BONY RÉFLÉCHIT ET AIGUILLE AGIT

Ce soir-là, enroulé dans ses couvertures, près de son feu de camp, Bony eut du mal à s’endormir. Il se rendait bien compte que la police suscitait de l’antipathie dans certains milieux et il savait qu’il existait de nombreux Aiguille Kent, pour lesquels toute autorité est un ennemi qu’il s’agit de mettre en défaut et, si possible, de ridiculiser. Ce n’était pas ça qui l’inquiétait. Ce qui l’inquiétait, c’était le total manque d’assistance que les êtres humains réservent à un policier qui essaie de procéder à une arrestation. Il avait entendu parler de plusieurs cas où des policiers avaient été attaqués pendant qu’ils tentaient d’épingler un hors-la-loi pour le bien de la communauté, alors que cette communauté ou tout au moins certains de ses membres se contentaient de regarder le spectacle.

Allongé, Bony contemplait les étoiles tout en réfléchissant à cet élan pervers qui pousse à éprouver de la sympathie pour les réprouvés. Dans une certaine mesure, la police représente le pouvoir étatique ; d’une manière curieuse, le public s’identifie au malfaiteur, et par conséquent, l’acte qui transgresse la loi n’est pas son affaire tant qu’il ne l’atteint pas directement. Bony comprenait bien le jeune policier inexpérimenté, qui inculpait « d’insulte à agent » quiconque le traitait de « couillon de flic ». Il comprenait également pourquoi certaines jeunes recrues considéraient leur travail, et le public en général, avec cynisme. La nature humaine intéressait cependant beaucoup trop Bony pour qu’il en arrive à être cynique. Il analysa la situation et en conclut que la plupart des Australiens avaient un esprit de justice inné, qui les empêchait de pousser trop loin cet antagonisme instinctif à l’encontre des flics, même dans cette partie reculée du pays. Il soupira et ferma les yeux. Personne ne pouvait faire plus que s’attaquer à la tâche qu’il avait devant lui.

Cette pensée philosophique le ramena à son supérieur hiérarchique de Broken Hill. En ce moment, grâce à l’arrivée de Newton, le commissaire devait être soulagé de l’apoplexie qui ne manquait pas de le frapper pendant les longs silences que la méthode de travail individualiste de Bony lui infligeait. Bony s’imaginait très bien le commissaire en train de demander au ciel comment il pouvait faire pour informer ses propres supérieurs des progrès d’une enquête, quand son meilleur inspecteur s’évanouissait dans la nature aussi sûrement que l’assassin qu’il était censé poursuivre. Ce fut donc avec un sourire amusé aux lèvres que Bony finit par s’assoupir.

Le lendemain, pendant qu’il se préparait à quitter son camp pour gagner la clôture, il fut plus que surpris de voir arriver Aiguille à dos de chameau, accompagné d’une deuxième bête qui transportait couvertures, provisions et outils. Aiguille fit agenouiller sa monture et mit pied à terre. Il n’évoqua pas son éclat de la veille.

— Bonjour, Ed !

— Bonjour, Aiguille, répondit Bony. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— J’ai trouvé un message de Newton en rentrant au camp, expliqua Aiguille de sa voix haut perchée. Apparemment, le type qui a la section au-dessus de la mienne a été emmené d’urgence, l’appendicite, ou un truc comme ça, et Newton m’a demandé d’aller te chercher. Il veut qu’on passe deux ou trois jours à nettoyer sa section.

Bony réfléchit rapidement. Il ne croyait pas Aiguille. Newton n’avait sûrement rien dit de tel. Bony ne pouvait pas imaginer que le surveillant puisse le retirer de cette zone au moment où il savait qu’il allait probablement y avoir des révélations intéressantes. D’un autre côté, s’il refusait d’y aller, non seulement ça voudrait dire qu’il se méfiait d’Aiguille, mais ça confirmerait qu’il était bien un policier, comme la rumeur le laissait entendre. En tant qu’employé, ce qu’il était provisoirement, il n’avait aucune raison légitime de désobéir à un ordre qui semblait émaner de Newton. Il ne fallait néanmoins pas oublier que si Aiguille était impliqué dans le meurtre, ou s’il était même l’un des voleurs de bétail, cette démarche pouvait bien avoir pour réel objectif non seulement d’éloigner « Ed Bonnay » de cette section, mais de le faire définitivement disparaître, à un endroit et à un moment appropriés. Il décida qu’il devait tout de même prendre le risque d’accompagner Aiguille.

— D’accord, Aiguille. Je vais faire mes paquets et rassembler mon matériel. Est-ce que je dois emporter des outils ?

— C’est pas la peine, dit Aiguille. J’ai des râteaux et une hache si on doit abattre des poteaux. Mais tu peux apporter de quoi manger pour deux ou trois jours et des couvertures.

Bony chargea le tout sur le Monstre et fit boire George et Rosie, qu’il laissa en train de paître près du camp.

— Où est-ce que nous allons exactement ? demanda Bony lorsqu’ils se mirent en route.

— A une trentaine de kilomètres au nord du portail du Forage N° 10. Ça va nous prendre une bonne demi-journée. Nous allons longer la clôture du côté est.

Une fois le portail dépassé, Aiguille se Fit plus affable.

— J’crois qu’je vais bientôt aller dans l’sud. Tu sais, on devient assez nerveux, là-haut. J’regrette de t’avoir parlé sur ce ton hier.

— Il n’y a pas de mal, dit Bony. C’est normal de ne pas vouloir que les gens viennent fourrer le nez dans vos affaires. Mais quand tu t’en es pris à moi, tu t’es trompé de bonhomme.

— Newton a dit que nous ferions mieux de faire l’inventaire du matériel que ce type avait sous la main. A propos d’inventaire, j’t’ai jamais parlé d’un de mes cousins qui ramassait les ordures avec sa fichue carriole dans un village de campagne, dans le nord de la Nouvelle-Galles du Sud ?

— Non, je ne crois pas, dit Bony.

— Bon, dit Aiguille avec un petit rire, c’était un petit village sans égouts. Mon cousin avait bien réglé les choses. En même temps que les pots de chambre, il ramassait les poubelles et il avait une charrette aménagée pour ça, tirée par une vieille jument grise. La brave bête allait de maison en maison, elle s’arrêtait au bon endroit et elle l’attendait. Elle connaissait le circuit mieux que lui. Mon cousin n’avait jamais besoin de dire un mot, elle était si tranquille, la pauvre vieille. Bref, un jour, la jument a pris peur, personne n’a jamais compris pourquoi. Elle a détalé dans la rue et tu peux deviner ce qui s’est passé. Les portes s’ouvraient, les pots se renversaient dans la rue, les couvercles sautaient… il y a bientôt eu un tas de saloperies puantes ! Mais voilà que mon cousin rattrape la jument, l’attache à un poteau, sort une pelle et rebrousse chemin pour essayer de nettoyer. Il était en train de ramasser tout ça quand une vieille bonne femme fouineuse arrive et lui dit :

« — Je vois que vous avez eu un accident, mon brave.

« — Accident, mon œil ! dit mon cousin. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? C’est pas un accident. J’fais seulement l’inventaire ! »

Bony se mit à rire aimablement.

— Qu’est-ce que tu faisais avant de travailler sur la clôture, Aiguille ?

— J’tondais les moutons. Entre Warren et Bourke. Des fois, on m’voyait plus la peau tellement j’étais écorché, des mains aux coudes, à cause des gratterons de la laine. Ça payait bien, mais j’me suis dit que j’allais passer à autre chose avant d’être réduit en lambeaux.

— Tu as déjà travaillé avec du bétail ? demanda Bony.

— Oui. Je sais tout faire dans une exploitation. Cite-moi n’importe quel boulot, je l’ai déjà fait.

Bony engrangea cette information. Aiguille s’y connaissait donc en bétail.

Ils s’arrêtèrent pour boire le thé et manger un morceau, abrités par un bosquet de mulgas. A présent, Aiguille ne paraissait plus pressé du tout. Il fumait et bavardait pendant que Bony se méfiait de plus en plus de cette soudaine affabilité et s’inquiétait toujours davantage en voyant qu’il s’éloignait de la zone dans laquelle il sentait qu’il aurait dû rester. Finalement, après une troisième tasse de thé, Aiguille annonça qu’ils n’avaient plus qu’une heure de trajet, alors qu’ils feraient mieux de s’en débarrasser.

A trois heures, il déclara qu’ils avaient atteint l’endroit de la clôture où ils devaient commencer à travailler. Ils allaient remonter vers le nord sur environ huit kilomètres, repérer les fils distendus et les poteaux cassés, et débroussailler le pied de la clôture. L’après-midi, ils durent remplacer deux poteaux et au coucher du soleil, ils n’avaient couvert que trois kilomètres.

Après avoir entravé les chameaux pour la nuit, les hommes préparèrent du thé sur leur feu de camp et sortirent du bœuf et de la galette de la boîte à provisions.

— En s’y mettant tôt, on devrait pouvoir facilement finir demain. Allez, je me pieute.

S’enroulant dans sa couverture, Aiguille s’allongea près du feu. Bony s’enroula lui aussi dans une couverture, mais il resta debout, adossé à un livistona. Il voulait s’assurer qu’Aiguille était endormi avant de s’assoupir lui-même. L’air songeur, il fixa les braises rougeoyantes et se demanda pourquoi Aiguille se montrait tout à coup aussi jovial. Il était parfaitement inamical un jour, serviable et sociable le lendemain. Ce comportement ne pouvait s’expliquer que si Aiguille l’avait délibérément éloigné de son camp, pour quelque motif important.

Bony roula et alluma une de ses abominables cigarettes et fuma, attendant de voir si Aiguille dormait réellement. Au bout d’un moment, une somnolence irrésistible s’empara de lui. Il se mit à marcher autour du feu et y ajouta des branches. Aiguille ne remuait toujours pas. Sa respiration paraissait régulière mais Bony l’écouta un bon moment avant de retourner à son arbre et de s’asseoir contre le tronc. Il décida de ne pas dormir du tout, mais, au bout de quelque temps, l’inévitable se produisit. Épuisé après une journée de voyage et de travail, il s’assoupit.

Il se réveilla en sursaut. Les cendres du feu de camp étaient froides. La première lueur de l’aube était grise et glacée et il comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Il tourna les yeux vers l’endroit où Aiguille s’était allongé pour la nuit, mais il était parti avec son chameau de selle. L’animal de bât, chargé, était toujours entravé, près du Monstre. L’inspecteur Napoléon Bonaparte se leva et maudit copieusement son sommeil profond.

Il rassembla les chameaux et rebroussa chemin le plus vite possible. Il passa devant son camp sans avoir aperçu la moindre trace d’Aiguille Kent et il poursuivit sa route, en se disant qu’il le trouverait peut-être dans la cabane de Cube, s’il n’avait pas pris trop d’avance.

Quand il arriva au portail, près du Forage N° 10, Bony mit pied à terre et passant à l’ouest, il longea la clôture en cherchant soigneusement des traces. Aiguille avait très bien pu franchir le portail. Il n’y avait cependant aucune empreinte de son passage. Mais il y avait les traces d’un cheval, et de quelque chose d’autre, quelque chose qui fit jurer Bony à voix basse : des traces d’un nombre de bœufs considérable. Lorsqu’il les suivit, remontant vers le nord, il vit du crottin attestant que ces marques étaient récentes.

Il avait maintenant la preuve que sa présence avait beaucoup dérangé les voleurs de bétail. Pendant qu’il était là, ils n’avaient pas pu déplacer les bœufs puisqu’ils ne pouvaient pas savoir exactement à quel endroit il allait se trouver à tel ou tel moment. Donc, soit Aiguille était l’un des voleurs et l’avait attiré ailleurs dans le but de détourner un troupeau, soit il avait été payé pour amener Ed Bonnay dans un certain endroit. Comme l’avait soupçonné Bony quand il l’avait accompagné, il y avait une excellente raison à son changement soudain de comportement.

Cube, sa femme et ses enfants se trouvaient près de leur cabane mal tenue quand Bony arriva.

— Bonjour, Cube. Tu n’as pas vu Aiguille ? lui demanda-t-il.

— Non. Et j’ai pas vu ma sœur non plus, c’est-à-dire pas depuis ce matin. Si cet échalas timbré est parti avec elle, je lui règle son compte, ah oui, alors !

Bony hésita un instant. Il semblerait plus naturel de raconter à Cube les événements de la nuit.

— J’étais avec Aiguille, en train de travailler sur la clôture, et tout d’un coup, plus personne, il a décampé. Je me suis réveillé ce matin et il était parti. Pas un petit mot, rien, dit-il.

Cube se mit à rire, mais sans sa gaieté habituelle.

— J’me demande pourquoi il t’a pas tranché la gorge avant de partir, vu sa haine des policiers. Tu as de la chance qu’il se soit contenté de disparaître. Mais si j’attrape ma sœur avec lui, je lui ferai regretter de ne pas être déjà mort, à ce salaud.

Bony décida qu’il valait mieux ignorer les allusions persistantes de Cube aux policiers. Son indignation était visiblement feinte et il savait probablement très bien où se trouvaient Aiguille et sa sœur, mais il était tout aussi clair qu’aucune question ne serait capable de le lui faire avouer. De plus, Bony ne pouvait pas prendre le risque de poser trop de questions.

— Vraiment, ça me dépasse, dit-il. Me voilà bloqué. Il va falloir que j’attende le retour de Newton pour lui raconter ce qui vient de se passer.

— Ouais, y a rien d’autre à faire, dit Cube. Il est peut-être parti rejoindre Pete le Timbré.

Il eut à nouveau un rire sans joie.

— Je vais travailler près de mon camp, aujourd’hui, pour guetter Newton, dit Bony. S’il arrive demain, tu veux bien lui dire que je voudrais le voir ?

Il n’avait pas l’intention de révéler qu’il était au courant de l’absence de Newton.

— Il viendra sûrement pas demain, dit Cube. Mais si j’le vois, j’lui dirai.

— Merci, dit Bony avant de s’éloigner. A propos, reprit-il en rebroussant chemin après avoir parcouru quelques mètres. Quinambie a dû déplacer des troupeaux. Est-ce qu’ils les font sortir par là quand ils les vendent ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Cube.

— Il y a des traces le long de la clôture, dit Bony.

— Ça se peut, dit sèchement Cube. Ils déplacent tout le temps les bêtes dans ces exploitations.

Bony était certain que ces traces étaient celles des bêtes volées. Quelle autre raison pouvait avoir eu Aiguille pour l’éloigner de là ? Fou ou pas, Aiguille trempait jusqu’au cou dans le vol du bétail, et peut-être même dans le meurtre.

Le lendemain matin, Bony reçut une autre visite. Cet endroit commençait à ressembler à Broken Hill tant il grouillait de monde. Et ce visiteur était très inattendu. Il s’agissait du commandant Joyce, le directeur de Quinambie. Il était seul et arrivait à cheval, dans une tenue impeccable, cravate comprise. Mais Joyce avait l’air très inquiet.

— Je constate que j’ai été négligent pendant un bon moment. Je ne croyais pas réellement à ces vols du bétail. Mais maintenant que j’en suis sûr, je me suis dit que j’allais venir vous prévenir immédiatement. J’avais environ cent cinquante têtes dans un pré – toutes en très bonne santé – et prêtes à être vendues. Hier, j’ai emmené là-bas un acheteur venu à l’improviste, et elles n’y étaient plus. Je n’en ai encore parlé à personne. Vous êtes le premier à être au courant… euh… Bonnay. Je ne peux pas me permettre ce genre de choses. Qu’est-ce que vous pouvez faire ?

Le commandant se tenait très droit, tant il était ulcéré.

Bony lui parla sans ménagement.

— Il est vital qu’on continue à se poser des questions. Retournez sur votre exploitation et n’en parlez à personne, même pas à votre régisseur. Et surtout, si vous rencontrez Cube ou Aiguille Kent, pas un mot à ce sujet. Si vous avez besoin d’un prétexte pour justifier votre visite, dites que vous m’avez apporté un message radio de Fred Newton, pour me faire savoir qu’il ne pourrait pas procéder à son inspection habituelle cette semaine. Vous ne savez rien en ce qui concerne votre bétail, pas même combien de têtes vous avez. Et il ne vous en manque pas. C’est clair ?

Juché sur son cheval, Joyce baissait les yeux sur Bony, le respect se mêlant à une juste colère.

— Oui, j’ai compris. Mais j’espère que vous aussi, vous comprenez ce que je viens de vous dire. Savez-vous combien valent cent cinquante bêtes ?

Le ton de Bony était charmant et poli.

— Je le sais parfaitement, dit-il. En ce qui me concerne, j’ai été houspillé par mon commissaire, attaqué par vos aborigènes, on a pointé l’os sur moi, on m’a tiré dessus, j’ai dû me laisser ridiculiser ; et par-dessus le marché, je fais un boulot épuisant sur cette maudite clôture, gêné par la chaleur, le sable et les mouches. Il n’empêche que je conserve un intérêt personnel pour cette affaire dont j’ai accepté de me charger. C’est pour ça que je suis ici. Ne vous inquiétez pas, commandant. Personne ne va filer avec votre bétail ou quoi que ce soit. Je vous en donne ma parole.

Joyce dut se contenter de ces mots et repartit.