LA MORT D’UN VOYAGEUR

Autour du lac, le gibier d’eau s’envola des arbres, affolé par le coup de feu. Des bruissements confus troublèrent le ciel et aux premières lueurs de l’aube, des centaines d’ailes y tissèrent un motif changeant. Il faisait encore trop sombre pour distinguer les kangourous qui s’éloignèrent dans la brousse en bondissant. Bientôt, le silence de ce grand vide qu’est le centre de l’Australie s’abattit à nouveau sur l’est du lac Frome.

Un courlis solitaire lança son cri funèbre, mais l’homme qui gisait à plat ventre sur le sable, près du puits artésien, ne l’entendit pas. Il était mort. A côté de lui, un pot en fer laissait couler ses dernières gouttes d’eau dans le sable, et, à quelques centaines de mètres, un feu de camp tremblotait et mourait lentement, sans avoir rempli son office du petit matin, à savoir faire bouillir l’eau du thé. En fait, ce ne fut que deux jours plus tard que des pas humains s’approchèrent du bosquet de mulgas1 où l’homme avait campé.

Le régisseur de l’exploitation de Quinambie était quelqu’un qui ne manquait pas de bon sens. Quand le propriétaire de cette exploitation, le commandant Joyce, l’avait fait appeler, le matin du 12 juin, pour lui dire que son dernier visiteur, Eric Maidstone, n’était pas arrivé à l’exploitation de Lac Frome et avait déjà deux jours de retard, il s’était dit que Maidstone devait encore camper près de l’un des deux puits qui se trouvaient sur la route de Lac Frome. Maidstone était arrivé à l’exploitation de Quinambie le 7 juin, en fin d’après-midi, et s’était présenté à Joyce comme un professeur en congé. Joyce avait jeté un regard curieux sur sa moto lourdement chargée, mais le visiteur avait expliqué que pendant ses vacances, il combinait randonnées touristiques et rédaction d’articles pour des revues spécialisées dans les voyages. Il prenait lui-même les photos. On lui avait récemment commandé un article sur les puits artésiens du centre de l’Australie, et il désirait particulièrement photographier les animaux qui venaient la nuit s’abreuver à ces sources. Le directeur de Quinambie n’avait pas hésité à lui proposer de passer la nuit chez lui et lorsque le visiteur lui avait dit qu’il souhaitait se rendre à la maison d’habitation de Lac Frome pour photographier tous les puits des environs ainsi que le lac lui-même, il avait sollicité l’aide de son régisseur afin qu’il lui indique le chemin et lui parle de la région qu’il allait traverser.

En fait, cette région avait des traits qui la rendaient unique, et pas seulement en Australie, mais dans le monde entier, peut-être. L’exploitation de Quinambie se trouvait du côté est de la clôture qui servait de protection contre les chiens sauvages et avait été érigée sur la frontière séparant l’Australie-Méridionale et le Queensland, puis, une fois passé le Murray, l’Australie-Méridionale et le Victoria – une distance d’environ six cents kilomètres. Entre la maison d’habitation et cette clôture, il y avait un puits artésien qu’on appelait localement le Forage N° 9, et de l’autre côté de la clôture, tout près, il y avait sa contrepartie, le Forage N° 10. La maison d’habitation de Lac Frome se trouvait à quelque quatre-vingts kilomètres à l’ouest, et derrière, vingt-cinq kilomètres plus loin, il y avait le lac lui-même. Quinambie couvrait près de vingt-six mille hectares. Lac Frome comptait environ quinze mille six cents hectares, mais, dans cette région, l’éloignement n’était pas le seul problème.

Les aborigènes du coin parlaient d’un chameau meurtrier qui était devenu une légende. Généralement, les chameaux sont des animaux grincheux, coléreux, mais ce nomade s’était taillé une belle réputation. La seule vue d’un représentant de la race humaine l’irritait en effet au point qu’il l’attaquait sans la moindre provocation. On disait également qu’il était le plus gros chameau qu’on eût jamais vu dans le centre de l’Australie. Les indigènes avaient beau le traiter de « chameau zinzin », ceux qui se trouvaient à l’ouest de la clôture veillaient à ne pas s’attarder loin de leur camp après le coucher du soleil. Les employés des exploitations situées à l’est de la clôture avaient tendance à se moquer de ces histoires, mais l’un d’eux, en plaisantant à demi, avait baptisé l’animal « le monstre du lac Frome ». Ceux qui habitaient à la lisière du territoire qu’il sillonnait pouvaient évoquer les rugissements et les hurlements qu’ils entendaient quand ils campaient à l’écart avec leur bétail, là où les bruits sont perceptibles à des kilomètres, dans le silence de la nuit.

Après avoir quitté Joyce, le régisseur commença par aller chercher deux aborigènes au camp de Quinambie, pour leur demander de suivre les traces de moto. Elles étaient faciles à repérer jusqu’au premier puits. Les indigènes signalèrent que la moto s’y était arrêtée et que Maidstone avait allumé un feu pour se préparer une tasse de thé. Le professeur souhaitait sans doute prendre des photos. Après le puits, les traces devenaient beaucoup moins nettes, mais les Noirs n’eurent pas trop de difficulté à les traquer jusqu’à un portail pratiqué dans la clôture érigée contre les dingos. Passant de l’autre côté, ils se dirigèrent vers le second forage. Les traces de pneus se perdirent bientôt dans une masse de sable remué par le bétail, mais en approchant du puits, les traqueurs aperçurent la moto à la lisière d’un bosquet de mulgas. Non loin de là, il y avait le site d’un feu de camp. L’appareil photo de Maidstone était accroché à une branche, près de la moto. Entre cet endroit et le lac, à côté du puits, il y avait le corps de Maidstone. Il gisait face contre terre, les jambes à moitié enfouies dans le sable que le vent d’ouest accumulait un peu plus à chaque heure qui passait ! Le plus âgé des deux aborigènes se tourna vers le régisseur et dit :

— Ce chameau il renverse gars blanc et marche dessus.

Le régisseur eut un grognement de dédain et leur demanda de retourner le corps. Du sable collait à la veste coupe-vent que portait Maidstone. La grosse tache sombre, à l’endroit où le sang avait coulé de la blessure par balle, ne laissait aucun doute quant à la manière dont la victime était morte.

— Les chameaux n’ont pas d’armes, dit sèchement le régisseur.

Il demanda aux aborigènes de sortir la bâche de la camionnette et d’en recouvrir le cadavre. La police ne serait pas contente de voir les corbeaux et les aigles continuer leur œuvre. Le régisseur ramena ses traqueurs à la maison d’habitation, conduisant à toute allure. Peu après, la radio s’activa pour transmettre la nouvelle à Broken Hill, puis des policiers, accompagnés de traqueurs noirs, arrivèrent sur les lieux. Un camp provisoire fut installé et les traqueurs se mirent au travail, décrivant des cercles de plus en plus larges autour de la victime, pour croiser les traces de l’assassin. Ils revinrent au crépuscule et annoncèrent qu’ils avaient échoué. Le vent d’ouest avait tellement gagné en vitesse que même les traces de bétail, dans les zones exposées, avaient été effacées. Le sable charrié rendait toute recherche d’empreinte impossible. Assez curieusement, l’un des traqueurs signala qu’il avait trouvé des empreintes de chameau au milieu d’arbres et de chénopodes épars. Il indiqua à la police que l’animal était venu au puits par le nord et semblait s’être abreuvé à l’endroit où la source disparaissait dans le sable, y abandonnant une bonne partie de son sel. A part cette information et des traces entremêlées de bétail, rien d’important ne fut découvert. Les policiers questionnèrent bien sûr tous les hommes préposés à l’entretien de la clôture et tous les gardiens de troupeaux qui auraient pu se trouver dans les parages, mais ni ces questions ni l’enquête ouverte par la suite pour élucider les circonstances de la mort ne purent dissiper le mystère. La famille de Maidstone ne voyait pas pourquoi quelqu’un aurait voulu le tuer, et, après avoir pris connaissance des maigres preuves que la police avait rassemblées, le coroner se contenta de déclarer que la victime avait été assassinée par un ou plusieurs individus non identifiés.

Fred Newton était responsable de la section nord de la clôture. Elle s’étendait sur trois cent vingt kilomètres et incluait la zone du lac Frome. Pour la douzaine d’hommes qui la surveillaient, il n’était pas seulement leur patron, mais leur seul véritable lien avec le monde extérieur. C’était un homme élancé, âgé d’un peu plus de cinquante ans, et sa barbe ressemblait à une balayette à suie striée de craie. A la lumière du jour, ses yeux étaient singulièrement plissés, à cause du soleil continuel et du vent chargé de grains de sable. C’était le genre de type qu’on ne s’avisait pas d’asticoter quand on était moins favorisé par la nature.

Comme beaucoup de patrouilleurs de la clôture, il utilisait des chameaux pour transporter son matériel. Trois semaines après la découverte du corps de Maidstone, il conduisit ses trois chameaux dans la zone du lac Frome pour procéder à l’une de ses inspections périodiques. En remontant vers le nord, il renvoya l’employé chargé de la section située au sud de Quinambie. Tous deux retournèrent à la maison d’habitation, et là, l’homme fut payé à temps pour pouvoir attraper l’autocar postal qui repartait à Broken Hill. Newton constata avec intérêt qu’en plus du courrier, le car avait amené un passager qu’il examina attentivement.

Physiquement, il était l’antithèse de Newton. Tout d’abord, il n’avait ni barbe ni moustache, et ensuite, ses mouvements étaient vifs, et ses yeux bleus, remarquablement lumineux, avaient le don de vous sonder. Il portait des vêtements et des souliers de ville ordinaires et le balluchon qu’il sortit de la voiture était volumineux. Pour tenir en échec les chiens de l’exploitation, il le posa sur un support de réservoir à eau, puis il vit Fred Newton planté derrière lui.

— Vous êtes le nouvel employé ? demanda lentement Newton.

— Oui. Et vous devez être Fred Newton. Provisoirement, je m’appelle Bonnay, Edward Bonnay.

— Tout le monde va être occupé avec le courrier et les instructions à donner au chauffeur, alors venez, nous allons boire le thé avant que vous alliez au ravitaillement. Les bêtes sont là-bas.

Le passager jeta un coup d’œil à la maison d’habitation de Quinambie. Il s’agissait d’une construction ordinaire, en planches à recouvrement, avec une large véranda grillagée pour tenir à l’écart bétail et lapins. Derrière la maison, il y avait la remise pour les machines, les hangars à fourrage, et un certain nombre de cabanes pour le personnel. Le bosquet de mulgas le plus proche de la maison abritait les niches de plusieurs chiens de berger australiens dont le rêve, à en juger par les trous qui jouxtaient les niches, était de s’enterrer complètement. Dans ce pays, aucun éleveur de bétail ne se séparait de ces compagnons loyaux et travailleurs et, sur la plupart des exploitations, quelques chiens goûtaient une honorable retraite et avaient souvent le privilège de voyager dans la camionnette, alors que les chiens plus jeunes couraient à côté. Tout, ici, avait l’air efficace et bien entretenu, et la maison elle-même avait été repeinte récemment. Le passager remarqua tout cela en quelques rapides coups d’œil, tandis qu’il accompagnait Newton à l’arrière de la maison.

Les trois bêtes du surveillant et deux autres chameaux étaient allongés, ruminant placidement derrière la remise aux machines. Ils étaient chargés de selles et de bâts. Non loin de là, du bois avait été accumulé et un feu allumé. Les flammes léchaient le fond et les côtés d’un pot en fer rempli d’eau. C’était une journée superbe, sans chaleur excessive ni poussière. Tout en surveillant l’eau qui venait lentement à ébullition, l’homme qui s’était présenté sous le nom d’Edward Bonnay sortit une enveloppe.

— Est-ce que vous avez eu l’original de ce courrier officiel ? demanda-t-il.

Quand Newton lui répondit qu’il l’avait reçu la semaine précédente, Bonnay jeta l’enveloppe au feu.

— Le commissaire m’a assuré qu’on m’accorderait toute l’assistance nécessaire et que vous seriez discret, poursuivit Bonnay. Il m’a également dit que vous pouviez vous arranger pour me faire travailler à l’est du puits près duquel Maidstone a été assassiné. Je suis spécialisé dans ce genre de crime, mais généralement, il faut que je me fonde dans le décor pour obtenir des résultats.

— Je suppose que vous ne tenez pas à ce qu’on sache que vous êtes de la police, dit tranquillement le surveillant, de sa voix traînante. Moi, ça ne me dérange pas. Oui, j’ai tout réglé. Le type qui s’occupait de la zone sud n’a jamais été bon à grand-chose et je viens de le virer. Je vais y transférer celui qui s’occupait de cette section pour vous la laisser. Vous avez l’habitude des chameaux ?

— J’ai une petite expérience, reconnut l’inspecteur Napoléon Bonaparte, avec une modestie inhabituelle. Je suppose que je serai censé travailler ?

— Et comment ! C’est la section la plus dure de toute la clôture. Encore que, si vous terminez votre enquête avant le mois d’août, vous échapperez au vent. Le vent est notre pire ennemi. Combien de temps pensez-vous travailler ?

— Peut-être une semaine. Peut-être un an.

— Oh ! vous êtes quelqu’un qui a de la suite dans les idées.

Newton considéra Bony d’un regard calculateur.

— Eh bien, si vous ne faites pas le travail que j’attends de vous, je vous renvoie. Pour moi, c’est la clôture qui est prioritaire, et le meurtre ne vient qu’ensuite.

Il jeta une poignée de thé dans le pot, le regarda s’agiter violemment pendant une bonne minute, puis le retira du feu.

— Est-ce que vous avez une idée de ce qui s’est passé ?

— Non. Et vous ?

— Rien qui colle avec les faits. Ce type ne faisait de tort à personne. Pourquoi l’avoir tué ?

Il remua les feuilles de thé pour les faire tomber au fond, remplit deux gobelets en fer-blanc, sortit de sa caisse à provisions du lait concentré et une boîte de sucre.

— Apparemment, il se dirigeait vers le lac, mais pour quelle raison il voulait aller là-bas, voilà ce qui n’est pas facile à comprendre. On dit qu’il voulait prendre des photos. Bon, le sable, le sel et la boue ne manquent pas, mais pour ce qui est de voir des animaux, il faut s’armer de patience. Vous avez déjà vu le lac ?

— Non, mais une fois, j’ai attrapé un criminel au milieu du lac Eyre, dit Bony avec un large sourire. Je doute que ce lac Frome soit aussi terrible. Comment est le patrouilleur que je vais remplacer ?

— Il ne s’organise pas trop mal pour un aborigène. Il est aux trois quarts abo. Il emmène sa femme, leurs enfants et quelques parents travailler avec lui. Il leur indique ce qu’il faut faire. Ils devraient revenir au camp principal aujourd’hui. Vous prendrez deux de ses chameaux et l’équipement, car les bêtes sont habituées à ce secteur.

— Et où se trouve le camp principal ?

— A trois kilomètres de la clôture, la clôture étant à huit kilomètres d’ici. Vous vous y rendrez une fois par mois pour chercher de la viande et des provisions. Les provisions vous seront comptabilisées, la viande est gratuite. Vous avez une carabine dans votre balluchon ?

Bony secoua la tête et ne précisa pas qu’il avait un revolver.

— Vous devriez avoir une arme. On ne sait jamais à quel moment on peut en avoir besoin. J’ai une Winchester et une Savage. Je vais vous prêter la Winchester. Il vous faudra acheter des cartouches au magasin. Je suis à court.

— Les Savage sont des bonnes carabines, hein ?

— Ah oui, alors ! Vous pouvez aller jusqu’à trois mètres cinquante sans toucher à la hausse. Mais les cartouches coûtent cher. Il paraît que Maidstone a été tué avec une Winchester 44. La police s’est beaucoup intéressée aux Winchester.

Bony changea de sujet.

— En Australie-Occidentale, ceux qui s’occupent des clôtures doivent consigner déplacements et travaux de réparation dans un journal. Est-ce que c’est la même chose ici ?

— Non. Vous avez déjà fait ce boulot ?

— Oui. Je me suis occupé d’une section d’un peu plus de deux cent cinquante kilomètres en Australie-Occidentale.

— Ici, votre section ne mesure que dix-huit kilomètres, mais quand vous l’aurez parcourue, vous comprendrez pourquoi elle n’est pas plus grande.

— Vous ne disposeriez pas, par hasard, d’un document qui précise où se trouvent vos hommes à tout moment… le jour où, selon la police, Maidstone aurait été tué, par exemple ?

— Non, je regrette.

— Où étiez-vous ce jour-là, le 9 juin ?

— A une centaine de kilomètres au sud, et je longeais la clôture pour remonter au nord.

— L’un de vos patrouilleurs, Cube Early, est resté bien vague quand la police lui a demandé où il se trouvait ce jour-là, poursuivit Bony. Apparemment, il campait au milieu de sa section, au sud de dunes qui le séparaient de l’endroit où Maidstone a été tué. Le responsable de la section située au nord de la sienne se trouvait à ce qu’il appelle le Kilomètre Seize, et il se dirigeait vers le nord. Sauriez-vous quelque chose qui contredirait ces dépositions ?

— Non, j’peux pas dire, répondit Newton. A propos, Early est le type que je déplace pour vous laisser travailler. Où voulez-vous en venir ?

— Tous les deux ont une Winchester. Maidstone a été tué avec cette carabine. Ça n’a pas grande importance, mais j’aime bien vérifier les dires des témoins quand j’en ai l’occasion. D’après le rapport, le 10 juin, ainsi que la plus grande partie du jour suivant, il n’y a presque pas eu de vent, mais jusqu’ici, rien ne permet d’établir si Maidstone a été tué pendant la journée ou pendant la nuit. Il y avait un clair de lune, de sorte que le meurtre a très bien pu être commis la nuit.

— Pourquoi est-ce qu’il traînait dans le coin la nuit ?

— Une revue de géographie lui avait demandé de prendre en photo des animaux en train de s’abreuver la nuit. Beaucoup de gens s’intéressent au centre de l’Australie, à présent. Pour remplir sa mission, Maidstone se rendait peut-être au puits ou en revenait. Ce qui complique l’affaire, c’est l’absence de tout mobile. Les enquêteurs n’ont pas trouvé un seul indice, bien qu’ils aient passé quinze jours sur les lieux. De toute façon, il faut bien que quelqu’un ait pressé la détente.

— Ça, je ne vous le fais pas dire. Bon, nous ferions mieux d’aller au ravitaillement. Je vais vous présenter. Il doit y avoir des sacs à provisions dans ces sacoches de selle.

Emportant une demi-douzaine de robustes sacs de calicot, Bony s’approvisionna en farine, thé, sucre, et obtint également une carotte de tabac et des allumettes. Il acheta un couteau protégé d’un étui et une boîte de cinquante cartouches de calibre 44. Il revint déposer tous ces articles dans les sacoches de selle. Après quoi, pourvus d’un sac chacun, Bony et le surveillant allèrent voir le cuisinier de l’exploitation, qui leur donna vingt kilos de bœuf frais et une bonne quantité de gros sel. Il ne leur restait plus rien à faire à Quinambie et ils se mirent en route pour le camp principal.

La manière dont Bony avait aidé au chargement et avait fait lever les animaux donna satisfaction à Newton. Il voyait bien qu’il connaissait déjà ce genre de travail. Accrochée au cou du dernier chameau, une clochette tintait en rythme, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de se retourner tout le temps pour s’assurer que la caravane suivait bien. Les deux hommes marchaient côte à côte, la lanière nasale du premier chameau passée dans le coude de Newton.

Une fois en dehors du pré de la maison d’habitation, la végétation se fit plus généreuse et les maigres broussailles cédèrent la place à des plantes plus robustes. La piste se poursuivait par un sentier qui contournait des dunes basses. Au détour de l’une d’elles, ils aperçurent un groupe d’aborigènes, debout, autour de quatre chameaux agenouillés. A cet endroit, le sol formait une bande étroite au bas d’une pente couverte de mulgas. Au milieu des arbres, il y avait un hangar ouvert sur le devant, aux murs et au toit en joncs.

Les femmes déchargeaient les selles et les bâts, les enfants gambadaient autour d’elles, tandis qu’un homme était assis non loin de là, sur une caisse, et fumait la pipe. Il y avait quatre chiens, qui accoururent pour accueillir les voyageurs avec force aboiements. L’homme se leva alors et hurla pour faire taire les chiens. Les enfants emmenèrent les chameaux un peu plus loin, les entravèrent et leur retirèrent leur lanière nasale.

Fred Newton grimpa la pente jusqu’au hangar en joncs. Là, les chameaux durent se coucher et ce fut à ce moment-là que l’homme arriva. Il était cubique et avait les jambes courtes. On ne s’apercevait pas qu’il avait du sang blanc. Il parlait sans accent. Il portait un pantalon de treillis, une chemise en loques et il était pieds nus.

— Bonjour, patron.

— ’Jour, Cube. Comment ça va ? demanda Newton.

Cette fois, Cube aida à décharger les bêtes alors qu’il était resté assis, pipe au bec, pendant que ses femmes et ses enfants avaient été à l’œuvre.

— Ça va bien, patron, dit-il en s’esclaffant, avant d’ajouter : Mary va descendre deux scalps cette fois. Elle veut acheter des nouvelles robes et des trucs pour les gosses.

Avec le prix du scalp2 fixé à deux livres, il n’y aurait pas de quoi acheter beaucoup de robes et de trucs pour les gosses, mais comme les aborigènes plaçaient des pièges au moment où ils remontaient vers le nord, ils trouvaient souvent un dingo quand ils redescendaient.

— Cube, voici Ed Bonnay. Ed, je vous présente Cube.

Ils se serrèrent la main avec gravité.

— Cube, j’ai viré ce bâtard fainéant de la section sud. Je veux que vous preniez sa place et que vous mettiez de l’ordre là-bas. Ed va se charger de votre section actuelle.

— D’accord, acquiesça Cube sans récriminer, puis, semblant vouloir expliquer sa nonchalance, il ajouta : Dès qu’il verra la Sibérie, Ed comprendra sa douleur.