L’ATTAQUE COMMENCE

Sur le chemin du camp, Bony tua un kangourou pour pouvoir manger de la viande fraîche le lendemain. Après toute une journée de travail sur la clôture, il installa son camp au coucher du soleil et alluma le feu habituel pour cuisiner. Il fit sa toilette dans un litre d’eau et après avoir donné le liquide savonneux à Vieux George, il dîna de bœuf salé et de galette, avec de la confiture en guise de dessert. Les chameaux, quant à eux, s’éloignèrent pour dîner. S’aidant de la lumière du feu, Bony fit cuire une galette pour le lendemain. Les étoiles brillaient sans faiblir, un vent frais se leva au sud et rien ne vint troubler la paix de la nuit. Bony soupira et se détendit. Son abattement s’était dissipé. Son appartenance raciale n’était plus utilisée contre lui.

Vieux George était un bon campeur. Après avoir porté une lourde charge pendant la journée, il était prêt à s’allonger dès qu’il avait l’estomac plein. S’il s’était laissé faire, Rosie l’aurait entraîné plus loin et se serait attardée davantage. Mais elle ne voulait pas abandonner George et le Monstre, lui, ne voulait pas la quitter. Quand il allait les chercher le matin, Bony les trouvait rarement à plus de huit cents mètres du camp.

Pauvre Vieux George ! Bony décida de lui accorder des vacances et de mettre le Monstre au travail. On ne pouvait pas savoir comment il allait réagir après une si longue période de liberté. A bien des égards, il avait un comportement parfait. Bony alla donc chercher le bât et avec grand soin, il le posa sur la grosse bosse. Le Monstre grogna et montra le bout de sa luette. Bony le fit taire et le laissa remuer un peu de façon à ajuster le bât. Le chameau ne se jeta pas à terre comme Rosie le faisait quand elle se fâchait et il ne fut pas difficile de glisser sous sa poitrine et son ventre les courroies qui maintenaient le bât en place. Pendant que Bony le chargeait, le Monstre protesta sans grande conviction et l’inspecteur dit à George qu’il avait bien de la chance.

— Si tu te conduis bien pendant le reste de la journée, nous allons constituer une famille très heureuse, fit-il au Monstre en l’obligeant à se relever.

La clochette d’alarme fut accrochée à son cou et il avança derrière Vieux George.

C’était effectivement une famille heureuse, mais, le lendemain, le Monstre se conduisit curieusement. La clochette cessa de tinter. Bony se retourna et vit qu’il avait cassé la lanière nasale qui le reliait à Vieux George et, se tenant immobile, regardait derrière lui. Il ne voulut pas avancer quand Bony s’approcha de lui et noua à nouveau la lanière, cette fois plus solidement.

Le même manège se reproduisit une demi-heure plus tard. Ils se trouvaient sur une étendue légèrement vallonnée, assez dégagée, sur laquelle poussaient quelques arbres. Bony ne voyait rien bouger, mais sa méfiance était résolument éveillée. Il ne pouvait pas se servir de son odorat car le vent était contraire. Les deux autres animaux n’étaient pas troublés.

— Je crois que je vais aller jeter un coup d’œil, dit Bony. Couche-toi.

Avec de la corde, Bony lui maintint une patte avant pliée pour l’empêcher de se relever, puis fit agenouiller Vieux George et Rosie, attrapa sa carabine et rebroussa chemin, longeant la clôture. L’ombre ne planait plus sur le paysage. Pas un seul nuage ne troublait le ciel. Le vent du sud était frais, et Bony parcourut un kilomètre et demi sans voir le moindre être vivant, à l’exception des aigles qui volaient très haut.

Il commença alors à revenir vers ses chameaux en marchant de l’autre côté de la clôture et presque tout de suite, il découvrit des empreintes de pieds nus, celles d’aborigènes qui avaient avancé dans la même direction qu’eux. Il les suivit et vit l’endroit où ils avaient bifurqué vers un bosquet de mulgas. Ils l’avaient traversé puis s’étaient éloignés vers l’ouest.

Les traces étaient récentes et Bony les mémorisa si bien qu’il aurait pu s’en souvenir un an plus tard. Que voulaient ces hommes ? Faisaient-ils une innocente virée ou suivaient-ils Bony et ses chameaux ? Est-ce qu’ils s’étaient réfugiés dans le bosquet parce qu’ils l’avaient vu abandonner ses chameaux pour aller prospecter ? Les traces montraient qu’ils n’avaient pas trahi la moindre précipitation au milieu des mulgas. Continuer à les suivre n’aurait servi à rien car une fois qu’ils s’en seraient aperçus, les indigènes se seraient tout simplement évanouis, comme un mirage.

Il s’agissait probablement d’aborigènes de Lac Frome. Bony se dit que les Noirs de Quinambie mettraient un certain temps à réagir. Il ne pouvait pas sérieusement considérer que cet incident faisait partie d’un nouveau plan conçu pour mettre sa vie en danger, mais à l’évidence, on s’était passé le mot : il fallait le gêner dans son enquête. Jusqu’à quel point les indigènes utiliseraient la violence, Bony l’ignorait. Il fit relever ses chameaux et reprit sa route vers le sud, sans être vraiment satisfait.

L’incident suivant fut bien plus sérieux. Bony s’était couché, à côté de son feu, et fumait sa dernière cigarette de la journée quand un tintement de cloche lui apprit que Vieux George venait brusquement de se relever. Les bêtes ne se trouvaient pas à plus de quatre cents mètres du camp et étaient allongées depuis plus d’une heure. Il était alors dix heures du soir.

La clochette qu’on accroche au cou d’un chameau permet de suivre précisément son humeur et ses mouvements. Les initiés pourront vous dire exactement ce qu’il fait. La clochette annonce qu’il se nourrit et qu’il s’allonge pour la nuit. Bony savait quand Vieux George cherchait ses puces, quand il s’ébrouait pour se débarrasser de fourmis gênantes, quand il se relevait et recommençait à se nourrir. Tous ces mouvements étaient imités par ses compagnons ; enfin, la clochette indiquait dans quelle direction ils se déplaçaient.

Cette nuit-là, la clochette tinta quand Vieux George se releva. Puis elle cessa. Ce silence voulait dire qu’il était debout et ruminait, mais au bout de plusieurs minutes, Bony trouva nettement bizarre que George reste sans bouger.

Il attendit mais la clochette resta muette. La cordelette s’était peut-être cassée quand l’animal s’était relevé, ou le battant avait pu se coincer. Sans ce bruit, il serait difficile de retrouver les bêtes le lendemain matin. Ne prenant pas la peine de s’habiller, Bony partit en pyjama à la recherche de ses chameaux, emportant une clochette au cas où l’autre serait défectueuse.

La nuit était noire et paisible. Les broussailles éparses avaient l’air plus hautes qu’en plein jour. Bony avança prudemment entre les arbres, se dirigeant vers le bruit qu’il avait entendu un peu plus tôt. Après avoir parcouru huit cents mètres, il se dit qu’il devait avoir dépassé ses chameaux. Il décrivit alors un cercle pendant une heure avant d’abandonner les recherches et de regagner son camp, se disant qu’il les suivrait à la trace quand il ferait jour.

A l’aube, il était habillé et sirotait un gobelet de thé. Dès que la lumière fut suffisante, il suivit les traces légères laissées par les gros pieds à pelotes et arriva à l’endroit où les trois chameaux s’étaient nourris et étendus pour la nuit. On ne pouvait pas se tromper en voyant les marques laissées par leurs corps pesants. On ne pouvait pas non plus manquer de remarquer les empreintes d’une lubra qui s’était approchée des bêtes, de sorte que George s’était relevé et avait fait tinter sa clochette. Les empreintes de pieds nus racontaient une histoire assez claire.

La femme avait sans doute fourré de l’herbe dans la clochette. Elle avait libéré les animaux de leurs entraves, avait monté l’un d’eux, car elle-même n’avait plus laissé de traces, et fait avancer les deux autres vers le nord-est. Méticuleusement, Bony suivit ces traces. Au bout de six kilomètres et demi, la femme avait mis pied à terre, entravé à nouveau les bêtes et retiré l’herbe de la clochette. Puis elle était partie vers l’est. Bony tendit l’oreille et s’aperçut qu’il distinguait faiblement un tintement, au nord.

Les chameaux étaient en train de se nourrir entre deux bandes sablonneuses sur lesquelles poussaient des arbres, à huit bons kilomètres de son camp. Bony dut parcourir cette distance avec eux pour prendre le petit déjeuner et commencer ensuite sa journée de travail.

Les conditions étaient déjà rudes sur cette partie de clôture-frontière sans avoir à commencer la journée par un trajet de seize kilomètres. Aucun employé australien ordinaire ne l’aurait supporté. Il n’était tout de même pas aussi difficile que ça de trouver du boulot. Ceux qui avaient imaginé cet acte de sabotage devaient très bien le savoir, tout comme ils devaient savoir qu’en renouvelant cette tactique, ils feraient fuir un employé indésirable.

Qui pouvait bien vouloir se débarrasser de lui ? Qui avait déclenché l’animosité des aborigènes ? Pour une raison ou une autre, Cube voulait peut-être récupérer son ancienne section. La lubra qui avait déplacé les chameaux pouvait être la jeune parente dont Aiguille Kent avait parlé. Le mobile de Cube était probablement obscur, mais important pour lui. Et puis il y avait Jack Levvey, qui avait besoin d’un chef pour ses gardiens de troupeaux et lui avait proposé ce boulot. Il était bien capable de ce genre de harcèlement. Il ne servait à rien de s’appesantir sur des hypothèses tant que ces manigances ne deviendraient pas plus sérieuses, finissant par laisser échapper un indice.

Le Monstre, lui non plus, n’était pas content, ce jour-là. Il ne cessait de se retourner, une lueur soupçonneuse dans les yeux, jusqu’au moment où Bony s’aperçut de son malaise et se demanda s’ils n’étaient pas surveillés. Il n’y avait rien de tangible pour venir confirmer cette méfiance, mais dans l’après-midi, Bony fit passer le bât et son chargement sur le dos de Vieux George, pour permettre au Monstre de suivre sans lanière nasale. A un moment donné, il resta nettement à la traîne, et quand il rattrapa la caravane, on aurait dit qu’il avait peur d’être abandonné. On voyait bien qu’il était contrarié à la manière dont il ruminait, ses mâchoires s’activant avec une détermination presque furieuse, pour se débarrasser de cette tâche.

Il n’y eut cependant pas d’incident et quand Bony installa son camp, toutes les bêtes semblaient satisfaites et de bonne humeur. Après le coucher du soleil, il les libéra avec des entraves serrées et il s’attaqua à la cuisine tout en tendant l’oreille pour écouter la clochette. Le crépuscule arriva et Bony marqua l’endroit où les chameaux étaient en train de se nourrir.

Plus tard, il posa ses couvertures près du feu, sur un sol lisse, et fuma, accroupi devant les braises qu’il laissa mourir. La soirée se passa à méditer, et bientôt la clochette tinta, indiquant que Vieux George s’allongeait pour la nuit. Bony emporta alors les lanières nasales et sans se presser, il se dirigea vers l’endroit où les chameaux se reposaient, tandis que le vent léger soufflait dans leur direction. Finalement, en se plaquant au sol, il réussit à distinguer les bosses, qui se détachaient sur le ciel. Il s’approcha encore, puis s’assit, adossé à un tronc d’arbre.