BONY RETOURNE JETER UN COUP D’ŒIL

C’était le bétail qui avait façonné la plaine, autour du Forage N° 10. Les vaches avaient rasé l’herbe, tué les acacias, d’abord en mangeant les feuilles, puis en se grattant contre les troncs desséchés. Le paysage était buriné et les cadavres d’animaux ou les troncs d’arbre étaient à l’origine de dunes miniatures que les vents d’ouest empêchaient de grossir, emportant le sable excédentaire pour bâtir les véritables dunes, sur lesquelles passait la clôture. Ce matin-là, le forage et le lac qu’il avait créé paraissaient n’être qu’à deux cents mètres de distance, mais Bony savait qu’ils se trouvaient à un bon kilomètre et demi. Du bétail tacheté, marron et blanc, broutait sur le sol en pente, près de l’eau.

Tandis que Bony conduisait ses deux chameaux, derrière les trois bêtes menées par le surveillant, il se sentait en pleine forme et parfaitement satisfait. L’air était si sec et si pur qu’il avait plaisir à le respirer. Le sable formait un tapis sous ses pieds, évitant la fatigue. Comme Newton, Bony préférait de loin marcher à monter Rosie, qui, de toute façon, n’était pas sellée. Et pour couronner le tout, il se trouvait maintenant confronté au défi d’élucider la mort de Maidstone. Ici, à l’endroit où le crime avait été commis, il devait sûrement y avoir quelque chose qui avait échappé au regard des autres.

Il rattrapa Newton au moment où celui-ci s’arrêtait devant deux pieux fichés dans le sol pour indiquer l’endroit où le régisseur de Quinambie avait découvert le corps. Il n’y avait pas la moindre empreinte d’animal ou d’homme.

— Il était à plat ventre, la tête tournée vers le pieu est, dit Newton tout en détachant du tabac d’une carotte pour en bourrer sa pipe. Il devait être en train de retourner à son camp, près du portail.

— Rien ne le prouve, lui opposa Bony. Il a pu pivoter en tombant. Il pouvait se diriger vers le forage et non en revenir.

— Les policiers ont admis qu’il venait du lac.

— Ils admettent n’importe quoi, soutint Bony. Ne jamais rien prendre pour argent comptant, voilà l’une de mes maximes. Nous pourrons discuter sans fin de la direction dans laquelle il allait jusqu’à ce qu’il y ait une preuve. Nous pouvons ériger des suppositions en théorie et perdre notre temps. La police pense qu’il revenait du forage où il était allé chercher de l’eau pour garder celle qu’il transportait sur sa moto. Sa bouilloire a été retrouvée près du corps. Pour les policiers, elle s’est renversée et vidée au cours de la chute. Moi, je veux des preuves.

— Ça va être difficile, décréta sèchement Newton. Vous allez avoir du boulot, vu le temps écoulé depuis le meurtre.

Il s’éloigna et Bony attendit un instant avant de le suivre, car les chameaux se comportent toujours mieux quand ils avancent à la file indienne. Les clochettes tintèrent, les aigles décrivirent des cercles majestueux, très haut dans le ciel, et Bony était heureux de constater que tout allait pour le mieux dans son enquête, puisqu’elle allait se révéler difficile.

Ils arrivèrent finalement au forage et s’arrêtèrent pour regarder le jet incessant qui s’écoulait du tuyau coudé. L’eau jaillissait dans une mare qu’elle formait, puis suivait une tranchée avant de se répandre pour constituer le lac qu’elle avait également créé. Elle s’écoulait ainsi depuis des années et continuerait pendant des années, même s’il y avait une légère diminution du débit.

— Pourquoi l’appelle-t-on le N° 10 ? demanda Bony.

— Le type qui l’a foré avait un contrat pour en percer dix. C’était le dernier de la liste. Mais bien sûr, ce n’est pas son nom officiel.

Ils avancèrent à la file indienne en suivant le côté nord de la tranchée, puis longèrent le lac. Tranchée et lac étaient bordés de sels minéraux, et une certaine espèce d’algue se remarquait sous l’eau claire. Lorsque quatre cents mètres environ eurent été parcourus autour du lac, Bony appela et Newton s’arrêta.

— Je suppose que vous ne vous rappelez pas quel temps il faisait quand Maidstone a été tué ? cria-t-il.

Newton secoua la tête et hurla à son tour :

— Je pourrai vous le dire au camp. Je tiens un journal.

Ils poursuivirent leur tour du lac. A cet endroit, le sol était humide et avait gardé des traces de bétail. Newton s’arrêta à nouveau et emmena boire ses chameaux. Ils avaient surtout l’air de ne pas vouloir se mouiller les pattes et ne semblaient pas particulièrement désireux de boire. Se tenant à côté de ses bêtes, Bony remarqua que Rosie était légèrement dédaigneuse, mais que Vieux George buvait abondamment.

— Plus bas, la rive d’en face doit bien se trouver à six cents mètres, fit observer Bony. Est-ce que l’eau est profonde, au milieu ?

— Seulement à l’endroit où le chenal d’origine a été agrandi. Là, l’eau vous arrive au cou, d’après Cube. Certains de ses gosses l’ont vérifié.

— Mais sur les bords, ce n’est pas très profond. Le vent pourrait provoquer des sortes de marées. La preuve, il y a ces algues mortes. On dirait des algues marines.

— Vous ne vous trompez pas beaucoup, lui concéda Newton. Parfois, il y a beaucoup de canards, ici, et aussi des cygnes. Ils n’ont pas grand-chose à manger, ils doivent donc venir pour se reposer au cours de leurs vols migratoires.

Bony aurait aimé explorer davantage ce lac artificiel et décida de s’y employer une fois seul. Il se retint de poser trop de questions, mais il tenait cependant à vérifier une hypothèse. Il commença par dire à Newton que cette pause allait lui permettre de remplir ses bidons d’eau et qu’il n’était pas nécessaire de continuer à longer la rive, puis il lui demanda :

— C’est par ici que Maidstone a dû remplir sa bouilloire, vous ne croyez pas ?

— Oui, dans le coin. C’est pas la peine d’aller plus loin. L’eau est la même partout. On ne peut faire que du thé avec.

Après le déjeuner, Newton rassembla ses affaires et partit vers le nord, longeant « sa » clôture. Bony attrapa râteau et fourche, franchit le portail, et travailla pendant plusieurs heures, ôtant feuilles et branches, sarclant les broussailles, dégageant un mètre vingt de grillage, le long de trois gigantesques dunes. Il revint au camp une heure avant le coucher du soleil, entrava ses chameaux et les laissa libres d’aller se nourrir. Il alluma ensuite un feu pour préparer son dîner, puis fit cuire du pain dans le four de camping et bouillir du bœuf salé pour le lendemain.

C’était la fin d’une journée parfaite. Les mouches n’étaient pas agaçantes, l’air retenait un soupçon de fraîcheur et le calme était uniquement troublé par la clochette suspendue au cou de Rosie. Bony sentait que si une telle journée se reproduisait à l’infini, si un homme avait vécu sagement et continuait sur cette voie, il ne commencerait pas à vieillir avant d’avoir atteint cent ans. Mais les hommes vivent rarement sagement et une telle journée se termine habituellement à minuit, songea-t-il tristement.

Le lendemain fut cependant tout aussi parfait et Bony travailla sur les dunes. Le surlendemain, il emmena les chameaux au lac pour qu’ils s’abreuvent. Cube lui avait en effet expliqué qu’au bout de quatre jours sans eau, Rosie devenait hargneuse et Vieux George boitillait résolument vers le puits le plus proche.

Il avait décidé de faire le tour complet du lac ce jour-là et en arrivant à la bouche du forage, il entreprit de longer la rive est. Un bâton dans la main, sa carabine en bandoulière, les yeux fouillant constamment le sol, il parcourut huit cents mètres. De temps en temps, il sondait des amas d’algues mortes, qui se trouvaient parfois à plusieurs mètres du bord de l’eau. La force que le vent exerçait sur cette eau peu profonde fut alors prouvée.

Newton avait consulté son journal pour savoir quel temps il avait fait le 9 juin et les jours suivants. Il avait mentionné que le vent était le pire ennemi de cette clôture, qui servait de frontière à l’Australie-Méridionale. Le vent était le principal souci du surveillant, c’était un fardeau que la nature imposait à tous ses hommes. Le vent et la pluie intéressaient toujours Bony quand il commençait une enquête, car ces éléments climatiques permettaient de trouver un soutien, faible mais vital, dans la recherche d’indices, là où, compte tenu des conditions géographiques, les empreintes digitales étaient presque inexistantes.

Les informations consignées dans le journal de Newton décidèrent Bony à faire le tour du lac artificiel. La chronologie suivante avait été rapportée :

 — 9 juin – Brise irrégulière soufflant du sud.

— 10 juin – Brise de nord-est.

— 11 juin – Journée parfaitement calme.

— 12 juin – Fort vent d’ouest, qui s’est levé tard.

—13 juin – Vent d’ouest.

— 14 juin – Journée calme.

Bony se plongea dans ses notes après avoir fait boire les chameaux et rempli les deux bidons de vingt-cinq litres que transportait Vieux George. Pendant la période en question, il n’y avait eu qu’un seul jour de grand vent, et il avait soufflé de l’ouest avec une force suffisante pour faire monter de plusieurs centimètres l’eau de la rive est du lac. L’emplacement des dépôts de sels minéraux et d’algues mortes prouvait qu’à l’est, l’eau était montée de deux mètres à certains endroits. Lorsque Bony longea à nouveau cette rive, il retourna les amas d’algues, mais n’y trouva rien, pas même des insectes aquatiques ou des nymphes de mouches à viande.

En revanche, les traces de bétail ne manquaient pas. Il y avait aussi des traces de cheval. Elles avaient été imprimées récemment, certainement après le dernier vent violent. Près du lac, Bony ne découvrit aucun signe révélant une présence humaine, pas une bouteille, pas un bouchon, pas un paquet de cigarette ou autre chose prouvant qu’un être humain était venu là. Mais lorsqu’il atteignit l’extrémité ouest du lac, il découvrit deux ampoules de flash. Il les examina attentivement, s’aperçut qu’elles avaient été utilisées, et les enveloppa soigneusement dans un mouchoir.

Les ampoules fournissaient la base d’une histoire.

Selon les traqueurs aborigènes qui avaient accompagné le régisseur de Quinambie, Maidstone avait installé son camp le jour où il avait quitté Quinambie. Le lendemain matin, il était allé jusqu’au lac pour remplir sa bouilloire. Pourquoi aller chercher de l’eau avec un si petit récipient ? L’une des outres de toile attachées à la moto était pleine, l’autre vide. Le plus logique était donc de l’emporter au lieu de la bouilloire, ou alors d’emporter les deux, pour remplir plus commodément l’outre.

La police s’aperçut plus tard que l’appareil photo, protégé d’un étui en cuir et accroché à une branche, dans le camp de Maidstone, ne contenait pas de pellicule. Dans les affaires du professeur, il y avait deux pellicules utilisées. Maidstone avait photographié, entre autres choses, la maison d’habitation de Quinambie et l’une des bouches du forage N°9.

Ensuite, il était allé au lac du Forage N° 10 et là, il avait pris deux photos de nuit, comme le prouvaient les deux ampoules de flash. Pourtant, les traqueurs aborigènes n’avaient pas dit un mot au sujet de cette activité nocturne. Ils devaient bien avoir repéré l’endroit où Maidstone s’était assis pour attendre que les animaux venus s’abreuver s’approchent suffisamment pour pouvoir être photographiés au flash. En admettant qu’il ait regagné son camp avec l’appareil photo, il aurait rangé cette pellicule avec les deux autres si elle avait été entièrement impressionnée, et dans le cas contraire, il l’aurait laissée dans l’appareil.

Qui avait retiré le film partiellement impressionné ? Quelles sortes de photos avaient été prises cette nuit-là ? Et la bouilloire vide ? Que faisait Maidstone avec sa bouilloire quand il avait été tué ?

Les réponses possibles à ces questions en soulevaient d’autres, encore plus complexes.

Bony termina son tour complet du lac sans découvrir d’autres ampoules de flash, mais dans son esprit, il y avait l’image d’un homme qui était remonté vers le nord en emportant son appareil photo et une bouilloire pleine de thé ou de café pour se revigorer pendant la nuit. En ne faisant pas de bruit, il espérait prendre la photo d’un dingo, d’un renard, peut-être de bétail en train de s’abreuver. Il avait quitté le lac avec son appareil et sa bouilloire vide et il avait été tué sur le chemin de son camp. L’assassin avait retiré la pellicule, accroché l’appareil à une branche, et les aborigènes n’avaient pas mentionné la présence de ce deuxième homme dont les déplacements devaient pourtant avoir été imprimés sur le sol sablonneux.

Maidstone avait probablement pris l’homme en photo. Et l’inconnu jugeait qu’il fallait détruire la preuve photographique de sa présence au lac, fût-ce au prix d’un assassinat. Pourquoi ? Ces lieux n’appartenaient à personne. On ne pouvait pas être accusé de s’introduire dans une propriété privée. Maidstone avait eu une raison légitime de venir au lac la nuit. Quelles étaient les intentions du deuxième homme pour qu’il se soit senti coupable au point de commettre un crime ?

Bony se rendit au dernier camp de Maidstone, et sans grand espoir, il en examina chaque pouce.

Une fois revenu à son propre camp, il chargea les chameaux et traversa la série de dunes qui constituaient la partie sud de sa section. Il eut quelques petites tâches à accomplir en chemin et il était quatre heures quand il arriva à l’endroit où Newton et lui avaient allumé un feu, non loin du camp de Cube. Il avait parcouru dix kilomètres depuis le portail où Newton l’avait quitté, et environ la même distance du Forage N° 10 au portail.

Il entrava les chameaux, alluma un feu pour préparer du thé, puis, assis sur la boîte à provisions, il le sirota en fumant une cigarette. Le soleil de cette fin d’après-midi était assez chaud, mais la nuit serait froide et claire.

Le résultat de sa visite au lac était double : d’une part, il avait trouvé les ampoules de flash ; d’autre part, il soupçonnait fortement les traqueurs indigènes d’avoir joué aux imbéciles depuis le début. Si ces soupçons étaient fondés, un membre de la tribu était impliqué dans le crime. Et Cube était aux trois quarts aborigène.

Pour un homme comme Cube, il n’était pas difficile de parcourir dix kilomètres jusqu’au lac, après la tombée de la nuit, d’y rester plusieurs heures et de revenir au camp à l’aube. Au moment du crime, Newton, le surveillant, se trouvait loin de là, à plusieurs kilomètres au sud, et de toute façon, si Cube ne le voyait pas arriver avant le coucher du soleil, il était en droit de supposer qu’il ne viendrait plus ce jour-là. Bony se leva et se dirigea vers le camp récemment libéré par les aborigènes.

A côté de l’armature de piquets destinée à monter la tente quand il pleuvait, la famille de Cube avait construit un grossier coupe-vent en travers du foyer. Il y avait des détritus de toutes sortes : papier, boîtes de conserve, jouets cassés, os de kangourous. Bony trouva également un appareil photo duquel s’échappait de la pellicule. Des marques de crocs semblaient indiquer que l’appareil avait été abandonné sans surveillance et que l’un des chiens de Cube s’était amusé à le mordre.

La pellicule ne correspondait pas à l’appareil de Maidstone.