1.
Les précurseurs
Honneur aux Espagnols
Les Français ne furent pas les premiers à s'aventurer dans le delta du Mississippi. Avant eux, des explorateurs espagnols, conquistadores aguerris en mal d'aventure et de profits, avaient parcouru la région. Ces hommes, qui s'étaient emparés chez les Aztèque1 de fabuleux trésors et de mines fécondes, imaginaient un autre Eldorado à portée de leurs ambitions.
Dans le sillage fameux de Christophe Colomb, dont il avait été le second, don Juan Ponce de León, qui cherchait une fontaine de jouvence dont l'existence légendaire était connue des Indiens et qu'il pensa reconnaître dans une source de l'île de Bimini, avait pris possession de la Floride en 1513.
En 1519, Alvarez de Pineda avait longé la côte du golfe du Mexique et atteint ce qu'il croyait être le delta du Mississippi mais n'était vraisemblablement que la baie de la Mobile2. Au cours de sa navigation, il avait fait escale en Floride et démontré que cette région n'est pas, comme le croyaient ses compatriotes, une île mais le rivage d'un continent.
En 1526, les Espagnols avaient souffert, dans cette même région, un véritable désastre avec l'échec de l'expédition de Lucas Vázquez de Ayllón (?−1528). En 1528, un autre conquistador, Pánfilo de Narváez, rival que Cortés avait retenu prisonnier pendant deux ans en Nouvelle-Espagne3, allait mourir, après une incursion en Floride, en revenant vers le Mexique.
Mais celui qui, le premier et à ses dépens, devait faire le plus intensément connaissance avec ce pays, avant de s'aventurer dans l'humide et inhospitalière contrée qui constituerait un jour la basse Louisiane, fut Alvar Nùñez Cabeza de Vaca. Cet officier descendait de deux illustres familles. Un des ancêtres de sa mère, simple berger, avait permis à l'armée des trois rois d'Aragon, de Navarre et de Castille de vaincre les Maures, le 12 juillet 1212, lors de la bataille de Las Navas de Tolosa. Le montagnard, précurseur du Petit Poucet, connaissait l'utilité des signes de piste. Il avait eu l'idée, pour guider l'armée chrétienne vers l'ennemi, de jalonner, à travers la sierra Morena, un passage difficile mais sûr, au moyen de crânes de vaches fichés sur des pieux. D'où son anoblissement sous le nom héréditaire de Cabeza de Vaca, en français : tête de vache. Du côté paternel, Alvar Nùñez était aussi bien loti : son grand-père n'était autre que le conquérant des Canaries.
Personnage hors du commun, Cabeza de Vaca passait à juste titre pour un soldat valeureux. Il s'était battu contre les Français à Ravenne, en avril 1512, et aussi contre les Maures. Ses mérites lui avaient valu d'être promu Alguacil Mayor 4 et trésorier du Roi pour accompagner, en 1527, Pánfilo de Narváez dans une nouvelle expédition dont Charles Quint escomptait un supplément d'or. L'empereur, à qui François Ier, récemment rendu à la liberté, donnait quelque souci en refusant de respecter les termes du traité de Madrid, venait de nommer Narváez gouverneur d'une Floride dont on ignorait encore à peu près tout, sauf qu'elle était peuplée d'Indiens Calusa, dont les flèches traversaient les cuirasses espagnoles comme s'il se fût agi de plastrons de carton ! En avril 1528, après une escale à Saint-Domingue, où la moitié des militaires du corps expéditionnaire avaient déserté, et après la perte de deux navires dans les parages de Cuba, Narváez et une partie de la troupe avaient débarqué à l'embouchure de la rivière Apalache, aujourd'hui Apalachicola River, à l'est de Pensacola. Le conquistador avait pris officiellement possession du pays au nom de l'empereur grippe-sou perclus de goutte, qui se faisait envoyer de gras dindons de Mexico pour les déguster, d'après Jean Giono, « en salmis, en filets, aux écrevisses, aux huîtres, en galantine, à la princesse, en capilotade ». Cet appétit, s'il introduisait de l'acide urique dans les articulations de Charles Quint, n'empêchait pas ce dernier de rêver, pendant ses siestes, à l'établissement d'une monarchie universelle, qui étendrait l'autorité du Saint Empire romain germanique au-delà des mers, sur des terres encore inexplorées.
Dans la Relation, qu'il adressera plus tard à ce monarque sur tous les plans glouton, Cabeza de Vaca expliquera comment, tandis que les explorateurs parcouraient le pays à la recherche de mines d'or qui n'existaient pas, leurs bateaux, censés longer la côte du golfe du Mexique, avaient disparu et comment Narváez, s'étant embarqué sur un misérable radeau malgré les mises en garde de l'Alguacil Mayor, s'était noyé.
Cabeza de Vaca avait refusé de confier son sort aux esquifs construits par ses compagnons pressés de rentrer chez eux. La prudence avait dicté son attitude, mais il n'était sans doute pas mécontent, malgré le tragique de la situation, de voir Narváez prendre le large, au sens propre et au sens figuré du terme. En effet, dès les premières semaines de cohabitation, les deux hommes s'étaient opposés sur la stratégie de l'exploration à entreprendre. Aussi, quand le gouverneur in partibus, qui n'était pas du genre capitaine intrépide, déterminé à couler avec son navire, avait lancé avant d'appareiller : « Maintenant, chacun pour soi », Vaca avait dû se contenter de lui souhaiter « Bon vent » !
Trésorier sans trésor, officier de justice d'un roi qui se souciait plus de la composition de ses menus que du sort de ses envoyés spéciaux, Cabeza de Vaca allait connaître, pendant neuf ans, des aventures périlleuses. Celles-ci donnent une assez belle idée de la résistance physique et de la rage de survivre de cet Espagnol de forte race. Malade, très vite abandonné par ses compagnons qui, le voyant au seuil de la mort, se souciaient peu de s'encombrer d'un moribond alors qu'il leur fallait se déplacer sans cesse pour échapper aux Indiens et trouver de la nourriture, Alvar Nùñez refusa de finir comme bon nombre de ceux qui s'étaient aventurés dans ces forêts marécageuses. Il parvint à se rétablir et devint esclave d'une famille indienne. Pendant six années, il s'indianisa au point de jouir d'une relative liberté de mouvement et de se faire colporteur, apprenant mœurs et dialectes. Il réussit quelques guérisons spectaculaires, ce qui finit par lui donner un certain prestige aux yeux des autochtones. Ces miracles étaient uniquement dus, d'après le médecin improvisé, à la mansuétude divine qui, jamais, n'abandonne le chrétien égaré au milieu des Sauvages5. Il finit par rencontrer, dans ces forêts réputées désertes, où l'on constate, en lisant chroniques et récits, un va-et-vient permanent de coureurs de bois de tout acabit, trois de ceux qui l'avaient autrefois abandonné et qui, comme lui, avaient été réduits en esclavage par des Indiens. Parmi eux se trouvait un Noir, nommé Estebanico, dont la couleur de peau impressionnait fort les indigènes6. Ensemble, ces hommes nus, pustuleux, fiévreux, se nourrissant les bons jours de maïs et de viande de bison, les mauvais de baies amères, risquèrent l'évasion. Après avoir parcouru deux mille cinq cents kilomètres, traversé ce qui constitue aujourd'hui la Louisiane, le Texas et la plus grande partie du nord du Mexique, Cabeza de Vaca et ses compagnons finirent, en 1536, par « retrouver les chrétiens » et arrivèrent en Nouvelle-Galice, colonie espagnole fondée au bord du golfe de Californie.
De son séjour forcé chez les Indiens, expérience assez exceptionnelle à l'époque, Cabeza de Vaca ne conservait pas que de mauvais souvenirs. Ayant appris à connaître ceux que les Blancs nommaient Sauvages, il se fit leur défenseur, imitant en cela le dominicain Bartolomé de las Casas7. Ainsi, il désapprouva toujours la violence de ses compatriotes quand ceux-ci pratiquaient le requerimiento, sorte de mise en demeure odieuse, qui consistait à offrir aux Indiens une seule alternative : se dire catholiques et devenir sujets de Charles Quint, donc protégés de Sa Majesté, ou s'exposer à l'extermination et, en attendant, à l'esclavage et à la déportation8 !
Si Cabeza de Vaca avait ainsi parcouru les terres qui bordent le golfe du Mexique, il ne semble pas qu'il ait jamais eu conscience de l'existence du grand fleuve que nous nommons aujourd'hui Mississippi. Quand on considère la reconstitution de son itinéraire, on remarque qu'il dut traverser le delta et franchir d'innombrables bras du fleuve, qu'il prit sans doute pour évacuations de marécages ou rivières de peu d'importance.
Il faudra attendre 1542 pour qu'un autre Espagnol, Hernando de Soto, rencontre le Père des Eaux et en meure.
Ce conquistador est un personnage de roman. Né en 1500 à Barcarrota, province de Badajoz, d'une famille dont la noblesse était le seul bien, il eut la chance, très jeune, d'être pris en amitié par un gentilhomme fortuné, bien en cour, ayant le goût de l'aventure, Pedro Arias Dávila. Ce dernier, après avoir offert à son protégé quelques années d'études à Salamanque, l'emmena à Panamá, dont il était gouverneur. Pedro Arias avait une fille, Isabel, dont Hernando tomba amoureux. Quand le jeune homme eut prouvé son courage et démontré ses capacités à bien conduire une expédition coloniale, Pedro Arias lui accorda la main de la belle. Soto devint ainsi le beau-frère de Vasco Nùñez de Balboa qui, en 1513, avait pris possession du Pérou, de manière purement formelle, au nom du roi de Castille. Ce Pérou restait à conquérir. Francisco Pizarro, le plus célèbre des quatre frères conquistadores, et Diego de Almagro, ayant obtenu les moyens qui avaient fait défaut à Balboa, montèrent une expédition, et Soto fut engagé à les suivre. Il suivit si bien qu'il précéda ses compagnons et fut, dit-on, en 1532, le premier Blanc à saluer le roi Atahualpa, que Pizarro fit étrangler quelques jours plus tard. Quand la mésentente s'installa entre les deux chefs de l'expédition, meurtriers de l'Inca, Soto, prudemment, embarqua pour l'Espagne. Désapprouvant les régicides, il s'était contenté de piller un peu les Péruviens. Il rentrait chez lui avec une fortune évaluée à cent quatre-vingt mille ducats et, dans ses bagages, le coussin orné de grosses perles et de joyaux sur lequel s'asseyait le roi des Inca ! Après avoir ainsi redoré son blason, Hernando ne pensa qu'à suivre l'exemple de Cortés et de Pizarro : conquérir, quelque part dans les vierges territoires d'outre-mer, un royaume à la taille de ses ambitions. Nommé gouverneur de La Havane par l'empereur Charles Quint, qu'il avait accompagné dans une expédition peu glorieuse contre le bey d'Alger, Soto choisit, avec la bénédiction du souverain, de s'adjuger la Floride. Ayant repris le projet de Narváez, il sollicita, en 1538, l'assistance de Cabeza de Vaca qui se remettait, à Cuba, des fatigues de ses aventures. L'ancien esclave des Indiens avait de la fierté et se souciait peu de jouer encore les seconds rôles. Il déclina l'invitation au voyage et laissa Soto s'embarquer, le 18 mai 1539, avec six cents hommes, équipés à ses frais, et deux cent trente-sept chevaux. Doña Isabel devait, en l'absence de son mari, assurer l'intérim.
Cette troupe, partie pour « conquérir le fabuleux métal9 », allait vite déchanter. La tierra florida, terre des fleurs, ainsi qualifiée autrefois par Ponce de Léon, apparut d'abord comme un enfer vert et marécageux. Les arbres abattus par les ouragans pourrissaient dans les marais malsains où somnolaient les alligators et proliféraient les moustiques. Les chevaux s'engluaient dans les vases putrides, les lanciers étouffaient sous leur cuirasse, les officiers empanachés, la barbiche trempée de sueur, commençaient à se demander si l'on atteindrait jamais Cibola, la cité secrète et richissime, où les façades des maisons de cinq étages étaient incrustées de pierres précieuses et où l'or passait pour aussi commun que le maïs ! Car certains avaient pris pour vérité ce qui n'était que ragot légendaire entendu chez les Indiens par les rescapés des expéditions précédentes et par Cabeza de Vaca soi-même. Toutefois, ce dernier, qui connaissait bien les Indiens, n'avait pas ajouté foi à ces révélations mirifiques. S'enfonçant dans les terres avec son armée, Soto envoyait des éclaireurs qui ne rapportaient qu'une seule et inquiétante information : les Indiens rencontrés ne se montraient pas toujours aimables et se révélaient meilleurs tireurs que les arbalétriers d'Estrémadure ! Quant aux prêtres qui accompagnaient les explorateurs pour moissonner des âmes sauvages, ils entendaient autour d'eux plus de jurons que de patenôtres ! La Floride n'était pas le Pérou !
Un Sévillan, vraisemblablement quelque déserteur d'une précédente expédition, nu comme un ver et tellement indianisé qu'il échappa de justesse au coup de lance d'un compatriote, se montra à point nommé pour guider les arrivants jusqu'à une contrée plus hospitalière. Soto retrouva les vestiges du camp du malheureux Narváez, rencontra une princesse indienne qui portait des bijoux en plomb, des perles de rivière dont n'aurait pas voulu une danseuse gitane et qui faisait étalage de plaquettes de mica comme s'il se fût agi des joyaux de la couronne ! On bougonnait, on murmurait, on torturait un peu les Indiens pour leur arracher le secret des mines d'or et des gisements de pierres précieuses. Ni les exhortations des dominicains ni les violences des soudards ne pouvaient arracher à ces malheureux Chacta10 des secrets qui n'existaient pas. Mais l'Espagnol, avide et obstiné, poursuivait sa vaine chasse au trésor. Pendant des mois, la troupe, dont les fièvres, les flèches indiennes et les désertions amenuisaient de jour en jour les effectifs, allait errer sur des centaines de kilomètres. En se référant à une topographie moderne, on estime que Soto et ses hommes ont visité, en deux ans et demi, tout en combattant les Indiens, la région aujourd'hui occupée par les États de l'Alabama et du Mississippi, qu'ils ont dépassé le confluent des fleuves Arkansas et Mississippi, reconnu les plateaux au-delà des monts Ozark, avant de descendre la Washita jusqu'au territoire qui constitue la Louisiane actuelle. On est certain aussi qu'ils ont traversé, à bord de barges construites sur place et sous les volées de flèches indiennes, un gigantesque cours d'eau coulant du nord vers le golfe du Mexique. Soto, sans beaucoup d'imagination, l'avait nommé el Río Grande. Ce fut un des nombreux noms du Mississippi.
Au printemps 1542, épuisé de fatigue, Soto décida de faire halte au village indien de Guahoya, aujourd'hui Ferriday, paroisse Concord. Il y succomba le 21 mai, sur la berge du fleuve dont il avait été le premier à subodorer l'importance et à proclamer la majesté. Le corps du conquistador, enfermé dans un tronc d'arbre évidé, fut confié à l'onde. Devant les Espagnols consternés, mais en cachette des Indiens, le courant emporta vers sa sépulture océane la dépouille du mari de doña Isabel.
La Louisiane a conservé le souvenir de cet explorateur. Non seulement le profil sculpté de Soto figure, entre ceux de La Salle et Iberville, sur un mur du capitole, à Baton Rouge, mais un bas-relief y rappelle ses étranges funérailles.
Coureurs de bois et dilettantes
Bien longtemps après les incursions sans lendemain des Espagnols, arrivés par le golfe du Mexique dans les bouches du Mississippi, mais avant que Cavelier de La Salle n'entre en scène, des Français épris d'aventures s'étaient lancés à la découverte des pays situés à l'ouest et au sud de la Nouvelle-France.
Coureurs de bois, déserteurs de la marine ou de l'armée, colons du Canada déçus ou en conflit avec les autorités coloniales, garnements paresseux épris d'une Indienne docile, trappeurs d'occasion et parfois honnêtes dilettantes, des hommes, qu'on hésite à nommer explorateurs, ne rêvaient que de fortunes à saisir au-delà d'horizons inconnus. Les plus sérieux, pour justifier leurs dangereuses errances, disaient chercher le fameux passage vers la Chine, dont les gens instruits garantissaient, quelque part, l'existence.
La plupart de ces randonneurs, plus ou moins désintéressés, nous sont inconnus. Capturés, scalpés, torturés à mort et quelquefois mangés par des Indiens anthropophages, victimes d'animaux féroces ou d'accidents, terrassés par le froid ou les fièvres malignes, emportés par les rivières en crue, ils furent nombreux à disparaître sans laisser de trace dans l'histoire coloniale. Leur mémoire survivait quelque temps, « sur les lèvres de leurs amis » rescapés des mêmes aventures, lors des veillées de trappeurs, autour des feux de camp, puis on les oubliait. Les chroniqueurs des XVII e et XVIII e siècles, recueillant des récits souvent invérifiables, ont cependant retenu le nom des plus chanceux.
Parmi ces derniers, Jean Nicolet a laissé le souvenir exemplaire d'un errant organisé. Ce fils d'un commissionnaire de Cherbourg, enthousiasmé par l'aventure de Samuel de Champlain et peut-être aussi par les récits d'un coureur de bois, hâbleur et menteur, nommé Nicolas Vignan qui, en 1612, avait passé un an chez les Indiens, était arrivé au Canada en 1618. Champlain, appréciant ce Normand intelligent et vigoureux, l'avait envoyé chez les Algonkin pour apprendre leur langue. Se trouvant à l'aise au milieu des autochtones réputés sauvages, Nicolet avait bientôt adopté leurs mœurs, qui étaient douces, et séduit leurs femmes, qui étaient jolies.
En dix années, s'étant complètement indianisé avec l'aide de l'aimable squaw qui tenait son ménage, le Normand était devenu à la fois l'interprète et l'informateur indispensable aux agents de la Compagnie des Cent-Associés et un véritable cacique chez les Nipissing. Ces derniers le considéraient comme un manitou iriniou, c'est-à-dire un être surnaturel. Le fait que Jean Nicolet fût seul à disposer d'une arme à feu, dont les Nipissing ignoraient alors l'existence et le maniement, avait contribué à asseoir sa réputation, quasi jupitérienne, de détenteur de la foudre ! À la demande de Champlain, il avait su réconcilier pour un temps Iroquois et Algonkin et quand, en 1629, les Anglais s'étaient emparés du Canada, il avait pris le maquis avec ses amis indiens, s'efforçant à chaque occasion de faire pièce aux envahisseurs qui tentaient de dresser les tribus contre les Français. Dès que le Canada avait été rendu à la France, en 1632, le manitou iriniou venu de Cherbourg avait accepté de guider une expédition vers le pays des « gens de mer » peuple mystérieux dont les Indiens n'évoquaient l'existence qu'avec réticence et qui était censé vivre sur les rivages de la mer Pacifique. Pour atteindre cette mer lointaine, il fallait, disait-on, emprunter un fleuve au cours magique, dont personne ne connaissait ni la source ni l'embouchure.
Faisant allusion au voyage de Nicolet, Remy de Gourmont, un des rares auteurs qui se soient souciés du sort de ce coureur d'aventures, écrit : « Ayant devant lui une immense contrée à parcourir, entendant sans cesse parler de grands cours d'eau, de mers prochaines, de peuples trafiquants et navigateurs, il marchait, dans son imagination, à la découverte du reste du globe, complétant l'œuvre de Colomb et de Cartier, qui avaient voulu se rendre à la Chine, mais en avaient été empêchés par la largeur du continent américain11. »
Ayant traversé le pays des Huron, Nicolet découvrit le lac Michigan, alors inconnu des Français. Il s'avança vers les contrées habitées par les Mascoutin, les Poutouamami, les Illinois, puis descendit une rivière que les Indiens nommaient Ouisconsin : le Wisconsin. Celle-ci se jetait dans un grand fleuve qui coulait du nord au sud et sur lequel Nicolet renonça à s'engager. Il s'agissait, estime-t-on aujourd'hui, du Mississippi.
S'il n'avait pas atteint les fabuleuses frontières de la Chine, Nicolet s'était, sans doute le premier, aventuré sur les rives du Père des Eaux. Et si, en 1612, Nicolas Vignan avait menti en affirmant à Champlain « avoir trouvé aux sources de l'Ottawa une grande rivière conduisant à un océan inconnu », l'aventurier n'avait fait, pour construire son mensonge, comme le Baladin du monde occidental, mis en scène par Synge, que s'inspirer des récits des Indiens qu'il avait fréquentés12.
Moqué par les Indiens, chassé par Champlain, Vignan s'en retourna honteux dans la forêt canadienne et personne n'entendit plus jamais parler de lui. Quant à Jean Nicolet, sa chaloupe ayant chaviré, il se noya, en octobre 1642, dans le Saint-Laurent encombré de glaçons. Cet homme courageux et loyal, marqué du signe de l'eau, ne savait pas nager !
D'autres explorateurs allaient, au cours des décennies à venir, tenter de retrouver et de descendre la grande rivière paisible, magicienne aux mille méandres, qui ne conduit ni à la Chine ni au Japon mais, plus naturellement, au golfe du Mexique, comme allaient le découvrir deux Français, Louis Joliet et le père Marquette.
Des explorateurs français
Avant son départ pour la France, en 1672, l'intendant Jean Talon, envoyé en Nouvelle-France par Colbert, en 1665, pour organiser l'immigration des Français et développer la mise en valeur de la colonie, avait chargé Louis Joliet, un trappeur, ancien élève des jésuites, d'une mission d'exploration « à la découverte de la mer du Sud ». Cela sous-entendait d'abord la découverte de la grande rivière coulant du nord au sud, qui, d'après la tradition orale fondée sur des révélations indiennes et répétée à travers tout le Canada, devait conduire à la mer Vermeille et aux mines fabuleuses de Sainte-Barbe, qu'on pourrait peut-être ravir aux Espagnols !
Le successeur de Talon, Louis de Buade, comte de Frontenac, confirma dès son arrivée cette patente d'explorateur. Le bénéficiaire de cette accréditation, que beaucoup considéraient comme un simple coureur de bois, avait déjà exploré, en 1670, la région des Grands Lacs en recherchant du cuivre et des pelleteries. Il s'était même empressé de prendre possession de la région au nom du roi de France. Fils d'un charron au service de la Compagnie des Cent-Associés, il avait eu l'occasion de rencontrer Jean Nicolet, venu à Québec, entre deux courses du côté des Grands Lacs, pour assister au mariage d'une cousine. Le frère de Louis Joliet, Adrien, était resté pendant un an prisonnier des Iroquois et faisait la traite de la fourrure dans le haut Michigan. Les Joliet appartenaient à cette race de Français intrépides qui avaient émigré au Canada en 1658, avec l'espoir de faire fortune. Certains chroniqueurs d'autrefois donnent à entendre que Talon avait été influencé en faveur de Louis Joliet par les jésuites qui, très jaloux de leurs prérogatives de missionnaires, ne pensaient qu'à damer le pion à M. Cavelier, un explorateur engagé, lui aussi mais à ses frais, depuis 1669, dans la recherche de la grande rivière mythique. Robert Cavelier, qui n'était pas encore de La Salle, fils de bourgeois rouennais, non seulement avait quitté la Compagnie de Jésus à la fin du noviciat, mais était devenu l'ami des récollets, toujours en compétition avec les jésuites dans la pêche aux âmes sauvages. Ces rivalités, et la prédominance de la Compagnie de Jésus, ont marqué l'histoire de la Nouvelle-France ainsi que l'atteste Frontenac dans une lettre à Colbert : « Par le séminaire de Québec et le grand vicaire de l'évêque, ils [les jésuites] sont les maîtres de tout ce qui regarde le spirituel, qui est, comme vous le savez, une grande machine pour remuer tout le reste. »
C'est peut-être pourquoi Louis Joliet, accrédité par Talon, se vit adjoindre, comme compagnon d'expédition désigné par la Compagnie de Jésus, le père Jacques Marquette, un missionnaire qu'une foi ardente avait conduit à vivre au milieu des Indiens du Nord, les Ojibwa13, dans une cabane de rondins à Michilimackinac, qu'on appelait pour abréger Mackinac.
Ce village du bout du monde, dont le nom indien signifie la grande tortue, était situé sur la rive sud de l'isthme qui fait communiquer les lacs Michigan et Huron, là où se trouve aujourd'hui la petite ville de Mackinaw City. C'est le pays des arbres géants et des rivières limpides où, deux siècles et demi après les jésuites missionnaires, un jeune Américain nommé Ernest Hemingway viendrait pêcher la perche dans le lac Walloon et la truite arc-en-ciel dans la Black et le Sturgeon14. C'est aussi à Michilimackinac qu'un autre jésuite français, le père Jean Allouez, originaire du Forez, avait construit une chapelle, dédiée à saint Ignace et dont Marquette était devenu le desservant. Les traitants de passage et les coureurs de bois faisaient toujours étape à la mission, et c'est ainsi que Joliet et le père Marquette avaient eu l'occasion de se connaître et de sympathiser.
Le 13 mai 1673, ils se lancèrent donc, sur ordre, à la recherche de la grande rivière dont tout le monde parlait sans l'avoir jamais vue. Dans deux canots chargés de maïs, de viande boucanée et de pacotille à offrir aux Indiens, les deux hommes, alternant navigation sur lacs ou rivières et portage à travers la forêt, étaient arrivés au Wisconsin qu'ils avaient descendu, découvrant des paysages inconnus, de grasses prairies, des chênes superbes, des bouleaux et des noyers, de vertes collines, des troupeaux de vaches sauvages, une abondance de gibier qui permettait d'améliorer l'ordinaire. Le 17 juin, ils étaient entrés dans une autre rivière, immense, « d'une demi-lieue de large ». Ils se persuadèrent vite qu'il s'agissait du fameux cours d'eau qu'ils souhaitaient tant rencontrer, la grande rivière que les Indiens Illinois, qui parlaient algonkin, appelaient Messi-Sipi et dont ils avaient évoqué l'existence, dès 1666, devant le père Allouez.
Toujours émerveillés et brandissant leur calumet, véritable passeport pour voyager chez les Indiens, dès qu'ils apercevaient des indigènes, les deux hommes s'étaient encore laissé porter pendant plus de trois cents kilomètres par ce fleuve, jusqu'au pays des Arkansa, où le Mississippi accueille la rivière du même nom. Parvenus au confluent, les explorateurs avaient subodoré, d'après les confidences des Indiens, qu'en poursuivant leur voyage vers le sud ils couraient le risque de rencontrer des Espagnols venus du Mexique et des tribus indiennes moins amicales. Des graffiti peints sur les falaises et représentant des monstres effrayants avaient impressionné les voyageurs. Ayant acquis la certitude – ce sont eux qui le dirent plus tard – que le Mississippi n'avait pas sa décharge à l'est sur la côte de la Virginie, ni à l'ouest sur la côte de la Californie, mais au sud dans la mer Vermeille ou du Mexique, qui d'après les Indiens ne se trouvait qu'à une dizaine de jours de navigation, ils considérèrent leur mission accomplie. Le père Marquette, qui portait une dévotion particulière à la Vierge, tint à nommer le fleuve Immaculée Conception, puis les explorateurs rebroussèrent chemin pour regagner la Nouvelle-France et faire part de leur découverte au gouverneur. Sur le chemin du retour, ils hivernèrent chez les Kaskaskia. Le père Marquette en profita pour baptiser quelques douzaines d'Indiens et rédiger un compte rendu d'exploration tendant à démontrer qu'il devait être possible d'aller en canot des Grands Lacs au golfe du Mexique.
Tandis que le jésuite choisissait de rester chez les Kaskaskia pour les instruire des exigences et bienfaits de la religion chrétienne, son compagnon s'en fut seul à Montréal cueillir, à la fin de l'automne, les lauriers glanés à deux au milieu des dangers. Au cours de ce voyage de quatre mois, les explorateurs avaient parcouru plus de huit cents lieues15.
Un malencontreux naufrage dans le Saint-Laurent, où Joliet faillit périr, comme deux de ses hommes et un petit Indien, amena aussi la perte du rapport rédigé par le père Marquette et de la carte que les explorateurs avaient dressée16. L'accident eut lieu – était-ce un signe du destin ? – dans les rapides de La Chine, à hauteur du domaine, ainsi nommé, de M. Cavelier ! Chaudement félicité par Mgr l'évêque, qui fit donner le grand carillon, et par le comte de Frontenac, qui lui offrit à souper, Joliet se mit au travail et rédigea un nouveau rapport qu'il agrémenta d'une carte dessinée de mémoire. En transmettant ce document au ministre de la Marine, le gouverneur du Canada, qui s'était pris entre-temps à détester les jésuites, omit de citer le nom de Marquette dans sa lettre d'accompagnement. Il n'apporta qu'une seule correction au texte du coureur de bois. Il remplaça Frontenac, nom que Joliet, en courtisan avisé, avait substitué à Immaculée Conception pour désigner le fleuve, par celui de Colbert !
À chacun sa courtisanerie ! Le Mississippi, longtemps vecteur d'opportunités flagorneuses, n'en fut jamais à un changement d'identité près !
Deux ans après cette expédition, le 7 octobre 1675, Louis Joliet, alors âgé de trente ans, épousa à Québec Claire Bissot, dix-neuf ans, fille d'un riche négociant en fourrure et petite-fille de Louis Hébert, pharmacien, qui fut, dit-on, le premier colon du Canada. Sept enfants naquirent de cette union. Ayant acquis une certaine aisance, Joliet s'en fut établir des pêcheries à l'embouchure du Saint-Laurent. Léon Lemonnier rapporte qu'en 1690 les Anglais brûlèrent la propriété de l'ancien coureur de bois et emmenèrent en captivité sa femme et sa belle-mère. Honoré comme celui qui avait, le premier, navigué sur les eaux du Mississippi, Louis Joliet devint, en 1697, professeur d'hydrographie à Québec et mourut sans avoir fait fortune.
Quant au père Marquette, dont la modestie fut constante et la foi lumineuse, il succomba à la dysenterie, le 18 mai 1675, alors qu'il se rendait de Kaskaskia, la capitale des Illinois, à Michilimackinac. Il fut sommairement inhumé sur place au bord du lac Michigan, au débouché d'un cours d'eau aujourd'hui nommé Père Marquette River, à l'endroit où se trouve maintenant la petite ville de Ludington. Il était âgé de trente-huit ans. Des mois plus tard, ses amis, les Indiens Ottawa, qui le vénéraient comme un saint et connaissaient sa volonté d'être enterré comme leurs propres ancêtres de l'âge de pierre, retrouvèrent la sépulture, déterrèrent la dépouille du prêtre et, en procession, rapportèrent ses os, dûment nettoyés et rituellement rassemblés, dans la chapelle Saint-Ignace, dont il avait été le desservant, à Michilimackinac.
Le 3 septembre 1877, un évêque vint recueillir le squelette pour le transporter à Marquette, ville de la rive sud du lac Supérieur à laquelle on a donné le nom du jésuite explorateur. En 1896, Donald Guthrie MacNab peignit le crâne que l'on croit être celui du défunt missionnaire.
Aujourd'hui encore, certains historiens estiment que l'on doit considérer Joliet et Marquette comme les véritables découvreurs du Mississippi et ne reconnaissent à Cavelier de La Salle que le mérite d'avoir descendu le fleuve jusqu'au golfe du Mexique. C'est là une polémique qu'attisèrent longtemps les jésuites, supporters de Joliet et de Marquette, et les récollets, amis de Cavelier. Les principaux intéressés n'entrèrent pas, semble-t-il, dans ce jeu. Joliet et Cavelier se connaissaient et s'étaient rencontrés en 1669 à Tenaoutoua, sur les bords du lac Ontario. Or Cavelier revenait à l'époque d'une expédition qui lui avait permis d'atteindre le fleuve Ohio, que beaucoup prenaient alors pour la grande rivière coulant vers le sud. De là à penser que, ce jour-là, les deux hommes échangèrent des confidences ou des informations sur leurs explorations respectives, dont Joliet fit le premier son profit, il n'y a que matière à déductions contradictoires… La postérité ne s'est pas privée d'en faire !
1 En référence à la règle ancienne, longtemps appliquée par de nombreux spécialistes – notamment les premiers traducteurs en français de George Catlin – mais quelque peu tombée en désuétude de nos jours, nous avons choisi de n'accorder ni en genre ni en nombre les noms des peuples, confédérations, nations et tribus indiens y compris francisés. De même pour les noms américains. Nous avons aussi maintenu la majuscule initiale, y compris aux adjectifs. Nous avons cependant respecté l'orthographe, quelquefois fantaisiste, des citations de textes anciens.
2 Pendant les premières années de l'exploration et de la colonisation, les Européens avaient coutume de désigner sous le terme de « la Mobile » les zones proches de la rivière. Ensuite ils nommèrent ainsi le fort, puis le poste, construits à l'embouchure de la rivière. Enfin, la ville fut créée sous le nom de Mobile, qu'elle porte encore aujourd'hui.
3 En 1518, Diego Velázquez de Cuéllar, capitaine général de Cuba, avait envoyé Cortés conquérir le Mexique. L'aventurier, après avoir fondé Veracruz, s'était cru le maître du pays et négligeait, depuis, l'autorité de Velázquez. C'est alors que ce dernier envoya Narváez pour rappeler le conquistador à ses devoirs et le remplacer dans ses fonctions. Cortés, peu disposé à se soumettre, avait alors, le 23 mai 1520, livré bataille à l'armée de Narváez, forte de neuf cents hommes. Narváez avait perdu un œil avant d'être fait prisonnier par celui qu'il avait mission d'évincer !
4 Officier supérieur représentant la justice et la puissance royales.
5 Terme de l'époque, toujours utilisé dans les archives et par de nombreux auteurs, Chateaubriand notamment.
6 Ce Noir, un homme libre, fut sans doute le premier de sa race à fouler le sol du sud des futurs États-Unis où, moins d'un siècle plus tard, allaient arriver dans les vaisseaux des négriers tant de ses frères, enlevés à leur Afrique natale. Quelques années après, Estebanico, qui avait accepté de servir de guide à une autre expédition espagnole, conduite par le franciscain Marcos de Niza, fut tué par des Indiens qui refusaient d'admettre qu'un grand peuple blanc puisse envoyer un délégué noir !
7 1474-1566, auteur de la Très Brève Relation de la destruction des Indes, 1542.
8 Luisita Warren, Indienne née en 1910, résidant à Santa Fe (Nouveau-Mexique), a rapporté, en août 1987, à Joëlle Rostkowski, de l'UNESCO, ce que lui avait dit son oncle, un chef religieux mort à quatre-vingt-seize ans : « Il m'a raconté que nos ancêtres ont dû courber la tête devant la Croix. Ceux qui s'y opposaient étaient décapités […]. L'adoption du christianisme fut d'abord le seul mode de protection contre l'envahisseur. » Revue française d'études américaines, no 38, volume XIII, novembre 1988.
9 José-Maria de Heredia (1842-1905), les Trophées.
10 Choctaw. La transcription des noms indiens a subi, chronologiquement, l'influence des langues espagnole, française et anglaise : Alabama, Alibamon ; Chacta, Choctaw ; Chicacha, Chicassa, Chikasha ; Pawni, Pawnee ; Shawni, Shawnee, etc.
11 Les Français au Canada et en Acadie, librairie Firmin-Didot et Cie, Paris, 1889. L'écrivain Remy de Gourmont (1858-1915), bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, révoqué en 1891, collaborateur du Mercure de France dès 1889, fonda l'Ymagier avec Alfred Jarry en 1894. Auteur d'un roman et de nombreux essais littéraires et philosophiques, il fut le critique le plus autorisé du groupe des symbolistes. Il devint l'ami de Natalie Barney, et ses fameuses Lettres à l'Amazone furent publiées en 1923.
12 Vignan ayant montré à Samuel de Champlain une carte de ses voyages, en partie imaginaires, le gouverneur du Canada avait organisé, en 1613, une expédition qui devait tourner à la confusion du menteur engagé comme guide par les explorateurs.
13 Ojibway.
14 « Le grand air du Nord. Sans conteste le meilleur pays pour la pêche à la truite Sans exagération. Splendide région. Belles couleurs, bonne atmosphère septentrionale. Liberté absolue, pas le genre station estivale et des tas de choses à peindre. » Lettre d'Ernest Hemingway au capitaine James Gamble, 27 avril 1919. Citée par Peter Griffin dans Ernest Hemingway, Gallimard, Paris, 1989.
15 Soit environ trois mille deux cents kilomètres.
16 Prudent, le père Marquette, qui n'accordait peut-être pas une confiance illimitée à Joliet, avait déposé une copie de son compte rendu au Sault Sainte-Marie, un établissement de la Compagnie de Jésus situé près de Michilimackinac, à la jonction des lacs Huron et Michigan.