16.

Le jeudi 12 mai, comme tous les Parisiens, Nicolas Poulain fut réveillé par le bruit des tambours et des fifres des troupes. En chemise de nuit, il se précipita à sa fenêtre.

La cavalcade s’étendait à perte de vue. C’était une compagnie de Suisses au complet, tous en armure avec piques et mousquets. Il se sentit soulagé. Marguerite le rejoignit et le prit par la taille.

— Nous ne risquons plus rien?

— Plus rien, ma mie. Aujourd’hui le roi sera le maître. Guise a peut-être déjà pris la fuite.

Son beau-père frappa à la porte.

— Nicolas, un voisin est venu me dire que le roi s’est porté au-devant du maréchal de Biron entré dans Paris cette nuit par la porte Saint-Honoré. Les troupes prennent position partout dans la ville…

Tandis qu’il parlait, une cloche lointaine, assourdie, retentit, puis ce fut une autre, et une autre encore. Certaines sonnaient le tocsin, d’autres le glas. Bientôt, le vacarme devint assourdissant, terrifiant. Les fifres des Suisses cessèrent et le martèlement des tambours fut entièrement couvert par ces coups de cloches qui faisaient resurgir d’horribles souvenirs. C’était le son de la Saint-Barthélemy.



Guise n’était pas parti. Au contraire, ayant appris la veille que Biron arrivait avec des troupes et que le régiment de Picardie se mettait en route, il avait préparé son offensive.

Si le duc disposait d’une armée, il ne voulait pas d’un affrontement militaire. Se battre contre le roi, c’était se rebeller, et devenir criminel de lèse-majesté lui aurait fait perdre le soutien de la noblesse de France. Il fallait donc que ce soit les bourgeois qui se dressent contre leur souverain et se battent à sa place. Si c’était nécessaire, il se chargerait ensuite de les punir.

Dans la nuit, il avait donc fait imprimer des placards que les prédicateurs avaient cloués près de leurs églises. Sur ces affiches étaient nommés deux cents meneurs de la sainte union. Ceux-là n’auraient plus le choix. Leurs noms livrés, s’ils n’affrontaient pas le roi, ils finiraient comme les rebelles du tumulte d’Amboise : pendus, détranchés, écartelés.



Le tocsin ne cessait pas. Marguerite se boucha les oreilles. Son père était blême. Nicolas enfila rapidement son habit en toile noire, prit son épée accrochée au mur et la ceignit à sa taille. Il avait décidé de se rendre au Louvre pour se mettre aux ordres du roi et arrêter lui-même Le Clerc, Louchart et La Chapelle, mais avec ce tocsin effrayant, inattendu, il n’était plus certain que tout se passerait comme prévu.

— À la moindre alarme, dit-il à son beau-père, réfugiez-vous chez M. Hauteville. Je vais voir ce qui se passe. Si vous ne me revoyez pas ce soir, ne vous inquiétez pas, c’est que je serai occupé. Mais dans ce cas, restez en sécurité chez Hauteville.

Il ouvrit l’armoire en chêne aux panneaux sculptés et en tira un vieux sayon à capuche qu’il enfila sur son pourpoint pour dissimuler son épée.

— Où vas-tu?

— Je ne sais pas encore, peut-être jusqu’au Louvre.

— Tu n’es pas sûr du roi? s’inquiéta-t-elle.

— Je crains surtout que Guise ne soit plus adroit qu’on ne l’ait jugé. La partie n’est peut-être pas gagnée. Je n’avais pas pensé au tocsin. Cela ravive tant de souvenirs…

Il fit quelques pas jusqu’au buffet, appuya sur une moulure et un tiroir secret s’ouvrit. Il y prit deux lettres de commission, celle de sa charge et celle le nommant prévôt de la cour de Catherine de Médicis. Puis il fouilla sous les papiers et saisit la médaille en forme de bouclier qui représentait Catherine de Médicis à genoux entourée de trois de ses fils avec la devise Soit, pourveu que je règne! Il ignorait à quoi elle pouvait servir mais elle était dans la poche de Ludovic Gouffier, un espion de Catherine de Médicis. C’était peut-être un laissez-passer.

En aurait-il besoin? Si les choses tournaient mal, il ne pourrait revenir ici ni chez Hauteville. Il la prit et la glissa dans son pourpoint avec les lettres de commission.

Il choisit ensuite dans un coffre une longue dague qu’il attacha sous son sayon et un pistolet à rouet qu’il glissa dans la ceinture.

— Occupe-toi des enfants, et ne t’inquiète pas, dit-il à sa femme qui avait les yeux embués de larmes.

Il l’enlaça pour l’embrasser mais elle resta serrée contre lui, ne voulant pas le laisser partir. Le cœur gros, il se força à se détacher d’elle, puis fit signe à son beau-père qu’il descendait avec lui.



Depuis l’arrivée du duc, Olivier et Caudebec s’étaient rendus tous les jours dans le quartier de l’Université à la recherche de Clément. Ils y avaient vu la tension monter, l’agitation s’accroître. Le roi avait ordonné à tous ceux qui n’habitaient pas Paris de quitter la ville. C’était une mesure qui visait les gens que Guise avait fait entrer, mais l’ordre royal était resté sans effet. De nombreuses maisons logeaient maintenant des soldats et des gentilshommes guisards qui ne se cachaient même plus. On les voyait par groupes dans les rues, la bouche gonflée de propos ligueux et nul n’ignorait qu’ils attendaient des ordres.

Le jeudi, en apprenant à leur réveil que les troupes royales étaient entrées en ville, Olivier et Caudebec hésitèrent à retourner déambuler autour de Sainte-Geneviève. Ils se rendirent pourtant jusqu’au cimetière des Innocents qu’ils virent occupé par des centaines de Suisses. Il n’était pas six heures du matin. On leur dit que les soldats étaient arrivés en pleine nuit, commandés par le marquis d’O. Il y avait au moins quatre compagnies et M. de Perreuse, le prévôt des marchands, avait ordonné au guet bourgeois de se joindre à eux. Rassurés par cette démonstration de force, Olivier et Caudebec jugèrent qu’ils pouvaient se rendre sans danger sur la rive gauche.

Dans l’Île, une compagnie de Suisses, mousquet sur l’épaule, était rangée devant l’Hôtel-Dieu. Plus loin, une compagnie de gardes françaises s’était installée sur le pont Saint-Michel mais les soldats ne les empêchèrent pas de traverser. Un bourgeois qui passait avec eux leur rapporta que trois autres compagnies de Suisses et une compagnie de gardes françaises occupaient la place de Grève.

Si dans la ville et dans la Cité les maisons et les boutiques étaient closes et rembarrées dans un calme morne et sinistre, dans l’Université, c’était l’émotion qui dominait. Passé le Petit pont et le Petit-Châtelet fermé par des sergents d’armes et quelques Suisses, ils entendirent des rumeurs assourdies provenant du haut de la rue Saint-Jacques. Craignant une émeute, ils prirent l’étroite rue Galande et filèrent vers la place Maubert qu’ils n’avaient pas explorée les jours précédents.

La place était noire de monde. C’était un rassemblement formidable comme Olivier n’en avait jamais vu. Des bandes d’écoliers descendaient de Sainte-Geneviève avec des cris farouches auxquels répondait la plèbe de la place Maubert. On hurlait que Châtillon1 et les huguenots étaient au faubourg Saint-Germain, qu’ils venaient venger l’amiral de Coligny. Des moines jeunes et vigoureux, armés de piques, affluaient de partout, sortant des couvents avec des bannières de saints comme étendards.

Se frayant un passage entre les groupes armés, ils aperçurent une troupe de gentilshommes à cheval qui tentait de canaliser la foule. Celui qui commandait (ils l’ignoraient mais c’était M. de Boisdauphin) donnait ordre qu’on tende les chaînes autour de la place. Ils virent aussi des cabaretiers qui roulaient des futaies pour faire des barrages.

Gardant son capuchon enfoncé sur sa tête, Olivier recherchait malgré tout Clément. C’était une occasion inespérée, se disait-il. Un jour pareil, ce fou qui haïssait le roi ne pouvait rester sur sa paillasse à cuver son vin!

Ce fut Caudebec qui l’aperçut. Le jeune homme portait une salade datant de la guerre de Cent Ans, un corselet cabossé et brandissait une pique et un coutelas en tenant des propos séditieux.

Ils s’approchaient de lui quand retentirent des tambours derrière eux.



Au pont Saint-Michel, les gardes françaises, qui avaient été rejoints par des Suisses, interdisaient désormais tout passage. Impatients d’écraser ces bourgeois et ces clercs qui se moquaient d’eux, ils jetaient des bravades à la multitude rassemblée autour de l’abreuvoir Mâcon2. Ces troupes étaient commandées par Louis de Crillon que nous avons vu ne pas répondre au salut du duc de Guise, quand celui-ci était venu au Louvre.

Crillon avait quarante-sept ans et s’était distingué à Jarnac et au siège de La Rochelle. Chevalier de Malte, c’était un soldat d’une loyauté inébranlable envers le roi et d’un rare courage. On le comparait au chevalier Bayard. Mais il avait un défaut : il était emporté et sans frein dans ses propos. Il s’imagina effrayer le peuple en criant que le premier qui sortirait en armes serait pendu, sa maison brûlée, sa femme et ses filles livrées aux soldats.

Apprenant que la place Maubert était occupée par les rebelles, il voulut faire un coup d’audace en marchant pour la dégager. Fifres et tambours devant, ses troupes s’engagèrent en bon ordre dans la sombre et miséreuse rue Saint-Séverin, toute bordée de petites maisons à pignon aux étages débordant les uns sur les autres. Arrivés au carrefour devant l’église, tandis que la compagnie s’étirait le long de l’étroite rue, les premiers gardes françaises furent arrêtés par une barricade quand, soudain, chaque maison se changea en forteresse. Des fenêtres et des étages en encorbellement partirent des pavés et des projectiles de toutes sortes que les habitants avaient entreposés sur ordre des guisards.

Les soldats ne savaient se battre qu’en carré ou en ligne, piques en avant pour les piquiers, arquebuses sur fourquines pour les arquebusiers. Dans cette ruelle, assommés par les pierres, ils ne purent rien faire et se débandèrent pour éviter d’être lapidés. Lorsque Olivier et Caudebec arrivèrent – ils suivaient Clément et sa troupe de clercs attirés par les cris – une dizaine de soldats aux membres brisés jonchait le sol en demandant merci. Ils furent sauvagement égorgés par les écoliers, leurs armes prestement ramassées et leurs cadavres dépouillés furent jetés en Seine.

Pour Olivier, ces scénes dépassaient l’entendement. Il avait vu les troupes royales, toutes bien équipées et bien commandées. Elles paraissaient invincibles et pourtant cette compagnie venait d’être taillée en pièces par des jets de pierres! Il prit conscience que la populace parisienne allait donner du fil à retordre aux troupes royales.

Déjà Clément et ses amis avaient filé vers le pont Saint-Michel. Ne voulant pas les perdre de vue, ils les suivirent, entourés d’une foule joyeuse et fière de sa victoire. Un avocat cria devant eux en entraînant la populace :

— Courage, messieurs, c’est trop patienter! Allons prendre et barricader ce bougre de roi dans son Louvre!

Devant le pont, Crillon était parvenu à regrouper une partie de ses hommes et les avait rangés en ordre de bataille. Ils étaient maintenant entourés par une populace hostile et vociférante. Au premier rang, Clément brandissait un coutelas ensanglanté. Olivier et Caudebec ne pouvaient bien sûr se saisir de lui et restèrent donc à proximité à l’observer.

Sous les acclamations de la foule, des officiers de Guise s’approchèrent à cheval. Porteur d’un drapeau blanc, l’un d’eux descendit et approcha Crillon. Il y eut même échange d’amabilités car ils se connaissaient.

— Qui est-ce? demanda Olivier à son voisin, un solide gaillard casqué d’un morion.

— Boisdauphin, un capitaine de Mgr de Guise.

Ainsi, c’était Urbain de Laval!

Olivier l’observa un instant, mais il disparut de sa vue, car il s’installa avec Crillon dans la baraque d’octroi. Pendant qu’ils négociaient, les gens se rendirent à la fontaine de l’abreuvoir Mâcon pour boire tant la chaleur devenait accablante. Déjà les garces en robes rouges et chapeaux écarlates arrivaient, rejointes par les mendiants et les grinches. Puis ce furent les marchands de pâtés chauds. Olivier en acheta quelques-uns. Il régnait un climat étrange, mélange de fête et de colère, de plaisir bon enfant et de haine sauvage.

Enfin, des informations circulèrent. Crillon attendait les ordres du Louvre pour laisser le passage du pont. Comme le Petit-Châtelet était fermé, on ne pouvait plus aller dans l’Île ou sur la rive droite.

Apprenant qu’on leur interdisait le passage, les écoliers menacèrent, puis lancèrent des pavés. Les gardes françaises refluèrent vers le pont qui, rappelons-le, était bordé de maisons d’habitation. Soudain, retentirent des coups d’arquebuse. C’était les habitants du pont qui tiraient par des trous de volets sur les soldats. Un homme tomba, puis deux, puis dix.

Crillon tenta de se replier vers la Cité en bon ordre mais les soldats se gênaient sur le pont étroit et n’avaient rien pour se protéger des projectiles. Pire, ils découvrirent que l’extrémité du pont était barrée par des barriques. Ils se trouvaient enfermés dans une nasse.

Les hommes tombaient les uns après les autres. Plusieurs levaient déjà les mains, pleurant et proposant de se rendre.

La honte au cœur, Crillon sortit un mouchoir blanc qu’il attacha à une pique.

Les tirs s’arrêtèrent et à nouveau Boisdauphin vint négocier, cette fois en compagnie du comte de Brissac3 qui venait d’emporter le Petit-Châtelet avec une troupe de marchands de chevaux. Les deux officiers de Guise exigèrent le départ des troupes du pont ainsi que de celles des Suisses cantonnés devant l’Hôtel-Dieu, mais encerclés de barricades.

Crillon demanda une nouvelle fois des ordres au Louvre et, en attendant, ses soldats restèrent l’arme au pied, devant le Marché-Neuf, sans eau ni nourriture sous la surveillance de la foule hostile.



Sorti de chez lui, Nicolas Poulain prit la rue de Venise et gagna le cimetière des Innocents où on cantonnait habituellement les troupes quand on ne pouvait les loger au Louvre. En chemin, il rencontra une douzaine de bourgeois et de magistrats qui s’y rendaient aussi, pique ou épée négligemment sur l’épaule. Quelques-uns, cuirassés, avaient des mousquets et la plupart étaient casqués. Poulain connaissait leur chef, M. de Martis, maître des requêtes et capitaine de quartier réputé d’une grande loyauté à la couronne.

— Monsieur Poulain, vous joignez-vous à nous? proposa Martis. M. de Perreuse, prévôt des marchands, nous a demandé de monter la garde devant les Halles pour veiller au passage des subsistances.

Il les suivit. En chemin, Martis lui avoua qu’ils auraient dû être plus nombreux mais que beaucoup de membres de sa compagnie s’étaient excusés. Ils arrivaient à proximité du cimetière des Innocents quand ils furent arrêtés par une chaîne.

Il y avait là quelques bouchers avec des tranchoirs et des marchands de chevaux tenant des piques, ainsi qu’un huissier au Châtelet qui portait une croix blanche à son chapeau et paraissait commander.

— La rue est barrée! annonça-t-il. On ne passe pas!

— Je suis capitaine du guet, répliqua le maître des requêtes avec suffisance, j’ai mes ordres du prévôt, laissez-nous passer.

— Et moi j’ai les miens! répliqua sèchement l’huissier. Vous ne passerez pas sans un mot de M. de La Chapelle.

Les bouchers s’agitèrent et montrèrent les gros hachoirs menaçants. Ils étaient une dizaine et les marchands de chevaux avaient des arquebuses.

L’un des bourgeois de la compagnie de M. de Martis, un drapier d’une cinquantaine d’années bien sanglé dans un pourpoint immaculé boutonné jusqu’au col et coiffé d’un morion étincelant, s’inquiéta :

— On ne nous a pas envoyés pour nous battre.

Plusieurs approuvèrent.

L’un des marchands de chevaux avait déjà allumé la mèche de son arquebuse. Poulain devina que les bourgeois allaient céder. Au demeurant, ils n’auraient pu vaincre les bouchers.

Il prit le bras de M. de Martis et l’entraîna à l’écart.

— Ne discutons pas, revenons en arrière, nous passerons par la rue Troussevache.

L’autre, furieux qu’on ne lui ait pas obéi, mais inquiet de la tournure des évènements, s’empressa d’accepter. Ils firent demi-tour sous les quolibets des ligueurs.

— Après tout, c’est le rôle des soldats de se battre, pas le nôtre! déclara l’un des hommes de la compagnie bourgeoise.

— C’est notre privilège à nous, Parisiens, de nous défendre nous-mêmes, le morigéna le maître des requêtes.

— Oui, mais pas contre d’autres Parisiens! Je préfère rentrer chez moi! Que le roi règle seul ses affaires avec Guise, ça ne nous regarde pas!

Il les quitta.

— Je fais comme lui, dit un autre, ma femme et mes enfants ont besoin de moi.

Il partit avec un de ses compagnons. Ils restèrent à neuf.

— Je ferais mieux d’aller chercher de nouveaux ordres à l’Hôtel de Ville, proposa Martis d’une voix embarrassée.

— Oui, approuva un de ses compagnons, qui savait que la place de Grève était occupée par des centaines de Suisses.

Au moins ils y seraient en sécurité.

— Venez-vous avec nous, monsieur Poulain?

— Non, soupira le lieutenant du prévôt, je vais continuer seul, vérifier si les troupes du roi sont bien en place aux Innocents.

Il les laissa.

Rue Troussevache, il y avait aussi des chaînes et il vit d’autres bourgeois loyaux faire demi-tour. Tout cela ne lui plaisait guère.

Empruntant de petits passages entre les maisons, il parvint enfin au cimetière des Saints-Innocents. Par prudence, il s’était maintenant couvert la tête de son capuchon.

Le cimetière était un vaste quadrilatère entouré de murs entre les rues Saint-Denis, de la Ferronnerie, de la Lingerie et la rue aux Fers. On y enterrait les morts dans de vastes fosses contenant plusieurs couches de cadavres. La terre du cimetière dissolvait un corps en moins de deux semaines et, assez rapidement, on déterrait les ossements pour les entasser dans des charniers construits dans des galeries à arcades qui bordaient les murs.

Nicolas Poulain s’approcha de la porte Saint-Jacques, l’une des entrées. Elle était barrée par des barriques mais les sentinelles, hallebarde en main, le laissèrent regarder comme les autres curieux. Il vit que des centaines de Suisses s’étaient installés entre les fosses. Il devait y avoir un millier d’hommes qui attendaient, arme au pied.

Pourquoi leurs officiers laissaient-ils leurs soldats ainsi? se demanda-t-il en voyant que les barricades s’élevaient dans la rue. Il remarqua alors que les Suisses n’avaient que des mousquets, aucune arquebuse à crocs ou pièce d’artillerie qui auraient pu faire des dégâts énormes sur la foule. De plus en plus préoccupé, il entreprit de faire le tour du cimetière. L’état d’esprit des habitants restait bon enfant et personne ne l’empêcha de passer mais il constata que beaucoup de gens de la haute bourgeoisie, même parmi les plus opposés à la Ligue, avaient rejoint les barricadeurs. Il vit même quelques conseillers au parlement et le procureur général Jacques de La Guesle, cuirassé et casqué.

Se mêlant aux conversations, sans pour autant se découvrir, il entendit beaucoup de protestations contre le roi qui avait violé le privilège des Parisiens en faisant entrer une armée étrangère en ville – les Suisses –, chose qu’on n’avait jamais vue ni ouïe à Paris. Les plus échauffés étaient les artisans, les procureurs et les avocats. Les marchands des six corps et les conseillers aux parlements étaient plus mesurés. Poulain observa aussi les nombreux gentilshommes porteurs d’écharpes à la croix de Lorraine qui dirigeaient la manœuvre pour barrer les rues. Tout semblait bien préparé et bien ordonné. Derrière les chaînes, on roulait des muids remplis de pavés et de sable prêts certainement depuis des jours. Ensuite chaque barricade était laissée à un peloton d’arquebusiers ou de mousquetaires par des tirailleurs postés aux fenêtres des maisons voisines. Les femmes même entreposaient des pierres et se déclaraient résolues à se défendre jusqu’à la mort.

Nicolas comprit que se rendre au Louvre était vain. Quand l’affrontement éclaterait, il serait plus utile sur place que dans le palais. Le capuchon toujours rabattu, il se dirigea vers l’Hôtel de Ville. Il put passer facilement les barricades en place, ou en cours de construction, sauf l’une où on lui demanda un billet et qu’il parvint à contourner. Partout les boutiques et les échoppes étaient fermées et rembarrées.

Devant l’Hôtel de Ville, les troupes suisses étaient dirigées par le maréchal de Biron et le marquis d’O. Toute tentative pour y dresser des barricades avait été réduite par des piquiers aidés de la garde bourgeoise, mais on commençait à entendre des murmures et des paroles séditieuses. Le peuple s’échauffait, d’autant que les soldats sur la place tenaient des propos menaçants. Poulain les écouta.

— Mettez du linge blanc en vos lits, messieurs, sur le coup de minuit nous irons coucher avec vos femmes en vos maisons, criaient les Suisses les plus paillards.

Il resta un moment et vit une délégation de bourgeois s’approcher des officiers de Biron pour leur demander de retirer les troupes, car l’émotion grandissait dans le peuple. Le marquis d’O frappa affectueusement sur l’épaule d’un des bourgeois en lui disant :

— Par la mort Dieu, nous sommes trop forts!

À ce refus, la délégation repartit, mais se promenant dans les rues avoisinantes, Nicolas vit avec une inquiétude grandissante qu’on tirait des poutres et des tonneaux remplis de terre à tous les carrefours. Il revint vers la place de Grève et prévint un officier de ce qui se préparait.

— Je sais, monsieur. Heureusement ici nous ne risquons rien, mais je crois qu’il sera difficile d’en sortir, répliqua l’homme en grimaçant.

Se sentant inutile, Nicolas poursuivit son chemin vers la rue Saint-Antoine. À partir de là, toutes les rues qui conduisaient à la Bastille étaient fermées par des chaînes avec un grand barrage de poutres et de fumier devant la rue Saint-Antoine. Aux fenêtres, des femmes préparaient des pierres et des vases remplis d’huile ou de suif à enflammer.

Il ne put aller plus loin, car on lui demanda un billet ou un passeport, aussi, ayant acheté des oublies à un marchand ambulant, il revenait vers la place de Grève quand il entendit les fifres et les tambours.

Les troupes semblaient se mettre en marche pour donner l’assaut aux barricades.



Au Louvre, le roi venait d’entendre le nonce du pape, le cardinal Morosini, qu’il considérait comme un ami. Le nonce lui avait parlé des affrontements dans l’Université. « Si Votre Majesté n’ordonne pas le retrait des troupes », avait-il assuré avant de partir, « elle sera responsable d’un effroyable carnage de moines et de religieux, car les féroces Suisses ne resteront pas l’arme au pied si on les lapide. »

Un peu plus tôt, Henri III avait reçu un mot de Crillon demandant des ordres. Ne sachant que décider, il n’avait pas répondu.

Après le départ de Morosini, une estafette du marquis d’O l’avisa de barricades qui encerclaient ses troupes aux Innocents et devant l’Hôtel de Ville. Biron demandait l’autorisation de charger et de se dégager, sinon il ne répondait plus de rien.

Certes, depuis l’arrivée impromptue de Guise au Louvre, Henri III avait choisi l’affrontement. Le temps de la comédie, ou celui de rompre, était révolu. Il était prêt à la bataille contre les troupes guisardes. Bien sûr, il savait que celles-ci seraient renforcées par le petit peuple ligueur, par ces félons de la sainte union, mais malgré le mémoire alarmant de Nicolas Poulain, il ne croyait pas que ces gens-là puissent être trente mille. Quelques centaines tout au plus.

Les Parisiens respectaient leur roi, lui avait assuré Villequier. La ville l’aimait.

Seulement rien ne se passait comme prévu. Ses troupes n’affrontaient pas les gens de Guise, elles étaient encerclées par les Parisiens. Quant à la garde bourgeoise, dont le prévôt des marchands lui avait assuré la fidélité, elle avait disparu.

Ses officiers demandaient de l’artillerie. Ils voulaient utiliser les fauconneaux pour dégager les Suisses. Mais pouvait-il se livrer à un massacre de son peuple? Ce n’était pas la conception qu’il avait de la charge de roi, et après le dégoût ressenti à la suite la Saint-Barthélemy, il ne s’en sentait pas capable.

Henri passa de son cabinet à sa chambre d’apparat. Il avait quelques serviteurs autour de lui. D’une fenêtre ouverte sur le fleuve, il regarda l’Île de la Cité. On entendait par instant des arquebusades. Que se passait-il? Que n’avait-il O, Ornano, Épernon, Biron, Richelieu, près de lui pour le conseiller!

René de Villequier fut annoncé. Il était avec un serviteur de Catherine de Médicis.

— Parlez, mon ami, que savez-vous? demanda le roi impatient.

— Il faut donner ordre aux troupes de ne pas s’opposer aux bourgeois, sire, et les ramener dans leurs quartiers. Le tumulte cessera aussitôt.

— J’y perdrais toute confiance!

Le serviteur de la reine mère prit la parole.

— Sire, madame votre mère vous supplie de trouver un terrain d’entente avec le duc de Guise. Elle se propose de se rendre à son hôtel pour négocier.

— Ce serait raisonnable, sire, insista Villequier.

Les coups d’arquebuses devinrent plus nombreux, plus saccadés. Henri se mit le visage dans les mains. Il ne savait que faire. S’il reculait, il livrerait aux mutins une victoire sans combat et ce serait la fin de sa race. Il décida une demi-mesure, pensant que temporisation et douceur désarmeraient le peuple.

— Que les troupes présentes dans l’Université et dans la Cité rejoignent la Ville et se regroupent autour de l’Hôtel de Ville. Mais que personne ne tire et que les épées restent au fourreau sous peine de la vie.

Le roi venait de commettre la plus grave erreur de son règne. Il aurait ordonné un retrait complet de tous les Suisses jusqu’au Louvre, il restait tout-puissant en attendant le régiment de Picardie. Il aurait ordonné de tirer sur la populace, il restait roi tant ses troupes étaient fortes et capables de rompre les barricades des guisards.

Mais par ce choix ambigu, il venait de perdre sa capitale.

Il fit venir des secrétaires à qui il dicta des ordres pour le seigneur d’O, le capitaine d’Ornano, le maréchal de Biron et le seigneur de Crillon, leur demandant de retirer les compagnies le plus doucement qu’ils pourraient vers la ville.



Ce n’est qu’en fin de matinée que Le Clerc eut le temps de s’inquiéter de Nicolas Poulain. L’émeute tournait enfin en faveur de la Ligue. Il envoya un peloton chez lui avec ordre de le saisir sans le meurtrir, voulant seulement l’interroger et savoir pourquoi il n’était pas venu le trouver la veille.

Ses hommes revinrent en lui disant que la boutique du Drageoir Bleu était close et rembarrée, et que la maison paraissait vide.

Où était Poulain?

Malheureusement il n’y avait qu’une seule explication, se dit Le Clerc en maudissant sa naïveté : l’espion qui nous trahissait depuis des années, c’était lui! La Chapelle et Louchart le suspectaient avec raison!

Il écrivit aussitôt un ordre qu’il fit porter pour qu’on le cloue sur la porte du Drageoir Bleu.



À la tour, c’est Mario qui vint prévenir toute la troupe de ne plus sortir. Avec son gendre, ils s’étaient aventurés jusqu’au cimetière des Innocents.

— Il y a des chaînes tendues à chaque carrefour avec des barrières de barriques emplies de terre et de pierres tenues par des bourgeois armés d’arquebuse. Ils appellent ça des barricades, ce sont les gens de Mgr de Guise qui leur ont montré comment faire et il est difficile de les franchir sans un billet de M. de La Chapelle. Des régiments de Suisses sont cantonnés dans le cimetière des Innocents, mais les marchands de la rue Saint-Denis, tous armés, ont fermé les issues. Ils sont prisonniers et ce sera un carnage s’ils tentent une sortie.

Un peu plus tard, ce fut Venetianelli qui revint. Il avait le visage sombre et il tendit à Cassandre une affiche arrachée à la porte du Drageoir Bleu.

C’était un ordre signé Jean Bussy, sieur de Le Clerc, commandant en chef des forces de la sainte union, condamnant le nommé Nicolas Poulain comme traître et parjure et demandant qu’on lui coure sus.

Elle resta un long moment à fixer le papier. La pire crainte de Nicolas se réalisait. En un éclair, elle revit tout ce qu’elle avait vécu avec lui, et ce qu’elle lui devait. Puis elle se rassura : il n’était pas encore pris et il saurait leur échapper. Restait sa famille. Elle avait dû se réfugier dans la maison d’Olivier mais il fallait les prévenir, car si l’un d’eux sortait, il serait vite pris. Olivier aurait pu le faire, mais il n’était pas là. Quand rentrerait-il? Si c’était à la nuit, ce serait peut-être trop tard.

— Je dois avertir Mme Poulain, décida-t-elle.

Venetianelli secoua négativement la tête.

— C’est folie, madame!

— C’est pour notre sécurité. Si elle sort, elle sera prise, son mari se rendra et s’il parle sous la torture, tôt ou tard les ligueurs viendront ici.

— Vous ne pourrez pas passer. Mario vous l’a dit, il y a des barrages partout.

— Bien sur que si! Je suis une femme, dit-elle avec un sourire forcé.

— Alors, je vais avec vous.

— Laissez-moi chercher mon manteau.

Elle monta dans sa chambre, prit son manteau, puis une dague dont elle laça l’étui sous sa robe. La dernière fois qu’elle avait fait ça, cela ne l’avait pas sauvée, mais la lame la rassurerait.

C’était midi. Ils partirent et furent rapidement arrêtés au début de la rue des Ours.

— Personne ne passe s’il n’a le mot ou un ordre écrit de M. de La Chapelle! annonça martialement un boutiquier tenant une pique.

— J’ai besoin de miel, capitaine. C’est pour la fille de ma sœur, elle est malade et a très mal à la gorge.

— Les boutiques sont fermées, madame, dit un autre, plus conciliant et qui avait reconnu les comédiens.

— Je vous en prie, l’épicier m’ouvrira, je le sais!

L’homme à la pique prit un air martial, fit une moue et secoua négativement la tête.

— Madame n’est pas une espionne, Jean, intervint son compagnon. Elle est comédienne à l’hôtel de Bourgogne!

L’autre balança encore un peu avant de dire, bourru :

— Bon, passez!

Ils passèrent. Le nommé Jean rattrapa alors Cassandre. Il avait trente ans et aimait le théâtre.

— Madame, il y a d’autres barricades plus loin. Le mot est Guise et Lorraine!

Ils furent arrêtés une nouvelle fois rue Saint-Martin mais, avec le mot, on les laissa passer. On entendait parfois des coups de mousquet épars. Des cris. Les boutiques étaient closes, la rue restait déserte, sauf quelques groupes de bourgeois armés d’arquebuses qui se rendaient on ne sait où. Il n’y avait aucun soldat du roi. Une sourde rumeur déferlait par vagues successives depuis l’Île de la Cité. Le Drageoir Bleu était fermé. Ils poursuivirent jusqu’à la maison des Hauteville.

Ils entrèrent dans la cour et Cassandre frappa à l’huis. Ce fut Le Bègue qui vint interroger par une meurtrière. Elle s’expliqua et il leur ouvrit.

Ils étaient tous dans la cuisine. Mme Poulain était pâle, sa fille et son fils restaient silencieux. Le garçon portait à la taille une dague que son père lui avait offerte. Les grands-parents paraissaient morts d’inquiétude. Thérèse seule paraissait enjouée. La guerre lui plaisait. Peut-être pourrait-elle embrocher quelque Suisse, se disait-elle secrètement. Quant à Perrine, qui épluchait des fèves, elle resta pétrifiée quand elle reconnut Cassandre.

L’épouse d’Olivier se présenta à ceux qui ne la connaissaient pas puis expliqua à Marguerite les raisons de sa visite. Les deux épiciers furent encore plus terrorisés en apprenant que leur gendre était recherché comme traître et, brusquement, Marguerite s’évanouit.

Venetianelli et Le Bègue la transportèrent dans sa chambre. Quand elle reprit connaissance, elle se mit à trembler et à sangloter. Cassandre prit Venetianelli à part :

— Je ne peux la laisser dans cet état. Rentrez à la tour, vous direz à Olivier où je suis. Je vais passer la nuit ici, demain tout ira mieux et vous viendrez me chercher.

Venetianelli se demandait si c’était une bonne idée, mais il ne pouvait qu’accepter. Et puis, il se dit qu’elle ne risquait rien dans cette maison.

Il partit. Cassandre revint à la cuisine et raconta ce qu’elle savait : les barricades, les troupes de Suisses prisonnières. L’insurrection ne durerait pas, les rassura-t-elle. La force resterait au roi qui avait une armée.

Après l’avoir écoutée, Perrine monta au deuxième étage et se mit devant une fenêtre. Le cœur battant, elle songeait que la chance venait de lui sourire. Si elle faisait savoir à Mme de Montpensier que Mme Hauteville – qui n’était après tout qu’une hérétique – était là, la duchesse la prendrait à son service. Elle le lui avait promis. Mais comment sortir, et aller jusqu’au faubourg Saint-Germain quand les rues étaient barrées?

Le temps s’écoula. La maison était silencieuse, mais dehors retentissaient de plus en plus souvent des coups de mousquet. Perrine ne savait que faire.

Soudain, elle vit arriver dans la rue un peloton de bourgeois casqués et cuirassés. C’était trop tôt pour que ce soit le guet. Quand ils s’approchèrent, elle crut reconnaître le commissaire Louchart à leur tête, celui qui avait arrêté son maître trois ans plus tôt.

Perrine avait entendu parler des Seize. Elle savait que Louchart était bon catholique et proche de la sainte union. Il pourrait prévenir Mme de Montpensier à sa place, se dit-elle.

Elle descendit à la cuisine.

— Monsieur, demanda-t-elle à Le Bègue, il faut que j’aille voir Mme Véran, elle est seule et c’est moi qui fais ses commissions. Je vais prendre de ses nouvelles une fois par jour…

Mme Véran habitait tout près.

— Vas-y Perrine, dit la cuisinière, mais sois prudente.

Le Bègue hésita à l’accompagner, puis il se dit qu’elle ne risquait rien, la rue était vide.

Perrine sortit. Le peloton de Louchart était maintenant devant la maison de Nicolas Poulain. Deux hommes brisaient la porte à coup de hache. Pourquoi faisaient-ils ça?

Elle marqua un instant d’hésitation, mais Louchart la vit et la reconnut.

— Toi, viens ici! Que fais-tu dehors?

— Je vais voir ma voisine, monsieur le commissaire… et je voudrais vous parler…

Il la saisit par l’épaule et l’entraîna rudement à l’écart.

— Tu sais quelque chose sur Poulain?

— M. Poulain? Non, monsieur le commissaire! Mais je voulais vous demander de prévenir Mme la duchesse de Montpensier…

— La sœur du duc? Et de quoi donc? Comment se fait-il que tu la connaisses?

— Je l’ai rencontrée à Saint-Merry, monsieur le commissaire. Elle veut me prendre à son service. Je lui ai promis de lui dire si une certaine dame venait chez nous.

— Quelle dame?

— L’épouse de M. Hauteville, monsieur le commissaire.

— Hauteville est là?

— Non, monsieur le commissaire. Je ne sais pas où il est, mais son épouse oui et Mme de Montpensier veut la rencontrer… C’est une dame importante, monsieur le commissaire, c’est la fille de Mgr le prince de Condé.

— Qui?

— Mme Hauteville.

— Que dis-tu, petite sotte?

— Que Mme Hauteville est la fille de Mgr de Condé, monsieur le commissaire. M. Hauteville est noble, désormais. Il est chevalier de Fleur-de-Lis.

Louchart resta sans voix. Cette fille était folle. Pourtant, si elle disait vrai, quelle arme la sainte union tenait! La propre fille de Condé!

— Vous autres, dit-il à ses hommes, laissez tomber la porte et venez avec moi.

— Laissez-moi rentrer d’abord, monsieur le commissaire. Je ne veux pas d’ennui, supplia-t-elle.

Louchart hésita, puis il se dit que cette fille pouvait encore servir.

— Reprenez votre travail, bande de feignants, fit-il aux hommes à la hache. On ira chez Hauteville dans un moment.

1 Châtillon, capitaine protestant, était le fils de l’amiral.

2 Approximativement la place Saint-Michel.

3 Brissac avait rejoint la Ligue par dépit. Ayant commandé une expédition en mer qui avait été un échec, Henri III avait dit de lui : Brissac n’est bon ni sur mer ni sur terre! Durant ces journées des barricades, il déclara à ses proches : Je ferai voir au roi que j’ai trouvé mon élément et que je suis bon sur le pavé!