2.
Une colonie privatisée
La mode des
compagnies
À partir du moment où se développa, en Europe, une
conception colonialiste et mercantile des territoires reconnus
outre-mer par les explorateurs, les puissances maritimes
encouragèrent la constitution de sociétés de commerce au long
cours, capables de mettre en valeur et d'exploiter ces contrées
lointaines. Sous le nom générique de compagnie, ces entreprises se
virent concéder, par des gouvernements déjà disposés aux annexions
stratégiques, des privilèges commerciaux, voire le monopole
d'exploitation de tel ou tel pays conquis. Les premières
compagnies, sociétés en nom collectif, ne comptaient souvent qu'une
douzaine d'associés recrutés par cooptation parmi des armateurs et
des négociants aisés ayant le goût de la spéculation et prêts à
investir, sans s'effrayer des risques inhérents aux expéditions
organisées sur la foi d'informations délivrées par les navigateurs.
Ces derniers rapportaient, il est vrai, des Indes, de Chine ou des
îles d'Amérique des preuves de leurs dires : métaux précieux,
bois de teinture, étoffes de soie ou de coton, épices, thé, café,
toiles peintes, porcelaines translucides et bien d'autres denrées
et objets que l'Europe ne produisait pas et qui trouvaient aisément
preneur. Aussi, dès la seconde moitié du XVII e siècle et
pendant le XVIII e, les compagnies se multiplièrent et les plus
importantes devinrent de véritables sociétés par actions, au sens
moderne du terme. Philippe Haudrère, auteur d'une thèse remarquable
sur la plus fameuse lignée de ces sociétés, connue sous le nom de
Compagnie des Indes, révèle que cette dernière comptait, en 1721,
cinquante mille actionnaires. « Grâce à ce grand nombre
d'actions, toute la population participe aux activités
commerciales. Parmi les actionnaires, financiers et banquiers
voisinent avec des artisans ou des littérateurs tel
Voltaire », précise l'auteur. Ce ne fut toutefois qu'après la
Hollande et l'Angleterre que la France eut ses compagnies de
commerce.
Dès 1624, des marchands dieppois s'étaient unis et
cotisés pour fonder une Compagnie du Sénégal qui allait devenir, en
1634, la Compagnie du Cap-Vert. En 1626 fut créée, « pour
commercer outremer », la Compagnie Saint-Christophe qui
devint, en 1635, la Compagnie des Isles d'Amérique. La même année,
à Nantes, la Société commerciale du Havre et du Morbihan amorça une
activité. Richelieu, en 1627, encouragea la création de la
Compagnie des Cent-Associés destinée à l'exploitation de la
Nouvelle-France. Champlain y adhéra, ainsi que de nombreux
négociants et bourgeois rouennais, dont l'oncle de Robert Cavelier,
futur sieur de La Salle, qui devait prendre possession de la
Louisiane en 1682.
En 1642, la Compagnie de Madagascar, fondée par le
maréchal de La Meilleraye, installa ses services à Port-Louis dans
une ancienne citadelle construite, en 1590, par l'ingénieur
Cristobal de Rojas pour les troupes que Philippe II d'Espagne
avait envoyées en Bretagne. Les privilèges accordés à cette société
passèrent en 1664 à la première Compagnie des Indes. Il est à noter
que les conseils d'administration de ces entreprises se
réunissaient généralement au Louvre, ce qui prouve assez l'intérêt
que le roi et ses ministres portaient au commerce colonial, dont
tous attendaient profits et prestige.
L'année 1664 vit donc la création des deux grandes
compagnies qui, plus que d'autres, allaient marquer l'histoire
coloniale de la France et, pour l'une d'entre elles, le destin de
la Louisiane. Ces deux sociétés par actions se partagèrent, dès
leur création, le monopole d'exploitation des territoires français
d'outre-mer.
La Compagnie des Indes occidentales se vit
attribuer les établissements d'Afrique et d'Amérique, la Compagnie
des Indes orientales reçut en partage le domaine colonial de
l'océan Indien, de la côte orientale de l'Afrique jusqu'aux îles de
la Sonde. Le commerce du Levant et du Nord fut confié à des
compagnies de moindre importance ou spécialisées dans la traite des
Noirs comme la Compagnie de Guinée, qui bénéficia, jusqu'au traité
d'Utrecht, du privilège de l'asiento de
negros. La Louisiane, par sa position géographique, se
trouva d'emblée soumise à la Compagnie des Indes
occidentales.
Cette dernière fut créée, à l'initiative de
Colbert, le 28 mai 1664, par un édit royal qui réorganisait
l'ancienne compagnie, dite de la Terre-Ferme ou des Isles
d'Amérique. La décision royale attribuait pour quarante ans à la
nouvelle société commerciale Cayenne, la partie du continent
sud-américain comprise entre l'Amazone et l'Orénoque, le Canada,
l'Acadie, Terre-Neuve, toutes les îles et terres fermes du Canada
jusqu'à la Virginie, déjà colonisée par les Anglais, et la Floride,
que tenaient les Espagnols. La côte d'Afrique, des îles du Cap-Vert
au cap de Bonne-Espérance, figurait aussi dans l'apanage. La
dotation de cet empire immense et morcelé, aux frontières floues,
sans cesse menacées par l'impérialisme des autres puissances, était
assortie de privilèges extraordinaires. La compagnie se voyait
déléguer une autorité souveraine et absolue sur les territoires et
les populations des contrées considérées. Elle recevait des primes
à l'exportation et à l'importation des marchandises, bénéficiait de
la fourniture de navires, de l'envoi, aux frais de l'État, de
colons, de troupes, d'outils, d'instruments aratoires, et
s'arrogeait l'exclusivité du commerce de la fourrure.
La seule contrainte imposée aux actionnaires était
l'interdiction formelle de commercer avec les pays étrangers, qui
auraient pu, par secteur, offrir des débouchés aux productions des
colonies françaises et fournir à celles-ci des denrées et des
produits manufacturés à moindre prix que ceux envoyés de France
pour assurer, dans bien des cas, la survie des colons. Ce
protectionnisme avant le terme méconnaissait les lois économiques
les plus élémentaires et constitua très vite un handicap pour les
compagnies françaises, face aux concurrentes anglaises et
hollandaises. Ces dernières jouissaient peut-être de moins de
libéralités gouvernementales mais disposaient en revanche d'une
liberté commerciale très profitable à leurs actionnaires et aux
économies nationales.
Jean-Baptiste Colbert, considéré en son temps par
les historiens comme « modèle administratif et commercial pour
le reste de l'Europe », ne concevait d'activité commerciale
coloniale qu'exclusivement réservée à la France. Le colbertisme,
car on en fit une doctrine, réduisait les colonies au rang de
comptoirs commerciaux.
Pour ce ministre, ordonné et méthodique, ayant le
sens de l'État, une colonie ne devait vivre que par et pour la
métropole. Entrait sans doute dans cette conception la crainte,
politique et stratégique, de voir un territoire, devenu assez
prospère pour vivre en autarcie, se séparer de la nation mère et
suivre son propre destin. Les Anglais, à partir de 1776, firent
l'amère expérience de cette évolution avec leurs colonies
d'Amérique.
Dès 1664, la conception restrictive de Colbert
était clairement exprimée : « Il ne faut pas qu'il se
constitue, aux colonies, une civilisation constante […] ; il
ne faut pas que les colons perdent un seul jour de vue qu'ils sont
français et qu'ils doivent, un jour, revenir en France »,
disait-il. Le ministre et ses amis estimaient donc que le système
des compagnies à monopole conjurait les dangers d'un déviationnisme
commercial pouvant conduire à d'ingrates sécessions.
Avant Colbert, François Ier, au cours d'entretiens avec les ambassadeurs de
Charles Quint et de Jean III de Portugal, orfèvres en matière
de colonisation, avait exprimé une doctrine différente et beaucoup
plus moderne. « Ce n'est pas la découverte qui crée la
possession, mais l'occupation permanente des lieux »,
disait-il. Le vaincu de Pavie rêvait à la constitution d'un empire,
le ministre de Louis XIV se satisfaisait
d'import-export !
Si la prudence mièvre sied aux boutiquiers, en
matière de grand commerce le risque a toujours été la règle. C'est
un facteur de stimulation, l'aiguillon du dynamisme collectif et
individuel, une incitation à fournir plus et meilleur que les
autres. Le profit est la récompense des inventifs, des audacieux et
des ardents. La faillite la punition des timorés, des velléitaires
et des pleutres. Telle est la loi des affaires. Il ne faut pas
chercher la morale où elle ne se peut trouver. D'honnêtes
commerçants font de mauvaises affaires, des mercantis font fortune,
mais il arrive heureusement que ce soit le contraire… et Mercure
finit toujours par reconnaître les siens !
En 1666, Louis XIV permit à Denis Langlois,
directeur de la Compagnie des Indes, d'acquérir, au fond de la baie
que forment les embouchures confondues du Scorff et du Blavet, sept
hectares de la lande de Faouëdie, fief des Rohan-Guéméné. Il
s'agissait, à l'origine, d'installer un chantier naval pour
construire le Soleil-d'Orient, un
vaisseau de deux mille quatre cents tonneaux portant cent vingt
canons. Ce superbe bâtiment devait donner son nom au site qui
allait, en quelques années, devenir un vaste arsenal derrière
lequel se développerait la ville de Lorient… sans apostrophe !
Sur cette presqu'île, au fond d'une rade connue, pense-t-on, dès le
III e siècle de notre ère et dont la citadelle de
Port-Louis défendait l'accès, allaient se développer, au
XVIII e siècle, les trois activités principales des
Compagnies des Indes successives : construction navale,
armement et désarmement des navires, exposition et vente des
marchandises en provenance d'Asie, d'Amérique, de Chine et des
îles. L'Enclos – ainsi nommé car le site était fermé, côté
terre, par un long mur de clôture qui sépare, aujourd'hui encore,
l'arsenal moderne de la ville de Lorient – fut d'abord ce que
nous appellerions une zone industrielle. Entre les cales du bord de
l'eau, où l'on construisait les bateaux, et la corderie qui
s'étirait au long du mur d'enceinte, deux mille cinq cents ouvriers
appartenant à tous les corps de métier s'activaient autour des
forges, de la machine à mâter, des grues, des piles de bois.
Charpentiers, menuisiers, goudronneurs, cordiers, calfats,
forgerons, canonniers, peintres, voiliers, poulieurs vivaient dans
l'Enclos. À partir de 1734, quand furent construits d'après les
plans de Jacques V Gabriel, le fils du célèbre Jacques-Ange,
les magasins et l'hôtel des ventes, la compagnie draina, les
meilleures années, dix pour cent du commerce extérieur de la
France. On vit participer aux transactions d'automne de deux à
trois cents négociants, français et étrangers, qui séjournaient à
Lorient où l'on comptait plus de quinze mille habitants.
Au XVIII e siècle existait déjà, pour les sociétés
commerciales, ce que nous appelons aujourd'hui d'un nom
anglais : le standing. La Compagnie des Indes y attachait de
l'importance, puisqu'elle dépensa, entre 1733 et 1745, pour les
aménagements de l'Enclos et la construction des bâtiments
administratifs et commerciaux, trois millions de livres,
« soit quatre années du bénéfice moyen de la Compagnie »,
précise Philippe Haudrère. Ce souci de représentation bénéficia au
port et à la ville de Lorient, où le quai des Indes, entre la place
des Frères-Beaufort et l'entrée de l'arsenal, perpétue le souvenir
des grandes aventures maritimes et commerciales.
La Compagnie avait ses armes et sa devise :
Florebo quocumque ferar (Je fleurirai
partout où je serai portée). Cela ressemblait à un engagement de
prospérité, propre à donner confiance aux actionnaires, mais qui ne
fut pas toujours tenu.
Armel de Wismes rapporte qu'avant même la
construction de la ville le directeur de la Compagnie,
M. Édouard de Rigby, un ancien officier de la marine
britannique, partisan de Jacques II, contraint à l'exil et
devenu officier de la marine française, habitait une superbe maison
et menait grand train. S'il montait à bord d'un vaisseau, douze
matelots lui rendaient les honneurs. Quant aux domestiques de
Rigby, ils portaient de somptueuses livrées de drap vert. La vue de
ces dernières avait tellement impressionné le maire de Nantes qu'il
décrivit ainsi ces uniformes : « Ils sont galonnés sur
les coutures et au bas en falbalas anglais ; les boutons sont
d'orfèvrerie, les plaques d'argent, aux armes de la compagnie,
pèsent chacune quatre marcs d'argent ; les chemises, ou vestes
de coton, sont belles et toujours blanches et il y en a trente-six
pour changer ; leur bonnet est en velours. » Il est vrai
que ce magistrat, comme tous les Nantais, voyait d'un assez mauvais
œil le développement d'un port rival, qui bénéficiait de la faveur
royale et allait enlever à Nantes le siège des ventes
maritimes.
Les compagnies réorganisées par le grand Colbert
ne remplirent que rarement le rôle ambitieux prévu par le
réformateur. Le manque de capitaux résultant de l'intérêt très
inégal suscité chez les gens fortunés par nos possessions
d'outre-mer, la trop fréquente incompétence des hommes envoyés dans
les territoires avec des pouvoirs qu'ils étaient incapables
d'assumer, le manque d'obstination et de pugnacité des colons
subventionnés, les intrigues locales, les prévarications, les
concussions, les luttes d'influence, que ne compensait pas un
véritable esprit de compétition commerciale, firent que les
compagnies coûtèrent plus qu'elles ne rapportèrent à la
France.
Alors que les sociétés étrangères, aux statuts
plus libéraux, rassemblaient des marins, des marchands, des
financiers, qui administraient librement leurs affaires, en
retiraient gloire et profit, supportaient pertes et risques, les
compagnies françaises tenaient tout du roi et des ministres :
leur existence, leurs statuts, leurs capitaux, leurs
directeurs.
Jules Duval, dans un article publié le
12 juin 1869 par la Revue des cours
littéraires de la France et de l'étranger, définit bien les
vices, très français et hélas encore perceptibles de nos jours, qui
conduisirent les compagnies, et notamment celles qui gérèrent la
Louisiane, à l'échec. « Au lieu de vivre de leur propre sève,
elles vécurent d'une sève extérieure, artificielle, subordonnée à
toutes les fluctuations du caprice ministériel et de la faveur
royale. Les courtisans tinrent plus de place dans leurs rangs que
les hommes de commerce et de marine ; leurs conseils furent
présidés par le ministre ou par le prévôt des marchands de Paris,
deux fonctionnaires. Les compagnies françaises, en un mot, furent
des branches de l'administration publique, l'une des cinq grandes
fermes de l'État, tandis que les compagnies anglaises étaient des
entreprises particulières, simplement patronnées et surveillées par
l'État. »
Si l'on ajoute à cela que les monopoles accordés
aux compagnies rendirent celles-ci impopulaires dans les colonies
et stérilisèrent souvent les initiatives des colons, on conçoit
mieux les difficultés que connut la mise en valeur de la Louisiane,
qui, cependant, ne manquait pas d'atouts économiques. Les
compagnies créèrent en revanche des sinécures pour fils de famille
en rupture de ban, ou que des parents voulaient éloigner. Elles
offrirent aux aventuriers des passages gratuits vers le Nouveau
Monde, aux nobliaux sans terres des domaines héréditaires, aux
déserteurs des reconversions indulgentes, aux religieux des
terrains de chasse à l'âme sauvage dans un temps où le sabre et le
goupillon étaient instruments de colonisation.
Un missionnaire dominicain, le père Jean-Baptiste
Dutertre, traduisait clairement le sentiment inspiré aux colons par
les compagnies et leurs représentants : « À ce seul nom
[compagnie], l'alarme fut aux colonies. Les noms de compagnie et de
commis y étaient si horribles, que la seule pensée de les y voir
rétablis n'y pouvait passer que pour une folie. »
Les colons louisianais devaient connaître le joug
de plusieurs compagnies, notamment sous l'autorité du brasseur
d'affaires Antoine Crozat, puis sous la férule du banquier John
Law, deux hommes qui jamais ne mirent les pieds en Louisiane.
L'irrésistible ascension
d'un fils de cocher
Le 10 février 1710, le commissaire
ordonnateur de Louisiane, Martin Diron d'Artaguiette, écrivit au
ministre pour réclamer, une fois de plus, l'envoi de jeunes filles
susceptibles de devenir les épouses que souhaitaient les colons.
« C'est le seul moyen de les fixer », précisait le
gentilhomme. Il profitait du même courrier pour faire savoir à
Pontchartrain que le commandant du poste de Détroit commençait à
indisposer tout le monde. « J'ai reçu de fortes plaintes
contre M. de La Mothe-Cadillac par ceux qui sont venus cette
année du Canada. Il ne se contente pas de leur dire que c'est un
pays [la Louisiane] pestiféré et misérable, mais il a donné l'ordre
à ses Sauvages de les piller et de les amener au fort pieds et
mains liés. Ceux qui, par votre permission, viennent ici ne sont
guère mieux traités. »
Diron d'Artaguiette aurait eu bien d'autres
manquements à reprocher à La Mothe-Cadillac, dont la gestion de
Détroit était désastreuse. Détesté des religieux, méprisé par ses
subordonnés, cupide et hâbleur, il passait son temps à dénigrer la
colonie qu'il aurait dû servir. Installé trop inconfortablement à
son gré, ne tirant de ses fonctions que de maigres profits, le
Gascon donnait libre cours à ses rancœurs et brutalisait tous ceux
qui ne pouvaient regimber. Sa mauvaise humeur, devenue aussi
pathologique que sa vanité, lui valait, des Grands Lacs au golfe du
Mexique, la réputation détestable de mauvais coucheur.
Bienville et d'Artaguiette, qui ne pensaient qu'à
tenir à distance cet olibrius, ignoraient sans doute les relations
confiantes et suivies que La Mothe-Cadillac entretenait avec le duc
de Lauzun, son protecteur.
Cet ancien cadet de Gascogne, capricieux et
téméraire, dont l'originalité, la fantaisie, la nonchalance,
l'esprit cruel, la hardiesse et la courtisanerie industrieuse
inspirèrent La Bruyère1, avait connu des fortunes diverses.
Passionnément aimé de Mlle de Montpensier, qu'il aurait pu
épouser beaucoup plus tôt et moins secrètement qu'il ne fit, il
avait été interné à la Bastille pour s'être caché sous le lit de la
Montespan pendant un cinq à sept du roi afin de connaître les
sentiments du monarque à son égard ! Pardonné mais
incorrigible, il avait été encore emprisonné pendant dix ans à
Pignerol, pour insolence et magnificence exagérée. Tiré de sa
prison à prix d'héritage par Mlle de Montpensier l'année où
Cavelier de La Salle prenait possession de la Louisiane, il était
rentré en grâce en 1688, après avoir ramené en France l'épouse de
Jacques II et le prince de Galles, quand le Stuart catholique
avait été chassé du trône par Guillaume d'Orange. Rétabli auprès de
Louis XIV dans ses anciens privilèges de favori persifleur,
cet octogénaire fortuné soutenait La Mothe-Cadillac et ne cessait
de recommander l'officier, gascon comme lui, à Pontchartrain.
Appelé en France pour recevoir des instructions,
le commandant de Détroit prit le temps d'aller visiter son domaine
familial toujours aussi désolé et c'est lorsqu'il regagna Paris que
lui fut signifiée une mission diplomatique de première
importance : le ministre de la Marine chargeait M. de La
Mothe-Cadillac, auquel sa grande expérience des colonies d'Amérique
donnait de l'autorité, de convaincre le financier qui passait pour
l'homme le plus riche de France de prendre en main l'exploitation
de la Louisiane.
Ainsi, Pontchartrain s'était décidé à accorder à
d'autres ce qu'il avait refusé à Rémonville, parce que les finances
nationales exsangues et le peu d'empressement des armateurs et
négociants à investir en Louisiane ne permettaient plus au roi
d'envisager le développement d'une colonie dont l'importance
stratégique paraissait de plus en plus évidente. Si l'on comprend
aisément que le ministre ait jeté son dévolu sur le richissime
Antoine Crozat, on peut s'étonner qu'il ait choisi, pour approcher
l'homme d'affaires et le persuader d'investir en Louisiane, celui
qui décriait partout la colonie et ne lui accordait aucun
avenir !
Les Pontchartrain, père et fils, avaient uni leurs
efforts pour convaincre Louis XIV de confier l'exploitation du
domaine américain, qui portait un si joli nom dérivé de son
illustre prénom, à un gestionnaire ayant l'expérience des
entreprises coloniales et disposant de capitaux importants. Il ne
restait plus à M. de La Mothe-Cadillac qu'à changer
radicalement d'opinion sur la Louisiane, à oublier ses
ressentiments contre « un pays pestiféré et misérable »,
à en vanter au contraire allégrement les charmes, les avantages et
surtout à en révéler les richesses cachées, afin d'amener Antoine
Crozat à se lancer dans l'aventure coloniale la plus hasardeuse qui
fût.
L'homme auquel on s'adresse est une des plus
grosses fortunes de France. Conseiller financier du roi, expert en
matière de commerce maritime, il a fait la preuve de son habileté
en affaires. Les mauvaises langues dirent plus tard que le
souverain, alors son débiteur, lui avait un peu forcé la main et
que La Mothe-Cadillac n'avait été qu'un consultant, habile à faire
valoir les ressources minières supposées de la Louisiane, de nature
à séduire un investisseur glouton.
Quand on sait la boulimie affairiste, l'âpreté au
gain, la vanité du baron de La Fauche (que l'argot d'aujourd'hui
semble, a posteriori, si judicieusement
titrer !), on peut se demander si le délégué de Louis XIV
eut beaucoup à insister. Crozat, qui possédait la Compagnie de
Saint-Domingue et la Compagnie de Guinée, cette dernière jouissant
du monopole de l'importation des esclaves dans les colonies
espagnoles, ne pouvait manquer d'étudier une offre qui lui
permettrait d'agrandir son domaine et d'accroître son influence
dans les échanges internationaux.
Les Crozat venaient du Languedoc. Le premier qui
s'établit à Paris était cocher de son état, débrouillard et,
d'après les chroniqueurs, « intelligent et de figure
avenante ». Il épousa la fille du bedeau de Saint-Gervais, qui
lui apporta cent mille livres, ce qui lui permit d'amorcer, à
Toulouse, une fortune dans la banque. Devenu veuf, il convola avec
une demoiselle de bonne famille, Catherine de Saporta, qui lui
donna deux fils : Antoine, en 1655, et Pierre, en 1665. Deux
fois promu capitoul, en 1674 et 1684, le banquier vit ses affaires
prospérer. Le capitoulat étant fonction anoblissante, l'ancien
cocher acquit des terres, le château de La Fauche et se fit
hobereau. Le self-made man légua ainsi
à ses fils une belle fortune et une habileté dans les affaires dont
l'aîné, qui nous intéresse plus que le cadet, allait faire son
profit.
Antoine avait été mis à bonne école, d'abord comme
laquais, affirmaient ses détracteurs envieux, chez le trésorier du
clergé et des états de Languedoc, Pierre-Louis Reich de Pennautier,
dont Saint-Simon dit : « C'était un grand homme,
très-bien fait, fort galant et fort magnifique, respectueux et très
obligeant. » Malgré toutes ces qualités, ce gentilhomme fut
mis en cause dans l'affaire des poisons. On lui reprochait ses
relations avec la Brinvilliers, ce qui fit supposer qu'il avait
donné de la « poudre de succession » à son beau-père et
aidé son prédécesseur, en charge des finances du clergé, Hanyvel de
Saint-Laurent, à mourir. Pennautier, comme trois cent soixante-six
autres personnes citées à comparaître par le lieutenant de police
La Reynie, fut, un moment, « mis en prison avec grand danger
de sa vie », précise Saint-Simon. Il échappa à l'échafaud de
la place de Grève grâce à de nombreuses interventions, dont celles
de Colbert et du cardinal de Bonzi, président des états de
Languedoc.
Antoine Crozat, alors petit caissier, devint, du
fait des circonstances, l'homme de confiance de Pennautier, dont la
réputation émergea tout de même un peu ternie de l'enquête sur les
poisons. L'élève finit par partager les bénéfices des charges fort
lucratives du maître. Les profits qu'il en tira et l'héritage
paternel lui permirent d'ouvrir sa propre banque à Montpellier,
tandis que son frère Pierre se lançait à son tour dans les affaires
et y réussissait assez pour commencer une collection d'estampes
qu'il cueillit à travers l'Europe tout au long de sa vie.
Les Crozat, par l'intermédiaire de la banque
protestante, entretenaient des relations suivies avec les
financiers de Genève, de Francfort, de Gênes, des pays baltes et
nordiques. Ils commencèrent à spéculer sur les changes, ce qui est
toujours d'un bon rapport pour les initiés. Antoine, chargé de
collecter les fonds nécessaires à la poursuite, très onéreuse, de
la guerre de Succession d'Espagne, fut bientôt introduit à la cour,
mis en contact avec les ministres puis avec le roi, qui n'hésita
pas à lui emprunter de l'argent. Entre-temps, les frères Crozat
avaient pris le contrôle du port de Sète et des compagnies
méditerranéennes créées par Colbert.
Estimant que le mariage devait être traité comme
une affaire, Antoine avait épousé, en 1960, Marguerite Le Gendre,
fille du fermier général et riche banquier, ce qui lui avait
apporté, en plus d'une belle dot, le marquisat du Châtel et la
baronnie de Thiers. Nommé receveur général des Finances de
Bordeaux, trésorier de l'Extraordinaire des guerres à Paris,
intendant de Louis-Joseph, duc de Vendôme, qui, pour honorer ses
dettes, dut vendre son hôtel au roi, Antoine Crozat obtint encore
les postes, enviés et fort lucratifs, de receveur général du clergé
et trésorier de l'ordre du Saint-Esprit.
Conseiller financier et banquier de
Louis XIV, il pouvait se dire l'un des hommes les plus riches
et les plus influents de France, même si la noblesse protesta
ouvertement quand le roi le fit chevalier du Saint-Esprit.
Saint-Simon relève avec malice l'incident : « […] le roi
avait fait, surtout en 1688, bien des chevaliers de l'ordre plus
étranges encore en leur genre, dont on avait crié, mais jamais au
point qu'on le fit sur le cordon bleu de Crozat. »
Les parvenus de cette époque pouvaient sans
complexe étaler aux yeux du peuple les signes extérieurs de
richesses rapidement acquises et Antoine Crozat, dénué de
scrupules, vaniteux comme un paon, avide de considération et
d'honneurs, ne fit pas exception à la règle. Recherchant le noble
voisinage des détenteurs des plus hautes charges financières et des
fermiers généraux, il s'était fait construire en 1703, par Pierre
Bullet, architecte du roi et de la ville de Paris, un splendide
hôtel particulier sur la toute nouvelle place Vendôme, le
numéro 17, devenu, depuis 1910, l'hôtel Ritz. En 1706, Crozat
s'était s'offert le rare plaisir de racheter à son ancien
employeur, Pennautier, le terrain que celui-ci avait acquis en 1700
pour soixante mille livres et qui jouxtait le sien, ce qui avait
rendu le fils du cocher propriétaire, sur la plus belle place de
Paris, de trois mille huit cents mètres carrés au sol. Sur cette
parcelle, Bullet construisit un autre hôtel où, en 1709, Crozat
logea sa fille Marie-Anne, qui venait d'épouser le comte
d'Évreux.
Homme d'action obstiné, persévérant, dur avec qui
ne pouvait le servir, Crozat, pour faire comme les princes, se
voulait aussi mécène. Largillière a peint de lui un majestueux
portrait et l'on peut voir, au musée Fabre, à Montpellier, celui de
Mme Crozat « travaillant à la tapisserie », peint
par Jacques-André Aved. Tout en collectionnant les tableaux de
maîtres pour orner les murs de ses salons, le financier
s'intéressait aussi à la musique, dont Louis XIV disait
qu'elle est « le plus coûteux de tous les bruits ». On
donnait chez les Crozat des concerts réguliers de musique
italienne, qui furent à l'origine des concerts sur abonnements de
Mme de Prie, maîtresse du duc d'Orléans.
Tandis que s'engageaient à Paris, chez le ministre
de la Marine, les discussions nécessaires à la mise au point de la
privatisation de la Louisiane, les experts pouvaient se faire une
idée des entreprises de M. Crozat en évaluant ce que le
financier venait de retirer du voyage d'un de ses bateaux, portant
l'un des titres acquis par le financier, le Baron-de-La-Fauche. Le navire, armé par l'une des
compagnies de Crozat et commandé par le capitaine Magon de La
Chipaudière, de Saint-Malo, était rentré à Lorient au mois de juin.
Il rapportait de Saint-Domingue six millions de piastres d'argent.
La Compagnie avait besoin chaque année de dix à vingt tonnes
d'argent, en pièces ou lingots, et tous les navires affrétés par
Crozat en transportaient. Les pièces, des piastres2, fabriquées par les ateliers monétaires des
colonies espagnoles, transitaient principalement par Saint-Domingue
– plus tard elles transiteront par la Louisiane – avant
d'aboutir à Lorient, d'où elles étaient réparties, suivant
l'importance des transactions en cours, dans les comptoirs
coloniaux.
L'argent représentait d'ailleurs la moitié des
cargaisons envoyées dans ces comptoirs. Le reste des chargements
était constitué par des produits et denrées destinés au
ravitaillement des Européens établis dans les colonies :
farine, eau-de-vie d'Armagnac ou de Charente et, surtout, vin de
Jerez et de Bordeaux. Pondichéry consommait de huit à dix mille
bouteilles de bordeaux par an ! On emportait aussi des
marchandises destinées à la revente : gros draps de Picardie
ou draps légers du Maine ou de Languedoc. Le lest des bateaux,
constitué de barres de fer, devenait aussi à l'arrivée une
marchandise fort appréciée aux colonies.
Une telle maîtrise du commerce colonial et une
aussi bonne rentabilisation des voyages au long cours étaient de
nature, on s'en doute, à donner pleine confiance à ceux qui
traitaient avec M. Crozat. Précurseur, à la fois, des grands
armateurs grecs de notre temps et des affairistes modernes que les
républiques, comme autrefois les monarchies, tolèrent, utilisent et
soutiennent quand des intérêts, qui ne sont pas tous nationaux, le
commandent, le fils du cocher toulousain pouvait donc aisément
prétendre à l'exploitation du domaine américain.
La Compagnie de
Louisiane
Tel est le personnage à qui, le 12 septembre
1712, par lettres patentes signées à Fontainebleu, le roi concède,
pour une période de quinze années, le privilège du commerce
exclusif « dans tout le pays situé entre le Nouveau-Mexique et
la Caroline et qu'arrosent le Mississipi et ses affluents »,
c'est-à-dire la Louisiane. Le bénéficiaire de ce monopole, à qui
est reconnue « la propriété à perpétuité » de toutes les
terres qu'il mettra en valeur et de tous les bâtiments qu'il
construira, aura, de surcroît, le droit d'exploiter les mines qui
sont censées exister près de la rivière Ouabache, dans le pays des
Illinois et des Sioux, à condition de verser au roi un quart du
produit des extractions. En attendant ces rentrées aléatoires, le
roi versera au concessionnaire cinquante mille livres pour
l'entretien d'une garnison. Quant aux denrées et marchandises que
la compagnie, dite de Louisiane, expédiera dans la colonie devenue
son domaine, elles seront exemptées de droits de sortie, tandis que
les productions du territoire : tabac, soie, indigo, laine et
fourrure, seront vendues à qui paraîtra bon acheteur.
Pour constituer cette compagnie de commerce, dont
le capital initial ne dépassa pas sept cent mille livres, Crozat
fit appel à quelques associés et La Mothe-Cadillac devint l'un
d'eux. Le Gascon imaginait enfin pouvoir gagner de l'argent et
connaître les honneurs. C'est peut-être pour le récompenser de son
intervention auprès de Crozat que Pontchartrain le nomma gouverneur
de Louisiane. Il semble qu'il fut le premier à porter
officiellement ce titre. Dans le même temps, le ministre désigna un
nouvel ordonnateur pour la colonie, Jean-Baptiste Dubois-Duclos,
que la plupart des historiens nomment Duclos, alors que l'intéressé
signait parfois du Bois du Clos ! Ce commissaire de la marine,
en poste à Dunkerque, plein de bonne volonté et scrupuleux mais
dépourvu d'expérience, s'embarqua pour la Louisiane sans rien
savoir de la vie et des intrigues coloniales.
Un traité de paix ayant enfin été signé, à
Utrecht, le 11 avril 1713, on put envisager de consacrer aux
colonies plus d'hommes et plus de bateaux, à défaut de disposer de
plus d'argent. Comme le peuplement de la colonie – la
peuplade, comme l'on disait alors – est de la responsabilité
du roi et que les experts considèrent que l'envoi et
l'établissement d'un colon en Louisiane coûte environ deux cents
livres, Antoine Crozat ne manqua pas de suggérer la création d'un
fonds d'émigration qui aurait été alimenté soit par une loterie
spéciale, soit par un prélèvement de trois pour cent sur les
profits des loteries existantes. Le principe n'ayant pas été admis
par le contrôleur général des Finances, Nicolas Desmarets, on dut
se satisfaire des candidats à l'émigration, qui eussent été plus
nombreux si l'exil colonial leur eût paru plus prometteur et, dans
un premier temps, plus lucratif.
On pouvait penser que les militaires licenciés des
armées royales, que les familles rendues misérables par la longue
guerre, que les artisans sans travail se précipiteraient dans les
bureaux de M. Crozat, un patron qui inspirait confiance, afin
de s'engager pour la Louisiane. Il n'en fut rien, malgré la
propagande bien orchestrée par les collaborateurs du financier.
Pontchartrain, qui proposait aux démobilisés de s'installer aux
meilleures conditions dans les colonies, fut lui aussi déçu par le
peu d'empressement des sans-emploi à répondre à ses offres. Les
Français, même malheureux chez eux, ne montraient déjà aucun goût
pour l'expatriation. À la fin de l'année 1712, quand les gazettes
publièrent les lettres patentes accordées à Antoine Crozat et les
projets de ce dernier, on ne vit se présenter, en tout et pour
tout, qu'une cinquantaine de personnes, dont des Flamands, décidées
à se faire colons. Il fallut pour renforcer la garnison
louisianaise que le ministre désignât des volontaires, ce qui fut,
de tout temps, le meilleur mode de recrutement !
On mit un peu plus d'empressement, semble-t-il, à
trouver des épouses pour les célibataires établis en Louisiane. Ces
derniers, s'ils trouvaient auprès des jolies Indiennes Choctaw
tendresse et plaisir, entendaient aussi fonder des familles et
avoir des enfants qui ne soient pas tous mulâtres !
Les fiancées du Nouveau
Monde
Pour satisfaire à la demande matrimoniale de la
colonie, Charles de Clairambault, commissaire de la Marine et
ordonnateur de Port-Louis, fut chargé, en janvier 1713, de recruter
dans les hôpitaux d'Auray, d'Hennebont et de Quimperlé des jeunes
filles de seize à vingt ans qu'on enverrait en Louisiane assurer la
« peuplade » de la colonie. Elles seraient embarquées sur
le Baron-de-La-Fauche et accompagnées
par des religieuses de la Sagesse, communément appelées sœurs
grises.
Les hospices ayant fait des difficultés pour
fournir les trousseaux des « fiancées coloniales »,
Clairambault dut se contenter de jeunes demoiselles prises dans les
familles pauvres de Lorient. Plus que les orphelines des hospices,
ces filles du peuple virent, dans l'exil aventureux et romanesque
qu'on leur proposait, non seulement la possibilité de trouver un
mari, mais aussi le moyen de sortir de la misère et de se faire une
position sociale. Elles prirent le même bateau, commandé par
M. de La Jonquière, que le gouverneur La Mothe-Cadillac
qu'accompagnaient sa femme, l'ordonnateur Duclos et M. de
Maleffoë, écrivain et greffier du Conseil de la colonie. Apprenant
cet envoi de jeunes filles, Pontchartrain, à qui les colons de
Louisiane réclamaient depuis longtemps des femmes, écrivit à
Clairambault le 27 janvier 1713 : « J'ai été bien
aise d'apprendre que vous avez fait préparer les douze filles qui
doivent être envoyées à la Louisiane ; vous avez très bien
fait de les choisir dans les familles de Lorient plutôt que de les
prendre dans les hôpitaux, cela vaut beaucoup mieux, parce que vous
les connaissez par vous-même d'une bonne conduite3. »
Il semble que le voyage ne fut pas exempt de
surprises pour les douze Lorientaises qui débarquèrent, le
17 mai 1713, à l'île Dauphine, où se dressaient une vingtaine
de maisons d'aspect sordide. Dans un long rapport au ministre de la
Marine, le 26 octobre 1713, le gouverneur La Mothe-Cadillac
explique : « Quant aux douze filles embarquées pour la
Louisiane, Mme La Mothe en a eu soin mais a été obligée de
quitter la partie par les déboires que lui ont faits le capitaine
du vaisseau et principalement M. de Richebourg, capitaine
réformé, avec M. Verdier, commis du vaisseau faisant les
fonctions d'enseigne. » D'après le gouverneur, Richebourg,
« qui a été capitaine de dragons », se serait livré à
toute sorte de débordements. « Il a séduit la fille de chambre
de ma femme et l'a fait débarquer au Cap4, où elle est restée », se plaint La
Mothe-Cadillac. Poursuivant le capitaine Richebourg de ses foudres,
le gouverneur ajoute : « On m'a affirmé qu'il a épousé
deux femmes, l'une de Niort, l'autre de Paris qui s'appelle à ce
qu'on dit la Belle Rôtisseuse ! Il en a débauché chez des amis
encore une autre qu'il a fait déguiser en dragon pour l'emmener à
l'armée. Pendant toute la traversée il a donné très mauvais
exemple. »
On ne devait pas s'ennuyer à bord du Baron-de-La-Fauche ! Que faisaient, pendant ce
temps-là, les sœurs grises chargées de veiller sur la vertu des
jeunes Lorientaises ? Le rapporteur ne le dit pas ! En
revanche, les phrases calligraphiées par le gouverneur permettent
d'imaginer que les demoiselles ne sont pas arrivées en Louisiane
telles qu'elles étaient parties de Lorient ! « C'est la
raison par laquelle les filles amenées de France ne trouvent pas à
se marier à cause de quelques Canadiens qui étaient dans le
vaisseau et qui, étant témoins de ce qu'il s'y est passé à leur
vue, en ont mal parlé d'abord qu'ils ont débarqué. » C'est un
fait que, six mois après leur arrivée en Louisiane, deux jeunes
Lorientaises seulement, sur douze, ont été demandées en mariage.
Une est morte des fièvres et l'on doit nourrir avec des rations
militaires les neuf qui restent logées chez l'habitant.
« Elles sont pauvres, n'ont ni linge ni vêtements… ni beauté
et l'on craint qu'elles ne se prostituent pour vivre. » Et
M. de La Mothe-Cadillac, gentilhomme outrecuidant mais sans
malice, de conclure son rapport au ministre par cette suggestion
qui ne semble pas de nature à concourir efficacement au peuplement
de la colonie : « Je crois qu'il serait plus à propos
d'envoyer des garçons, ou plutôt des matelots, parce qu'on pourrait
s'en servir utilement. »
Un pays
malsain
Tandis que se préparait en France, sous l'égide
d'Antoine Crozat, une réorganisation de la colonie, sur place,
Bienville et d'Artaguiette avaient reconnu l'insalubrité du site
choisi autrefois par Iberville pour fonder une ville sur la rive de
la Mobile.
Situé dans une zone inondable, l'établissement
avait été plusieurs fois dévasté et les maigres récoltes attendues
compromises. De surcroît, on y mourait beaucoup, l'été, des fièvres
contractées dans la moiteur étouffante de l'air et, en toute
saison, de maux divers, souvent provoqués par l'absorption d'une
eau à demi saumâtre au goût de vase. Même les Franco-Canadiens les
plus endurcis et habitués au climat subtropical, comme Bienville et
son frère Antoine de Châteauguay, se disaient fébriles pendant de
longues semaines et éprouvaient parfois « un flux de
ventre » qui pouvait conduire au cercueil en quelques jours. À
cela s'ajoutaient les maladies épidémiques qu'apportaient les
équipages des bateaux ayant fait escale à Cuba ou à
Saint-Domingue.
Les maux dont souffraient les premiers habitants
de la Louisiane ont aujourd'hui été identifiés par les
historiens-médecins. La fièvre jaune, le typhus, la malaria et le
choléra, que les praticiens de l'époque ne savaient pas toujours
diagnostiquer, firent le plus de victimes. On redoutait aussi les
assauts périodiques d'une quantité de fièvres entre lesquelles il
était parfois difficile de faire la distinction, qu'elles fussent
chaudes, quartes ou rémittentes. On pâtissait aussi de dysenterie,
de gale, de petite vérole, de variole, de scarlatine. La rougeole
était fréquente, la peste heureusement plus rare, la lèpre
exceptionnelle. En revanche, les colons étaient affligés de toute
sorte d'indispositions intestinales bénignes, de la colique de
Madagascar aux coliques venteuses, en passant par la colique de
Madrid et la colique bilieuse, auxquelles s'ajoutaient toutes les
affections du système digestif.
Des bateaux débarquaient de nombreux marins
scorbutiques. L'abus des nourritures salées pendant les traversées
et le manque de vitamine C étaient, on le sut plus tard, à
l'origine de cette maladie très répandue dans la marine à voile. Le
tétanos et la gangrène faisaient aussi des ravages, car les
blessures n'étaient pas toujours soignées avec un réel souci
d'aseptie. Le vocable « maladies d'escales » recouvrait
pudiquement les maladies vénériennes, très fréquentes.
En général, les colons souffraient principalement
des maladies importées par les pionniers car, avant l'arrivée des
Blancs, les autochtones mouraient plus souvent de mort violente, de
piqûres de serpents, d'accidents de chasse ou de navigation, de
malnutrition, que de maladie. Dès 1656, un négociant hollandais,
Adrien Van der Donck, constatait en Nouvelle-Hollande, la future
colonie puis État de New York, « qu'avant l'arrivée des
chrétiens, et avant que la variole ne se répande parmi eux, les
Indiens étaient dix fois plus nombreux qu'ils ne le sont
maintenant, et que leur population a fondu sous l'effet de la
maladie qui en a tué les neuf dixièmes5 ».
Les choses ne s'améliorèrent pas au fil des années
et, périodiquement, les maladies importées d'Europe causèrent
d'immenses ravages dans les populations indiennes. En 1780, les
jésuites du Canada reconnurent que deux tiers des Huron avaient
succombé à une épidémie de variole.
On sait aujourd'hui que ce sont les Espagnols qui
introduisirent la variole en Amérique centrale, car, avant
l'arrivée de ces colonisateurs, la maladie était inconnue sur le
continent américain, alors qu'elle était diagnostiquée en Europe
depuis le XVI e siècle.
M. Robert Swenson, professeur de médecine et
de microbiologie à l'université Temple, Philadelphie, spécialiste
de l'histoire des épidémies, estime que ce sont des marins de
Narváez, atteints de la variole, qui, débarquant en 1520 au
Mexique, communiquèrent la maladie aux Indiens.
Si, en 1710, Bienville ne pouvait guère tenir
compte de telles considérations, il constatait, chaque jour, l'état
sanitaire déplorable de Mobile. Aussi s'était-il mis en quête, avec
d'Artaguiette, de nouveaux sites plus salubres. Certains colons
courageux avaient déjà pris l'initiative de s'éloigner de
l'établissement et découvert de meilleures terres, trouvé un climat
plus sain au pays des Colapissa, à une centaine de kilomètres de
Mobile, au nord du lac Pontchartrain. Ayant reconnu la région puis
parcouru une bande côtière en direction du Mississippi, Bienville
préféra un secteur plus proche du littoral et choisit de transférer
l'établissement du fort Louis au nord-ouest de la baie que forme
l'embouchure de la rivière Mobile. À mi-chemin entre le village
qu'on allait abandonner et la mer, le nouveau site paraissait à
l'abri des inondations et offrait, dans l'arrière-pays, des terres
d'apparence plus fertile. Autre avantage : à partir de là, on
se rendait aisément à l'île Dauphine, anciennement île Massacre,
dotée d'un havre nommé Port-Dauphin, où quinze gros navires
pouvaient trouver un ancrage abrité.
L'île Dauphine, aujourd'hui fréquentée par les
pêcheurs de truites de mer, rougets grondins, mulets et carrelets,
affecte la forme d'un têtard à queue démesurée. Elle fait partie
d'un archipel aligné parallèlement à la côte, d'est en ouest, entre
l'embouchure de la Mobile et le delta du Mississippi. Elle s'étire
sur une vingtaine de kilomètres. Elle fut le siège, au XVIII e siècle,
du premier établissement français du littoral.
Cette île où, en 1699, avaient débarqué les marins
d'Iberville était depuis lors habitée. Une vingtaine de familles de
colons y avaient élu domicile en 1706. Un négociant canadien,
Jean-Baptiste Baudreau, dit Graveline, y avait même construit une
assez belle maison ; un Rochelais y tenait cabaret et un
Parisien, Étienne Burel, espérait bien, un jour ou l'autre, pouvoir
exercer, quand la clientèle serait suffisamment nombreuse, son
métier de pâtissier. Grâce aux fonds envoyés par M. de
Rémonville, à l'époque où ce dernier pensait obtenir le monopole du
commerce en Louisiane, la petite communauté envisageait, au moment
où la compagnie de Crozat prit en charge le destin de la colonie,
de construire une chapelle. En attendant l'arrivée d'autres
émigrants et en espérant de bonnes récoltes, les îliens
subsistaient, tant bien que mal, grâce à la pêche, et s'efforçaient
de mettre en culture le sol sablonneux. Les ressources étant
maigres et les récoltes aussi aléatoires que l'arrivée de bateaux
ravitailleurs, ces pionniers avaient pris l'habitude de faire
appel, en période de disette, aux Espagnols de Pensacola, à peine
mieux lotis qu'eux. La réciprocité des secours était confiante et
organisée entre gens éprouvant les mêmes difficultés. Les
ressortissants des nations colonialistes rivales échangeaient
facilement vivres, munitions, guides et chasseurs indiens. Il
arrivait même que l'on se louât des artisans qualifiés et que l'on
se déléguât des prêtres quand l'une des colonies en manquait. En
revanche, les soldats déserteurs des deux camps, qui pensaient
trouver chez l'étranger ce qui faisait défaut chez eux, étaient
renvoyés sans ménagement, par les uns et les autres, à leur armée
d'origine !
Quand le gouverneur La Mothe-Cadillac, à qui l'on
avait attribué une concession de « cinq lieues de front et
autant en profondeur6 », débarqua à Port-Dauphin, il fut déçu
de ne pas y trouver les ressources et le confort qu'il avait connus
à Québec. Il reprit aussitôt, pour exprimer sa désillusion, le ton
dénigreur qu'il n'avait abandonné à Paris que le temps nécessaire
pour amadouer Crozat. « Terres très mauvaises entrecoupées de
cédrières et de pinières, fond sableux qui ne produit rien, si bien
qu'en cinq lieues de terrain on ne trouve qu'une lieue
fertile. » Le climat lui déplut autant que le décor :
« Le ciel a des fantaisies, il fait beau le matin, il tonne à
midi, il pleut et il grêle ensuite. » Avant de s'installer au
nouveau fort de Mobile, le Gascon fit l'inventaire de son domaine
et adressa à Pontchartrain un mémoire dont certains extraits
donnent une idée assez juste de la contrée et de l'ambiance
coloniale du moment.
Après avoir constaté : « Les maisons
sont construites sur le sable que le vent emporte comme de la
poussière », et compté « neuf familles établies plus
quelques garçons », il rapporte avec ironie : « J'ai
vu aussi un jardin sur l'île Dauphine dont on m'avait parlé comme
d'un paradis terrestre. Il est vrai qu'il y a une douzaine de
figuiers qui sont fort beaux et qui produisent des figues noires.
J'y ai vu trois poiriers, trois pommiers, un petit prunier
d'environ trois pieds de haut qui avait sept mauvaises prunes,
environ trente pieds de vigne avec neuf grappes de raisin en tout,
une partie des grains pourris ou secs et les autres un peu mûrs,
environ quarante pieds de melons français, quelques citronnelles,
voilà le paradis terrestre de M. d'Artaguiette et de plusieurs
autres, la Pomone de Raidmonville [sic]
et les îles fortunées de M. Marigny de Mandeville et de
M. Philippe. Leurs mémoires et leurs relations sont de pures
fables. Ils ont parlé de ce qu'ils n'ont point vu ou ils ont trop
facilement cru ce qu'on leur a dit. Le froment ne vient point dans
tout ce continent. Ceux qui ont informé la Cour que quelques
habitants en ont semé sur les terres qui sont vers le lac
Pontchartrain se sont trompés. J'ai parlé à ces habitants-là qui
sont actuellement ici ayant abandonné leurs terres parce qu'elles
n'ont pas pu produire ni blé ni aucun légume. Le blé reste en herbe
sans former de grains. Ils ont essayé de semer tous les mois de
l'année sans résultat. Il en est de même aux Natchez à cinquante
lieues au nord dans le haut du Mississippi. M. de Bienville
m'a dit en arrivant ici qu'il avait semé du blé de la Vera Cruz qui
avait produit environ treize gerbes de beau blé. Mais les grains
demeurent petits, sans farine et rouillés. Il n'y a que l'écorce
sans farine. Le tabac vient ici assez bien sur ce sable noir et
blanc, mais on ne peut le conserver à cause de la vermine ce qui a
dégoûté les habitants d'en faire. Bien loin d'être en état d'en
vendre ils s'en sont pourvus aux navires de celui du Cap ou de La
Havane. […] Quoique ce soit une terre couverte de pins on ne
saurait pas y trouver, en cent lieues de pays, ceux de grands mâts
de navires de cinquante canons. On a eu beaucoup de peine à trouver
dans toute l'île Dauphine un mât d'artimon pour le vaisseau de
M. Crozat et quelques mâts de hune. »
Ayant fait ce bilan déprimant, La Mothe-Cadillac
examine la population. « Selon le proverbe : méchant
pays, méchantes gens. On peut dire que c'est un amas de la lie du
Canada, de gens de sac et de corde sans subordination pour la
religion et pour le gouvernement, adonnés au vice, principalement
aux femmes Sauvages qu'ils préfèrent aux françaises. Il est très
difficile d'y remédier lorsque Sa Majesté désire qu'on les gouverne
avec douceur et qu'elle veut qu'un gouverneur les conduise de
manière que les habitants ne fassent point de plaintes contre lui.
Jusqu'à présent ces gens ont demeuré en cet état. Il s'agit de les
réformer. De quel œil recevront-ils ce réformateur ? Les moins
détraqués raillent leur abbé lorsqu'il leur semble suivre et qu'il
leur parle de réforme et leur réaction est toujours fondée sur
quelque mauvais prétexte. Je commencerai d'en user par la douceur
quoique ce soit, selon moi, avec eux, du temps perdu. En arrivant
ici j'ai trouvé toute la garnison dans les bois parmi les Sauvages
qui l'ont fait vivre tant bien que mal au bout de leurs fusils et
cela faute de vivres non seulement en pain mais même en maïs ou blé
d'Inde, la récolte ayant manqué deux années de suite. »
Le gouverneur, qui n'a pas de quoi se réjouir,
reconnaît que le maïs ne se conserve que d'une récolte à l'autre
parce que la vermine et une moisissure, le rouge, s'y mettent.
Appréciant peu, sans doute, les façons désinvoltes des militaires,
La Mothe-Cadillac s'en prend à tous :
« Messieurs les officiers ne sont pas mieux
que leurs soldats. Les Canadiens et les soldats qui ne sont pas
mariés avec des Sauvagesses esclaves prétendent ne pouvoir se
dispenser d'en avoir pour les blanchir et faire leur marmite ou
sagamité, et pour garder leur cabane. Si cette raison était valable
elle ne devrait point empêcher les soldats d'aller à confesse, non
plus que les Canadiens. En vérité, Monseigneur, je ne puis me
dispenser de vous représenter qu'il est de la gloire de Dieu et du
service du roi de remédier à un pareil désordre à quoi il ne sera
pas aisé de parvenir qu'en logeant les troupes dans le fort, depuis
le gouverneur jusqu'au moindre officier, en leur permettant d'avoir
seulement des esclaves mâles et non femelles. À l'égard de leur
blanchissage on pourra trouver des femmes françaises qui s'en
chargeront pour toute la garnison ou à défaut des Sauvagesses en
retenant un juste salaire sur le décompte des officiers et des
soldats. »
Comme il faut bien, tout de même, montrer une
certaine capacité à l'initiative, le gouverneur ajoute que l'on
peut utilement cultiver l'indigo « qui vient parfaitement bien
même dans les rues et les chemins » et que l'on doit planter
des mûriers et faire de la soie comme les Espagnols, mais qu'il ne
faut pas espérer tirer le moindre bénéfice « de ces deux
objets seuls capables de faire valoir la colonie » avant une
dizaine d'années. « Je ne sais pas si M. Crozat sera
d'une si longue patience », commente perfidement le
rapporteur, avant de rappeler que ses appointements de 1712 et 1713
ne lui ont pas encore été versés…
Comme on pouvait s'en douter, les relations entre
La Mothe-Cadillac et Bienville manquent de cordialité. Le
Franco-Canadien, toujours en situation précaire, puisque son rappel
n'a été que différé en raison des circonstances, reste
provisoirement lieutenant du roi mais ne détient plus l'autorité
suprême dans la colonie. Son ami d'Artaguiette, remplacé par
Duclos, ne dispose plus des pouvoirs de commissaire ordonnateur.
Cela crée des frictions d'autant plus irritantes que La
Mothe-Cadillac a besoin des services et de l'expérience de
Bienville et que le jeune Duclos ne peut se tirer d'affaire sans la
collaboration d'Artaguiette. Et la différence des caractères
amplifie les désaccords et les rivalités protocolaires.
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, rompu depuis
l'enfance à la vie rustique des coureurs de bois, est frugal et
débrouillard comme tous les Le Moyne. Il sait jouir sans
arrière-pensées des aubaines que procure parfois une vie libre.
S'il juge vaines certaines contraintes en vigueur dans les
lointaines sociétés policées, il reste attaché aux prérogatives
reconnues à ceux qui, comme lui, ont mis depuis l'adolescence leur
courage, leurs compétences, parfois leur vie au service du roi pour
accomplir un grand dessein. Avec les airs qu'il se donne en tant
que gouverneur, La Mothe-Cadillac agace cet homme de terrain,
toujours prêt à payer de sa personne et qui sait à quoi s'en tenir
sur le peu de substance d'un titre cueilli comme une faveur dans
les salons de Marly. Pontchartrain n'a-t-il pas laissé entendre
qu'il avait expédié le protégé du duc de Lauzun en Louisiane pour
« se défaire de lui » ?
La Mothe-Cadillac sait bien que Louis XIV
vieillissant vire à la bigoterie et que rien ne peut autant
déplaire au roi que l'impiété de ses officiers. Aussi est-ce par ce
biais-là qu'il pousse une première attaque contre Bienville.
« Il y a une église passable à l'île Dauphine
mais celui qui l'a bâtie prétend la faire vendre pour sept cents
livres. L'église de fort Louis est une petite chambre où ne peuvent
tenir que vingt-cinq personnes. Mais comme d'après les
missionnaires les habitants n'ont pas approché les sacrements
depuis sept ou huit ans, les soldats n'ont point fait leurs Pâques
à l'exemple de M. de Bienville leur commandant, de
M. Boisbriant, le sieur Paillon aide-major, les sieurs
Châteauguay premier capitaine et Marigny petit officier auquel j'ai
déclaré que j'en informerai Votre Grandeur, ce qui les a fait
cabaler contre moi, M. le Commissaire prenant leur parti qui
dispute avec le curé ! »
Naissance d'une
bureaucratie
Antoine Crozat devait être méfiant comme tous les
habiles bien en cour qui se sont enrichis dans les affaires sans
trop se soucier des lois et règlements. Rompu aux manigances de
haute volée, ayant créance sur les grands personnages et même sur
le roi, receleur des corsaires patentés, faisant or de tout, y
compris des Noirs enlevés à l'Afrique, il savait qu'un homme de sa
stature doit se prémunir non seulement contre les grands fauves de
son espèce, mais aussi contre l'indélicatesse imitative des
subalternes. Évaluant les friponneries du patron et souvent y
participant, les employés s'inspirent parfois des méthodes apprises
de celui-ci pour mieux le gruger. Les gagne-petit de l'affairisme,
les comptables falsificateurs, les mandataires pipeurs, les hommes
de paille, les prête-noms truqueurs, les entremetteurs cupides
devaient inspirer méfiance et suspicion au fils du cocher
toulousain. Connaissant toutes les combines, il s'appliquait à les
prévenir.
Aussi, quand Pontchartrain avait décidé, le
18 décembre 1712, de créer un Conseil supérieur de la
Louisiane, afin de mettre sous surveillance la gestion de la
colonie, Crozat s'était-il empressé de fabriquer un Conseil de
commerce qui lui permettrait d'exercer une influence occulte sur la
gestion des affaires.
La constitution du Conseil supérieur, dont la
composition avait été fixée par décision du ministre de la Marine,
prit des mois du fait de « l'absence de sujets
compétents », estime Marcel Giraud. Officiellement placé sous
l'autorité du gouverneur et de l'intendant de la Nouvelle-France,
personnages lointains résidant au Canada, le Conseil de la colonie
fut en fait présidé, en leur absence, par La Mothe-Cadillac,
gouverneur de Louisiane. D'après les statuts, l'assemblée coloniale
aurait dû compter neuf membres, mais elle n'en réunit jamais que
sept.
La Mothe-Cadillac et Jean-Baptiste Duclos,
commissaire ordonnateur, premiers conseillers de droit, étaient
assistés par Bienville, en sa qualité, non confirmée mais admise,
de lieutenant du roi, de deux conseillers choisis parmi les
notables, du procureur royal de la colonie et d'un greffier. La
médiocrité du personnel disponible fit que l'on désigna comme
procureur un homme qui savait à peine signer son nom, comme
conseiller un chirurgien-major et comme greffier un simple soldat
sachant lire et écrire. Si La Mothe-Cadillac occupa, d'emblée, le
siège présidentiel, il se vit bientôt contraint de partager le
pouvoir avec Duclos, ce qui ne tarda pas à susciter des conflits,
non simplement de préséance mais aussi d'intérêt. De frictions en
disputes, on en vint à une irrémédiable fâcherie entre les deux
hommes. En tant que premier conseiller, le commissaire ordonnateur
apparaissait, par le jeu de ses attributions, comme le personnage
le plus influent du Conseil. Ses responsabilités couvraient la
police, les finances, l'administration générale, les affaires
civiles. Il assumait aussi la fonction de premier juge et
prononçait les arrêts. Sa position était semblable en cela à celle
des intendants de province, en France, à la même époque.
Le Conseil détenait donc, par son intermédiaire,
la totalité du pouvoir judiciaire. C'est lui qui décidait, en
dernier ressort et sans appel, de tous les litiges privés et
administratifs, de toutes les affaires civiles et criminelles, de
toutes les contestations entre colons et des conflits qui pouvaient
opposer ces derniers à l'administration. Il suffisait de l'accord
de trois conseillers pour qu'un verdict soit rendu dans une affaire
criminelle.
Le Conseil supérieur allait avoir à connaître, au
fil des années, de toute la vie de la colonie car il assumait aussi
les fonctions notariales et l'état civil. Tous les notaires de la
colonie devaient communication de leurs actes au Conseil. L'éthique
et la jurisprudence de l'institution auraient dû être, d'après les
directives du ministre de la Marine, « inspirées par la
coutume de Paris », mais cette dernière, en traversant
l'Atlantique, fut, nous en avons maintes preuves, édulcorée,
interprétée, tempérée ou aggravée, mais toujours aménagée suivant
les circonstances, les intérêts en jeu et la qualité des personnes
en cause.
En anticipant et pour donner quelques exemples de
l'attention que prêtera le Conseil aux événements administratifs
les plus mineurs, on le verra, le 22 octobre 1726, ordonner la
vente de la maison abandonnée par un déserteur. Le 22 avril
1730, il décidera que les esclaves qui ne sont réclamés par
personne après la mort de leurs maîtres doivent être remis au
greffier du Conseil et qu'une peine corporelle et une amende de
trois cents livres seront infligées à ceux qui conserveront
indûment des esclaves sans propriétaire. De la même façon, le
Conseil fixera, le 14 juin 1731, les droits que les geôliers,
greffiers des geôles et guichetiers percevront sur les prisonniers
pour : « vivres, denrées, gîtes, geôlages, extraits ou
décharges ». Grâce au compte rendu de cette audience, nous
savons aujourd'hui qu'un geôlier louisianais recevait « vingt
sols pour chaque extrait d'écrou ou d'élargissement » qu'il
délivrait !
En face du Conseil supérieur, l'organisme créé à
l'instigation d'Antoine Crozat allait, lui aussi, influencer la vie
coloniale. L'existence de cette assemblée commerciale pouvait
paraître justifiée par le fait que la Compagnie de Louisiane,
devenue gestionnaire patentée, endossait à la place de la Couronne
toutes les responsabilités financières de la colonie et, sauf
pendant les neuf premières années du contrat, l'entretien des
militaires. Le Conseil de commerce, présidé par le représentant de
Crozat, directeur de la Compagnie, régentait à discrétion les
transactions, fixait les salaires, embauchait commis et
contrôleurs, décidait de la création de nouveaux établissements,
recrutait des colons, attribuait des concessions et disposait d'un
droit de veto sur les nominations au Conseil supérieur, ce qui lui
permettait de s'assurer les meilleurs concours dans le gouvernement
du pays. Si l'on avait coutume, à Paris, de suivre les avis du
gouverneur quand il s'agissait de désigner les membres du Conseil
supérieur, les agents de Crozat siégeant dans les deux conseils
détenaient les moyens de contester les nominations et de faire
respecter et exploiter au mieux le monopole accordé au
financier.
Tandis que les représentants de la Compagnie
mettaient en œuvre la fondation de nouveaux établissements, aux
Natchez et sur l'Ouabache notamment, le gouverneur, qui était aussi
l'un des principaux associés d'Antoine Crozat dans la Compagnie de
la Louisiane, prenait des initiatives dont il espérait quelque
rentabilité. C'est ainsi qu'ayant fourni dix mille livres de
marchandises à Juchereau de Saint-Denys il décida d'envoyer ce
dernier en ambassade commerciale chez les Espagnols du Mexique, via
le pays des Indiens Natchitoch que le Canadien avait déjà visité.
Ce vaillant soldat, oncle de la femme d'Iberville, officier
volontaire pour la Louisiane mais las de servir sans solde, avait
abandonné le commandement du fort Laboulaye pour créer son propre
établissement, près du vieux fort Biloxi. Il accepta l'offre de La
Mothe-Cadillac, rassembla vingt-cinq Français à bord de cinq grands
canots et remonta le Mississippi, jusqu'à la rivière Rouge, avant
de disparaître pour plusieurs années7.
La colonie ne comptait, hélas ! que peu
d'hommes de cette trempe ! La population, mécontente de
constater que le gouverneur ne se préoccupait que de servir les
intérêts de Crozat, ne cessait de récriminer. Ceux qui avaient
avancé de l'argent aux militaires, privés de solde depuis six ans,
ne parvenaient pas à se faire rembourser. Les prix flambaient à tel
point qu'une douzaine d'œufs coûtait quarante sols, une livre de
lard, à crédit, huit sols, alors que le cours de la piastre montait
et que les Espagnols de Pensacola, qui disposaient de plus de
numéraire que les Français, raflaient les produits agricoles
proposés par les Indiens. Quant aux officiers, payés en
marchandises, ils étaient encore plus mal lotis que leurs hommes,
qui vendaient une partie de leur ration, et que les ouvriers de la
Compagnie qui travaillaient « au noir » pour améliorer
l'ordinaire de leur famille. Dans un tel climat de pauvreté, le jeu
stérile des intrigues et des querelles se développait entre les
supporters des anciens, comme Bienville et d'Artaguiette, et les
représentants de la Compagnie que La Mothe-Cadillac soutenait de
son autorité. Conscient de l'hostilité d'une population qui
attendait vainement, depuis la signature du traité d'Utrecht, une
amélioration de son sort, le gouverneur s'obstinait à résider sur
l'île Dauphine, au lieu de s'installer dans la maison construite
pour lui à l'intérieur des remparts du nouveau fort de
Mobile.
Duclos, en revanche, s'efforçait d'aider les
colons et les militaires à supporter les difficultés du moment,
leur assurant qu'elles étaient passagères et que la colonie
connaîtrait bientôt un développement bénéfique pour tous. En
attendant, usant de ses pouvoirs de commissaire ordonnateur, il
refusait d'appliquer aux ouvriers et aux matelots la retenue
mensuelle que l'administration prélevait sur leur salaire pour prix
des vivres qui leur étaient fournis. Le prélèvement imposé, indexé
sur le coût local des denrées, alors que les salaires ne l'étaient
pas, devait atteindre, en mai 1714, vingt-sept livres par mois. Or
les ouvriers les mieux payés gagnaient à peine trente ou
trente-cinq livres par mois ! En réduisant la retenue à sept
livres dix sols, Duclos encourut les foudres du représentant de
Crozat et s'attira les critiques du gouverneur. Dès les premiers
jours, les deux hommes s'étaient opposés et, quand le commissaire
ordonnateur avait ouvertement pris le parti de Bienville, La
Mothe-Cadillac n'avait plus caché son hostilité envers un homme
qui, d'après lui, accordait trop d'attention et de crédit aux
récriminations des habitants de la colonie. Au fil des mois, Duclos
et le gouverneur en étaient venus aux injures, puis avaient cessé
toute relation autre que de service. Alors que, traditionnellement,
le gouverneur et le commissaire ordonnateur d'une colonie
envoyaient au ministre de la Marine un rapport commun, Duclos et La
Mothe-Cadillac choisirent d'adresser chacun le leur à
Pontchartrain, qui n'en demandait sans doute pas tant !
Le gouverneur, qui voyait d'un mauvais œil les
bonnes relations qu'entretenait Duclos, non seulement avec
Bienville, mais avec les habitants, abreuvait le ministre de
plaintes et de dénonciations. Celles-ci visaient notamment Duclos,
accusé de trafiquer sur les farines, et le lieutenant du roi, qui
continuait à se comporter comme s'il était le maître de la
colonie.
Duclos, pour sa part, faisait de son mieux pour
soutenir Bienville. Les compétences, et surtout l'ascendant, que le
Canadien détenait sur les Indiens avaient, dès son arrivée en
Louisaine, impressionné le jeune fonctionnaire qui écrivait à
Pontchartrain, le 25 octobre 1713 : « Je ne saurais
trop exalter la manière admirable dont M. de Bienville a su
s'emparer de l'esprit des Sauvages pour les dominer. Il y a réussi
par sa générosité, sa loyauté, sa scrupuleuse exactitude à tenir sa
parole, ainsi que par la manière ferme et équitable dont il rend la
justice entre les différentes nations sauvages qui le prennent pour
arbitre. Il s'est surtout concilié leur estime en sévissant contre
tout vol ou déprédation commis par les Français qui sont obligés de
faire amende honorable chaque fois qu'ils ont fait quelque injure à
un Sauvage. » Dans la même lettre, le commissaire ordonnateur
n'hésitait pas à révéler que le gouverneur retenait les cadeaux
envoyés par la cour pour les Indiens et que M. de Bienville
restait tout de même le mieux placé pour en assurer une judicieuse
distribution.
Le gouverneur n'avait pas tardé à se rendre compte
que la population se moquait comme d'une guigne du privilège
commercial de Crozat. Les agriculteurs qui avaient la chance de
récolter du maïs, des fruits ou des légumes allaient vendre leurs
produits, malgré l'interdiction qui leur en avait été faite, aux
Espagnols de Pensacola. Les officiers eux-mêmes faisaient du négoce
chaque fois qu'il y avait matière à transaction. Quand un bateau
chargé de vivres et d'effets se présentait, au mépris du monopole
attribué à la Compagnie de Louisiane, tous ceux qui possédaient un
peu d'argent montaient à bord pour se ravitailler, car les articles
proposés étaient meilleur marché que ceux que l'on trouvait dans
les magasins de la Compagnie. « Si l'on veut faire du commerce
il ne faut pas majorer les factures comme cela se pratique
journellement », écrivait La Mothe-Cadillac, qui regrettait
aussi que l'on ne payât pas mieux cuirs et peaux que les trappeurs,
de moins en moins nombreux, acceptaient encore de livrer à la
Compagnie.
Mais ce qui préoccupe le plus cet homme
orgueilleux, c'est le peu de cas que les gens font de son titre et
de son autorité. Il se plaint sans cesse de la cabale dont il est
l'objet et, dans une dépêche du 20 février 1714, il met le
ministre en garde. L'avenir de la Louisiane est en danger.
« Si vous ne remédiez pas, Monseigneur, à la cabale qui s'est
formée par les menées de M. le commissaire et de M. de
Bienville, qui ont entraîné tous les officiers de leur côté avec la
meilleure partie des habitants, je suis persuadé que M. Crozat
sera obligé de l'abandonner. »
Comme si les désaccords portant sur la politique
commerciale, la façon d'agir avec les Indiens et l'organisation
administrative de la colonie ne suffisaient pas pour entretenir la
zizanie entre Bienville et le gouverneur, va surgir un différend
d'ordre privé, digne d'une comédie de boulevard.
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville est alors âgé
de trente-quatre ans. Il porte un nom prestigieux dans le milieu
colonial. C'est un gaillard d'allure virile, de belle prestance,
dont le teint hâlé de coureur de bois ne compromet nullement une
distinction naturelle que l'on remarque. Un portrait, peint par un
artiste inconnu de l'École française du XVIII e et conservé
dans une collection particulière, le montre vêtu de sa cuirasse,
portant perruque courte, le regard vif, un sourire discrètement
ironique aux lèvres. On peut supposer qu'il avait de belles mains,
car le peintre a fixé sa dextre émergeant, blanche et fine, du
canon d'avant-bras de l'armure, dans une manchette de dentelle qui
adoucit l'acier. C'est un meneur d'hommes, intrépide et
autoritaire, un individualiste obstiné, un ambitieux qui,
contrairement à d'autres, a les moyens de ses ambitions.
C'est aussi un célibataire ! Or M. de La
Mothe-Cadillac a deux filles, dont l'aînée est amoureuse du
lieutenant du roi. Assez amoureuse pour en perdre le boire et le
manger, ce qui inquiète sa mère et agace son père. M. de
Bienville est d'une extrême courtoisie avec les dames, mais avec
toutes les dames. On lui a prêté autrefois une aventure avec une
veuve décédée depuis plusieurs années, ce qui lui a valu les
remontrances a posteriori,
désobligeantes et de surcroît inutiles, du curé La Vente. Mais, en
1714, on ignore tout, dans la colonie, de sa vie sentimentale. Pour
le reste, qui a son importance, il a chez lui, à son service, comme
tous les officiers, une belle Choctaw, tresses aile-de-corbeau,
profil aquilin, regard d'onyx, peau lisse adoucie à la graisse
d'ours depuis l'enfance, taille flexible comme liane, qui
entretient son linge, fait le ménage et lui prépare peut-être, le
soir venu, sa tisane de sassafras !
Mlle de La Mothe-Cadillac, dont on ignore si
elle était belle ou laide, mais accordons-lui de la beauté pour
l'agrément du souvenir, ne tentait manifestement pas Bienville.
Comme la jeune fille dépérissait – le climat subtropical
devait accélérer la consomption – le gouverneur, bien que
jugeant un Le Moyne, petit-fils de cabaretier dieppois, tout à fait
indigne d'une descendante des Cadillac, mit son orgueil dans sa
poche et, bon père, s'en fut proposer sa fille au lieutenant du
roi. M. de Bienville feignit, dit-on, une vive surprise, se
dit extrêmement honoré par une proposition aussi flatteuse, mais,
sans tergiverser, expliqua au gouverneur que le célibat devait être
l'état naturel d'un soldat et qu'il y restait fort attaché. Refuser
la main d'une fille, si généreusement offerte, est un affront
qu'aucun père ne peut pardonner. M. de La Mothe-Cadillac ne
pardonna pas et se mit à proclamer, dès le lendemain, que
M. de Bienville ayant eu l'audace d'oser lui demander sa fille
aînée en mariage il avait, avec hauteur, refusé cette mésalliance
inimaginable !
M. de Bienville, dont la galanterie avait ses
limites, finit par écrire au ministre pour lui expliquer les
raisons de l'animadversion du gouverneur : « Je puis
assurer Votre Excellence que la cause de l'inimitié de Cadillac à
mon égard est due au fait que j'ai refusé d'épouser sa
fille. » On ne peut être plus aimable… ni plus
clair !
Une guerre
indienne
Pendant que la colonie s'amusait de ces
arlequinades, que les dirigeants échangeaient des propos aigres,
que colons et militaires usaient de toutes les astuces pour
subsister, les traitants anglais cajolaient les Alabama, les Chacta
et les Chicassa, faisaient des affaires avec les chefs et
conseillaient aux guerriers de se débarrasser des Français, pauvres
gens dont ils ne tireraient jamais rien. Un certain Price Hughes,
agent anglais mandaté pour évincer les Français et assurer la
pénétration britannique jusqu'aux rives du Mississippi, avait déjà
installé un magasin chez les Natchez et plusieurs de ses
compatriotes s'apprêtaient à en faire autant dans d'autres villages
indiens de Louisiane.
Les coureurs de bois glanaient et rapportaient ces
informations. Les habitants de l'île Dauphine furent mécontents, et
aussi un peu honteux, quand ils apprirent que des Français,
déserteurs des forts, des traitants appâtés par de meilleurs gains
ou des coureurs de bois canadiens, anciens captifs des Indiens
délivrés par les Anglais, servaient avec zèle les visées de la
nation rivale. La menace qui pesait sur l'existence de la Louisiane
devenant manifeste et les alliances indiennes s'effilochant, La
Mothe-Cadillac fut bien obligé de faire appel à Bienville, qu'il
avait, quelques semaines plus tôt, condamné aux arrêts de rigueur
sans le moindre effet, l'intéressé n'ayant tenu aucun compte de
cette punition ! Le lieutenant du roi, se sachant
indispensable dans une telle conjoncture, n'attendait qu'une
occasion de faire valoir ses compétences et son courage.
En quelques semaines, avec une poignée de
Canadiens, il rallia les Indiens hésitants, organisa le pillage de
tous les magasins étrangers, fit arrêter Price Hughes et les
traitants anglais, qu'il expulsa par bateau avec ordre au capitaine
de ne débarquer ses passagers qu'à Veracruz. L'alter ego anglais de
Bienville, lieutenant du roi en Caroline, capturé par les Indiens
redevenus francophiles, eut moins de chance. Rendu à la liberté,
l'officier britannique fut massacré, alors qu'il regagnait Charles
Town8, par d'autres Indiens
rancuniers, qui avaient un contentieux avec ses compatriotes.
Conscient d'avoir déclenché la furie indienne
contre les ennemis blancs des Français, Bienville, qui connaissait
les raffinements de cruauté dont ses alliés indigènes étaient
capables sur la personne des prisonniers, avait donné l'ordre à ses
Canadiens de tirer par tous les moyens des mains des Sauvages, au
moins, les femmes et enfants des Anglais. Il accueillit tous les
rescapés qui furent conduits à Mobile, les fit héberger et nourrir
en attendant l'arrivée d'un bateau. La veuve anglaise d'un soldat
fut même autorisée à s'installer dans la colonie. En ce qui
concerne les chefs des Chacta, qui avaient eu l'audace d'aller
dresser leur tente en Caroline ou en Virginie, il se fit présenter
leur scalp, en grande cérémonie, dans la meilleure tradition
indienne. Ayant prodigué des réprimandes, proféré des menaces et
distribué quelques cadeaux, Bienville considérait l'affaire
terminée quand il apprit, incidemment, que La Mothe-Cadillac
s'était rendu au pays des Illinois avec l'intention de dire au
passage leur fait aux Natchez. La démarche était courageuse mais
demandait un doigté et une dialectique que le gouverneur ne
possédait pas. Les Natchez méritaient des égards particuliers, car
ils formaient une nation policée qui avait ses traditions. Leur
testament, qu'ils nommaient l'Ancienne Parole, révélait que leurs
ancêtres s'étaient autrefois alliés aux hommes blancs, aux
guerriers du feu, quand ceux-ci étaient venus « sur leurs
villages flottants » envahir la région d'Anahuac. Ils
croyaient au Grand Esprit, comptaient les jours de l'année à partir
de l'équinoxe de printemps et donnaient aux mois des noms d'animaux
ou de plantes utiles à l'homme. Leurs habitations passaient pour
les mieux bâties, ils cultivaient leurs champs avec application et
observaient des règles de vie en société ignorées de nombreuses
tribus. Adorateurs du soleil, comme les Taensa, les Natchez
conservaient, dans un temple, un feu perpétuel que des prêtres
entretenaient sans défaillance.
L'arrivée de La Mothe-Cadillac flatta les chefs de
village et les inquiéta. Fiers, comme toujours, mais aussi un peu
penauds d'avoir accueilli les rivaux des Français, ils prièrent le
gouverneur d'oublier leurs fautes et l'invitèrent à fumer le
calumet. Le Gascon, qui avait au moins autant d'orgueil qu'un
Natchez, ignora la pipe au long tuyau et ne daigna pas prendre la
repentance des Indiens en considération. Il accepta néanmoins des
vivres et redescendit le Mississippi, par où il était venu,
laissant les Natchez blessés par son mépris et certains que les
Français se préparaient à faire la guerre à leur nation.
Avant Bonaparte, les Indiens savaient que la
meilleure défense est l'attaque. Les canots du gouverneur avaient à
peine disparu dans une courbe du fleuve que les chefs de guerre,
endoctrinés et gratifiés par les Anglais, invitaient leurs hommes à
scalper tous les Français qu'ils rencontreraient sur leur
territoire. Les guerriers mirent un certain temps pour passer à
l'action, mais, au mois de janvier 1716, un missionnaire, le père
Antoine Davion, vint raconter à Bienville que quatre Canadiens
avaient été assassinés par les Natchez alors qu'ils se rendaient
paisiblement au pays des Illinois. Le lieutenant reçut cette
nouvelle tandis qu'il travaillait à la construction de grands
canots pour remonter le Mississippi et accomplir la mission que
venait de lui confier directement le roi : créer plusieurs
établissements nouveaux sur le fleuve, à commencer par un fort chez
les Natchez et un autre sur la rivière Ouabache. Le fort des
Natchez serait nommé Rosalie, en l'honneur du quatrième enfant et
première fille de M. de Pontchartrain, le fort de l'Ouabache
s'appellerait Saint-Jérôme, patron du ministre de la Marine, depuis
peu secrétaire d'État.
Les crimes perpétrés par les Natchez constituaient
un acte d'hostilité insupportable et ne pouvaient rester impunis,
aussi Bienville demanda-t-il immédiatement au gouverneur de lui
donner quatre-vingts hommes pour former une expédition et infliger
aux assassins le châtiment qu'ils méritaient. La Mothe-Cadillac,
qui craignait de se démunir des trois quarts de son effectif
militaire, refusa et n'accorda au lieutenant du roi que la seule
compagnie de M. de Richebourg, qui comptait trente-quatre
hommes. Bienville fit observer que c'était fort peu pour conduire
une guerre contre une nation capable d'aligner huit cents
guerriers. Le gouverneur ne céda rien, en dépit des interventions
de Duclos et des agents de Crozat. Bienville embarqua dans ses huit
pirogues, servies par dix-huit matelots, avec la seule troupe qu'on
lui eût accordée.
Le capitaine Chavagne de Richebourg, qui prit part
aux opérations, rapporta tous les détails de cette expédition
guerrière.
En arrivant chez les Tunica, à soixante-quinze
kilomètres du territoire des Natchez, l'officier apprit que les
Indiens avaient encore tué un Français, qui descendait du pays des
Illinois, et qu'ils se tenaient en embuscade pour attendre, sur le
lieu même de ce crime, une troupe de quinze Canadiens. Le père
Davion, très apprécié des Tunica, avait, comme tous les
missionnaires, ses informateurs. Il révéla à Bienville que les
Natchez ne donnaient, dans leurs villages, aucune publicité à ces
meurtres qu'ils croyaient ignorés des Français, mais qu'ils avaient
fait des cadeaux aux Tunica pour s'assurer leur discret concours,
afin que ces derniers interceptent et tuent ceux qui seraient en
route pour leur demander des comptes. Bienville, dont le sang-froid
était exemplaire, se conduisit avec les Tunica comme s'il ignorait
tout de leurs intentions homicides. Il fuma le calumet et expliqua
qu'il se rendait au pays des Natchez pour installer un magasin où
les Indiens pourraient troquer leurs pelleteries contre des objets
venus de France. Il demanda même au cacique local d'envoyer un
messager chez les Natchez pour annoncer son arrivée. Mais, au lieu
de camper dans le village des Tunica, comme il y était invité, il
conduisit sa troupe à une demi-lieue de là et prit ses quartiers
sur un îlot du Mississippi, qu'il fit immédiatement fortifier.
Quand un enclos sûr fut établi, il fit construire trois baraques,
une pour abriter les vivres et les munitions, une pour servir de
corps de garde et une troisième destinée à l'incarcération
d'éventuels prisonniers.
Quarante-huit heures plus tard, trois Natchez se
présentèrent au camp, proposant avec le sourire leur calumet
décoré. Bienville autorisa ses soldats à fumer mais refusa, quant à
lui, de tirer une seule bouffée. Étant le grand chef de la troupe
française, il ne pouvait fumer, expliqua-t-il, que des calumets
présentés par les chefs de la nation. Quand les Indiens furent
restaurés, Bienville les renvoya chez eux, accompagnés d'un de ses
hommes qui parlait algonkin, avec mission d'expliquer que les
Français construiraient leur établissement chez les Tunica si les
Natchez n'en voulaient pas. C'était un bon moyen d'éveiller la
convoitise des caciques et de titiller leur vanité. Dans le même
temps, le lieutenant du roi désigna le plus débrouillard des
Canadiens qu'il dépêcha, à bord d'une pirogue, avec un Illinois,
pour placarder à certains endroits des berges, par où passaient
tous les voyageurs, des panneaux sur lesquels était annoncé en
grandes lettres : « Les Natchez ont déclaré la guerre aux
Français. M. de Bienville est campé aux Tunica. »
L'afficheur devrait aussi dépasser pendant la nuit, sans se faire
remarquer, les villages des Natchez, pour aller au-devant des
quinze Canadiens attendus par les Indiens et inviter les voyageurs
à changer d'itinéraire.
Malgré ces précautions, Bienville vit arriver,
quelques jours plus tard, six Canadiens à bord de trois canots
chargés de pelleterie, de viande fumée et de graisse d'ours.
Ceux-ci étaient encore tout étonnés de l'aventure qu'ils venaient
de vivre. Interceptés sans douceur par des guerriers, ils avaient
été, dans un premier temps, dépouillés de tous leurs biens et
emprisonnés. Mais le lendemain, alors qu'ils s'attendaient au pire,
et aussi soudainement qu'ils avaient été arrêtés, un chef leur
avait fait restituer leurs armes, leurs pirogues et toutes les
marchandises qu'ils transportaient, en même temps que la liberté.
En s'excusant, les Natchez leur avaient aimablement indiqué que
M. de Bienville campait chez les Tunica.
L'affichage donnait à réfléchir aux caciques et,
comme Bienville faisait mener grand train, derrière les palissades
du camp insulaire, aux cinquante soldats ou matelots français, les
Tunica, qui devaient espionner pour le compte des Natchez,
pouvaient penser qu'une véritable armée était à l'exercice. Le
fait que les Français imputassent clairement et publiquement aux
Natchez la responsabilité d'une guerre que ces derniers auraient
voulu mener sournoisement sans la déclarer obligeait les chefs
indiens à rechercher une honorable issue à un conflit mal
engagé.
Les Natchez crurent bientôt avoir trouvé
l'échappatoire puisque, le 8 mai, ils envoyèrent quatre
pirogues « dans lesquelles il y avait huit hommes debout qui
chantaient le calumet, et trois hommes dans chaque pirogue qui
étaient assis sous des parasols, douze qui nageaient, et deux
interprètes français ». Les grands chefs indiens avaient cru
bon de se déranger pour apporter en grande pompe le calumet à fumer
au chef des Français. Bienville avait fait tendre des voiles sur
des piquets pour multiplier les tentes du camp censées abriter une
troupe nombreuse, et cacher, le fusil à la main, la moitié de ses
soldats. Il fit désarmer par les autres tous les Indiens qui mirent
pied à terre et n'accepta de recevoir que huit chefs qu'il
connaissait par leur nom. Ayant repoussé avec hauteur les calumets
que ces derniers lui présentaient, il leur demanda brutalement
comment ils comptaient expier l'assassinat de cinq Français. Comme
les Natchez, désorientés, ne savaient que répondre, Bienville fit
un signe à ses soldats. En un instant, les Indiens se trouvèrent
enchaînés et jetés dans la prison toute neuve du camp.
À la tombée de la nuit, le lieutenant du roi fit
extraire de la geôle trois frères, qui étaient les chefs les plus
représentatifs, Grand-Soleil, Serpent-Piqué et Petit-Soleil. Comme
ils paraissaient terrorisés, Bienville expliqua qu'il n'imaginait
pas qu'ils eussent pu donner ordre eux-mêmes de tuer des Français,
mais qu'il attendait d'eux qu'ils lui fassent parvenir les têtes
des assassins, non seulement les scalps mais les têtes « car
je veux les reconnaître ! » précisa-t-il. Après avoir
rappelé aux Indiens que, dix ans plus tôt, quatre cents familles de
Tchioumachaqui avaient été anéanties parce que la tribu avait
refusé de livrer aux Français les assassins d'un missionnaire et de
trois traitants, et qu'il avait lui-même, en 1703, fait condamner à
mort un Français qui avait tué deux Pascagoula, Bienville renvoya
les trois frères à leur prison, en leur conseillant de méditer sur
l'impartialité que suppose une bonne justice.
Au petit matin, Serpent-Piqué annonça qu'il irait
lui-même chercher les têtes des assassins, mais Bienville, pour
affirmer son autorité, désigna son cadet Petit Soleil, qu'il
embarqua sur-le-champ avec douze soldats et un officier. Tandis que
l'Indien allait accomplir sa macabre mission, la troupe de
Bienville se renforça à plusieurs reprises, car les Canadiens et
les traitants, qui lisaient les affiches placées aux bons endroits,
rejoignaient le camp des Tunica avec armes, bagages et
provisions.
Quand Petit-Soleil réapparut avec ses hideux
trophées, Bienville fronça le sourcil et entra dans une colère
jupitérienne. Il n'avait reconnu que deux des trois têtes
présentées pour être celles des assassins recherchés. La troisième,
les Natchez en convinrent, était celle d'un innocent que Petit
Soleil avait fait décapiter parce qu'il était le frère d'un des
meurtriers qui s'était échappé. En réalité, le troisième assassin
était un chef de guerre nommé Oyelape, en français Terre-Blanche,
un des meilleurs guerriers de la tribu, que les Natchez avaient
voulu épargner. Ayant remis Petit-Soleil en prison, Bienville
libéra, deux jours plus tard, le grand prêtre des Indiens, afin
qu'il accomplisse ce que Petit Soleil n'avait osé faire. Tandis que
les affaires de la justice, selon Bienville, allaient leur train,
Petit Soleil se résolut à dire toute la vérité. Il expliqua que
trois chefs de guerre, Terre-Blanche, Alahofléchia et le Barbu,
étaient les vrais coupables. Comblés de cadeaux par les Anglais,
ils avaient accepté de tuer tous les Français qu'ils
rencontreraient. Terre-Blanche était vraiment en fuite, mais les
deux autres, qui avaient encore la tête sur les épaules, figuraient
parmi les prisonniers détenus dans le camp français !
Les premiers jours de juin, M. de Bienville,
considérant que le conflit était terminé, reçut les assurances de
fidélité des Natchez et annonça qu'il accepterait à nouveau de
fumer le calumet de la paix avec eux quand leur nation aurait donné
des preuves tangibles de sa loyauté. Il permit aux chefs de
regagner leur village après qu'ils eurent promis de lui apporter la
tête de Terre-Blanche, dès qu'ils pourraient s'en saisir, et de
fournir, avant la fin du mois de juillet, « deux mille cinq
cents pieux de bois d'acacia de treize pieds de long et dix pouces
de diamètre », qu'ils auraient à charroyer « tout près du
Mississippi, au lieu qui leur serait indiqué pour faire un
fort ». Les Natchez s'engagèrent encore « à fournir en
outre trois mille écorces d'arbre de cyprès pour couvrir les
logements » des Français, qui s'installeraient autour du fort
Rosalie.
Le 8 juin, les Natchez, heureux de s'en tirer
à si bon compte, rentrèrent chez eux, sauf Serpent-Piqué, que
Bienville retint comme otage. « Le 9 on fit casser la tête aux
deux guerriers » encore détenus et M. de Bienville, assez
satisfait d'avoir évité une vraie guerre, dont les Français ne
seraient peut-être pas sortis vainqueurs, et d'avoir fait rapide et
bonne justice, reprit le chemin de Mobile. Son absence avait duré
neuf mois pendant lesquels la France avait connu des événements qui
n'étaient pas sans influencer la situation en Louisiane.
À son arrivée, Bienville apprit d'abord que
Louis XIV était mort le 1er septembre de l'année précédente, dans la
soixante-douzième année de son règne, ce qui constituait un record,
et que le duc d'Orléans assumait la régence du royaume en attendant
que Louis le quinzième, arrière-petit-fils du Roi-Soleil, âgé de
cinq ans, puisse prendre en main les destinées de la monarchie. On
lui annonça aussi que Pontchartrain n'était plus ministre et que
les ministères eux-mêmes avaient été remplacés par des conseils
d'État. Les affaires de Louisiane et de toutes les colonies
dépendaient désormais du conseil de Marine et du conseil de
Commerce.
Un volumineux courrier du tout nouveau conseil de
Marine, apporté quelques jours plus tôt par la Paix, brigantin de la compagnie de Crozat,
attendait Bienville et lui réservait d'autres surprises. Le paquet
contenait, entre autres documents, un ordre du Régent conférant à
M. de Bienville, lieutenant du roi en Louisiane, le
commandement en chef de la colonie jusqu'à l'arrivée d'un nouveau
gouverneur, M. Jean Michiele de Lépinay, seigneur de La
Longueville, lieutenant de vaisseau ayant servi dans
l'administration du Canada, qu'accompagnerait un nouveau
commissaire ordonnateur issu de la marine, M. Marc-Antoine
Hubert.
Une lettre expliquait, en peu de mots, la
décision. « Messieurs de La Mothe-Cadillac et Duclos, qui ont
des caractères incompatibles, sans avoir l'intelligence nécessaire
à leurs fonctions, sont révoqués et remplacés. » Ainsi,
Bienville était débarrassé d'un gouverneur avec lequel il n'aurait
jamais pu s'entendre et qui, par ses récriminations incessantes et
son incompétence, avait irrité tout le monde, y compris son associé
Antoine Crozat. Ce dernier était un des artisans de son éviction.
N'avait-il pas fait savoir au conseil, dès le 11 février
1716 : « Il faut des gens sages pour gouverner la colonie
et les dirigeants actuels ne sont pas satisfaisants. On représente
que le sieur de La Mothe-Cadillac, qui en est présentement le
gouverneur, et le sieur Duclos, qui en est commissaire ordonnateur,
ont des caractères bien opposés aux qualités que l'on désire dans
les principaux officiers des nouvelles colonies. Outre qu'ils n'ont
pas toute l'intelligence qui serait nécessaire, ils ne sont occupés
que de leur intérêt particulier et traversent en toutes rencontres
les vœux de la compagnie et les projets d'établissement qu'elle
fait. On demande qu'ils soient révoqués et qu'il en soit envoyé de
plus capables. » Et M. Crozat de conclure :
« Je suis d'opinion que tous les désordres dont M. de La
Mothe se plaint dans la colonie proviennent de la mauvaise
administration de M. de La Mothe lui-même. »
Ces nouvelles, pour intéressantes qu'elles
fussent, constituaient aussi pour Bienville une déception. Il avait
toujours espéré devenir gouverneur de la Louisiane, conscient qu'il
était d'avoir acquis par sa longue expérience coloniale et par ses
mérites le droit de prétendre à ce poste. Mais, à Paris, l'affaire
des prises de l'île Nieves, où l'on avait mis en doute la probité
d'Iberville et de ses frères, n'était toujours pas éclaircie et
Bienville souffrait de ce contentieux. Pontchartrain lui-même avait
parfois fait preuve de défiance vis-à-vis de son protégé. Quant à
Crozat, il n'avait guère apprécié les critiques que formulait
l'officier sur les méthodes commerciales de la compagnie qu'il
dirigeait. Le conseil de Marine, sans entrer dans les vues du
financier ni tenir rigueur à Bienville de vieilles histoires de
comptabilité, reconnaissait la valeur et les qualités du soldat,
mais ne faisait pas confiance à ses pratiques administratives. En
confirmant enfin, pour tous les Le Moyne, les lettres de noblesse
que leur père, Charles Le Moyne de Longueuil, n'avait pu faire de
son vivant enregistrer « en la Cour de Parlement de
Paris », le Régent mettait un peu d'huile de vanité sur le
prurit de carrière de Bienville et prouvait son intérêt pour une
famille qui avait si bien servi le roi et la France.
Si Jean-Baptiste Duclos reçut les attributions de
commissaire ordonnateur à Saint-Domingue, ce qui constituait une
sorte d'avancement et laissait augurer au supporter de Bienville
une vie plus confortable qu'en Louisiane, si d'Artaguiette avait
déjà retrouvé en métropole ses fonctions de commissaire des
classes, le conseil de Marine fut sans indulgence pour La
Mothe-Cadillac.
On ignore si Bienville se réjouit de voir
l'ex-gouverneur embarquer pour la France, avec toute sa famille
mais sans ses effets, que le nouveau gouverneur avait fait saisir.
L'orgueilleux et maladroit Gascon avait rédigé d'émouvantes
suppliques pour attirer l'attention du duc d'Orléans sur ses
services passés, ses charges de famille et surtout son manque de
ressources. Il connut la réponse du Régent en débarquant en août
1717 à La Rochelle : cinq mois d'internement à la Bastille
pour avoir dénigré ostensiblement la Louisiane et la compagnie de
M. Crozat9 !
1 D'après Saint-Simon, Lauzun figure dans
les Caractères au chapitre de la cour,
sous le nom de Straton.
2 De nos jours, les Louisianais usent souvent
du mot piastre pour désigner le dollar. Cette appellation semble
être un héritage de la période espagnole de la Louisiane, qui sera
évoquée plus loin dans cet ouvrage.
3 Cité par François Jégou dans Histoire de Lorient, librairie Eugène Lafolye,
Lorient 1887.
4 Il s'agit de Cap-Français, à Saint-Domingue,
où les vaisseaux faisaient traditionnellement escale.
Aujourd'hui : Cap-Haïtien.
5 Cité par Élise Marienstras dans la Résistance indienne aux États-Unis, collection
Archives, Gallimard-Julliard, Paris, 1980.
6 Soit une superficie de quatre cents
kilomètres carrés environ.
7 Après de longues marches et de nombreux
démêlés avec les Indiens, Juchereau de Saint-Denys arriva, à la fin
de 1714, au Mexique, où il connut pendant plusieurs années des
fortunes et des aventures dignes d'un roman de cape et d'épée. Il
finit par épouser doña María, la fille de don Pedro de Vilesca,
commandant du Presidio del Norte, et ne regagna la Louisiane, avec
sa famille, qu'en 1719.
8 Devenue Charleston en 1783.
9 La disgrâce de La Mothe-Cadillac fut de
courte durée. Le Régent lui fit verser, jusqu'en 1718, ses
appointements de gouverneur et lui reconnut, en 1719, la propriété
des terres qu'il avait autrefois défrichées à Detroit. Il refusa
toujours, en revanche, d'ériger ce domaine américain en marquisat,
comme le demandait l'ancien gouverneur de Louisiane.