27.

Le colonel Alphonse d’Ornano partit quelques jours avant les autres avec cinquante lances, prétendument pour rejoindre l’armée de Mayenne à Lyon, mais ses hommes l’attendraient à Bourges pendant qu’il filerait vers Étampes.

Le marquis d’O quitta Blois le lendemain de la fête des morts avec Dimitri et Cubsac en empruntant la porte Chartraine, au nord de la ville, tandis que Richelieu et Poulain sortaient du château royal par la galerie aux Cerfs, un passage décoré de têtes de cerfs construit sur les fossés du château et qui faisait communiquer le corps de logis royal avec les jardins et les écuries.

Olivier, son épouse, Rosny, Michel de Montaigne et Caudebec, ainsi que leurs hommes d’armes et leur équipage sortirent par la porte Clozeaux et se séparèrent au premier carrefour; Gracien Madaillan, les bagages et les domestiques prenant la route de Tours jusqu’à l’hôtellerie de la Croix-Verte, tandis que les autres piquaient vers le nord.

Venetianelli, lui, était parti seul, assurant qu’il trouverait bien son chemin.

Tous avaient pris des chevaux en longe qui serviraient de relais, ce qui leur permit de galoper presque sans interruption malgré un temps glacial et pluvieux. Deux jours plus tard, ils se retrouvèrent comme convenu à Étampes, dans le grand donjon du château. Le groupe d’Olivier arriva le dernier, car Montaigne avait eu du mal à supporter le rythme de la chevauchée.

Avec l’accord d’Henri III, Étampes avait adhéré à la Ligue à la fin du mois précédent mais son gouverneur et bailli, Nicolas Petau, restait loyal à la couronne tout comme le prévôt Jean Audren1. Le seigneur d’O, qui les connaissait, leur remit une lettre du roi donnant ordre de les recevoir et de les protéger.

Après Étampes, ils passèrent la Seine à Sèvres puis traversèrent la forêt de Boulogne pour suivre la route toute droite jusqu’à Saint-Denis. En chemin, lors des brèves haltes pour nourrir et désaltérer bêtes et hommes, des fraternités d’armes se nouèrent et les inimitiés du départ s’estompèrent. Ce fut en grande partie dû au marquis d’O et au baron de Rosny. Tout séparait les deux hommes : la religion, la fidélité à des maîtres différents, l’orgueil, l’expérience militaire. Ils se découvrirent pourtant une passion commune : tous deux cherchaient à comprendre d’où venait la richesse d’une nation. Comme Michel de Montaigne s’y intéressait aussi, bien qu’à un degré moindre, ils se retrouvaient pour confronter leurs idées. Rosny décrétait que si chacun s’enrichissait, le pays serait plus fort. Pour cela, il suggérait de baisser les tailles, de réduire les pensions payées par le roi et de tout faire pour développer l’agriculture, qui seule créait l’abondance. Michel de Montaigne n’était pas de son opinion et suggérait plutôt la multiplication des marchands qui entraînait les échanges d’idées. La vraie richesse selon lui n’étant pas matérielle mais dans les esprits. Quant au marquis d’O, il affirmait que c’étaient les artisans et leur industrie qui produisaient des richesses, et non les laboureurs. Olivier se passionnait pour leurs débats sans toutefois être capable de déterminer qui avait raison et qui avait tort.

M. de Cubsac et Dimitri le Sarmate avaient renoué les liens de compagnonnage qu’ils avaient déjà quand Cubsac était au service du marquis d’O. Mais les seuls sujets qui les intéressaient portaient sur les armes et sur la guerre.

Alphonse d’Ornano et M. de Richelieu s’entretenaient souvent à voix basse à l’écart des autres. Plusieurs fois Olivier les surprit échangeant quelques mots sur les intentions du roi, mais ils se taisaient dès qu’on s’approchait d’eux.

Quant à Venetianelli, François Caudebec et Nicolas, l’amitié qui les attachait était désormais robuste et sincère. C’est à cela que songeait Olivier le soir où ils approchaient de Saint-Denis, galopant à une allure infernale dans la brume. Quelle étrange troupe ils formaient! Douze, comme les apôtres, mais aurait-on pu imaginer des hommes si différents? En tête chevauchait un géant Sarmate à la nuque rasée avec un brigand gascon chevelu, garde du corps et tueur patenté au service du roi. Derrière eux caracolaient côte à côte un mignon du roi, catholique, parfumé et pommadé, surnommé l’archilarron et un noble protestant très rapace qui aurait pourtant donné tous ses biens pour un roitelet qui ressemblait plus à un berger béarnais qu’à un prochain monarque de France.

Derrière encore suivaient un colonel corse dont le père avait étranglé la mère et un prévôt qui avait assassiné le tueur de son frère aîné.

Ensuite, c’était un comédien italien, espion à ses heures, et dont le meilleur rôle était celui du capitaine Scaramuccia. Pour l’heure, il dissertait de crime et de trahison avec son ami Nicolas Poulain, prévôt de police devenu baron de Dunois. Enfin son épouse Cassandre, fille d’une courtisane banquière et du prince de Condé, échangeait des idées sur le rôle des femmes avec l’ancien maire de Bordeaux, un philosophe qui avait une piètre opinion de la gent féminine.

Lui-même, Olivier Hauteville, ancien clerc fils d’un contrôleur des tailles assassiné par la Ligue et désormais chevalier au service du roi de Navarre, fermait la route avec un rude capitaine protestant velu comme un ours. Il abandonna ses réflexions quand les hautes murailles de Saint-Denis apparurent à la sortie du bois qu’ils traversaient. Ils s’arrêtèrent et se regroupèrent pour écouter ce qu’avait décidé leur chef, Nicolas Poulain.



Après avoir été décapité à quatre lieues de la capitale, Denis, évêque de Rome en ces temps troublés du début du christianisme2, aurait pris sa tête dans ses deux mains pour regagner son église. C’est tout au moins ce qu’aurait rapporté sainte Geneviève, quelques siècles plus tard, en ordonnant la construction d’une église sur sa tombe.

Devenue un lieu de pèlerinage, l’église avait été complétée par une abbaye construite par le roi Dagobert où, à partir d’Hugues Capet, les rois et les reines de France avaient été ensevelis3.

Très vite, pour se défendre des Normands qui arrivaient par la Seine, le bourg construit autour de l’abbaye s’était entouré d’une enceinte crénelée et de tours et avait pris le nom de Saint-Denis. L’église, reconstruite par Suger, abbé de la ville et puissant ministre de Louis VI, était devenue la première basilique du royaume. C’est là que Philippe Auguste s’était fait couronner. Ce grand roi avait aussi décidé que l’étendard royal serait déposé dans la basilique où on viendrait le chercher en cas de guerre au cri de Montjoye Saint-Denis, devenue la devise du royaume4.

Accueillant un grand nombre de pèlerins, bien protégée par ses murailles, située au carrefour des grandes routes de Picardie, de Normandie et de Paris et disposant d’espace, la ville avait très tôt hébergé des foires, principalement de drapiers qui venaient d’Europe entière. Il y avait désormais tellement d’hôtelleries pour recevoir pèlerins, marchands ou simplement des gens de passage que Nicolas Poulain était certain qu’on ne leur prêterait aucune attention.

Malgré cela, les douze compagnons entrèrent par petits groupes et par des portes différentes afin d’être discrets. Olivier, Cassandre et Caudebec prirent la porte de Paris, suivis une heure plus tard de Rosny et Venetianelli. Le comédien, qui craignait d’être reconnu, s’était grimé et se fit passer pour le vieux domestique du baron : un homme aux traits tirés et aux joues hâves, à la bouche continuellement boudeuse et aux yeux ahuris.

O, Ornano, Dimitri et Cubsac passèrent par la porte de Pontoise en contournant la ville, tandis que les autres, guidés par Nicolas Poulain, empruntèrent au nord la porte Saint-Rémy qui débouchait directement sur l’abbaye. Caudebec, Rosny et son valet s’installèrent à l’auberge de l’Arquebuse, sur la place Pannetiere, Montaigne, Cassandre et Olivier à celle du Grand-Cerf et les autres prirent des logis dans l’hôtellerie de l’abbaye.

Cette hôtellerie ne recevait à l’origine que des religieux et des pèlerins auxquels elle offrait des cellules à des prix avantageux. Mais comme elle devait aussi héberger des dignitaires de l’Église, elle disposait de beaux appartements. Ce logis des hôtes, élevé sur deux étages, était indépendant des autres bâtiments de l’abbaye bien qu’on y entrât par la porte du cloître, un passage fortifié en pierre de taille, crénelée et flanquée de deux tours en poivrières dont l’une était occupée par un frère portier qui avait l’œil sur tout.

Toutes les chambres étant occupés, nos amis louèrent les appartements situés à l’étage. C’étaient des logis de grand luxe, chacun avec deux grands lits aux rideaux en étoffe vert brun ornée de passementerie et de franges dorées. Les tables étaient couvertes de tapis et les chaises en bois ciselées. Le marquis d’O s’installa dans le plus grand avec Dimitri et Cubsac, laissant l’autre à Richelieu, Ornano et Nicolas Poulain.

Dès le lendemain, les douze sortirent par la porte de Paris et suivirent le grand chemin vers la capitale, une route encombrée par des chariots de marchands, des cavaliers et des laboureurs. Le plan qu’avaient élaboré Poulain et M. de Rosny était simple : ils devaient trouver un bosquet suffisamment vaste pour s’y cacher tous. Le jour de l’embuscade, ils y installeraient les fourquines des arquebuses et attendraient que le convoi soit à portée. En tirant simultanément, ils élimineraient la moitié des gardes qui accompagnaient le transport d’or. Ensuite, ils remonteraient à cheval, et par une pistolade vigoureuse, ils abattraient le plus possible de survivants, puis termineraient le carnage à l’épée et au couteau.

Il y aurait sans doute des marchands ou des voyageurs à proximité, mais ceux-là se tiendraient prudemment à l’écart de l’échauffourée.

Michel de Montaigne était le seul à marquer une certaine réticence à l’embuscade et à la boucherie qui suivrait.

— Les morts je ne les plains guère, dit-il au marquis d’O tandis qu’ils cherchaient un endroit favorable; mais je m’apitoie fort pour les mourants. Sans doute je me compassionne trop pour les afflictions d’autrui…

— Ce seront des Espagnols, ils sont d’un parti contraire à celui de la France, lui rappela sévèrement François d’O.

— Je le sais; simplement je hais cruellement la cruauté, je ne vois pas égorger un poulet sans déplaisir, sourit Montaigne, mais soyez assuré que mon bras ne faiblira pas.

À l’angle d’un carrefour vers Aubervilliers, ils repérèrent un bois qui paraissait convenir. De cet endroit partait un chemin qui rejoignait la grande route vers Auteuil. Ainsi, après avoir transféré l’or dans les sacs de selle sur les chevaux de rechange, ils galoperaient vers Étampes et disparaîtraient facilement.

Les jours suivants et à tour de rôle, ils battirent la campagne vers Chantilly, Sarcelles ou Villiers-le-Bel pour repérer le convoi pendant que les autres attendaient dans leur auberge. Chez le marquis d’O ou le baron de Rosny, on jouait aux cartes ou aux dés (ce qui était interdit dans les salles communes des auberges, sur ordre du prévôt de l’abbaye), Cassandre et Olivier restaient dans leur chambre, et Michel de Montaigne écrivait. Les catholiques allaient aussi écouter les offices religieux dans l’église de l’abbaye où Sully ne se rendait que pour examiner les gisants des rois de France, s’interrogeant si un jour son maître, Navarre, y reposerait.

Le soir, ils se retrouvaient pour souper dans le réfectoire richement meublé de dressoirs sculptés. Caudebec et Venetianelli étaient les seuls absents. Le protestant ne venait pas, car les repas étaient précédés d’une lecture pieuse au ton particulièrement guisard et Venetianelli préférait dîner avec le frère portier.

Dès les premiers jours, Il Magnifichino s’était attaché à explorer l’hôtellerie de l’abbaye. Autour de la cour s’étendaient des écuries, des remises, un pressoir, une boulangerie, et le comédien, d’un naturel affable, s’était lié avec les serviteurs et principalement avec le frère portier à qui il apprenait des tours de cartes. Ce concierge, un religieux obèse au visage rubicond et au nez semblable à un gros chou rouge, appréciait que le comédien lui porte des flacons de vin pour souper et qu’il le suive comme un chien fidèle chaque fois qu’il allait fermer les portes des remises, de l’écurie ou de l’hôtellerie.

Tous les soirs, le marquis d’O interrogeait les voyageurs qui venaient du sud, tant il était impatient de savoir ce qui se passait à Blois. Une fois, il éclata de rage quand il apprit que les députés du tiers avaient demandé une baisse des tailles. À son tour Rosny se fâcha à la nouvelle que les trois ordres discutaient pour décider ou non si le roi de Navarre était indigne de la succession.

Par des voyageurs, ils apprirent aussi que le roi de Savoie avait profité du désordre qui régnait dans le royaume pour occuper des garnisons françaises, ce qui échauffa fort le colonel d’Ornano. Quant à Poulain et Richelieu ils se passionnèrent durant trois jours pour l’assassinat de la femme du prévôt de Paris, poignardée chez elle par un inconnu. Après l’annonce du crime, ils apprirent avec stupéfaction que c’était le prévôt lui-même qui avait ordonné le meurtre, car son épouse l’avait accusé devant le parlement d’avoir pratiqué sur elle des actes contre nature, chose qui fit beaucoup rire Cubsac et Dimitri.

Le neuvième jour, avant de partir en patrouille vers le nord avec le colonel d’Ornano, François d’O prévint Nicolas Poulain que si le convoi n’arrivait pas, il rentrerait à Blois où le roi avait certainement besoin de sa présence. Ornano annonça que lui aussi ne pouvait plus attendre.

Or, les deux hommes revinrent précipitamment après avoir vu à Sarcelle un convoi de deux chariots portant sur leurs flancs des croix à huit branches. Il était escorté d’une vingtaine de gardes et de gentilshommes, dont des hospitaliers de Saint-Jean.

L’heure de l’action avait enfin sonné. Nicolas Poulain rassembla tout le monde chez le marquis pour préparer les derniers détails de l’embuscade, mais c’est Venetianelli qui prit la parole le premier.

— S’ils logent dans l’hôtellerie de l’abbaye, nous pourrions nous saisir de l’or et partir avec sans violence ni massacre, fit-il.

— Comment? demanda Michel de Montaigne qui n’envisageait pas avec beaucoup d’allant le traquenard prévu et l’effusion de sang qui s’ensuivrait.

— Pendant que vous jouiez aux cartes, j’ai passé quelque temps à étudier les lieux, plaisanta Il Magnifichino. Imaginons que les chariots soient enfermés dans la grande remise durant la nuit. Il suffirait d’entrer, de maîtriser les quelques gardes, de charger l’or sur les chevaux et de partir à l’ouverture des portes de la ville.

— Vous oubliez deux choses, mon ami, persifla le marquis d’O avec un brin de condescendance, les portes des remises seront encloses, rembarrées, tout comme celle qui permet d’entrer et de sortir du cloître et de l’hôtellerie. Et celle-là, le frère portier la ferme à neuf heures et ne l’ouvre qu’après l’ouverture des portes de la ville. Je n’ai pas fait que jouer aux cartes, comme vous le voyez!

— Je sais, fit Venetianelli en soutenant son regard. Seulement je suis le meilleur ami de ce brave moine à qui j’ai appris à tricher aux cartes et qui adore entendre mes propos ligueux. Imaginons que j’aille le trouver ce soir, comme tous les soirs, avec un flacon de vin de Beaune et que je lui propose de le vider avant qu’il ne ferme la porte. Il ne refusera pas et à la fin du souper je parviendrai sans peine à le garrotter. Ensuite, ayant enfilé son froc, j’irai fermer la porte moi-même en gardant les clefs.

— Et les remises? demanda M. de Richelieu. Si les gardes sont à l’intérieur, ils auront placé des barres et fermé les verrous pour éviter toute surprise.

— Il y a une porte entre les écuries et les remises. Elle sera fermée à clef, mais toutes les clefs de l’hôtellerie sont accrochées dans la cellule du portier.

— Ils nous poursuivront… remarqua Olivier, séduit par le projet.

— Il sera facile de les retarder en tranchant tous les harnachements et les sangles de leurs selles.

Le silence se fit un moment. Chacun méditait, cherchant une faille dans le plan de Venetianelli et n’en trouvant pas. Ce fut Montaigne qui emporta la décision :

— Je suis d’une race fameuse en prudhomie, et l’entreprise de M. Venetianelli me paraît préférable à ce que nous envisagions.

— Je vous l’accorde, approuva Olivier. Lorenzo, je vous attendrai de l’autre côté de la porte du cloître vers quatre heures du matin avec les chevaux, car il faudra du temps pour charger l’or en silence. Nous serions ainsi à la porte de Paris à cinq heures, juste à l’ouverture.

Venetianelli inclina la tête en signe d’adhésion.

— Il faudra emmailloter les sabots des chevaux, remarqua Rosny. Et attacher leur mâchoire pour qu’ils ne hennissent pas… J’ai déjà fait ce genre de coup de main la nuit.

Ils passèrent en revue les ultimes détails de l’entreprise et convinrent de l’exécuter si les chariots et la garde passaient effectivement la nuit à l’hôtellerie. Caudebec fut chargé de trouver des lanternes et des torches.

C’est en fin d’après-midi que le convoi et l’escorte franchirent le porche de l’abbaye, précédés de peu par Cubsac et Dimitri qui s’étaient postés à la porte de Saint-Rémy.

Les autres étaient derrière les carreaux des fenêtres de l’appartement du marquis d’O. Ils comptèrent dix-huit gardes espagnols, quatre chevaliers hospitaliers et quelques gentilshommes. La troupe était commandée par don Moreo.

Toute la soirée, ceux qui logeaient à l’hôtellerie observèrent les allées et venues. Chaque chariot était tiré par six vigoureuses mules qui furent conduites dans l’écurie. Venetianelli accompagna le frère portier quand celui-ci remit les clefs des chambres à Juan Moreo et découvrit à cette occasion que MM. de Saveuse et Boisdauphin faisaient partie de l’escorte. S’il n’avait pas été grimé, il aurait été reconnu, car il les avait rencontrés chez le duc de Guise.

Leur présence compliquait les choses, car Boisdauphin connaissait plusieurs d’entre eux, aussi ils ne sortirent pas des appartements. Enfin la nuit tomba, Venetianelli apporta non point un mais deux flacons de vin au portier avec un pâté de lièvre bien salé. Ils s’empressèrent de souper. Le religieux ingurgita sans peine le premier flacon pour calmer sa soif, puis commença le second avant de tomber ivre mort sur la table de leur ripaille. Aussitôt, Il Magnifichino le déshabilla, le garrotta et enfila sa robe, un vêtement puant qui n’avait jamais été lavé. À neuf heures, il alla fermer la porte du cloître et plaça la barre.

Couché dans le lit du portier, il dormit peu, se réveillant sans cesse. Le marquis d’O lui avait donné sa montre qui sonna à trois heures. Il sortit avec une lanterne sourde et les clefs que le portier avait eu la bêtise de lui montrer. Dehors, il ouvrit la porte de l’hôtellerie et monta à l’appartement du seigneur d’O. Les six catholiques étaient déjà prêts et descendirent en silence au réfectoire, tous harnachés en guerre et porteurs de leur mousquet. De là, ils se rendirent aux écuries jusqu’à la petite porte qui les faisait communiquer avec la grande remise. Venetianelli avait apporté un pot de suif avec lequel il graissa les gonds et la serrure. Après quoi il introduisit la clef qu’il fit tourner en silence.

La lanterne masquée, M. d’Ornano risqua un regard. Un falot enfumait plus qu’il n’éclairait la salle. Quatre gardes sommeillaient sur des bottes de paille. Dimitri en tête, ils s’approchèrent et les terrassèrent d’un coup sur le crâne. Ensuite, chacun s’attela à une tâche précise. Venetianelli et Cubsac revinrent dans l’écurie seller les chevaux en les flattant pour éviter qu’ils hennissent pendant que Dimitri allait chercher les doubles sacoches de cuir qu’ils avaient entreposées à la sellerie, une petite pièce contiguë. Après quoi, il trancha les sangles des autres selles, puis il aida ses compagnons à emmailloter les sabots avec des carrés d’étoffe découpés dans les tapis des tables de leurs appartements.

Déjà le marquis d’O, M. de Richelieu, Alphonse d’Ornano et Nicolas Poulain sortaient les caisses des chariots et les forcaient les unes après les autres. Chacune contenait des pièces d’or en différentes monnaies. Par poignées, tout en évitant de faire tinter le métal, ils commencèrent à remplir les sacs de cuir.

Ils avaient déjà vidé plusieurs caisses quand une voix forte brisa le silence nocturne :

— ¿ Todo está bien?

Presque aussitôt, on frappa des coups à la porte donnant sur la cour.

— Oí un ruido! insista la voix, impatiente, légèrement inquiète.

Ce devait être un des chevaliers hospitaliers de l’escorte.

Un doigt sur la bouche, Ornano fit signe aux autres de se placer de part et d’autre des doubles vantaux de la remise, puis il lâcha d’une voix endormie, alors que tout le monde avait dégainé sa dague :

— No es nada, un gato. Todo el mundo está durmiendo5.

On ne répondit pas. Le silence revint pendant qu’ils tendaient l’oreille. Il y eut quelques bruissements, un grincement de gonds, puis de nouveau le silence.

Ils retournèrent à leur activité. À mesure que les sacoches de selle étaient pleines, ils les transportaient aux chevaux pour les attacher. Ces montures-là n’auraient pas de cavalier, et comme ils disposaient des chevaux des gardes, ils purent préparer l’équipage au complet. Dimitri lia aussi les mâchoires des bêtes les plus ombrageuses.

Quand tout fut terminé, Venetianelli se rendit à la porte du cloître qu’il ouvrit pendant que les autres prenaient leurs propres bagages. Dehors, il n’y avait personne. Il attendait, plein d’inquiétude, quand il sentit un frôlement et son cœur s’arrêta de battre. Saisissant sa dague, il entendit murmurer à son oreille une voix de femme :

— C’est moi, Mme de Saint-Pol!

Elle poursuivit en chuchotant :

— Nous avons laissé nos chevaux dans un jardin plus bas. Je vais chercher Olivier.

— Les nôtres sont tous préparés, madame, car nous avons chargé ceux des gardes.

Il revint prévenir ses compagnons qui firent sortir les bêtes. C’était la partie la plus dangereuse, car le moindre bruit pouvait donner l’alerte. Elle fut assez longue mais s’exécuta sans incident. Il était presque cinq heures du matin.

Chacun avait deux ou trois chevaux en longe. Ils remontèrent la rue le plus silencieusement possible jusque devant l’entrée de l’abbaye, puis suivirent la rue de la Boulangerie vers la place aux Guesdes. Là, ils prirent le chemin de Paris, bordé de couvents et d’enclos, jusqu’à la porte. Déjà de nombreux chariots de marchands attendaient l’ouverture, éclairés par des falots suspendus à des perches. L’attente leur parut interminable tant ils étaient inquiets qu’on découvre le vol, mais finalement la porte fut ouverte sans qu’il y eût d’alerte. Devant eux, les chariots prirent tous le chemin de Paris, aussi furent-ils seuls sur l’autre route, celle qu’ils avaient suivie venant d’Étampes. Comme ils n’avaient personne devant eux, ils lancèrent les bêtes au trot, le cœur plein d’allégresse d’avoir réussi si facilement, et tous riches de dix mille écus.

L’obscurité était presque totale, car on était entre le dernier quartier et la nouvelle lune, et le ciel était couvert, mais ils avaient tous lanternes et torches résineuses. Nicolas Poulain qui connaissait la route marchait en tête de leur convoi qui s’étalait sur une cinquantaine de toises. Ils avancèrent ainsi à un bon train jusqu’au carrefour de Saint-Ouen. Là, ils choisirent de se séparer, car ils se doutaient qu’on allait les poursuivre.

Olivier, Caudebec, Poulain, Dimitri et le marquis d’O restèrent en arrière-garde avec les arquebuses et seulement deux chevaux de rechange pendant que les autres pressaient l’allure vers le pont de Sèvres avec la totalité de l’or sur les montures de bât.

À l’entrée de la forêt de Boulogne, O et Dimitri s’arrêtèrent pour faire le guet pendant que les autres poursuivaient afin de préparer une embuscade si des poursuivants étaient derrière eux.

Effectivement, à la levée du jour, le marquis d’O, dissimulé dans un bosquet avec Dimitri, distingua une troupe qui galopait dans leur direction. Ils piquèrent leurs bêtes pour rejoindre les autres qui avaient trouvé un endroit favorable où placer les arquebuses dans de profonds taillis. Quant aux chevaux, ils étaient à l’abri, invisibles.

Cependant, ils ne voulaient pas tuer d’innocents voyageurs; il fallait qu’ils soient certains que ceux qui arrivaient étaient bien à leur poursuite. Caudebec s’assit donc sur le chemin, son cheval près de lui, bien avant la ligne d’arquebuses. Il s’était porté volontaire, car il n’avait jamais été vu par Boisdauphin, Saveuse ou Moreo.

Il ne fut pas long à attendre. En tête était un hospitalier, derrière suivaient un autre chevalier puis dix hommes cuirassés et casqués. Le premier s’arrêta devant Caudebec.

— Qui es-tu, l’ami, et que fais-tu là? demanda-t-il avec un fort accent espagnol.

— Mon cheval s’est blessé au sabot. Mon valet est allé jusqu’à Sèvres prévenir un ami.

— Tu as vu passer une troupe avec des chevaux?

— Sûr! Il y a pas bien longtemps. Ils doivent à peine être à la Seine…

— ¡ Les son! ¡ Adelante, compañeros! hurla l’hospitalier espagnol sans le laisser terminer.

Il éperonna sa monture, entraînant ses hommes. Mais à peine avait-il fait dix toises que la mitraille éclata en deux roulements successifs, à quelques secondes d’intervalle. Elle terrassa tous les chevaux.

Immédiatement, l’odeur de sang et de la poudre prit Caudebec à la gorge. Il sortit son épée et s’avança avec prudence au milieu de la fumée. Déjà ses compagnons sortaient du bois, pistolet et épée aux poings.

Devant eux, des chevaux ensanglantés agonisaient. Quelques hommes étaient immobilisés sous leur monture, peut-être atteints par une balle, plus probablement à cause d’un membre brisé, mais trois étaient parvenus à se relever. L’un d’eux, le visage meurtri et écorché, avait sorti son épée quand Cubsac le menaça de la sienne :

— Toquoy si gaouses6! gronda-t-il.

— Corpo di Christo! quelle hécatombe! s’exclama le marquis d’O qui, coiffé d’un casque à bavière qui le couvrait jusqu’au nez, ne pouvait être reconnu. Laissez vos armes! ordonna-t-il.

Les vaincus obéirent, désespérés et sous le choc de la fusillade. Olivier aperçut alors M. de Boisdauphin, écrasé sous son cheval mort, qui les regardait dans un mélange de rage et d’impuissance. À côté de lui un autre gentilhomme était inconscient, mort peut-être. Il fit signe à Caudebec de venir l’aider et ils parvinrent à le dégager.

— Merci, monsieur, fit Boisdauphin en grimaçant de douleur. Permettez-moi de voir l’état de mon ami M. de Saveuse.

Olivier regarda l’homme inconscient. Ainsi c’était lui, le frère de celui que Cassandre avait tué en duel, il ne lui ressemblait guère.

Voyant que Saveuse n’était qu’étourdi, Boisdauphin fut rassuré et demanda :

— C’est vous qui avez volé notre or?

— Oui, monsieur, répondit Olivier. Pour mon maître.

— Votre maître… j’ai déjà entendu votre voix… C’est vous qui vous intéressiez à Belcastel… Monsieur de Fleur-de-Lis!

Olivier n’avait pas prévu d’être reconnu. Il songea d’abord à tuer Boisdauphin, puis il se dit que c’était peut-être mieux qu’il croie que seuls les gens de Navarre avaient volé l’or.

— En effet.

— C’est donc Navarre le voleur.

— C’est un butin de guerre, monsieur. C’était à vous de le défendre.

Boisdauphin ne répondit pas. Olivier le dépouilla de ses armes, ainsi que M. de Saveuse.

Nicolas Poulain, un masque sur le visage, avait déjà récupéré mousquets et pistolets qu’il jetait dans les fourrés, sauf deux belles arquebuses courtes au manche ciselé qu’il conserva ainsi que l’épée de l’hospitalier qui portait une belle pierre sur la poignée.



A Étampes, le prévôt Jean Audren les attendait à la porte de la ville en compagnie de M. de Richelieu. Ils passèrent la nuit au château et repartirent le lendemain à la pique du jour. Le risque qu’on les retrouve était désormais infime. Moreo avait dû faire soigner ses hommes et n’avait donc pas pu les poursuivre. L’Espagnol était sans doute parti à Paris demander des troupes fraîches à l’ambassade, et il ne retrouverait pas facilement leur trace.

C’est sur la route de Blois que M. de Cubsac s’approcha d’Olivier, qui chevauchait avec Cassandre, pour lui demander, avec beaucoup de respect, s’il pouvait lui parler un instant. Olivier lui fit signe que oui.

— Monsieur, après cette entreprise, je ne suis plus un cadet miséreux. Je vais pouvoir m’établir, je crois que le roi m’apprécie, et que je pourrais obtenir une charge à la cour. Je suis de petite, mais de vieille noblesse…

— Certainement, monsieur de Cubsac, et je vous estime beaucoup, dit Olivier.

— Et moi aussi, renchérit Cassandre en souriant.

La Gascon se passa la langue sur les lèvres et, prenant visiblement son courage à deux mains, il expliqua :

— Depuis deux ans, je suis plusieurs fois allé trouver Mlle Perrine à la sortie de la messe à Saint-Merry… Je l’aime beaucoup.

Cassandre fronça les sourcils.

— Vous êtes son maître, monsieur, et je crois que sa tante m’agréerait… bref, en un mot, je souhaiterais l’épouser.

Olivier resta silencieux, maintenant contrarié, et le Gascon prit cela comme une rebuffade. Il se raidit.

— Parlons rond, monsieur, vous craignez de perdre une domestique? s’enquit-il d’un ton froid.

— Non, ce n’est pas cela, monsieur de Cubsac! protesta Olivier qui comprit qu’il avait besoin d’une réponse claire. En vérité, je serais très honoré si vous épousiez Perrine. Je viens de vous le dire, j’ai beaucoup de considération à votre égard, et c’est justement pour cela…

— Expliquez-vous, monsieur!

— Mme de Saint-Pol va vous faire connaître mes réticences mieux que moi, décida Olivier, mal à l’aise.

Le Gascon se tourna vers elle, l’air malheureux. Son cheval était un peu en arrière du sien et elle le pressa pour arriver à son niveau.

— Durant ces jours funestes des barricades, je me suis rendue chez Olivier, rue Saint-Martin, commença-t-elle. Mme Poulain et ses enfants s’y étaient réfugiés et je voulais la prévenir que la Ligue cherchait son mari. J’étais donc là quand Perrine a demandé à sortir pour aller voir une voisine. Peu de temps après son retour, le commissaire Louchart arrivait et nous arrêtait. Qui l’avait prévenu que j’étais là?

— Et alors? déglutit le Gascon qui avait pourtant deviné.

— On ignorait ma présence, et sinon Venetianelli, personne ne savait que j’étais la fille de Louis de Condé. Enfin, pas tout à fait, car quelques jours plus tôt Olivier était venu annoncer à ses domestiques qu’il m’avait épousée, et à cette occasion il leur avait dit qui j’étais. Louchart ne pouvait apprendre cela que de Perrine, Thérèse ou Le Bègue. Mais seule Perrine était sortie. Donc c’est elle qui nous a trahis, et j’ignore pourquoi.

— En êtes-vous certaine, madame?

— Ce ne sont que des présomptions, car je ne suis pas certaine que Louchart savait qui j’étais, il l’a peut-être appris plus tard par l’abbesse, mais alors pourquoi m’a-t-il arrêtée?

— Je demanderai la vérité à Perrine, décida Cubsac avec gravité.

Ils n’en parlèrent plus, tant le Gascon paraissait perturbé, mais comme il était peu probable que M. de Cubsac revînt à Paris rapidement, Olivier se dit qu’il oublierait la jeune fille.

Le soir, un ami du marquis d’O leur offrit l’hospitalité. Il leur laissa deux grandes chambres au deuxième étage d’un corps de logis. Olivier et Cassandre gardèrent la plus petite tandis que quatre d’entre eux passèrent la nuit dans l’écurie pour surveiller l’or du duc de Guise.

C’est ce soir-là qu’Olivier et Maximilien de Rosny expliquèrent au marquis d’O qu’ils souhaitaient faire le partage le lendemain, car avec Caudebec ils se rendraient directement à l’hostellerie de la Croix-Verte sans passer à Blois. O parut contrarié.

— Sa Majesté voudra vous remercier! Je connais bien le roi, et vous le désobligeriez fort en partant ainsi sans lui dire adieu.

Rosny ne pouvait refuser au moment où Navarre recherchait à nouveau l’alliance avec Henri III. Par tempérament, il était d’ailleurs secrètement flatté à l’idée de recevoir la reconnaissance du roi de France, aussi fut-il convenu que le partage serait fait et que Caudebec et Cubsac se rendraient à la Croix-Verte avec la part de butin des protestants. Ils préviendraient les gens d’Olivier de se tenir prêts, et quand Cassandre, Olivier et Rosny arriveraient, Cubsac retournerait seul à Blois.

De leur côté, Venetianelli et Montaigne rentreraient ensemble par la porte Clozeaux. Venetianelli ne voulait être vu ni avec les gens du roi de France ni avec ceux du roi de Navarre. Un espion aurait eu vite fait de le rapporter au duc de Guise. Quant à M. d’Ornano, il partirait directement vers Bourges avec deux chevaux portant son butin.

À la mi-novembre, en début d’après-midi, Dimitri, M. de Richelieu et Nicolas Poulain, suivis de cinq chevaux de bât, entrèrent par la porte Clozeaux bien après le passage de Venetianelli et de M. de Montaigne. Ils se rendirent directement à l’hôtel Sardini où l’or fut déchargé. Dimitri resta de garde, tandis que Nicolas Poulain et Richelieu partaient au château d’où le Grand prévôt ramènerait une cinquantaine de Suisses.

À peu près au même moment, Cassandre, chevauchant en robe en amazone, le marquis d’O, M. de Rosny et Olivier passaient la porte Chartraine.

1 En 1589, le duc de Mayenne, alors général des armées de la Ligue, prit Étampes. Pour avoir hébergé les voleurs de l’or de son frère, le bailli Nicolas Petau fut tué et le prévôt Jean Audren pendu.

2 Vers 250 après. J.C.

3 On sait que Navarre, pour devenir roi, abjura à Saint-Denis et, voyant le tombeau de Catherine de Médicis, il eut un petit rire et déclara : Qu’elle est bien là!

4 Jusqu’à ce que Saint-Denis se donne aux Anglais quand les Bourguignons de Jean sans Peur en avaient été les maîtres.

5 J’ai entendu un bruit.

Ce n’est rien, un chat. Tout le monde dort!

6 Touches-y si tu oses!