BONY REND UNE VISITE

Pendant un ou deux jours après la visite de Joyce, Bony exulta. A la suite du traquenard d’Aiguille, tellement transparent que c’en était désespérant, la nouvelle que lui avait annoncée Joyce permettait d’ordonner un peu plus les pièces du puzzle, si bien qu’elles se mettaient gentiment en place. Le temps était désormais compté pour les voleurs de bétail, et peut-être aussi pour l’assassin de Maidstone. Fred Newton allait certainement revenir de Broken Hill avec les renseignements dont Bony avait besoin pour prendre des mesures autoritaires.

Une semaine plus tard, Bony commençait toutefois à faire une croix sur Newton, se résignant à une peine longue, sinon perpétuelle, de travaux forcés sur la clôture. Tandis que chaque jour succédait au précédent et que l’inspecteur ratissait et balançait des broussailles par-dessus le grillage, il comparait son sort à celui des prisonniers innocents, mais condamnés au bagne, qu’il avait vus souffrir sur l’île du Diable, l’une des rares fois où sa femme l’avait traîné au cinéma. Au moment où ses pensées étaient les plus noires, Newton arriva au camp, accompagné d’un étranger.

— Votre commissaire n’a pas eu suffisamment confiance en moi pour me confier les renseignements que vous aviez demandés, dit le surveillant d’une voix traînante, avant de grimacer un sourire en voyant la mine de Bony. Il a fait venir cet individu spécialement de Sydney pour jouer au facteur.

— Inspecteur Wells, PJ, précisa l’individu en question. J’ai toujours eu envie de rencontrer le fabuleux Napoléon Bonaparte. La PJ était tout excitée quand les renseignements que vous aviez demandés ont commencé à arriver. Apparemment, la brigade était au courant de nombreuses vagues rumeurs et votre demande l’a obligée à les recouper. Elle s’est dépêchée de m’envoyer à Broken Hill parce qu’elle ne voulait pas risquer de faire passer ces tuyaux par la poste ou le télégraphe. Je suis donc venu vous les apporter.

— Je vois qu’on ne va pas me mettre dans la confidence, se plaignit Newton avec bonne humeur en voyant les deux hommes tenir conseil devant lui.

— Votre supposition est juste, dit Bony. Je vais cependant vous révéler quelque chose, mon vieux. Vous allez avoir besoin de chercher un successeur à Aiguille. Il a filé, bien que j’aie une petite idée de l’endroit où je pourrais trouver ce vaurien si je jugeais nécessaire de le coincer.

Bony mit le surveillant au courant des derniers événements survenus sur la clôture. Newton et Wells l’écoutaient avec attention.

— Alors là, c’est le comble ! s’exclama Newton. Je me demande ce que je vais bien pouvoir faire, maintenant !

Bony prit cette remarque au pied de la lettre et répondit avec un sourire :

— Je suggère que vous prépariez le repas pendant que Wells et moi partirons pour une petite virée le long du grillage. Je vais pouvoir lui montrer le genre de torture que vous infligez depuis un mois à un membre de la police de Sa Majesté.

— Alors là, c’est le comble ! répéta Newton. A votre avis, qui c’est le surveillant, ici ? Bon, d’accord. Ça ira, pour cette fois.

Il jeta quelques branches dans le feu.

— Mais je vous préviens, si vous mijotez quelque chose, il faudra que je sois le premier à être au courant, vous avez intérêt à ne pas l’oublier.

Les deux policiers s’éloignèrent et quand ils arrivèrent à une partie bien dégagée de la clôture, d’où on pouvait voir approcher n’importe qui à des kilomètres, Wells remit à Bony les rapports qu’il avait apportés de Nouvelle-Galles du Sud. Bony s’accroupit sur ses talons et se mit à les lire attentivement. Puis il regarda Wells, une lueur de satisfaction dans ses yeux bleus, et lui rendit les documents.

— Voilà la pièce qui manquait. Ça doit être tout à fait ça.

— La direction l’a bien pensé, dit Wells. A votre avis, quelles mesures faut-il prendre maintenant ?

Bony était toujours accroupi sur ses talons et semblait pouvoir rester dans cette position confortable jusqu’à la nuit des temps.

— La première chose que je me propose de faire, c’est de remettre ma démission à Newton, dit-il, songeur. La deuxième, c’est d’aller voir Levvey au sujet du boulot qu’il m’a proposé. Il n’y a maintenant plus aucun doute dans mon esprit, c’est à l’exploitation de Lac Frome, plutôt qu’à Quinambie ou sur la clôture, que la personne qui m’intéresse devra mettre cartes sur table. Je suggère aussi de veiller à ce qu’on ébruite suffisamment mes intentions pour que tous les intéressés affluent là-bas, comme s’ils étaient attirés par un aimant. Mais en attendant, je ne peux pas me permettre d’être surpris comme ça, désœuvré.

Brusquement, il se releva.

— Et maintenant, voici ce que vous allez faire, dit-il à Wells, qui l’écoutait avec attention.

Une fois de retour au camp, Wells annonça qu’il allait repartir aussitôt après le repas et suggéra à Bony et à Newton d’en faire autant.

— A ce stade, si on vous voyait avec quelqu’un, ça pourrait vous couper l’herbe sous le pied, surtout si ce quelqu’un, c’est moi, dit Wells en prenant congé de Bony. On s’imaginerait certainement que je suis un de vos supérieurs.

— C’est juste, reconnut Bony.

Tout en terminant son thé, Newton jeta un regard interrogateur aux deux hommes.

— Ça ne servirait à rien que je demande quel est tout ce mystère, je suppose ?

— A rien du tout, répondit gaiement Bony pendant que ses deux visiteurs enfourchaient leur cheval. Mais je suis content d’avoir un témoin pour vous dire qu’à l’instant même, Ed Bonnay renonce à son emploi exaltant sur une section de cette fichue clôture. Je regrette de le faire sans préavis, mais accordez-moi au moins le mérite de ne pas vous demander de références.

— De toute façon, je ne vous en aurais pas donné, vu la façon dont vous me laissez en plan, grommela Newton. Et si le vent d’ouest se remet à souffler ?

— Courage, dit Bony. Tout finira par se résoudre au mieux. Je vais vous dire quelque chose, Fred. Une fois que cette affaire sera bouclée, nous nous retrouverons à Broken Hill devant une bière, et je vous raconterai alors toute l’histoire.

Il suivit des yeux les deux hommes qui s’éloignaient à cheval. Il avait conscience d’être à nouveau très isolé et il était sûr qu’il allait devoir énormément travailler et prendre beaucoup de risques avant d’amener cette affaire à sa conclusion, à savoir une arrestation, qu’il espérait prochaine.

Le lendemain, il alla voir Cube.

— Ça y est, je lâche mon boulot, dit-il. Je ne peux plus supporter cette fichue clôture une minute de plus. Aiguille, qui m’a laissé seul comme un cormoran sur son rocher, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. C’est un travail bien trop solitaire pour moi.

— Tu fais bien, Ed, dit Cube. J’sais pas comment t’as réussi à tenir aussi longtemps. C’est la pire section de la clôture. Un gars comme toi devrait pas faire ça.

Cube avait l’air de très bonne humeur.

— Ouais, c’est pas un boulot terrible, et la paye n’est pas mirobolante non plus, dit Bony. Je crois que je vais partir tranquillement dimanche soir pour aller voir Levvey. A ton avis, il sera à la maison à ce moment-là ?

— Oh, j’en sais rien, dit Cube. Je ne suis pas très au courant de ses allées et venues. Pourquoi tu demandes pas à Joyce d’appeler l’exploitation par radio pour le prévenir de ton arrivée ?

— Bonne idée… je peux faire ça, dit Bony. A propos, je suppose qu’Aiguille n’est pas revenu ? demanda-t-il.

— J’ai pas eu de ses nouvelles, répondit Cube.

— Bon, salut, Cube, à un de ces jours.

— Au revoir, dit Cube.

Bony se rendit alors chez Joyce.

— Votre radio fonctionne toujours ? demanda-t-il.

— Oui, dit Joyce. Vous voulez transmettre un message ?

— Je me demandais si vous accepteriez de me rendre un service, dit Bony. Est-ce que vous voulez bien appeler l’exploitation de Lac Frome à neuf heures, ce soir, et prévenir que je serai là-bas dimanche et que j’espère voir Levvey ? J’ai lâché mon boulot sur la clôture et j’ai entendu dire qu’il cherchait un gardien de troupeaux.

Bony annonça tout cela d’une voix forte, en espérant qu’elle serait entendue par d’autres personnes, notamment par Luke, qu’il avait remarqué en train de s’activer à laver la camionnette de l’exploitation, pas très loin de l’endroit où il se trouvait lui-même avec Joyce. Pendant qu’ils s’avançaient tous deux vers le portail, Bony dit à voix basse :

— Et pas un mot de plus… vous comprenez ?

— C’est d’accord, dit Joyce. Seulement ce que vous m’avez demandé de dire et rien de plus ?

— Exactement, dit Bony.

Bony décida que le Monstre était le compagnon idéal pour se rendre à l’exploitation de Lac Frome. C’était apparemment là qu’il se sentait chez lui. Il avait adopté une allure régulière et après avoir franchi le portail de la clôture, après avoir dépassé le Forage N° 10, miroitement argenté au soleil de l’après-midi, le chameau sembla traverser la plaine sans trahir la moindre fatigue. Bony veillait à se tenir à l’écart des bosquets et à rester dans des zones bien dégagées. Il était à l’affût du moindre mouvement qui pouvait se révéler une menace ; mais tout paraissait paisible. Il tenait cependant à mettre sa théorie à l’épreuve, se dit-il avec un sourire forcé.

Il était important qu’il n’arrive pas à la maison d’habitation en plein jour. Il souhaitait que l’exploitation soit au courant de sa venue. C’est pourquoi il l’avait annoncée devant les gens les plus susceptibles de faire circuler la nouvelle, parmi tous ceux qui pouvaient se trouver mêlés, de près ou de loin, aux curieux événements des deux derniers mois. Cependant, tandis qu’il approchait de sa destination, un soudain frisson d’appréhension l’amena à se demander s’il avait eu raison ou s’il allait se ridiculiser comme jamais auparavant. A la veille de boucler une enquête, Bony ressentait toujours ce trouble étrange. Des sentiments d’incertitude le tenaillaient et le faisaient douter de la justesse de son raisonnement. Ils s’évanouissaient toutefois dès qu’il s’agissait de passer à l’action, il le savait bien. Ces longues périodes d’investigation laborieuse et silencieuse, ces jours et ces nuits de relative inaction, ne serviraient à quelque chose que s’il ne s’était pas trompé. Une bourde, en revanche, pourrait gâcher sa carrière.

Il mit soudain un terme à ses réflexions en apercevant les dépendances de la maison d’habitation de Lac Frome qui se profilaient au loin, dans le crépuscule naissant. En s’approchant de la maison principale, Bony vit des lumières. Il était maintenant plus prudent que jamais. Il tendait l’oreille pour guetter chaque bruit. Le Monstre trahissait à présent des signes évidents de nervosité. A deux reprises, il s'arrêta brusquement et pour le faire avancer, il fallut l’encourager, puis, finalement, lui donner des coups de pied, une procédure contre laquelle l’animal éleva de fortes objections. Bony fut surpris de constater qu’il n’y avait pas de bétail dans les parcs et il se rappela alors qu’il n’avait presque pas vu de bœufs sur les quatre-vingts kilomètres qui séparaient le Forage N° 10 de la maison d’habitation. Cela lui sembla particulièrement étrange. Aussi, il était très songeur quand il attacha le Monstre à un poteau.

Respectant les usages en cours à l’intérieur des terres, Bony s’approcha de la porte de derrière, qui, à Lac Frome, donnait directement dans la cuisine. Il frappa. Levvey lui ouvrit et à en juger par l’aspect de la table, Bony comprit que Levvey et sa femme venaient de dîner.

— Oh ! Bonjour, Ed, dit Levvey. Entrez. Va dans l’autre pièce un instant, dit-il à sa femme. Je veux parler boulot avec Ed.

— Merci, monsieur Levvey, dit Bony. Je suis venu à propos de ce travail que vous m’avez proposé. J’ai lâché mon boulot sur la clôture.

Levvey le regarda. Soudain, il alla à la porte par laquelle sa femme était sortie et il tourna la clé dans la serrure.

— J’veux pas être dérangé, dit-il en guise d’excuse. Des fois, ma bonne femme aime bien fourrer son nez dans mes affaires. J’peux pas la tenir au courant de tout. Quand elle sait quelque chose, c’est bientôt toute la tribu qui le sait.

— Bien sûr, dit Bony. Je comprends. Bon, comme je le disais, je cherche du travail. Je sais m’occuper du bétail. Il n’y a qu’une chose : si Aiguille Kent est ici, je ne veux pas travailler avec lui. Ce salaud m’a proprement laissé en plan sur la clôture.

— Ah bon ? dit Levvey. Et vous avez d’autres hypothèses sur ce Maidstone dont vous m’avez parlé ?

— J’en ai quelques-unes, dit Bony. Vous comprenez, quand on est couché sous les étoiles, on n’a pas grand-chose d’autre à faire que réfléchir. J’ai donc réfléchi à ces voleurs de bétail. Je crois que Maidstone se trouvait au Forage N° 10 au moment où les voleurs de bétail sont allés faire boire les bœufs ou leurs chevaux, dit-il. Je crois aussi que Maidstone a pris quelques photos au flash de ces chevaux pendant qu’ils s’abreuvaient, probablement avec les types qui étaient juchés dessus, et je crois que quelqu’un n’a pas apprécié d’être photographié et s’est mis à tirer sur M. Maidstone.

Levvey plissa les yeux.

— Voilà une théorie très intéressante, Ed, dit-il.

Il me semble que pour un employé de la clôture, vous vous êtes rudement intéressé à ce Maidstone et à ce qui lui est arrivé. J’ai aussi entendu dire, par le téléphone de la brousse, que les Noirs de Quinambie vous prenaient pour un policier. Qu’est-ce que vous avez à répondre à ça, Ed ?

Bony s’appuya au dossier de sa chaise, bâilla et étira les bras au-dessus de sa tête. Il en profita pour regarder discrètement sa montre. Il ne répondit pas directement à la question.

— Je ne crois pas que je pourrais faire un bon policier, monsieur Levvey, dit-il. Parfois, je ne vois pas ce qui me crève les yeux. Vous m’avez posé beaucoup de questions, laissez-moi vous en poser une, pour changer un peu. Ça fait combien de temps que vous dirigez l’exploitation de Lac Frome ?

— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde, Ed, mais je suis ici depuis six mois, répondit Levvey. Ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi vous venez me demander du boulot si vous êtes flic, comme je le pense ?

— Oh, bon ! dit Bony. J’ai fait la connaissance de Maidstone dans la région de Sydney et il m’a dit que vous étiez un copain. J’ai eu envie de venir voir comment vous vous en sortiez.

Il y eut un silence de mort dans la pièce.

— Qu’est-ce que vous voulez dire exactement par là, Ed ? demanda Levvey en se levant.

— Seulement ceci, dit Bony. Quand Joyce a appelé pour vous prévenir que Maidstone venait vous voir à Lac Frome, à la suite de votre invitation, vous semblez avoir eu une curieuse façon de le remercier pour l’hospitalité qu’il vous avait accordée à Collaroy : vous avez envoyé quelqu’un lui tirer dessus. Oh, non, pas de ça ! dit Bony en voyant Levvey tendre la main vers une carabine posée dans un coin de la cuisine.

Bony, qui avait sorti son revolver, ajouta :

— Allons, asseyez-vous, monsieur Levvey, pour que nous puissions continuer cette intéressante petite conversation.

— Je ne pense pas que vous pourrez la continuer bien longtemps, dit Levvey. Regardez donc derrière vous.

— C’est une ruse vieille comme le monde, et personnellement, je ne m’y suis jamais laissé prendre, dit Bony.

— Ben, tu ferais mieux de te laisser prendre, ce coup-ci, andouille de flic ! beugla une voix derrière lui.

C’était celle de Cube.

— Lâche ce revolver, il te servira à rien, continua-t-il. Tu vois, j’ai bien une Winchester, en fin de compte.

Bony fit lentement glisser son arme par terre et leva les mains.

— Ça, on peut dire que vous m’avez tendu un beau petit piège, dit-il.

— Exact, ricana Levvey. Et vous y êtes tombé. On va même vous emmener voir où le vrai Jack Levvey est enterré, et peut-être qu’on creusera une autre tombe à côté. On pourra même mettre une petite croix à la mémoire d’un flic qui se croyait malin.

— Je ne comprends toujours pas comment vous avez concocté ça, dit Bony. Je suppose que Cube et vous êtes de mèche dans cette histoire de vol de bétail ?

— Vous ne vous trompez pas, dit Levvey. Personne n’a envie de trimer dans le centre de l’Australie pour quelques malheureuses livres par semaine. Nous pouvons vendre du bétail n’importe où, à vingt livres la tête, sans que les gens ne posent de questions. Il y avait trois cents têtes dans les deux derniers troupeaux que nous avons fait passer par ici. Trois cents têtes à vingt livres l’une… faites le compte ! Il nous suffisait de continuer encore quelques mois et ensuite, nous pouvions disparaître et laisser tout le monde essayer de trouver les réponses.

— Comment vous êtes-vous débarrassés de Levvey ? demanda Bonaparte.

— Il a eu un accident à son arrivée, dit Cube. Quelqu’un était peut-être en train de chasser des kangourous et l’a tué accidentellement.

— Vous vous êtes complètement trompé en disant que j’avais envoyé quelqu’un tuer Maidstone, dit l’homme qui se faisait appeler Levvey. Maidstone s’est tué tout seul. Bien sûr qu’il a pris des photos de Cube et de moi en train de faire boire nos chevaux, mais ça n’aurait pas été grave. Non, il a fallu qu’il ouvre sa grande gueule quand je me suis présenté sous le nom de Levvey. Il m’a dit :

« — Vous n’êtes pas Levvey, j’ai rencontré Levvey à Collaroy.

« Il ne nous a pas laissé le choix, il fallait le tuer. Et une fois que vous serez vous-même hors circuit, personne ne se doutera de rien. D’ailleurs, nous n’allons plus rester très longtemps dans le secteur.

— Est-ce qu’il y avait quelqu’un d’autre dans cette combine ? demanda Bony. Aiguille Kent, par exemple ?

— C’est la toute dernière question à laquelle je répondrai, dit celui qui se faisait passer pour Levvey. On n’a pas toute la nuit. La réponse est non – on se partage ça entre nous deux. Aiguille en avait plus qu’assez de la clôture et il a touché quelques livres pour vous ôter du chemin. D’ailleurs, il aimerait bien entrer dans la famille de Cube. Cube lui a dit que c’était une blague qu’il voulait faire à une andouille de flic. Non, c’est Cube et moi qui avons combiné ça et Cube s’est fait donner le boulot sur la clôture pour être sur place. Il a de l’influence sur les abos. Il vient de la tribu. Nous avons décidé que personne, ici, ne pouvait connaître le nouveau directeur de Lac Frome, et que nous n’aurions rien à craindre pendant six mois. Passé ce délai, on m’aurait demandé d’aller en congé dans le sud ou d’envoyer des rapports détaillés. C’est une combine fifty-fifty, sauf que Cube, lui, aime bien les carabines et que c’est lui qui se charge de tirer. Et maintenant, il va s’exercer un peu, pas vrai, Cube ?

— Vous ne faites qu’aggraver votre cas. Vous savez que vous ne pourrez pas vous en sortir aussi facilement.

— Nous n’en avons plus pour très longtemps. Juste un gros paquet de plus, et nous filons.

Il devait y avoir eu un problème. Bony cherchait maintenant à gagner du temps.

— Et si vous réfléchissiez avant de faire quoi que ce soit que vous pourriez regretter ? Tuer un policier vous vaudra l’extradition, même si vous quittez le pays.

— Ne vous en faites pas pour nous, dit Levvey d’un ton sarcastique. Il faudrait d’abord savoir où nous sommes.

Bony supposait qu’il s’était déjà trouvé dans des situations plus délicates, mais pour l’instant, il ne parvenait pas à se rappeler quand. Dans son impatience d’obtenir des preuves, il avait négligé de prendre en compte la tendance qu’ont tous les plans, même les meilleurs, à aller de travers.

— Ouste… dehors ! dit Cube à Bony d’une voix dure.

Bony sortit, suivi par Cube et Levvey, mais à une vingtaine de mètres de la porte de la cuisine, il s’arrêta, ne sachant dans quelle direction avancer.

— Continue ! dit Cube en enfonçant violemment la carabine dans le dos de Bony.

Ensuite, tout parut arriver en même temps. Bony reçut un coup sévère, mais oblique sur l’épaule gauche, et fut projeté à terre. Cube, qui se trouvait juste derrière lui, encaissa le plus gros du choc et fut plaqué au sol avec un bruit sourd à vous donner la nausée. La carabine s’envola. Bony comprit enfin ce qui se passait lorsqu’il se redressa et s’appuya sur les mains. Il vit alors Levvey se précipiter vers la porte de la cuisine éclairée, férocement pourchassé par une masse énorme et blatérante. Le Monstre n’avait pas été bien attaché, ou alors il avait réussi à se libérer. Il était devenu complètement fou. Hurlant de rage, le cou tendu, les mâchoires béantes, la luette sortie, il chargeait maintenant l’encadrement de la porte que Levvey avait franchie.

Bony sentit des mains fermes le relever.

— Désolé d’être en retard, dit Wells. Nous sommes sortis de la route, entraînés par du sable mouvant. Qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ?

— Vite ! dit Bony. Attrapez Cube, et introduisez-vous dans la maison par la porte principale.

Deux gendarmes émergèrent de l’obscurité, agrippèrent un Cube presque inconscient et le relevèrent.

Poussant Cube, le petit groupe se dirigea vers la porte d’entrée de la maison d’habitation. Une Mme Levvey horriblement effrayée était tapie dans le vestibule.

— Restez ici avec Cube et Mme Levvey, ordonna Bony aux gendarmes.

Wells et lui se faufilèrent dans la maison, jusqu’à la porte intérieure de la cuisine. Elle était fermée à clé mais ne put résister à la charge des deux hommes. Un spectacle des plus extraordinaires s’offrit alors à leurs yeux. Levvey se tenait debout, derrière un buffet. Il était encore tellement saisi par ce danger soudain qu’il n’avait même pas pensé à chercher sa clé. Les épaules coincées dans l’encadrement de la porte, le Monstre avait réussi à tendre le cou jusqu’à la table et il mangeait calmement une demi-miche de pain qui restait du dîner.

Une fois les menottes passées à Levvey et à Cube, et le Monstre attaché dans une stalle de l’écurie, de telle sorte qu’il ne pouvait espérer se libérer, Bony pensa à adresser des reproches à son collègue.

— Vous êtes arrivé en retard, dit-il à Wells d’un ton accusateur. Un peu plus et vous assistiez à un enterrement.

Wells eut l’air préoccupé.

— Tout à l’heure, j’ai essayé de vous expliquer, là dehors, dit-il. Nous ne parvenions pas à bien distinguer la piste, nous en sommes sortis et nous nous sommes enlisés dans le sable. Il a fallu faire les derniers kilomètres à pied.

Bony le regarda.

— Alors, c’était ça, le grondement que j’ai entendu ? Trois paires de bottes policières ? Et moi qui pensais que c’était le tonnerre !

Wells sourit, visiblement soulagé. L’inspecteur le prenait bien, tout compte fait. Bony se tourna vers le gendarme qui venait d’entrer dans la pièce.

— Il faut placer Levvey et Cube sous surveillance constante, dit-il. Je ne fais pas confiance aux aborigènes du coin. Nous allons nous relayer. Nous passerons la nuit ici et nous partirons tôt demain matin.

— Bien, monsieur, dit le gendarme. Quand faut-il que j’aille abattre ce chameau ?

— Quand faut-il que quoi ? demanda Bony.

— Que j’abatte le chameau, dit le gendarme.

Pour une fois, Bony semblait interloqué et Wells intervint.

— J’ai parlé de lui au commissaire, dit-il. Il a entendu certaines histoires, y compris votre aventure dans l’arbre avec Luke, que vous m’avez vous-même racontée. Il m’a demandé de vous dire que cet animal représentait un danger et qu’il fallait le tuer.

— Ce chameau aurait très bien pu me sauver la vie et il l’a d’ailleurs probablement fait. Le commissaire peut venir le tuer lui-même s’il y tient.

Wells et le gendarme échangèrent un regard. Bony surprit un message temporisateur dans les yeux de Wells.

— On ne lui fera rien jusqu’à demain, dit Wells. Vous feriez mieux de venir vous reposer. Je me charge du premier tour de garde avec les prisonniers.

Peu avant l’aube, Bony se réveilla. Il repassa dans sa tête les événements de la veille. Soudain, il enfila ses bottillons et sortit. Quand le gendarme l’appela à six heures, il était de retour et apparemment, dormait.

Après le petit déjeuner, ils se préparèrent au départ. L’un des gendarmes partit avec des employés de l’exploitation pour aller chercher la camionnette. Wells attendit que Bony soit occupé, puis dit quelque chose à l’autre gendarme, qui sortit avec une carabine. Un instant plus tard, il revint au pas de course.

— Le chameau ! s’écria-t-il. Il est parti. Le portail de la cour est ouvert. Impossible de le retrouver.

— C’est drôle, ça ! dit Bony. L’un des indigènes de l’exploitation a dû le laisser partir.

— Oui, dit Wells en lançant un regard appuyé à Bony. Et sans aucun doute, le commissaire aura envie de connaître ma version des faits.

— Oh, je n’en sais rien, dit Bony. Je ne vois pas pourquoi vous devriez l’inquiétez. D’autant plus que je n’avais pas l’intention de lui dire que par votre faute, la police a failli devoir verser une pension à ma veuve !