux étaient des gens du duc de Guise, le cinquième était Lacroix, l’ancien capitaine des gardes de Villequier. En s’écartant ainsi, Olivier reconnut avec stupeur le curé : c’était Jean Boucher. L’ami de son père, le recteur de la Sorbonne avec qui il avait préparé sa thèse, le prêtre membre du conseil des Seize qui avait essayé de le faire accuser de meurtre! Boucher était en compagnie d’un jeune homme à demi dissimulé derrière la duchesse.

— Je venais voir mon cousin le roi, madame, répliqua Cassandre.

La duchesse parut interloquée. Si elle savait que Cassandre était la fille bâtarde du prince de Condé, elle n’imaginait pas qu’elle ait pu rencontrer le roi à ce titre. Quelle que soit la haine que Mme de Montpensier éprouvait, sa rivale descendait de Saint Louis. Ce qui n’était pas son cas, même si le duc de Guise assurait que son lignage remontait à Charlemagne.

Nicolas Poulain avait fait signe à Rosny de se tenir prêt à dégainer, tout en sachant qu’un duel était la pire chose qui pouvait arriver ici où les guisards étaient si nombreux. À quelques toises derrière eux, le porche aux Bretons était plein de Lorrains qui se précipiteraient si une bataille commençait. En même temps, il jetait des regards vers les Suisses qui se trouvaient sous les arcades avec les chevaux. Viendraient-ils à leur secours en cas d’affrontement? Rien n’était moins sûr. Mais s’il pouvait se rapprocher d’eux, ils lui obéiraient…

Dans une tension grandissante, le silence s’installa entre les deux groupes. La tension était extrême. Chacun avait la main sur la poignée de son épée. La seule chose qui faisait hésiter les hommes était la présence des femmes.

C’est alors qu’Olivier découvrit le visage du jeune homme qui s’écartait de la sœur du duc de Guise pour mieux voir. C’était l’ivrogne de la Croix-de-Lorraine qui criait « J’irai seul à la chasse aux hérétiques, j’en ferai de la soupe, je me baignerai dans leur sang et dans leurs entrailles, j’irai égorger le cyclope navarrais… ».

Clément! C’était le capitaine Clément!

En l’espace d’un instant, tout défila dans son esprit : Pierre de Bordeaux qui vivait à la Croix-de-Lorraine avec son cousin Jacques Clément, le curé qui l’avait convaincu de tuer le roi de Navarre, la duchesse de Montpensier qui avait déjà tenté de tuer Henri de Bourbon à Garde-Épée, les conjurés étaient tous rassemblés devant lui. C’est la duchesse qui avait armé le bras de Bordeaux! C’était Boucher le curé mystérieux qui lui avait promis le salut! Et le capitaine Clément était bien Jacques Clément!

Mais pourquoi étaient-ils dans la cour du château de Blois, aujourd’hui? Dans la résidence royale de Blois?

La réponse, évidente, le frappa comme un coup de massue. Le capitaine Clément était décidé à tuer le roi! Sachant qu’il aurait du mal à l’approcher, il venait certainement reconnaître les lieux!

Olivier comprit alors qu’il leur restait une infime chance d’éviter un duel sanglant et il rompit le silence.

— Mais je reconnais là le capitaine Clément! s’exclama-t-il. Avez-vous des nouvelles de votre cousin M. de Bordeaux?

Tous les regards se tournèrent vers le clerc tandis que la duchesse devint livide et que le père Boucher reculait imperceptiblement, comme frappé d’horreur.

Olivier sut qu’il avait vu juste. Clément était lui aussi pétrifié. Ils disposaient donc de quelques instants, de quelques secondes…

Il saisit Cassandre par la main et passa devant le groupe lorrain, se dirigeant vers les arcades où se trouvaient les chevaux des visiteurs. Poulain sentit aussi qu’ils avaient un répit et entraîna Rosny.

La duchesse les laissa passer, l’esprit en désordre. Une terreur paralysante l’avait envahie. Comment savait-il pour Clément et Bordeaux? Cet homme était donc un démon?

— Madame, intervint Lacroix, ils rejoignent les Suisses! Nous pouvons encore nous occuper d’eux!

— Non! lâcha-t-elle, toujours immobile.

Elle vivait un cauchemar.



Arrivés aux arcades, ils n’avaient pas échangé un mot, personne n’avait posé de question. Ils avaient tous compris à l’instant où Olivier avait désigné Clément et parlé de Bordeaux. Par prudence, Poulain ordonna à l’officier des Suisses de les escorter avec une dizaine d’hommes. Leurs chevaux étaient restés sellés. Ils les montèrent et sortirent rapidement du château.

Ce n’est qu’en descendant le chemin qui les conduisait vers Saint-Martin et la grande fontaine qu’ils commencèrent à parler.

— Je vous accompagne à la porte Chartraine et j’irai ensuite prévenir le roi, dit Poulain. Galopez jusqu’à la Croix-Verte et éloignez-vous de Blois au plus vite. Ils vont tenter de vous rattraper sitôt qu’ils connaîtront la direction que vous avez prise.

— N’ayez crainte, dit Rosny. Nous passerons la nuit à Château-Renault où j’ai des amis. On ne nous cherchera pas si loin.

Même si leur entreprise avait été un succès, Nicolas resta un moment le cœur serré en les voyant passer la porte. Il restait seul dans cette ville hostile, loin de sa famille, et il ignorait quand il reverrait ses amis.