LA SIBÉRIE

On expliqua à Bony que pour chaque dimanche de travail, les hommes pouvaient prendre un jour de congé au camp de leur choix, généralement près d’un puits. C’est pourquoi Cube et sa famille allaient passer deux jours ici, tandis que le surveillant et Bony allaient y rester une journée, le temps de se répartir l’équipement et de procéder aux réparations nécessaires.

Bony ne se laissa ni impressionner par Cube ni abuser par sa gaieté de surface. Il n’était nullement convaincu de son honnêteté foncière, et ne pensait pas non plus qu’il s’était libéré des superstitions de la brousse. Une fois la nuit tombée, Cube vint s’accroupir sur ses talons près du feu de camp de Newton et de Bony.

Au bas de la pente, le feu des aborigènes rougeoyait. Il dessinait les ombres des hommes et des enfants qui se déplaçaient au milieu des broussailles, maintenant mortes, de l’année précédente, n’attendant plus qu’un vent violent pour être déracinées et emportées à des kilomètres de là. Plus loin, au plus profond de la nuit, résonnaient les notes musicales des clochettes accrochées aux chameaux qui broutaient.

— Vous avez entendu le Monstre, ces temps-ci, Cube ? demanda négligemment Newton.

— Non, pas depuis deux mois environ, peut-être plus.

— A votre avis, c’est vrai ce qu’on raconte ? Le Monstre aurait piétiné le professeur ?

— Bien sûr que non ! répliqua Cube d’un air écœuré. Le Monstre n’est pas un chameau. C’est quelque chose que personne n’a encore jamais vu. Il est issu d’un âne et d’une vache sauvage, parce qu’il brait comme un âne, meugle comme une vache, et galope comme un cheval. Il doit avoir des ailes, vu que personne ne l’a jamais approché d’assez près pour lui tirer dessus.

— Mais s’il vole, comment ça se fait qu’il ne vient pas de ce côté de la clôture ?

— J’serais pas surpris qu’il le fasse un d’ces jours, prédit Cube d’un air lugubre. C’est le jeune Frankie qu’est allé inventer cette histoire comme quoi le Monstre aurait piétiné le type après l’avoir renversé, ou l’aurait piétiné quand il était déjà mort. Vous savez comment est Frankie Trou de Poteau, patron. Il a des visions et des trucs comme ça. C’qui s’est passé, c’est qu’un chameau s’est échappé et qu’il est venu tâter le cadavre, simplement parce que les chameaux sont curieux.

Il ajouta à l’adresse de Bony :

— Ne va pas camper de l’autre côté de la clôture, du côté de l’Australie-Méridionale, et si tu dois aller chercher de l’eau au Forage N° 10, ouvre bien les yeux tout l’temps qu’tu resteras dans la plaine.

— Ce n’est pas l’endroit où Maidstone a été tué, ça, le Forage N° 10 ? demanda Bony.

— Si, Ed. Comme je le disais, tâche d’pas t’faire surprendre en rase campagne. Reste bien à l’est d’la clôture, à moins de devoir faire des réparations.

— Je crois qu’il s’agit bien d’un chameau, un sauvage, dit Newton. Vous vous rappelez la fois où Billy le Vaurien et sa caravane ont été surpris par deux chameaux sauvages qui ont chargé ses bêtes et ont fait du grabuge jusqu’à ce qu’il en tue un et blesse l’autre pour pouvoir filer ?

Bony songea à quel point les temps avaient changé dans cette région du centre de l’Australie. Quand les chameliers afghans avaient perdu leur travail, avec l’apparition des camions, ils avaient laissé leurs bêtes vadrouiller librement, ayant l’intention de revenir les chercher si les conditions changeaient. Les conditions n’avaient toutefois pas changé et ils n’étaient pas revenus. Leurs chameaux avaient erré dans les vastes terres de l’intérieur de l’Australie, ils s’étaient reproduits et constituaient maintenant une menace. Des parties de chasse étaient organisées pour régler le problème, mais il restait toujours beaucoup de bêtes dans les régions désertiques.

— Tu viens de quel coin, Ed ? demanda inévitablement Cube.

Les cicatrices qu’il avait sur le visage indiquaient des liens tribaux avec la nation Orabunna.

— De la côte du Queensland, au nord de Brisbane, répondit Bony sans lever les yeux de la cigarette qu’il roulait.

Les yeux noirs de l’aborigène réévaluèrent l’étranger. Bony alluma sa cigarette à une braise.

— Je circule. J’ai travaillé dans tous les États, à l’exception de la Tasmanie. J’étais en train de dépenser ce que j’avais gagné à Broken Hill quand j’ai entendu dire qu’il y avait une chance de trouver du boulot sur la clôture.

Bony espérait que cette explication suffirait, mais en levant la tête, il vit que le regard de Cube s’attardait sur ses vêtements. A en juger par son expression, aperçue à la lueur du feu, Bony se dit que l’aborigène aurait bien aimé voir des cicatrices d’initiation. Bony en avait effectivement sur le dos, mais il n’allait pas lui faire ce plaisir.

— C’est quoi, cette Sibérie dont tu parlais ?

Cube se mit à rire à gorge déployée, un peu trop vigoureusement, jugea Bony.

— Attends de voir ça, Ed. Attends de voir l’Everest. Le patron l’appelle l’Everest, mais c’est une montagne plutôt agitée. T’as une tempête, et les broussailles s’empilent devant la clôture, retiennent le sable et montent si haut que la clôture ne dépasse même pas d’un mètre. Tu fixes des poteaux aux anciens pour l’élever à la bonne hauteur, tu mets du grillage et du fil de fer, et quand tu reviens, tu t’aperçois que la tempête suivante a emporté le sommet de l’Everest et que la clôture mesure au moins trois mètres cinquante à quatre mètres. Alors il faut te mettre à bosser pour retirer le haut que t’as fixé la fois d’avant.

— C’est un drôle de boulot ! reconnut Bony.

Il avait l’impression qu’on se fichait de lui.

— Ouais, ça, tu l’as dit.

— Ça n’arrive pas souvent, observa sèchement Newton. En tout cas, Cube et sa bande trouveront la section sud tellement reposante qu’ils passeront six jours sur sept à dormir.

La conversation sombra dans des généralités sur les hommes, les forages et les potins locaux. Bony fuma, écouta et mémorisa tout. Il apprit que le nouveau directeur de Lac Frome s’appelait Jack Levvey ; qu’il venait d’arriver dans la région et avait amené une femme purement aborigène, qui lui avait déjà donné deux fils. Il apprit également que l’homme qui s’occupait de l’extrême nord de la clôture se nommait Pete le Timbré, que ce type était croyant, enfonçait son chapeau sur un piquet et se mettait à prêcher.

On lui dit alors qu’à l’extrémité nord de sa section, là où trois États se rejoignaient, Pete le Timbré allumait un feu sous sa bouilloire en Nouvelle-Galles du Sud, rejetait les feuilles de thé au Queensland, et les os ou les boîtes de conserve en Australie-Méridionale. En revanche, Bony n’apprit rien de nouveau sur l’assassinat de Maidstone.

Lorsque les Trois Sœurs, des étoiles placées à distance régulière, indiquèrent dix heures, les trois hommes se couchèrent, se contentant de dérouler leurs balluchons près des braises. C’était une nuit froide de milieu d’hiver. Réveillé par un mouvement, Bony leva la tête et vit Newton bourrer sa pipe ; comme nul signe n’annonçait l’aube, il se rendormit. Lorsque le jour se leva, Bony remua les braises et fit jaillir une flamme. Une heure plus tard, il vit l’une des femmes de Cube jeter du bois dans le feu des aborigènes, et peu après, Cube se redressa, alluma sa pipe et alla se réchauffer, tandis que les autres s’affairaient à préparer le petit déjeuner et à enrouler les balluchons. Le soleil s’était levé quand Cube s’approcha.

— Les femmes et les gosses veulent aller passer la journée à Quinambie, annonça-t-il. Vous n’aurez pas besoin de moi, alors je vais les accompagner. De toute façon, il va falloir que les bêtes s’abreuvent. Est-ce qu’il y a quelque chose que vous auriez oublié ?

Newton répondit qu’ils n’avaient rien oublié. Les chameaux furent amenés. Sur le premier, une boîte à provisions était fixée, ainsi que divers paquets, parmi lesquels Bony supposait qu’il y avait les scalps de dingos. Toutes les bêtes furent attachées les unes aux autres et la caravane s’ébranla. Les deux femmes marchaient en tête, les enfants couraient tout en jouant, et Cube fermait la marche, patron de la petite bande.

La matinée fut consacrée à vérifier l’équipement. La selle et le bât de Cube furent tout d’abord examinés pour voir s’ils avaient besoin d’être réparés, puis vint le tour des outils. Assez curieusement, ils comprenaient une fourche et un râteau. On passa ensuite à la cuisson du pain levé au bicarbonate de soude, et enfin plus de la moitié de la viande fraîche fut découpée en tranches et salée.

Bony portait maintenant des vêtements de travail usagés et des bottillons à élastiques. Son feutre était dans un état lamentable et avait visiblement servi à ôter des marmites du feu.

Les aborigènes revinrent juste après le coucher du soleil. Les enfants étaient fatigués et plusieurs d’entre eux s’accrochaient à la bosse des chameaux dépourvus de selle. Les sacoches gonflées que l’une des bêtes transportait montraient que les achats avaient été conséquents. Un chien boitait beaucoup, manifestement à la suite d’une bagarre. Apparemment donc, la journée avait été bonne pour tout le monde.

A sept heures, le lendemain matin, Bony et le surveillant conduisirent leurs chameaux respectifs sur la piste qui menait à la clôture. Deux bêtes furent attribuées à Bony : Rosie, l’animal de tête, et Vieux George, qui portait un bât lourdement chargé. Ils arrivèrent bientôt à la clôture et remontèrent vers le nord. L’ouvrage mesurait un mètre quatre-vingts de haut, semblait infini, et traversait des plaines émaillées de jeunes chénopodes qui tournaient leurs feuilles gris-bleu vers un ciel bleu-gris dans lequel le vent menaçait. Avec son grillage surmonté de deux fils de fer barbelés, il avait l’air d’une barrière impressionnante ; et en fait, il l’était bien.

Comme son nom l’indique, la « clôture anti-chien » était destinée à empêcher l’entrée des chiens sauvages en Nouvelle-Galles du Sud, et servait également à contenir les migrations de lapins. L’œil expérimenté de Bony la jugea bien entretenue. La plaine fut bientôt remplacée par les ondulations d’une longue série de dunes basses. Là, de jeunes broussailles coloraient en vert de vastes zones qui ne renfermaient pas la moindre herbe morte, vestige de l’année précédente. Les mulgas étaient rabougris, comme les nombreuses autres espèces d’acacia, et ils n’offraient aucune protection contre les vents d’ouest qui, soufflant de la région aride du lac Frome, balayaient tout. Avant midi, la caravane arriva à un endroit couvert d’arbustes et de broussailles, l’un des camps de Cube. Il avait érigé un coupe-vent fait de branchages et lié des piquets avec du fil de fer pour constituer l’armature de sa tente. Il allumait généralement son feu de camp à l’est, afin que les étincelles ne brûlent ni la tente ni le matériel ; on voyait encore un bâton posé sur des branches fourchues et muni de crochets en fil de fer. Il servait à accrocher les marmites au-dessus des braises.

Bony remarqua que Newton dépassait cet endroit et allait attacher ses chameaux à des arbustes.

Ayant mené ses propres bêtes vers d’autres arbres, Bony fit agenouiller Rosie et descendit la boîte à provisions attachée devant la selle de fer. Pendant ce temps, Newton alluma un feu. Le pot fut rempli à une outre et pendant qu’ils attendaient que l’eau bouille, Bony dit :

— J’ai aperçu des traces de chien de l’autre côté de la clôture. Je suppose que Cube a posé ses pièges à l’ouest, pour éviter à ses propres chiens de se faire attraper.

— C’est bien ça, reconnut Newton.

Le géant barbu se mit à rire tout bas et ajouta :

— Ça ne fait pas bien d’attraper un dingo de ce côté-ci, qui est censé être protégé contre eux. Qu’est-ce que vous pensez de Cube ?

— C’est un type comme on en voit beaucoup. Il parle trop pour quelqu’un qui est aux trois quarts aborigène, et c’est signe de roublardise. Est-ce qu’on a fait appel à lui et à sa bande pour chercher des traces dans l’affaire Maidstone ?

— Je ne crois pas. Il campait assez loin quand c’est arrivé.

— Combien de fois avez-vous eu des vents violents depuis ?

— Une seule fois. Au moment où cette histoire est arrivée. Le vent a effacé les traces dès que les Noirs ont eu fini leur boulot.

— Hum ! Voilà qui ne me laisse plus rien.

Peu après le déjeuner, ils atteignirent la Sibérie. Les ondulations se terminaient au pied d’une montagne de sable. La clôture s’élevait pour la sauter, comme un cheval se prépare à l’obstacle, puis descendait vers une plaine étroite qu’elle traversait avant de grimper une autre hauteur. Au sommet, on voyait que les dunes, parallèles, étaient orientées est-ouest. Plus la caravane avançait vers le nord, plus elles se faisaient hautes et pauvres en végétation. Les zones de plaine étaient dénudées, mais les pentes supportaient de jeunes broussailles et sur les sommets poussaient des chénopodes et des arbustes tourmentés par le vent. Le sable n’était pas mouvant mais constituait des reliefs permanents.

L’Everest avait un sommet plat d’une centaine de mètres de diamètre. Là, il n’y avait pas d’arbre. En bas, la clôture n’était pas envahie par l’herbe et les débris. Elle était surélevée et, par terre, sur la zone plate qu’ils venaient de traverser, il y avait des rouleaux de grillage et des poteaux.

— Il y a seize séries de dunes comme celle-ci, dit Newton. Le boulot consiste à garder le sol bien dégagé, des deux côtés de la clôture. Il faut sarcler les jeunes broussailles et les enlever pour laisser le sable passer à travers le grillage. Autrement, il est retenu et monte comme par magie.

— Cube semble avoir fait du bon boulot, remarqua Bony.

— Ce sont ses femmes et ses gosses qui ont travaillé. Lui, il reste assis sur son derrière et fume. C’est la belle vie, quand on est marié et qu’on a une famille. Vous avez une femme ? Et des mômes ?

— J’en ai une et j’en ai trois, mais je ne les amènerai pas ici. La clôture anti-lapins la plus importante d’Australie-Occidentale est le paradis, par rapport à celle-ci. Le spinifex est parfois charrié, mais il n’y a pas de broussailles.

— Ça pèse sur le grillage, ça s’empile de plus en plus haut, et puis ça passe en Nouvelle-Galles du Sud. Il vous faudra rejeter les broussailles de l’autre côté et laisser le vent les emporter, dit Newton avant de bourrer et d’allumer sa pipe, les yeux parcourant la clôture. J’ai bossé trois ans sur cette section avant de passer surveillant. Il n’y a pas un pouce sur lequel je n’ai pas fait quelque chose. Je parie que vous en aurez soupé quand vous vous arrêterez.

La Sibérie ! Rien ne pouvait se comparer à la Sibérie ! C’était un véritable enfer sur terre quand une tempête vous bouchait la vue et vous bombardait de broussailles de toutes tailles, parfois quatre fois plus grosses qu’un ballon de football et constituées de filigranes de paille cassante.

— Une fois seul, il faudra que vous ayez une carabine sur vous, conseilla Newton. Quand on arrive au sommet d’une de ces dunes, on ne sait jamais ce qu’on va trouver en bas. Il pourrait y avoir un dindon de la brousse. Un jour, il a plu, l’eau a couvert une étendue plate et il y avait deux ou trois millions de canards dessus. Une autre fois, j’ai coincé deux chiens. Vous avez déjà vu un pérentie3 ?

— C’est plus ou moins une légende, non ?

— Pas ici. Ça a une mâchoire de crocodile et un corps de varan géant. Quand vous en aurez vu un, vous vous tiendrez à distance. Et si vous ouvrez le feu, faites-le de l’autre côté de la clôture. Mieux vaut ne pas s’y risquer si les chameaux se trouvent du même côté que la bête. Vous les perdriez sûrement car ils fileraient jusqu’à Sydney.

— Ce qui ferait un bon bout de chemin, étant donné que Sydney se trouve à mille trois cents kilomètres à l’est, dit Bony en riant.

A nouveau il leur fallut grimper et redescendre des pentes. Les animaux titubaient dans les côtes. Lorsqu’ils arrivèrent au sommet de la dernière série de dunes, ils surplombèrent une large étendue plate. Un portail pratiqué dans la clôture permettait de passer à l’ouest.

— Nous allons camper ici, dit Newton lorsqu’ils furent au bas de la pente. Je suppose que vous allez avoir envie de jeter un coup d’œil sur le Forage N° 10.

Ils firent agenouiller les chameaux à l’endroit où il y avait beaucoup de bois mort, déchargèrent et dessellèrent les bêtes, puis les entravèrent et les libérèrent de leur lanière nasale, une corde retenue par un anneau de bois passé dans une narine. Les sacs de viande salée furent accrochés à des branches et les voyageurs s’approchèrent du portail.

Des arbustes poussaient sur cette plaine. Les deux hommes franchirent la clôture et se retrouvèrent devant une vaste étendue dénudée. Le forage était là, le soleil donnant des reflets rubis à l’eau qui jaillissait continuellement de la bouche métallique. Ce jour-là, l’air était tellement pur qu’ils distinguèrent la vapeur qui s’élevait du ruisseau étroit et aperçurent également les rides que le vent dessinait sur le lac alimenté par le ruisseau.

— Nous y voilà. C’est contre cet arbre que Maidstone avait appuyé sa moto. L’appareil photo était accroché à une branche, tout comme l’outre. Ces pieux, là, indiquent l’endroit où le corps a été retrouvé. On ne dirait pas qu’il a été tué pendant la nuit.

Newton s’attendait à un commentaire, mais il n’en obtint pas. Il observa Bony dont le regard scruta l’immensité du paysage, puis revint se poser sur les abords du forage.

— Nous allons retourner au camp, Ed, dit Newton au bout d’un moment. Le soleil va bientôt se coucher et nous reviendrons demain matin avec les chameaux pour les faire boire.