3.
En attendant l'oncle Sam
Les bons gouverneurs
espagnols
Le dernier quart du XVIII e siècle
fut, pour l'Ancien comme pour le Nouveau Monde, une période
révolutionnaire au sens universel du terme. Les treize colonies
anglaises d'Amérique s'émancipèrent de la tutelle britannique, au
prix d'une guerre, et fondèrent une république fédérale qui dure
encore ; la France anéantit la monarchie, pour la remplacer
par une république éphémère et terrifiante, avant de se donner à
l'Empire. Le destin de la Louisiane, alors colonie espagnole, fut
influencé tant par les événements continentaux que par ceux
d'Europe, dont nous ne pouvons ignorer les conséquences,
puisqu'elles permirent aux États-Unis d'accéder à l'indépendance et
de doubler leur superficie pour un prix dérisoire.
Mais, avant de connaître cette intégration, si
naturelle du point de vue géographique et si raisonnable du point
de vue politique, la Louisiane allait vivre, grâce à des
administrateurs espagnols éclairés, intègres, habiles et courageux,
une paix et une prospérité qu'aucune administration française
n'avait su lui donner.
Dès qu'Alexander O'Reilly eut remis de l'ordre
dans le pays et se fut assuré que les Français se tiendraient
désormais tranquilles, il installa dans ses fonctions le gouverneur
déjà désigné par Charles III, Luis de Unzaga y Amézaga. Cet
officier de trente-cinq ans était arrivé par le même bateau que le
général, mais avait attendu, pour apparaître, que l'Irlandais eût
accompli sa mission, fait rendre justice au roi et à M. de
Ulloa. Le 1er décembre 1769, les
colons apprirent que « le Sanguinaire » – c'était le
sobriquet donné à O'Reilly par les habitants de La
Nouvelle-Orléans – cédait la place à un gestionnaire et que la
vie administrative allait prendre un tour nouveau.
Il n'était plus question de gouvernement mixte,
comme au temps de M. de Ulloa. Le Conseil supérieur avait été
aboli et remplacé par un cabildo1 composé de six directeurs, deux alcaldes, un procureur général et un commis. Les
esclaves indiens avaient été rendus à la liberté, le régime des
concessions modifié. Désormais, les terres seraient attribuées, au
nom du roi, par le gouverneur de la colonie. Les domaines
ordinaires auraient de six à huit arpents de large et quarante
arpents de profondeur. Les concessionnaires devaient, dès lors,
s'engager à édifier, en bordure des fleuves, rivières ou bayous,
une levée protectrice, à tracer un chemin de vingt pieds de large
et à laisser deux arpents en jachère avant la zone de culture.
Seuls pouvaient bénéficier d'une concession de quarante-deux
arpents de large ceux qui possédaient cent bêtes à cornes,
plusieurs chevaux, des moutons et au moins deux esclaves. Un des
derniers actes du « Sanguinaire », unanimement approuvé
celui-là, avait été d'interdire la constitution d'un tribunal
inquisitorial souhaité par les capucins, seuls maîtres des
institutions religieuses depuis l'éviction des jésuites en
1763.
Les Louisianais acceptèrent sans rechigner d'être
administrés comme des Espagnols, pourvu qu'on les laissât vivre
comme des Français. Déçus, une fois de plus, par la cour de France,
où aucune voix ne s'était élevée pour défendre les insurgés de
1768, ni même pour s'émouvoir des exécutions, les habitants de la
ville et des campagnes ne souhaitaient que la paix, sous un
gouvernement juste et respectueux de leur langue et de leurs
coutumes.
Le nouveau gouverneur, le colonel Luis de Unzaga,
avait servi en Espagne, en Italie et en Afrique, avant de commander
un régiment à La Havane. Il se présenta aux Français, encore
traumatisés par la répression, comme un réconciliateur, ce qui fut
admis d'autant plus aisément qu'il épousa bientôt une créole
d'origine française, Joséphine, fille d'un riche négociant de La
Nouvelle-Orléans, Antoine-Gilbert de Saint-Maxent. Unzaga,
observateur intelligent et courtois, comprit vite que toute
tentative d'hispanisation de la Louisiane serait vouée à l'échec, à
moins qu'il ne parvienne à faire entrer dans la colonie plus de
familles espagnoles qu'il n'existait de familles françaises. Or les
premiers colons espagnols, venus des îles Caraïbes, qui
s'installèrent sur les rives du Mississippi adoptèrent rapidement
le mode de vie des Français et même leur langue. Une religion
commune, un héritage culturel issu d'une latinité partagée, une
sorte de complicité européenne face aux Indiens et l'alliance
contre l'Anglais, ennemi constant, facilitèrent cet amalgame et
aboutirent, au fil des générations, à la constitution d'une
communauté originale et typiquement louisianaise. Luis de Unzaga,
cependant soucieux de protéger la langue de son pays, inaugura, en
1772, une école ouverte à tous ceux qui souhaitaient apprendre le
castillan. Cet établissement reçut des élèves français, comme les
écoles françaises accueillirent des élèves espagnols. Dans le
dessein de faire cesser rivalité et disputes entre capucins des
deux nationalités – les Espagnols reprochaient aux Français
une tolérance coupable pour les mœurs dissolues de leurs
compatriotes et les Français trouvaient le sectarisme et
l'intransigeance des religieux ibères inopérants sous les
tropiques –, le gouverneur attribua à chaque communauté des
responsabilités distinctes et précises.
C'est sous le gouvernement de cet homme prudent
que les Louisianais apprirent la mort de Louis XV, survenue à
Versailles le 10 mai 1774. Avec le Bien-Aimé, terrassé par la
petite vérole, disparaissait le dernier souverain français dont le
pavillon eût flotté sur la Louisiane. En lui succédant, son
petit-fils, Louis XVI, héritait d'un empire colonial
amputé.
Mais l'attention des Louisianais était plus
sollicitée par ce qui se passait alors dans les colonies anglaises
que par l'accession de Louis XVI au trône de France.
L'événement le plus lourd de conséquences se produisit le
4 juillet 1776, quand fut proclamée, à Philadelphie, la
Déclaration d'indépendance des colonies anglaises d'Amérique. Ce
texte, dont la portée devint universelle au fil des siècles, avait
été rédigé par un comité qu'animaient Thomas Jefferson, Robert
Livingston, John Adams, Benjamin Franklin et Roger Sherman. Sa
divulgation avait soulevé l'enthousiasme des colons et mobilisé
toutes les volontés. Deux ans plus tôt, au mois de septembre 1774,
un congrès continental des colonies, réuni à Philadelphie, avait
déjà adopté une Déclaration des droits de l'homme « fondée sur
les lois éternelles de la nature » qui reconnaissait à chaque
être humain « le droit à la vie, à la liberté, à la propriété,
à la propriété ». À partir de ce jour, les
« Américains » avaient souhaité, plus ou moins
ouvertement, la constitution d'une fédération d'États, indépendante
de la Couronne britannique. Au cours de l'année 1776, les
affrontements entre troupes anglaises loyalistes et milices
américaines, à Lexington, Concord et Bunker Hill notamment, avaient
démontré qu'une véritable révolution était en marche.
La Déclaration d'indépendance du 4 juillet
1776 équivalant pour George III et ses ministres à une
déclaration de guerre, les échauffourées étaient devenues de vraies
batailles. George Washington, qui s'était autrefois battu contre
les Franco-Canadiens, avait rang de général et conduisait les
opérations, auxquelles participaient, depuis l'été 1777, des
volontaires français comme le marquis de La Fayette. Dès le
2 mai 1776, la France avait marqué son soutien aux insurgents
quand Louis XVI avait fait ouvrir, au bénéfice de ces
derniers, un crédit de un million de dollars. Le 10 juin,
Charles III d'Espagne avait imité le souverain français.
Washington venait de traverser le Delaware et
d'infliger une première défaite à lord Charles Cornwallis quand, en
janvier 1777, Unzaga, qui s'était efforcé de maintenir la Louisiane
dans la neutralité par rapport au conflit en cours, avait appris
qu'il était nommé capitaine général de Caracas. Les habitants de La
Nouvelle-Orléans virent s'éloigner avec regret celui qui avait su
faire oublier la brutalité de la répression de 1769 et protéger les
particularismes français d'une colonie qui n'avait encore
d'espagnol que le nom.
Bernardo de Gálvez y Gallardo, qui succéda au
réconciliateur, était né le 25 juillet 1746 dans une famille
modeste de Macharavialla, un village de la province de Málaga. Il
devait laisser dans l'histoire de la colonie le souvenir d'un
administrateur exceptionnel, d'un soldat courageux et d'un homme de
cœur. À trente ans, il possédait des états de service
impressionnants. Jeune lieutenant, il s'était distingué pendant la
guerre hispano-portugaise, avant d'obtenir, en 1765, le grade de
capitaine en Nouvelle-Espagne. Grièvement blessé par les Apache, il
avait dû rentrer en 1772 à Séville pour se soigner. Il avait
ensuite choisi de servir, pendant trois ans, dans l'armée
française, afin de perfectionner sa connaissance de la langue des
Encyclopédistes. En 1775, il avait participé, sous les ordres de
O'Reilly, à la malheureuse expédition d'Alger et avait été blessé
une deuxième fois lors du débarquement qui avait causé la mort de
cinq cent vingt-sept Espagnols. Promu colonel du régiment Fijo,
stationné à La Nouvelle-Orléans, il était arrivé en 1776 en
Louisiane, où son comportement lui avait attiré d'emblée la
sympathie des Français. Celle, en particulier, de la belle-sœur
d'Unzaga, la charmante Félicité de Saint-Maxent, qu'il avait
épousée au mois de novembre 1777, dix mois après avoir été promu
gouverneur de la colonie. Ces mariages de nobles espagnols avec les
filles d'un notable français qui avait entretenu de bons rapports
avec Antonio de Ulloa parachevèrent la réconciliation de deux
communautés décidées à œuvrer, dans l'union, au mieux-être de
tous.
Les Gálvez faisaient tous de brillantes carrières
coloniales, militaires ou diplomatiques. Le père de Bernardo,
Matías de Gálvez, était vice-roi de Nouvelle-Espagne ; son
oncle José, homme de confiance de Charles III, occupait les
fonctions importantes de ministro universal de
las Indias. Un autre oncle, Miguel, représentait le roi
d'Espagne à la cour de Catherine II, à Saint-Pétersbourg, et
le plus jeune des frères de Matías, Antonio, venait d'être promu
maréchal de camp. Sous le gouvernement de Gálvez, mille cinq cent
quatre-vingt-deux colons espagnols, venus des Canaries et de la
province de Málaga, s'installèrent en Louisiane, principalement sur
les bords des bayous Teche et Lafourche. Ils fondèrent un
établissement important nommé Nueva Iberia et entretinrent
d'excellentes relations avec les Acadiens qui les avaient précédés
dans cette région.
Bernardo de Gálvez avait du charme et en jouait.
Sa forte personnalité, son esprit de décision lui assurèrent vite
l'estime et l'affection des Louisianais. Actif, intelligent,
astucieux, fin diplomate, il avait une conception moderne et
réaliste du fonctionnement des institutions et un grand respect des
hommes. Dès qu'il détint le pouvoir, il sut donner à tous le
sentiment que la Louisiane était son pays et qu'il ferait tout pour
en assurer le développement et la prospérité. Il commença par
réprimer la contrebande anglaise, tolérée par Unzaga, encouragea la
culture du tabac, autorisa à nouveau l'introduction des esclaves
noirs de Guinée et, surtout, apporta son aide aux insurgents quand
commença la guerre qui devait aboutir à la fondation des
États-Unis. En autorisant les déserteurs de l'armée anglaise, qui
ne voulaient pas se battre contre leurs compatriotes, à fonder une
ville à laquelle ils donnèrent son nom, Gálveztown2, il prit nettement position pour les
« rebelles ».
Quand, en 1779, l'Espagne entra en guerre contre
l'Angleterre, après que le gouvernement français eut promis à
Charles III de lui faire recouvrer Gibraltar, Gálvez convoqua
au Cabildo les représentants des colons pour envisager des
opérations contre les possessions britanniques. Immédiatement, dans
les districts des Attakapa, des Opelousa et à Pointe-Coupée, six
cents volontaires français s'enrôlèrent dans l'armée espagnole pour
se lancer à la conquête des forts tenus par les Anglais dans la
basse vallée du Mississippi. En 1779, les Britanniques furent
chassés de Manchac, Baton Rouge et Natchez. Mobile leur fut ravie
le 14 mars 1780 et Pensacola le 8 mai 1781. Au lendemain
de l'occupation de cette dernière ville, le gouverneur envoya à
George Washington, alors en Caroline du Sud, une carte pour lui
annoncer l'éviction des Anglais et lui dire qu'il espérait de cette
campagne une heureuse influence sur le déroulement des opérations,
puisqu'elle avait mobilisé, un moment, les forces britanniques
destinées à la Georgie. L'aide de Bernardo de Gálvez et des
Louisianais aux Américains, en lutte pour leur indépendance, ne se
limita pas à ces opérations de reconquête, qui bénéficiaient
surtout à la colonie espagnole. En faisant saisir onze bateaux
anglais sur le bas Mississippi, en autorisant Oliver Pollock,
financier des insurgés, et le capitaine Willing à s'installer à La
Nouvelle-Orléans afin d'organiser plus aisément le ravitaillement
des Américains, Gálvez collabora effectivement à la guerre
d'Indépendance3. Fait comte par le roi Charles III,
puis capitaine général de la Louisiane et des Florides, territoires
que les Anglais avaient été contraints de céder à l'Espagne,
Bernardo dut quitter La Nouvelle-Orléans pour conduire une
expédition à la Jamaïque, puis assumer, à la suite de son père, la
vice-royauté de la Nouvelle-Espagne, tout en conservant le titre de
gouverneur de la Louisiane.
Esteban Rodríguez Miró, désigné pour assurer
l'intérim de Gálvez comme gouverneur de la colonie en 1782, était
un Catalan de trente-huit ans dont la carrière militaire avait été
semblable à celle de son prédécesseur. Personnage plus terne que
Unzaga et Gálvez, Miró continua cependant l'œuvre des premiers
gouverneurs et fut apprécié des Louisianais. Sa femme, Céleste
MacCarthy, une Louisianaise d'origine allemande, devint l'arbitre
des élégances et sut entretenir autour du gouverneur, en titre à
partir de 1785, une chaleureuse ambiance qui lui valut la sympathie
de la population.
C'est au cours des années 1780 qu'arrivèrent en
Louisiane un grand nombre d'Acadiens, qu'ils vinssent des colonies
anglaises en guerre, de Saint-Domingue ou de France. Beaucoup
d'anciens cultivateurs de Nouvelle-France, rapatriés dans les
régions de Nantes, Saint-Malo et Morlaix, ne s'étaient pas habitués
à la vie métropolitaine et ne souhaitaient que retourner en
Amérique. Louis XVI, sur les conseils de Calonne et de
Vergennes, avait autorisé cette émigration, ajoutant que, pour
faciliter leur départ, les finances royales assumeraient les dettes
et le passage des Acadiens. On a estimé à plus de deux mille cinq
cents le nombre des Acadiens qui, après neuf années de séjour en
France, choisirent de s'installer en Louisiane, où ils retrouvèrent
tous ceux qui étaient venus directement d'Acadie, du Canada ou des
colonies britanniques.
Parmi les Acadiens déportés dans les provinces
anglaises qui réussirent à rejoindre la Louisiane figurait une
jeune fille qui allait devenir grâce au poète Longfellow, sous le
nom d'Evangeline4, le pitoyable et pur symbole des victimes du
Grand Dérangement. La véritable Evangeline se nommait pour les uns
Emmeline Labiche, pour d'autres Emmeline Lemaire. Il est à peu près
certain qu'elle venait de Grand Pré, en Acadie, et qu'elle arriva à
Saint Martinville, en Louisiane, avec ses parents. Au moment de la
déportation des familles acadiennes, elle avait été séparée de son
fiancé, Louis Arceneaux – Gabriel dans le poème de
Longfellow –, mais les amoureux s'étaient promis de se
retrouver en Louisiane. Emmeline attendit longtemps, au bord du
bayou Teche, qui coule derrière l'église de la petite ville la plus
francophone de Louisiane. Sous le vieux chêne, près duquel
débarquaient les voyageurs venus par bateau, la jeune fille
mélancolique vécut l'alternance des saisons, désespérant de voir
apparaître l'homme qu'elle aimait. Il vint enfin… accompagné d'une
épouse et de trois enfants ! La raison d'Emmeline la fidèle
vacilla. Elle mourut de consomption et fut enterrée dans le petit
cimetière qui jouxte l'église. Sur sa tombe vont se recueillir,
aujourd'hui encore, tous ceux qui portent au cœur la cicatrice d'un
amour déçu. Quant aux Arceneaux, ils défrichèrent des terres sur
lesquelles vivent toujours les descendants de Louis5.
Les dernières années
espagnoles
Le vendredi saint 1788 se produisit, à La
Nouvelle-Orléans, une catastrophe qui allait modifier complètement
l'aspect du centre de la ville et donner à ce qu'on appelle
toujours le Vieux Carré, ou le French Quarter, son ambiance
typiquement espagnole. Ce jour-là, le 21 mars, le feu prit, à
l'angle des rues de Chartres et de Toulouse, dans la maison de don
José Vicente Nuñez, payeur général de l'armée6. Une chandelle votive, allumée devant une
châsse, mit le feu à un rideau, et en un instant l'incendie, attisé
par un fort vent du sud, se propagea à une vitesse effrayante,
dévorant, les unes après les autres, les maisons faites de bois et
de boue séchée. Le feu progressa d'autant plus aisément que
l'alerte n'avait pas été donnée à la première flamme, la plupart
des habitants étant réunis à l'église paroissiale pour l'office du
vendredi saint.
Quand l'incendie cessa, faute d'aliment, on
constata qu'un cinquième des immeubles de la ville, huit cent
soixante-cinq édifices, étaient détruits. Beaucoup de maisons
particulières, mais aussi la vieille église Saint-Louis, la prison,
les casernes, l'armurerie et les archives de la cité étaient
parties en fumée ! Seules les maisons proches de la levée du
Mississippi avaient pu être protégées par les pompes puisant l'eau
du fleuve. On remarqua, pendant ce drame, le dévouement du
gouverneur Esteban Miró, qui, dès le lendemain, fit déblayer les
décombres et entreprendre la reconstruction. Celle-ci, qui prit
plusieurs mois, fit apparaître, à la place des maisons de bois et
de bousillage, des demeures aux soubassements de brique,
construites autour de patios et souvent ceinturées de
galeries.
Grâce à la générosité de don Andrés Almonester y
Roxas, l'église Saint-Louis fut reconstruite, d'après les plans de
l'architecte français Gilbert Guillemard, avec des briques en
partie récupérées après destruction de la clôture du vieux
cimetière de la rue Saint-Pierre. Flanquée de deux tours
hexagonales, dallée de marbre, décorée de fresques, pourvue d'un
maître-autel orné de peintures et de sculptures et considéré par
les Louisianais comme « le plus magnifique du monde
occidental », la nouvelle église, dont la façade avait été
recouverte de plâtre blanc, faisait honneur à la cité. Hélas !
ce sanctuaire qu'on avait mis quatre années à construire, qui avait
coûté quatre-vingt-dix-huit mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit
pesos, soit cent mille dollars de l'époque, somme considérable,
venait à peine d'être consacré, qu'un nouvel incendie menaça de le
détruire.
Le 8 décembre 1794, alors que les habitants
de La Nouvelle-Orléans célébraient, dans leur belle église, la fête
de l'Immaculée Conception, le feu se déclara rue Royale, en plein
centre de la ville, et anéantit, en quelques heures, deux cent
douze maisons. Le gouverneur Francisco Luis Héctor, baron de
Carondelet, qui avait succédé à Miró en 1791, décida, fort
opportunément, qu'on ne construirait plus désormais, dans le centre
de la cité, que des maisons de brique, qu'elles aient un ou deux
étages. La deuxième reconstruction du Vieux Carré accentua encore
le caractère espagnol du quartier dessiné autrefois par Adrien de
Pauger. C'est de cette époque que datent les beaux bâtiments qui
encadrent la basilique Saint-Louis – palais du Cabildo et
presbytère – et constituent, depuis, la toile de fond de la
place d'Armes, devenue Jackson Square.
Le baron Hector de Carondelet, né en 1748 dans une
famille aristocratique du Hainaut, province de la Flandre
espagnole, avait, lui aussi, servi sous O'Reilly, dans l'armée de
Charles III, puis, comme gouverneur de la province de San
Salvador, au Guatemala. Pendant six ans, il administra la Louisiane
avec compétence et efficacité. Doué pour l'urbanisme, il transforma
La Nouvelle-Orléans coloniale en une ville de son temps, divisée en
quatre districts administratifs, et fit creuser un canal, qui
prolongea le bayou Saint-Jean et permit aux bateaux qui venaient du
lac Pontchartrain de pénétrer jusqu'au rempart nord de la ville.
Les Louisianais, reconnaissants, donnèrent à cette voie d'eau, très
fréquentée par les Indiens et les maraîchers, le nom de son
promoteur. L'infatigable baron inaugura encore l'éclairage public
au gaz en faisant installer quatre-vingts lampadaires, organisa un
service de serenos 7, et ouvrit, en octobre 1792, le premier
théâtre de la cité, où se produisirent d'abord les comédiens venus
de Saint-Domingue avec Louis Tabary. Cette troupe était arrivée en
1791, avec les nombreuses familles de planteurs chassées de l'île,
lors de la révolution conduite par Toussaint Louverture.
Privés de leurs terres, les propriétaires avaient
choisi de s'installer en Louisiane avec leurs esclaves noirs,
adeptes du vaudou, mais formés à la culture de la canne. Les
autorités espagnoles, qui s'efforçaient de développer la production
de sucre, accueillirent ces nouveaux émigrants, qui permirent la
création d'une véritable industrie sucrière, après que le créole
Étienne de Boré eut mis au point, en 1795, sa machine à
cristalliser le sucre.
Sous le gouvernement de Carondelet, « homme
travailleur, alerte et judicieux, bien que de tempérament
colérique », si l'on en croit un contemporain, Louis Duclot,
autre réfugié de Saint-Domingue, commença la publication du premier
journal de la colonie, le Moniteur de la
Louisiane 8, qui paraissait sur quatre pages, au moins
une fois par quinzaine. Carondelet encouragea également la création
d'écoles privées, d'hôpitaux, d'asiles et fit aménager au long des
rues principales les premières « banquettes9 », très appréciées des dames les jours
où les fortes pluies, fréquentes dans le delta, transformaient les
rues en bourbiers. Le pape Pie VI ayant accepté, le
25 avril 1793, d'ériger la Louisiane et les Florides en
diocèse, le gouverneur accueillit, en juillet 1795, le premier
évêque de La Nouvelle-Orléans, don Luis Ignacio María de Peñalver y
Cárdenas. Ce dernier constata avec un peu de déplaisir que, sur les
douze mille paroissiens blancs que comptait la ville, quatre cents
seulement suivaient assidûment les offices et communiaient
régulièrement. Le prélat n'obtint pas pour autant du baron
l'institution d'un tribunal de l'Inquisition, que O'Reilly avait
autrefois refusé aux capucins.
Tout aurait été pour le mieux dans la meilleure
des colonies possibles si les Américains, et quelques Français,
n'avaient donné du souci à M. de Carondelet et aux membres du
Cabildo. Le traité de Paris, signé à Versailles le 3 septembre
1783, avait reconnu l'indépendance des États-Unis, confirmé la
souveraineté de l'Espagne sur les Florides et définitivement enlevé
le Canada à la France. Cependant, les Espagnols avaient dû se
résoudre, un peu plus tard, à voir la jeune république américaine
s'adjuger la partie de la Louisiane orientale, limitée à l'est par
la Virginie et la Caroline du Nord et bordée par le Mississippi à
l'ouest. En 1792 et 1796, ce territoire devait donner naissance à
deux nouveaux États de la confédération, le Kentucky et le
Tennessee.
Tant que les hommes politiques américains avaient
été occupés par la mise en place d'une administration fédérale et
par les mille questions que soulevait l'harmonisation relative des
législations d'État, ils ne s'étaient guère inquiétés des
perspectives du commerce international. Dès qu'ils s'y
intéressèrent, à la demande des colons installés sur le versant
ouest des monts Alleghany, ce fut pour réclamer, au bénéfice des
navires américains, la liberté de navigation sur le Mississippi et
ses affluents, seules voies praticables pour le transport des
denrées et des produits manufacturés.
L'Espagne, qui contrôlait la rive droite du
fleuve, du golfe du Mexique à la frontière du Canada, et les deux
rives entre le golfe et le confluent de la Rouge, détenait un
monopole de droit et de fait sur le trafic fluvial. De longues
discussions avaient été nécessaires avant que don Manuel de Godoy y
Alvarez de Faria, Premier ministre de Charles IV, et Thomas
Pinckney, ambassadeur des États-Unis à Madrid, parvinssent, le
27 octobre 1795, à un accord par lequel l'Espagne concédait,
pour trois ans, aux Américains la liberté de navigation sur le
Mississippi, l'accès au port de La Nouvelle-Orléans et la libre
circulation des marchandises entrant ou sortant de la fédération,
sans taxes ni droits. Le traité étant tacitement reconductible, les
États-Unis disposèrent dès lors d'un moyen de pénétration
commercial, politique et stratégique dans le domaine
espagnol.
En 1797, le baron de Carondelet, qui avait vécu
toutes les péripéties de la confrontation diplomatique en première
ligne, s'efforçait, tout en faisant bonne figure aux Américains, de
sauvegarder le commerce de son pays. Du balcon du Cabildo, il
voyait cependant, de plus en plus nombreux, les navires marchands
de l'Union mouiller l'ancre en face de la Crescent City, ainsi que
les capitaines appelaient la ville dédiée au défunt Régent. Dans la
forêt des mâts flottaient maintenant autant de pavillons à bandes
horizontales, rouges et blanches frappés sur un rectangle bleu de
quinze étoiles d'or, que de flammes sang et or, aux armes
d'Espagne. On y voyait aussi des drapeaux bleu, blanc, rouge qui
avaient remplacé l'étendard blanc à fleurs de lis des rois de
France. Jusqu'en Amérique, la Révolution française affichait ses
couleurs.
Les Français de Louisiane, bien que sujets de
Charles IV d'Espagne, s'intéressaient toujours intensément aux
événements de France. Or depuis mai 1789, date de réunion des États
généraux à Versailles et de l'installation, à New York, de George
Washington, premier président de la république des États-Unis,
beaucoup de choses avaient changé dans la lointaine mère patrie.
Les échos de la Révolution, de la prise de la Bastille, du
renversement de la monarchie, des procès et exécutions de
Louis XVI et Marie-Antoinette, des travaux des assemblées
nationale, constituante puis législative, des excès sanglants de la
Terreur et de la proclamation de la république, étaient parvenus en
Louisiane, au fil des mois et des années. Même si le sinistre
chuintement du tranchet de la guillotine n'arrivait qu'atténué, par
la distance et le temps, sur les rives du Mississippi, des clans
s'étaient formés au sein de la communauté française. Des
associations patriotiques, une société des Jacobins notamment,
avaient été créées par les plus ardents zélateurs d'une république
qui avait tergiversé, jusqu'au 4 février 1794, pour abolir
l'esclavage des Noirs… sans l'interdire dans ses
colonies !
Le baron de Carondelet détestait le désordre et
trouvait déplacé que l'on chantât la
Marseillaise et le Ça ira dans
certains cafés, alors que dans d'autres se réunissaient des nobles
émigrés, arrivés avec leur argenterie et leurs bijoux pour tout
viatique. Il dut intervenir quand une proclamation incitant la
population à se soulever pour rendre la Louisiane indépendante,
c'est-à-dire pour provoquer son retour dans le giron français, fut
placardée dans la ville. Le gouverneur, ayant identifié les
exaltés, leur fit savoir qu'ils seraient expulsés, sur l'heure, en
cas de récidive. Cette menace suffit à calmer les ardeurs
révolutionnaires qu'avait attisées, de Philadelphie, le citoyen
Genêt, « ministre plénipotentiaire de la République française
près les États-Unis de l'Amérique ».
Le représentant de la France n'avait cessé, depuis
son arrivée, de faire de l'agitation, cherchant à former une légion
de volontaires pour reconquérir le Canada sur les Anglais et la
Louisiane sur les Espagnols. Il tenait Washington pour un
usurpateur et avait poussé l'outrecuidance jusqu'à armer un
corsaire dans le port de Philadelphie, ce que les Américains, qui
s'estimaient au moins aussi bons républicains que le délégué des
Girondins et, en tout cas, de plus longue date que les Français,
avaient fortement désapprouvé. Thomas Jefferson, alors ministre des
Affaires étrangères, avait demandé à la Convention le rappel de
Genêt et écrit à son ami James Madison, membre du Congrès et futur
quatrième président des États-Unis10 : « Le choix qu'on a fait de cet
homme pour nous l'envoyer est une véritable calamité. C'est un
cerveau échauffé, tout imagination, sans jugement, passionné,
irrévérencieux jusqu'à l'indécence dans ses communications écrites
ou verbales avec le Président. Placés sous les yeux du Congrès et
du public, ses propos exciteraient l'indignation. Sa conduite ne
peut être défendue, même par le plus furieux jacobin. »
Robespierre, en tout cas, ne le défendit pas et,
le 25 vendémiaire an II (16 octobre 1793), le Comité
de salut public prit un arrêté décidant de l'envoi « dans le
plus grand secret, à Philadelphie, [de] quatre commissaires chargés
de pleins pouvoirs pour arrêter Genêt11, Dupont et les autres fonctionnaires
publics de la France qui se sont rendus coupables de
malversations ». Le texte prévoyait que tous les corsaires
armés par Genêt seraient désarmés, qu'un des commissaires, le
nouveau ministre plénipotentiaire, devrait désavouer
« formellement, au nom de la République, la conduite
criminelle de Genêt et de ses complices » et que tous les
consuls qui avaient secondé l'ambassadeur seraient destitués.
Il se trouva quelques mois plus tard à
Philadelphie, un homme que le rappel de l'étrange représentant de
la République française amusa beaucoup et satisfit plus encore
a posteriori que Jefferson. Il
s'agissait de M. d'Autun, nom d'emprunt, à usage américain, de
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, diplomate, prêtre,
franc-maçon et libertin, qui avait préféré mettre provisoirement
l'océan entre sa boiteuse personne et une république trop
soupçonneuse. Il incarnait exactement le genre d'émigré à qui
M. Genêt eût aimé couper la tête !
Les trois derniers gouverneurs espagnols de
Louisiane, qui se succédèrent de 1797 à 1801, quand le baron de
Carondelet, nommé maréchal de camp et président de la Real
Audiencia de Quito, dut quitter la colonie, eurent des rôles
inégaux. Manuel Gayoso de Lemos, en application du traité de San
Lorenzo, commença l'évacuation des postes militaires espagnols
situés au nord du trente et unième parallèle et mourut de la fièvre
jaune, à La Nouvelle-Orléans, le 18 juillet 1799. Le marquis
de Casa-Calvo et Juan Manuel Salcedo, justement surnommés les
liquidateurs, eurent, l'un et l'autre, des rôles difficiles. Ils
durent faire admettre à leurs compatriotes les termes d'un traité
qui restituait la Louisiane à la France, puis assumer l'humiliante
obligation d'amener les couleurs du roi d'Espagne devant un préfet
colonial français.
Car au tournant du siècle allait se jouer le
dernier acte, fertile en rebondissements, de l'aventure coloniale
de la France en Amérique.
Rendez-nous la
Louisiane !
En France, le coup d'État du 18 brumaire
(9 novembre 1799), approuvé par un plébiscite, avait marqué la
fin des années révolutionnaires et porté au pouvoir quasi absolu,
pour dix ans, un soldat chéri de la victoire : le général
Bonaparte. Devenu Premier consul, le futur empereur, qui avait dû
renoncer à faire débarquer des troupes en Angleterre, ne souhaitait
que contrer la puissance du dernier ennemi invaincu partout où l'on
pouvait le rencontrer. Or la Louisiane, bêtement offerte à
l'Espagne par Louis XV, constituait, aux yeux du stratège, une
base dans le Nouveau Monde qu'il eût été bon de récupérer. Elle
appartenait, certes, à Charles IV, mais la colonie était
peuplée, en grande majorité, par des Français qui conservaient pour
l'ingrate mère patrie un attachement mélancolique, vaguement
rancunier, mais bien réel. Les Français de Louisiane avaient, en
effet, suivi avec fierté les campagnes victorieuses des armées de
la République contre l'Autriche et la Prusse, puis en Italie, comme
les péripéties de la téméraire expédition d'Égypte. Ces descendants
des pionniers n'attendaient peut-être qu'un signe pour manifester
leur volonté de voir le pays, défriché au nom de Louis XIV,
rendu à la France républicaine. Les idées farfelues exposées par
Genêt et reprises, sur le ton mineur, par Pierre Auguste Adet, le
nouvel ambassadeur de France aux États-Unis, avaient été de nature
à encourager, pendant quelque temps, ceux qui penchaient pour la
reconquête de la Louisiane. Dans une lettre du 24 février 1797
au ministre des Relations extérieures, M. de Talleyrand,
opportunément rentré d'Amérique après l'élimination de ses ennemis
et le démontage de la guillotine, Adet, qui, depuis 1794, essayait
de faire entendre sa voix, expliquait naïvement :
« Instruit par les intelligences que j'avais au Canada du vif
désir que les Canadiens avaient de se réunir à leur mère patrie, je
proposai au gouvernement un plan à ce sujet. Robespierre ne me fit
point de réponse. Après sa mort [1794], ne doutant pas que ce tyran
n'ait soustrait mon mémoire, j'écrivis à la neuvième commission,
qui me fit réponse des plus satisfaisantes, ayant eu pour ce sujet
audience du Comité de salut public. » L'ambassadeur ajoutait
qu'il voyait alors cent mille Canadiens capables de porter les
armes pour rendre quatre cent mille Français à leur patrie, car
tous avaient horreur des Anglais. On aurait pu, aussi, compter sur
l'aide américaine, la jeune confédération craignant toujours un
retour offensif de l'ancien tuteur ! C'était déjà, en 1793,
une vision romantique et irréaliste de la situation. En 1797, on ne
pouvait y voir qu'une chimère épuisée.
M. de Talleyrand jouissait heureusement de
plus de bon sens et possédait de meilleurs informateurs que le
représentant de la France aux États-Unis. Il savait que les
Américains aimaient à proclamer, depuis 1793, leur goût pour une
prudente neutralité vis-à-vis des belligérants européens, la France
et l'Angleterre principalement, et que le gouvernement de
Philadelphie ne soutiendrait certainement pas le genre d'action
souhaitée, hors saison, par Adet. La teneur du message d'adieu à la
nation, prononcé par George Washington le 19 septembre 1796,
avait d'ailleurs donné le ton des nouveaux rapports
franco-américains. Les Français, pour avoir tant œuvré afin d'aider
les États-Unis à conquérir leur indépendance, s'étaient sentis
frustrés d'une gratitude escomptée. Aussi, dès que le gouvernement
fédéral, présidé par Thomas Jefferson, avait accepté, en vertu du
principe de neutralité, un droit de visite de ses navires par les
Anglais, le Directoire avait ordonné à sa Marine d'arraisonner les
bateaux américains qui, pour neutres qu'ils fussent, se trouvaient
depuis lors soumis à toute sorte de brimades. Mieux valait donc
tenter de reprendre la Louisiane par voie diplomatique et oublier
le Canada.
Il était déjà apparu, pendant les discussions
préliminaires des traités de Bâle et de La Haye, en 1795, et après
que l'Espagne se fut retirée de la coalition européenne, que la
Louisiane pourrait devenir une pièce échangeable sur l'échiquier
colonial lors de marchandages diplomatiques.
Le Premier consul savait que le traité signé le
19 août 1796, à San Ildefonso, entre la France et l'Espagne
comportait des clauses secrètes, qu'il suffisait de réanimer.
L'article 7 prévoyait en effet : « Comme il est de
l'intérêt de Sa Majesté Catholique, pour la garantie de la sûreté
des provinces de la Nouvelle-Espagne, celles du Vieux et du
Nouveau-Mexique et autres de ses possessions éloignées et situées
dans le nord-ouest de l'Amérique, qu'une autre puissance que celle
des États-Unis et de la Grande-Bretagne se place sur le fleuve
Mississipi, Sa Majesté Catholique déclare qu'elle cédera à la
République française la Louisiane lorsque, par ses efforts, le roi
d'Espagne aura obtenu la restitution de Gibraltar, s'engageant en
outre, le Directoire exécutif, à ne rien négliger pour obtenir le
rétablissement des pêcheries de Terre-Neuve, sur le pied où elles
étaient après la paix d'Utrecht et de rendre communs aux Espagnols
les avantages qui en résulteront pour les Français. » Ces
dispositions, annexées au traité officiel, avaient été signées à
Aranjuez, le 27 juin 1796, pour la France par le général
Dominique Catherine de Pérignon, ambassadeur à Madrid, pour
l'Espagne par le prince de la Paix, titre que portait Godoy,
Premier ministre de Charles IV et favori de la
reine !
Le Premier consul, nanti des pleins pouvoirs,
s'appliqua d'abord à restaurer l'amitié franco-américaine, qui
avait eu à souffrir des mesures prises par le Directoire, puis il
envoya, comme ambassadeur à Madrid Charles-Jean-Marie Alquier,
ancien député aux États généraux, ancien membre de la Convention,
puis du Conseil des Cinq-Cents, avec mission de rappeler aux
Espagnols leurs engagements de 1796. Cette démarche, après bien des
discussions, aboutit à la rédaction d'un nouveau traité, qui fut
signé à San Ildefonso le 1er octobre 1800. En échange d'un royaume
offert au duc de Parme, en Italie, l'Espagne rendait la Louisiane à
la France et confirmait, avec les clauses du traité de 1796, son
alliance « offensive et défensive » contre la
Grande-Bretagne. Les diplomates s'engagèrent à conserver le secret
de ces décisions jusqu'à ce que la rétrocession de la colonie fût
organisée.
On avait omis volontairement, de part et d'autre
des Pyrénées, de s'informer de ce que les Américains penseraient de
ce changement de propriétaire. Or, au mois de mars 1801, Jefferson,
président des États-Unis, et le secrétaire d'État Madison apprirent
ce qui se tramait. Sans s'insurger vraiment contre la réapparition
de la France dans la vallée du Mississippi, les Américains
réclamèrent discrètement aux Espagnols la Floride occidentale,
tandis que Talleyrand, qui n'en était pas à une dissimulation près,
niait, avec un sourire candide, l'existence même du traité de San
Ildefonso ! Les Anglais, quant à eux, s'inquiétèrent, mais
acceptèrent tout de même de signer, le 1er octobre 1801, les préliminaires de paix en
discussion depuis plusieurs mois, puis, le 18 avril 1802, le
traité d'Amiens, qui rendait à la France une partie de son ancien
domaine colonial en Afrique, en Asie et en Amérique, dont la
Louisiane.
Quand on en vint à étudier la façon dont la France
allait s'y prendre pour réoccuper le vaste territoire annexé cent
vingt ans plus tôt par Cavelier de La Salle, Bonaparte prit les
choses en main. Il conçut le statut de la colonie, nomma un
capitaine général qui détiendrait l'autorité suprême, un préfet
colonial, maître de l'administration, et un commissaire de justice
chargé de réprimer les crimes et délits. C'est ainsi que le général
de division Claude Perrin, dit Victor, un des plus valeureux
officiers issus de la Révolution, qui s'était distingué à Marengo
et commandait, depuis 1800, l'armée de réserve, fut nommé capitaine
général de la Louisiane. Chargé de constituer et de conduire le
corps expéditionnaire qui prendrait possession de la colonie
recouvrée et assurerait la présence française du golfe du Mexique
aux Rocheuses, il entreprit aussitôt le recrutement d'un état-major
– qui comprendrait trois généraux, des officiers d'artillerie,
du génie, des ingénieurs et géographes – et d'une troupe de
trois mille quatre cents hommes.
Le 19 août 1802, Pierre-Clément de Laussat,
issu d'une famille de magistrats du Béarn, fut nommé préfet de la
Louisiane et invité à préparer son départ afin de précéder le
capitaine général Victor et l'armée, que l'on formait aussi
discrètement que possible à Helvoët Sluys, aux Pays-Bas.
Le baron de Laussat, né le 23 novembre 1756 à
Pau, n'avait rien d'un administrateur colonial. Sous la monarchie,
il avait été receveur général des finances de Pau et Bayonne. À la
Révolution, il avait prudemment abandonné sa particule et obtenu un
certificat de civisme, en acceptant le poste de trésorier-payeur de
l'armée des Pyrénées. Devenu membre du Conseil des Anciens, il
avait « fait partie de cette majorité, fameuse par son
opposition platonique et sa bienveillance à accepter les coups
d'État12 ». S'étant rallié au
Premier consul, dès le 19 brumaire, et jouissant d'appuis dans
l'entourage de ce dernier, il était entré au Tribunat, puis avait
posé sa candidature à un poste diplomatique. La préfecture de la
Louisiane constituait, pour cet homme honnête, docile, de bonne
compagnie et grand faiseur de discours, une importante promotion. À
quarante-six ans, il ne disposait que de modestes revenus pour
entretenir une épouse, née Marie-Anne de Péborde, et trois filles,
Zoé, Camille, Sophie.
Nanti d'instructions secrètes, qui fixaient
l'attitude qu'il devrait avoir avec les autorités espagnoles et
« nos voisins américains », envers qui il faudrait
marquer « l'expression de sentiments d'une grande
bienveillance », car ces derniers « verraient avec
jalousie la France prendre possession de la Louisiane »,
Laussat s'embarqua, le 10 janvier 1803, pour l'Amérique, sur
un brick portant trente-deux canons, le Surveillant, commandé par le capitaine Girardais.
Le préfet avait fait graver un superbe papier à lettres orné d'une
vignette montrant, entre deux palmiers étiques, une matrone assise
sur une balle de coton, tenant de la main droite un caducée, de la
gauche une branche qui pourrait être d'indigo et tournant le dos à
un vaisseau qui s'éloigne, tandis qu'un coq gaulois, perché sur un
boucaut de tabac, pousse son cocorico ! Les Laussat étaient
accompagnés de vingt et un passagers, dont un cousin du préfet qui
lui servait de secrétaire, M. d'Augerot, du chef d'état-major
du général Victor, l'adjudant-général Burthe, d'un officier du
génie, le commandant Vinache, et du docteur Blanquet du
Chayla.
Contraint par les règles diplomatiques de passer
par l'Espagne pour y recevoir les documents, signés de
Charles IV, qui accréditaient le « repreneur » de la
Louisiane, les Laussat, père, mère et filles, faillirent périr
noyés dans le port de Santander, la chaloupe qui les transportait à
terre ayant été drossée contre un navire et défoncée par une
chandelle d'acier.
La suite du voyage s'effectua paisiblement et, le
17 mars, la Balise fut en vue. Le Surveillant et la batterie du fort se saluèrent
mutuellement de sept coups de canon et les Espagnols firent porter
aux Laussat quelques vivres frais, dont un bœuf entier et des pains
de sucre. Le 27 mars, à bord du canot envoyé à la Balise par
le gouverneur Salcedo, le préfet débarqua à La Nouvelle-Orléans,
accueilli par le gouverneur et tous les notables espagnols, tandis
que, sur la place d'Armes, des salves d'artillerie annonçaient à la
population l'arrivée du Français. Accompagnés à leur hôtel par un
chaleureux cortège, les Laussat se sentirent tout de suite à l'aise
et le préfet, flatté par la qualité de la réception, écrivit dans
son premier rapport : « Je n'ai trouvé que des cœurs tout
français et, il faut dire, tout Bonaparte. Impossible de parler un
instant de la république, de ses guerres, de ses paix, de ses
prodiges, de ses destinées, sans que son nom revienne s'y mêler
continuellement et toujours avec les termes de l'admiration. Nous,
qu'il a envoyé, on nous voit en lui et on nous reçoit à cause de
lui, dans la joie et l'espérance. » La République avait hérité
la courtisanerie monarchique ! Le baron de Laussat, qui
estimait la population louisianaise à cinquante mille âmes, dont
dix mille répandues en haute Louisiane, découvrit que la moitié des
habitants étaient des esclaves noirs. Cet homme, bon et généreux,
n'approuvait certainement pas l'esclavage, mais, par une note aux
consuls qui lui avait été communiquée, Decrès, ministre de la
Marine et des Colonies, avait prévenu tous les scrupules qui
auraient pu assaillir le Béarnais : « La colonie de la
Louisiane a deux espèces de cultures, celle par des hommes libres,
celle par des esclaves. Les mêmes motifs qui nous ont déterminés à
maintenir ces dernières dans les Antilles sont applicables à la
Louisiane. En conséquence, j'ai l'honneur de vous proposer
l'application, à cette colonie, de la loi du 30 floréal an
X. » La loi en question maintenait l'usage de la main-d'œuvre
servile, seule adaptée aux travaux des champs sous les
tropiques !
Le sort des Noirs étant ainsi réglé, les grands
planteurs et les riches négociants reçurent les Laussat avec mille
démonstrations d'amitié. Après tout, cette république savait
assouplir ses propres principes et elle ne laisserait pas, comme à
Saint-Domingue, les Noirs se révolter, ce qui avait fort inquiété
les propriétaires d'esclaves. Quand le préfet eût confirmé qu'on ne
toucherait pas à la liberté du commerce, que l'administration des
Finances ne songeait pas à remplacer la monnaie d'argent par des
assignats et qu'on ne lèverait pas plus d'impôts que les Espagnols,
les Louisianais se dirent plus ouvertement fiers d'être redevenus
français.
Les consuls avaient aussi pensé aux Indiens, dont
on ne pouvait ignorer l'existence. On avait prévu de les amadouer
avec des médailles. Le ministre de la Marine en avait fait frapper
soixante de la grande forme et cent cinquante de la petite. Elles
portaient l'effigie du nouveau maître du pays avec ces mots :
Bonaparte, Premier consul de la République
française. Le revers montrait une couronne de lauriers
« à peu près semblable à celle de la médaille espagnole mais
avec pour envoi : À la fidélité au
lieu de Al mérito ». Autre
avantage de la médaille offerte par la République, par rapport à
celle donnée par Charles IV : elle était pourvue d'un
anneau « qui lui donne plus de grâce qu'à la médaille
espagnole ». Les chefs indiens, qui aimaient se suspendre au
cou, voire aux oreilles ou au nez, toute sorte de breloques,
pourraient ainsi promener le mâle profil de Bonaparte au bout de
leur appendice nasal, pensait-on à Paris !
Laussat, qui pendant les premières semaines avait
été enchanté de la compréhension des Espagnols, découvrit, en juin,
alors qu'il souffrait de la forte chaleur et des agressions
nocturnes des moustiques et des mouches-brûlots, que les gens du
Cabildo ne se montraient plus aussi coopératifs. Ils entretenaient
le désordre ; la police faisait défaut et répandait le bruit
que la rétrocession ne se ferait point, à cause des événements qui
se préparaient en Europe. De plus, les autorités ne marquaient
aucun empressement à céder officiellement la place. Juan Manuel
Salcedo, sexagénaire podagre, superstitieux, bête mais retors,
répétait à Laussat qu'il fallait attendre qu'arrivât de La Havane
l'avant-dernier gouverneur de Louisiane, renvoyé dans la colonie
avec le titre de commissaire du roi et nanti des pouvoirs spéciaux,
pour organiser le transfert du territoire à la France. Un autre
vieillard, don Andrés López de Armesto, secrétaire du gouverneur,
se montrait d'une arrogance insupportable. Le président du
tribunal, don María Nicolás Vidal, menait une existence de libertin
et touchait des pots-de-vin.
Quant aux bons voisins américains, avec qui on
avait recommandé à Laussat d'entretenir les meilleures
relations, ils ne paraissaient pas enchantés de voir la France
reprendre pied à leur porte. Le général Jonathan Dayton, ancien
speaker de la Chambre des représentants, rendant visite au préfet,
s'était exprimé clairement sur le sujet. Après avoir confié au
Français qu'il était souvent question de la Louisiane au Congrès,
il exprima le sentiment de répugnance avec lequel les
Anglo-Américains voyaient approcher la rétrocession. Laussat s'en
ouvrit au ministre Decrès : « Les Anglo-Américains vont
avoir, maintenant, une foule d'intérêts mêlés aux nôtres, d'où
naîtront fatalement des frictions. Ils appréhendent le génie
ambitieux et entreprenant de notre gouvernement et de notre nation.
Ils craignent de voir arriver une foule d'hommes inquiets,
turbulents, qui n'ont rien à perdre et tout à gagner, dont on dit
que le gouvernement français veut débarrasser le sol de l'Europe en
les transportant en Amérique. Ils craignent que nous suscitions le
désordre dans leurs États de l'Ouest, pour y faire naître l'idée de
séparation d'avec les États de l'Est. »
Le baron s'efforçait de tenir au mieux le rôle
qu'on lui avait assigné et attendait impatiemment l'arrivée du
général Victor et de son corps expéditionnaire, dont la
composition, à Helvoët Sluys, était achevée et des plus
satisfaisante : trois bataillons de la 54e demi-brigade, deux bataillons du
17e de ligne, deux compagnies du
7e régiment du génie, un escadron
de cent cinquante dragons, deux escouades d'ouvriers d'artillerie,
une compagnie du train d'artillerie. Pourvue de vingt-quatre canons
ou obusiers, de deux mille cinq cents fusils, de six cent mille
cartouches et de trois mille deux cent soixante-treize gibernes,
plus vingt tambours avec leurs baguettes, l'armée de la République
ferait bon effet sur la place d'Armes, à La Nouvelle-Orléans. Ce
qu'ignorait encore le préfet, car les communications avec la France
n'étaient guère plus rapides qu'au siècle précédent, c'est que
cette force n'embarquerait jamais pour la Louisiane !
Le 3 mai 1803, Bonaparte avait décommandé
l'expédition et le ministre de la Marine s'était dépêché d'envoyer
un courrier aux Pays-Bas, où six bâtiments se préparaient à prendre
la mer. « Les troupes déjà embarquées sur les deux frégates,
la Furieuse et la Libre, ainsi que sur les transports, seront
débarquées sur-le-champ et le général Victor réglera leur
destination. » L'explication de ce changement d'attitude
apparaissait dans le même message : « La guerre s'est
rallumée entre l'Angleterre et nous, par suite des violations du
traité d'Amiens, dès longtemps méditées par cette puissance et,
déjà, les hostilités ont commencé. » Une fois de plus, à cause
d'une guerre européenne, la Louisiane était abandonnée par la
France. Cette fois-ci, elle ne serait pas donnée, mais
vendue !
Pour quinze millions de
dollars
C'est par la presse que le préfet colonial apprit
la nouvelle et il refusa d'y croire, car il était de bon ton, déjà,
de tenir les journalistes pour des menteurs ! Le 8 août
1803, ayant pris connaissance de l'information, il fit
immédiatement part de son incrédulité au ministre : « Le
courrier de terre de Washington (É.-U.) a porté avant-hier ici le
bulletin imprimé ci-joint. C'est la nouvelle officielle de la
cession de la Louisiane aux États-Unis, par traité signé, à Paris,
le 30 avril 1803. Ce bulletin, répandu avec profusion et
accompagné de lettres qui donnent les conditions et autres détails
de cet arrangement, a produit ici une sensation considérable. Les
Anglo-Américains extravaguent d'allégresse [sic] ; les Espagnols, entre la joie de voir
cette colonie échapper à la domination française et le regret de la
perdre eux-mêmes, ont, la plupart, la stupidité de se montrer
satisfaits ; les Français, c'est-à-dire neuf dixièmes de la
population, sont stupéfaits et désolés, ils ne parlent que de
vendre et de fuir ce pays. Pour moi, je les tranquillise et leur
dis, comme je peux, que cette nouvelle, de quelque caractère qu'on
la revête, est un mensonge invraisemblable et impudent. Je n'y vois
qu'une œuvre de cabale de la part d'un parti qui, en ce moment des
élections dans les États-Unis et à la veille de l'expiration de la
présidence de Jefferson, a imaginé de jeter subitement, au milieu
des assemblées électorales, cette nouvelle, pour y donner plus de
faveur aux partisans du président actuel. L'effet qui en résulte,
c'est d'électriser de plus en plus les têtes anglo-américaines pour
la possession de la Louisiane et d'y décourager les affections
françaises. Sur ce point de vue, ces bourdes font beaucoup de
mal. »
La nouvelle était parfaitement exacte et l'affaire
avait été réglée en un temps record, encore qu'on eût connu, à
Paris, depuis le 30 avril 1802, le désir de Thomas Jefferson
d'acquérir de la France le port de La Nouvelle-Orléans, afin
d'assurer définitivement la liberté de circulation des navires
américains sur le Mississippi. Le Président avait donné à cet effet
des instructions à l'ambassadeur des États-Unis à Paris, Robert
R. Livingston. Le 12 janvier 1803, tandis que le brave
Laussat s'embarquait pour la Louisiane et alors que le gouvernement
français, qui voyait poindre un nouveau conflit avec la
Grande-Bretagne, commençait à prendre en considération la demande
américaine, Jefferson avait dépêché à Paris un ministre
plénipotentiaire de qualité, son ami James Monroe, ancien
gouverneur de Virginie. Les conversations reprirent entre les deux
diplomates américains, Talleyrand, ministre des Relations
extérieures, et François de Barbé-Marbois, ancien intendant général
à Saint-Domingue, ministre du Trésor public, marié à une
Américaine.
Le Premier consul souhaitait régler la question
avant que la guerre avec l'Angleterre reprenne, ce qui ne pouvait
manquer d'arriver, depuis qu'il avait vivement reproché, en public,
le 14 mars, à l'ambassadeur de Grande-Bretagne, lord Witworth,
la violation par son gouvernement des accords d'Amiens. C'est
pourquoi Bonaparte avait convoqué, le 10 avril, à Saint-Cloud,
Barbé-Marbois13 et Decrès. L'entretien, destiné à rester
confidentiel, avait eu lieu dans le cabinet du Premier consul et,
si l'on en croit Barbé-Marbois, Bonaparte avait parlé comme un
homme qui a déjà pris sa décision. « Je reconnais pleinement
la valeur de la Nouvelle-France et j'ai désiré réparer la faute des
diplomates français, qui l'avaient abandonnée en 1763. Quelques
lignes d'un traité me l'avaient rendue, mais, à peine l'ai-je
reconquise qu'il me faut songer à la perdre à nouveau. Toutefois,
si elle m'échappe, elle coûtera plus cher, un jour, à ceux qui
m'obligent à me dépouiller d'elle qu'à ceux à qui je souhaite de la
donner. Les Anglais ont réussi à prendre à la France le Canada, le
Cap-Breton, Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse et les plus riches
parties de l'Asie. Ils sont maintenant en train d'exciter des
troubles à Saint-Domingue. Ils n'auront pas le Mississippi qu'ils
convoitent ! » Plus tard, le Premier consul avait
clairement dévoilé sa pensée à ses interlocuteurs :
« J'ai idée de céder [la Louisiane] aux États-Unis. C'est à
peine si je puis dire que je la leur cède, puisqu'elle n'est pas
encore en notre possession. Mais, si je laisse du temps à nos
ennemis, je ne pourrai plus transmettre qu'un vain titre à ces
républicains dont je recherche l'amitié. » Barbé-Marbois avait
approuvé : « Il ne faut pas hésiter à faire le sacrifice
de ce qui va nous échapper. La guerre contre l'Angleterre est
inévitable ; pourrons-nous défendre la Louisiane contre cette
puissance avec des forces navales très inférieures ? »
Quand reprirent les conversations avec Monroe et Livingston, ces
derniers, qui ne demandaient que l'île de La Nouvelle-Orléans, ne
furent pas peu étonnés de s'entendre offrir la Louisiane tout
entière ! Le 3 mai, l'acte de vente était
signé14. La Louisiane, dont les
frontières conservaient une certaine fluidité, mais dont la
superficie était d'environ un million six cent mille kilomètres
carrés, était cédée aux États-Unis pour la somme de quatre-vingts
millions de francs15, soit quinze millions de dollars. Au prix
de neuf cents et demi l'hectare, le gouvernement de
M. Jefferson avait doublé la superficie des
États-Unis !
Il se trouva, au Congrès et dans la presse, des
esprits chagrins qui jugèrent l'affaire coûteuse et sans intérêt.
Le New York Herald du 5 juillet
1803 ne se priva pas d'ironiser : « Quinze millions de
dollars ! Jamais la vente d'un désert n'a atteint un prix
aussi élevé. Ferdinand Gorges ne reçut que douze cent cinquante
livres en échange de la province du Maine. William Penn a payé à
peine plus de cinq mille livres le désert qui porte aujourd'hui son
nom. Quinze millions de dollars ! […] Si vous la pesez [la
somme], vous trouverez qu'elle représente quatre cent trente-trois
tonnes d'argent solide ; si vous voulez la transporter, il
vous faudra huit cent soixante-six wagons…16 » En 1953, à l'occasion du cent
cinquantième anniversaire de la cession, un autre journaliste
américain du New York Times
considérait, lui, que cet achat était bien la meilleure affaire
jamais faite par le gouvernement fédéral et calculait qu'en monnaie
de l'époque l'aviation militaire américaine n'aurait pu acquérir,
pour le prix payé en 1803 à la France, que cinq bombardiers
B-3617 ! De nos jours, le coût
de la Louisiane représenterait peut-être le prix d'une
superproduction en technicolor à Hollywood…
Restait, le 4 mai 1803, à fixer les modalités
de paiement de la somme. Pour cela, un financier suisse paraissait
– déjà – tout indiqué. Les acheteurs disposaient du
meilleur d'entre eux, alors secrétaire au Trésor des
États-Unis : Albert Abraham Gallatin.
L'argent est une affaire
suisse
Albert Gallatin, dont des rues portent le nom, à
Genève et à La Nouvelle-Orléans, et dont une statue semble monter
la garde au seuil du ministère des Finances, à Washington, était né
à Genève le 12 janvier 1761. Orphelin de père et de mère dès
l'âge de neuf ans, il avait été élevé par sa tante, Catherine
Pictet, amie de Mme de Staël, femme de qualité, instruite,
attentive à l'évolution d'une société où circulaient les idées des
philosophes et des Encyclopédistes. Diplômé en lettres et
philosophie par l'Académie de Genève, Albert Gallatin avait eu
souvent l'occasion, au cours de son adolescence, de rencontrer
Voltaire à Prégny, chez sa grand-mère Mme Gallatin-Vaudenet.
Il écoutait l'ermite de Ferney discourir sur la justice, la
religion, les mœurs, les passions de l'homme. Mais son désir
d'Amérique et de liberté lui vint plutôt à l'Académie Calvin, que
fréquentaient des étudiants américains. Ce sont leurs propos
enthousiastes sur la guerre d'Indépendance qui le décidèrent, en
1780, à traverser l'Atlantique avec son ami Henri Serre, qui
partageait ses idées et son goût de l'aventure. La grand-mère
Gallatin souhaitait qu'Albert fît une carrière militaire afin
d'honorer le blason de la famille : d'azur à la fasce d'argent
accompagnée de trois besans d'or. Elle pensait aux régiments du
Landgrave de Hesse qui avaient combattu les minutemen du Massachusetts au côté des Anglais.
Elle accepta donc de voir s'éloigner son petit-fils, imaginant
qu'il allait, lui aussi, lutter contre les insurgents dans les
rangs de l'armée britannique. Or Albert Gallatin tenait pour la
république naissante et se souciait peu de revêtir la tunique rouge
des soldats du roi d'Angleterre. En fait, il n'endossa aucun
uniforme, se battit peu et dut s'astreindre à toute sorte de petits
métiers pour subsister. Il fut colporteur, professeur de français,
interprète dans une banque, ce qui lui donna l'idée de participer à
des opérations immobilières, qui se révélèrent désastreuses. En
1782, ayant eu la chance de rencontrer George Washington, la tante
Pictet, qui avait des relations américaines, s'était résolue à
envoyer quelques lettres de recommandations et Gallatin put devenir
citoyen des États-Unis. Grâce à un héritage de cinq mille dollars,
il acquit un domaine agricole. Il se maria tandis que les Parisiens
prenaient la Bastille mais se trouva veuf après quelques mois. Il
choisit alors d'entrer en politique et fut élu, en 1790, membre de
la Chambre des représentants de l'État, puis sénateur de
Pennsylvanie en 1793, année où il convola avec Hanna Nicholson.
Devenu, un an plus tard, membre de la Chambre des représentants à
Washington, il fut l'un des fondateurs du groupe antifédéraliste
Democratic-Republican Party, futur parti républicain, et entra au
comité chargé de surveiller les opérations financières du
gouvernement fédéral. C'est à Gallatin, plus que jamais attaché au
principe de liberté, que l'on doit la fondation, en 1796, de la
colonie de New Geneva, destinée à recevoir les Suisses que la
Révolution avait incités à s'expatrier.
Quand Thomas Jefferson devint président de
l'Union, il offrit au Suisse, dont on moquait l'accent et
critiquait la pingrerie, un des postes les plus importants du
gouvernement, le secrétariat au Trésor. Les modalités comptables de
l'achat de la Louisiane relevaient donc de la compétence de
Gallatin et il sut manœuvrer pour limiter les conséquences
financières de l'opération, que désapprouvaient les fédéralistes,
ennemis de Jefferson. Selon les termes du traité, les États-Unis ne
devaient payer au Trésor français que onze millions deux cent
cinquante mille dollars, trois millions sept cent cinquante mille
dollars ayant été déduits, après un savant calcul de Gallatin,
comme dus par la France, d'une part, au titre de compensation de
dettes contractées par des citoyens français insolvables, d'autre
part, en dédommagement des prises effectuées sur des navires
marchands américains par les corsaires armés autrefois par
Genêt ! Pour la somme à verser, dont Bonaparte avait grand
besoin, Gallatin recommanda l'émission d'un emprunt à six pour
cent. En attendant, deux banques privées, Hope, à Londres, et
Baring, à Amsterdam, consentirent les prêts qui permirent la mise à
disposition de la République française des fonds dont ne disposait
pas l'acheteur. Ce fut, pour les États-Unis, le moins coûteux des
modes de financement. Barbé-Marbois, qui avait conduit les
tractations, reçut une commission de cent quatre-vingt-douze mille
francs. On ignore ce qui revint à M. de
Talleyrand !
Épilogue patriotique et
sentimental
À La Nouvelle-Orléans, même le préfet colonial
Clément de Laussat finit par admettre officiellement que Bonaparte
avait vendu la Louisiane aux États-Unis. Mais, pour la céder aux
représentants du gouvernement fédéral, encore fallait-il qu'il en
prît possession au nom de la France. Cela se fit le mercredi
30 novembre 1803, avec beaucoup de solennité, au cours d'une
cérémonie, sur la place d'Armes, et en présence d'une foule de
Louisianais qui avaient autant envie de sourire que de pleurer. On
vit le vieux Salcedo et le marquis de Casa-Calvo encadrer Laussat
et lui présenter, sur un plateau d'argent, les clefs des forts
protégeant la ville. Il ne restait qu'à amener le pavillon espagnol
pour le remplacer par le drapeau français, ce qui fut fait en un
instant, avant que le représentant de la France ne s'asseye
symboliquement dans le fauteuil du gouverneur. En homme qui savait
les manières, le marquis de Casa-Calvo donna une réception le
8 décembre et M. de Laussat, ci-devant baron, envoya,
quelques jours plus tard, une centaine d'invitations à dîner.
« Le citoyen Laussat, préfet colonial,
commissaire du gouvernement pour la reprise de la Louisiane des
mains de l'Espagne et sa remise aux États-Unis, vous prie
d'assister chez lui, jeudi prochain 23 frimaire
[15 décembre], à une soirée qu'il dédie à Monsieur le marquis
de Casa-Calvo, brigadier des armées espagnoles, l'un des
commissaires de Sa Majesté Catholique, en retour du noble et
brillant accueil qu'il a fait en lui ces jours derniers au
représentant de la nation française et en signe de l'union et de
l'amitié qui règnent entre leurs deux augustes et puissants
gouvernements. À sept heures du soir. »
Cinq jours plus tard devait se jouer le dernier
acte et, de loin, le plus important de l'histoire du pays. Tous les
habitants de La Nouvelle-Orléans, qui avaient vécu depuis des
décennies dans l'incertitude de leur nationalité du lendemain,
savaient maintenant que la Louisiane serait à jamais américaine. Le
18 décembre, le commissaire américain, William
C. Claiborne, gouverneur du territoire du Mississippi, et le
brigadier général de l'armée des États-Unis, James Wilkinson,
étaient arrivés à la pointe Marigny, où campait le détachement
américain. Le même jour, ils avaient rendu visite à Laussat, afin
de mettre au point le protocole de la cérémonie de cession. Dans
une calèche escortée par une trentaine de cavaliers, le civil et le
militaire s'étaient avancés vers la ville, jusqu'à ce qu'ils aient
rencontré le commandant du génie Vinache, que Laussat avait envoyé
au-devant d'eux. Salués par dix-neuf coups de canon à leur arrivée
sur la place d'Armes, les deux hommes avaient été introduits dans
le salon du préfet colonial, où ils avaient conféré pendant une
heure, puis ils avaient regagné leurs quartiers.
Le mardi 20 décembre, dès les premières
heures de la matinée, les soldats de la milice de La
Nouvelle-Orléans, en uniforme français de la Garde nationale, ceux
de la compagnie française du capitaine Bougaud et de la compagnie
des citoyens du capitaine Charpin étaient rangés, en ordre de
bataille, sur la place d'Armes, la compagnie des citoyens assurant
la garde du drapeau. Les commissaires américains arrivèrent à
l'heure dite, à la tête de leurs troupes, qui prirent position sur
la place, face aux troupes françaises. Après une salve de
vingt-quatre coups de canon, Claiborne et Wilkinson pénétrèrent
dans le Cabildo, où les attendait le préfet. Ils lui remirent leurs
lettres d'accréditation, reçurent la sienne et entendirent la
lecture de l'acte de cession. Tous signèrent, comme Laussat, le
procès-verbal d'échange des ratifications. Alors, Clément de
Laussat proclama officiellement la remise de la Louisiane aux
États-Unis, tendit aux Américains les clefs de la ville qu'il avait
reçues huit jours plus tôt des mains du marquis de Casa-Calvo et
déclara déliés du serment de fidélité à la République française
tous les habitants qui voudraient rester sous la nouvelle
domination. Des procès-verbaux de ces déclarations furent établis,
en français et en anglais, et signés par les trois hommes. Ensuite,
ceux-ci s'avancèrent sur le balcon, pour assister au geste le plus
symbolique et le plus émouvant.
Deux mâts égaux avaient été dressés au centre de
la place. Tandis que le drapeau français glissait lentement le long
d'un mât, la bannière étoilée montait à l'autre. Quand, à
mi-hauteur, les pavillons se croisèrent, un coup de canon fit
vibrer l'air froid. Les batteries des forts et celles des navires
ancrés dans le port tirèrent les salves d'honneur. L'enseigne de
vaisseau Dusseuil, capitaine de l'Argo,
avait reçu la triste mission d'amener les couleurs françaises et le
citoyen Legrand, sergent-major de la compagnie des citoyens,
l'honneur de recueillir, sur ses bras tendus, le drapeau qu'il
présenta au capitaine Charpin. Ce dernier noua l'emblème en écharpe
autour de son buste et, encadré par deux officiers, sabre au clair,
vint se placer devant le Cabildo, tandis que les troupes des deux
nations se mettaient en marche pour le défilé et rendaient les
honneurs. Après la relève du corps de garde, au pied du mât portant
le drapeau américain, Laussat remit au général Wilkinson le
commandement de la milice.
Commentant la cérémonie dans son rapport à Decrès,
le baron de Laussat fit part de son émotion : « Le
gouvernement aura peine à se représenter, citoyen ministre, le
sentiment de consternation et de douleur qui se manifesta sur tous
les visages, et les larmes qui s'aperçurent dans la plupart des
yeux au moment où le drapeau français disparut. Un groupe
d'Américains eut beau crier, dans un coin de la place, “hurrah”, le
silence était, partout ailleurs, général et profond. »
Le moment de chagrin patriotique passé, vint le
banquet, puis la fête, et M. le Préfet, qui n'était plus qu'un
visiteur étranger dans ce pays américain, emporta dans sa chambre
le drapeau tricolore, qu'il avait apporté quelques mois plus
tôt.
Sur les murs de la ville, les mots de la dernière
proclamation de Pierre Clément de Laussat aux Louisianais, faite au
nom de la République française, se diluèrent, avec l'encre, à la
première averse. Ce texte méritait cependant d'être conservé pour
l'honneur d'un parfait serviteur de l'État : « La mission
qui m'avait transporté à travers deux mille cinq cents lieues de
mer au milieu de vous, cette mission dans laquelle j'ai longtemps
placé tant d'honorables espérances et tant de vœux pour votre
bonheur, elle est aujourd'hui changée : celle dont je suis en
ce moment le ministre et l'exécuteur, moins douce, quoique
également flatteuse pour moi, m'offre une consolation, c'est qu'en
général, elle vous est encore beaucoup plus
avantageuse. »
Elle le fut, en effet. Bien que l'immense
Louisiane ait été découpée en territoires, puis en États nouveaux,
il subsiste, autour du delta du Mississippi, une terre à nulle
autre pareille en Amérique du Nord : la dix-huitième étoile de
la constellation inscrite sur la bannière de l'Union.
La Louisiane d'aujourd'hui, chaude contrée au nom
de femme, ne couvre plus que cent quinze mille kilomètres carrés
– un cinquième de la France – sur lesquels vivent cinq
millions six cent mille habitants18, dont trente pour cent descendent des
anciens esclaves noirs. Mais on y parle encore français et
espagnol. On y déguste les andouilles comme à Vire, les grattons
comme à Lyon, mais aussi le gazpacho et
la tortilla comme en Espagne, les
galettes de maïs et le succotash des
Indiens. Dans les vieux cimetières dorment, côte à côte, les
Fernández et les Marigny, les Saucier et les Segura, dont les
ancêtres défrichèrent les terres limoneuses sillonnées de bayous où
rêvassent les alligators.
Ce riche passé colonial exhale, mêlé aux senteurs
subtropicales, les parfums oubliés d'une vieille Europe rustique et
raffinée, celle des rois ingrats et des aventuriers chevaleresques.
C'est pourquoi le soir, à l'heure mauve, quand l'oiseau moqueur se
tait et que le héron bleu, aux pattes de verre filé, s'endort dans
les roseaux, on se prend à guetter, sur la galerie d'un vieux
manoir de l'ère coloniale, l'aubaine de quelque prodige.
Tout peut arriver quand le julep est bien dosé et que le vent du sud caresse
les scalps gris qui pendent aux branches des très vieux chênes.
C'est l'instant où parfois, dans la brume blanchâtre, exsudation
moite du fleuve, glisse, sans un clapot, sur l'eau lisse, la
pirogue fantôme. Debout à la proue, devant les rameurs indiens
courbés par l'effort, est campée une flamme bleue, couronnée d'un
panache d'argent. C'est le spectre de René Robert Cavelier de La
Salle, le Normand, seigneur des Sauvages, qui va à la rencontre de
Hernando de Soto, le conquistador espagnol, sur le Mississippi
retrouvé.
1 Le mot cabildo,
du latin capitulum, peut désigner un
chapitre de religieux, une assemblée, un conseil municipal et aussi
la salle, voire le bâtiment, où se réunissent les membres de ces
institutions. Les Louisianais, de langue française ou anglaise,
continuent à nommer Cabildo l'ancien siège du gouvernement
espagnol, aujourd'hui transformé en musée.
2 Aujourd'hui Galveston, au Texas.
3 Le Congrès de Philadelphie lui décerna plus
tard des remerciements officiels et Pollock demanda qu'un portrait
de Gálvez fût acquis par le Congrès « afin de perpétuer sa
mémoire dans les États-Unis et les signalés services qu'il rendit à
la cause de la liberté ».
4 Evangeline or a Tale of
Acadie, publié en 1847 par Henry Wadsworth Longfellow
(1807-1882).
5 L'un de ces derniers, William Arceneaux,
fut, de 1984 à 1988, secrétaire à l'Éducation pour les universités
de l'État de Louisiane.
6 Aujourd'hui 538 Chartres Street.
7 En Espagne et dans les colonies
espagnoles : vigiles chargés de faire des rondes de nuit dans
les rues, afin de veiller à la sécurité des personnes et des biens
et de donner l'alerte en cas d'incendie. À l'origine, ils
chantaient, à voix haute, l'heure et les conditions
météorologiques. Dans les villes modernes, ils détenaient les clefs
des immeubles et on les appelait, pour se faire ouvrir, en frappant
dans les mains.
8 Cette feuille, qui devint, en 1797, le
journal officiel du gouvernement louisianais, parut jusqu'en
1814.
9 Trottoirs dans le parler acadien.
10 De 1809 à 1817.
11 Edmond Charles Genêt (1763-1834) fut sauvé
de la guillotine par le gouvernement américain, qui l'autorisa
officiellement à résider à Charleston, en Caroline du Sud. Quelques
années plus tard, il obtint la nationalité américaine et épousa une
fille de George Clinton, gouverneur de New York.
12 « La question de la Louisiane »
F.-P. Renaut, Revue de l'histoire des colonies
françaises, 2e, 3e et 4e trimestre
1918, Paris.
13 Histoire de la
Louisiane et de sa cession, Paris, 1829.
14 Cet acte a été vendu le 25 janvier
1996 par Christie's, à New York, pour la somme de
772 500 dollars.
15 Un banquier de bonne volonté a calculé, en
1989, que cette somme équivalait à deux milliards quatre cents
millions de francs.
16 Cité par J. Finley dans les Français au cœur de l'Amérique.
17 Cité par Jean-Louis Aujol dans l'Empire français du Mississippi, À tire-d'aile,
G.F.P.E.
18 Chiffre des années quatre-vingt-dix.