DES ALLUSIONS FINAUDES

Si les aborigènes s’opposaient à lui dans cette affaire Maidstone, Bony se retrouverait confronté à un adversaire astucieux et rusé, il ne le savait que trop. Ce ne serait pas la première fois qu’il devrait lutter contre des ennemis de la police noirs, et non blancs. Si on partait de l’hypothèse – car pour l’instant, ce n’était qu’une hypothèse – que les aborigènes de l’exploitation savaient qui avait tué Maidstone, l’échec des policiers était compréhensible.

Bony avait ce sujet à l’esprit tout en s’affairant à nettoyer sa section de clôture. Le temps était redevenu calme, avec des journées pures et des nuits froides. Un feu de camp était alors un réconfort et repoussait le dais des étoiles à une hauteur inimaginable. Parfois, Bony se demandait comment les hommes pouvaient supporter ce genre de travail et les conditions pénibles qui y étaient associées. Certes, la paie était bonne, il n’y avait pas de pointeuse et la liberté d’aller et venir était absolue. Le type d’homme qui choisissait de travailler sur une clôture gouvernementale appréciait de ne pas avoir à subir de sirène d’usine ; en revanche, un employé de bureau condamné à faire ce travail serait devenu déséquilibré bien plus rapidement qu’Aiguille Kent.

Huit jours après avoir parlé avec le roi Moïse et son escorte, Bony aperçut Newton et ses chameaux, qui descendaient une longue pente. Pendant tout ce temps, il n’avait même pas croisé un dingo, et il était très heureux de voir arriver cet homme au caractère franc.

— Comment ça se passe ? lui demanda Newton en guise de salutation.

— La clôture n’est pas en aussi bon état que quand la bande de Cube l’a laissée.

— Quand on est plusieurs, c’est plus facile, Ed. Vous ne vous en êtes pas si mal tiré. Le mont Everest n’a pas été secoué, cette fois. Où en sont vos provisions ?

— Je n’ai plus de pommes de terre et je n’ai pas mangé de viande fraîche depuis quinze jours. Je m’apprêtais à aller à Quinambie une fois arrivé au niveau de votre hangar.

— Nous pourrons y aller ensemble. La clôture tiendra un ou deux jours de plus. Il ne s’est rien passé ? Vous n’avez rien découvert ?

— J’ai eu la visite du vieux Moïse et de Frankie Trou de Poteau, répondit Bony.

Il lui donna tous les détails.

— Il cherchait un cheval ? Ce vieux chenapan ne se déplacerait pas pour chercher un cheval. Il enverrait ses gars. Il voulait voir quelle tête vous aviez, voilà tout. Où est-ce que vous étiez quand il vous a rendu visite pour passer le temps, dirons-nous ?

Bony lui répondit aussi précisément que possible et les deux hommes se dirigèrent vers le sud, les chameaux de Bony étant reliés, par leur lanière nasale, à la dernière bête de Newton. Bony était séparé de la clôture par Newton et il avançait la fourche à la main, pour jeter par-dessus bord des broussailles isolées. Une fois le soleil couché, ils campèrent au niveau du hangar en joncs.

En s’installant pour la soirée près du feu lumineux, Bony décida de se confier un peu plus à Newton. Il lui raconta ce qu’il avait découvert au Forage N° 9 et ce qu’il en avait déduit.

— Mettez-vous à la place du régisseur. Est-ce que vous ne vous seriez pas attendu à ce que les Noirs donnent leur avis sur ce feu de camp ? demanda Bony.

— Oui, certainement. Ils devaient bien savoir que le régisseur n’était pas parvenu aux bonnes conclusions. C’est marrant, Ed, d’habitude, Frankie Trou de Poteau n’est pas le dernier à ouvrir la bouche. Peut-être que ni l’un ni l’autre n’a dit quoi que ce soit à la police parce que le sergent et son collègue ne sont pas allés sur place. Ils étaient persuadés que Maidstone avait continué jusqu’au Forage N° 10 et ils ont cru le régisseur sur parole quand il a dit que Maidstone s’était contenté de préparer du thé et de prendre une ou deux photos au Forage N° 9.

— Est-ce que le roi Moïse ou son sorcier se déplacent beaucoup ? Est-ce que les gens de la tribu parcourent souvent cette clôture ?

— Pas autant qu’ils le faisaient avant que le Monstre ne les décourage. Mais, à certains moments, ils bougent beaucoup.

Newton utilisa une brindille d’un mètre pour allumer sa pipe.

— La dernière fois que je les ai vus par là remonte à trois mois.

— Combien d’entre eux possèdent des carabines ? insista Bony.

— Difficile à dire. J’en connais plusieurs. La dernière fois qu’ils étaient par ici, l’un d’eux a tiré sur un aigle, l’a manqué et a failli toucher Cube, qui se trouvait au sommet d’une dune. Cube s’est fâché quand il m’en a parlé et je me suis plaint à Moïse à la première occasion. Ce qui se passe, c’est que les jeunes gars travaillent un peu pour l’exploitation et avec leur argent, ils achètent une carabine au marchand syrien. Il faudrait arrêter ça. Vous pouvez acheter une carabine aussi facilement qu’une boîte de lait, même si vous n’avez jamais tiré de votre vie.

— La balle a dû frôler Cube de rudement près pour qu’il vienne vous en parler, dit Bony. Il aurait pu être tué. Maidstone a également pu mourir par accident, à cause d’un abo qui a tiré sans bien viser. Si c’est le cas, leur silence s’explique facilement. Ils ne font rien sans avoir une bonne raison. Il y a toujours une bonne raison pour imposer la loi du silence à une lubra. Ils sont toujours logiques, il faut le reconnaître.

— Oui, c’était peut-être un accident. Je ne les vois pas en train de tuer Maidstone pour le plaisir.

C’était là une nouvelle perspective qui résolvait le problème de la passivité des aborigènes, et cela valait la peine qu’on y aille voir de plus près. L’absence de mobile était certainement déconcertante.

— Quand un abo sait qu’il doit se taire, il peut vraiment vous faire enrager, continua Newton. On a ordonné à ces abos de se taire. Pas seulement aux deux qui ont accompagné Joyce, mais à ceux de Lac Frome. Qui a bien pu imposer la loi du silence à toute cette sacrée bande ? Charlie le Dingue, bien sûr ! Il était avec Joyce quand ils ont trouvé le corps.

— Le sorcier n’a eu qu’à cligner un œil et tous les abos de Lac Frome sont devenus muets, ajouta Bony. Il n’aurait pas fait ça pour protéger un Blanc, ce qui donne encore plus de poids à l’hypothèse selon laquelle un aborigène a tué Maidstone. Dans ce cas, il est difficile d’imaginer qu’il s’agissait d’autre chose que d’un accident, car le vol n’était certainement pas le mobile. Aucun objet de valeur n’a été dérobé à Maidstone.

— C’est possible, mais je n’arrive pas à imaginer comment un tel accident aurait pu se produire, à moins qu’un abo myope l’ait pris pour un kangourou.

— En tout cas, accident ou pas, je dois démasquer celui qui l’a tué. Depuis ce jour-là, tous les aborigènes, de part et d’autre de la clôture, se sont murés dans la passivité. Ils n’en parlent même pas entre eux. Le sujet est tabou, et aucun interrogatoire, même avec les méthodes de la Gestapo, ne les ferait parler.

« J’ai déjà été confronté à des situations similaires, et pas seulement à cause d’une conspiration aborigène, poursuivit Bony. Quand un meurtrier calculateur choisit la passivité, il en faut beaucoup pour le remuer. Cela vaut également pour un groupe. Ses membres ressemblent à des lapins dans un terrier, et la seule méthode pour les faire bouger consiste à les pousser à l’action en agitant la peur de la lumière du jour. Je voudrais que vous me rendiez un service.

— Tout ce que vous voudrez, Ed.

— Quand nous irons à Quinambie, j’aimerais que vous fassiez une ou deux allusions finaudes au fait que d’après vous, je pourrais bien être un policier chargé de l’affaire Maidstone. Vous vous assurerez que les Noirs vous entendent. En même temps, flattez-moi un peu en disant que je ne vais pas tarder à arrêter quelqu’un. D’ici là, réfléchissez à votre stratégie.

— Il faut seulement que je fasse des allusions ?

— C’est ça. Vous commencerez par dire que je ne fais presque rien d’autre que parler du meurtre et que je vous pose constamment des questions sur tel ou tel aborigène, y compris Cube. Imaginez une histoire qui se tienne.

Newton éclata de rire tout bas, puis aussitôt, se tut. Il réfléchit pendant quelques minutes avant de signaler une évidence.

— Est-ce que ça ne peut pas être un peu dangereux pour vous ? dit-il. Vu notre façon de vivre, il ne serait pas difficile de vous attaquer. Il n’y a personne ici pour protéger vos arrières, et un autre accident pourrait facilement survenir sans éveiller beaucoup de soupçons.

— C’est un risque que je dois courir. Ça ne me ferait pas plaisir, croyez-moi, mais j’ai une tâche à accomplir, en plus de celle qui consiste à rejeter des broussailles de l’autre côté de votre clôture.

— D’accord, je vais lancer la rumeur, mais personnellement, je n’aimerais pas avoir à regarder derrière moi mille fois par jour. Et la nuit ?

— Ne vous inquiétez pas. Avant qu’un meurtre soit délibérément commis, il faut une longue approche, et c’est pendant cette approche que la personne menacée peut passer à l’action pour se défendre.

Bony se leva pour verser de l’eau dans un pot et préparer le dernier thé avant le coucher. Le tintement occasionnel d’une clochette racontait que les chameaux avaient fini de se nourrir et s’apprêtaient eux aussi à s’allonger pour la nuit. Un météore s’enflamma dans le ciel et un podarge de Cuvier lança son cri funèbre. Après quoi, la nuit fut complètement paisible, de sorte que quand les hommes étalèrent leurs couvertures sur les bâches, ce simple bruissement suffit à rompre le vaste silence.

Le commandant Joyce n’avait toujours pas de comptable et ce fut lui qui, au magasin, leur servit les provisions dont ils avaient besoin. Il fut mis au courant du plan que Bony avait élaboré avec Newton et, tout comme le surveillant, il le trouva risqué. Plus tard, quand Bony alla voir le cuisinier avec son sac à viande, Newton s’attarda à l’exploitation sous prétexte de vérifier son équipement.

— Bonjour, Ed ! dit le cuisinier. Comment vont les boyaux ?

— Ils étaient guéris dès le lendemain. Et toi, comment ça va ?

— Pas mal, Ed. La tempête de l’autre jour t’a plu ? Quand le vent souffle, il souffle, hein ?

Le cuisinier écarta la gaze qui couvrait une demi-carcasse de bœuf et se mit à découper de la viande avec son couteau de boucher – expertement, d’ailleurs. Chargé d’environ dix kilos de viande, Bony retourna au camp des chameliers, derrière la remise. Un instant plus tard, Newton alla chercher sa ration de viande. Bony vit Frankie Trou de Poteau quitter les parcs à chevaux et entrer dans la cuisine, presque sur les talons du surveillant. Comme ce dernier ne ressortait pas tout de suite, l’inspecteur eut un sourire un peu lugubre et imagina Newton en train de lâcher ses allusions finaudes.

Aucune parole ne fut prononcée sur le chemin du hangar en joncs. Là, les chameaux furent libérés et on procéda au salage de la plus grande partie de la viande.

— Frankie n’en a pas perdu un mot, dit alors Newton. Il regardait tout sauf moi et le cuisinier. Il a parfaitement saisi. J’leur ai lâché ça quand le cuisinier a voulu savoir comment vous vous en sortiez avec la clôture. J’ai dit que vous étiez un bleu. Que vous aviez autant de questions à la bouche que le chien d’un boucher a de viande. Le cuisinier a dit que vos étiez trop instruit pour être un vrai travailleur de la brousse, et ça m’a permis d'ajouter qu’à mon avis, vous étiez un policier qui se camouflait, et que j’étais prêt à parier là-dessus. Le cuisinier a dit qu’il savait bien que la police n’allait pas lâcher l’affaire Maidstone aussi facilement et qu’il n’était pas partant pour parier contre moi. Ça vous va, tout ça ?

— Parfait, répondit Bony. Frankie Trou de Poteau va courir tellement vite rejoindre Moïse et son sorcier que personne ne le verra tant il soulèvera de poussière.

— Le cuisinier m’a facilité la tâche. Je n’ai pas dit que vous alliez arrêter quelqu’un. Je ne pensais pas que c’était nécessaire. Vous croyez que ces abos vont bouger ?

— Non, pas tout de suite. Les anciens vont tenir conseil autour du petit feu de Moïse, ensuite, Charlie le Dingue va entrer en action et communiquer avec son homologue de Lac Frome. Vous n’y croyez probablement pas, mais ça va se passer par signaux de fumée et télépathie. L’avenir ne manquera pas d’être intéressant.

Newton gloussa et dit :

— Intéressant, en voilà un joli mot. Moi, j’en connais un autre, c’est inquiétant.

— Pourquoi appelle-t-on ce type Charlie le Dingue ?

— J’en sais rien. J’ai jamais pensé à le demander. C’est probablement un surnom que les Blancs donnent à quelqu’un qu’ils ne comprennent pas. En revanche, je sais pourquoi on appelle Frankie comme ça. Parce qu’il a fait ce boulot pendant un mois. Il en avait assez, d’ailleurs. Il aurait préféré monter à cheval, comme tous les aborigènes, mais Joyce lui a dit qu’il avait le choix entre creuser des trous pour les poteaux ou quitter l’exploitation ; apparemment, personne ne discute quand Joyce dit quelque chose.

Ils se séparèrent le lendemain matin. Newton se dirigea vers le sud, s’attendant à rencontrer Cube et Compagnie, à qui il ne dirait pas qu’il soupçonnait Ed Bonnay d’être policier. Bony retourna à son travail de routine sur la clôture, mais garda sa carabine à portée de la main.

Deux jours s’écoulèrent avant que Moïse se mette à bouger. C’était une matinée sans vent et Bony, qui travaillait sur une hauteur, distingua le signal de fumée, loin derrière le Forage N° 9. Les aborigènes de Lac Frome ne verraient que la partie supérieure de la colonne de fumée discontinue, mais ce serait suffisant pour que le chef ou le sorcier se mette à communiquer. On parlerait alors beaucoup au-dessus de deux petits feux.

Bony tira le premier coup de carabine, mais il ne visait pas un homme. L’inspecteur traversait la série de dunes gigantesques et arrivait au sommet de l’une d’elles quand il aperçut, en bas, un dingo en train de se faire attaquer par deux aigles. Le dingo se trouvait dans une situation désespérée. Le survolant à faible altitude, l’un des oiseaux le jetait à terre, et avant que l’animal puisse se relever pour s’enfuir, l’autre arrivait pour le renverser à nouveau, du bout de l’aile. Le manège continua, chaque aigle fonçant sur la victime à tour de rôle, le bousculant à chaque assaut, ne posant jamais une seule serre au sol.

Leur nid devait se trouver à proximité. Tout en haut, dans la fourche supérieure d’un arbre mort, il devait offrir une vue panoramique à des yeux capables de repérer un rat de la brousse à trois kilomètres d’altitude. Le chien n’aurait pas dû se laisser surprendre à découvert en plein jour, et s’il se sortait de ce mauvais pas, il ne s’y risquerait plus jamais. Bony savait toutefois qu’il n’échapperait pas à ces deux oiseaux qui continueraient leurs attaques jusqu’à ce que le chien meure d’épuisement. Pris de pitié, Bony visa et le tua.

Les aigles s’éloignèrent en décrivant tranquillement de larges cercles, montant toujours plus haut.

La déflagration du calibre 44 se répercuta dans les couloirs formés par les dunes, et Bony se demanda jusqu’à quelle distance un homme pourrait l’entendre.

Comme il n’avait presque plus d’eau et que la soif rendait ses chameaux nerveux, il décida d’aller au lac du forage avant d’installer son camp. La carabine sur l’épaule, il passa en Australie-Méridionale. Il n’avait pas parcouru plus de la moitié de la distance qui le séparait du forage quand la clochette le prévint que Vieux George s’était détaché. Il semblait déterminé à arriver au lac avant Bony, et pendant qu’il avançait, sa clochette tintait à un rythme rapide. Bony n’essaya pas de le rattraper car il aurait dû pour cela abandonner Rosie.

Quand il atteignit le lac, George était campé pattes de derrière largement écartées et buvait toujours. Bony amena Rosie à côté de lui et quand tous deux eurent bu leur content, il les fit agenouiller pour qu’ils ruminent. Il lui fallut ensuite décharger George pour attraper les bidons presque vides. Ensuite, il sortit un rouleau de corde pour fabriquer une nouvelle lanière nasale destinée à George. Il en avait coupé une certaine longueur et faisait une boucle à une extrémité, pour la passer dans l’anneau nasal, quand les bêtes se relevèrent brusquement. Toutes deux se détournèrent du lac et Bony eut le temps de remarquer que Vieux George s’était placé entre lui et la carabine, posée sur un bidon d’eau.

Le chameau le plus énorme que Bony eût jamais vu fonçait sur eux. Un frisson parcourut Bony, venant étayer ses soupçons : c’était le Monstre du lac Frome !