LES FARCEURS ABORIGÈNES

Au milieu de l’après-midi, le ciel s’assombrit. Pendant plusieurs jours, il n’y avait pas eu un seul nuage. Bony leva les yeux, s’attendant à voir un soleil masqué. Mais non, il brillait comme d’habitude. Pourtant, la lumière du jour avait pâli. Ce n’était pas dû à un changement de décor, ce qui peut parfois arriver quand on passe d’une vaste étendue de nerpruns à des zones grises d’herbes mortes, sous des eucalyptus.

Bony longeait sa clôture, la lanière nasale du premier chameau passée à son bras, la clochette du dernier tintant en rythme. C’était pour lui une journée comme tant d’autres, le paysage lui était maintenant familier, et rien ne semblait anormal. Un piquet avait besoin d’être remplacé. Bony fit agenouiller ses chameaux, abattit un mulga , dégagea le piquet pourri du grillage, planta le nouveau et le fixa. L’opération lui prit une demi-heure.

Après ce travail, Bony s’appuya à la bosse du Monstre du lac Frome et confectionna une cigarette. La journée continua à être belle mais ne retrouva pas sa luminosité normale. Les ombres avaient beau se découper avec autant de netteté que d’habitude, un voile subtil semblait planer sur tout dans ce monde par ailleurs normal.

Songeur, Bony fuma sa cigarette sans hâte, après quoi il l’écrasa et empocha le mégot. C’était certainement en lui que se produisait ce changement de lumière. On aurait dit un brusque accès de dépression. Il pouvait être dû à un trouble digestif imminent, mais pour l’instant, il n’avait eu aucune manifestation physique désagréable pouvant être attribuée à l’eau du forage. Il devait donc envisager la possibilité d’un trouble mental.

Recommençant à avancer, scrutant machinalement la clôture infinie qui défilait à côté de lui, Bony se demanda si les aborigènes n’avaient pas commencé à agir. Quelque part, dans ces vastes espaces où il y avait un être humain pour vingt-cinq kilomètres carrés, voire davantage, un homme, deux, peut-être trois, pouvaient bien être accroupis au-dessus d’un tout petit feu. Ce seraient des vieillards ayant depuis longtemps passé l’âge de prendre une part active à la direction de la tribu, des hommes qui détenaient des secrets transmis par un millier de générations et exerçaient d’habiles pratiques dont seule la peur de la police et de la civilisation blanche avait récemment restreint l’usage.

Quand Bony était arrivé, il avait trouvé les aborigènes en train de se croiser les bras. Il les avait délibérément poussés à l’action en demandant à Newton de faire courir le bruit qu’il était un policier camouflé. Les aborigènes avaient passé plusieurs jours et plusieurs nuits à discuter et il avait été décidé de se débarrasser de lui. Ils avaient un secret et ils ne voulaient pas qu’il le découvre.

Comment les hommes accroupis au-dessus de leur petit feu parlaient-ils de lui ? Quelle était leur opinion ? Comme les Blancs, Bony était un broussard itinérant, en apparence tout au moins. On le croyait policier, mais sans en avoir la preuve. La persuasion, et non la violence, serait par conséquent adoptée. Au début, en tout cas.

Ils étaient donc accroupis au-dessus de leur petit feu et concentraient leurs forces mentales pour détruire l’équilibre de son esprit. Le but était de le soumettre à l’intimidation, exactement comme un hypnotiseur prépare son sujet à accepter ses ordres.

Si l’eau du forage ne se révélait pas fâcheuse pour sa digestion, Bony serait sûr qu’il était soumis à une transmission de pensée, en vue d’une attaque extrêmement subtile. La preuve serait alors donnée que les aborigènes avaient bel et bien quelque chose à cacher, et ce quelque chose, c’étaient peut-être les circonstances de la mort de Maidstone. Il était possible, absolument pas certain, toutefois, que Cube ait mal pris son changement d’affectation et ait convaincu sa tribu d’agir. Une chose était claire, Bony était à moitié aborigène, et dans sa personnalité, cette moitié était bien plus forte que la moitié blanche. Il pouvait donc, autant que les aborigènes de sang pur, être victime de certaines pratiques.

Bony n’ignorait pas que c’était la peur qui tuait : la peur tuait des gens de son peuple en dépit de tout ce que la science médicale pouvait faire pour les sauver. Il savait également que dans le monde entier, les médecins découvraient de plus en plus de rapports entre symptômes physiologiques et troubles mentaux ou émotionnels. Il savait parfaitement que la pensée pouvait se transmettre – des cas de télépathie à très grande distance avaient été attestés. Bony savait qu’il n’avait pas rompu les liens avec la race aborigène et croyait encore fortement qu’un homme mourait quand l’os était pointé sur lui. Ce n’était pas simplement la superstition d’un intellectuel qui refuse de passer sous une échelle parce que ses parents lui ont dit que ça portait malheur. Non, il l’avait déjà ressenti, ce conflit entre son intellect et ses émotions. Une fois déjà, les cinq os et les serres d’aigle du dispositif magique l’avaient fait souffrir. C’était au moment où il avait été aux prises avec la tribu Kalshut, alors qu’il cherchait l’assassin d’un homme qui avait ignoblement maltraité des membres de cette tribu. Aujourd’hui, il n’était pas prêt à se faire recouvrir de la poudre utilisée par les aborigènes pour ouvrir symboliquement le corps de leurs victimes, de façon à ce que la magie transmise par les os puisse entrer plus facilement. Aujourd’hui, il n’était pas prêt à subir le conflit intérieur qu’il avait connu, puis la lutte entre la vie et la mort qui avait suivi. Seule une intervention extérieure lui avait permis de s’en sortir. Il n’allait certainement pas renoncer de son plein gré à la volonté de vivre, mais l’abattement et la lassitude qui suivraient inévitablement la première phase de l’os pointé suffiraient à lui obscurcir le jugement à un moment où il lui faudrait être en pleine possession de ses moyens.

Une chose jouait en sa faveur. De nos jours, les aborigènes n’ignorent pas que la mort de tout individu, noir ou blanc, entraîne une enquête, des questions, et éventuellement une inculpation pour meurtre. La décision de pointer l’os ne serait donc prise qu’après mûre réflexion, autour du feu de camp, une fois que les pierres mauia dans lesquelles résidait la magie employée dans la pratique de l’os pointé, auraient été soigneusement frottées, toujours autour de ce feu, pour produire suffisamment de poussière, une poussière qu’on jetterait sur un Bonaparte endormi.

— Il n’y a qu’un seul moyen, se dit-il. Je dois arrêter tout ça à la source. Si le genre d’existence que j’ai menée jusqu’ici a réussi à m’apprendre quelque chose, c’est, à l’évidence, qu’on doit toujours regarder sa peur en face et ne jamais la faire taire, songea-t-il.

Il s’assit un instant, réfléchissant à ces graves questions. Soudain, il se rappela qu’il avait oublié de faire quelque chose le jour où il était parti de chez lui. Il alla ouvrir sa valise cabossée et fouilla dans la poche de la veste sport qu’il avait abandonnée au profit des vêtements de travail.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour seller Rosie et après quelques préparatifs, il se dirigea vers Quinambie. C’était un trajet long et fatigant, d’autant plus difficile qu’il ne savait pas exactement où campaient les aborigènes et qu’il ne voulait absolument pas éveiller les soupçons en se rendant d’abord à la maison d’habitation. Il était important qu’il fasse nuit à son arrivée, donc même s’il avait su exactement où se trouvait le camp, il n’aurait pas eu la tâche facile. Encore faudrait-il dénicher Moïse et le sorcier, qui devaient sûrement être responsables de la tentative maléfique actuellement en cours.

Bonaparte contourna largement Quinambie jusqu’au moment où il tomba sur un chemin révélant que des employés avaient fait la navette jusqu’à l’exploitation. Il avança parallèlement à ce chemin et arriva à une série de huttes en écorce et tôle. La tribu devait habiter là, pensa-t-il. La lune était presque pleine et le camp ne trahissait pas grand signe de vie, à l’exception de chiens qui se faufilaient autour des huttes. Bony s’arrêta, regarda autour de lui et aperçut un bosquet de mulgas qui répondait à ses besoins. Là, il mit pied à terre et attacha Rosie. Il avait remarqué une série d’affleurements rocheux élevés entre l’endroit où il se trouvait et le camp. Il se dit qu’ils devaient abriter le sorcier et ses aides. Prudemment, il s’en approcha. Soudain, en traversant le premier roc, il vit un ravin devant lui. Il s’éloigna légèrement du bord.

Il avançait silencieusement, comme il savait le faire, utilisant le plus possible le clair de lune pour éviter de marcher sur des brindilles ou sur de l’écorce sèche qui pouvaient craquer. La nuit avait beau être froide, il sentait les paumes de ses mains moites de transpiration et savait que la peur, dont il avait hérité, l’accompagnait. Brusquement, il s’arrêta net. La fumée d’un petit feu s’élevait derrière un énorme roc. Sans bruit, il s’approcha jusqu’au moment où il put voir sans être vu. Là, autour d’un petit feu, il y avait trois aborigènes complètement nus. Seuls leurs pieds étaient couverts de plumes. Leur corps luisant à la lumière du feu, ils fixaient intensément les flammes. L’un d’eux, que Bony prit pour Charlie, le sorcier, raclait lentement une petite pierre au-dessus d’un morceau d’écorce placé devant lui. Pas un muscle ne tressaillait dans les trois visages, qui auraient pu être sculptés dans la pierre. Leur pouvoir de concentration était si grand que Bony sentait lui aussi sa respiration devenir rauque et presque difficile.

Tout à coup, il eut l’impression d’être fou et incapable. Voilà qu’il se trouvait confronté à une cérémonie ancestrale, que ni lui ni les Blancs pour lesquels il travaillait et parmi lesquels il vivait ne comprendraient jamais. Son plan lui semblait ridicule et enfantin, mais il savait aussi qu’il devait casser leur pouvoir de concentration – d’une manière ou d’une autre, et quelles que soient les conséquences, il devait tourner cette cérémonie en dérision. Ses jambes lui paraissaient lestées de plomb et il lui fallut faire un suprême effort de volonté pour se forcer à marcher. Sans bruit, il avança et se dissimula derrière le roc le plus proche, à cinq mètres à peine du feu. Aucun changement ne se manifesta dans l’état de quasi-transe des hommes assis autour du feu. Soudain, Bony porta la main à sa poche et jeta un sac en papier par-dessus les trois têtes. Il retomba dans le feu avec un doux plouf. Surpris, les indigènes se levèrent d’un bond. Un premier pétard commença alors à exploser, éparpillant le feu dans toutes les directions. Ayant toujours au cœur la crainte des esprits de l’ombre qu’ils étaient en train d’invoquer, les trois aborigènes s’enfuirent précipitamment.

Bony sentit la tension abandonner son corps. Les pétards qu’il avait promis à son plus jeune fils, et qu’il avait oublié de lui donner, venaient de disperser les forces du mal en même temps que les braises du feu. Après avoir été ridiculisés, les Noirs n’essaieraient plus de le tuer en pointant l’os sur lui, songeait Bony. Sans se préoccuper maintenant de savoir si on l’observait ou non, il rejoignit Rosie, puis regagna son camp.