LE MOMENT D’ATTENDRE

Bony avait tellement mal au dos qu’il ne savait pas s’il valait mieux rester plié en deux ou essayer de se redresser. A chaque fois qu’il s’étirait, chacun de ses muscles protestait, affirmant que dans toute l’Australie, il n’y avait pas de clôture anti-animaux plus dure, plus éreintante. Pendant trois jours, il s’était attaqué aux débris végétaux et il avait regardé le vent les emporter à travers la Nouvelle-Galles du Sud. Pendant trois jours, le vent s’était débrouillé pour tourner sa tâche en dérision. Dès qu’il avait balancé un tas de broussailles par-dessus la clôture, un autre arrivait. Même la nuit, le vent sifflait et hurlait à travers son camp, et les chameaux grognaient et s’agitaient, irrités par la morsure du sable. Le Monstre, qui n’avait jamais eu un caractère accommodant, devint tout particulièrement nerveux sous ce bombardement, et de temps à autre, il émettait un hurlement de rage, torturé par des éléments contre lesquels il ne pouvait pas se défendre. Ayant passé la plus grande partie de sa vie dans la brousse, Bony s’installa aussi confortablement que possible. Il prit soin de camper à l’abri de la plus haute dune qu’il put trouver et d’allumer son feu de l’autre côté, de sorte que la fumée n’était pas rabattue vers lui. Même avec ces précautions, il y avait du sable partout. Dans les galettes, dans le sucre qu’il ajoutait à son thé, dans ses cheveux… tout avait un goût de sable. Bony grinçait des dents et serrait ses couvertures autour de lui. Il commençait à se demander combien d’années de retraite il aurait donné pour se trouver dans n’importe quel restaurant de Broken Hill, assis devant un poulet rôti et une chope de bière. Il aurait pu se les octroyer pendant les vingt-quatre heures qu’il avait passées dans cette ville, songea-t-il en faisant la grimace.

Le lendemain fut plus calme et à l’heure du déjeuner, Bony avait le dos un peu moins raide et douloureux. Il avait seulement nettoyé trois cents mètres, à partir de son camp, lorsqu’il entendit un appel au loin et vit Newton approcher sur son cheval.

— Vous travaillez toujours ? demanda Newton.

— Oui, malheureusement, répondit Bony d’une voix grinçante. Pour ce que ça me fait, vous pouvez reprendre votre clôture, et si un dingo est assez courageux pour vivre dans ce coin perdu, selon moi, il mérite de se retrouver au milieu des moutons de Nouvelle-Galles du Sud.

— Ce n’est pas là le comportement qu’on attendrait d’un représentant de la loi, dit Newton.

— Peut-être pas, dit Bony. Mais c’est celui qu’on peut attendre de quelqu’un qui a le dos en capilotade. Vos chefs n’ont-ils jamais entendu parler de râteaux mécaniques ?

— On ne peut pas faire ça, dit Newton. Pensez à tous les hommes à qui ça retirerait du boulot. Vous ne voudriez pas voir la mécanisation s’installer dans la brousse, tout de même ?

— Bon, en tout cas, il y a quelque chose que j’aimerais que vous fassiez, cette fois, dit Bony. Venez boire une tasse de thé et je vais vous en parler.

« Voilà, dit Bony quand ils furent tous deux adossés à un livistona bien pratique, près du camp. Je voudrais que vous remettiez cette lettre au commissaire de Broken Hill, et je voudrais que vous la lui remettiez en main propre. Personne ne doit savoir que je demande des renseignements et si quelqu’un l’apprend, j’ai dans l’idée qu’il vous faudra chercher un autre employé pour cette section de clôture. Est-ce que vous pourrez trouver suffisamment de travail à faire à Broken Hill pour justifier votre déplacement ? Et aussi un prétexte quelconque pour y rester quelques jours, jusqu’à ce que les réponses commencent à arriver ? Je ne fais confiance à personne d’autre, par ici, et je ne peux plus me passer des informations que j’ai demandées.

— Je m’en charge, dit Newton. Quelques jours à Broken Hill ne me feront pas de mal.

— Parfait, dit Bony. Pendant ce temps, je vais continuer à jouer la bonne fée pour votre fichue clôture, mais je vous en prie, revenez le plus vite possible.

Les jours suivants s’écoulèrent très lentement. Bony s’astreignit à attendre avec toute la patience dont il était capable. Un jour, il alla se ravitailler, mais prit soin de ne pas discuter de ses préoccupations avec tous ceux qu’il rencontra. Il s’indigna cependant contre les gens qui tiraient sans savoir bien viser et se plaignit violemment qu’il aurait pu se faire tuer. Il ajouta qu’à son avis, celui qui avait tué Maidstone visait autre chose et n’aurait jamais dû avoir une carabine entre les mains. Ensuite, ce type avait trop eu la trouille pour signaler l’accident à la police. Il veilla tout particulièrement à passer voir Cube sur le chemin du retour et l’informa qu’il lui était arrivé la même mésaventure qu’à lui. Il pensa également à lui dire qu’il avait envie d’accepter le travail que Levvey lui avait proposé à tout moment tant il ne supportait plus la clôture. D’ailleurs, si Cube le voyait, pouvait-il le prévenir ?

Pendant que Bony lui disait tout cela, Cube le scruta, levant les yeux de la selle qu’il astiquait. Toute cordialité avait déserté son visage et il regarda Bony bien en face pour la première fois de la matinée.

— Oui, c’est une bonne idée, dit-il lentement. Je vais aller voir Levvey. C’est un brave type. Il s’occupera bien de toi.

Juste au moment où il allait prendre congé de Cube, Aiguille Kent arriva. Bony l’accueillit gaiement.

— Alors, Aiguille, les voleurs de bétail t’empêchent toujours de dormir ?

— Non, répondit Aiguille d’un ton hargneux. Et si c’était l’cas, j’irais pas l’raconter. Surtout pas à un fichu flic. A propos, j’ai entendu dire que t’en étais un.

— Qui a bien pu te dire ça ? demanda Bony.

— Oh, tout l’monde en parle à Quinambie, dit Aiguille. Pourquoi tu veux pas dire la vérité ? Qu’est-ce que c’est que cette idée de t’amener en faisant semblant d’être un des nôtres ? Personne ne va aider de sales flics par ici, surtout s’ils se déguisent et prennent le boulot d’un vrai travailleur.

— Tu te trompes complètement, mon vieux, dit Bony. Ceux qui t’ont mis toutes ces bêtises dans la tête auraient besoin de se faire examiner le ciboulot.

— Ben, peut-être que j’me trompe, et peut-être que j’me trompe pas, dit Aiguille Kent d’un ton peu amène. Mais si t’es bien c’que j’ai entendu dire, moi, à ta place, j’retournerais dare-dare d’où je viens et j’me mettrais tout d’suite en congé. Les policiers sont pas franchement aimés dans cette partie du monde.

— Merci pour le conseil, dit Bony. Si ça me concernait, je te serais reconnaissant.

Bony se retourna soudain vers Cube et s’aperçut qu’il l’observait attentivement, un étrange sourire aux lèvres.

— A propos, Cube, dit Bony, qu’est-ce que tu as fait de ton ancienne Winchester ?

— Je l’ai vendue, dit Cube. Tu crois pas que j’pouvais me permettre d’avoir deux carabines, quand même ?

— Non, effectivement, dit Bony. J’ai moi-même une Winchester chez moi. Je suppose qu’il ne te reste plus de cartouches à me vendre ?

— Non, j’en ai plus, dit sèchement Cube. Et il est temps que j’aille consolider certains endroits de cette clôture. Toi, j’sais pas, mais moi, j’peux pas m’permettre de rester toute la journée à bavasser.

Là-dessus, il tourna les talons et dit :

— Viens, Aiguille, je vais te parler tout en travaillant.

Aiguille grommela un « au revoir » à Bony et rattrapant Cube, il s’éloigna à ses côtés.

— Eh bien, Bony, se dit l’inspecteur, je ne crois pas que tu pourrais remporter un concours de popularité dans la région. Plus tôt tu finiras cette enquête et tu partiras, mieux ça vaudra.

Heureusement que Bony ignorait ce que les jours suivants lui réservaient.