3.
Le seigneur des Sauvages
Les années
d'apprentissage
Libre de ses mouvements et ayant reçu pour tout
pécule sa part de l'héritage paternel, un capital pouvant produire
annuellement quatre cents livres de rente, Robert Cavelier
abandonna le prénom supplémentaire d'Ignace, qu'il s'était donné à
son entrée dans la Compagnie de Jésus en hommage à son fondateur
saint Ignace de Loyola, et s'embarqua pour la Nouvelle-France. Il
débarqua à Ville-Marie, près de Québec, le 1er juillet 1666, et retrouva son frère, l'abbé
Jean Cavelier, de la Compagnie des prêtres de
Saint-Sulpice1.
Cette année-là, le régiment Carignan-Salières
venait de donner une sévère leçon de civilisation aux Iroquois et,
sous l'autorité du gouverneur de Québec, M. de Courcelles, et
de l'intendant Talon, la Nouvelle-France connaissait une période de
paix que les religieux mettaient à profit pour évangéliser les
Indiens et construire des missions à travers le pays. Cette
propagation de la foi prenait souvent l'aspect d'une compétition
qui, pour être pieuse, n'en était pas moins âpre, allant parfois
jusqu'à susciter des rivalités où la charité chrétienne ne trouvait
plus son compte. Les jésuites, les sulpiciens et les
récollets2 se comportaient à l'occasion
comme des entrepreneurs concurrents, car les ordres religieux ne
dédaignaient pas les biens temporels. Les ressources, plus ou moins
licites, qu'ils tiraient de l'exploitation des terres défrichées,
de la traite de la fourrure et de la vente des produits importés de
France étaient certes réservées à des investissements pour la
diffusion de l'Évangile, mais elles facilitaient grandement la vie
des évangélistes.
Robert Challe, l'écrivain voyageur, qui déteste il
est vrai les jésuites, ose écrire dans son fameux journal, le
31 mai 1690 : « Pour moi qui ai suivi ces bons pères
et examiné leur conduite au Canada, je suis absolument persuadé que
ce n'est que le commerce et le plaisir des sens qui les mènent si
loin ; et nullement le zèle de la propagation de la Foi, ni
l'envie d'attirer les ouailles dans le bercail du bon
Pasteur3. » Cette opinion
n'engage que son auteur. À côté des évangélistes ardents qui
risquaient tortures et privations de toute sorte, et parfois les
acceptaient avec une ferveur masochiste pour convaincre les Indiens
de l'existence d'un Dieu unique, évoluaient des religieux plus
tièdes. Ceux-ci étaient venus chercher en Nouvelle-France une vie
moins routinière, plus libre et plus large qu'en métropole. Quant à
« ces saints indignes de mes bougies » dont Robert Challe
stigmatise la lubricité et l'avarice, ils ne devaient constituer,
nous préférons le croire, que de scandaleuses exceptions.
C'est en tout cas par l'intermédiaire de son frère
aîné, le sulpicien, qui allait exercer sa vie durant sur le cadet
une tutelle pesante et intéressée, que Robert Cavelier put obtenir
une assez vaste concession sur l'île de Montréal. Le nouveau colon
sut rapidement mettre en valeur son domaine, le protéger contre les
incursions toujours redoutées des Iroquois, le peupler en louant
des arpents défrichés à qui acceptait de payer redevance. Ayant
fait du site un lieu de civilisation où poussait l'indispensable
mais et où se développaient cultures et élevage, Cavelier s'habitua
à l'entendre nommer La Chine, par de malicieux voisins. Ces
derniers connaissaient par cœur la théorie, développée à tout
propos par M. Cavelier, de l'existence probable, du côté de
l'ouest, d'un chemin conduisant à la Chine, pays fortuné entre
tous.
Dès son arrivée en Nouvelle-France, Robert
Cavelier avait sans doute appris ce que les Indiens racontaient
depuis des années aux missionnaires sur l'existence d'un grand
fleuve auquel on pouvait accéder par certains de ses affluents
prenant leurs sources près des Grands Lacs. Le fait que des
Peau-Rouge de la vallée du Saint-Laurent fussent parés de
coquillages inconnus, mais qu'on disait apportés de la grande mer
du Sud, la mer Vermeille, par des Indiens nomades, avait de quoi
exciter la curiosité. À Rouen, le jeune Cavelier, grand amateur de
récits de voyages et d'aventures, avait déjà lu, dans un numéro de
1660 des Relations de la
Nouvelle-France, publiées par les jésuites, cette
information alléchante : « Les Sauvages qui habitent la
pointe de ce lac [lac Huron] la plus éloignée de nous ont donné des
lumières toutes fraîches, qui ne déplairont point aux curieux,
touchant le chemin du Japon et de la Chine, dont on fait tant la
recherche, car nous apprenons de ces peuples qu'ils trouvent la mer
de trois côtés, du côté du sud, du côté du couchant et du côté du
nord ; et de la même extrémité du lac Supérieur tirant au
sud-ouest, il y a environ deux cents lieues jusqu'à un autre lac
qui a sa décharge dans la mer Vermeille, du côté de la grande mer
du Sud ; c'est de l'un de ces deux côtés que les Sauvages ont
des marchandises d'Europe et même disent avoir vu des
Européens4. »
Si, du point de vue géographique, les informations
données par les Indiens aux missionnaires jésuites nous paraissent
aujourd'hui imprécises, elles constituaient à l'époque de leur
divulgation des éléments dont ne pouvaient manquer de tenir compte
savants et curieux, d'autant que les Européens, à qui les Indiens
faisaient allusion, pouvaient fort bien être des Espagnols, dont on
connaissait la présence autour du golfe du Mexique. Pour des gens
avides d'aventures et de découvertes comme le jeune Cavelier
– il avait dix-sept ans en 1660 – elles offraient un
support quasi scientifique à leurs rêves. On imagine que le fils du
drapier de Rouen ne souhaitait, en arrivant en Nouvelle-France, que
les voir confirmer par ses propres investigations.
Pendant plusieurs années, l'ancien novice des
jésuites parcourut les bois et les prairies, les monts et les
grèves, navigua sur les rivières et les lacs, approcha les Indiens,
étudia leurs mœurs et leurs langues et surtout leur dialectique, ce
qui fit de lui un orateur écouté dans les tribus plus ou moins
amicales.
Grand, fort et résistant à la fatigue, la lèvre
supérieure ornée, sous un nez puissant, d'une moustache fine au
retroussis coquin, ce qui lui donne une allure mousquetaire si l'on
en juge d'après un médaillon de la bibliothèque de Rouen, il sut
bientôt se satisfaire de viande boucanée, de gibier, de poisson et
de baies comestibles que les coureurs de bois lui apprirent à
reconnaître. Il sut vite confectionner un canot d'écorce de
bouleau, identifier les cris des oiseaux, manier la hache et le
tomahawk, se diriger sans autres repères que le soleil et les
étoiles, dormir en plein air par tous les temps, se tenir sur ses
gardes en permanence, commander avec autorité à ceux qui
l'accompagnaient.
Cette formation sur le terrain n'était
qu'entraînement, préparation physique et technique, à l'expédition
qu'il désirait organiser pour tenter de découvrir le fameux chemin
rêvé vers la Chine.
Les fleuves et les cours d'eau constituaient, au
XVII e siècle, les seules voies naturelles de
pénétration du continent américain et les Indiens les empruntaient
régulièrement. Les Seneca, des Iroquois moins vindicatifs que
d'autres, avaient souvent parlé à Robert Cavelier d'une grande
rivière qu'ils nommaient Ohohio, ce qu'on traduisait par Belle
Rivière, et qui d'après eux coulait « vers la mer de
l'Ouest ». Le Normand décida de vérifier ces
informations.
Se passant de l'assentiment de son frère aîné, qui
désapprouvait ces façons d'aventurier, mais après avoir obtenu du
gouverneur de Québec des lettres patentes qui l'accréditaient comme
explorateur au service du roi, Robert hypothéqua son domaine pour
obtenir trois mille huit cents livres qu'il investit aussitôt en
armes, en provisions, en canots, en couteaux, haches et pacotille à
offrir aux Indiens.
Le 6 juillet 1669, accompagné, d'après
Charles de La Roncière, « de deux sulpiciens bretons, un
ancien officier de cavalerie et un mathématicien, François Dollier
de Casson et René Bréhan de Gallinée », il se lança, avec
vingt-deux hommes à bord de sept canots, sur le lac Ontario en
direction du lac Érié.
Ainsi commence l'aventure américaine du Normand.
La mission vagabonde, dont il s'est lui-même investi en quittant un
domaine prospère, le conduira, après maintes explorations et bien
des péripéties et déboires, un matin d'avril 1682, dans les bouches
du Mississippi, pour une glorieuse prise de possession d'un pays
qu'il nommera Louisiane.
Mais entre le premier coup de pagaie sur le lac
Ontario et l'aboutissement espéré, treize années s'épuiseront en
vaines tentatives. Dès 1669 ou 1670, Cavelier reconnaîtra l'Ohio.
D'après un mémoire qu'il adressera à Frontenac en 1677, il
descendit ce fleuve en pêchant et chassant, jusqu'à un endroit où
la rivière « tombe de fort haut dans de vastes marais à la
hauteur du trente-septième degré après avoir été grossie d'une
rivière fort large qui vient du nord ». Les Indiens Shawni
affirmèrent au voyageur que le cours ordinaire de cet affluent
allait du levant au couchant et arrosait probablement « ces
terres fertiles en or et en argent qui sont vers la
Nouvelle-Espagne ». Il s'agissait du Mississippi, mais
Cavelier ne pouvait alors poursuivre sa randonnée pour avoir
aussitôt la certitude qu'il avait approché la grande rivière.
Revenu à sa base canadienne, il ne pensera qu'à
repartir. Mais, pour monter une nouvelle expédition, il fallait de
l'argent dont il se disait lui-même très démuni. « Je suis en
grand besoin et nécessité », avouera-t-il à un fonctionnaire
de la Ville-Marie qu'il ira solliciter à deux reprises en 1671.
Aussi se contentera-t-il, pendant des années, de parcourir la
région au sud des Grands Lacs, de parfaire sa formation, de
s'endurcir, de se documenter sans jamais perdre de vue le grand
dessein qu'il s'était fixé. Un coureur de bois célèbre, Nicolas
Perrot, affirmera avoir rencontré Cavelier en 1670 chassant avec
des Indiens sur la rivière Ottawa, sans doute pour rassembler des
peaux de castor, marchandise d'un bon rapport qui devait lui
permettre de se refaire un magot.
Plus de huit cents coureurs de bois hantaient à
cette époque la région des Grands Lacs et les rives du Wisconsin et
de l'Ouabache. On rencontrait certains de ces aventuriers, souvent
de bonne famille, mariés à de jolies Indiennes et parfaitement à
l'aise dans les tribus qui les avaient adoptés. Bien avant les
écologistes, ils avaient découvert les charmes de la vie dite
sauvage et, comme les rares Indiens anthropophages qu'on risquait
de rencontrer trouvaient meilleur goût à la chair anglaise qu'à la
française, qu'ils jugeaient inexplicablement trop salée (!), les
sujets de Louis XIV ne couraient que les risques inhérents à
leur condition.
Mais Robert Cavelier ne faisait pas que vagabonder
à travers bois et chasser le castor. Il suivait de près les
changements intervenus au gouvernement de la colonie et dans les
affaires. Quand, en 1672, l'intendant Talon, ami des jésuites, et
le gouverneur de Courcelles regagnèrent la France, l'explorateur en
mal d'exploration se fit présenter au nouveau gouverneur, Louis de
Buade, comte de Palluau et de Frontenac. Ce bel officier s'était
illustré au cours de maintes batailles, dans les Flandres, en
Allemagne, en Italie, jusque chez les Turcs. Il arrivait au Canada
avec le titre de gouverneur général et précédé d'une réputation
d'autant plus flatteuse que ce glorieux bretteur passait pour avoir
été l'amant de la Montespan. Le fils du bourgeois de Rouen, devenu
familier des Indiens, plut tout de suite au militaire par sa
prestance, sa virilité et sa façon de tenir les distances. Le
comte, qui affichait un certain goût pour le faste représentatif
qui donne du style à la colonisation, séduisit Cavelier et, comme
l'un et l'autre avaient quelques raisons de se méfier des jésuites,
l'accord fut immédiat. En juillet 1673, Robert Cavelier fut
officiellement chargé d'organiser à Catarakoui, au bord du lac
Ontario, un grand congrès de toutes les nations indiennes. Cette
opération de relations publiques fut un succès et le prestige de la
France s'en trouva renforcé, autant que celui du nouveau
gouverneur. Pour concrétiser cette entente, le comte de Frontenac
adopta six jeunes Iroquois à qui l'on apprendrait le français. En
échange de cette gracieuseté francophonique, les Indiens
autorisèrent les Français à construire un fort au débouché du
Saint-Laurent dans le lac Ontario, à l'endroit où se trouve
aujourd'hui la ville de Kingston. Cette construction devrait
abriter un magasin, où les indigènes pourraient s'approvisionner en
produits venus de France. Ils paieraient naturellement en fourrure.
Le fort fut aussitôt nommé Frontenac.
Tout en servant son pays et les intérêts du
gouverneur, Robert Cavelier avait donné, au cours du congrès, un
aperçu de son éloquence et un avant-goût de ses conceptions
coloniales. Ces dernières, révolutionnaires pour l'époque, devaient
déplaire à certains, aux jésuites principalement, et valoir à leur
promoteur de solides inimitiés. Opposé aux conversions forcées,
substrat de la comptabilité évangélique, il préférait traiter les
Indiens avec considération, respecter leurs mœurs, apprendre aux
chefs de famille à mieux cultiver le sol pour fixer les nomades et
leur offrir des rudiments d'éducation afin de les attacher
librement à la cause française et à la religion chrétienne. Il
désirait faire d'eux, suivant son expression, les enfants rouges du
roi de France. C'était là une belle et noble tâche. Celle-ci
s'inscrivait à la fois dans les perspectives ouvertes autrefois par
Richelieu, quand le défunt ministre de Louis XIII avait décidé
que les Indiens baptisés auraient les mêmes droits que les colons
canadiens, et dans les vues du regretté Samuel de Champlain, qui
avait encouragé les mariages entre Français et Indiennes afin de
peupler la colonie.
Terrorisés par les missionnaires, auteurs de
descriptions effrayantes de l'enfer où passeraient leur éternité
ceux qui ne se feraient pas catholiques, menacés par les militaires
d'esclavage ou de déportation dès qu'ils se montraient indociles,
les Iroquois, comme les Huron, préféraient entendre les discours
chaleureux de Cavelier prônant l'entente entre Indiens et Français,
sans autre obligation que le respect de la parole donnée. La
plupart des participants au congrès du lac Ontario accordèrent
confiance et amitié au délégué du gouverneur général. Cavelier
n'était certes pas l'homme des effusions sentimentales, mais ses
propos semblaient traduire exactement sa pensée. Étant dans les
bonnes grâces de Frontenac, le colon explorateur, pratiquement
ruiné par ses expéditions antérieures, décida de passer en France
pour développer devant Colbert ses plans de prospection et
d'extension de la Nouvelle-France afin obtenir, sinon des subsides,
du moins des lettres patentes qui lui conféreraient assez
d'autorité pour entreprendre de nouveaux voyages. Or, dans le même
temps, M. de Frontenac avait besoin d'un messager de confiance
qui puisse faire au ministre de la Marine un rapport propre à
contrebalancer les ragots répandus par les sulpiciens et les
jésuites. Ces derniers figuraient parmi ses ennemis de toujours,
mais il s'était aliéné les premiers en faisant emprisonner un de
leurs amis, Perrot, gouverneur de Montréal, qui percevait des
royalties indues sur la traite de la fourrure. Aussi le comte
offrit-il, de bon cœur, à Cavelier une lettre d'introduction pour
Colbert, par laquelle il recommandait le porteur comme « un
homme d'esprit et d'intelligence, le plus capable de mener à bien
les entreprises et découvertes qu'on voudra bien lui
confier ».
Les fruits de
l'obstination
En embarquant pour la France, en novembre 1674,
Robert Cavelier paraissait bien décidé à faire fi de sa retenue
naturelle et de l'orgueil qui prohibait toute courtisanerie
exagérée, afin d'obtenir des grands les moyens de réaliser des
projets grandioses, dont il n'entendait pas cependant révéler à
quiconque l'audacieuse finalité.
Les gens de cour firent à cet homme, qui venait de
passer sept années de sa vie au milieu des Sauvages dont il parlait
comme d'amis un peu frustes, le même bon accueil qu'ils auraient
réservé à qui pouvait les distraire un moment des intrigues
mondaines et de la féroce compétition des préséances. Il ne reste
nulle trace, dans les archives, d'une entrevue entre Colbert et
l'explorateur. On sut plus tard, par une lettre écrite en 1682 de
la main de celui qui venait alors de donner la Louisiane à la
France, qu'il avait été reçu, en 1674, par le prince de Conti. Bien
que ce dernier fût, à l'époque, âgé seulement de quatorze ans, son
autorité dut suffire pour imposer Cavelier. Quand, au commencement
de l'année 1675, le Normand revint à Paris, après un séjour à Rouen
près de sa mère, il apprit que le roi avait apprécié sa piété, son
action, et qu'il entendait encourager ses projets. Le 13 mai
1675, Robert reçut des lettres de noblesse qui eussent ravi le
marchand de drap, son défunt père. Il devint aussitôt, par la grâce
de Louis XIV, sieur de La Salle, du nom d'une terre
appartenant aux Cavelier. Ses armes : « lévrier d'argent
sur fond de sable sous étoiles à huit raies d'or », parurent
assez parlantes à ses amis. M. Cavelier de La Salle n'était-il
pas un coureur de bois solitaire, rapide et résistant ? Et
combien de nuits n'avait-il pas passées, sur le sable des grèves
exotiques, à la belle étoile, pour la plus grande gloire de son
roi ?
Mais, plus que ce blason et cette particule,
Robert Cavelier apprécia sans doute de se voir nommé, comme il le
souhaitait, seigneur de Frontenac, avec charge, il est vrai, de
maintenir dans ce fort de Nouvelle-France, dont il devrait
rembourser la construction au roi, une garnison égale à celle de
Montréal, d'y faire venir vingt ouvriers pour défricher les terres
d'alentour, d'y construire une église dès que la population de
l'établissement atteindrait cent âmes, et de gérer, au mieux des
intérêts de la Couronne, un comptoir de pelleteries. Les îles
Ganotskoueno et Kaouesnesgo, aujourd'hui dans le parc national du
Saint-Laurent, figuraient dans l'apanage héréditaire.
Dès son retour en Nouvelle-France, au mois de
septembre 1675, et pendant deux années, le propriétaire de
Frontenac et autres lieux allait s'appliquer à remplir son contrat,
tenir son rang de seigneur à la mode canadienne et faire de son
domaine un centre de commerce achalandé. Le fort, à l'origine une
simple palissade, devint une belle construction défendue par quatre
bastions pourvus de canons. Édifié sur une sorte de presqu'île,
l'établissement était protégé par un rempart de sept mètres de
haut, de cinq mètres d'épaisseur et, du côté de la terre d'où
pouvaient venir les attaques, par un fossé de trois mètres de
profondeur creusé dans le roc. Une douzaine de soldats
constituaient la garnison de base ; des ouvriers des
différents corps de métier, un chirurgien et deux prêtres vivaient
à l'intérieur du fort, où l'on entreposait les marchandises. En
quelques mois, des centaines d'arpents avaient été défrichés autour
de la forteresse et deux villages, abritant l'un des familles
françaises, l'autre des familles indiennes, se développèrent.
M. de La Salle avait aussi fait construire pour naviguer sur
le lac quatre barques dont une, le Frontenac, lui était réservée.
Cette réalisation constituait un prototype. Elle
illustrait les conceptions coloniales du Normand qui souhaitait
établir, autour de forts judicieusement situés au bord des voies
d'eau, c'est-à-dire des routes continentales et des lacs, des
centres de peuplement où colons et Indiens vivraient en bonne
intelligence, cultivant la terre et échangeant les produits de la
traite locale contre les marchandises importées de France. Cette
façon de concevoir l'implantation française en Amérique devait
provoquer critiques et jalousies. La notoriété et la popularité de
Cavelier chez les Indiens – il se faisait fort de lever en
quelques jours une armée de quinze mille Sauvages – agaçaient
les jésuites et les militaires. Les premiers, à cause de la
complicité de leur ancien novice avec les récollets, risquaient de
perdre le monopole des conversions et l'exclusivité de la fondation
des missions qu'ils s'étaient arrogés. En drainant les affaires de
pelleterie en des lieux sûrs et accueillants, le seigneur de
Frontenac, qui envisageait de bâtir d'autres forts, au bord du lac
Érié et dans le pays des Illinois notamment, restreignait les
profits, plus ou moins licites, des négociants privilégiés.
Cavelier de La Salle eut à souffrir aussi d'un vieux mal français
incurable que les administrateurs de tout rang et les colons, du
plus fortuné au plus modeste, avaient exporté au Canada :
l'aversion pour qui réussit par audace et labeur, l'antipathie
qu'éveille celui qui tient ses distances, n'explique pas ses
décisions, n'étale pas ses états d'âme. Au fil des années, ses
ennemis suscitèrent mille entraves à l'action du colonisateur et
lui tendirent de nombreux pièges. Pour ruiner la réputation morale
du gêneur, une dame Bazire, la belle épouse du fermier des Droits
du roi à Québec, à qui M. de La Salle avait rendu visite pour
emprunter dix mille livres, se plaignit d'avoir été effrontément
courtisée par le Normand au cours d'un tête-à-tête et s'en fut,
toute rougissante, raconter l'assaut à l'institution de la
Sainte-Famille que fréquentaient toutes les commères de la ville.
La dame était une pénitente assidue des jésuites. Cavelier estima
que les minauderies de la dévote ne visaient qu'à provoquer une
offensive qu'il se défendit toujours d'avoir conduite. Il
connaissait, depuis le collège, l'histoire de Mme Putiphar et
de Joseph, aussi s'empressa-t-il de rendre à M. Bazire ses dix
mille livres et de rentrer chez lui. Entre-temps, de bonnes âmes
s'étaient démenées pour que les échos de ce scandale de
sous-préfecture coloniale parvinssent jusqu'à la cour, où l'on
s'intéressait plus, à ce moment-là, à la rivalité opposant
Mme de Montespan à Mme de Maintenon qu'aux risques
encourus par la vertu de la femme d'un lointain fonctionnaire du
Trésor. Un seul fut ému, l'abbé Cavelier, frère du seigneur de
Frontenac, resté à Paris, à la demande de l'explorateur, pour
réunir des fonds en vue de futures expéditions. Le sulpicien
pudibond fut toutefois rassuré en arrivant en Nouvelle-France.
Robert, qui était censé avoir enlevé une femme mariée, vivait au
fort Frontenac en compagnie de deux religieux dont l'un était le
père Hennepin. Pierre Leprohon, dans la biographie de Cavelier de
La Salle5, conseille de prendre
l'anecdote pour ce qu'elle vaut mais avance une explication
romanesque : « La Salle se méprit peut-être sur les
intentions de sa séductrice. Vit-il du calcul et de la feinte, là
où n'était que passion sincère ? Il était assez bel homme pour
en inspirer. Quoi qu'il en soit, il se refusa au jeu. Ce sont là
choses qu'une femme ne pardonne pas. »
Si les biographes accordent à cette mésaventure de
Cavelier plus de place qu'elle n'en eût normalement mérité, c'est
parce qu'elle constitue la seule intervention connue d'une femme
dans la vie du héros. L'ancien novice des jésuites était-il
scrupuleusement chaste ou appliquait-il au domaine sexuel la même
discrétion qu'il mettait en toute chose ? Ce genre de mystère
contribue à la grandeur quasi inhumaine du personnage.
Tout cela était oublié quand, en 1678, M. de
La Salle fit un nouveau séjour à Paris. Cette fois, il vit Colbert
ou Seignelay, ou les deux, et se répandit dans quelques salons où,
éloquemment, il sut créer une ambiance favorable en racontant la
vie des Sauvages. Il fit frémir les dames en détaillant les
tortures qu'infligeaient les Indiens à leurs prisonniers et
plusieurs chroniqueurs notèrent ses confidences. Il ne manquait pas
de glisser à l'occasion des informations subversives sur les bons
pères de la Compagnie de Jésus qui traitaient âprement la fourrure,
comme des coureurs de bois sans religion, mais pour entretenir
leurs missions, bien sûr !
Malgré les interventions sournoises de ses ennemis
qui avaient délégué à la cour un messager en soutane pour prévenir
le ministre de la Marine que M. de La Salle était « bon
pour les Petites-Maisons », l'asile psychiatrique du moment,
l'explorateur sut convaincre Colbert de l'intérêt pour la France de
la réalisation de ses plans et de sa capacité à les mener à bien.
L'homme de confiance du roi, qui gérait à lui seul huit ou
neuf ministères, avait cependant fort à faire à l'époque avec
d'autres colonies, notamment l'île Bourbon, aujourd'hui la Réunion.
Les colons de cette possession de l'océan Indien lui adressaient
sans cesse mémoires et pétitions pour se plaindre des mauvais
traitements que leur infligeaient les dirigeants des compagnies de
commerce et du dénuement dans lequel tous se trouvaient,
« sans fer, sans meubles, sans toiles ni marmites ni
poêles6 ».
Le 12 mai 1678, Louis XIV signa, à
Saint-Germain-en-Laye, des lettres patentes autorisant Cavelier
« à travailler à la découverte de la partie occidentale de
nostre dit pays de la Nouvelle-France », à construire des
forts dont il aurait la jouissance, le tout à ses dépens et aux
mêmes conditions que celles contenues dans les lettres patentes du
13 mai 1675 que le souverain confirma à cette occasion. La
compagnie que La Salle était autorisé à fonder pour mener à bien
ses entreprises jouirait, pendant cinq ans, du monopole commercial
des peaux de bison.
Nanti de ce précieux document, assuré de l'appui
du grand Colbert, du fils de ce dernier, Jean-Baptiste de
Seignelay, qui venait de succéder à son père comme secrétaire
d'État à la Marine, et du prince de Conti, dont la vie dissolue
n'entamait en rien l'autorité, Robert Cavelier de La Salle se mit
en quête d'hommes capables de le suivre et d'argent à emprunter.
Pour le recrutement, il eut la main heureuse en engageant un
manchot de vingt-huit ans que lui avait fait connaître le prince de
Conti ou l'abbé Renaudot, le chevalier Henry de Tonty, fils de
Lorenzo Tonti, banquier napolitain, ancien gouverneur de Gaète,
réfugié politique en France en 1650 et inventeur du système de
mutuelle financière qui porte son nom : la tontine7.
Henry de Tonty avait non seulement francisé son
nom mais il s'était vaillamment battu pour la France. En 1668,
alors qu'il guerroyait en Sicile contre les Espagnols, il avait eu
l'avant-bras droit enlevé par une grenade. Un artisan habile
l'avait doté d'une main d'argent qu'il portait gantée et qui ne
semblait nullement le gêner quand il s'agissait d'en découdre ou de
faire le joli cœur devant les dames.
Cavelier engagea aussi le capitaine La
Motte-Lussières, qui recruta trente hommes choisis plutôt pour leur
robustesse et leur courage que pour leurs vertus ! En 1678, le
14 juillet, qui n'était pas encore une date historique, la
troupe, grossie de deux récollets, les pères Zénobe Membré et
Watteau, embarqua à La Rochelle. L'évêque de Québec,
Mgr Barrois, qui rejoignait son poste, se trouvait à bord et
l'on avait chargé les armes, les outils et les provisions
rassemblés par M. de La Salle endetté de plus de quarante cinq
mille livres. Le navire accosta le 13 septembre à Québec et,
dès son arrivée au fort Frontenac, Cavelier, qui avait mûri ses
plans, envoya le capitaine La Motte au lac Érié, c'est-à-dire
au-delà des chutes du Niagara, avec mission de trouver un lieu
favorable à la construction d'un grand bateau. Dans l'esprit du
seigneur des Sauvages, ce navire devait lui permettre, dans un
premier temps, de se déplacer avec sa troupe sur les lacs puis de
transporter les pelleteries récoltées dans les forts ou les postes
des traitants. Le bateau fut construit, un brigantin de
quarante-cinq tonneaux censé porter sept canons et que l'on
baptisa, avec tout le cérémonial convenable, Griffon, sans doute pour plaire au comte de
Frontenac, protecteur de Cavelier, dans les armes de qui figurait
l'animal héraldique mi-aigle mi-lion. Mais ce navire, qui
impressionnait fort les Indiens, qu'enviaient les jésuites et les
négociants, imaginant déjà toutes les concurrences possibles, ne
fit que peu d'usage à son propriétaire. Quelques mois après son
lancement, il disparut corps et biens, avec douze mille livres de
pelleterie à bord8. On sut plus tard que l'équipage de vingt
hommes avait déserté après avoir pillé la cargaison et peut-être
sabordé le bateau, puis participé au saccage des forts Crève-cœur
et Saint-Louis que M. de La Salle avait fait construire sur la
rivière Illinois, affluent du Mississippi. Le Normand n'était pas
homme à laisser une telle trahison impunie. Il fit tendre des
embuscades aux renégats qui fuyaient à bord de plusieurs barques.
La plupart d'entre eux furent arrêtés et envoyés en prison à
Québec. Deux, qui avaient fait mine de résister, furent abattus.
Parmi ceux qui disparurent et réussirent à échapper aux Miami, les
Indiens dévoués à Cavelier, quelques-uns se réfugièrent, dit-on
plus tard, dans les colonies anglaises.
Ce ne fut pas la seule déception que La Salle dut
éprouver ces années-là. Ses ennemis, jaloux de son prestige,
incapables de reconnaître son intrépidité et sa valeur, ou
d'imaginer l'ampleur de ses vues, suscitèrent des obstacles de
toute sorte sur sa route, s'ingénièrent à le desservir auprès de
ses amis indiens. Ils tentèrent même de l'empoisonner en lui
servant une salade assaisonnée d'après une recette de la marquise
de Brinvilliers, décapitée et brûlée trois ans plus tôt pour avoir
donné de la « poudre de succession » à son père et à ses
frères !
Malgré toutes ces péripéties, parfois tragiques,
Robert, qui avait le courage et l'obstination d'un véritable
conquérant, quitta une nouvelle fois l'abri du fort Frontenac au
cours de l'été 1681, après avoir rédigé son testament en faveur de
son cousin François Plet, un bourgeois parisien qui lui avait
prêté, en 1678, près de douze mille livres. On s'est étonné que
Cavelier, qui comptait plusieurs frères, des neveux et des nièces,
eût fait d'un simple cousin son légataire universel :
« Je transfère, par les présentes, audit M. Plet, en cas
de mort, la seigneurie de Frontenac et les terres qui en dépendent,
et tous mes droits sur le pays des Miami, des Illinois et autres du
sud, l'établissement des Miami, celui de Niagara et tous les autres
que je pourrai fonder, ensemble tous les canots, barques, grandes
barques, immeubles, privilèges, rentes et bâtiments. »
M. de La Salle entendait, par-delà sa mort, payer ses
dettes.
Au moment où il décida de tenter à nouveau la
grande aventure en disant : « J'y réussirai ou j'y
périrai », il avait toutes raisons de penser en effet qu'il
risquait de perdre non seulement sa vie, ce qu'il acceptait, mais
aussi sa réputation si la ruine absolue de ses projets causait,
post mortem, un préjudice irréparable à
ses créanciers.
Car, en cette fin d'année 1681, le bilan n'était
guère stimulant. Le Griffon et une
autre grande barque qu'il avait fait construire gisaient au fond du
lac Michigan. Les forts des Miami et de Niagara avaient été pillés
ou incendiés. Du grand village des Illinois, situé au pied de la
falaise que dominait le fort Crèvecœur, il ne restait que des
cendres. Les Iroquois, comme les Huns, ne faisaient pas de
quartier. Quand il s'y rendit, en novembre 1680, Cavelier ne vit
que des cabanes calcinées et des cadavres à demi dévorés par les
loups. Le fort, dont il pensait faire un camp de base, avait aussi
été détruit, non par les Indiens mais par les hommes de Tonty qui
avaient profité d'une absence de leur chef pour piller le magasin
et disparaître avec la poudre, le plomb, la fourrure, les
provisions. L'un deux, dont Cavelier reconnut l'écriture, avait
laissé sur le bordage d'une barque un message laconique mais qui
disait la folie des traîtres : « Nous sommes tous
Sauvages, ce 139 avril 1680. » Tonty et ses
officiers restaient introuvables. Étaient-ils morts ou prisonniers
des Sauvages ? Cavelier, accompagné de M. d'Autray, fils
du procureur du roi à Québec, d'un charpentier de marine, déserteur
repenti, d'un chirurgien, de trois soldats, de quatre ouvriers et
de deux chasseurs Mohican, sillonna vainement le pays pendant des
mois, visita cent tribus, pour tenter de retrouver les compagnons
égarés.
Si l'on ajoute à cela que la guerre indienne
faisait rage, que le père Gabriel de Ribourde, un prêtre chenu,
compagnon de Tonty, avait succombé sous une volée de flèches alors
qu'il se dégourdissait les jambes sur la berge de l'Illinois, on
admettra qu'il fallut au Normand une téméraire confiance en lui et
une foi extravagante en la Providence pour lancer un quatrième défi
au destin et entreprendre une nouvelle expédition.
Décidé cette fois à descendre coûte que coûte,
jusqu'à son embouchure, la grande rivière sur laquelle avaient
navigué vers le sud Marquette et Joliet sept ans plus tôt, il finit
par rejoindre Henry de Tonty, enfin retrouvé indemne à
Michilimackinac. Les deux hommes, écoutant les ragots, sans doute
inspirés par les robes noires et qu'avait propagés, de tribu en
tribu, le « téléphone indien », s'étaient mutuellement
crus morts ! Après avoir tenu une série de palabres pour
tenter de réconcilier Iroquois et Illinois et surtout s'être
assurés de la neutralité d'autres tribus, Cavelier et son
lieutenant regagnèrent le fort Frontenac pour préparer le voyage de
la dernière chance.
1 Congrégation fondée en 1641, à Paris, par
Jean-Jacques Olier, écrivain ascétique (1608-1657). Il lança en
1646 la construction de l'église Saint-Sulpice dont il fut le
premier curé.
2 Religieux réformés de l'ordre de
Saint-François, ainsi nommés parce qu'ils n'admettaient dans leur
ordre que ceux qui avaient l'esprit de recueillement. Cette
congrégation, fondée en Espagne vers 1484, fut introduite en France
en 1532. Sous Léon XIII, en 1897, tous les récollets furent
incorporés à l'ordre franciscain dit des Frères mineurs.
3 Journal d'un voyage
fait aux Indes orientales, Mercure de France, Paris,
1983.
4 Ces extraits des Relations de la Nouvelle-France sont cités par
Eugène Guénin dans son ouvrage la
Louisiane, publié en 1904 par la librairie Hachette.
5 Cavelier de La Salle,
fondateur de la Louisiane, éditions André-Bonne, Paris,
1984.
6 Cité par André Hibon de Frohen dans sa thèse
la Famille Hibon de Frohen à l'île
Bourbon, université de Provence, Aix-en-Provence,
1973.
7 Association de personnes qui mettaient des
capitaux en commun et en touchaient les revenus, à condition que
les parts des décédés revinssent aux survivants. Mazarin créa la
première tontine en France par un édit de novembre 1653
(Larousse).
8 Ses débris auraient été découverts, en 1920,
sur un rivage désert du lac Michigan.
9 Certains chroniqueurs de l'époque écrivent
15.