3.
En attendant l'oncle Sam
Les bons gouverneurs espagnols
Le dernier quart du XVIII e siècle fut, pour l'Ancien comme pour le Nouveau Monde, une période révolutionnaire au sens universel du terme. Les treize colonies anglaises d'Amérique s'émancipèrent de la tutelle britannique, au prix d'une guerre, et fondèrent une république fédérale qui dure encore ; la France anéantit la monarchie, pour la remplacer par une république éphémère et terrifiante, avant de se donner à l'Empire. Le destin de la Louisiane, alors colonie espagnole, fut influencé tant par les événements continentaux que par ceux d'Europe, dont nous ne pouvons ignorer les conséquences, puisqu'elles permirent aux États-Unis d'accéder à l'indépendance et de doubler leur superficie pour un prix dérisoire.
Mais, avant de connaître cette intégration, si naturelle du point de vue géographique et si raisonnable du point de vue politique, la Louisiane allait vivre, grâce à des administrateurs espagnols éclairés, intègres, habiles et courageux, une paix et une prospérité qu'aucune administration française n'avait su lui donner.
Dès qu'Alexander O'Reilly eut remis de l'ordre dans le pays et se fut assuré que les Français se tiendraient désormais tranquilles, il installa dans ses fonctions le gouverneur déjà désigné par Charles III, Luis de Unzaga y Amézaga. Cet officier de trente-cinq ans était arrivé par le même bateau que le général, mais avait attendu, pour apparaître, que l'Irlandais eût accompli sa mission, fait rendre justice au roi et à M. de Ulloa. Le 1er décembre 1769, les colons apprirent que « le Sanguinaire » – c'était le sobriquet donné à O'Reilly par les habitants de La Nouvelle-Orléans – cédait la place à un gestionnaire et que la vie administrative allait prendre un tour nouveau.
Il n'était plus question de gouvernement mixte, comme au temps de M. de Ulloa. Le Conseil supérieur avait été aboli et remplacé par un cabildo1 composé de six directeurs, deux alcaldes, un procureur général et un commis. Les esclaves indiens avaient été rendus à la liberté, le régime des concessions modifié. Désormais, les terres seraient attribuées, au nom du roi, par le gouverneur de la colonie. Les domaines ordinaires auraient de six à huit arpents de large et quarante arpents de profondeur. Les concessionnaires devaient, dès lors, s'engager à édifier, en bordure des fleuves, rivières ou bayous, une levée protectrice, à tracer un chemin de vingt pieds de large et à laisser deux arpents en jachère avant la zone de culture. Seuls pouvaient bénéficier d'une concession de quarante-deux arpents de large ceux qui possédaient cent bêtes à cornes, plusieurs chevaux, des moutons et au moins deux esclaves. Un des derniers actes du « Sanguinaire », unanimement approuvé celui-là, avait été d'interdire la constitution d'un tribunal inquisitorial souhaité par les capucins, seuls maîtres des institutions religieuses depuis l'éviction des jésuites en 1763.
Les Louisianais acceptèrent sans rechigner d'être administrés comme des Espagnols, pourvu qu'on les laissât vivre comme des Français. Déçus, une fois de plus, par la cour de France, où aucune voix ne s'était élevée pour défendre les insurgés de 1768, ni même pour s'émouvoir des exécutions, les habitants de la ville et des campagnes ne souhaitaient que la paix, sous un gouvernement juste et respectueux de leur langue et de leurs coutumes.
Le nouveau gouverneur, le colonel Luis de Unzaga, avait servi en Espagne, en Italie et en Afrique, avant de commander un régiment à La Havane. Il se présenta aux Français, encore traumatisés par la répression, comme un réconciliateur, ce qui fut admis d'autant plus aisément qu'il épousa bientôt une créole d'origine française, Joséphine, fille d'un riche négociant de La Nouvelle-Orléans, Antoine-Gilbert de Saint-Maxent. Unzaga, observateur intelligent et courtois, comprit vite que toute tentative d'hispanisation de la Louisiane serait vouée à l'échec, à moins qu'il ne parvienne à faire entrer dans la colonie plus de familles espagnoles qu'il n'existait de familles françaises. Or les premiers colons espagnols, venus des îles Caraïbes, qui s'installèrent sur les rives du Mississippi adoptèrent rapidement le mode de vie des Français et même leur langue. Une religion commune, un héritage culturel issu d'une latinité partagée, une sorte de complicité européenne face aux Indiens et l'alliance contre l'Anglais, ennemi constant, facilitèrent cet amalgame et aboutirent, au fil des générations, à la constitution d'une communauté originale et typiquement louisianaise. Luis de Unzaga, cependant soucieux de protéger la langue de son pays, inaugura, en 1772, une école ouverte à tous ceux qui souhaitaient apprendre le castillan. Cet établissement reçut des élèves français, comme les écoles françaises accueillirent des élèves espagnols. Dans le dessein de faire cesser rivalité et disputes entre capucins des deux nationalités – les Espagnols reprochaient aux Français une tolérance coupable pour les mœurs dissolues de leurs compatriotes et les Français trouvaient le sectarisme et l'intransigeance des religieux ibères inopérants sous les tropiques –, le gouverneur attribua à chaque communauté des responsabilités distinctes et précises.
C'est sous le gouvernement de cet homme prudent que les Louisianais apprirent la mort de Louis XV, survenue à Versailles le 10 mai 1774. Avec le Bien-Aimé, terrassé par la petite vérole, disparaissait le dernier souverain français dont le pavillon eût flotté sur la Louisiane. En lui succédant, son petit-fils, Louis XVI, héritait d'un empire colonial amputé.
Mais l'attention des Louisianais était plus sollicitée par ce qui se passait alors dans les colonies anglaises que par l'accession de Louis XVI au trône de France. L'événement le plus lourd de conséquences se produisit le 4 juillet 1776, quand fut proclamée, à Philadelphie, la Déclaration d'indépendance des colonies anglaises d'Amérique. Ce texte, dont la portée devint universelle au fil des siècles, avait été rédigé par un comité qu'animaient Thomas Jefferson, Robert Livingston, John Adams, Benjamin Franklin et Roger Sherman. Sa divulgation avait soulevé l'enthousiasme des colons et mobilisé toutes les volontés. Deux ans plus tôt, au mois de septembre 1774, un congrès continental des colonies, réuni à Philadelphie, avait déjà adopté une Déclaration des droits de l'homme « fondée sur les lois éternelles de la nature » qui reconnaissait à chaque être humain « le droit à la vie, à la liberté, à la propriété, à la propriété ». À partir de ce jour, les « Américains » avaient souhaité, plus ou moins ouvertement, la constitution d'une fédération d'États, indépendante de la Couronne britannique. Au cours de l'année 1776, les affrontements entre troupes anglaises loyalistes et milices américaines, à Lexington, Concord et Bunker Hill notamment, avaient démontré qu'une véritable révolution était en marche.
La Déclaration d'indépendance du 4 juillet 1776 équivalant pour George III et ses ministres à une déclaration de guerre, les échauffourées étaient devenues de vraies batailles. George Washington, qui s'était autrefois battu contre les Franco-Canadiens, avait rang de général et conduisait les opérations, auxquelles participaient, depuis l'été 1777, des volontaires français comme le marquis de La Fayette. Dès le 2 mai 1776, la France avait marqué son soutien aux insurgents quand Louis XVI avait fait ouvrir, au bénéfice de ces derniers, un crédit de un million de dollars. Le 10 juin, Charles III d'Espagne avait imité le souverain français.
Washington venait de traverser le Delaware et d'infliger une première défaite à lord Charles Cornwallis quand, en janvier 1777, Unzaga, qui s'était efforcé de maintenir la Louisiane dans la neutralité par rapport au conflit en cours, avait appris qu'il était nommé capitaine général de Caracas. Les habitants de La Nouvelle-Orléans virent s'éloigner avec regret celui qui avait su faire oublier la brutalité de la répression de 1769 et protéger les particularismes français d'une colonie qui n'avait encore d'espagnol que le nom.
Bernardo de Gálvez y Gallardo, qui succéda au réconciliateur, était né le 25 juillet 1746 dans une famille modeste de Macharavialla, un village de la province de Málaga. Il devait laisser dans l'histoire de la colonie le souvenir d'un administrateur exceptionnel, d'un soldat courageux et d'un homme de cœur. À trente ans, il possédait des états de service impressionnants. Jeune lieutenant, il s'était distingué pendant la guerre hispano-portugaise, avant d'obtenir, en 1765, le grade de capitaine en Nouvelle-Espagne. Grièvement blessé par les Apache, il avait dû rentrer en 1772 à Séville pour se soigner. Il avait ensuite choisi de servir, pendant trois ans, dans l'armée française, afin de perfectionner sa connaissance de la langue des Encyclopédistes. En 1775, il avait participé, sous les ordres de O'Reilly, à la malheureuse expédition d'Alger et avait été blessé une deuxième fois lors du débarquement qui avait causé la mort de cinq cent vingt-sept Espagnols. Promu colonel du régiment Fijo, stationné à La Nouvelle-Orléans, il était arrivé en 1776 en Louisiane, où son comportement lui avait attiré d'emblée la sympathie des Français. Celle, en particulier, de la belle-sœur d'Unzaga, la charmante Félicité de Saint-Maxent, qu'il avait épousée au mois de novembre 1777, dix mois après avoir été promu gouverneur de la colonie. Ces mariages de nobles espagnols avec les filles d'un notable français qui avait entretenu de bons rapports avec Antonio de Ulloa parachevèrent la réconciliation de deux communautés décidées à œuvrer, dans l'union, au mieux-être de tous.
Les Gálvez faisaient tous de brillantes carrières coloniales, militaires ou diplomatiques. Le père de Bernardo, Matías de Gálvez, était vice-roi de Nouvelle-Espagne ; son oncle José, homme de confiance de Charles III, occupait les fonctions importantes de ministro universal de las Indias. Un autre oncle, Miguel, représentait le roi d'Espagne à la cour de Catherine II, à Saint-Pétersbourg, et le plus jeune des frères de Matías, Antonio, venait d'être promu maréchal de camp. Sous le gouvernement de Gálvez, mille cinq cent quatre-vingt-deux colons espagnols, venus des Canaries et de la province de Málaga, s'installèrent en Louisiane, principalement sur les bords des bayous Teche et Lafourche. Ils fondèrent un établissement important nommé Nueva Iberia et entretinrent d'excellentes relations avec les Acadiens qui les avaient précédés dans cette région.
Bernardo de Gálvez avait du charme et en jouait. Sa forte personnalité, son esprit de décision lui assurèrent vite l'estime et l'affection des Louisianais. Actif, intelligent, astucieux, fin diplomate, il avait une conception moderne et réaliste du fonctionnement des institutions et un grand respect des hommes. Dès qu'il détint le pouvoir, il sut donner à tous le sentiment que la Louisiane était son pays et qu'il ferait tout pour en assurer le développement et la prospérité. Il commença par réprimer la contrebande anglaise, tolérée par Unzaga, encouragea la culture du tabac, autorisa à nouveau l'introduction des esclaves noirs de Guinée et, surtout, apporta son aide aux insurgents quand commença la guerre qui devait aboutir à la fondation des États-Unis. En autorisant les déserteurs de l'armée anglaise, qui ne voulaient pas se battre contre leurs compatriotes, à fonder une ville à laquelle ils donnèrent son nom, Gálveztown2, il prit nettement position pour les « rebelles ».
Quand, en 1779, l'Espagne entra en guerre contre l'Angleterre, après que le gouvernement français eut promis à Charles III de lui faire recouvrer Gibraltar, Gálvez convoqua au Cabildo les représentants des colons pour envisager des opérations contre les possessions britanniques. Immédiatement, dans les districts des Attakapa, des Opelousa et à Pointe-Coupée, six cents volontaires français s'enrôlèrent dans l'armée espagnole pour se lancer à la conquête des forts tenus par les Anglais dans la basse vallée du Mississippi. En 1779, les Britanniques furent chassés de Manchac, Baton Rouge et Natchez. Mobile leur fut ravie le 14 mars 1780 et Pensacola le 8 mai 1781. Au lendemain de l'occupation de cette dernière ville, le gouverneur envoya à George Washington, alors en Caroline du Sud, une carte pour lui annoncer l'éviction des Anglais et lui dire qu'il espérait de cette campagne une heureuse influence sur le déroulement des opérations, puisqu'elle avait mobilisé, un moment, les forces britanniques destinées à la Georgie. L'aide de Bernardo de Gálvez et des Louisianais aux Américains, en lutte pour leur indépendance, ne se limita pas à ces opérations de reconquête, qui bénéficiaient surtout à la colonie espagnole. En faisant saisir onze bateaux anglais sur le bas Mississippi, en autorisant Oliver Pollock, financier des insurgés, et le capitaine Willing à s'installer à La Nouvelle-Orléans afin d'organiser plus aisément le ravitaillement des Américains, Gálvez collabora effectivement à la guerre d'Indépendance3. Fait comte par le roi Charles III, puis capitaine général de la Louisiane et des Florides, territoires que les Anglais avaient été contraints de céder à l'Espagne, Bernardo dut quitter La Nouvelle-Orléans pour conduire une expédition à la Jamaïque, puis assumer, à la suite de son père, la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne, tout en conservant le titre de gouverneur de la Louisiane.
Esteban Rodríguez Miró, désigné pour assurer l'intérim de Gálvez comme gouverneur de la colonie en 1782, était un Catalan de trente-huit ans dont la carrière militaire avait été semblable à celle de son prédécesseur. Personnage plus terne que Unzaga et Gálvez, Miró continua cependant l'œuvre des premiers gouverneurs et fut apprécié des Louisianais. Sa femme, Céleste MacCarthy, une Louisianaise d'origine allemande, devint l'arbitre des élégances et sut entretenir autour du gouverneur, en titre à partir de 1785, une chaleureuse ambiance qui lui valut la sympathie de la population.
C'est au cours des années 1780 qu'arrivèrent en Louisiane un grand nombre d'Acadiens, qu'ils vinssent des colonies anglaises en guerre, de Saint-Domingue ou de France. Beaucoup d'anciens cultivateurs de Nouvelle-France, rapatriés dans les régions de Nantes, Saint-Malo et Morlaix, ne s'étaient pas habitués à la vie métropolitaine et ne souhaitaient que retourner en Amérique. Louis XVI, sur les conseils de Calonne et de Vergennes, avait autorisé cette émigration, ajoutant que, pour faciliter leur départ, les finances royales assumeraient les dettes et le passage des Acadiens. On a estimé à plus de deux mille cinq cents le nombre des Acadiens qui, après neuf années de séjour en France, choisirent de s'installer en Louisiane, où ils retrouvèrent tous ceux qui étaient venus directement d'Acadie, du Canada ou des colonies britanniques.
Parmi les Acadiens déportés dans les provinces anglaises qui réussirent à rejoindre la Louisiane figurait une jeune fille qui allait devenir grâce au poète Longfellow, sous le nom d'Evangeline4, le pitoyable et pur symbole des victimes du Grand Dérangement. La véritable Evangeline se nommait pour les uns Emmeline Labiche, pour d'autres Emmeline Lemaire. Il est à peu près certain qu'elle venait de Grand Pré, en Acadie, et qu'elle arriva à Saint Martinville, en Louisiane, avec ses parents. Au moment de la déportation des familles acadiennes, elle avait été séparée de son fiancé, Louis Arceneaux – Gabriel dans le poème de Longfellow –, mais les amoureux s'étaient promis de se retrouver en Louisiane. Emmeline attendit longtemps, au bord du bayou Teche, qui coule derrière l'église de la petite ville la plus francophone de Louisiane. Sous le vieux chêne, près duquel débarquaient les voyageurs venus par bateau, la jeune fille mélancolique vécut l'alternance des saisons, désespérant de voir apparaître l'homme qu'elle aimait. Il vint enfin… accompagné d'une épouse et de trois enfants ! La raison d'Emmeline la fidèle vacilla. Elle mourut de consomption et fut enterrée dans le petit cimetière qui jouxte l'église. Sur sa tombe vont se recueillir, aujourd'hui encore, tous ceux qui portent au cœur la cicatrice d'un amour déçu. Quant aux Arceneaux, ils défrichèrent des terres sur lesquelles vivent toujours les descendants de Louis5.
Les dernières années espagnoles
Le vendredi saint 1788 se produisit, à La Nouvelle-Orléans, une catastrophe qui allait modifier complètement l'aspect du centre de la ville et donner à ce qu'on appelle toujours le Vieux Carré, ou le French Quarter, son ambiance typiquement espagnole. Ce jour-là, le 21 mars, le feu prit, à l'angle des rues de Chartres et de Toulouse, dans la maison de don José Vicente Nuñez, payeur général de l'armée6. Une chandelle votive, allumée devant une châsse, mit le feu à un rideau, et en un instant l'incendie, attisé par un fort vent du sud, se propagea à une vitesse effrayante, dévorant, les unes après les autres, les maisons faites de bois et de boue séchée. Le feu progressa d'autant plus aisément que l'alerte n'avait pas été donnée à la première flamme, la plupart des habitants étant réunis à l'église paroissiale pour l'office du vendredi saint.
Quand l'incendie cessa, faute d'aliment, on constata qu'un cinquième des immeubles de la ville, huit cent soixante-cinq édifices, étaient détruits. Beaucoup de maisons particulières, mais aussi la vieille église Saint-Louis, la prison, les casernes, l'armurerie et les archives de la cité étaient parties en fumée ! Seules les maisons proches de la levée du Mississippi avaient pu être protégées par les pompes puisant l'eau du fleuve. On remarqua, pendant ce drame, le dévouement du gouverneur Esteban Miró, qui, dès le lendemain, fit déblayer les décombres et entreprendre la reconstruction. Celle-ci, qui prit plusieurs mois, fit apparaître, à la place des maisons de bois et de bousillage, des demeures aux soubassements de brique, construites autour de patios et souvent ceinturées de galeries.
Grâce à la générosité de don Andrés Almonester y Roxas, l'église Saint-Louis fut reconstruite, d'après les plans de l'architecte français Gilbert Guillemard, avec des briques en partie récupérées après destruction de la clôture du vieux cimetière de la rue Saint-Pierre. Flanquée de deux tours hexagonales, dallée de marbre, décorée de fresques, pourvue d'un maître-autel orné de peintures et de sculptures et considéré par les Louisianais comme « le plus magnifique du monde occidental », la nouvelle église, dont la façade avait été recouverte de plâtre blanc, faisait honneur à la cité. Hélas ! ce sanctuaire qu'on avait mis quatre années à construire, qui avait coûté quatre-vingt-dix-huit mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit pesos, soit cent mille dollars de l'époque, somme considérable, venait à peine d'être consacré, qu'un nouvel incendie menaça de le détruire.
Le 8 décembre 1794, alors que les habitants de La Nouvelle-Orléans célébraient, dans leur belle église, la fête de l'Immaculée Conception, le feu se déclara rue Royale, en plein centre de la ville, et anéantit, en quelques heures, deux cent douze maisons. Le gouverneur Francisco Luis Héctor, baron de Carondelet, qui avait succédé à Miró en 1791, décida, fort opportunément, qu'on ne construirait plus désormais, dans le centre de la cité, que des maisons de brique, qu'elles aient un ou deux étages. La deuxième reconstruction du Vieux Carré accentua encore le caractère espagnol du quartier dessiné autrefois par Adrien de Pauger. C'est de cette époque que datent les beaux bâtiments qui encadrent la basilique Saint-Louis – palais du Cabildo et presbytère – et constituent, depuis, la toile de fond de la place d'Armes, devenue Jackson Square.
Le baron Hector de Carondelet, né en 1748 dans une famille aristocratique du Hainaut, province de la Flandre espagnole, avait, lui aussi, servi sous O'Reilly, dans l'armée de Charles III, puis, comme gouverneur de la province de San Salvador, au Guatemala. Pendant six ans, il administra la Louisiane avec compétence et efficacité. Doué pour l'urbanisme, il transforma La Nouvelle-Orléans coloniale en une ville de son temps, divisée en quatre districts administratifs, et fit creuser un canal, qui prolongea le bayou Saint-Jean et permit aux bateaux qui venaient du lac Pontchartrain de pénétrer jusqu'au rempart nord de la ville. Les Louisianais, reconnaissants, donnèrent à cette voie d'eau, très fréquentée par les Indiens et les maraîchers, le nom de son promoteur. L'infatigable baron inaugura encore l'éclairage public au gaz en faisant installer quatre-vingts lampadaires, organisa un service de serenos 7, et ouvrit, en octobre 1792, le premier théâtre de la cité, où se produisirent d'abord les comédiens venus de Saint-Domingue avec Louis Tabary. Cette troupe était arrivée en 1791, avec les nombreuses familles de planteurs chassées de l'île, lors de la révolution conduite par Toussaint Louverture.
Privés de leurs terres, les propriétaires avaient choisi de s'installer en Louisiane avec leurs esclaves noirs, adeptes du vaudou, mais formés à la culture de la canne. Les autorités espagnoles, qui s'efforçaient de développer la production de sucre, accueillirent ces nouveaux émigrants, qui permirent la création d'une véritable industrie sucrière, après que le créole Étienne de Boré eut mis au point, en 1795, sa machine à cristalliser le sucre.
Sous le gouvernement de Carondelet, « homme travailleur, alerte et judicieux, bien que de tempérament colérique », si l'on en croit un contemporain, Louis Duclot, autre réfugié de Saint-Domingue, commença la publication du premier journal de la colonie, le Moniteur de la Louisiane 8, qui paraissait sur quatre pages, au moins une fois par quinzaine. Carondelet encouragea également la création d'écoles privées, d'hôpitaux, d'asiles et fit aménager au long des rues principales les premières « banquettes9 », très appréciées des dames les jours où les fortes pluies, fréquentes dans le delta, transformaient les rues en bourbiers. Le pape Pie VI ayant accepté, le 25 avril 1793, d'ériger la Louisiane et les Florides en diocèse, le gouverneur accueillit, en juillet 1795, le premier évêque de La Nouvelle-Orléans, don Luis Ignacio María de Peñalver y Cárdenas. Ce dernier constata avec un peu de déplaisir que, sur les douze mille paroissiens blancs que comptait la ville, quatre cents seulement suivaient assidûment les offices et communiaient régulièrement. Le prélat n'obtint pas pour autant du baron l'institution d'un tribunal de l'Inquisition, que O'Reilly avait autrefois refusé aux capucins.
Tout aurait été pour le mieux dans la meilleure des colonies possibles si les Américains, et quelques Français, n'avaient donné du souci à M. de Carondelet et aux membres du Cabildo. Le traité de Paris, signé à Versailles le 3 septembre 1783, avait reconnu l'indépendance des États-Unis, confirmé la souveraineté de l'Espagne sur les Florides et définitivement enlevé le Canada à la France. Cependant, les Espagnols avaient dû se résoudre, un peu plus tard, à voir la jeune république américaine s'adjuger la partie de la Louisiane orientale, limitée à l'est par la Virginie et la Caroline du Nord et bordée par le Mississippi à l'ouest. En 1792 et 1796, ce territoire devait donner naissance à deux nouveaux États de la confédération, le Kentucky et le Tennessee.
Tant que les hommes politiques américains avaient été occupés par la mise en place d'une administration fédérale et par les mille questions que soulevait l'harmonisation relative des législations d'État, ils ne s'étaient guère inquiétés des perspectives du commerce international. Dès qu'ils s'y intéressèrent, à la demande des colons installés sur le versant ouest des monts Alleghany, ce fut pour réclamer, au bénéfice des navires américains, la liberté de navigation sur le Mississippi et ses affluents, seules voies praticables pour le transport des denrées et des produits manufacturés.
L'Espagne, qui contrôlait la rive droite du fleuve, du golfe du Mexique à la frontière du Canada, et les deux rives entre le golfe et le confluent de la Rouge, détenait un monopole de droit et de fait sur le trafic fluvial. De longues discussions avaient été nécessaires avant que don Manuel de Godoy y Alvarez de Faria, Premier ministre de Charles IV, et Thomas Pinckney, ambassadeur des États-Unis à Madrid, parvinssent, le 27 octobre 1795, à un accord par lequel l'Espagne concédait, pour trois ans, aux Américains la liberté de navigation sur le Mississippi, l'accès au port de La Nouvelle-Orléans et la libre circulation des marchandises entrant ou sortant de la fédération, sans taxes ni droits. Le traité étant tacitement reconductible, les États-Unis disposèrent dès lors d'un moyen de pénétration commercial, politique et stratégique dans le domaine espagnol.
En 1797, le baron de Carondelet, qui avait vécu toutes les péripéties de la confrontation diplomatique en première ligne, s'efforçait, tout en faisant bonne figure aux Américains, de sauvegarder le commerce de son pays. Du balcon du Cabildo, il voyait cependant, de plus en plus nombreux, les navires marchands de l'Union mouiller l'ancre en face de la Crescent City, ainsi que les capitaines appelaient la ville dédiée au défunt Régent. Dans la forêt des mâts flottaient maintenant autant de pavillons à bandes horizontales, rouges et blanches frappés sur un rectangle bleu de quinze étoiles d'or, que de flammes sang et or, aux armes d'Espagne. On y voyait aussi des drapeaux bleu, blanc, rouge qui avaient remplacé l'étendard blanc à fleurs de lis des rois de France. Jusqu'en Amérique, la Révolution française affichait ses couleurs.
Les Français de Louisiane, bien que sujets de Charles IV d'Espagne, s'intéressaient toujours intensément aux événements de France. Or depuis mai 1789, date de réunion des États généraux à Versailles et de l'installation, à New York, de George Washington, premier président de la république des États-Unis, beaucoup de choses avaient changé dans la lointaine mère patrie. Les échos de la Révolution, de la prise de la Bastille, du renversement de la monarchie, des procès et exécutions de Louis XVI et Marie-Antoinette, des travaux des assemblées nationale, constituante puis législative, des excès sanglants de la Terreur et de la proclamation de la république, étaient parvenus en Louisiane, au fil des mois et des années. Même si le sinistre chuintement du tranchet de la guillotine n'arrivait qu'atténué, par la distance et le temps, sur les rives du Mississippi, des clans s'étaient formés au sein de la communauté française. Des associations patriotiques, une société des Jacobins notamment, avaient été créées par les plus ardents zélateurs d'une république qui avait tergiversé, jusqu'au 4 février 1794, pour abolir l'esclavage des Noirs… sans l'interdire dans ses colonies !
Le baron de Carondelet détestait le désordre et trouvait déplacé que l'on chantât la Marseillaise et le Ça ira dans certains cafés, alors que dans d'autres se réunissaient des nobles émigrés, arrivés avec leur argenterie et leurs bijoux pour tout viatique. Il dut intervenir quand une proclamation incitant la population à se soulever pour rendre la Louisiane indépendante, c'est-à-dire pour provoquer son retour dans le giron français, fut placardée dans la ville. Le gouverneur, ayant identifié les exaltés, leur fit savoir qu'ils seraient expulsés, sur l'heure, en cas de récidive. Cette menace suffit à calmer les ardeurs révolutionnaires qu'avait attisées, de Philadelphie, le citoyen Genêt, « ministre plénipotentiaire de la République française près les États-Unis de l'Amérique ».
Le représentant de la France n'avait cessé, depuis son arrivée, de faire de l'agitation, cherchant à former une légion de volontaires pour reconquérir le Canada sur les Anglais et la Louisiane sur les Espagnols. Il tenait Washington pour un usurpateur et avait poussé l'outrecuidance jusqu'à armer un corsaire dans le port de Philadelphie, ce que les Américains, qui s'estimaient au moins aussi bons républicains que le délégué des Girondins et, en tout cas, de plus longue date que les Français, avaient fortement désapprouvé. Thomas Jefferson, alors ministre des Affaires étrangères, avait demandé à la Convention le rappel de Genêt et écrit à son ami James Madison, membre du Congrès et futur quatrième président des États-Unis10 : « Le choix qu'on a fait de cet homme pour nous l'envoyer est une véritable calamité. C'est un cerveau échauffé, tout imagination, sans jugement, passionné, irrévérencieux jusqu'à l'indécence dans ses communications écrites ou verbales avec le Président. Placés sous les yeux du Congrès et du public, ses propos exciteraient l'indignation. Sa conduite ne peut être défendue, même par le plus furieux jacobin. »
Robespierre, en tout cas, ne le défendit pas et, le 25 vendémiaire an II (16 octobre 1793), le Comité de salut public prit un arrêté décidant de l'envoi « dans le plus grand secret, à Philadelphie, [de] quatre commissaires chargés de pleins pouvoirs pour arrêter Genêt11, Dupont et les autres fonctionnaires publics de la France qui se sont rendus coupables de malversations ». Le texte prévoyait que tous les corsaires armés par Genêt seraient désarmés, qu'un des commissaires, le nouveau ministre plénipotentiaire, devrait désavouer « formellement, au nom de la République, la conduite criminelle de Genêt et de ses complices » et que tous les consuls qui avaient secondé l'ambassadeur seraient destitués.
Il se trouva quelques mois plus tard à Philadelphie, un homme que le rappel de l'étrange représentant de la République française amusa beaucoup et satisfit plus encore a posteriori que Jefferson. Il s'agissait de M. d'Autun, nom d'emprunt, à usage américain, de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, diplomate, prêtre, franc-maçon et libertin, qui avait préféré mettre provisoirement l'océan entre sa boiteuse personne et une république trop soupçonneuse. Il incarnait exactement le genre d'émigré à qui M. Genêt eût aimé couper la tête !
Les trois derniers gouverneurs espagnols de Louisiane, qui se succédèrent de 1797 à 1801, quand le baron de Carondelet, nommé maréchal de camp et président de la Real Audiencia de Quito, dut quitter la colonie, eurent des rôles inégaux. Manuel Gayoso de Lemos, en application du traité de San Lorenzo, commença l'évacuation des postes militaires espagnols situés au nord du trente et unième parallèle et mourut de la fièvre jaune, à La Nouvelle-Orléans, le 18 juillet 1799. Le marquis de Casa-Calvo et Juan Manuel Salcedo, justement surnommés les liquidateurs, eurent, l'un et l'autre, des rôles difficiles. Ils durent faire admettre à leurs compatriotes les termes d'un traité qui restituait la Louisiane à la France, puis assumer l'humiliante obligation d'amener les couleurs du roi d'Espagne devant un préfet colonial français.
Car au tournant du siècle allait se jouer le dernier acte, fertile en rebondissements, de l'aventure coloniale de la France en Amérique.
Rendez-nous la Louisiane !
En France, le coup d'État du 18 brumaire (9 novembre 1799), approuvé par un plébiscite, avait marqué la fin des années révolutionnaires et porté au pouvoir quasi absolu, pour dix ans, un soldat chéri de la victoire : le général Bonaparte. Devenu Premier consul, le futur empereur, qui avait dû renoncer à faire débarquer des troupes en Angleterre, ne souhaitait que contrer la puissance du dernier ennemi invaincu partout où l'on pouvait le rencontrer. Or la Louisiane, bêtement offerte à l'Espagne par Louis XV, constituait, aux yeux du stratège, une base dans le Nouveau Monde qu'il eût été bon de récupérer. Elle appartenait, certes, à Charles IV, mais la colonie était peuplée, en grande majorité, par des Français qui conservaient pour l'ingrate mère patrie un attachement mélancolique, vaguement rancunier, mais bien réel. Les Français de Louisiane avaient, en effet, suivi avec fierté les campagnes victorieuses des armées de la République contre l'Autriche et la Prusse, puis en Italie, comme les péripéties de la téméraire expédition d'Égypte. Ces descendants des pionniers n'attendaient peut-être qu'un signe pour manifester leur volonté de voir le pays, défriché au nom de Louis XIV, rendu à la France républicaine. Les idées farfelues exposées par Genêt et reprises, sur le ton mineur, par Pierre Auguste Adet, le nouvel ambassadeur de France aux États-Unis, avaient été de nature à encourager, pendant quelque temps, ceux qui penchaient pour la reconquête de la Louisiane. Dans une lettre du 24 février 1797 au ministre des Relations extérieures, M. de Talleyrand, opportunément rentré d'Amérique après l'élimination de ses ennemis et le démontage de la guillotine, Adet, qui, depuis 1794, essayait de faire entendre sa voix, expliquait naïvement : « Instruit par les intelligences que j'avais au Canada du vif désir que les Canadiens avaient de se réunir à leur mère patrie, je proposai au gouvernement un plan à ce sujet. Robespierre ne me fit point de réponse. Après sa mort [1794], ne doutant pas que ce tyran n'ait soustrait mon mémoire, j'écrivis à la neuvième commission, qui me fit réponse des plus satisfaisantes, ayant eu pour ce sujet audience du Comité de salut public. » L'ambassadeur ajoutait qu'il voyait alors cent mille Canadiens capables de porter les armes pour rendre quatre cent mille Français à leur patrie, car tous avaient horreur des Anglais. On aurait pu, aussi, compter sur l'aide américaine, la jeune confédération craignant toujours un retour offensif de l'ancien tuteur ! C'était déjà, en 1793, une vision romantique et irréaliste de la situation. En 1797, on ne pouvait y voir qu'une chimère épuisée.
M. de Talleyrand jouissait heureusement de plus de bon sens et possédait de meilleurs informateurs que le représentant de la France aux États-Unis. Il savait que les Américains aimaient à proclamer, depuis 1793, leur goût pour une prudente neutralité vis-à-vis des belligérants européens, la France et l'Angleterre principalement, et que le gouvernement de Philadelphie ne soutiendrait certainement pas le genre d'action souhaitée, hors saison, par Adet. La teneur du message d'adieu à la nation, prononcé par George Washington le 19 septembre 1796, avait d'ailleurs donné le ton des nouveaux rapports franco-américains. Les Français, pour avoir tant œuvré afin d'aider les États-Unis à conquérir leur indépendance, s'étaient sentis frustrés d'une gratitude escomptée. Aussi, dès que le gouvernement fédéral, présidé par Thomas Jefferson, avait accepté, en vertu du principe de neutralité, un droit de visite de ses navires par les Anglais, le Directoire avait ordonné à sa Marine d'arraisonner les bateaux américains qui, pour neutres qu'ils fussent, se trouvaient depuis lors soumis à toute sorte de brimades. Mieux valait donc tenter de reprendre la Louisiane par voie diplomatique et oublier le Canada.
Il était déjà apparu, pendant les discussions préliminaires des traités de Bâle et de La Haye, en 1795, et après que l'Espagne se fut retirée de la coalition européenne, que la Louisiane pourrait devenir une pièce échangeable sur l'échiquier colonial lors de marchandages diplomatiques.
Le Premier consul savait que le traité signé le 19 août 1796, à San Ildefonso, entre la France et l'Espagne comportait des clauses secrètes, qu'il suffisait de réanimer. L'article 7 prévoyait en effet : « Comme il est de l'intérêt de Sa Majesté Catholique, pour la garantie de la sûreté des provinces de la Nouvelle-Espagne, celles du Vieux et du Nouveau-Mexique et autres de ses possessions éloignées et situées dans le nord-ouest de l'Amérique, qu'une autre puissance que celle des États-Unis et de la Grande-Bretagne se place sur le fleuve Mississipi, Sa Majesté Catholique déclare qu'elle cédera à la République française la Louisiane lorsque, par ses efforts, le roi d'Espagne aura obtenu la restitution de Gibraltar, s'engageant en outre, le Directoire exécutif, à ne rien négliger pour obtenir le rétablissement des pêcheries de Terre-Neuve, sur le pied où elles étaient après la paix d'Utrecht et de rendre communs aux Espagnols les avantages qui en résulteront pour les Français. » Ces dispositions, annexées au traité officiel, avaient été signées à Aranjuez, le 27 juin 1796, pour la France par le général Dominique Catherine de Pérignon, ambassadeur à Madrid, pour l'Espagne par le prince de la Paix, titre que portait Godoy, Premier ministre de Charles IV et favori de la reine !
Le Premier consul, nanti des pleins pouvoirs, s'appliqua d'abord à restaurer l'amitié franco-américaine, qui avait eu à souffrir des mesures prises par le Directoire, puis il envoya, comme ambassadeur à Madrid Charles-Jean-Marie Alquier, ancien député aux États généraux, ancien membre de la Convention, puis du Conseil des Cinq-Cents, avec mission de rappeler aux Espagnols leurs engagements de 1796. Cette démarche, après bien des discussions, aboutit à la rédaction d'un nouveau traité, qui fut signé à San Ildefonso le 1er octobre 1800. En échange d'un royaume offert au duc de Parme, en Italie, l'Espagne rendait la Louisiane à la France et confirmait, avec les clauses du traité de 1796, son alliance « offensive et défensive » contre la Grande-Bretagne. Les diplomates s'engagèrent à conserver le secret de ces décisions jusqu'à ce que la rétrocession de la colonie fût organisée.
On avait omis volontairement, de part et d'autre des Pyrénées, de s'informer de ce que les Américains penseraient de ce changement de propriétaire. Or, au mois de mars 1801, Jefferson, président des États-Unis, et le secrétaire d'État Madison apprirent ce qui se tramait. Sans s'insurger vraiment contre la réapparition de la France dans la vallée du Mississippi, les Américains réclamèrent discrètement aux Espagnols la Floride occidentale, tandis que Talleyrand, qui n'en était pas à une dissimulation près, niait, avec un sourire candide, l'existence même du traité de San Ildefonso ! Les Anglais, quant à eux, s'inquiétèrent, mais acceptèrent tout de même de signer, le 1er octobre 1801, les préliminaires de paix en discussion depuis plusieurs mois, puis, le 18 avril 1802, le traité d'Amiens, qui rendait à la France une partie de son ancien domaine colonial en Afrique, en Asie et en Amérique, dont la Louisiane.
Quand on en vint à étudier la façon dont la France allait s'y prendre pour réoccuper le vaste territoire annexé cent vingt ans plus tôt par Cavelier de La Salle, Bonaparte prit les choses en main. Il conçut le statut de la colonie, nomma un capitaine général qui détiendrait l'autorité suprême, un préfet colonial, maître de l'administration, et un commissaire de justice chargé de réprimer les crimes et délits. C'est ainsi que le général de division Claude Perrin, dit Victor, un des plus valeureux officiers issus de la Révolution, qui s'était distingué à Marengo et commandait, depuis 1800, l'armée de réserve, fut nommé capitaine général de la Louisiane. Chargé de constituer et de conduire le corps expéditionnaire qui prendrait possession de la colonie recouvrée et assurerait la présence française du golfe du Mexique aux Rocheuses, il entreprit aussitôt le recrutement d'un état-major – qui comprendrait trois généraux, des officiers d'artillerie, du génie, des ingénieurs et géographes – et d'une troupe de trois mille quatre cents hommes.
Le 19 août 1802, Pierre-Clément de Laussat, issu d'une famille de magistrats du Béarn, fut nommé préfet de la Louisiane et invité à préparer son départ afin de précéder le capitaine général Victor et l'armée, que l'on formait aussi discrètement que possible à Helvoët Sluys, aux Pays-Bas.
Le baron de Laussat, né le 23 novembre 1756 à Pau, n'avait rien d'un administrateur colonial. Sous la monarchie, il avait été receveur général des finances de Pau et Bayonne. À la Révolution, il avait prudemment abandonné sa particule et obtenu un certificat de civisme, en acceptant le poste de trésorier-payeur de l'armée des Pyrénées. Devenu membre du Conseil des Anciens, il avait « fait partie de cette majorité, fameuse par son opposition platonique et sa bienveillance à accepter les coups d'État12 ». S'étant rallié au Premier consul, dès le 19 brumaire, et jouissant d'appuis dans l'entourage de ce dernier, il était entré au Tribunat, puis avait posé sa candidature à un poste diplomatique. La préfecture de la Louisiane constituait, pour cet homme honnête, docile, de bonne compagnie et grand faiseur de discours, une importante promotion. À quarante-six ans, il ne disposait que de modestes revenus pour entretenir une épouse, née Marie-Anne de Péborde, et trois filles, Zoé, Camille, Sophie.
Nanti d'instructions secrètes, qui fixaient l'attitude qu'il devrait avoir avec les autorités espagnoles et « nos voisins américains », envers qui il faudrait marquer « l'expression de sentiments d'une grande bienveillance », car ces derniers « verraient avec jalousie la France prendre possession de la Louisiane », Laussat s'embarqua, le 10 janvier 1803, pour l'Amérique, sur un brick portant trente-deux canons, le Surveillant, commandé par le capitaine Girardais. Le préfet avait fait graver un superbe papier à lettres orné d'une vignette montrant, entre deux palmiers étiques, une matrone assise sur une balle de coton, tenant de la main droite un caducée, de la gauche une branche qui pourrait être d'indigo et tournant le dos à un vaisseau qui s'éloigne, tandis qu'un coq gaulois, perché sur un boucaut de tabac, pousse son cocorico ! Les Laussat étaient accompagnés de vingt et un passagers, dont un cousin du préfet qui lui servait de secrétaire, M. d'Augerot, du chef d'état-major du général Victor, l'adjudant-général Burthe, d'un officier du génie, le commandant Vinache, et du docteur Blanquet du Chayla.
Contraint par les règles diplomatiques de passer par l'Espagne pour y recevoir les documents, signés de Charles IV, qui accréditaient le « repreneur » de la Louisiane, les Laussat, père, mère et filles, faillirent périr noyés dans le port de Santander, la chaloupe qui les transportait à terre ayant été drossée contre un navire et défoncée par une chandelle d'acier.
La suite du voyage s'effectua paisiblement et, le 17 mars, la Balise fut en vue. Le Surveillant et la batterie du fort se saluèrent mutuellement de sept coups de canon et les Espagnols firent porter aux Laussat quelques vivres frais, dont un bœuf entier et des pains de sucre. Le 27 mars, à bord du canot envoyé à la Balise par le gouverneur Salcedo, le préfet débarqua à La Nouvelle-Orléans, accueilli par le gouverneur et tous les notables espagnols, tandis que, sur la place d'Armes, des salves d'artillerie annonçaient à la population l'arrivée du Français. Accompagnés à leur hôtel par un chaleureux cortège, les Laussat se sentirent tout de suite à l'aise et le préfet, flatté par la qualité de la réception, écrivit dans son premier rapport : « Je n'ai trouvé que des cœurs tout français et, il faut dire, tout Bonaparte. Impossible de parler un instant de la république, de ses guerres, de ses paix, de ses prodiges, de ses destinées, sans que son nom revienne s'y mêler continuellement et toujours avec les termes de l'admiration. Nous, qu'il a envoyé, on nous voit en lui et on nous reçoit à cause de lui, dans la joie et l'espérance. » La République avait hérité la courtisanerie monarchique ! Le baron de Laussat, qui estimait la population louisianaise à cinquante mille âmes, dont dix mille répandues en haute Louisiane, découvrit que la moitié des habitants étaient des esclaves noirs. Cet homme, bon et généreux, n'approuvait certainement pas l'esclavage, mais, par une note aux consuls qui lui avait été communiquée, Decrès, ministre de la Marine et des Colonies, avait prévenu tous les scrupules qui auraient pu assaillir le Béarnais : « La colonie de la Louisiane a deux espèces de cultures, celle par des hommes libres, celle par des esclaves. Les mêmes motifs qui nous ont déterminés à maintenir ces dernières dans les Antilles sont applicables à la Louisiane. En conséquence, j'ai l'honneur de vous proposer l'application, à cette colonie, de la loi du 30 floréal an X. » La loi en question maintenait l'usage de la main-d'œuvre servile, seule adaptée aux travaux des champs sous les tropiques !
Le sort des Noirs étant ainsi réglé, les grands planteurs et les riches négociants reçurent les Laussat avec mille démonstrations d'amitié. Après tout, cette république savait assouplir ses propres principes et elle ne laisserait pas, comme à Saint-Domingue, les Noirs se révolter, ce qui avait fort inquiété les propriétaires d'esclaves. Quand le préfet eût confirmé qu'on ne toucherait pas à la liberté du commerce, que l'administration des Finances ne songeait pas à remplacer la monnaie d'argent par des assignats et qu'on ne lèverait pas plus d'impôts que les Espagnols, les Louisianais se dirent plus ouvertement fiers d'être redevenus français.
Les consuls avaient aussi pensé aux Indiens, dont on ne pouvait ignorer l'existence. On avait prévu de les amadouer avec des médailles. Le ministre de la Marine en avait fait frapper soixante de la grande forme et cent cinquante de la petite. Elles portaient l'effigie du nouveau maître du pays avec ces mots : Bonaparte, Premier consul de la République française. Le revers montrait une couronne de lauriers « à peu près semblable à celle de la médaille espagnole mais avec pour envoi : À la fidélité au lieu de Al mérito ». Autre avantage de la médaille offerte par la République, par rapport à celle donnée par Charles IV : elle était pourvue d'un anneau « qui lui donne plus de grâce qu'à la médaille espagnole ». Les chefs indiens, qui aimaient se suspendre au cou, voire aux oreilles ou au nez, toute sorte de breloques, pourraient ainsi promener le mâle profil de Bonaparte au bout de leur appendice nasal, pensait-on à Paris !
Laussat, qui pendant les premières semaines avait été enchanté de la compréhension des Espagnols, découvrit, en juin, alors qu'il souffrait de la forte chaleur et des agressions nocturnes des moustiques et des mouches-brûlots, que les gens du Cabildo ne se montraient plus aussi coopératifs. Ils entretenaient le désordre ; la police faisait défaut et répandait le bruit que la rétrocession ne se ferait point, à cause des événements qui se préparaient en Europe. De plus, les autorités ne marquaient aucun empressement à céder officiellement la place. Juan Manuel Salcedo, sexagénaire podagre, superstitieux, bête mais retors, répétait à Laussat qu'il fallait attendre qu'arrivât de La Havane l'avant-dernier gouverneur de Louisiane, renvoyé dans la colonie avec le titre de commissaire du roi et nanti des pouvoirs spéciaux, pour organiser le transfert du territoire à la France. Un autre vieillard, don Andrés López de Armesto, secrétaire du gouverneur, se montrait d'une arrogance insupportable. Le président du tribunal, don María Nicolás Vidal, menait une existence de libertin et touchait des pots-de-vin.
Quant aux bons voisins américains, avec qui on avait recommandé à Laussat d'entretenir les meilleures relations, ils ne paraissaient pas enchantés de voir la France reprendre pied à leur porte. Le général Jonathan Dayton, ancien speaker de la Chambre des représentants, rendant visite au préfet, s'était exprimé clairement sur le sujet. Après avoir confié au Français qu'il était souvent question de la Louisiane au Congrès, il exprima le sentiment de répugnance avec lequel les Anglo-Américains voyaient approcher la rétrocession. Laussat s'en ouvrit au ministre Decrès : « Les Anglo-Américains vont avoir, maintenant, une foule d'intérêts mêlés aux nôtres, d'où naîtront fatalement des frictions. Ils appréhendent le génie ambitieux et entreprenant de notre gouvernement et de notre nation. Ils craignent de voir arriver une foule d'hommes inquiets, turbulents, qui n'ont rien à perdre et tout à gagner, dont on dit que le gouvernement français veut débarrasser le sol de l'Europe en les transportant en Amérique. Ils craignent que nous suscitions le désordre dans leurs États de l'Ouest, pour y faire naître l'idée de séparation d'avec les États de l'Est. »
Le baron s'efforçait de tenir au mieux le rôle qu'on lui avait assigné et attendait impatiemment l'arrivée du général Victor et de son corps expéditionnaire, dont la composition, à Helvoët Sluys, était achevée et des plus satisfaisante : trois bataillons de la 54e demi-brigade, deux bataillons du 17e de ligne, deux compagnies du 7e régiment du génie, un escadron de cent cinquante dragons, deux escouades d'ouvriers d'artillerie, une compagnie du train d'artillerie. Pourvue de vingt-quatre canons ou obusiers, de deux mille cinq cents fusils, de six cent mille cartouches et de trois mille deux cent soixante-treize gibernes, plus vingt tambours avec leurs baguettes, l'armée de la République ferait bon effet sur la place d'Armes, à La Nouvelle-Orléans. Ce qu'ignorait encore le préfet, car les communications avec la France n'étaient guère plus rapides qu'au siècle précédent, c'est que cette force n'embarquerait jamais pour la Louisiane !
Le 3 mai 1803, Bonaparte avait décommandé l'expédition et le ministre de la Marine s'était dépêché d'envoyer un courrier aux Pays-Bas, où six bâtiments se préparaient à prendre la mer. « Les troupes déjà embarquées sur les deux frégates, la Furieuse et la Libre, ainsi que sur les transports, seront débarquées sur-le-champ et le général Victor réglera leur destination. » L'explication de ce changement d'attitude apparaissait dans le même message : « La guerre s'est rallumée entre l'Angleterre et nous, par suite des violations du traité d'Amiens, dès longtemps méditées par cette puissance et, déjà, les hostilités ont commencé. » Une fois de plus, à cause d'une guerre européenne, la Louisiane était abandonnée par la France. Cette fois-ci, elle ne serait pas donnée, mais vendue !
Pour quinze millions de dollars
C'est par la presse que le préfet colonial apprit la nouvelle et il refusa d'y croire, car il était de bon ton, déjà, de tenir les journalistes pour des menteurs ! Le 8 août 1803, ayant pris connaissance de l'information, il fit immédiatement part de son incrédulité au ministre : « Le courrier de terre de Washington (É.-U.) a porté avant-hier ici le bulletin imprimé ci-joint. C'est la nouvelle officielle de la cession de la Louisiane aux États-Unis, par traité signé, à Paris, le 30 avril 1803. Ce bulletin, répandu avec profusion et accompagné de lettres qui donnent les conditions et autres détails de cet arrangement, a produit ici une sensation considérable. Les Anglo-Américains extravaguent d'allégresse [sic] ; les Espagnols, entre la joie de voir cette colonie échapper à la domination française et le regret de la perdre eux-mêmes, ont, la plupart, la stupidité de se montrer satisfaits ; les Français, c'est-à-dire neuf dixièmes de la population, sont stupéfaits et désolés, ils ne parlent que de vendre et de fuir ce pays. Pour moi, je les tranquillise et leur dis, comme je peux, que cette nouvelle, de quelque caractère qu'on la revête, est un mensonge invraisemblable et impudent. Je n'y vois qu'une œuvre de cabale de la part d'un parti qui, en ce moment des élections dans les États-Unis et à la veille de l'expiration de la présidence de Jefferson, a imaginé de jeter subitement, au milieu des assemblées électorales, cette nouvelle, pour y donner plus de faveur aux partisans du président actuel. L'effet qui en résulte, c'est d'électriser de plus en plus les têtes anglo-américaines pour la possession de la Louisiane et d'y décourager les affections françaises. Sur ce point de vue, ces bourdes font beaucoup de mal. »
La nouvelle était parfaitement exacte et l'affaire avait été réglée en un temps record, encore qu'on eût connu, à Paris, depuis le 30 avril 1802, le désir de Thomas Jefferson d'acquérir de la France le port de La Nouvelle-Orléans, afin d'assurer définitivement la liberté de circulation des navires américains sur le Mississippi. Le Président avait donné à cet effet des instructions à l'ambassadeur des États-Unis à Paris, Robert R. Livingston. Le 12 janvier 1803, tandis que le brave Laussat s'embarquait pour la Louisiane et alors que le gouvernement français, qui voyait poindre un nouveau conflit avec la Grande-Bretagne, commençait à prendre en considération la demande américaine, Jefferson avait dépêché à Paris un ministre plénipotentiaire de qualité, son ami James Monroe, ancien gouverneur de Virginie. Les conversations reprirent entre les deux diplomates américains, Talleyrand, ministre des Relations extérieures, et François de Barbé-Marbois, ancien intendant général à Saint-Domingue, ministre du Trésor public, marié à une Américaine.
Le Premier consul souhaitait régler la question avant que la guerre avec l'Angleterre reprenne, ce qui ne pouvait manquer d'arriver, depuis qu'il avait vivement reproché, en public, le 14 mars, à l'ambassadeur de Grande-Bretagne, lord Witworth, la violation par son gouvernement des accords d'Amiens. C'est pourquoi Bonaparte avait convoqué, le 10 avril, à Saint-Cloud, Barbé-Marbois13 et Decrès. L'entretien, destiné à rester confidentiel, avait eu lieu dans le cabinet du Premier consul et, si l'on en croit Barbé-Marbois, Bonaparte avait parlé comme un homme qui a déjà pris sa décision. « Je reconnais pleinement la valeur de la Nouvelle-France et j'ai désiré réparer la faute des diplomates français, qui l'avaient abandonnée en 1763. Quelques lignes d'un traité me l'avaient rendue, mais, à peine l'ai-je reconquise qu'il me faut songer à la perdre à nouveau. Toutefois, si elle m'échappe, elle coûtera plus cher, un jour, à ceux qui m'obligent à me dépouiller d'elle qu'à ceux à qui je souhaite de la donner. Les Anglais ont réussi à prendre à la France le Canada, le Cap-Breton, Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse et les plus riches parties de l'Asie. Ils sont maintenant en train d'exciter des troubles à Saint-Domingue. Ils n'auront pas le Mississippi qu'ils convoitent ! » Plus tard, le Premier consul avait clairement dévoilé sa pensée à ses interlocuteurs : « J'ai idée de céder [la Louisiane] aux États-Unis. C'est à peine si je puis dire que je la leur cède, puisqu'elle n'est pas encore en notre possession. Mais, si je laisse du temps à nos ennemis, je ne pourrai plus transmettre qu'un vain titre à ces républicains dont je recherche l'amitié. » Barbé-Marbois avait approuvé : « Il ne faut pas hésiter à faire le sacrifice de ce qui va nous échapper. La guerre contre l'Angleterre est inévitable ; pourrons-nous défendre la Louisiane contre cette puissance avec des forces navales très inférieures ? » Quand reprirent les conversations avec Monroe et Livingston, ces derniers, qui ne demandaient que l'île de La Nouvelle-Orléans, ne furent pas peu étonnés de s'entendre offrir la Louisiane tout entière ! Le 3 mai, l'acte de vente était signé14. La Louisiane, dont les frontières conservaient une certaine fluidité, mais dont la superficie était d'environ un million six cent mille kilomètres carrés, était cédée aux États-Unis pour la somme de quatre-vingts millions de francs15, soit quinze millions de dollars. Au prix de neuf cents et demi l'hectare, le gouvernement de M. Jefferson avait doublé la superficie des États-Unis !
Il se trouva, au Congrès et dans la presse, des esprits chagrins qui jugèrent l'affaire coûteuse et sans intérêt. Le New York Herald du 5 juillet 1803 ne se priva pas d'ironiser : « Quinze millions de dollars ! Jamais la vente d'un désert n'a atteint un prix aussi élevé. Ferdinand Gorges ne reçut que douze cent cinquante livres en échange de la province du Maine. William Penn a payé à peine plus de cinq mille livres le désert qui porte aujourd'hui son nom. Quinze millions de dollars ! […] Si vous la pesez [la somme], vous trouverez qu'elle représente quatre cent trente-trois tonnes d'argent solide ; si vous voulez la transporter, il vous faudra huit cent soixante-six wagons…16 » En 1953, à l'occasion du cent cinquantième anniversaire de la cession, un autre journaliste américain du New York Times considérait, lui, que cet achat était bien la meilleure affaire jamais faite par le gouvernement fédéral et calculait qu'en monnaie de l'époque l'aviation militaire américaine n'aurait pu acquérir, pour le prix payé en 1803 à la France, que cinq bombardiers B-3617 ! De nos jours, le coût de la Louisiane représenterait peut-être le prix d'une superproduction en technicolor à Hollywood…
Restait, le 4 mai 1803, à fixer les modalités de paiement de la somme. Pour cela, un financier suisse paraissait – déjà – tout indiqué. Les acheteurs disposaient du meilleur d'entre eux, alors secrétaire au Trésor des États-Unis : Albert Abraham Gallatin.
L'argent est une affaire suisse
Albert Gallatin, dont des rues portent le nom, à Genève et à La Nouvelle-Orléans, et dont une statue semble monter la garde au seuil du ministère des Finances, à Washington, était né à Genève le 12 janvier 1761. Orphelin de père et de mère dès l'âge de neuf ans, il avait été élevé par sa tante, Catherine Pictet, amie de Mme de Staël, femme de qualité, instruite, attentive à l'évolution d'une société où circulaient les idées des philosophes et des Encyclopédistes. Diplômé en lettres et philosophie par l'Académie de Genève, Albert Gallatin avait eu souvent l'occasion, au cours de son adolescence, de rencontrer Voltaire à Prégny, chez sa grand-mère Mme Gallatin-Vaudenet. Il écoutait l'ermite de Ferney discourir sur la justice, la religion, les mœurs, les passions de l'homme. Mais son désir d'Amérique et de liberté lui vint plutôt à l'Académie Calvin, que fréquentaient des étudiants américains. Ce sont leurs propos enthousiastes sur la guerre d'Indépendance qui le décidèrent, en 1780, à traverser l'Atlantique avec son ami Henri Serre, qui partageait ses idées et son goût de l'aventure. La grand-mère Gallatin souhaitait qu'Albert fît une carrière militaire afin d'honorer le blason de la famille : d'azur à la fasce d'argent accompagnée de trois besans d'or. Elle pensait aux régiments du Landgrave de Hesse qui avaient combattu les minutemen du Massachusetts au côté des Anglais. Elle accepta donc de voir s'éloigner son petit-fils, imaginant qu'il allait, lui aussi, lutter contre les insurgents dans les rangs de l'armée britannique. Or Albert Gallatin tenait pour la république naissante et se souciait peu de revêtir la tunique rouge des soldats du roi d'Angleterre. En fait, il n'endossa aucun uniforme, se battit peu et dut s'astreindre à toute sorte de petits métiers pour subsister. Il fut colporteur, professeur de français, interprète dans une banque, ce qui lui donna l'idée de participer à des opérations immobilières, qui se révélèrent désastreuses. En 1782, ayant eu la chance de rencontrer George Washington, la tante Pictet, qui avait des relations américaines, s'était résolue à envoyer quelques lettres de recommandations et Gallatin put devenir citoyen des États-Unis. Grâce à un héritage de cinq mille dollars, il acquit un domaine agricole. Il se maria tandis que les Parisiens prenaient la Bastille mais se trouva veuf après quelques mois. Il choisit alors d'entrer en politique et fut élu, en 1790, membre de la Chambre des représentants de l'État, puis sénateur de Pennsylvanie en 1793, année où il convola avec Hanna Nicholson. Devenu, un an plus tard, membre de la Chambre des représentants à Washington, il fut l'un des fondateurs du groupe antifédéraliste Democratic-Republican Party, futur parti républicain, et entra au comité chargé de surveiller les opérations financières du gouvernement fédéral. C'est à Gallatin, plus que jamais attaché au principe de liberté, que l'on doit la fondation, en 1796, de la colonie de New Geneva, destinée à recevoir les Suisses que la Révolution avait incités à s'expatrier.
Quand Thomas Jefferson devint président de l'Union, il offrit au Suisse, dont on moquait l'accent et critiquait la pingrerie, un des postes les plus importants du gouvernement, le secrétariat au Trésor. Les modalités comptables de l'achat de la Louisiane relevaient donc de la compétence de Gallatin et il sut manœuvrer pour limiter les conséquences financières de l'opération, que désapprouvaient les fédéralistes, ennemis de Jefferson. Selon les termes du traité, les États-Unis ne devaient payer au Trésor français que onze millions deux cent cinquante mille dollars, trois millions sept cent cinquante mille dollars ayant été déduits, après un savant calcul de Gallatin, comme dus par la France, d'une part, au titre de compensation de dettes contractées par des citoyens français insolvables, d'autre part, en dédommagement des prises effectuées sur des navires marchands américains par les corsaires armés autrefois par Genêt ! Pour la somme à verser, dont Bonaparte avait grand besoin, Gallatin recommanda l'émission d'un emprunt à six pour cent. En attendant, deux banques privées, Hope, à Londres, et Baring, à Amsterdam, consentirent les prêts qui permirent la mise à disposition de la République française des fonds dont ne disposait pas l'acheteur. Ce fut, pour les États-Unis, le moins coûteux des modes de financement. Barbé-Marbois, qui avait conduit les tractations, reçut une commission de cent quatre-vingt-douze mille francs. On ignore ce qui revint à M. de Talleyrand !
Épilogue patriotique et sentimental
À La Nouvelle-Orléans, même le préfet colonial Clément de Laussat finit par admettre officiellement que Bonaparte avait vendu la Louisiane aux États-Unis. Mais, pour la céder aux représentants du gouvernement fédéral, encore fallait-il qu'il en prît possession au nom de la France. Cela se fit le mercredi 30 novembre 1803, avec beaucoup de solennité, au cours d'une cérémonie, sur la place d'Armes, et en présence d'une foule de Louisianais qui avaient autant envie de sourire que de pleurer. On vit le vieux Salcedo et le marquis de Casa-Calvo encadrer Laussat et lui présenter, sur un plateau d'argent, les clefs des forts protégeant la ville. Il ne restait qu'à amener le pavillon espagnol pour le remplacer par le drapeau français, ce qui fut fait en un instant, avant que le représentant de la France ne s'asseye symboliquement dans le fauteuil du gouverneur. En homme qui savait les manières, le marquis de Casa-Calvo donna une réception le 8 décembre et M. de Laussat, ci-devant baron, envoya, quelques jours plus tard, une centaine d'invitations à dîner.
« Le citoyen Laussat, préfet colonial, commissaire du gouvernement pour la reprise de la Louisiane des mains de l'Espagne et sa remise aux États-Unis, vous prie d'assister chez lui, jeudi prochain 23 frimaire [15 décembre], à une soirée qu'il dédie à Monsieur le marquis de Casa-Calvo, brigadier des armées espagnoles, l'un des commissaires de Sa Majesté Catholique, en retour du noble et brillant accueil qu'il a fait en lui ces jours derniers au représentant de la nation française et en signe de l'union et de l'amitié qui règnent entre leurs deux augustes et puissants gouvernements. À sept heures du soir. »
Cinq jours plus tard devait se jouer le dernier acte et, de loin, le plus important de l'histoire du pays. Tous les habitants de La Nouvelle-Orléans, qui avaient vécu depuis des décennies dans l'incertitude de leur nationalité du lendemain, savaient maintenant que la Louisiane serait à jamais américaine. Le 18 décembre, le commissaire américain, William C. Claiborne, gouverneur du territoire du Mississippi, et le brigadier général de l'armée des États-Unis, James Wilkinson, étaient arrivés à la pointe Marigny, où campait le détachement américain. Le même jour, ils avaient rendu visite à Laussat, afin de mettre au point le protocole de la cérémonie de cession. Dans une calèche escortée par une trentaine de cavaliers, le civil et le militaire s'étaient avancés vers la ville, jusqu'à ce qu'ils aient rencontré le commandant du génie Vinache, que Laussat avait envoyé au-devant d'eux. Salués par dix-neuf coups de canon à leur arrivée sur la place d'Armes, les deux hommes avaient été introduits dans le salon du préfet colonial, où ils avaient conféré pendant une heure, puis ils avaient regagné leurs quartiers.
Le mardi 20 décembre, dès les premières heures de la matinée, les soldats de la milice de La Nouvelle-Orléans, en uniforme français de la Garde nationale, ceux de la compagnie française du capitaine Bougaud et de la compagnie des citoyens du capitaine Charpin étaient rangés, en ordre de bataille, sur la place d'Armes, la compagnie des citoyens assurant la garde du drapeau. Les commissaires américains arrivèrent à l'heure dite, à la tête de leurs troupes, qui prirent position sur la place, face aux troupes françaises. Après une salve de vingt-quatre coups de canon, Claiborne et Wilkinson pénétrèrent dans le Cabildo, où les attendait le préfet. Ils lui remirent leurs lettres d'accréditation, reçurent la sienne et entendirent la lecture de l'acte de cession. Tous signèrent, comme Laussat, le procès-verbal d'échange des ratifications. Alors, Clément de Laussat proclama officiellement la remise de la Louisiane aux États-Unis, tendit aux Américains les clefs de la ville qu'il avait reçues huit jours plus tôt des mains du marquis de Casa-Calvo et déclara déliés du serment de fidélité à la République française tous les habitants qui voudraient rester sous la nouvelle domination. Des procès-verbaux de ces déclarations furent établis, en français et en anglais, et signés par les trois hommes. Ensuite, ceux-ci s'avancèrent sur le balcon, pour assister au geste le plus symbolique et le plus émouvant.
Deux mâts égaux avaient été dressés au centre de la place. Tandis que le drapeau français glissait lentement le long d'un mât, la bannière étoilée montait à l'autre. Quand, à mi-hauteur, les pavillons se croisèrent, un coup de canon fit vibrer l'air froid. Les batteries des forts et celles des navires ancrés dans le port tirèrent les salves d'honneur. L'enseigne de vaisseau Dusseuil, capitaine de l'Argo, avait reçu la triste mission d'amener les couleurs françaises et le citoyen Legrand, sergent-major de la compagnie des citoyens, l'honneur de recueillir, sur ses bras tendus, le drapeau qu'il présenta au capitaine Charpin. Ce dernier noua l'emblème en écharpe autour de son buste et, encadré par deux officiers, sabre au clair, vint se placer devant le Cabildo, tandis que les troupes des deux nations se mettaient en marche pour le défilé et rendaient les honneurs. Après la relève du corps de garde, au pied du mât portant le drapeau américain, Laussat remit au général Wilkinson le commandement de la milice.
Commentant la cérémonie dans son rapport à Decrès, le baron de Laussat fit part de son émotion : « Le gouvernement aura peine à se représenter, citoyen ministre, le sentiment de consternation et de douleur qui se manifesta sur tous les visages, et les larmes qui s'aperçurent dans la plupart des yeux au moment où le drapeau français disparut. Un groupe d'Américains eut beau crier, dans un coin de la place, “hurrah”, le silence était, partout ailleurs, général et profond. »
Le moment de chagrin patriotique passé, vint le banquet, puis la fête, et M. le Préfet, qui n'était plus qu'un visiteur étranger dans ce pays américain, emporta dans sa chambre le drapeau tricolore, qu'il avait apporté quelques mois plus tôt.
Sur les murs de la ville, les mots de la dernière proclamation de Pierre Clément de Laussat aux Louisianais, faite au nom de la République française, se diluèrent, avec l'encre, à la première averse. Ce texte méritait cependant d'être conservé pour l'honneur d'un parfait serviteur de l'État : « La mission qui m'avait transporté à travers deux mille cinq cents lieues de mer au milieu de vous, cette mission dans laquelle j'ai longtemps placé tant d'honorables espérances et tant de vœux pour votre bonheur, elle est aujourd'hui changée : celle dont je suis en ce moment le ministre et l'exécuteur, moins douce, quoique également flatteuse pour moi, m'offre une consolation, c'est qu'en général, elle vous est encore beaucoup plus avantageuse. »
Elle le fut, en effet. Bien que l'immense Louisiane ait été découpée en territoires, puis en États nouveaux, il subsiste, autour du delta du Mississippi, une terre à nulle autre pareille en Amérique du Nord : la dix-huitième étoile de la constellation inscrite sur la bannière de l'Union.
La Louisiane d'aujourd'hui, chaude contrée au nom de femme, ne couvre plus que cent quinze mille kilomètres carrés – un cinquième de la France – sur lesquels vivent cinq millions six cent mille habitants18, dont trente pour cent descendent des anciens esclaves noirs. Mais on y parle encore français et espagnol. On y déguste les andouilles comme à Vire, les grattons comme à Lyon, mais aussi le gazpacho et la tortilla comme en Espagne, les galettes de maïs et le succotash des Indiens. Dans les vieux cimetières dorment, côte à côte, les Fernández et les Marigny, les Saucier et les Segura, dont les ancêtres défrichèrent les terres limoneuses sillonnées de bayous où rêvassent les alligators.
Ce riche passé colonial exhale, mêlé aux senteurs subtropicales, les parfums oubliés d'une vieille Europe rustique et raffinée, celle des rois ingrats et des aventuriers chevaleresques. C'est pourquoi le soir, à l'heure mauve, quand l'oiseau moqueur se tait et que le héron bleu, aux pattes de verre filé, s'endort dans les roseaux, on se prend à guetter, sur la galerie d'un vieux manoir de l'ère coloniale, l'aubaine de quelque prodige.
Tout peut arriver quand le julep est bien dosé et que le vent du sud caresse les scalps gris qui pendent aux branches des très vieux chênes. C'est l'instant où parfois, dans la brume blanchâtre, exsudation moite du fleuve, glisse, sans un clapot, sur l'eau lisse, la pirogue fantôme. Debout à la proue, devant les rameurs indiens courbés par l'effort, est campée une flamme bleue, couronnée d'un panache d'argent. C'est le spectre de René Robert Cavelier de La Salle, le Normand, seigneur des Sauvages, qui va à la rencontre de Hernando de Soto, le conquistador espagnol, sur le Mississippi retrouvé.
1 Le mot cabildo, du latin capitulum, peut désigner un chapitre de religieux, une assemblée, un conseil municipal et aussi la salle, voire le bâtiment, où se réunissent les membres de ces institutions. Les Louisianais, de langue française ou anglaise, continuent à nommer Cabildo l'ancien siège du gouvernement espagnol, aujourd'hui transformé en musée.
2 Aujourd'hui Galveston, au Texas.
3 Le Congrès de Philadelphie lui décerna plus tard des remerciements officiels et Pollock demanda qu'un portrait de Gálvez fût acquis par le Congrès « afin de perpétuer sa mémoire dans les États-Unis et les signalés services qu'il rendit à la cause de la liberté ».
4 Evangeline or a Tale of Acadie, publié en 1847 par Henry Wadsworth Longfellow (1807-1882).
5 L'un de ces derniers, William Arceneaux, fut, de 1984 à 1988, secrétaire à l'Éducation pour les universités de l'État de Louisiane.
6 Aujourd'hui 538 Chartres Street.
7 En Espagne et dans les colonies espagnoles : vigiles chargés de faire des rondes de nuit dans les rues, afin de veiller à la sécurité des personnes et des biens et de donner l'alerte en cas d'incendie. À l'origine, ils chantaient, à voix haute, l'heure et les conditions météorologiques. Dans les villes modernes, ils détenaient les clefs des immeubles et on les appelait, pour se faire ouvrir, en frappant dans les mains.
8 Cette feuille, qui devint, en 1797, le journal officiel du gouvernement louisianais, parut jusqu'en 1814.
9 Trottoirs dans le parler acadien.
10 De 1809 à 1817.
11 Edmond Charles Genêt (1763-1834) fut sauvé de la guillotine par le gouvernement américain, qui l'autorisa officiellement à résider à Charleston, en Caroline du Sud. Quelques années plus tard, il obtint la nationalité américaine et épousa une fille de George Clinton, gouverneur de New York.
12 « La question de la Louisiane » F.-P. Renaut, Revue de l'histoire des colonies françaises, 2e, 3e et 4e trimestre 1918, Paris.
13 Histoire de la Louisiane et de sa cession, Paris, 1829.
14 Cet acte a été vendu le 25 janvier 1996 par Christie's, à New York, pour la somme de 772 500 dollars.
15 Un banquier de bonne volonté a calculé, en 1989, que cette somme équivalait à deux milliards quatre cents millions de francs.
16 Cité par J. Finley dans les Français au cœur de l'Amérique.
17 Cité par Jean-Louis Aujol dans l'Empire français du Mississippi, À tire-d'aile, G.F.P.E.
18 Chiffre des années quatre-vingt-dix.