3.
Le seigneur des Sauvages
Les années d'apprentissage
Libre de ses mouvements et ayant reçu pour tout pécule sa part de l'héritage paternel, un capital pouvant produire annuellement quatre cents livres de rente, Robert Cavelier abandonna le prénom supplémentaire d'Ignace, qu'il s'était donné à son entrée dans la Compagnie de Jésus en hommage à son fondateur saint Ignace de Loyola, et s'embarqua pour la Nouvelle-France. Il débarqua à Ville-Marie, près de Québec, le 1er juillet 1666, et retrouva son frère, l'abbé Jean Cavelier, de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice1.
Cette année-là, le régiment Carignan-Salières venait de donner une sévère leçon de civilisation aux Iroquois et, sous l'autorité du gouverneur de Québec, M. de Courcelles, et de l'intendant Talon, la Nouvelle-France connaissait une période de paix que les religieux mettaient à profit pour évangéliser les Indiens et construire des missions à travers le pays. Cette propagation de la foi prenait souvent l'aspect d'une compétition qui, pour être pieuse, n'en était pas moins âpre, allant parfois jusqu'à susciter des rivalités où la charité chrétienne ne trouvait plus son compte. Les jésuites, les sulpiciens et les récollets2 se comportaient à l'occasion comme des entrepreneurs concurrents, car les ordres religieux ne dédaignaient pas les biens temporels. Les ressources, plus ou moins licites, qu'ils tiraient de l'exploitation des terres défrichées, de la traite de la fourrure et de la vente des produits importés de France étaient certes réservées à des investissements pour la diffusion de l'Évangile, mais elles facilitaient grandement la vie des évangélistes.
Robert Challe, l'écrivain voyageur, qui déteste il est vrai les jésuites, ose écrire dans son fameux journal, le 31 mai 1690 : « Pour moi qui ai suivi ces bons pères et examiné leur conduite au Canada, je suis absolument persuadé que ce n'est que le commerce et le plaisir des sens qui les mènent si loin ; et nullement le zèle de la propagation de la Foi, ni l'envie d'attirer les ouailles dans le bercail du bon Pasteur3. » Cette opinion n'engage que son auteur. À côté des évangélistes ardents qui risquaient tortures et privations de toute sorte, et parfois les acceptaient avec une ferveur masochiste pour convaincre les Indiens de l'existence d'un Dieu unique, évoluaient des religieux plus tièdes. Ceux-ci étaient venus chercher en Nouvelle-France une vie moins routinière, plus libre et plus large qu'en métropole. Quant à « ces saints indignes de mes bougies » dont Robert Challe stigmatise la lubricité et l'avarice, ils ne devaient constituer, nous préférons le croire, que de scandaleuses exceptions.
C'est en tout cas par l'intermédiaire de son frère aîné, le sulpicien, qui allait exercer sa vie durant sur le cadet une tutelle pesante et intéressée, que Robert Cavelier put obtenir une assez vaste concession sur l'île de Montréal. Le nouveau colon sut rapidement mettre en valeur son domaine, le protéger contre les incursions toujours redoutées des Iroquois, le peupler en louant des arpents défrichés à qui acceptait de payer redevance. Ayant fait du site un lieu de civilisation où poussait l'indispensable mais et où se développaient cultures et élevage, Cavelier s'habitua à l'entendre nommer La Chine, par de malicieux voisins. Ces derniers connaissaient par cœur la théorie, développée à tout propos par M. Cavelier, de l'existence probable, du côté de l'ouest, d'un chemin conduisant à la Chine, pays fortuné entre tous.
Dès son arrivée en Nouvelle-France, Robert Cavelier avait sans doute appris ce que les Indiens racontaient depuis des années aux missionnaires sur l'existence d'un grand fleuve auquel on pouvait accéder par certains de ses affluents prenant leurs sources près des Grands Lacs. Le fait que des Peau-Rouge de la vallée du Saint-Laurent fussent parés de coquillages inconnus, mais qu'on disait apportés de la grande mer du Sud, la mer Vermeille, par des Indiens nomades, avait de quoi exciter la curiosité. À Rouen, le jeune Cavelier, grand amateur de récits de voyages et d'aventures, avait déjà lu, dans un numéro de 1660 des Relations de la Nouvelle-France, publiées par les jésuites, cette information alléchante : « Les Sauvages qui habitent la pointe de ce lac [lac Huron] la plus éloignée de nous ont donné des lumières toutes fraîches, qui ne déplairont point aux curieux, touchant le chemin du Japon et de la Chine, dont on fait tant la recherche, car nous apprenons de ces peuples qu'ils trouvent la mer de trois côtés, du côté du sud, du côté du couchant et du côté du nord ; et de la même extrémité du lac Supérieur tirant au sud-ouest, il y a environ deux cents lieues jusqu'à un autre lac qui a sa décharge dans la mer Vermeille, du côté de la grande mer du Sud ; c'est de l'un de ces deux côtés que les Sauvages ont des marchandises d'Europe et même disent avoir vu des Européens4. »
Si, du point de vue géographique, les informations données par les Indiens aux missionnaires jésuites nous paraissent aujourd'hui imprécises, elles constituaient à l'époque de leur divulgation des éléments dont ne pouvaient manquer de tenir compte savants et curieux, d'autant que les Européens, à qui les Indiens faisaient allusion, pouvaient fort bien être des Espagnols, dont on connaissait la présence autour du golfe du Mexique. Pour des gens avides d'aventures et de découvertes comme le jeune Cavelier – il avait dix-sept ans en 1660 – elles offraient un support quasi scientifique à leurs rêves. On imagine que le fils du drapier de Rouen ne souhaitait, en arrivant en Nouvelle-France, que les voir confirmer par ses propres investigations.
Pendant plusieurs années, l'ancien novice des jésuites parcourut les bois et les prairies, les monts et les grèves, navigua sur les rivières et les lacs, approcha les Indiens, étudia leurs mœurs et leurs langues et surtout leur dialectique, ce qui fit de lui un orateur écouté dans les tribus plus ou moins amicales.
Grand, fort et résistant à la fatigue, la lèvre supérieure ornée, sous un nez puissant, d'une moustache fine au retroussis coquin, ce qui lui donne une allure mousquetaire si l'on en juge d'après un médaillon de la bibliothèque de Rouen, il sut bientôt se satisfaire de viande boucanée, de gibier, de poisson et de baies comestibles que les coureurs de bois lui apprirent à reconnaître. Il sut vite confectionner un canot d'écorce de bouleau, identifier les cris des oiseaux, manier la hache et le tomahawk, se diriger sans autres repères que le soleil et les étoiles, dormir en plein air par tous les temps, se tenir sur ses gardes en permanence, commander avec autorité à ceux qui l'accompagnaient.
Cette formation sur le terrain n'était qu'entraînement, préparation physique et technique, à l'expédition qu'il désirait organiser pour tenter de découvrir le fameux chemin rêvé vers la Chine.
Les fleuves et les cours d'eau constituaient, au XVII e siècle, les seules voies naturelles de pénétration du continent américain et les Indiens les empruntaient régulièrement. Les Seneca, des Iroquois moins vindicatifs que d'autres, avaient souvent parlé à Robert Cavelier d'une grande rivière qu'ils nommaient Ohohio, ce qu'on traduisait par Belle Rivière, et qui d'après eux coulait « vers la mer de l'Ouest ». Le Normand décida de vérifier ces informations.
Se passant de l'assentiment de son frère aîné, qui désapprouvait ces façons d'aventurier, mais après avoir obtenu du gouverneur de Québec des lettres patentes qui l'accréditaient comme explorateur au service du roi, Robert hypothéqua son domaine pour obtenir trois mille huit cents livres qu'il investit aussitôt en armes, en provisions, en canots, en couteaux, haches et pacotille à offrir aux Indiens.
Le 6 juillet 1669, accompagné, d'après Charles de La Roncière, « de deux sulpiciens bretons, un ancien officier de cavalerie et un mathématicien, François Dollier de Casson et René Bréhan de Gallinée », il se lança, avec vingt-deux hommes à bord de sept canots, sur le lac Ontario en direction du lac Érié.
Ainsi commence l'aventure américaine du Normand. La mission vagabonde, dont il s'est lui-même investi en quittant un domaine prospère, le conduira, après maintes explorations et bien des péripéties et déboires, un matin d'avril 1682, dans les bouches du Mississippi, pour une glorieuse prise de possession d'un pays qu'il nommera Louisiane.
Mais entre le premier coup de pagaie sur le lac Ontario et l'aboutissement espéré, treize années s'épuiseront en vaines tentatives. Dès 1669 ou 1670, Cavelier reconnaîtra l'Ohio. D'après un mémoire qu'il adressera à Frontenac en 1677, il descendit ce fleuve en pêchant et chassant, jusqu'à un endroit où la rivière « tombe de fort haut dans de vastes marais à la hauteur du trente-septième degré après avoir été grossie d'une rivière fort large qui vient du nord ». Les Indiens Shawni affirmèrent au voyageur que le cours ordinaire de cet affluent allait du levant au couchant et arrosait probablement « ces terres fertiles en or et en argent qui sont vers la Nouvelle-Espagne ». Il s'agissait du Mississippi, mais Cavelier ne pouvait alors poursuivre sa randonnée pour avoir aussitôt la certitude qu'il avait approché la grande rivière.
Revenu à sa base canadienne, il ne pensera qu'à repartir. Mais, pour monter une nouvelle expédition, il fallait de l'argent dont il se disait lui-même très démuni. « Je suis en grand besoin et nécessité », avouera-t-il à un fonctionnaire de la Ville-Marie qu'il ira solliciter à deux reprises en 1671. Aussi se contentera-t-il, pendant des années, de parcourir la région au sud des Grands Lacs, de parfaire sa formation, de s'endurcir, de se documenter sans jamais perdre de vue le grand dessein qu'il s'était fixé. Un coureur de bois célèbre, Nicolas Perrot, affirmera avoir rencontré Cavelier en 1670 chassant avec des Indiens sur la rivière Ottawa, sans doute pour rassembler des peaux de castor, marchandise d'un bon rapport qui devait lui permettre de se refaire un magot.
Plus de huit cents coureurs de bois hantaient à cette époque la région des Grands Lacs et les rives du Wisconsin et de l'Ouabache. On rencontrait certains de ces aventuriers, souvent de bonne famille, mariés à de jolies Indiennes et parfaitement à l'aise dans les tribus qui les avaient adoptés. Bien avant les écologistes, ils avaient découvert les charmes de la vie dite sauvage et, comme les rares Indiens anthropophages qu'on risquait de rencontrer trouvaient meilleur goût à la chair anglaise qu'à la française, qu'ils jugeaient inexplicablement trop salée (!), les sujets de Louis XIV ne couraient que les risques inhérents à leur condition.
Mais Robert Cavelier ne faisait pas que vagabonder à travers bois et chasser le castor. Il suivait de près les changements intervenus au gouvernement de la colonie et dans les affaires. Quand, en 1672, l'intendant Talon, ami des jésuites, et le gouverneur de Courcelles regagnèrent la France, l'explorateur en mal d'exploration se fit présenter au nouveau gouverneur, Louis de Buade, comte de Palluau et de Frontenac. Ce bel officier s'était illustré au cours de maintes batailles, dans les Flandres, en Allemagne, en Italie, jusque chez les Turcs. Il arrivait au Canada avec le titre de gouverneur général et précédé d'une réputation d'autant plus flatteuse que ce glorieux bretteur passait pour avoir été l'amant de la Montespan. Le fils du bourgeois de Rouen, devenu familier des Indiens, plut tout de suite au militaire par sa prestance, sa virilité et sa façon de tenir les distances. Le comte, qui affichait un certain goût pour le faste représentatif qui donne du style à la colonisation, séduisit Cavelier et, comme l'un et l'autre avaient quelques raisons de se méfier des jésuites, l'accord fut immédiat. En juillet 1673, Robert Cavelier fut officiellement chargé d'organiser à Catarakoui, au bord du lac Ontario, un grand congrès de toutes les nations indiennes. Cette opération de relations publiques fut un succès et le prestige de la France s'en trouva renforcé, autant que celui du nouveau gouverneur. Pour concrétiser cette entente, le comte de Frontenac adopta six jeunes Iroquois à qui l'on apprendrait le français. En échange de cette gracieuseté francophonique, les Indiens autorisèrent les Français à construire un fort au débouché du Saint-Laurent dans le lac Ontario, à l'endroit où se trouve aujourd'hui la ville de Kingston. Cette construction devrait abriter un magasin, où les indigènes pourraient s'approvisionner en produits venus de France. Ils paieraient naturellement en fourrure. Le fort fut aussitôt nommé Frontenac.
Tout en servant son pays et les intérêts du gouverneur, Robert Cavelier avait donné, au cours du congrès, un aperçu de son éloquence et un avant-goût de ses conceptions coloniales. Ces dernières, révolutionnaires pour l'époque, devaient déplaire à certains, aux jésuites principalement, et valoir à leur promoteur de solides inimitiés. Opposé aux conversions forcées, substrat de la comptabilité évangélique, il préférait traiter les Indiens avec considération, respecter leurs mœurs, apprendre aux chefs de famille à mieux cultiver le sol pour fixer les nomades et leur offrir des rudiments d'éducation afin de les attacher librement à la cause française et à la religion chrétienne. Il désirait faire d'eux, suivant son expression, les enfants rouges du roi de France. C'était là une belle et noble tâche. Celle-ci s'inscrivait à la fois dans les perspectives ouvertes autrefois par Richelieu, quand le défunt ministre de Louis XIII avait décidé que les Indiens baptisés auraient les mêmes droits que les colons canadiens, et dans les vues du regretté Samuel de Champlain, qui avait encouragé les mariages entre Français et Indiennes afin de peupler la colonie.
Terrorisés par les missionnaires, auteurs de descriptions effrayantes de l'enfer où passeraient leur éternité ceux qui ne se feraient pas catholiques, menacés par les militaires d'esclavage ou de déportation dès qu'ils se montraient indociles, les Iroquois, comme les Huron, préféraient entendre les discours chaleureux de Cavelier prônant l'entente entre Indiens et Français, sans autre obligation que le respect de la parole donnée. La plupart des participants au congrès du lac Ontario accordèrent confiance et amitié au délégué du gouverneur général. Cavelier n'était certes pas l'homme des effusions sentimentales, mais ses propos semblaient traduire exactement sa pensée. Étant dans les bonnes grâces de Frontenac, le colon explorateur, pratiquement ruiné par ses expéditions antérieures, décida de passer en France pour développer devant Colbert ses plans de prospection et d'extension de la Nouvelle-France afin obtenir, sinon des subsides, du moins des lettres patentes qui lui conféreraient assez d'autorité pour entreprendre de nouveaux voyages. Or, dans le même temps, M. de Frontenac avait besoin d'un messager de confiance qui puisse faire au ministre de la Marine un rapport propre à contrebalancer les ragots répandus par les sulpiciens et les jésuites. Ces derniers figuraient parmi ses ennemis de toujours, mais il s'était aliéné les premiers en faisant emprisonner un de leurs amis, Perrot, gouverneur de Montréal, qui percevait des royalties indues sur la traite de la fourrure. Aussi le comte offrit-il, de bon cœur, à Cavelier une lettre d'introduction pour Colbert, par laquelle il recommandait le porteur comme « un homme d'esprit et d'intelligence, le plus capable de mener à bien les entreprises et découvertes qu'on voudra bien lui confier ».
Les fruits de l'obstination
En embarquant pour la France, en novembre 1674, Robert Cavelier paraissait bien décidé à faire fi de sa retenue naturelle et de l'orgueil qui prohibait toute courtisanerie exagérée, afin d'obtenir des grands les moyens de réaliser des projets grandioses, dont il n'entendait pas cependant révéler à quiconque l'audacieuse finalité.
Les gens de cour firent à cet homme, qui venait de passer sept années de sa vie au milieu des Sauvages dont il parlait comme d'amis un peu frustes, le même bon accueil qu'ils auraient réservé à qui pouvait les distraire un moment des intrigues mondaines et de la féroce compétition des préséances. Il ne reste nulle trace, dans les archives, d'une entrevue entre Colbert et l'explorateur. On sut plus tard, par une lettre écrite en 1682 de la main de celui qui venait alors de donner la Louisiane à la France, qu'il avait été reçu, en 1674, par le prince de Conti. Bien que ce dernier fût, à l'époque, âgé seulement de quatorze ans, son autorité dut suffire pour imposer Cavelier. Quand, au commencement de l'année 1675, le Normand revint à Paris, après un séjour à Rouen près de sa mère, il apprit que le roi avait apprécié sa piété, son action, et qu'il entendait encourager ses projets. Le 13 mai 1675, Robert reçut des lettres de noblesse qui eussent ravi le marchand de drap, son défunt père. Il devint aussitôt, par la grâce de Louis XIV, sieur de La Salle, du nom d'une terre appartenant aux Cavelier. Ses armes : « lévrier d'argent sur fond de sable sous étoiles à huit raies d'or », parurent assez parlantes à ses amis. M. Cavelier de La Salle n'était-il pas un coureur de bois solitaire, rapide et résistant ? Et combien de nuits n'avait-il pas passées, sur le sable des grèves exotiques, à la belle étoile, pour la plus grande gloire de son roi ?
Mais, plus que ce blason et cette particule, Robert Cavelier apprécia sans doute de se voir nommé, comme il le souhaitait, seigneur de Frontenac, avec charge, il est vrai, de maintenir dans ce fort de Nouvelle-France, dont il devrait rembourser la construction au roi, une garnison égale à celle de Montréal, d'y faire venir vingt ouvriers pour défricher les terres d'alentour, d'y construire une église dès que la population de l'établissement atteindrait cent âmes, et de gérer, au mieux des intérêts de la Couronne, un comptoir de pelleteries. Les îles Ganotskoueno et Kaouesnesgo, aujourd'hui dans le parc national du Saint-Laurent, figuraient dans l'apanage héréditaire.
Dès son retour en Nouvelle-France, au mois de septembre 1675, et pendant deux années, le propriétaire de Frontenac et autres lieux allait s'appliquer à remplir son contrat, tenir son rang de seigneur à la mode canadienne et faire de son domaine un centre de commerce achalandé. Le fort, à l'origine une simple palissade, devint une belle construction défendue par quatre bastions pourvus de canons. Édifié sur une sorte de presqu'île, l'établissement était protégé par un rempart de sept mètres de haut, de cinq mètres d'épaisseur et, du côté de la terre d'où pouvaient venir les attaques, par un fossé de trois mètres de profondeur creusé dans le roc. Une douzaine de soldats constituaient la garnison de base ; des ouvriers des différents corps de métier, un chirurgien et deux prêtres vivaient à l'intérieur du fort, où l'on entreposait les marchandises. En quelques mois, des centaines d'arpents avaient été défrichés autour de la forteresse et deux villages, abritant l'un des familles françaises, l'autre des familles indiennes, se développèrent. M. de La Salle avait aussi fait construire pour naviguer sur le lac quatre barques dont une, le Frontenac, lui était réservée.
Cette réalisation constituait un prototype. Elle illustrait les conceptions coloniales du Normand qui souhaitait établir, autour de forts judicieusement situés au bord des voies d'eau, c'est-à-dire des routes continentales et des lacs, des centres de peuplement où colons et Indiens vivraient en bonne intelligence, cultivant la terre et échangeant les produits de la traite locale contre les marchandises importées de France. Cette façon de concevoir l'implantation française en Amérique devait provoquer critiques et jalousies. La notoriété et la popularité de Cavelier chez les Indiens – il se faisait fort de lever en quelques jours une armée de quinze mille Sauvages – agaçaient les jésuites et les militaires. Les premiers, à cause de la complicité de leur ancien novice avec les récollets, risquaient de perdre le monopole des conversions et l'exclusivité de la fondation des missions qu'ils s'étaient arrogés. En drainant les affaires de pelleterie en des lieux sûrs et accueillants, le seigneur de Frontenac, qui envisageait de bâtir d'autres forts, au bord du lac Érié et dans le pays des Illinois notamment, restreignait les profits, plus ou moins licites, des négociants privilégiés. Cavelier de La Salle eut à souffrir aussi d'un vieux mal français incurable que les administrateurs de tout rang et les colons, du plus fortuné au plus modeste, avaient exporté au Canada : l'aversion pour qui réussit par audace et labeur, l'antipathie qu'éveille celui qui tient ses distances, n'explique pas ses décisions, n'étale pas ses états d'âme. Au fil des années, ses ennemis suscitèrent mille entraves à l'action du colonisateur et lui tendirent de nombreux pièges. Pour ruiner la réputation morale du gêneur, une dame Bazire, la belle épouse du fermier des Droits du roi à Québec, à qui M. de La Salle avait rendu visite pour emprunter dix mille livres, se plaignit d'avoir été effrontément courtisée par le Normand au cours d'un tête-à-tête et s'en fut, toute rougissante, raconter l'assaut à l'institution de la Sainte-Famille que fréquentaient toutes les commères de la ville. La dame était une pénitente assidue des jésuites. Cavelier estima que les minauderies de la dévote ne visaient qu'à provoquer une offensive qu'il se défendit toujours d'avoir conduite. Il connaissait, depuis le collège, l'histoire de Mme Putiphar et de Joseph, aussi s'empressa-t-il de rendre à M. Bazire ses dix mille livres et de rentrer chez lui. Entre-temps, de bonnes âmes s'étaient démenées pour que les échos de ce scandale de sous-préfecture coloniale parvinssent jusqu'à la cour, où l'on s'intéressait plus, à ce moment-là, à la rivalité opposant Mme de Montespan à Mme de Maintenon qu'aux risques encourus par la vertu de la femme d'un lointain fonctionnaire du Trésor. Un seul fut ému, l'abbé Cavelier, frère du seigneur de Frontenac, resté à Paris, à la demande de l'explorateur, pour réunir des fonds en vue de futures expéditions. Le sulpicien pudibond fut toutefois rassuré en arrivant en Nouvelle-France. Robert, qui était censé avoir enlevé une femme mariée, vivait au fort Frontenac en compagnie de deux religieux dont l'un était le père Hennepin. Pierre Leprohon, dans la biographie de Cavelier de La Salle5, conseille de prendre l'anecdote pour ce qu'elle vaut mais avance une explication romanesque : « La Salle se méprit peut-être sur les intentions de sa séductrice. Vit-il du calcul et de la feinte, là où n'était que passion sincère ? Il était assez bel homme pour en inspirer. Quoi qu'il en soit, il se refusa au jeu. Ce sont là choses qu'une femme ne pardonne pas. »
Si les biographes accordent à cette mésaventure de Cavelier plus de place qu'elle n'en eût normalement mérité, c'est parce qu'elle constitue la seule intervention connue d'une femme dans la vie du héros. L'ancien novice des jésuites était-il scrupuleusement chaste ou appliquait-il au domaine sexuel la même discrétion qu'il mettait en toute chose ? Ce genre de mystère contribue à la grandeur quasi inhumaine du personnage.
Tout cela était oublié quand, en 1678, M. de La Salle fit un nouveau séjour à Paris. Cette fois, il vit Colbert ou Seignelay, ou les deux, et se répandit dans quelques salons où, éloquemment, il sut créer une ambiance favorable en racontant la vie des Sauvages. Il fit frémir les dames en détaillant les tortures qu'infligeaient les Indiens à leurs prisonniers et plusieurs chroniqueurs notèrent ses confidences. Il ne manquait pas de glisser à l'occasion des informations subversives sur les bons pères de la Compagnie de Jésus qui traitaient âprement la fourrure, comme des coureurs de bois sans religion, mais pour entretenir leurs missions, bien sûr !
Malgré les interventions sournoises de ses ennemis qui avaient délégué à la cour un messager en soutane pour prévenir le ministre de la Marine que M. de La Salle était « bon pour les Petites-Maisons », l'asile psychiatrique du moment, l'explorateur sut convaincre Colbert de l'intérêt pour la France de la réalisation de ses plans et de sa capacité à les mener à bien. L'homme de confiance du roi, qui gérait à lui seul huit ou neuf ministères, avait cependant fort à faire à l'époque avec d'autres colonies, notamment l'île Bourbon, aujourd'hui la Réunion. Les colons de cette possession de l'océan Indien lui adressaient sans cesse mémoires et pétitions pour se plaindre des mauvais traitements que leur infligeaient les dirigeants des compagnies de commerce et du dénuement dans lequel tous se trouvaient, « sans fer, sans meubles, sans toiles ni marmites ni poêles6 ».
Le 12 mai 1678, Louis XIV signa, à Saint-Germain-en-Laye, des lettres patentes autorisant Cavelier « à travailler à la découverte de la partie occidentale de nostre dit pays de la Nouvelle-France », à construire des forts dont il aurait la jouissance, le tout à ses dépens et aux mêmes conditions que celles contenues dans les lettres patentes du 13 mai 1675 que le souverain confirma à cette occasion. La compagnie que La Salle était autorisé à fonder pour mener à bien ses entreprises jouirait, pendant cinq ans, du monopole commercial des peaux de bison.
Nanti de ce précieux document, assuré de l'appui du grand Colbert, du fils de ce dernier, Jean-Baptiste de Seignelay, qui venait de succéder à son père comme secrétaire d'État à la Marine, et du prince de Conti, dont la vie dissolue n'entamait en rien l'autorité, Robert Cavelier de La Salle se mit en quête d'hommes capables de le suivre et d'argent à emprunter. Pour le recrutement, il eut la main heureuse en engageant un manchot de vingt-huit ans que lui avait fait connaître le prince de Conti ou l'abbé Renaudot, le chevalier Henry de Tonty, fils de Lorenzo Tonti, banquier napolitain, ancien gouverneur de Gaète, réfugié politique en France en 1650 et inventeur du système de mutuelle financière qui porte son nom : la tontine7.
Henry de Tonty avait non seulement francisé son nom mais il s'était vaillamment battu pour la France. En 1668, alors qu'il guerroyait en Sicile contre les Espagnols, il avait eu l'avant-bras droit enlevé par une grenade. Un artisan habile l'avait doté d'une main d'argent qu'il portait gantée et qui ne semblait nullement le gêner quand il s'agissait d'en découdre ou de faire le joli cœur devant les dames.
Cavelier engagea aussi le capitaine La Motte-Lussières, qui recruta trente hommes choisis plutôt pour leur robustesse et leur courage que pour leurs vertus ! En 1678, le 14 juillet, qui n'était pas encore une date historique, la troupe, grossie de deux récollets, les pères Zénobe Membré et Watteau, embarqua à La Rochelle. L'évêque de Québec, Mgr Barrois, qui rejoignait son poste, se trouvait à bord et l'on avait chargé les armes, les outils et les provisions rassemblés par M. de La Salle endetté de plus de quarante cinq mille livres. Le navire accosta le 13 septembre à Québec et, dès son arrivée au fort Frontenac, Cavelier, qui avait mûri ses plans, envoya le capitaine La Motte au lac Érié, c'est-à-dire au-delà des chutes du Niagara, avec mission de trouver un lieu favorable à la construction d'un grand bateau. Dans l'esprit du seigneur des Sauvages, ce navire devait lui permettre, dans un premier temps, de se déplacer avec sa troupe sur les lacs puis de transporter les pelleteries récoltées dans les forts ou les postes des traitants. Le bateau fut construit, un brigantin de quarante-cinq tonneaux censé porter sept canons et que l'on baptisa, avec tout le cérémonial convenable, Griffon, sans doute pour plaire au comte de Frontenac, protecteur de Cavelier, dans les armes de qui figurait l'animal héraldique mi-aigle mi-lion. Mais ce navire, qui impressionnait fort les Indiens, qu'enviaient les jésuites et les négociants, imaginant déjà toutes les concurrences possibles, ne fit que peu d'usage à son propriétaire. Quelques mois après son lancement, il disparut corps et biens, avec douze mille livres de pelleterie à bord8. On sut plus tard que l'équipage de vingt hommes avait déserté après avoir pillé la cargaison et peut-être sabordé le bateau, puis participé au saccage des forts Crève-cœur et Saint-Louis que M. de La Salle avait fait construire sur la rivière Illinois, affluent du Mississippi. Le Normand n'était pas homme à laisser une telle trahison impunie. Il fit tendre des embuscades aux renégats qui fuyaient à bord de plusieurs barques. La plupart d'entre eux furent arrêtés et envoyés en prison à Québec. Deux, qui avaient fait mine de résister, furent abattus. Parmi ceux qui disparurent et réussirent à échapper aux Miami, les Indiens dévoués à Cavelier, quelques-uns se réfugièrent, dit-on plus tard, dans les colonies anglaises.
Ce ne fut pas la seule déception que La Salle dut éprouver ces années-là. Ses ennemis, jaloux de son prestige, incapables de reconnaître son intrépidité et sa valeur, ou d'imaginer l'ampleur de ses vues, suscitèrent des obstacles de toute sorte sur sa route, s'ingénièrent à le desservir auprès de ses amis indiens. Ils tentèrent même de l'empoisonner en lui servant une salade assaisonnée d'après une recette de la marquise de Brinvilliers, décapitée et brûlée trois ans plus tôt pour avoir donné de la « poudre de succession » à son père et à ses frères !
Malgré toutes ces péripéties, parfois tragiques, Robert, qui avait le courage et l'obstination d'un véritable conquérant, quitta une nouvelle fois l'abri du fort Frontenac au cours de l'été 1681, après avoir rédigé son testament en faveur de son cousin François Plet, un bourgeois parisien qui lui avait prêté, en 1678, près de douze mille livres. On s'est étonné que Cavelier, qui comptait plusieurs frères, des neveux et des nièces, eût fait d'un simple cousin son légataire universel : « Je transfère, par les présentes, audit M. Plet, en cas de mort, la seigneurie de Frontenac et les terres qui en dépendent, et tous mes droits sur le pays des Miami, des Illinois et autres du sud, l'établissement des Miami, celui de Niagara et tous les autres que je pourrai fonder, ensemble tous les canots, barques, grandes barques, immeubles, privilèges, rentes et bâtiments. » M. de La Salle entendait, par-delà sa mort, payer ses dettes.
Au moment où il décida de tenter à nouveau la grande aventure en disant : « J'y réussirai ou j'y périrai », il avait toutes raisons de penser en effet qu'il risquait de perdre non seulement sa vie, ce qu'il acceptait, mais aussi sa réputation si la ruine absolue de ses projets causait, post mortem, un préjudice irréparable à ses créanciers.
Car, en cette fin d'année 1681, le bilan n'était guère stimulant. Le Griffon et une autre grande barque qu'il avait fait construire gisaient au fond du lac Michigan. Les forts des Miami et de Niagara avaient été pillés ou incendiés. Du grand village des Illinois, situé au pied de la falaise que dominait le fort Crèvecœur, il ne restait que des cendres. Les Iroquois, comme les Huns, ne faisaient pas de quartier. Quand il s'y rendit, en novembre 1680, Cavelier ne vit que des cabanes calcinées et des cadavres à demi dévorés par les loups. Le fort, dont il pensait faire un camp de base, avait aussi été détruit, non par les Indiens mais par les hommes de Tonty qui avaient profité d'une absence de leur chef pour piller le magasin et disparaître avec la poudre, le plomb, la fourrure, les provisions. L'un deux, dont Cavelier reconnut l'écriture, avait laissé sur le bordage d'une barque un message laconique mais qui disait la folie des traîtres : « Nous sommes tous Sauvages, ce 139 avril 1680. » Tonty et ses officiers restaient introuvables. Étaient-ils morts ou prisonniers des Sauvages ? Cavelier, accompagné de M. d'Autray, fils du procureur du roi à Québec, d'un charpentier de marine, déserteur repenti, d'un chirurgien, de trois soldats, de quatre ouvriers et de deux chasseurs Mohican, sillonna vainement le pays pendant des mois, visita cent tribus, pour tenter de retrouver les compagnons égarés.
Si l'on ajoute à cela que la guerre indienne faisait rage, que le père Gabriel de Ribourde, un prêtre chenu, compagnon de Tonty, avait succombé sous une volée de flèches alors qu'il se dégourdissait les jambes sur la berge de l'Illinois, on admettra qu'il fallut au Normand une téméraire confiance en lui et une foi extravagante en la Providence pour lancer un quatrième défi au destin et entreprendre une nouvelle expédition.
Décidé cette fois à descendre coûte que coûte, jusqu'à son embouchure, la grande rivière sur laquelle avaient navigué vers le sud Marquette et Joliet sept ans plus tôt, il finit par rejoindre Henry de Tonty, enfin retrouvé indemne à Michilimackinac. Les deux hommes, écoutant les ragots, sans doute inspirés par les robes noires et qu'avait propagés, de tribu en tribu, le « téléphone indien », s'étaient mutuellement crus morts ! Après avoir tenu une série de palabres pour tenter de réconcilier Iroquois et Illinois et surtout s'être assurés de la neutralité d'autres tribus, Cavelier et son lieutenant regagnèrent le fort Frontenac pour préparer le voyage de la dernière chance.
1 Congrégation fondée en 1641, à Paris, par Jean-Jacques Olier, écrivain ascétique (1608-1657). Il lança en 1646 la construction de l'église Saint-Sulpice dont il fut le premier curé.
2 Religieux réformés de l'ordre de Saint-François, ainsi nommés parce qu'ils n'admettaient dans leur ordre que ceux qui avaient l'esprit de recueillement. Cette congrégation, fondée en Espagne vers 1484, fut introduite en France en 1532. Sous Léon XIII, en 1897, tous les récollets furent incorporés à l'ordre franciscain dit des Frères mineurs.
3 Journal d'un voyage fait aux Indes orientales, Mercure de France, Paris, 1983.
4 Ces extraits des Relations de la Nouvelle-France sont cités par Eugène Guénin dans son ouvrage la Louisiane, publié en 1904 par la librairie Hachette.
5 Cavelier de La Salle, fondateur de la Louisiane, éditions André-Bonne, Paris, 1984.
6 Cité par André Hibon de Frohen dans sa thèse la Famille Hibon de Frohen à l'île Bourbon, université de Provence, Aix-en-Provence, 1973.
7 Association de personnes qui mettaient des capitaux en commun et en touchaient les revenus, à condition que les parts des décédés revinssent aux survivants. Mazarin créa la première tontine en France par un édit de novembre 1653 (Larousse).
8 Ses débris auraient été découverts, en 1920, sur un rivage désert du lac Michigan.
9 Certains chroniqueurs de l'époque écrivent 15.