UNE FAIBLE LUEUR

Bony s’éveilla tôt, le lendemain. Une brise matinale agitait les feuilles des arbres qui entouraient son camp et la fraîcheur de la nuit flottait encore dans l’air. Il se prépara du thé chaud et soudain, il reposa sa tasse et son regard se perdit dans le lointain. Maidstone ! La seule raison pour laquelle il avait été tué, c’était qu’il avait vu, fait ou su quelque chose… quelque chose qui représentait une menace pour l’homme qui l’avait assassiné. Maidstone… Bony n’en savait pas suffisamment sur lui. Ce que le professeur avait fait pendant son voyage de reportage semblait assez inoffensif. Peut-être savait-il quelque chose, sans même s’en rendre compte. Plus il y pensait, plus Bony était convaincu que quelques-unes, au moins, des pièces manquantes du puzzle concernaient Maidstone.

Il réfléchit également à la réaction qu’on attendait de lui en lui tirant dessus. S’il ne parlait pas de cet incident, ce serait, pour les aborigènes, et pour tous ceux qui se méfiaient de lui, la confirmation qu’il était bien de la police ; et une chape de silence s’abattrait plus résolument que jamais. Si, en revanche, il s’en tenait à son rôle d’employé de la clôture, il devait courir se plaindre à son supérieur le plus proche, Newton, en l’occurrence. Ensuite, l’incident serait sans aucun doute signalé à la police. Bony décida qu’il fallait jouer au citoyen indigné, victime d’un tireur à la négligence invraisemblable, et se montrer outré. Il devait donc aller voir Newton, puis tenter d’en apprendre davantage sur Maidstone. Il se rappela que le professeur avait été hébergé chez Joyce. Si le directeur de Quinambie y consentait, Bony avait l’intention de revenir sur chacune des paroles qu’ils avaient échangées. Quelque part, d’une manière ou d’une autre, il devait bien y avoir un indice qui lui fournirait une piste.

Newton eut une expression sévère en écoutant le récit de Bony, dans son camp principal.

— Je ne croyais pas trop à toute cette histoire, au début, dit-il. Mais maintenant, j’y crois. Je vais aller signaler ça à la police de Broken Hill. Très franchement, je pense que vous avez besoin d’aide. Vous connaissez cette partie du monde aussi bien que moi. Si quelqu’un se faisait liquider et enterrer ici, six mois pourraient se passer avant qu’on le retrouve. Je ne voudrais pas me sentir responsable si ça devait vous arriver.

Bonaparte secoua la tête.

— Non, il faut que je continue encore quelque temps à travailler seul, dit-il. Mais j’ai dans l’idée que j’aurai bientôt besoin de vos services. Dans cette affaire, il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas et je pense que je vais devoir aller chercher les réponses bien loin d’ici. Il ne s’agit pas d’un crime banal, motivé par l’appât du gain ou commis par un psychopathe. Je crois maintenant qu’il y a beaucoup plus, derrière tout cela, que je ne le pensais à l’origine, et j’ai l’impression que le nœud de l’histoire se trouve par ici. Le problème, c’est que je ne peux pas me permettre de sortir de mon rôle. Je ne peux pas abandonner cette clôture suffisamment longtemps pour poser toutes les questions nécessaires. Ce que je voudrais que vous fassiez, c’est que vous partiez et que vous reveniez me voir dans trois jours, sous prétexte d’inspecter la clôture. A ce moment-là, j’espère être en mesure de vous dire que je suis prêt à vérifier quelques hypothèses. Je vous demanderai alors de tout mettre en branle.

Newton acquiesça.

— Bon, ce sera fait, et si on ne peut vous retrouver nulle part, je suppose que vous ne verrez pas d’objection à ce que je vende le Monstre aux enchères ?

Bony apprécia son humour caustique. Newton était un type solide et probablement le seul, dans cette région déserte, sur lequel il pouvait compter.

— Si vous voulez, dit-il. Ou bien vous pourriez l’emmener dans le Centre Rouge de l’Australie. Il constituerait une fabuleuse attraction à Ayers Rock. Si seulement vous arriviez à le faire grimper jusqu’au sommet du monolithe, il blatérerait au clair de lune et ficherait la trouille aux touristes. En tout cas, ne vous inquiétez pas si vous ne me voyez pas demain, je vais aller voir Joyce.

« Une dernière chose : au point où on en est, autant que vous veniez me voir en plein jour. Je commence à être allergique aux gens qui s’approchent furtivement de moi, la nuit, dit-il à Newton avant de faire demi-tour et de s’éloigner.

Joyce était en plein travail, dans son bureau, quand Bony fut annoncé. Il l’accueillit cordialement, mais avec ce soupçon de réserve que Bony avait remarqué dès leur première entrevue.

— Alors, inspecteur, que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.

— Premièrement, ne pas m’appeler comme ça pendant que je suis ici. Même les murs des maisons d’habitation du centre de l’Australie ont des oreilles, vous savez.

— Désolé, Ed… ou Ted… non, c’est bien Ed que vous vous appelez, n’est-ce pas ?

— Oui, Ed, dit Bony. Depuis la dernière fois que je vous ai vu, j’ai été soumis à de la magie noire, à une tentative de vol de chameaux, et j’ai également servi de cible à un tireur qui avait, je crois, l’intention de manquer son coup, mais pas de beaucoup.

Joyce écarquilla les yeux.

— Diable, diable ! Vous parlez sérieusement ?

— Absolument, dit Bony. Et s’il vous plaît, j’aimerais que vous preniez vous aussi tout ça très au sérieux. Je veux dire par là que j’aimerais bien que vous m’accordiez votre attention pendant une heure, bien que je m’en veuille terriblement de vous arracher à vos livres de compte.

— Je ferai tout mon possible pour vous aider, dit Joyce.

— Il y a une chose que j’aimerais bien savoir, dit Bony. Est-ce que Maidstone vous a beaucoup parlé de lui-même ou de ses reportages quand il est venu ici ?

— Non, il ne me semble pas, dit Joyce, il m’a simplement expliqué qu’il faisait de la photo pendant ses loisirs, et qu’il avait toujours adoré ça.

— Est-ce qu’il a abordé la question de son matériel ? demanda Bony.

— Oui, il était très fier de son appareil et il me l’a montré, répondit Joyce. Il m’a paru très cher et très compliqué. Il venait de s’acheter un nouveau flash à piles et il comptait bien s’en servir en prenant des photos de bétail et d’autres animaux en train de s’abreuver aux forages, la nuit.

— Est-ce qu’il a pris des photos d’ici ? demanda Bony.

— Il en a pris quelques-unes de la maison, de Joyce, mais pas de nuit. Il m’a dit qu’il n’avait pas encore essayé ses lampes de flash. Il venait de s’en acheter quatre douzaines, mais il n’en avait encore utilisé aucune.

— Quatre douzaines, répéta Bony. Vous en êtes sûr ?

— Oui, dit Joyce. Il me les a montrées. Il m’a expliqué comment marchait le flash. Je lui ai alors demandé combien il avait de lampes et il m’a répondu quatre douzaines.

Bony réfléchit rapidement. Dans le rapport de police, l’inventaire des possessions de Maidstone, retrouvées dans son camp, faisait état de quarante-six lampes de flash. Il avait lui-même trouvé les deux autres, mais l’appareil photo ne contenait pas de pellicule et dans la collection de films que la police avait développés, il n’y avait pas de cliché pris la nuit. Donc, apparemment, les photos de nuit que Maidstone avait prises devaient être cruciales, au point d’entraîner la disparition de la pellicule. Bony se sentit brusquement gagné par la surexcitation.

— Est-ce que vous avez abordé autre chose d’important ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas ce qui est important et ce qui ne l’est pas, dit Joyce. Il m’a dit qu’il espérait photographier des animaux peu communs, mais que les grandes exploitations de l’intérieur du pays étaient tellement à l’ordre du jour qu’il était prêt à se contenter de troupeaux de bœufs en train de boire la nuit. Le gouvernement du Commonwealth a apparemment poussé au développement du Territoire du Nord et de l’Australie-Occidentale, et Maidstone disait que son magazine était bien déterminé à publier quelque chose sur le centre de l’Australie. Très peu de gens semblaient connaître la possibilité de faire boire les troupeaux à des puits forés dans des zones où le sous-sol renferme de l’eau, et les photos devaient illustrer un article rédigé par un spécialiste en la matière.

— Pourquoi avoir choisi ce coin ? demanda Bony. Maidstone aurait sûrement voyagé dans de meilleures conditions s’il était allé dans le sud du Queensland, disons vers Blackall, ou même vers Moree, dans le nord de la Nouvelle-Galles du Sud.

— Je regrette, mais là, je ne peux pas vous aider, dit Joyce. J’ignore pourquoi il a choisi ce coin. Il ne semblait connaître personne ici, à l’exception de Levvey, qui l’avait invité à passer quelque temps chez lui s’il venait par ici.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ? fit Bony.

— Que Levvey l’avait invité chez lui. Maidstone m’a dit qu’il l’avait rencontré à Sydney, en Nouvelle-Galles du Sud, alors que Levvey venait d’obtenir le poste de directeur de Lac Frome. Il avait une petite maison à Collaroy ou quelque part par là, Maidstone était en vacances là-bas et ils se sont rencontrés à une fête.

Bony changea soudain de sujet.

— Quelle sorte d’exploitation est Lac Frome ? demanda-t-il.

— Oh ! c’est pas mal du tout, dit Joyce. Sauf que les propriétaires n’y viennent jamais. Il s’agit d’une société immobilière qui a beaucoup d’actionnaires en Angleterre. L’exploitation est toujours gérée par des directeurs. Mais ils s’en sont toujours bien occupés.

— Est-ce que vous connaissiez Levvey avant qu’il vienne s’installer ici ? dit Bony.

— Non, je ne le connaissais absolument pas, dit Joyce. Il est arrivé un beau jour et s’est présenté. Je ne m’attendais pas vraiment à voir ce type de bonhomme, mais il m’a fait l’effet d’un bon broussard et d’un bon éleveur. Je ne comprends vraiment pas ce qu’il avait en commun avec Maidstone ni pourquoi ils ont sympathisé à Collaroy. Maidstone me semblait plutôt un intellectuel passionné par la photographie, et pour autant que je puisse en juger, Levvey ne doit pas franchement avoir les mêmes goûts. Il est vrai que Maidstone aimait sans doute la vie de l’intérieur des terres, il allait toujours y passer ses vacances. Levvey l’a sans doute intéressé du fait qu’il habitait ici. Bon, il est l’heure de prendre un verre. Vous vouliez me demander autre chose ?

— Non, merci, répondit Bony avant de donner à Joyce son point de vue sur les perspectives de développement de la région.

— On ne peut rien faire sans eau, dit Joyce. Celle qui vient des forages ne suffit pas. Il nous en faudrait assez pour pouvoir irriguer. Si nous avions seulement de la pluie, nous pourrions faire pousser n’importe quoi, ici. Si vous avez assez d’eau et que vous êtes prêt à mettre des engrais, n’importe quel sol donnera de l’herbe.

Bonaparte fut d’accord avec lui et tandis qu’ils sirotaient leur verre, il perçut le réel intérêt que Joyce portait à son pays d’adoption. Il en arriva à la conclusion que comme Newton, c’était un homme sur lequel il pouvait compter en cas de coup dur. Tout en bavardant, Bony repensa aux renseignements qu’on venait de lui communiquer. Il avait souvent eu l’occasion de remarquer qu’il fallait généralement plusieurs entretiens avant qu’une personne bien intentionnée finisse par révéler des informations cruciales. Les choses véritablement importantes, se dit-il, étaient précisément racontées parce qu’elles semblaient sans importance. C’était seulement le sensationnel et le théâtral qu’on s’empressait de lui rapporter, parfois en brodant beaucoup. Il songea qu’il était souvent payant d’avoir une deuxième conversation avec un témoin pour lui arracher les petits détails qu’il n’avait pas trouvés dignes d’être évoqués. Pour la première fois depuis son arrivée dans la région du lac Frome, il eut l’impression que ce ne serait pas cette affaire qui l’acculerait à la défaite.