BONY SE REND À QUINAMBIE

Lorsqu’il eut à nouveau atteint l’endroit où la clôture n’était pas très éloignée de la maison d’habitation de Quinambie, Bony décida d’aller poser quelques questions au commandant Joyce. Il savait que cette visite ne coïncidait pas avec la visite autorisée une fois par mois pour acheter des provisions et se procurer de la viande. Il se rendait donc compte qu’elle susciterait des commentaires. Par conséquent, il s’éloigna de la clôture et passa la nuit dans le hangar en joncs de Newton.

Le lendemain matin, il amena ses chameaux près de l’atelier du forgeron, les fit boire rapidement, peu après neuf heures, puis alla trouver le cuisinier. C’était un homme gros et placide, avec quelques mèches foncées collées sur un crâne par ailleurs chauve. Son accent trahit immédiatement son origine cockney.

— Mince alors ! Qu’est-ce qui t’arrive, Ed ?

— J’ai une sacrée diarrhée, répondit Bony. J’suis pas habitué à l’eau du forage, je suppose. J’ai été salement secoué. Tu as de la chlorodyne ?

— Oui, j’en ai. Attends une minute. J’vais t’en donner une dose.

— Quinze à vingt gouttes, c’est la dose habituelle, je crois, suggéra prudemment Bony.

— C’est c’qu’y a écrit dessus, Ed. Je donne toujours c’qui faut.

Bony sourit.

— Bon, pas toujours, avoua le cuisinier. Un jour, on m’a collé un poivrot. Il avait une belle crise de délirium tremens et il nous empoisonnait sacrément. J’lui ai donné la moitié d’un flacon et que je sois pendu si le salaud n’est pas devenu tout bleu. Il a fallu le faire marcher pendant toute la nuit, mais nom de Dieu, le lendemain matin, il n’était plus saoul.

— C’était amusant, mais heureusement que l’expérience s’est bien terminée, remarqua Bony avant d’avaler la dose correcte de médicament. Le patron est chez lui ?

— Au bureau. Tu vas emporter un peu de chlorodyne. J’en ai toujours ici. Tu veux du thé ?

— Je vais d’abord voir le patron, Harry. Ce truc me soulage déjà l’estomac. Ça donne une sensation de chaleur. A tout à l’heure.

Le commandant Joyce ignorait probablement qu’on l’appelait par le grade qu’il avait obtenu pendant la guerre. Agé de près de soixante-dix ans, il était maigre, mais se tenait toujours bien droit et avait gardé toute son agilité. Ce matin-là, il était assis derrière un bureau encombré de papiers et de livres de comptes. Il devint rapidement évident qu’il n’avait pas de comptable pour le moment, même s’il était normal d’en employer un dans une exploitation de cette taille. Il leva les yeux et aperçut Bony sur le seuil.

— Bonjour ! Qu’est-ce que vous voulez ?

Sa voix était douce, son regard direct. Bony croisa les yeux sombres et enfoncés et s’avança.

— Je suis provisoirement employé sur la clôture. J’ai ici une lettre du commissaire de police de Broken Hill, qui expliquera en partie ma présence. J’ai également besoin de chlorodyne.

Le commandant Joyce ouvrit l’enveloppe officielle, commença à lire, hésita et invita Bony à s’asseoir. La lettre lui demandait de faire tout son possible pour aider l’inspecteur Napoléon Bonaparte. Il pinça les lèvres, attrapa sa pipe et l’alluma. Il jeta un regard interrogateur à Bony.

— Je me fais appeler Ed Bonnay.

— Très bien. Que puis-je faire pour vous ?

— Me donner quelques renseignements, si vous voulez bien, dit Bony avant d’allumer une cigarette. Est-il possible qu’on surprenne notre conversation ? Me permettez-vous de fermer la porte ?

— Ce serait préférable. Quelqu’un pourrait venir m’apporter du thé. Je ne suis pas fâché d’abandonner un instant cette fichue comptabilité. Tous ces inventaires me fatiguent. Vous êtes sur l’affaire Maidstone, je présume ?

— Oui, répondit Bony en revenant s’asseoir. C’est le genre d’enquêtes qu’on me colle quand la police n’est parvenue à aucun résultat. Il s’agit généralement d’un crime perpétré dans les grands espaces.

— Bon, ici, ils seront sans doute assez grands pour vous, dit sèchement Joyce. Mais ça doit être un travail intéressant. Est-ce que vous êtes vraiment inspecteur ?

— Oui, je me suis élevé jusqu’à ce grade, mais non sans obstacles et difficultés. Je m’y suis accroché parce que j’ai eu la chance de ne jamais échouer dans l’une de mes missions. J’espère que ce n’est pas cette fois que l’échec m’aura au tournant. Depuis que je travaille sur la clôture, j’ai parlé à Cube, à Aiguille Kent, et bien sûr, à Newton. Vous connaissez ces hommes et vous serez d’accord avec moi pour reconnaître qu’il faut les prendre avec des pincettes. Le bluff et la contrainte ne feront qu’ériger un mur de silence.

C’est pourquoi je travaille sous un nom d’emprunt et je dois continuer encore quelque temps à le faire. J’espère que vous respecterez cette fausse identité.

— Bien sûr. Si je peux faire quoi que ce soit, dites-le-moi… euh… Ed.

Joyce eut un sourire quelque peu sévère.

— Merci. Depuis que vous dirigez Quinambie, avez-vous l’impression de perdre du bétail ?

— Pour être tout à fait franc, Ed, je n’en sais rien. Mon prédécesseur a eu ce genre d’ennuis. Au début du siècle, les choses se passaient très mal. Ce n’est pas une région à laquelle je suis habitué, vous savez. Ces temps-ci, c’est vrai, il me semble que ça ne tourne pas très rond. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’épluche ces inventaires de bétail.

— On m’a informé que de bon matin, le 10 juin, un grand nombre de bêtes ont été conduites vers le sud de la clôture, du côté ouest. Aiguille Kent les a entendues. Il estime qu’il devait être deux heures du matin quand elles sont passées devant son camp.

— Diable ! Aiguille en est sûr ?

— Il a l’air convaincu de ce qu’il avance. Il dit qu’il faisait très noir et que son feu était éteint. Il ne pouvait rien voir, mais il a entendu le bétail, et plus tard, des entraves qui cliquetaient sur un cheval.

— Il ne m’en a jamais parlé. Et je crois qu’il n’en a rien dit à la police quand il a été interrogé.

— Il ne veut surtout pas être mêlé à ça, expliqua Bony. Bien qu’à mon avis, ça n’entre sûrement pas dans le cadre de mon enquête, j’ai évoqué ce problème dans le rapport que j’ai adressé au commissaire et il ordonnera probablement qu’on procède à des vérifications au sud, de façon à savoir s’il y a bien eu vol de bétail. C’est pour cette raison que je préférerais que vous n’en parliez pas à Levvey ou à quelqu’un d’autre. C’est d’accord ?

Joyce acquiesça, les yeux luisants. On aurait dit qu’il aurait voulu être Drake, et avoir les voleurs sur son gaillard arrière.

— Le 10 juin ? dit-il.

— Très tôt, ce jour-là. C’est le 8 que Maidstone vous a quitté pour se rendre à l’exploitation de Lac Frome. Votre régisseur a découvert son corps le 12, vous vous rappelez ? Est-ce qu’il aurait remarqué de nombreuses traces de bétail en travers de la piste, après le portail ?

— S’il l’a remarqué, il ne m’en a pas parlé.

— Il avait emmené deux Noirs avec lui, d’après ce que j’ai cru comprendre.

— C’est bien ça, confirma Joyce. Il conduisait une camionnette. Les Noirs étaient à l’arrière. Ils sautaient à terre pour ouvrir et refermer les portails, bien entendu.

Bony savait que le régisseur devait très bien s’y connaître en bétail et n’ignorait pas que les bêtes se déplaçaient parfois la nuit pour trouver de quoi se nourrir. En remarquant des traces en travers d’une piste ou le long de la clôture, un broussard pouvait sans doute se dire que les bêtes s’étaient déplacées toutes seules, à condition toutefois qu’il n’ait pas remarqué de traces de chevaux derrière elles.

— Parlez-moi de Maidstone, demanda alors Bony. Quelle impression vous a-t-il faite ?

— Oh ! c’était un type bien, jugea Joyce. Il nous a montré quelques-unes de ses photos et il a remis son matériel en état. Il était intelligent. Il s’exprimait bien. Sa mort a été une sorte de choc.

— Est-ce que vous vous rappelez la première fois que vous avez parlé de lui aux gens de Lac Frome ?

 

— Ça devait être la veille de son départ. J’ai eu Levvey par radio, je lui ai parlé de Maidstone et je lui ai annoncé qu’il avait l’intention de se rendre chez lui le lendemain.

— Levvey s’entend bien avec les aborigènes, m’a-t-on dit.

— Oui, mais il a l’air intelligent. Sa femme est une bonne épouse, à tous égards. Non que je puisse approuver ce genre de relations. Il n’en reste pas moins que Levvey fait partie de ces Blancs qui ne connaissent rien d’autre que les chevaux et le bétail et n’ont aucune culture.

— Vous vous contactez régulièrement, je suppose ?

— Oui, nous avons l’habitude de nous parler à neuf heures du soir. De simples bavardages, vous savez. Pendant que j’étais absent, ma femme m’a remplacé. Lac Frome est notre voisin le plus proche. L’ancien directeur et sa femme nous plaisaient davantage. Il nous arrivait de jouer au bridge de temps en temps. Depuis l’arrivée de Levvey, la radio ne sert qu’à faire passer des messages et à donner des informations utiles sur le temps ou les troupeaux.

— Excusez-moi, je vous prie, si je vous ennuie encore, mais me permettez-vous de parler à votre régisseur ? demanda Bony en roulant une autre de ses horribles cigarettes, pointues aux deux extrémités.

— Bien entendu, dit Joyce. Je crois que vous le trouverez dans la remise. Il est en train de réviser le tracteur.

Bony se présenta au régisseur sous le nom d’Ed Bonnay. Il l’attira à l’écart, de façon à ce que le mécanicien affairé sur le tracteur n’entende pas la conversation.

— Votre patron m’a dit que je pouvais m’entretenir avec vous de la découverte du corps de Maidstone. Je m’intéresse personnellement à cette affaire. Votre patron sait pourquoi. Il sait également que je voudrais que vous oubliez que je vous ai posé des questions. Est-ce que vous pouvez vous contenter de ça ?

Le régisseur le regarda et sourit brusquement.

— Entendu, Ed, dit-il. Si c’est d’accord avec le patron, je ne vous ai pas vu aujourd’hui. Qu’est-ce que vous voulez savoir exactement ?

— Reportez-vous mentalement au jour où vous avez découvert Maidstone. Avec vos deux aborigènes, vous êtes arrivé au portail, vous l’avez franchi, et connaissant bien la piste de Lac Frome, vous avez continué jusqu’au moment où vous avez vu la moto contre l’arbre. Qu’est-il arrivé alors ?

— Ce qui est arrivé ? Eh bien, j’ai regardé en direction du forage, et j’ai vu les corbeaux s’attaquer à quelque chose. L’un des Noirs a dit que ça ressemblait à un homme. Et ça l’était bien. Maidstone était à plat ventre, sa bouilloire se trouvait à moins d’un mètre de lui. Quand nous sommes arrivés près du corps, nous avons vu des empreintes de chameaux, ce qui a donné lieu à toutes ces bêtises sur le Monstre du lac Frome. L’un des aborigènes a dit que le Monstre avait tué le type à coups de pieds, l’autre, le plus âgé, a dit que non. Nous avons alors retourné le corps et découvert des taches de sang sur le sable.

« Ensuite, j’ai demandé aux abos de décrire des cercles pour chercher des traces, et je les ai envoyés à la camionnette prendre la bâche, que nous avons étalée sur le cadavre. Les abos ont examiné le sol jusqu’au lac et au forage lui-même. Après ça, j’ai conduit à un train d’enfer jusqu’à Quinambie, pour signaler ce décès.

— Est-ce que vos aborigènes avaient l’air mal à l’aise ? insista Bony.

— Seulement à cause du Monstre. Apparemment, ils n’étaient pas très contents de se trouver à découvert, du côté ouest de la clôture. C’est la même chose avec les Noirs de Frome. Comme Levvey me l’a dit, ça leur est égal de faire des recherches à cheval, mais ils détestent travailler à pied.

— Ils n’ont trouvé aucune trace significative ?

— Pas ce jour-là. Le lendemain, le vent a soufflé fort et a anéanti toute chance de découvrir quoi que ce soit.

— C’était le jour où la police est arrivée ?

— C’est bien ça. Un sergent et deux gendarmes en civil. L’un des gendarmes a emmené le corps à Broken Hill et j’ai donné aux autres une tente et du matériel de camping. Ils ont établi leur quartier général au camp de Maidstone. C’est l’histoire la plus bigrement curieuse qui me soit jamais arrivée.

— Bon, vous avez été très aimable, dit Bony en se levant.

Ils s’étaient accroupis à l’ombre d’un coolibah6 gigantesque, près de la remise. Bony retourna voir Joyce à la maison d’habitation.

— J’ai trouvé le régisseur, merci, lui dit-il. Vous pourriez le persuader de ne pas parler de la curiosité que j’ai manifestée. Quant à moi, je ferais mieux de retourner à ma clôture. Je suis venu ici sous prétexte de demander de la chlorodyne et j’aimerais que vous me vendiez un flacon dont, après tout, je pourrais bien avoir besoin. Et voici quelques lettres que j’aimerais faire partir. L’une d’elles, comme je vous l’ai dit, est destinée au commissaire. Il fera son possible au sujet des voleurs… si voleurs il y a.

— Bien. Je vais m’en occuper.

Le commandant Joyce hésita.

— Je regrette que vous soyez ici sous un nom d’emprunt. Autrement, ma femme et moi aurions été heureux de vous proposer de rester chez nous.

— C’est gentil à vous, mais il faut que je débroussaille la clôture de Newton.

Bony se procura de la chlorodyne au magasin et se dirigea tranquillement vers la cuisine, séparée de la maison principale. Le cuisinier l’accueillit avec un sourire interrogateur.

— Comment est-ce que t’as trouvé le vieux bonhomme ? voulut-il savoir.

— Assez bavard, répondit Bony. Il m’a demandé comment était l’eau du Forage N° 9 et des trucs comme ça. J’ai acheté la chlorodyne. Je prendrai une autre dose une fois arrivé au camp. Tu avais parlé d’une tasse de thé ?

— Effectivement. Je viens d’en faire. Assieds-toi pendant que je le sers. Y a un peu de gâteau au chocolat dans la boîte en fer. Ton boulot te plaît ?

— Jusqu’ici, ça va. Il paraît que c’est dur quand ça souffle.

— C’est c’qu’on dit, Ed. Moi, j’ai jamais vu la clôture. Et j’ai pas envie d’la voir. Tu as déjà entendu le Monstre ?

— Non. Je ne suis pas sûr qu’une telle chose existe.

— Eh bien, Cube et Aiguille Kent, tous les deux, l’ont entendu plus d’une fois. Les Noirs en ont peur. Le vieux roi Moïse a dit à son peuple de se tenir à l’écart de la clôture et de ne jamais se promener la nuit.

— C’est le chef des abos ?

— Oui. Et il fait vraiment la loi.

— Il est aussi sorcier ?

— Non. C’est Charlie le Dingue qu’est le sorcier. On dit qu’il pointe les os et tout. Non que je pense qu’il puisse faire du mal avec ça. A mon avis, c’est surtout du cinéma. Mince alors, s’ils pouvaient tuer un bonhomme avec un os, ça serait la fin des haricots !

— Où est-ce qu’ils campent ?

— Ils ont un camp permanent près du Forage N° 6. Le patron veut pas qu’ils restent ici, sauf quand le marchand ambulant vient. Reprends donc une tasse de thé.

— Merci, je veux bien. J’ai l’estomac qui va déjà beaucoup mieux. Est-ce que tu pourrais me donner un peu de viande ?

— Tant que tu voudras. Tu ferais mieux d’emporter une miche de vrai pain. C’est mieux que les galettes de la brousse. Je me demande comment un estomac humain peut supporter autant de pain sans levain.

— C’est gentil de ta part. Pour combien d’employés est-ce que tu fais la cuisine ?

— Trois Blancs et deux Noirs. Et puis il y a le patron et sa femme, un comptable, en principe, et des visiteurs. C’est pas un mauvais boulot. Ma femme s’occupe de la maison principale.

— Les salaires augmentent, c’est déjà ça. Tu t’absentes souvent d’ici ?

— Six semaines tous les ans.

Deux hommes entrèrent, saluèrent gaiement le cuisinier, firent un signe de tête à Bony, se servirent en thé et en gâteau. Ils furent présentés à Bony. Il s’agissait du charpentier et du mécanicien, ce dernier étant un homme frêle, en salopette kaki. Il voulait savoir si Bony avait entendu dire que le lac Eyre avait été choisi comme circuit automobile, pour essayer de battre le record de vitesse du pays. Bony répondit qu’il avait entendu des rumeurs à ce sujet à Broken Hill, mais qu’à sa connaissance, rien n’était encore décidé.

— Comment va mon vieux copain Aiguille ? demanda le charpentier. Tu l’as déjà vu ?

— Oui, nous avons campé ensemble au Forage N° 10, il y a plusieurs jours, répondit Bony. Comme son surnom l’indique, il est plutôt maigre.

— S’il était plus maigre, le vent l’emporterait, dit le cuisinier. C’est le plus grand menteur de la brousse. Il invente des tas de choses en travaillant. Il a rien d’autre à faire.

— Comme cette histoire de Monstre, ajouta le charpentier.

Le mécanicien fut le seul à dire qu’il y avait quelque chose de vrai là-dedans.

— Il m’a raconté qu’il avait entendu le Monstre rugir autour de lui en pleine nuit, expliqua le charpentier. Une autre fois, il m’a dit que cinq cavaliers étaient passés devant lui sans qu’un seul lui dise un mot. Il devient comme Pete le Timbré. Il est temps qu’il quitte la clôture et trouve du boulot en ville. Ça fait combien de temps qu’il fait ça ?

L’autre homme dit que ça faisait six ans, avec des congés en ville chaque année, et reconnut qu’Aiguille Kent allait bientôt perdre la boule s’il ne faisait pas attention.

Peu après cette discussion, Bony partit, content que le cuisinier lui ait donné de la viande fraîche et une miche de pain. Il se demanda plus d’une fois si l’histoire des voleurs de bétail, que lui avait racontée Aiguille, n’était pas un tissu de mensonges.