AIGUILLE ET SES DATES

Le lendemain matin, peu après huit heures, ils entendirent une camionnette approcher, et tous deux allèrent lui ouvrir le portail. A côté du conducteur, il y avait une jeune lubra4 en train d’allaiter un bébé et à l’arrière étaient installés une jeune gin5 avec deux petits enfants et un adolescent aborigène. Après les bonjours usuels, Bony fut présenté.

Jack Levvey était coulé dans le même moule que Cube. Il avait beau être blanc, il n’était pas beaucoup plus clair que Cube. Il était trop gros et son cou était trop court pour avoir une longue espérance de vie, mais quand il parlait, sa voix trahissait un esprit vif, même s’il mangeait la fin des mots. Ses yeux bleus croisèrent les yeux bleus de Bony, qui ne laissaient rien deviner de ses pensées.

— Enchanté, dit Levvey. Vous avez besoin qu’on vous apporte quelque chose ?

— Peut-être un peu de viande fraîche, suggéra Bony.

— Oh ! ça, on va vous en apporter. Et aussi le courrier, bien sûr.

— S’il y en a.

— Naturellement. Bon, Aiguille, où est votre liste ?

— Là voilà, Jack.

Levvey parcourut la liste. A côté de lui, la femme allaitait le bébé sans la moindre gêne. Derrière, les enfants étaient silencieux, le regard solennel, et le jeune abo gardait les yeux fixés sur ses bottillons. Il portait des éperons et ses vêtements étaient flamboyants. Depuis qu’elle avait quitté le magasin, la camionnette n’avait manifestement pas été nettoyée. Derrière, à côté des passagers, il y avait quelques poteaux métalliques, un rouleau de fil de fer, des pinces et des tendeurs – l’attirail habituel de quiconque vit sur une exploitation et doit souvent réparer sa clôture au pied levé.

D’autres au revoir furent échangés quand les voyageurs reprirent leur route. Bony et Aiguille retournèrent à leurs chameaux et entreprirent de charger des bidons d’eau sur les bâts et d’emporter serviettes et vêtements de rechange. Les chameaux furent placés à la file indienne et Bony avança à côté d’Aiguille. Jusqu’ici, il n’avait pas parlé de Maidstone.

— C’est drôle, ce type qui s’est fait tuer, hein ? dit Aiguille en faisant un signe de tête vers l’arbre sous lequel Maidstone avait établi son dernier camp. Apparemment, y avait aucune raison de lui tirer dessus, à moins qu’il ait reconnu un bonhomme qu’avait pas envie d’se faire voir. On l’a ni volé ni rien. Juste tué. T’as entendu cette histoire ?

— Oui. Dans tout Broken Hill, il n’était question que de ça. Et Newton m’en a également parlé. Les policiers t’ont interrogé ?

— Ils étaient encore au boulot quand je suis descendu vers le sud. Ils étaient installés par là-bas. Deux flics. L’un était sergent. Il voulait savoir où j’étais au moment du meurtre.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Que j’étais là-haut, au N° 10, et après ? Il voulait aussi savoir quelle sorte de carabine j’avais et je lui ai dit que j’en avais qu’une, et que c’est une Winchester. Voilà qu’il se réveille en entendant ça. Est-ce que j’avais tiré, récemment ? Et sur quoi ? Remarque, c’était presque une semaine après le meurtre, Ed, et j’étais pas au courant. J’ai deviné que c’était un truc dans c’goût-là quand j’ai vu la police camper de ce côté du portail, sous les arbres.

C’était en substance ce que les rapports de police avaient relaté, et Bony les avait lus. Aiguille s’était rendu au Forage N° 10 la veille du jour où on supposait que Maidstone avait été tué.

— En tout cas, j’suis descendu vers le sud, j’suis allé au forage pour prendre de l’eau et faire boire les bêtes, et ensuite, j’ai travaillé dans le coin. Mais ça devait être à peu près deux jours avant qu’le type s’amène sur sa moto et s’fasse régler son compte.

— C’est Jack Levvey qui t’a ravitaillé sur ce trajet ?

— Non, la fois précédente, il m’avait dit de pas l’attendre, vu qu’il devait travailler près du lac. De toute façon, j’avais pas besoin d’ravitaillement. Quand j’suis redescendu, y avait Jack au camp des policiers. Ce jour-là, il m’a laissé des provisions.

— Qui t’a parlé du meurtre ?

— Les flics, après m’avoir posé un tas de questions. Jack m’en a raconté un peu plus quand il est revenu de Quinambie.

— Comme tu disais, Aiguille, c’est vraiment une drôle d’affaire. Les policiers ne semblent pas avoir avancé.

— Les policiers se débrouillent dans les villes, Ed. Pour te coller une amende parce que tu roules trop vite ou que t’as bu un verre de trop, ça, ils sont forts. Mais ils valent rien dans cette région. D’ailleurs, le jour où ils sont arrivés ici, ça a soufflé un peu et toutes les traces ont été effacées. Le vent m’a donné du travail, à moi aussi. Je dois retirer les broussailles, comme toi.

Bony et Aiguille étaient arrivés au lac du forage. Les chameaux s’abreuvèrent, et ensuite, ils durent s’agenouiller et les bidons furent remplis. Bony déclara qu’il avait envie de se baigner et Aiguille lui proposa de surveiller ses bêtes pendant ce temps. Retirant ses vêtements, Bony s’avança dans le lac et à cinquante mètres du rivage, il s’assit, l’eau lui arrivant à mi-corps. Savonné et rincé, il revint sur la rive en se sentant renaître. Une fois qu’il fut séché et habillé, Aiguille suivit son exemple.

Sur la suggestion d’Aiguille, ils retournèrent à la bouche du forage. Ils accrochèrent divers vêtements à l’extrémité d’un long bâton qu’ils placèrent sous le jet d’eau.

— Pas plus de trente secondes pour les sous-vêtements, Ed, sinon, ils partent tout de suite en lambeaux.

Trente secondes suffisaient dans cette eau chargée de sel. Le linge en ressortait presque avec la blancheur du neuf. Ils firent subir le même traitement à leurs pantalons de rechange, ne les laissant pas sous le jet plus d’une minute. Puis, la lessive sur le bras, ils revinrent au camp et la mirent à sécher sur des branches.

— Laver du linge ne pose pas de problème quand on se trouve près d’un forage, fit remarquer Bony.

— C’est bien la seule chose qui ne pose pas de problème dans la région, reconnut Aiguille.

Qu’est-ce que t’en dis ? On s’fait un ragoût pour souper ? J’ai des oignons et des légumes séchés. T’as des patates ? Il va falloir se contenter de viande salée, puisque la viande fraîche n’arrivera pas avant le coucher du soleil. Il me faut toujours un repas à trois plats, continua-t-il à toute vitesse. Consommé de bœuf. Bœuf salé et légumes séchés à la mode de Mildura. De la galette, et l’éternelle confiture comme dessert.

— Un vrai menu, commenta Bony. Très consistant, à défaut d’autre chose. Oui, j’ai beaucoup de pommes de terre et aussi des tomates en boîte que nous pourrons ajouter pour la couleur. Mettons-nous au travail. Tu es marié ?

— Seulement quand je vais en ville. Et alors, je me débrouille pour me rattraper aussi sur le plan de la bouffe. En général, je mange dans un bistrot ou dans l’un des cafés qui se trouvent au bas d’Argent Street. C’est plus c’que c’était. Broken Hill, je veux dire. Ces temps-ci, cette ville devient trop respectable.

Les hommes mirent les ingrédients du ragoût dans une marmite, ajoutèrent du sel et du poivre, de l’eau, et accrochèrent le tout au-dessus du feu. Ils ne se souciaient pas du fait que la viande devait cuire deux fois plus longtemps que les tomates. Aiguille continua à donner son avis sur la vie dans les villes modernes :

— C’qui gâche tout, à Broken Hill – d’ailleurs, ça en devient presque comme Adelaïde – c’est la fermeture à dix heures. Quand les bistrots fermaient à six heures, on s’marrait toujours en faisant la tournée de ceux qui restaient ouverts en douce. A Adelaïde, faut rester à l’affût des flics, mais à Broken Hill, pas trop. De temps en temps, j’descends à Adelaïde, et si j’demande l’heure ou mon chemin à un type, il regarde déjà derrière lui pour chercher un policier. Voilà à quel point les gens s’méfient.

— C’est à cause des rôdeurs et des bagarreurs, Aiguille, dit Bony. A Sydney, il paraît qu’on a de moins en moins envie de dormir dans les parcs. Est-ce que tu vas souvent à Adelaïde ?

— J’y fais un saut quand j’vais à Broken Hill. Le plus souvent, j’reprends l’train le soir même pour rentrer à Broken Hill. J’ai personne à qui parler, là-bas. A Broken Hill, c’est pas pareil. On peut parler à tout l’monde.

— Ça, les gens sont sûrement plus aimables à Broken Hill, Aiguille, dit Bony en se roulant une cigarette. Est-ce que le sergent t’a reconnu quand il est venu ici ?

— Et comment ! Il m’a dit : « Le monde est petit. Où est-ce que vous étiez dans la nuit du 9 juin ? » J’lui ai demandé en quoi ça l’regardait et j’lui ai dit que si j’lui répondais, il en serait pas plus avancé. Alors il m’a dit que si j’lui dessinais une carte sur le sable, il serait touché par la grâce de la connaissance. Alors j’lui dessine une carte sur le sable, et il sait toujours pas où il en est. Le lendemain du jour où il m’a parlé, voilà qu’il jette l’éponge et retourne à Broken Hill.

— A propos, où est-ce que tu étais exactement le 9 juin ? lança Bony. Comme ce fichu sergent, je ne sais plus où j’en suis, dans ce pays. Tout le monde parle de remonter et de descendre la clôture. Ce serait plus simple de parler de nord et de sud.

— Ecoute ! dit Aiguille d’un ton sérieux. J’vais te dire quelque chose qui va te surprendre. Le matin du 9, je campais en face de la route, sous les arbustes. Ce jour-là, j’avais fait boire les chameaux et j’avais chargé de l’eau. Ça, c’était le matin. J’suis revenu ici vers les dix heures, et comme j’savais que Jack allait pas m’apporter mes provisions, j’ai tout ramassé et j’suis remonté – j’suis allé vers le nord. La nuit, j’ai campé au Kilomètre Seize, parce que j’avais des réparations à faire, et j’étais donc là-bas quand j’ai entendu les voleurs passer. Il devait être deux heures du matin.

— Les voleurs ? Quels voleurs ?

Aiguille cracha et haussa ses épaules étroites.

— J’aurais pas dû parler d’ça, Ed. J’voulais pas qu’ça se sache. J’ai pas envie d’être mêlé à cette histoire. En tout cas, deux jours plus tard, le vent a sacrément soufflé et j’ai eu plein d’travail au Kilomètre Seize. Ensuite, quand j’suis redescendu au sud, y avait pas grand-chose à faire et j’savais que j’devais revenir ici pour rencontrer Jack, puisqu’il devait s’arrêter le jeudi en allant à Quinambie. C’est le jour où j’ai vu le sergent à sa place.

— Et tu lui as parlé des voleurs ? demanda doucement Bony.

— Pas d’danger ! J’ai rien dit à ce salaud. J’en ai parlé à Newton, mais lui, il sait la boucler. J’espère que toi aussi, Ed.

— Je suis capable de discrétion.

— Discrétion ! Ça, j’le retiens, c’mot-là ! Dans quelle race on l’emploie ? T’es un drôle de zèbre, Ed ! Parfois, t’utilises des mots comme personne que j’connais sur la clôture. Oui, c’étaient bien des voleurs de bétail. Ils allaient au Forage N° 10 avec une sacrée quantité de bêtes. D’après le bruit, il pouvait bien y en avoir deux cents. Ils longeaient la clôture.

— Mais ils ne savaient pas que les gens de la clôture camperaient à proximité ?

— Si, sûrement. Mais ils savaient aussi que la plupart des employés ont déjà entendu des bêtes se promener toutes seules la nuit. Ça n’a rien d’exceptionnel, Ed. Moi, j’aurais pas fait attention si y avait pas eu l’bruit des entraves sur un cheval. Pareil que c’qu’on entend maintenant au cou des chameaux.

Les animaux étaient allongés. Normalement, quand on ne s’en sert pas, les deux entraves sont attachées ensemble et passées autour du cou du chameau de tête.

— Ces entraves étaient sur un cheval de bât ou un cheval de rechange. Il faisait tellement noir que j’pouvais pas l’voir, et j’allais pas courir à la clôture pour leur souhaiter une bonne nuit. Laissons-les tranquilles, que j’me suis dit, c’est pas mon bétail.

— Et ça se passait de bon matin, le 10 juin ?

— Vers deux heures du matin. Mais c’est seulement c’qui m’a semblé. Comme j’le disais, il faisait noir. Y avait pas d’étoiles, rien.

— Tu n’avais pas de montre ?

— J’allais pas m’embêter à regarder l’heure, répliqua Aiguille. Y avait pas d’raison. C’est pas mes oignons, si tout l’bétail de Quinambie se fait piquer. Moi, j’m’en mêle pas, comme j’I’ai dit à Newton, et comme j’t’le dis maintenant. Et j’vais te donner un tuyau, Ed : c’que les yeux ont pas vu, l’cœur peut pas pleurer.

— Est-ce que le bétail se déplaçait vite ? insista Bony.

— Il s’déplaçait à un bon pas. A mon avis, ils voulaient arriver au lac du forage avant l’aube. A c’t’heure-là, y a aucune chance de tomber sur quelqu’un. Il était trop tôt pour Jack ou ses gars, et trop tôt pour qu’un type de la clôture aille chercher d’I’eau. Oui, ils ont dû faire boire les bêtes avant l’aube et ensuite, les conduire vers le sud-est pour les éloigner de la clôture avant le lever du jour.

— Tu es sûr de tes dates ?

— Ah oui, alors !

— Dans ce cas, quand ils ont passé ce portail et traversé la piste, ça faisait dix-huit heures que Maidstone était arrivé ici ?

— C’est c’que j’en suis venu à penser, Ed.

— Tu ne crois pas que les voleurs auraient pu avoir quelque chose à voir avec le meurtre ?

— J’crois pas, dit Aiguille. Tout c’qu’ils voulaient, c’était emmener le bétail le plus loin possible. Aucun voleur sensé aurait attiré le sergent ici avec une histoire de meurtre. En allant au Forage N° 10, ils ont même pas dû voir le corps de Maidstone, dans le noir. J’crois qu’il devait déjà être mort depuis un bon moment.

— Alors, oublions ce bétail chipé.

— Ben oui ! dit Aiguille avec un soupçon de soulagement dans la voix. Ce ragoût commence à sentir bon. Il devrait bientôt être cuit.

Avec l’ultime ajout de farine pour l’épaissir, le ragoût se révéla un franc succès et après le repas, les deux hommes entravèrent les chameaux et se détendirent en bavardant. Quand Aiguille mentionna Cube et sa famille, Bony lui demanda carrément ce qu’il pensait d’eux. Aiguille n’en avait pas une bonne opinion.

— Cube, c’est pas quelqu’un qui m’emballe, Ed. C’est un je-sais-tout. Il raconte trop d’choses à Newton et aux gens de Quinambie. Il paraît qu’il a les policiers à la bonne. Il est resté à tourner autour d’eux, alors que n’importe quel type qui se respecte aurait décampé pour les laisser faire leur boulot tout seuls. D’après c’qu’il dit, il campait au milieu de sa section au moment du crime, et il est arrivé tout en haut, c’est-à-dire à ce portail, le lendemain du jour où la police est venue. Il est resté dans l’coin deux ou trois jours. Ils ont un peu servi de traqueurs, lui et ses lubras, mais le vent avait tout effacé.

— Tu le rencontres souvent, comme nous nous voyons en ce moment ?

— Non, pour ça non ! Pas souvent. Ça fait plusieurs mois qu’nous nous sommes pas tombés dessus, pour ainsi dire. Comme j’le disais, j’ai pas beaucoup d’temps à perdre avec lui. Il gaspille son argent comme il s’imagine que les patrons le font. Il a l’impression qu’il est supérieur aux Noirs parce qu’il a un boulot. Ça veut pas dire qu’il bosse, note bien. Il reste assis sur son derrière et oblige ses lubras et ses gosses à faire tout l’travail. C’est pour ça que Newton l’a laissé sur ta section. Newton t’a pas fait une fleur en te mettant à sa place.

— Comment est-ce que tu t’entends avec Newton ?

— Bien ! Tant qu’il est content de ton boulot, il n’est pas embêtant. Mais si tu fais une bêtise, il se met en pétard. C’est sa clôture et t’as intérêt à pas l’oublier.

— C’est aussi l’impression que j’ai eue.

— Et y a autre chose, Ed. Si tu peux rendre service aux directeurs d’exploitation, tu sais, leur signaler c’qui va pas, ou empêcher leur bétail de filer, fais-le. N’oublie pas qu’ils te fournissent gratuitement en viande. Y a pas d’mal à s’faire bien voir d’eux.

— Et le vol de bétail, alors ? lui opposa Bony.

— C’est pas pareil. Ils s’occupent de leur bétail, j’m’occupe de ma section, dit Aiguille d’un air embêté. J’suis qu’un employé, tu comprends. C’qui arrive à leur bétail en général, c’est pas notre affaire. Voilà c’que j’veux dire : admettons qu’une bête soit prise dans la clôture ou tombe dans un chenal du forage. Dans c’cas-là, faut faire quelque chose pour dépanner. Pareil si on te demande comment est le coin ici ou là… tu vois c’que j’veux dire.

— Oui, je crois, reconnut Bony sans un sourire.