2.
Imbroglio franco-espagnol
Un baron dans la
tourmente
Le 24 janvier 1753, le Chariot-Royal, parti de Brest le 17 novembre,
mouilla l'ancre face à l'île de la Balise. À bord de ce vaisseau,
lourdement chargé, qui avait mis soixante-six jours pour traverser
l'Atlantique, se trouvait le dernier gouverneur de la Louisiane.
Louis Billouart, baron de Kerlérec, ignorait que Clio lui réservait
ce rôle dans l'histoire coloniale de la France. Pour ce
Breton1, le gouvernement d'un si
vaste territoire du Nouveau Monde constituait la plus enviable des
promotions. Car, à la veille de ses cinquante ans, Kerlérec avait
passé plus de temps en mer que sur terre. Il avait néanmoins pris
le temps d'épouser, en 1738, Marie-Josèphe Charlotte du Bot, dont
la famille, depuis huit générations, avait fourni trois pages aux
rois de France et de nombreux officiers à la marine royale.
Fils de Guillaume Billouart, sieur de Kervasegen,
Kerbernez, Penarun et autres lieux, secrétaire du parlement de
Bretagne, anobli en 1723, Louis ne voulait être que marin. À
quatorze ans, il naviguait déjà ; à seize ans, il avait
participé à trois campagnes à la Martinique, à Saint-Domingue et,
dans le golfe du Mexique, à bord de la Victoire, un des trois navires envoyés de France
avec Le Moyne de Sérigny pour s'emparer de Pensacola, pendant la
petite guerre contre les Espagnols. L'adolescent avait connu la
tempête qui démâte les nefs, humé l'haleine des biscayens, entendu
craquer les plats-bords frappés par les boulets, senti le frôlement
des haches d'abordage. On l'avait vu garde-marine entre 1721 et
1751, midship sur le Dromadaire,
capitaine du cargo Flore, aide-major
sur l'Aimable, chasseur de pirates sur
l'Amazone, officier de fusiliers sur la
Somme, garde-côte sur la Gloire, officier de pont sur l'Avenir, le Triton,
l'Astrée, l'Élisabeth et la Parfaite, second lieutenant sur le Superbe, que commandait M. de Rochambeau,
major sur le Mars, premier lieutenant
sur le Neptune. Sa carrière avait
failli se terminer sur ce bateau, le 17 octobre 1747, à cinq
cents kilomètres au large de Brest, au cours du fameux combat
contre la flotte de sir Edward Hawke, que les marins ont
retenu sous le nom de bataille de M. de L'Étenduère,
commandant du Neptune. Grièvement
blessé au pied et au dos, fait prisonnier, conduit en captivité à
Spithead, Kerlérec n'avait regagné la France qu'en 1750 pour
recevoir la croix de Saint-Louis et le commandement de la
Favorite, frégate de quarante canons
chargée de veiller à la sécurité des côtes de Saint-Domingue. En
nommant, en février 1752, ce marin breton gouverneur de Louisiane,
le roi récompensait un brave et déléguait, pour le représenter dans
la colonie, un parfait patriote. Rien n'indiquait que celui-ci fût
doué pour l'administration, et d'ailleurs il ne l'était
pas !
Quand, le 9 novembre 1753, sur la place
d'Armes, à La Nouvelle-Orléans, le marquis de Vaudreuil remit,
devant le front des troupes, ses pouvoirs au baron de Kerlérec, la
population assemblée eut le sentiment, peut-être pour la première
fois dans l'histoire farcie d'intrigues de la colonie, que la
relève de l'autorité s'accomplissait dans les règles, dans le
calme, dans la concorde. Les deux hommes s'estimaient
réciproquement, le partant était enchanté de partir, l'arrivant
d'arriver. Le marquis ignorait que le gouvernement général du
Canada, auquel il aspirait depuis si longtemps, le conduirait à
céder cette terre si française aux Anglais, le baron ne se doutait
pas qu'il serait contraint de livrer aux Espagnols celle, non moins
française, dont le roi venait de lui confier la régence. Ainsi se
croisent parfois, dans un climat serein, les destins des
gentilshommes avant que se déchaîne la tourmente d'une guerre.
Ainsi l'Histoire met en scène des personnages auxquels seront
imposés des rôles insoupçonnés, qui ne peuvent être ni appris ni
répétés.
M. de Kerlérec ne débarquait pas seul à La
Nouvelle-Orléans. Il était accompagné de sa femme, fort avenante si
l'on en juge par un portrait anonyme, sa belle-sœur et plusieurs
parents. Pour honorer M. de Vaudreuil et remercier les
notables de l'accueil qu'ils lui avaient réservé, le gouverneur,
bien que sans fortune, fit largement les choses. Le 29 avril,
il offrit, à l'hôtel du gouvernement, un banquet de deux cents
couverts. Sous la galerie, dont les colonnes avaient été enrobées
de feuillage et décorées de roses, les tables avaient été dressées
dans le respect de l'étiquette. Les plats nombreux furent jugés
succulents et le vin de Bordeaux coula, pendant des heures, de deux
fontaines où chacun venait emplir son verre selon sa soif et son
plaisir. Après le souper, le gouverneur accueillit la population et
M. de Vaudreuil ouvrit le bal avec Mme de Kerlérec. Un
feu d'artifice étonnant acheva la fête quand la marquise et la
baronne allumèrent une composition pyrotechnique où l'on reconnut
des pigeons, des alligators et des serpents de feu.
Les girandoles éteintes, M. de Kerlérec se
trouva face aux devoirs et soucis de sa charge. À Paris, le
ministre de la Marine et des Colonies, Antoine-Louis Rouillé, comte
de Jouy, ancien intendant du Commerce, ex-commissaire de la
Compagnie des Indes, qui avait remplacé Maurepas en 1749, s'était
montré catégorique : la Louisiane coûtait cher à la France,
des économies s'imposaient. En parcourant La Nouvelle-Orléans, le
nouveau gouverneur se rendit compte que sa tâche ne serait pas
aisée. La colonie semblait saisie par la folie des grandeurs et le
marquis de Vaudreuil n'avait rien fait pour traiter cette affection
vaniteuse et typiquement coloniale.
La prison ressemblait plus à un hôtel particulier
qu'à une maison d'arrêt et, sur la place d'Armes, les nouvelles
casernes qui s'élevaient, à peine achevées après cinq années de
travaux, avaient coûté la bagatelle de deux cent trente-cinq mille
trois cent cinquante livres ! Les trois terrasses
triangulaires de l'observatoire à deux niveaux, dessiné par Baron
en 1730, attendaient toujours de recevoir des lunettes
astronomiques… et des astronomes. Le porche monumental, que
certains esprits mesquins trouvaient un peu disproportionné par
rapport à l'immeuble, ouvrait sur des jardins, ce qui donnait bel
aspect à l'ensemble, dont le coût n'avait pas encore été révélé.
Quant aux dix mille livres léguées à la ville, en 1737, par un
certain Jean-Louis, ancien matelot de la Compagnie des Indes, pour
construire un hôpital, elles avaient tout juste suffi, étant donné
le prix du terrain, à l'achat d'une maison et de quelques lits.
M. de Kerlérec et le commissaire ordonnateur Vincent-Guillaume
d'Auberville – il avait succédé à Honoré-Michel de La
Rouvillière, mort de la fièvre jaune en 1752 –, quand ils ne
passaient pas leurs journées à faire des comptes et à tenter de
refréner les goûts dispendieux de leurs administrés, essayaient de
combattre leurs vices. Si l'adultère, divertissement très répandu,
ne provoquait que des scènes de ménage et quelques duels, le jeu,
par les proportions qu'il avait prises, causait des difficultés à
bon nombre de militaires dont la solde disparaissait entre deux
parties de pharaon. Les hommes d'affaires s'y adonnaient aussi et
l'on citait le cas de M. Girodeau, armateur de La Rochelle,
qui avait perdu trente mille livres au cours de l'année, et celui
d'un marchand de la ville qui avait laissé, en une seule nuit, dix
mille livres sur le tapis vert.
Le gouverneur, dont le sens pratique ne
s'encombrait pas d'hypocrisie, décida, pour provoquer l'extinction
des tripots de la ville, de créer, dans un local administratif, une
sorte de casino où des officiers, à la fois expérimentés et
prudents, acceptèrent de tenir les tables et où les mises furent
limitées à cent livres. Le palliatif imaginé par Kerlérec se révéla
plutôt stimulant. Non seulement les joueurs, soucieux de
discrétion, continuèrent à fréquenter les tripots, mais
l'officialisation du jeu, rassurant ceux qui jusque-là avaient
craint d'enfreindre la loi, provoqua une expansion sereine du vice
qu'on souhaitait contenir. En créant un casino, qui ne devait
fonctionner que de l'Épiphanie au mercredi des Cendres, le
gouverneur n'avait fait qu'ouvrir un salon de jeu
supplémentaire !
Kerlérec, qui ne disposait d'aucun moyen de
contrôle sur les dépenses, tenta aussi de combattre la concussion
et le trafic d'influence. Il releva de son commandement, à
Pointe-Coupée, Jean-Joseph Delfau de Pontalba qui, pour couvrir des
opérations foncières douteuses, disait à qui voulait l'entendre
qu'il avait donné un pot-de-vin de douze mille livres au
gouverneur. Bien qu'étant également au fait de malversations qui
rapportaient, chaque mois, des milliers de livres au trésorier
Jean-Baptiste Destréhan, connu sous le sobriquet éloquent de
« petit ordonnateur » et des manigances du capitaine
Pierre-Henri d'Erneville, plus occupé d'affaires que de service, le
gouverneur dut longtemps patienter avant de pouvoir intervenir. Il
se heurtait à forte partie, à une coterie intrigante et affairiste
qui s'était assuré des appuis, sans doute intéressés, à la
cour.
Les capucins et les jésuites avaient bien
accueilli le Breton, dont la piété paraissait plus évidente que
celle de M. de Vaudreuil. Comme chaque fois qu'il y avait eu
changement de titulaire à la tête de la colonie, chaque ordre tenta
de se faire un allié exclusif du gouverneur. Les fils de saint
François et de saint Ignace de Loyola rivalisèrent d'amabilité et
d'attention, tout en guettant la dimension des sourires que le
gouverneur faisait aux uns et aux autres. On attendit de voir si
Mme de Kerlérec choisirait son confesseur chez les
franciscains ou parmi les pères de la Compagnie de Jésus ! Il
semble qu'elle dut opter pour un de ces derniers, car on reprochera
plus tard à son mari d'avoir été l'homme des jésuites, ce qui ne
sera pas démontré. En attendant, jésuites et capucins continuaient
de se dénigrer mutuellement. Ils fomentaient des intrigues,
suscitaient des cabales, mobilisaient chacun ses pénitentes pour
propager dans les salons où l'on ragote tout ce qui pouvait nuire à
l'ordre concurrent. Les capucins protestaient parce que les
jésuites se réservaient l'exclusivité du baptême des enfants noirs
dans leur chapelle et qu'ils monopolisaient la fonction d'aumônier
des hôpitaux. Le père Michel Beaudoin, jésuite nommé vicaire
général de la colonie, répliquait en refusant de montrer aux
capucins sa lettre d'accréditation. Le père Georges de Fouquemont,
ancien provincial de Champagne devenu supérieur des capucins de La
Nouvelle-Orléans, prenait passage pour la France afin d'aller
demander justice au roi ! M. de Kerlérec sut, avec
sagesse et loyauté, se tenir en dehors de ces rivalités de
chapelle. Il appréciait comme une consolation l'attitude des
émigrés lorrains qui venaient d'arriver dans la colonie et
s'étaient installés aux Cannes-Brûlées, au voisinage immédiat des
Allemands avec qui ils entretenaient de cordiales relations. La
Louisiane disposait, avec ces gens de l'Est, de cultivateurs
sérieux et travailleurs.
En plus de l'obligation de faire face, chaque
jour, aux manœuvres futiles mais agaçantes qui étaient une des
plaies de la vie coloniale, M. de Kerlérec assumait ses
propres soucis financiers. Dépourvu de fortune, le marin, qui se
refusait aux pratiques spéculatives si courantes dans la colonie,
ne pouvait que s'endetter pour tenir son rang. Il le faisait en
espérant des jours meilleurs. Cette intégrité ne plaisait guère à
ceux qui eussent préféré un chef de gouvernement corruptible donc
compromis, voire complice.
Pour toutes ces raisons et d'autres plus obscures,
le commissaire ordonnateur et le gouverneur reprirent bientôt le
scénario connu des conflits de conception, des oppositions
souterraines puis des querelles ouvertes, qui ne pouvait manquer de
se répéter dans le système bicéphale instauré en Louisiane.
Veillée
d'armes
Le baron de Kerlérec avait eu l'heur de plaire aux
Indiens. Sa parfaite courtoisie, son assurance de marin valeureux,
la clarté de son langage et son respect des accords passés par ses
prédécesseurs lui avaient immédiatement attiré l'estime des
caciques. Ces derniers, qui jugeaient trop souvent l'amitié des
princes d'Europe à la quantité de cadeaux offerts, n'avaient pas
manqué de faire observer à Kerlérec que, non seulement, on avait
oublié de livrer les présents promis mais que les magasins
français, où les squaws se seraient volontiers approvisionnées,
étaient vides ou n'offraient que des marchandises à des prix
inabordables pour une bourse indienne. Ils faisaient encore
observer, avec un rien de chantage, que les Anglais se montraient
plus compréhensifs, moins rapaces et que, sans l'attachement très
ancien que leurs nations vouaient au roi de France, ils eussent
volontiers ouvert leur cœur et leurs terrains de chasse au roi
d'Angleterre ! Malgré des appels réitérés, le gouverneur
n'obtenait rien de Versailles, où l'on semblait faire peu de cas de
l'alliance indispensable d'autochtones versatiles et très
sollicités par la concurrence.
Les Anglais, gens obstinés et pratiques, pour qui
le traité d'Aix-la-Chapelle ne méritait pas d'être strictement
appliqué en Amérique, ne relâchaient pas leur étreinte autour des
colonies françaises. Déjà, en 1726, le Parlement de Londres avait
offert une prime de vingt mille livres à qui découvrirait le fameux
passage du Nord-Ouest, que tant d'explorateurs avaient vainement
cherché depuis les excursions prometteuses de Cavelier de La Salle.
L'offre était toujours valable2 et, sous couvert d'exploration, des
Britanniques circulaient dans le nord de la colonie sans y avoir
été invités.
Depuis 1752, les habitants des treize colonies
anglaises se montraient encore plus entreprenants. Les progrès des
Français à l'ouest du Mississippi agaçaient ces colons pugnaces et
organisés. Ceux de Virginie craignaient que la paix, faite de
méfiance et de vigilance, qui avait abouti à une sorte de tolérance
territoriale concertée de la part des deux nations rivales, soit un
jour remise brutalement en question. Les Américains, ainsi qu'ils
se désignaient eux-mêmes de plus en plus fréquemment, pensaient que
leur avenir se jouerait, un jour ou l'autre, sur leur frontière de
l'ouest. Sur la frontière nord, du côté de la Nouvelle-France,
maintenant plus communément nommée Canada, les milices du
Massachusetts et du Connecticut étaient souvent harcelées par les
Huron et les Miami, alliés des Français. La force de ces derniers,
plus que réellement militaire, résidait dans le fait qu'ils
détenaient le contrôle des grands fleuves limitrophes des colonies
anglaises de la côte atlantique, déjà très peuplée. « Immense
frontière à tenir que cette ligne sinueuse de lacs et de rivières,
allant de l'estuaire du Saint-Laurent aux larges bouches du
Mississippi. L'ensemble des postes et comptoirs comprenait à peine
quatre-vingt mille Français alors que plus d'un million d'Anglais
fourmillaient au long de la côte », écrivit fort justement
Woodrow Wilson, en 1893, dans sa biographie de George Washington.
Le futur président des États-Unis exagérait sans doute le nombre
des Français présents entre le Saint-Laurent et le golfe du Mexique
au milieu du XVIII e siècle, mais, comme il croyait bon de le
préciser devant ses élèves de l'université de Princeton, « les
forces de la Nouvelle-France étaient mobiles comme une armée,
tandis que les Anglais essaimaient lentement vers l'ouest, sans
discipline ni direction, sujets têtus d'un monarque lointain auquel
ils refusaient d'obéir, capricieux électeurs de nombreuses
assemblées locales, jalouses et tracassières, lentes à élaborer
leurs plans et malhabiles à les exécuter. De plus, il fallait
compter avec l'éloignement des grands lacs centraux et du
Mississippi. Chargés de grains, de viande, de suif, de tabac,
d'huile d'ours, de peaux, de plomb, quelques rares bateaux venus de
l'Illinois descendaient lentement le fleuve devant une ligne mince
de postes isolés, jusqu'au bourg prospère de La Nouvelle-Orléans,
sur le golfe du Mexique ».
Au moment où M. de Kerlérec prit en main le
destin de la Louisiane, les puissances coloniales concurrentes
pouvaient à tout instant devenir belligérantes, car, au Nouveau
Monde comme en Europe, l'Angleterre, bien que disposant de la
maîtrise des mers, considérait toujours la France comme son
ennemie. D'autant plus que les banquiers de la Cité, les armateurs
et les marchands de Londres ne cessaient de gémir sur les
conséquences du traité signé à Aix-la-Chapelle qui, selon eux,
profitait surtout au commerce français. En Amérique, ces
récriminations mercantiles trouvaient des échos tempérés par
l'esprit d'indépendance qui se répandait dans les colonies
britanniques. Français et Anglais, mal renseignés les uns sur les
autres, ignoraient leurs positions et déplacements respectifs à
travers un vaste pays et ne pouvaient que supputer les forces et
les équipements de l'adversaire. Les Indiens et les traitants
servaient souvent d'agents de renseignements, quelquefois doubles.
Non seulement ces voyageurs et ces indigènes nomades informaient
tantôt les Anglais, tantôt les Français, au gré de leur intérêt du
moment, mais ils pratiquaient aussi, à l'instigation et au bénéfice
de l'un ou l'autre camp, ce qu'on nomme aujourd'hui action
psychologique ou désinformation ! Kerlérec savait, comme tous
les officiers de son entourage, que, si les colons anglais
s'ébranlaient un jour massivement, les postes français ne
pourraient ni les refouler ni les contenir.
Déjà, les traitants de Pennsylvanie et de Virginie
s'installaient sur la rive gauche de l'Ohio, qui était une des
voies d'accès aux grandes vallées du continent. Depuis 1748, des
négociants de Londres, qui voyaient plus loin que Big Ben, avaient
fondé une Compagnie de l'Ohio afin d'encourager la colonisation de
nouvelles régions dont ils pourraient, comme ils l'avaient fait des
plus anciennes, accaparer le commerce. Parmi les vingt associés de
la Compagnie de l'Ohio figuraient Laurence et Augustin Washington,
les demi-frères de George, alors âgé de seize ans. Le futur
émancipateur des colonies anglaises du Nouveau Monde, héros de
l'Indépendance américaine, n'était encore qu'un jeune arpenteur qui
parcourait les régions désertiques, entre le Potomac et la
Shenandoah, pour en dresser la carte.
Pour tenter de prévenir l'incursion de compagnies
britanniques du genre de celle de l'Ohio, qui annonçait peut-être
l'invasion subreptice des colonies françaises, le marquis Ange
Duquesne de Menneville, gouverneur de la province du Saint-Laurent,
avait, au printemps 1753, envoyé mille cinq cents hommes sur la
rive méridionale du lac Érié, fait construire à Presqu'île, au
portage vers l'Ohio, un solide fort de rondins nommé Lebœuf, et
préparé une expédition pour repousser les Anglais « sur leurs
limites ». Les négociants britanniques avaient eu vent des
projets français. Robert Dinwiddie, gouverneur de Virginie, s'était
empressé de réagir. Après consultation de la cour de Saint James,
le 31 octobre 1753, il avait chargé le jeune major George
Washington, maintenant âgé de vingt et un ans – l'arpenteur
était devenu commandant du district nord de la colonie
britannique – d'aller porter un pli au commandant français du
fort Lebœuf. Malgré la mauvaise saison et les difficultés du
parcours, l'officier, accompagné de son maître d'armes, Jacob
Vanbraan, qui parlait français, et d'un coureur de bois, Christophe
Gist, qui connaissaitle pays et les Indiens, avait réussi, en deux
mois, à parcourir près de mille kilomètres à travers forêts et
montagnes pour remettre son message. Ce dernier était clair :
au nom du roi d'Angleterre, le gouverneur de la Virginie invitait
les Français, s'ils avaient l'intention d'aller déloger les
négociants anglais de l'Ohio, « à se retirer à
l'amiable », étant entendu que, s'ils passaient outre à cet
avis, les Virginiens se verraient contraints « de les chasser
par la force des armes ». Le commandant du fort, M. de
Saint-Pierre, ayant reçu avec grande courtoisie le major
Washington, s'était empressé de lui confier sa réponse : les
Français, maîtres de tout le territoire au-delà des monts
Alleghany, confirmaient leur intention de marcher sur l'Ohio. Au
printemps 1754, ils étaient passés aux actes, et le détachement,
commandé par le capitaine de Contrecœur, avait construit aux
fourches de l'Ohio, c'est-à-dire au confluent de la rivière
Alleghany et de la Monongahela3, un puissant fort aussitôt nommé
Duquesne.
C'était encore Washington, promu
lieutenant-colonel, qui, ayant rencontré le 26 mai 1754, sur
les bords de l'Alleghany, un petit détachement sorti du fort, avait
fait ouvrir le feu sans sommation et tué un officier français,
Villiers de Jumonville, alors que les hommes de ce dernier
n'étaient même pas en possession de leurs armes. Ce geste avait eu
pour effet immédiat de déclencher la colère des Franco-Canadiens.
Le 3 juillet, sept cents soldats, commandés par le frère de
Jumonville, Coulon de Villiers, avaient attaqué le fort Necessity,
où Washington se trouvait avec trois cent cinquante coureurs de
bois et vagabonds recrutés par les Virginiens. L'affaire avait été
chaude et celui que les assaillants considéraient comme l'assassin
d'un officier français avait dû capituler et évacuer le fort.
George Washington avait ainsi perdu sa première bataille. Il en
gagnerait d'autres, et de plus décisives, car il aimait se battre,
ainsi qu'il l'avait écrit quelques jours plus tard à son
frère : « J'ai entendu siffler les balles et crois-m'en,
il y a quelque chose de délicieux dans ce bruit4. »
Toutefois, le futur premier président des
États-Unis devait encore faire, avec les Français, une seconde
expérience douloureuse. Aide de camp du général anglais Braddock,
que George II avait envoyé en Amérique avec deux régiments
pour prendre le fort Duquesne, Washington avait assisté, le
9 juillet 1755, à la déroute des « tuniques rouges »
et vu tomber autour de lui soixante-trois des quatre-vingt-neuf
officiers de son régiment. Ce jour-là, il avait constaté que les
balles au bruit « délicieux » tuaient les
hommes !
Avant et pendant ces événements, d'autres postes
français avaient été construits ou consolidés pour fermer l'accès
des défilés de l'ouest. Le fort Niagara verrouillait la route des
Grands Lacs et, à Crown Point, sur le fleuve Champlain, le fort
Saint-Frédéric contrôlait le chemin des comptoirs anglais de
l'Hudson. Pour répliquer à cette surveillance accrue, les Anglais
s'étaient dépêchés de fonder sur la rive méridionale du lac Ontario
le port d'Oswego5 afin d'y recevoir la fourrure apportée par
les traitants qui leur faisaient confiance.
Tel était donc le face-à-face franco-anglais,
périodiquement animé par de sanglantes échauffourées, quand, en
1754, avait été discuté à Albany6 le plan d'union proposé par Benjamin
Franklin aux représentants des colonies anglaises. L'idée n'était
pas neuve : elle datait de 1637, soit dix-sept ans après le
débarquement des pèlerins du Mayflower.
Trois ans après la colonisation du Connecticut, les magistrats de
cette province avaient, en effet, suggéré à ceux du Massachusetts,
du Maryland et de la Virginie de s'unir pour une défense commune de
leurs intérêts. Une vingtaine d'années avaient été nécessaires pour
permettre à l'idée de faire son chemin. L'âpreté de la compétition
territoriale avec la France avait, depuis 1752, stimulé les
promoteurs de l'union et convaincu les tièdes de son utilité. La
Louisiane, pas plus que la Nouvelle-France, ne pouvait tirer
avantage d'une réelle cohésion des colonies britanniques.
Pendant que certains Louisianais, les moins
nombreux, hélas ! s'employaient à développer l'agriculture et
l'élevage, à organiser des circuits commerciaux, d'autres
spéculaient sur les produits importés, imaginaient des combines
pour s'enrichir sans fatigue, s'adonnaient au jeu familier des
intrigues et des cabales, batifolaient dans les salons. Or,
simultanément, un drame se jouait en Nouvelle-Écosse, dont les
Acadiens faisaient les frais.
Depuis le traité d'Utrecht, signé en 1713, la
Nouvelle-Écosse péninsulaire, c'est-à-dire l'Acadie, appartenait à
l'Angleterre. Cependant, jusqu'à la fondation de Halifax, en 1749,
les Acadiens avaient eu le sentiment de rester français sur un
territoire britannique. Certes, Port-Royal était devenu Annapolis
et des négociants de Nouvelle-Angleterre parcouraient le pays, mais
l'occupation anglaise restait peu contraignante. Comme le nouveau
suzerain redoutait de voir émigrer les colons qui exploitaient les
terres, il avait refusé à ces derniers, malgré les termes du
traité, de passer avec leurs troupeaux et leurs biens dans la
partie de l'Acadie restée française. Au fil des années, tandis que
bon nombre d'Acadiens rongeaient leur frein, tout en s'administrant
eux-mêmes, et refusaient périodiquement de devenir sujets
britanniques, les autorités occupantes avaient introduit dans le
pays des familles anglaises, plusieurs milliers de personnes, afin,
comme l'avait conçu le gouverneur Philipps, « de coloniser le
pays avec des sujets de Sa Majesté ». En 1755, alors
qu'augmentaient les tensions entre la France et l'Angleterre, les
dirigeants de la Nouvelle-Écosse avaient jugé le moment opportun
pour se débarrasser des Acadiens qui refusaient de prêter serment
d'allégeance au roi d'Angleterre. Le 31 juillet 1755, tous
furent prévenus du sort que leur réservaient les autorités :
« Le Conseil a délibéré et décidé que les habitants français
soient déportés hors du pays le plus tôt possible. On a résolu de
commencer par ceux des régions de l'isthme », c'est-à-dire
Grand-Pré. Ainsi avait commencé le honteux déplacement de
population que l'histoire a retenu sous le nom de Grand
Dérangement. Pendant l'année 1755, plus de dix mille Acadiens des
provinces maritimes furent déportés dans les colonies britanniques,
notamment dans les Carolines et en Georgie, tandis que les
récalcitrants étaient emprisonnés à Halifax ou envoyés en
Angleterre sur les pontons-prisons. Ceux qui réussirent à prendre
la fuite se cachèrent dans les bois, passèrent dans les
établissements français du Canada, se réfugièrent sur l'archipel de
la Madeleine, à l'embouchure du Saint-Laurent. D'autres encore,
ayant pu revenir en France, se fixèrent à Belle-Île et dans le
Poitou. Parmi ces rapatriés, M. de Choiseul, secrétaire d'État
aux Affaires étrangères, en trouva qui acceptèrent d'aller
s'installer en Guyane et aux Malouines. Plus tard, des centaines
d'Acadiens, transportés de force dans les colonies anglaises
d'Amérique, devaient fuir les résidences imposées et se mettre en
marche vers la Louisiane, où les premières familles arriveront en
1765. Mais, entre-temps, la Louisiane sera devenue
espagnole !
Les affres de
l'isolement
Dès le printemps 1755, le baron de Kerlérec avait
été informé par le ministre de la Marine du risque d'une guerre
prochaine avec l'Angleterre. Aussitôt, le gouverneur de la
Louisiane avait entrepris, au long du Mississippi, la construction
de fortins et réclamé des troupes, considérant fort justement que,
sur les mille deux cents soldats qui émargeaient sur les rôles de
la colonie, il aurait bien du mal, en cas de conflit, à en
rassembler trois cents prêts à se battre !
Les hostilités attendues et redoutées furent
ouvertes par l'Angleterre, à la fin de l'année 1755, quand des
navires britanniques attaquèrent trois vaisseaux français au large
de Terre-Neuve. En janvier 1756, deux corvettes, qui venaient de
quitter La Nouvelle-Orléans, furent interceptées, dans le golfe du
Mexique, par l'ennemi qui s'empara des dépêches que le gouverneur
de Louisiane expédiait à Versailles. Les Anglais eurent ainsi
connaissance des besoins de la colonie, donc de sa tragique
faiblesse. Pendant ce temps, en Europe, le renversement des
alliances avait donné à l'Angleterre l'appui de la Prusse,
jusque-là amie de la France, laquelle s'était assuré, pour sa part,
le concours de l'Autriche et de l'Espagne. Le 9 juin 1756, une
nouvelle guerre, qui allait durer sept ans et faire plus de cinq
cent cinquante mille morts, fut officiellement déclarée.
Comme chaque fois que la France est en guerre, que
ses forces sont mobilisées sur les théâtres d'opérations européens,
que sa marine doit combattre, sur toutes les mers, la puissante
marine britannique, la Louisiane retourne à son triste isolement.
En 1756, un seul bateau vint de France et aucun n'entra dans le
port de La Nouvelle-Orléans avant le 16 avril 1758. Ce
jour-là, l'Opale et la Fortune arrivèrent avec quarante-cinq soldats
suisses et vingt-deux colons. Beau renfort, en vérité, pour une
colonie aux frontières floues mais démesurées ! De la
Fortune débarqua aussi un commissaire
ordonnateur, Vincent Gaspard Pierre de Rochemore, désigné pour
remplacer Jean-Baptiste Bobé-Descloseaux, qui assurait l'intérim
depuis la mort d'Auberville.
Le nouvel administrateur, troisième fils du
marquis de Rochemore, est âgé de quarante-cinq ans. Il a renoncé à
la prêtrise pour entrer dans la marine où il a fait carrière dans
les bureaux, après des études à l'université d'Avignon. Sur les
navires, on l'a rencontré plus souvent comme passager que sur la
dunette. Commissaire à Rochefort, puis à Marseille, il était venu
en Louisiane en 1745, à bord de l'Éléphant. Il avait même demandé, à l'époque, à
M. de Vaudreuil « à entrer dans la colonie », ce qui
lui avait été refusé. Un peu plus tard, il avait cependant obtenu
d'y séjourner comme garde-magasin, chargé des fortifications.
Individu aux idées courtes et confuses, procédurier en diable,
cupide, Rochemore attend d'un poste colonial ce qu'il n'a pu
trouver dans ses fonctions en métropole : le moyen de
s'enrichir aux dépens de la communauté. Le nouveau commissaire
ordonnateur est en plus flanqué d'une épouse redoutable.
Mme de Rochemore, une harpie qui ne manque ni d'esprit ni de
courage, excelle dans la médisance et compose des chansons
fielleuses contre ceux qui lui déplaisent. Le gouverneur, qui a
vite évalué les ambitions du couple, sera sa tête de Turc favorite.
Kerlérec a bien accueilli les Rochemore. Il comprend le jeu du
nouvel arrivant quand il le voit se mettre en affaires avec les
pires combinards de la colonie, les Destréhan, les Derneville, et
fréquenter les officiers les plus frondeurs, comme Simard de
Belle-Isle et le Suisse Jean-Philippe Goujon de Grondel. Ce
dernier, qui ne souhaite que s'installer comme planteur et
commander à des esclaves, prend de coupables libertés avec le
service.
Fort heureusement, la compagnie suisse a, depuis
le 1er septembre 1752, un nouveau
commandant, Jean-François-Joseph, chevalier de Hallwyl, qui, devenu
colonel, a donné son nom au régiment du défunt Louis-Ignace de
Karrer, fils aîné du fondateur de l'unité. On parle maintenant du
régiment de Hallwyl avec respect car cinquante hommes, envoyés en
Nouvelle-France pour participer à la défense de Louisbourg, assiégé
par les Anglais, se sont vaillamment battus sans avoir pu contenir
les assaillants. Le 27 juillet 1758, ces derniers ont rasé la
vieille citadelle française après la reddition de la ville.
Chaque mois va désormais apporter en Louisiane,
avec retard car les liaisons sont rares, son lot de mauvaises
nouvelles. On apprend, à la fin de l'année 1759, qu'au mois de
septembre Montcalm a péri, comme Wolfe, le général britannique, au
cours de la bataille des plaines d'Abraham. C'est une cuisante
défaite et les Louisianais accueillent à La Nouvelle-Orléans, avec
toute l'affection et la considération dues à des combattants
malheureux, les restes de la garnison de deux cents hommes du fort
Duquesne. Exténués, transportant blessés et malades, les soldats de
M. de Ligneris ont descendu le Mississippi après avoir sabordé
leur forteresse de rondins, incendié les magasins et les maisons
pour ne laisser aux « tuniques rouges » du général Forbes
que ruines inhabitables, retranchements effondrés et silos vides.
Quelques mois plus tard parviennent en Amérique les échos du
désastre naval de la baie de Quiberon. Le 9 novembre 1759, la
flotte française de Brest, commandée par le comte de Conflans,
maréchal de France, qui approchait des côtes pour embarquer les
troupes du duc d'Aiguillon, destinées à un débarquement en
Angleterre, a été attaquée par l'escadre britannique de l'amiral
Hawke. Les vaisseaux que les Anglais n'ont pas coulés, brûlés ou
truffés de boulets se sont fracassés sur les récifs ! Ces
pertes en navires ne peuvent qu'aggraver l'isolement de la colonie,
qui ne dispose plus que des rares et médiocres bateaux qu'on y
construit. À la fin de l'année 1760, la chute de Québec et la
reddition de Montréal, intervenue en septembre, portent un coup
sérieux au moral de la population qui, en dépit de toutes les
difficultés de déplacement, s'est accrue pour atteindre onze mille
Blancs et cinq mille Noirs.
Kerlérec, qui avait écrit, depuis 1755, quinze
lettres, restées sans réponse, à Rouillé, puis à Machault
d'Arnouville, son successeur au ministère de la Marine, n'a pas
plus de chance avec le duc de Choiseul qui détient, à partir
de 1761, les ministères de la Guerre et de la Marine. À
tous, le gouverneur a tenu et tient le même langage : la
Louisiane manque de tout, les magasins du roi sont dégarnis, les
réserves des particuliers épuisées, on a dû demander aux Espagnols
de Veracruz vingt mille livres de salpêtre et de soufre pour faire
de la poudre à canon. Les exploitants agricoles, qui ensemencent de
plus en plus de surface, ont produit quatre-vingts tonnes de tabac,
un record, qui valent trois millions six cent mille livres,
quarante et une tonnes d'indigo, ce qui devrait rapporter plus de
quatre cent mille livres, de la cire à chandelles et d'autres
produits, mais ils ne trouvent comme acheteurs que les Espagnols de
Pensacola, aussi démunis de numéraire qu'eux-mêmes. Les négociants,
qui ont entassé dans leurs entrepôts pour deux cent cinquante mille
livres de peaux – castor, lynx, loup, renard, chat sauvage,
bison, chevreuil –, d'huile d'ours, de planches de cyprès, ne
peuvent trouver preneurs qu'en Europe et attendent en vain les
navires qui pourraient transporter ces marchandises. Si l'on ajoute
à cela que la colonie détient, en lettres de change tirées sur le
Trésor de la marine, la valeur de six millions six cent
quatre-vingt-seize mille livres, on peut considérer que l'économie
de la Louisiane serait acceptable sans la guerre qui ferme la
plupart des débouchés et empêche les relations maritimes. Autre
conséquence de l'isolement et du manque de navires, l'augmentation
périodique du coût de la vie. Une barrique de vin coûte trois mille
cinq cents livres, un baril de quatre-vingts kilos de farine six
cents livres, un kilo de beurre vingt livres, un chapeau de castor
quatre cents livres, une paire de bas de soie cent cinquante
livres, un canard douze livres. Il est aussi très coûteux de se
loger à La Nouvelle-Orléans, où le loyer mensuel d'une chambre
meublée « sans vin » [sic]
atteint cinq cents livres. Dans la conjoncture, les ouvriers, les
petits employés et les militaires, dont les uniformes tombent en
loques, souffrent de malnutrition et d'inconfort, mais les
chevaliers d'industrie, les aigrefins, les spéculateurs, les
fonctionnaires prévaricateurs, les concessionnaires et les escrocs
s'enrichissent.
Le gouverneur, dont l'honnêteté contrarie bon
nombre de notables, s'efforce d'assainir la situation sans y
parvenir. Il a fait jeter en prison l'amant de Mme de
Rochemore, le lieutenant Paul de Rastel de Rocheblave, militaire
affairiste qui néglige son service. Il a aussi demandé au ministre
de la Marine le rappel du mari de la poétesse. Rochemore, qui se
croit tout permis, a franchi les bornes des malversations
coloniales courantes. Il a profité d'un voyage de Kerlérec à Mobile
pour faire saisir la cargaison de farine du Texel, propriété de l'armateur David Diaz Arias. Ce
navire, envoyé secrètement par le gouverneur de la Jamaïque,
apportait de quoi nourrir les militaires de la garnison, qui ne
mangeaient plus depuis des semaines que du pain de maïs et du riz.
Rochemore et le trésorier Destréhan, ignorant que M. de
Kerlérec attendait ce bateau, virent là une bonne affaire. Comme le
capitaine refusait de céder à bas prix aux deux hommes la farine
qu'ils eussent revendue avec bénéfice à l'armée affamée, Rochemore,
exhibant un édit de 1615, confirmé par une ordonnance de 1727,
s'était emparé du chargement et l'avait vendu. Les textes en
question interdisaient, en effet, à tous les navires appartenant à
des armateurs anglais ou juifs l'accès aux ports de Louisiane. Or
M. Diaz Arias était juif et sujet britannique. Le commissaire
ordonnateur avait donc fait appliquer le règlement et s'était
s'assuré, sans bourse délier, un bon bénéfice ! L'usage
inopportun d'une telle procédure risquait de décourager tous les
capitaines qui pourraient être tentés, à l'avenir, de ravitailler
la Louisiane. Mais l'arnaqueur n'avait cure de ce genre de
considération, surtout quand un profit substantiel se doublait pour
lui du plaisir de mettre le gouverneur dans l'embarras.
Kerlérec, qui avait d'autres reproches à formuler
contre cet étrange ordonnateur, parvint à faire passer en France,
sur une goélette commandée par un capitaine risque-tout, son neveu,
porteur d'un rapport circonstancié et sollicitant la révocation du
fripon. Rochemore, inquiet, avait réussi à faire discrètement
embarquer sur le même bateau l'enseigne Fontenette, lesté de vingt
mille livres. Cette somme judicieusement utilisée permettrait à
l'envoyé spécial du prévaricateur de rendre les gens du ministère
moins sensibles aux arguments du gouverneur.
Le 29 avril 1762, la réponse du ministre
parvint à La Nouvelle-Orléans quand trois vaisseaux, les premiers
depuis quatre années, se présentèrent devant une population
d'autant plus ravie que la Médée, le
Bien-Aimé et la Fortune apportaient, en plus des médicaments et des
munitions tant attendus, quatre cent quarante-six soldats et
trente-cinq officiers, soit dix compagnies du régiment d'Angoumois
commandées par le marquis de Frémeur. La vue des uniformes frais et
des armes neuves réjouit les colons et impressionna les Indiens. Un
quatrième navire, le Bien-Acquis,
transportant M. Jean-Jacques Blaise d'Abbadie, nommé le
29 décembre 1761 « directeur général, ordonnateur et
commandant pour Sa Majesté de la Louisiane », avait été
capturé par les Anglais et conduit à la Barbade.
Quand M. de Kerlérec eut pris connaissance
des plis cachetés remis par un officier, quelques-uns firent grise
mine. M. de Rochemore notamment, qui s'entendit, sur l'heure,
signifier sa révocation. Privé de traitement, l'ex-commissaire
ordonnateur était convoqué en France. Le ministre assurait le
gouverneur que Bellot, secrétaire de Rochemore, qui avait participé
à l'affaire du Texel, serait arrêté dès
son arrivée à Paris ; Fontenette, dont on ignorait l'usage
qu'il avait pu faire des vingt mille livres, avait été contraint de
démissionner de la marine ; Simard de Belle-Isle, officier
indiscipliné et complice des agissements de Rochemore, était
dégradé et rappelé en France ; Jean-Baptiste Destréhan,
trésorier indélicat, autre complice de Rochemore, devait venir
s'expliquer sur l'origine d'une fortune un peu trop rapide, évaluée
à six cent mille livres ; Pierre-Henri d'Erneville, qualifié
de « chef de cabale », rappelé à Paris, se voyait relevé
de ses fonctions ; Antoine-Philippe de Marigny de Mandeville,
comme Reggio et Orville, comparses de Rochemore, devaient être
sévèrement réprimandés. Et, comme le duc de Choiseul avait pensé à
tout, un autre commissaire ordonnateur figurait parmi les passagers
de la Fortune, M. Denis-Nicolas
Foucault qui, en l'absence de M. d'Abbadie, tiendrait les
comptes. Comme la plupart des nouveaux arrivants expliquèrent que
la guerre allait bientôt se terminer d'une façon ou de l'autre, les
peuples, les armées et les marines étant à bout de souffle, les
Louisianais se voyaient déjà au seuil de la paix et de la
prospérité. Ils ignoraient encore que la marine espagnole, sur
laquelle Choiseul avait compté pour combattre la flotte anglaise,
était incapable de tenir tête aux escadres britanniques ; ils
ignoraient aussi que les « tuniques rouges » s'étaient
emparées de la Guadeloupe et de la Martinique et que les
Britanniques s'apprêtaient à dicter leurs conditions à
Louis XV et à Charles III. Aussi furent-ils surpris
d'apprendre, un matin de mai 1762, que la cour de Madrid avait
accepté de céder les Florides aux Anglais, pour conserver Cuba et
Porto Rico que sa marine n'était plus en mesure de défendre. Bien
que les Florides soient considérées comme un territoire couvert de
savanes et de lagunes insalubres, les colons français imaginèrent
aisément que les Anglais allaient y installer des colonies
nouvelles.
Mais, en cette année 1762, se préparait à
Fontainebleau, pour les Louisianais, une surprise plus douloureuse.
Ils n'en eurent connaissance, du fait de la miséricordieuse lenteur
des communications, que le 7 avril 1763, quand d'Abbadie,
libéré par les Anglais, débarqua de l'Aigrette avec le titre, nouveau pour la colonie, de
commissaire général de la marine et ordonnateur de la
Louisiane.
La Louisiane, cadeau
royal
Au XVIII e siècle, un roi ne sollicitait pas l'avis de
ses sujets quand il décidait d'offrir un morceau du patrimoine
national à un autre roi. Les sujets faisaient partie du cadeau,
comme il arrive encore aujourd'hui, à l'occasion d'un changement de
propriétaire, que le personnel d'une entreprise soit compris, comme
le mobilier, dans la transaction ! C'est ainsi que les
Louisianais, qui s'étaient endormis français le 3 novembre
1762, se réveillèrent espagnols le lendemain ! Entre-temps,
Louis XV avait donné la Louisiane à son cher et bien-aimé
cousin, le roi Charles III d'Espagne. En vertu du pacte de
Famille, le souverain français entendait, par cette cession,
dédommager le fils de Philippe V et d'Élisabeth Farnèse de la
perte des colonies qui lui seraient enlevées par le futur traité de
Paris. Ces accords, destinés à mettre fin à la guerre entre
l'Angleterre, la Prusse et le Portugal d'une part, la France,
l'Espagne et l'Autriche d'autre part, étaient déjà en cours de
discussion.
Le royal cadeau de Louis XV à
Charles III procédait des préliminaires de paix et avait
naturellement fait l'objet d'un accord particulier entre les deux
souverains dont le contenu devait rester secret jusqu'à la
signature du traité en cours d'élaboration. Le document historique
avait été signé, au château de Fontainebleau, par le duc de
Choiseul et le marquis Jerónimo de Grimaldi7, ambassadeur d'Espagne à Paris. Par ce
texte, Sa Majesté Très Chrétienne cédait « en toute propriété,
purement et simplement, et sans aucune exception, à Sa Majesté
Catholique et à ses Successeurs à perpétuité, tout le pays connu
sous le nom de Louisiane, ainsi que La Nouvelle-Orléans et l'Isle
dans laquelle cette ville est située ». L'appellation île pour
désigner la contrée où s'étendait chaque jour davantage La
Nouvelle-Orléans s'expliquait par la topographie des lieux. Les
cartes approximatives de la région pouvaient, à cette époque,
donner l'impression que la ville était construite sur un territoire
entouré d'eau, puisque délimité par le Mississippi, le lac
Pontchartrain, le lac Maurepas, les bayous Saint-Jean et Manchac.
Le 13 novembre 1762, Charles III, qui avait un moment
hésité à accepter un cadeau jugé encombrant, fit connaître son
consentement en escomptant que la Louisiane pourrait lui servir de
base contre l'Angleterre. Il contresigna l'accord à San Lorenzo el
Real, après avoir tracé les mots « Moi le Roi ». Richard
Wall8, alors ministre d'État, qui
devait représenter Charles III pour la mise au point du traité
de Paris, avait paraphé le document. C'était la première fois que
l'Espagne intégrait à son empire d'Amérique un domaine entièrement
colonisé par une autre puissance et peuplé de Blancs d'origine
étrangère.
Quand les Louisianais connurent la teneur exacte
de l'accord de Fontainebleau, ils refusèrent d'y croire, puis,
imaginant une manœuvre diplomatique, ils se prirent à espérer une
annulation de la cession lors de l'élaboration du traité de Paris.
Or les parlementaires chargés de faire la paix confirmèrent le don
fait par Louis XV à son cousin Charles III. Le
10 février 1763, le sort de la Louisiane fut scellé : une
partie devint colonie espagnole, l'autre fut livrée aux Anglais.
Car, décision consternante pour les Français, l'article 6 du
traité attribuait aux Britanniques la rive gauche du Mississippi,
sauf La Nouvelle-Orléans et son « île », territoire
dévolu à l'Espagne avec ceux de la rive droite du fleuve. Cela
signifiait que le riche pays des Illinois, pour lequel on s'était
tant battu, était livré aux colons anglo-saxons, ainsi que les
établissements du littoral dont Mobile, deuxième ville de la
colonie. Comme en prenant possession des Florides les Anglais
s'étaient installés à Pensacola, dont ils développaient les
installations, le port de La Nouvelle-Orléans risquait fort de
perdre son rôle commercial. Mais de tout cela les Louisianais ne
devaient être informés que plus tard. Ils allaient encore passer de
longs mois dans une béate incertitude, se berçant d'illusions,
tantôt proclamant leur indéfectible attachement à Louis le
Bien-Aimé, tantôt prêts à accueillir des Espagnols qui ne se
montraient pas !
On pourrait admettre que, le traité du
10 février 1763 ayant mis un terme à l'aventure coloniale de
la France en Amérique, notre récit s'achevât sur l'image d'une
Louisiane indolente et soumise. Ce serait une dérobade devant la
réalité historique, doublée d'ingratitude pour un pays où l'amour
de la France est resté vivace jusqu'à nos jours9, en dépit de tous les abandons. Si les
traités disposent, il arrive que les hommes imposent. Si paradoxale
que l'évolution puisse paraître dans un monde où s'accélèrent
toutes les décolonisations, jamais la Louisiane ne fut autant
française que sous la domination espagnole ! C'est pourquoi
l'intermède vaut d'être conté.
Vaines
résistances
Le traité de Paris, un des plus humiliants que la
France ait jamais été contrainte de signer, réduisit son empire de
treize millions de kilomètres carrés à quelques îles : la
Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie, Belle-Isle, avec l'aumône
d'un droit de pêche à Terre-Neuve et à Saint-Pierre-et-Miquelon. La
monarchie perdait, en plus de la Louisiane, le Canada, l'île
Royale, la Grenade et les Grenadines, le Sénégal, sauf l'île de
Gorée. De son domaine des Indes, elle ne conservait que les cinq
comptoirs dont les écoliers devraient plus tard retenir les noms
sonores, lest opulent des rêves exotiques : Chandernagor,
Yanaon, Karikal, Pondichéry, Mahé !
Dans cette débâcle coloniale, la Louisiane, si
souvent abandonnée par une mère patrie lointaine et inconstante, ne
s'abandonna pas. D'abord, la lenteur des relations maritimes et
l'indolence de l'administration royale firent qu'il fallut attendre
le mois d'octobre 1764 pour que M. d'Abbadie eût en main une
lettre de Louis XV, datée du 21 avril et contresignée par
le duc de Choiseul. Le souverain et le ministre informaient
officiellement les Louisianais de leur changement de nationalité
intervenu… deux ans plus tôt ! Il annonçait aussi au directeur
général, à qui M. de Kerlérec avait remis ses pouvoirs avant
de rentrer en France, qu'un gouverneur et des officiers espagnols
viendraient bientôt remplacer les administrateurs, afin d'assumer
les responsabilités qui revenaient, de droit, aux représentants de
Sa Majesté Catholique. Le brave d'Abbadie, qui, le 8 janvier,
avait fait chanter un Te Deum à la
cathédrale et donné un repas de cent couverts pour fêter la paix,
fut tellement surpris qu'il tomba malade. Peut-être avait-il lu,
dans une gazette, que M. de Voltaire s'était indigné, à
Ferney, de voir « la France abandonner un pays au climat si
agréable et dans lequel on produisait du tabac, de la soie, de
l'indigo et mille autres choses utiles ».
Les Louisianais, qui voyaient toujours flotter sur
les bâtiments publics le drapeau blanc à fleurs de lis, restèrent
sceptiques et continuèrent de s'interroger sur leur avenir. Pour
eux, la Louisiane était espagnole de
jure mais restait française de
facto ! Ils pensaient toujours de même quand, le
4 février 1765, à deux heures de l'après-midi,
M. d'Abbadie mourut, « d'une maladie qui s'est d'abord
déclarée colique nerveuse et ensuite épileptique »,
écrivirent, conjointement au ministre, M. Aubry, commandant
des troupes, et M. Foucault, membre du Conseil supérieur
faisant fonction de commissaire ordonnateur. Les deux notables, qui
allaient se partager les responsabilités du défunt, tout en se
querellant pour ne pas déroger à une détestable habitude de
l'administration louisianaise, ajoutaient, pour d'Abbadie, cette
oraison funèbre : « Il est généralement regretté. Son
caractère doux et conciliant l'avait accrédité dans l'esprit de
tous les honnêtes gens et les étrangers même ont témoigné, en
plusieurs occasions, qu'ils seraient fort peinés de le
perdre. » Les deux hommes estimaient, comme beaucoup
d'habitants de La Nouvelle-Orléans, que la maladie de
M. d'Abbadie avait été provoquée par une trop grande assiduité
au travail. Par la même lettre, les signataires annonçaient au
ministre l'arrivée en Louisiane de deux cent trente et un Acadiens.
D'autres familles acadiennes, qui avaient fui le Canada et les
colonies anglaises, étaient attendues. Il s'agissait des premiers
groupes de francophones qui devaient, au fil des années, contribuer
à l'augmentation de la population d'origine française. Les
autorités avaient prévu de donner à ces émigrés, spoliés par les
Anglais et encore sous le coup des souffrances endurées, des terres
au pays des Opelousa et des Attakapa situés à soixante et
quatre-vingts lieues de La Nouvelle-Orléans. « Nous y sommes
portés d'autant plus volontiers que la fertilité des terres de ce
quartier arrosé de plusieurs petites rivières, et où il y a depuis
peu beaucoup d'habitants, mettra en peu d'années ceux-ci, la
plupart cultivateurs et fort industrieux, en état, non seulement,
de fournir à la consommation de cette ville, mais même d'y attirer
plusieurs vaisseaux par leurs cultures et par le commerce qu'ils
seront à portée de faire avec les nations et les Sauvages des
environs. Ces pauvres malheureux n'ayant d'autres ressources que la
charité du roi, nous avons cru devoir les aider en vivres,
munitions et remèdes pour faciliter leur
établissement. »
Ces Français, chassés d'Acadie par le Grand
Dérangement, arrivaient le plus souvent à bord de mauvaises
charrettes contenant leur maigre bien et suivies de quelques bêtes
à cornes efflanquées. La plupart des chefs de famille cherchaient
aussitôt à faire honorer la monnaie de carte et les billets qu'ils
détenaient pour toute fortune. Ces effets, « répandus pour le
service du Canada et de l'Acadie », n'inspirant pas grande
confiance aux commerçants, l'administration, elle, était contrainte
de les prendre en compte, sans trop savoir qui, du Trésor français
ou du Trésor ibérique, les rembourserait peut-être un jour !
En attendant de résoudre ces difficultés, M. Aubry, un petit
homme sec, que les commères incluaient dans la liste des amants de
Mme de Pradel, prit sur lui d'informer clairement ses compatriotes
que la cession à l'Espagne était une réalité qu'il serait vain de
méconnaître et qu'un gouverneur espagnol était attendu avant la fin
de l'année. Il s'efforça, dans le même temps, de convaincre les
Indiens fidèles à la France de laisser les Anglais circuler
librement dans les territoires qui leur avaient été dévolus par le
traité de Paris, ce qui n'était pas facile. Les Britanniques
voulaient notamment s'installer au pays des Natchez, occuper le
poste de Baton Rouge et créer sur le Mississippi, au confluent de
la rivière Iberville, un port capable de concurrencer La
Nouvelle-Orléans, où leurs bateaux de commerce n'avaient pas accès.
Aubry, qui commandait à quatre malheureuses compagnies, s'en
inquiéta auprès de Choiseul. « Si leurs troupes [celles des
Anglais] étaient attaquées par nos petites nations en y allant
comme c'est arrivé l'an passé, il serait à craindre qu'ils s'en
vengeassent cruellement en engageant les Chacta à désoler nos
établissements, à quoi nous ne pourrions guère nous opposer,
n'ayant point de troupes suffisantes pour défendre le pays. Je vais
aussi, Monseigneur, préparer, autant qu'il sera possible, la voie
aux Espagnols et annoncer aux Sauvages qu'ils ne doivent point être
surpris de leur arrivée ; attendu que les Empereurs de France
et d'Espagne sont frères et du même sang, que les deux nations n'en
font plus qu'une, qu'ils auront pour eux les mêmes égards que nous
et qu'ils verront, dans leurs troupes, des chefs et des guerriers
français, auxquels ils sont accoutumés, ce qui doit leur prouver la
bonne amitié et union qui règnent entre nous. » Malgré cette
manière un peu simpliste, et même fallacieuse, de présenter les
choses, les Sauvages regimbèrent, ce qui donna beaucoup de soucis
aux Anglais, du côté des Grands Lacs où Pontiac, le chef des
Ottawa, conduisit contre eux un soulèvement meurtrier, et aussi à
M. de Saint-Ange, commandant du poste des Illinois. Les
Indiens de cette région, Miami et Huron, refusant de prendre en
considération le traité de Paris, à l'élaboration duquel nul ne les
avait conviés, avaient décidé d'interdire l'accès des
établissements français aux nouveaux propriétaires. Ils
n'entendaient pas changer de protecteurs ni d'habitudes et, comme
on les avait, depuis un demi-siècle, incités à combattre les
Espagnols et les Anglais, présentés comme envahisseurs
sanguinaires, ils s'en tenaient à cette conception. Quand on leur
traduisit l'article du traité par lequel la France cédait leurs
terres à l'Angleterre, ils firent remarquer avec hauteur qu'ils
n'étaient pas tous morts, que les Français n'avaient pas le droit
de les distribuer comme des marchandises et qu'ils verraient ce
qu'ils auraient à faire !
Déjà, au mois de février 1765, Pontiac avait
envoyé ses plus beaux guerriers à La Nouvelle-Orléans pour
présenter à M. d'Abbadie un wampum10 de guerre de deux mètres de long et de
douze centimètres de large, portant les symboles d'alliance des
quarante-sept tribus auxquelles il commandait du côté des Grands
Lacs. Le directeur général de la colonie, qui devait décéder
quelques heures après avoir reçu les représentants du chef indien,
les avait exhortés au calme.
Au printemps 1765, les Français commencèrent à
manifester leur inquiétude. Les habitants de Mobile, déjà sous
administration anglaise, avaient été informés qu'ils devaient
maintenant prêter serment de fidélité à George III, roi de
Grande-Bretagne et d'Irlande, dont on disait qu'il avait le cerveau
dérangé. Le commandant des troupes britanniques en Louisiane,
Robert Farmar, major du 34e régiment, avait été formel. Ceux qui
refuseraient cette allégeance se verraient « dépossédés de
leurs terres et de leurs biens et devraient quitter la partie du
pays cédée à la nation anglaise ». Les Français qui s'y
conformeraient seraient protégés. Même si le gouverneur anglais des
établissements du littoral, M. Johnston, entretenait les
meilleurs rapports avec Aubry, un des rares Français capables de
parler sa langue, on percevait chez les nouveaux occupants un désir
vif et légitime de contrôler pleinement leur domaine. Les
Espagnols, quand ils arriveraient, car ils finiraient bien par se
montrer, seraient sans doute enclins à agir de la même façon.
Prenant exemple sur les Sauvages, les habitants de
La Nouvelle-Orléans décidèrent d'envoyer une délégation à
Versailles, auprès du roi. Quand furent réunis en ville tous les
notables, les représentants des paroisses et bon nombre de citoyens
ordinaires, M. Nicolas Chauvin de La Fresnière, procureur
général, donna lecture d'une adresse qui serait portée à
Louis XV. Les colons, les marchands et les militaires,
unanimes, suppliaient le roi de France de ne pas les abandonner, de
renoncer à détacher la Louisiane de la mère patrie. L'assemblée
désigna comme ambassadeur Jean Milhet, un riche négociant,
commandant de la milice locale, qui embarqua par le premier bateau.
En arrivant à Paris, le Louisianais eut l'idée de solliciter le
concours de l'homme qui, ayant voué sa vie à la Louisiane, pouvait
le mieux l'aider à plaider la cause de la colonie devant le duc de
Choiseul et, si possible, devant le roi soi-même.
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, que Jean
Milhet s'en fut quérir, était un vieillard mélancolique de
quatre-vingt-cinq ans. Trois générations de Le Moyne avaient vécu,
et souvent péri, pour fonder un empire français en Amérique. Tous
avaient combattu, sur mer et sur terre, les Anglais et les
Espagnols pour empêcher ces colonialistes rapaces de prendre le
Canada, l'Acadie, la Louisiane, qu'un monarque, d'un trait de
plume, leur avait donnés. Du grand rêve américain des Le Moyne ne
restaient que ruines et tombes. Souvenirs aussi, et c'est pourquoi
M. de Bienville accompagna Milhet à Versailles, pour tenter de
rendre un dernier service au lointain pays qui était le sien plus
que Paris, où il s'ennuyait. Le ministre accueillit le vieillard
avec déférence, écouta les observations de Milhet, reçut comme un
hommage à son roi la requête des Louisianais, mais ne put obtenir
l'audience royale. Louis XV, de moins en moins Bien-Aimé, qui
avait perdu sa prestance, dont « le teint livide, presque
olivâtre » avait impressionné Anton Kaunitz, chancelier
d'Autriche, considérait cette affaire d'Amérique comme classée et
le fit clairement savoir. Bienville rentra chez lui, Milhet reprit
le bateau. Le roi l'avait dit : la cession à l'Espagne était
irrévocable.
Enfin l'Espagnol
vint !
Personne ne croyait plus à l'apparition d'un
gouverneur espagnol quand, le 14 février 1766, on annonça
l'arrivée à la Balise d'un brigantin battant pavillon sang et or,
ayant à son bord trente soldats portant barbichette. Partis de La
Havane le 17 janvier, ces militaires constituaient
l'avant-garde de don Antonio de Ulloa y de la Torre, chargé par le
roi d'Espagne de prendre, en son nom, possession de la
Louisiane.
Les gens de la Balise, qui accueillent
cordialement le détachement, devront cependant attendre le
5 mars pour voir enfin le représentant de Charles III.
C'est un homme de petite taille, sec, au visage maigre. On remarque
tout de suite le front ample, le nez puissant, les lèvres ourlées,
le regard lourd sous de gros sourcils noirs. Sa tenue sobre, sa
discrète élégance rassurent, mais, malgré une simplicité de bon
aloi, l'Espagnol montre immédiatement un réel souci de l'étiquette.
Les Français constatent avec plaisir qu'il parle leur langue, ce
qui n'est pas le cas de tous ceux qui l'accompagnent. Recevant
Aubry à bord de son bateau, qui transporte, avec soixante soldats,
le capitaine de Villemont, officier français passé au service de
l'Espagne, le trésorier royal Esteban Gayarré, le commissaire des
guerres Juan José de Loyola et trois capucins, dont le frère
Clemente Saldaña, le gouverneur déclare aussitôt qu'il ne prendra
officiellement possession de la colonie qu'au jour où il aura des
militaires en nombre suffisant pour en assurer le contrôle et la
défense. Après ce préambule, la réception à La Nouvelle-Orléans, où
Ulloa débarqua le 10 mars, fut polie mais sans chaleur.
Les notables de la ville avaient été renseignés
sur la personnalité de ce gentilhomme, dont la réputation
paraissait universelle dans les milieux scientifiques.
Antonio de Ulloa y de la Torre, fils de Bernardo
de Ulloa, Alcalde Mayor, auteur
d'ouvrages économiques, était né à Séville le 12 janvier 1716.
Au célèbre collège Santo Tomas il avait été l'élève du fameux
mathématicien Vásquez Tinoco, avant d'être admis, en 1732, dans la
prestigieuse institution des gardes-marine, réservée aux fils de la
noblesse qui voulaient faire carrière dans la flotte royale. Il
avait commencé à naviguer comme garçon de cabine de l'amiral Manuel
Pintado, alors commandant de l'escadre de galions armés pour
l'Amérique, puis avait pris ses grades d'officier. Parce qu'il
était féru d'astronomie et de sciences naturelles, le roi l'avait
désigné, en 1734, pour participer à l'expédition scientifique
française, dirigée par Pierre Bouguer11 et Charles-Marie de La Condamine12, qui s'était rendue au Pérou, à la demande
de l'Académie des sciences de Paris, afin de déterminer la longueur
d'un arc de méridien de un degré sur l'équateur même. Promu
capitaine, Ulloa avait collaboré, de 1740 à 1744, avec Jorge Juan
pour l'établissement d'un rapport confidentiel sur le statut
militaire des colonies espagnoles en Amérique du Sud. Son bateau
ayant été capturé par les Anglais alors qu'il regagnait l'Espagne,
il avait été conduit comme prisonnier de guerre en Angleterre, où
sa réputation d'homme de science lui avait valu un traitement
inattendu. Non seulement lord Charles Stanhope l'avait fait
libérer, mais Martin Folkes, vice-président de la Royal Society of
London, l'avait fait élire membre de cette institution savante. De
retour en Espagne, Ulloa avait créé un cabinet d'histoire
naturelle, un laboratoire de métallurgie, construit un
observatoire, découvert sur la Lune un nouveau cratère auquel il
avait donné son nom, rédigé divers ouvrages, aussitôt traduits en
plusieurs langues, et entretenu une correspondance suivie avec les
membres des académies des sciences française et anglaise. Répondant
à une invitation, il avait rendu visite, à Berlin, à Frédéric le
Grand.
En 1758, le roi d'Espagne reconnaissant à la fois
les mérites du savant et de l'administrateur, avait nommé Antonio
de Ulloa gouverneur de la province péruvienne de Angares, où se
trouvaient les fameuses mines de mercure de Huancavelica. Nanti
d'un traitement annuel de huit mille pesos, cet homme sans fortune
pensait développer l'exploitation des mines par des méthodes
modernes de sa conception. Il avait compté sans la corruption qui
régnait à l'état endémique dans cette région riche où, du vice-roi
au dernier des fonctionnaires, tout le monde trafiquait. Gouverneur
intègre et technicien réaliste, Ulloa s'était senti incapable de
réformer les mœurs de fonctionnaires et de colons qui
contrecarraient ses décisions et disposaient, à Madrid, d'appuis
efficaces. Ayant demandé au roi de le tirer de ce qu'il nommait
lui-même le « purgatoire péruvien » et de le rendre à ses
chères études, le savant avait été exaucé et envoyé à Cuba, dans
l'attente d'une nouvelle affectation. Ce devait être le poste de
gouverneur de la Louisiane.
À peine était-il installé dans ses fonctions que
M. de Ulloa connut une série de désillusions. Dans cette ville
de cinq mille cinq cents habitants, beaucoup de choses lui
déplurent dès le premier jour. Il y avait les moustiques, certes,
plus qu'en Amérique du Sud, mais ceux-ci le gênèrent moins que la
crasse et le délabrement des maisons, des casernes, des hôpitaux et
même de l'église Saint-Louis. Les capucins espagnols estimèrent que
le sanctuaire ressemblait à une écurie. Trois autels avaient été
dépouillés de leurs ornements sacrés. Pour se signer, les fidèles
devaient faire couler sur leurs doigts l'eau bénite contenue dans
une vieille bouteille de fer-blanc, les bancs avaient disparu et
personne ne semblait souffrir de cette situation. Quand il apprit
que l'église servait, à l'occasion, de salle des ventes et de
théâtre, le représentant de Sa Majesté Catholique fit transporter
ailleurs le saint sacrement.
Ne disposant que de soixante-dix-neuf soldats
– onze avaient déserté en mettant pied à terre –, le
gouverneur pensait intégrer dans l'armée espagnole les trois cents
militaires français présents dans la colonie. Or ces derniers
refusèrent catégoriquement de servir le roi d'Espagne. Ils
préférèrent conserver leurs uniformes rapiécés et ne pensaient
d'ailleurs qu'à regagner la France où ils eussent dû être rapatriés
en 1763 ! M. de Ulloa leur fit observer qu'il attendait
un bataillon de quatre cents hommes, en cours de formation à Cuba,
mais qu'il devait, jusqu'à l'arrivée de celui-ci, maintenir les
Français en service, ne serait-ce que pour assurer la sécurité de
leurs compatriotes. Avec une outrecuidance qui choqua le Sévillan,
les officiers répondirent « qu'ils ne pouvaient faire ce
sacrifice que pour leur roi ». Foucault, qui restait en
fonctions, ne put que rapporter au ministre de la Marine ce premier
incident. « Le corps des officiers [espagnols] s'est assemblé
pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire à ce sujet et,
réfléchissant qu'une contrainte serait très déplacée et pourrait
entraîner quelque chose de fâcheux, il a été unanimement décidé
qu'on les laisserait [les Français] les maîtres d'accepter ou de
refuser. S'ils persistent dans leur résolution, il sera impossible
à M. de Ulloa de prendre possession de cette colonie. […]
Cette conjoncture nous oblige, M. Aubry et moi, à continuer le
gouvernement et l'administration sur le pié [sic] où elle est encore, ce dont je suis fort
peiné, d'autant que je me retrouve par là dans la nécessité où
j'étais de constituer le roi dans de nouvelles dépenses, entre
autres objets pour l'achat de presque tout ce qu'il faudra
consommer pour son service ; caves et magasins d'ici sont très
dépourvus de tout, comme j'ai eu l'honneur de vous en prévenir,
Monseigneur, en particulier en commun avec
M. Aubry. »
Les militaires français étant restés insensibles
aux arguments des officiers espagnols et aux exhortations de
MM. Aubry et Foucault, M. de Ulloa confirma qu'il ne
prendrait pas possession de la Louisiane, ni n'en assumerait
l'administration, donc les frais, tant qu'il ne disposerait pas
d'une force capable de soutenir son autorité. C'est ainsi que
naquit dans cette colonie un gouvernement mixte d'où allait
découler, pour les Espagnols comme pour les Français, la situation
unique et paradoxale d'une colonie appartenant à une nation et
gérée par une autre ! Instable, ambigu, générateur d'une foule
de conflits, ce type de gestion allait conduire la Louisiane au
chaos, Ulloa à sa perte et quelques Français au poteau
d'exécution.
Après avoir fait savoir que la solde des soldats
français inactifs serait ramenée à sept livres par mois, alors que
les militaires espagnols percevaient trente-cinq livres, et
qu'aucun équipement ne serait désormais distribué à ceux qui ne
voulaient pas servir le roi d'Espagne, le Sévillan prit, le
4 mai 1766, un décret qui allait lui attirer l'hostilité de la
population. En suspendant le paiement des lettres de change, Ulloa
jeta la consternation dans toute la colonie, où le montant de ces
effets en attente de règlement atteignait la somme record de un
million cent quatre-vingt-douze mille livres. Dans un pays sans
ressources en numéraire, cette décision détruisit le peu de
confiance que les colons avaient jusque-là accordée aux Espagnols.
Les Acadiens, qui arrivaient chaque mois plus nombreux avec de la
monnaie de carte, dont personne ne voulait plus, et des lettres de
change, que le trésorier espagnol refusait d'honorer, se trouvaient
dans le dénuement le plus complet.
Ayant signé ce décret, qui devait agir comme une
véritable bombe à retardement, M. de Ulloa choisit d'aller
visiter le pays. Il mobilisa sa petite troupe espagnole, emprunta
quatre bateaux et, accompagné de l'ingénieur Joseph Dubreuil,
remonta le Mississippi. Tour à tour, les colons de Pointe-Coupée,
des Cannes-Brûlées, du pays des Natchitoch, les concessionnaires,
les Acadiens et les Allemands reçurent le gouverneur avec
courtoisie. Ce dernier regagna La Nouvelle-Orléans satisfait de ces
contacts, mais conscient des difficultés de sa tâche. Le capitaine
Aubry, rendant compte au duc de Choiseul de l'inspection de
M. de Ulloa, se fit l'écho des propos de ce dernier :
« La connaissance exacte que M. de Ulloa a de cette
colonie lui a bientôt fait comprendre combien le gouvernement en
était difficile. Il sait qu'il ne sera pas aisé de concilier à la
fois les intérêts et les caractères des différentes nations qui
sont ici présentement et que telles sages précautions que l'on
prenne on aura bien de la peine à y entretenir la paix et l'union.
Il voit que, depuis le haut de la colonie jusqu'au bas, on ne
rencontre de toutes parts que des Anglais et des Sauvages, ce qui
occasionne une continuelle succession d'événements souvent
tragiques et toujours inquiétants. […] Il voit que les Anglais
ayant Pensacola et la Mobile, avec la libre communication du fleuve
et des lacs, on est absolument obligé de fortifier la base de la
colonie pour mettre l'île de La Nouvelle-Orléans en sûreté et qu'on
est également dans l'indispensable nécessité de fortifier, non
seulement l'entrée de toutes les rivières qui viennent du côté du
Mexique, mais aussi le haut de la colonie, c'est-à-dire le pays des
Illinois où ils peuvent [les Anglais] tout d'un coup pénétrer par
le Canada et la Belle-Rivière. À cet égard, les intérêts de Leurs
Majestés Catholique et Très Chrétienne sont les mêmes. »
Un mariage trop
discret
Antonio de Ulloa, décidé à protéger le territoire
des convoitises britanniques, estima que le premier accès à
contrôler était celui des bouches du Mississippi, principalement la
passe est, dite passe aux Loutres, la plus aisément navigable. Il
fit immédiatement entreprendre à la Balise d'importants travaux de
fortification, afin de faire du vieux fort français une véritable
citadelle. Comme l'ambiance lui plaisait plus que celle de La
Nouvelle-Orléans, il s'y installa pendant neuf mois pour surveiller
lui-même l'activité des maçons, des charpentiers et des artisans
habiles qu'il avait amenés de La Havane. Il fit bâtir, sur une
pointe voisine, qu'il nomma Reina Católica, une jolie chapelle
blanche et une maison à galerie afin de pouvoir, le soir venu,
goûter la brise relativement fraîche du golfe du Mexique et se
livrer, par ciel clair, à des observations astronomiques, son vrai
plaisir. Dans cette résidence, le gouverneur aurait coulé des jours
heureux s'il n'y avait eu, à quelques jours de navigation, Aubry,
Foucault, les deux fonctionnaires espagnols, le Conseil supérieur
de la colonie et les Français. Chaque semaine lui apportait, par
pirogue rapide, des rapports, des lettres, des demandes d'argent,
des récriminations. Or ces gens ignoraient que le gouverneur avait
voulu parfaire les installations de la Balise, non seulement pour
prendre ses distances avec une société qui l'agaçait, mais aussi
pour accueillir la marquise péruvienne qu'il avait épousée par
procuration !
Deux ans plus tôt, le savant avait en effet décidé
qu'il était en âge – quarante-huit ans à l'époque – de se
marier. Comme il n'avait guère l'occasion de rencontrer des
demoiselles en mal d'époux, il s'était adressé au roi, d'abord pour
obtenir la permission de prendre femme, ensuite pour demander à
Charles III de lui en trouver une ! Dans une lettre
touchante, il avait expliqué au souverain qu'étant second fils de
Bernardo de Ulloa, il n'hériterait aucune des propriétés familiales
proches de Séville et que, n'ayant pas de fortune personnelle, il
devait penser à sa retraite ! Une dot serait bienvenue !
Il ajoutait que les cinq fils Ulloa étaient tous célibataires, l'un
parce qu'il était prêtre, les autres par goût. Il fallait qu'il y
en eût un qui se dévouât pour perpétuer le nom. Charles III,
n'ayant pas trouvé de fiancée disponible sur le marché
péninsulaire, s'était rabattu, en 1766, sur la fille du comte de
San Xavier, la belle marquise d'Abrado, doña Francisca Ramírez de
Lareda y Encalda. Cette Péruvienne, la plus belle fille du pays,
disait-on, apportait en dot une fortune. Née créole, elle ne
pouvait qu'être flattée de devenir la femme d'un authentique
gentilhomme peninsular, c'est-à-dire
métropolitain ! Certes, elle avait trente ans de moins que son
futur mari, mais, les suggestions du roi d'Espagne étant des
ordres, elle avait envoyé son joli minois peint sur ivoire au
fiancé qui venait d'être nommé gouverneur de Louisiane. On ignore
si M. de Ulloa avait expédié en retour son portrait
miniaturisé, mais le mariage avait été scellé par procuration, la
cérémonie nuptiale et la consommation étant remises à plus tard.
Or, au printemps 1767, on fit savoir à doña Francisca que tout
était prêt pour la recevoir. Elle prit le bateau pour la Balise, où
son époux l'accueillit avec des marques considérables d'estime et
d'affection. À cent vingt kilomètres de là, la bonne société de La
Nouvelle-Orléans, informée par les bateliers, attendait l'arrivée
de la petite fiancée du gouverneur et se préparait à la célébration
d'un mariage qui n'était encore que de papier. On repeignit
l'église, qui retrouva ses bancs et ses bénitiers, et l'on balaya
les rues. Pendant ce temps, les dames apprêtaient leurs toilettes,
se concertaient pour l'organisation des réceptions et des bals,
recensaient les porcelaines de Limoges qu'elles prêteraient
volontiers pour le banquet et, dans toutes les maisons, les
esclaves astiquaient l'argenterie. Le mariage du gouverneur serait
l'événement de la saison.
On guettait encore l'arrivée des cartons
d'invitation quand on apprit que M. de Ulloa et sa jolie
marquise avaient échangé, en toute intimité, les alliances bénies
par un simple capucin dans la chapelle blanche de Reina Católica, à
la Balise, le seul endroit où flottait le pavillon du roi
d'Espagne ! Le gouverneur, qui avait déjà contre lui les
notables, les négociants, les militaires, les Acadiens et les
Allemands, fournit ce jour-là aux ennemis des Espagnols un
contingent supplémentaire et particulièrement agressif : les
dames de La Nouvelle-Orléans. Privées d'un grand mariage mondain et
des distractions afférentes, celles-ci prirent la dérobade de
l'Espagnol comme une humiliation préméditée, comme une insulte, et
se répandirent en propos fielleux. La belle Mme de Ulloa fut
détestée avant que d'être connue. Les maris et les galants tinrent
le gouverneur pour un goujat et se réservèrent de le lui faire
sentir. Le savant fut décrit, à l'époque, par Jean de
Champigny13, dont il faut prendre la description avec
grande réserve, comme étant « laid, sans noblesse, ni dignité,
ni maintien ». « Sa figure respire l'hypocrisie et sa
pensée est sans ressources », ajoutait l'officier.
Ces médisances passent pour observations
véridiques quand les nouveaux mariés décident de venir s'installer
à La Nouvelle-Orléans. Le 12 juillet 1767, le commissaire Juan
José de Loyola, qui n'est pas en très bons termes avec Foucault,
son alter ego français, prévient le
gouverneur, qui passe sa lune de miel à la Balise, que rien n'a été
préparé pour recevoir le couple. L'hôtel du gouvernement est dans
un état de délabrement avancé et ne ressemble guère à un palais. Il
est d'ailleurs occupé par Aubry, le gouverneur français, et sa
famille qu'on ne peut décemment pas mettre dehors. Loyola se démène
pour trouver deux maisons mitoyennes, qu'il loue à l'année, huit
cent quatre-vingts pesos. Les artisans espagnols envoyés de la
Balise se dépêchent de restaurer ces demeures, les relient par une
galerie et les Ulloa font à La Nouvelle-Orléans une entrée
protocolaire glaciale, malgré la chaleur étouffante de l'été
subtropical.
Doña Francisca n'est certainement pas une jeune
femme heureuse. Dès sa première nuit en ville, dans une maison qui
n'a rien des grandes et confortables fincas péruviennes où elle a toujours vécu, elle
est assaillie par des nuées de moustiques. Elle qui n'a jamais eu à
sa disposition que des couverts d'argent massif souffre du manque
de raffinement. Et puis, ce petit mari sec et ratatiné, si courtois
et prévenant qu'il soit, ne ressemble pas aux héros des romans dont
on lui faisait la lecture, le soir, tandis qu'une Indienne brossait
longuement ses cheveux. Le fait de se trouver dans une demeure sans
confort « à la frontière extrême de la civilisation »,
alors qu'elle doit faire figure de première dame du pays, lui
paraît dérisoire. Mais c'est une femme de devoir, à qui une
parfaite éducation a donné la force de supporter les rigueurs du
destin. Elle a donc accepté le mari et la ville.
Si M. de Ulloa ne parvient pas à comprendre
pourquoi tous les Louisianais qui l'approchent ont l'air de le
détester, sa femme, qui ne parle pas français, est encore plus
surprise de se voir ignorée par les épouses des grands
propriétaires. Trois fois par semaine, les Ulloa accueillent chez
eux les notables de la cité, mais ne reçoivent pas d'invitations en
retour. Ils se sentent exclus d'une société qui, par certains
aspects, ne manquerait pas de charme. Les aristocrates, ou qui se
prennent pour tels, conservent le souvenir de la frustration
nuptiale imposée par le gouverneur. Ils ont remarqué que la
marquise est venue du Pérou avec ses suivantes et ses domestiques,
belles Indiennes des hauts plateaux, qu'elle traite comme des
égales. Or, pour les Louisianais, tout ce qui a la peau colorée est
esclave et tout ce qui est esclave doit être tenu à distance. Il
est vrai que les manières raffinées de Mme de Ulloa n'ont rien
de la rusticité coloniale. C'est une femme gracieuse mais réservée,
qui se défend d'émettre une opinion sur celle-ci ou celui-là et qui
ne parle jamais des soucis que peut avoir son mari. Les bigotes la
trouvent hautaine parce qu'elle ne se rend pas à l'église comme
tout le monde pour y papoter et entend la messe chaque jour dans la
chapelle aménagée sous son toit. Les épouses de planteurs rient de
sa pusillanimité parce qu'elle a interdit qu'on fouette les
esclaves sous ses fenêtres. En faisant allusion à la façon de vivre
du couple, on parle dans les salons de suffisance sévillane !
La femme du gouverneur donnera à nouveau prise à la médisance quand
elle s'isolera plus encore, à partir du jour où elle attendra un
bébé. Les commères de la ville pensent qu'elle a honte de s'être
livrée à un vieux mari. Elles ignorent que, dans la bonne société
espagnole, les femmes enceintes ne paraissent pas en public. Ayant
mis au monde une fille au printemps 1768, la jeune mère sera
vivement critiquée pour avoir fait venir de Cuba une nourrice
noire. « Les Ulloa ne veulent pas que leur fille ait le
moindre contact avec le sang français », dit-on stupidement en
ville.
La rébellion
française
Les choses seraient peut-être restées en l'état
dans cette colonie sous gouvernement mixte franco-espagnol, où tous
les bâtiments arboraient, comme au temps de Bienville, le pavillon
à fleurs de lis des rois de France, si Antonio de Ulloa n'avait
décidé de réformer le régime commercial de la Louisiane. La balance
du commerce extérieur a toujours été un indicateur économique
apprécié des gouvernants et M. de Ulloa enrageait chaque fois
qu'il devait comparer le volume des importations à celui des
exportations. Non seulement le fléau de la balance penchait côté
achats, mais les statistiques indiquaient que la plus grande partie
des marchandises importées dans la colonie provenaient de France,
et notamment le vin de Bordeaux, dont les Louisianais faisaient une
forte consommation. Au printemps 1768, le déséquilibre atteignit de
telles proportions que le gouverneur demanda et obtint de la cour
de Madrid un décret destiné à remédier au déficit de la balance
louisianaise et à garantir des débouchés nouveaux aux produits
espagnols. Ces décisions, loin d'améliorer la situation,
suscitèrent la colère des Français et, les historiens se plaisent à
le reconnaître, la première révolution de colons contre une
puissance coloniale du continent américain !
Le décret du 3 mars 1768, publié à La
Nouvelle-Orléans quatre jours avant la mort à Paris, à l'âge de
quatre-vingt-huit ans, de Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville,
vénéré comme père de la Louisiane, mit en fureur les habitants. Le
Conseil supérieur protesta ; les armateurs, les négociants,
les propriétaires s'assemblèrent pour faire connaître leur
sentiment. Le décret suspendait les relations commerciales avec la
France et limitait aux ports espagnols de Cadix, Séville, Alicante,
Carthagène, Málaga, Barcelone, Santander, La Corogne et Gérone les
échanges commerciaux avec la Louisiane. Ne pourraient assurer ces
relations que les bateaux construits en Espagne, commandés par un
capitaine espagnol et dont l'équipage serait composé, pour deux
tiers, de marins espagnols. Les navires ne devraient plus faire
escale dans aucun port espagnol de l'Amérique et les armateurs ne
pourraient plus vendre aux escales des marchandises embarquées. Les
contrevenants se verraient retirer leur permis de navigation.
Le texte, signé du marquis de Grimaldi, ministre
d'État, interdisait également l'exportation, à partir de La
Nouvelle-Orléans, des produits ne provenant pas de la colonie. À
ces consignes le gouverneur ajouta, de son propre chef,
l'interdiction d'importer des Noirs de Saint-Domingue et de
Martinique. Les esclaves en provenance de ces îles avaient, d'après
lui, mauvais esprit et pratiquaient le vaudou qui était, pour tout
chrétien, une insupportable manifestation de paganisme et de
bestialité. Enfin, l'importation de vins étrangers étant supprimée,
les Louisianais devraient renoncer au bordeaux et boire des vins de
Catalogne !
Ces mesures équivalaient toutes à supprimer la
liberté du commerce, mais ce fut la dernière qui poussa les
Français à la rébellion. En quelques jours, le bordeaux devint
breuvage patriotique, symbole des libertés bafouées par l'occupant,
qui n'avait même pas hissé ses couleurs sur une si belle colonie,
obtenue sans mérite et acceptée sans enthousiasme. Les planteurs et
les commerçants se déclarèrent prêts à quitter le pays, et même à
passer chez les Anglais. Jean-Baptiste Payen de Noyan, neveu de
Bienville, annonça qu'il allait vendre sa plantation et partir pour
Cayenne avec ses Noirs, la Louisiane devenant un pays
inhabitable ! M. de La Fresnière, procureur du roi et
beau-père du précédent, assura qu'il imiterait son gendre si la
liberté de commerce n'était pas rendue à tous. Pendant l'été, les
conciliabules allèrent bon train dans les plantations hors les
murs, où se réunissaient les mécontents. Les meneurs étaient
incontestablement Nicolas Chauvin de La Fresnière, bel homme,
orateur brillant et convaincant, et Denis-Nicolas Foucault,
commissaire ordonnateur, gérant du Trésor royal, doyen du Conseil
supérieur. Cet homme, très écouté à Versailles, était aussi l'amant
d'une femme de tête qui détestait Mme de Ulloa. La belle
Alexandrine, née de La Chaise, que la mort de son mari, M. de
Pradel, avait rendue à une totale indépendance, organisait les
réunions des protestataires.
M. de Ulloa, qui disposait d'informateurs,
dont le capitaine Aubry, que les rebelles considéreront plus tard
comme traître à leur cause, eut vite connaissance de l'agitation et
de l'identité des agitateurs. Il comprit qu'un véritable complot
était en cours quand il apprit que ses instigateurs avaient rendu
visite au général Frederic Haldiman, commandant des troupes
anglaises à Pensacola, afin d'obtenir la protection britannique.
Craignant des troubles, le gouverneur espagnol tenta de calmer les
esprits en expliquant que les décrets du mois de mars ne visaient
pas à réduire le commerce de la colonie, qu'il fallait se méfier
des racontars des marchands, que l'interdiction du vin de Bordeaux
constituait un prétexte ridicule, etc.
Ces déclarations lénifiantes ne furent d'aucun
effet, le texte du décret étant sans ambiguïté. D'autres notables
rejoignirent bientôt les rangs des mécontents : Jean Milhet et
Pierre Caresse, tous deux capitaines de la milice, Pierre Marquis,
ancien officier du régiment suisse devenu planteur, Joseph de
Villeré, beau-père de La Fresnière et capitaine des Allemands,
François de La Barre, commandant de poste du Détour-aux-Anglais et
membre du Conseil supérieur, François Chauvin de Léry, commandant
de poste chez les Tchapitoula et cousin de La Fresnière, et
d'autres dont il serait fastidieux de donner la liste.
Au commencement du mois d'octobre, La Fresnière
présenta au Conseil supérieur de la colonie une longue pétition des
Louisianais, Mémoire des habitants et
négociants de la Louisiane, dont l'avocat Julien-Jérôme
Doucet était le principal rédacteur. Ce document fut imprimé
« à La Nouvelle-Orléans, chez Denis Braud, imprimeur du
roi », expédié à Versailles et répandu dans toute la colonie.
Après avoir respectueusement demandé au roi « qu'il suspende
pour quelques moments ses pénibles travaux, pour se livrer aux
sujets qui sont représentés aujourd'hui, comme les plus dignes de
son attention et de son ministre », les habitants, négociants,
artisans « et autres peuples » exprimaient à nouveau leur
déception et leur chagrin d'avoir été livrés au roi d'Espagne et
formulaient toutes les critiques réunies à l'encontre de
l'administration espagnole. Ils réclamaient le retour des
privilèges dont avait toujours joui la colonie, le rétablissement
de la liberté de commerce et aussi, ce qui constituait l'exigence
la plus grave, « que M. de Ulloa soit déclaré infractaire
[sic] et usurpateur, en plusieurs
points, de l'autorité dévolue au Gouvernement et au Conseil,
puisque toutes les lois, ordonnances et coutumes veulent que cette
autorité ne soit exercée par aucun officier, qu'après qu'il aura
rempli toutes les formalités prescrites, et c'est à quoi M. de
Ulloa n'a point satisfait ». Suivaient les considérations
justificatives découlant de l'étrange situation d'une colonie dont
les Espagnols n'avaient jamais pris officiellement possession, ce
qui leur interdisait juridiquement toute intervention dans les
affaires intérieures du pays. Et les Louisianais d'exiger sur le
même ton de leur Conseil supérieur, toujours en fonction,
« l'éloignement de M. de Ulloa, auquel il doit être
enjoint de s'embarquer dans le premier bâtiment qui partira, pour
se rendre où bon lui semblera, hors de la dépendance de cette
province ». Tous les officiers espagnols devraient également
quitter la Louisiane.
Ce texte, signé par cinq cent trente-six
habitants, fut naturellement reçu par le Conseil supérieur, soumis
au procureur du roi et approuvé par le tribunal. En foi de quoi les
treize membres de l'assemblée coloniale se prononcèrent dans ces
termes : « Le Conseil, par sa prudence ordinaire, se
trouve obligé d'enjoindre, comme de fait il enjoint, à M. de
Ulloa de sortir de la colonie sous trois jours pour tout délai,
soit dans la frégate de S.M.C. [Sa Majesté Catholique] sur laquelle
il est venu, ou dans tel autre bâtiment qui lui paraîtra
convenable, et d'aller rendre compte de sa conduite à
S.M.C. »
Avant d'apposer son paraphe sous la formule
« Par le Conseil », le greffier en chef Garic avait
ajouté « Donné en la Chambre de Conseil, le vingt-neuf octobre
mil sept cent soixante-huit ». Pendant que l'on délibérait de
l'expulsion du gouverneur, les Louisianais manifestaient sur la
place d'Armes, pour appuyer les conseillers et prouver leur
détermination. Aubry en rendit compte deux jours plus tard au duc
de Praslin, ministre de la Marine : « Le samedi
29 octobre, jour du Conseil, il s'est trouvé, tant de la ville
que de la campagne, près de neuf cents hommes armés, tous les
officiers de milice à leur tête, avec un pavillon blanc qu'ils ont
arboré sur une place, criant tous généralement “Vive la France” et
qu'ils ne voulaient point d'autre roi, paraissant même disposés à
faire craindre pour la vie des Espagnols, si on avait [sic] pas d'égard à leur démarche. Voyant qu'on ne
reconnaissait plus l'autorité et que le peuple avait franchi les
bornes du respect et de l'obéissance dus à leurs supérieurs, je
priai M. de Ulloa, contre qui l'animosité était la plus
grande, de se retirer dans la frégate espagnole. Je l'y ai
accompagné moi-même avec Mme son épouse, enceinte, et un enfant de
six mois […]. J'ai protesté contre l'arrêt du Conseil qui enjoint à
M. de Ulloa de s'embarquer sous trois fois vingt-quatre heures
pour aller rendre compte à S.M.C. de sa conduite », concluait
le capitaine Aubry. Examinée par le Conseil, la protestation du
cogouverneur français, qui traduisait la désapprobation de
plusieurs notables, fut rejetée comme « nulle et non
avenue ». L'officier, qui avait eu quotidiennement affaire à
M. de Ulloa, s'était conduit en gentilhomme en épargnant toute
injure au savant et à son épouse. Car les risques étaient bien
réels pour les Espagnols. Aux insurgés s'étaient joints une
centaine de colons allemands. Ces derniers ne cachaient pas leur
colère contre le gouverneur, qui différait depuis plusieurs mois le
paiement de leur blé réquisitionné pour nourrir les Acadiens sans
ressources.
Le jour de la Toussaint, à quatre heures de
l'après-midi, le César, frégate
française louée par le gouverneur expulsé14, leva l'ancre, emportant vers La Havane
M. de Ulloa, doña Francisca et leur bébé né sur une terre où
tous avaient été indésirables. Arrivé à Cuba le 3 décembre,
M. de Ulloa, dont l'amertume était grande, s'absorba dans la
rédaction d'un long rapport destiné au marquis de Grimaldi. Après
avoir vainement attendu, pendant plus de deux mois, des ordres de
Madrid, il fut autorisé à rentrer en Espagne, où il arriva le
14 février 1769.
À La Nouvelle-Orléans, on avait fêté le départ du
gouverneur comme une libération, ce qui était un peu déplacé. Les
Louisianais, se croyant revenus dans le giron du roi de France,
s'étaient livrés « à une manifestation qui offrait une grande
ressemblance avec les cérémonies que l'on consacrait à Bacchus dans
l'Antiquité ! » commenta un étranger de passage. Cette
liberté reconquise, les Louisianais n'aspiraient qu'à l'offrir à
Louis le Bien-Aimé.
Et pourquoi pas la
république ?
Livrés à eux-mêmes, les habitants de La
Nouvelle-Orléans se tournèrent vers les membres du Conseil
supérieur, seule autorité en place avec le commissaire ordonnateur
Foucault, un des meneurs de la rébellion victorieuse. Le capitaine
Aubry, qui, aux yeux de certains, avait épousé la cause du
gouverneur et qui usait encore de son autorité pour faire respecter
les biens espagnols, notamment la frégate la Volante, dont un exalté avait coupé l'amarre afin
de la voir dériver sur le fleuve, était tenu à l'écart. Les
insurgés ayant décidé d'envoyer à Versailles deux délégués, Julien
Le Sassier et Saintelette, le Conseil prit en charge les affaires
courantes en attendant de connaître la réaction du roi de France et
du duc de Praslin. Tandis que leurs représentants voguaient vers La
Rochelle, les Louisianais se berçaient d'illusions neuves. Ils
imaginaient Louis le Bien-Aimé ouvrant les bras avec émotion et
gratitude à la colonie fidèle, qui s'était elle-même libérée,
rétablissant les privilèges du commerce, honorant toutes les dettes
accumulées et distribuant quelques cordons bleus du Saint-Esprit
aux rebelles patriotes. Quand, au mois d'avril 1769, les délégués
se présentèrent à Versailles, ils trouvèrent le duc de Choiseul,
Premier ministre du roi, et le duc de Praslin, ministre de la
Marine, très au fait des événements. Ces messieurs avaient été
successivement informés par l'ambassadeur d'Espagne et par un
envoyé secret du capitaine Aubry, M. de La Perlière.
L'audience accordée par Choiseul, plus heureux d'avoir annexé la
Corse, après la Lorraine, que de se voir restituer la Louisiane,
fut brève. Il refusa de conduire les envoyés de la révolution chez
le roi, qui n'avait aucune envie de les entendre. Louis XV,
tout à ses amours avec la comtesse du Barry et qui s'apprêtait à
suspendre le monopole et les privilèges de la Compagnie des Indes,
ne voulait plus entendre parler ni de la Louisiane ni de ses
turbulents habitants. Son cousin Catholique, le roi d'Espagne,
n'avait qu'à prendre soin de son empire colonial !
Ce refus de la France de récupérer le territoire
offert à l'Espagne en 1762 ne surprit qu'à demi les Louisianais. À
La Nouvelle-Orléans, les chefs de la rébellion avaient imaginé une
solution de rechange, qu'ils proposèrent aussitôt aux notables et
aux habitants. Celle-ci constituait une étonnante innovation en
matière de décolonisation et de système politique, puisqu'il
s'agissait de fonder une république indépendante, qui eût été la
première du continent américain !
Certains des promoteurs de ce projet inattendu,
sur lequel nous disposons aujourd'hui encore de peu d'informations,
avaient lu Jean-Jacques Rousseau, la Nouvelle
Héloïse et Du contrat social,
d'autres connaissaient des œuvres de Voltaire, le Traité sur la tolérance et le Dictionnaire philosophique. Les échos des
désaccords, de plus en plus fréquents, entre le gouvernement
britannique et les treize colonies anglaises, qui venaient de
rejeter un impôt du timbre et une taxe sur le thé fixés par le
Parlement de Londres, parvenaient jusqu'en Louisiane et incitaient
les gens à concevoir une gestion semblable pour la colonie
abandonnée.
Le Suisse Pierre Marquis, plus pragmatique,
suggérait de prendre exemple sur le système en vigueur dans son
pays d'origine, une confédération de cantons réunis dans la plus
ancienne république d'Europe. Il présenta même à ses amis un
brouillon de Constitution et proposa la composition d'un conseil de
quarante membres, véritable parlement national. À l'enthousiasme
mitigé des uns pour une forme inédite de gouvernement s'opposaient
les réticences réalistes des autres. Ces derniers inspirèrent à un
auteur anonyme un Mémoire contre les
Républicains, que Denis Braud imprima comme il avait imprimé
le manifeste des mécontents qui avait provoqué l'éviction de Ulloa.
Les opposants au projet de république entendaient rester fidèles à
la monarchie et trouvaient utopique l'idée d'une république
indépendante de Louisiane. Leurs remarques ne manquaient pas de
sagesse : « Le caractère distinctif des républiques est
l'équité et l'autorité des mœurs dans tous les domaines. Dès que
les républiques faiblirent en cette matière, la tyrannie les saisit
et elles tombèrent sous le joug du despotisme. Pour former une
république, il faut que l'État qui s'y dispose ait des ressources
en lui-même et des alliés intéressés à ce changement pour pouvoir
se soustraire à la domination tyrannique dont il veut se délivrer.
Cette colonie n'a aucune monnaie ni aucun métal. Quelques-uns
disent que l'on fera du papier mais peut-on dire sérieusement une
pareille absurdité ! Que peut valoir ce papier, s'il n'y a
pas, en quelque endroit, des fonds numéraires ou du métal pour
répondre de la valeur du papier ; personne ne
l'acceptera. »
On en était encore à discuter avec véhémence du
meilleur gouvernement possible, pendant qu'à Madrid
Charles III et son ministre Grimaldi prenaient des décisions
qui allaient rapidement régler le sort de la république
louisianaise. Sa Majesté Catholique n'avait pas admis qu'un groupe
d'energumènes eût renvoyé, comme un valet, le plus savant et le
plus lettré des gouverneurs coloniaux de la Couronne d'Espagne. Le
roi convoqua le plus rude des mercenaires à son service, un
gaillard qui lui avait sauvé la vie et qu'il venait de nommer
lieutenant général de l'armée. Le souverain donna carte blanche à
ce soldat pour remettre de l'ordre en Louisiane, faire justice et
laver l'injure.
Alexander O'Reilly and McDowell, comte par la
grâce de Charles III, est un baroudeur qui a réussi. Né à
Dublin en 1725, il est entré, à l'âge tendre de dix ans, dans
l'armée espagnole. Promu lieutenant pendant la guerre de Succession
d'Autriche, il a servi, de 1757 à 1759, dans l'armée autrichienne
avant de changer une nouvelle fois d'uniforme et de passer dans
l'armée française, pour se distinguer à la bataille de Minden. Sa
conduite héroïque ayant été remarquée par le duc de Broglie, ce
dernier le recommanda au roi d'Espagne qui le nomma
lieutenant-colonel. Devenu major général pendant la guerre de Sept
Ans, il fut chargé, la paix signée, de réorganiser l'armée. C'est
en 1765 qu'il s'était attiré la faveur royale en protégeant
efficacement Charles III, menacé par la foule qui assiégeait
le palais.
Sa désignation comme commandant général et
gouverneur de la Louisiane, le 16 avril 1769, le trouva tout
disposé à jouer le rôle qu'on attendait de lui. Ayant promptement
concentré à La Havane une flotte capable de transporter deux mille
six cents hommes bien armés, il mit à la voile et les premiers
navires se présentèrent le 20 juillet à la Balise, où personne
ne les attendait. O'Reilly, qui ne disposait pour le moment que de
deux bataillons, expédia une estafette au capitaine Aubry, lui
demandant de dissuader les Français de toute résistance et le
priant d'informer les habitants de La Nouvelle-Orléans qu'une force
espagnole considérable remontait le Mississippi. Cette préparation
psychologique était bien inutile. Les Louisianais n'avaient aucune
envie de se battre et la plupart d'entre eux, écœurés par
l'anarchie et la misère qui régnaient dans la colonie – on
avait créé un établissement de prêt sur gage et accepté sans honte
des secours envoyés par le gouverneur de La Havane –,
n'aspiraient qu'à redevenir sujets du roi d'Espagne, puisque le roi
de France n'avait pas voulu d'eux et que la république restait une
aimable utopie. Aussi est-ce sans avoir tiré un coup de feu que, le
18 août, le général O'Reilly prit, avec trois cents hommes,
possession de la colonie. Ayant compté vingt-trois vaisseaux, dont
les canons étaient pointés sur la ville, et vu débarquer les
troupes « avec un ordre et un appareil redoutable », les
habitants de La Nouvelle-Orléans reçurent courtoisement le vengeur
de Ulloa et l'invitèrent à entendre dans leur église un
Te Deum qui ressemblait fort à une
manifestation spontanée d'allégeance. Sans attendre, O'Reilly, qui
possédait tout l'esprit de décision dont avait manqué Ulloa, fit
hisser partout les couleurs espagnoles, s'installa à l'hôtel du
gouverneur, envoya sa troupe occuper les casernes et constata que
bien peu de Français s'étaient enfuis de la ville pour chercher
refuge chez les Anglais, comme ils avaient prétendu le faire. Le
procureur général La Fresnière, Foucault, Marquis, Caresse et
Milhet vinrent saluer le condottiere et solliciter la clémence d'un
si prestigieux représentant du roi d'Espagne.
O'Reilly parut entendre cet appel et fit afficher,
le 21 août, une proclamation rassurante pour la
population :
« En vertu des ordres et pouvoirs dont nous
sommes munis de Sa Majesté Catholique, déclarons à tous les
habitants de la province de la Louisiane que, quelque juste sujet
que les événements passés ayent donnés [sic] à Sa Majesté de leur faire sentir son
indignation, Elle ne veut écouter aujourd'hui que la clémence
envers le Public, persuadée qu'il n'a péché que pour s'être laissé
séduire par les intrigues de gens ambitieux, fanatiques et mal
intentionnés, qui ont témérairement abusé de son ignorance et trop
de crédulité ; ceux-ci répondront de leurs crimes et seront
jugés selon les lois.
« Un acte aussi généreux doit assurer Sa
Majesté que ses nouveaux sujets s'efforceront chaque jour de leur
vie de mériter par leur fidélité, zèle et obéissance, la grâce
qu'Elle leur fait et la protection qu'Elle leur accorde, dès ce
moment. »
Tous les habitants, civils et militaires,
respirèrent, sauf les meneurs de la révolution de 1768 dont le cas
était évoqué dans la proclamation.
O'Reilly, qui désirait mener les choses rondement
et faire sentir son autorité, avait écrit à Aubry deux jours plus
tôt pour le sommer de donner, par retour du courrier, les identités
des auteurs de la conspiration. La sécheresse de ton du mercenaire
irlandais contrastait singulièrement avec l'humeur pateline qu'il
avait montrée à son arrivée. « Il est très essentiel que je
sache la personne qui écrivit, qui imprima et avec quelle autorité
et permission furent formés, imprimés, et répandus au public le
papier titré Arrêt du Conseil, sa date
28 octobre 1768, et l'autre papier titré Mémoire des habitants et négociants de la
Louisiane. » Et le nouveau commandant militaire
n'ajoutait comme formule de politesse qu'un « Dieu vous ait en
Sa garde » à peine rassurant. Aubry s'exécuta et, après avoir
raconté par le menu les événements d'octobre 68, sans oublier
de faire observer qu'il avait toujours été d'une parfaite loyauté
vis-à-vis de M. de Ulloa et prêt à donner sa vie pour défendre
le savant et les siens, il livra les noms des chefs du complot,
sans en omettre aucun : « Messieurs Mazan, chevalier de
Saint-Louis, La Fresnière, procureur général, Marquis, commandant
réformé de la compagnie suisse, Noyan, capitaine de cavalerie,
Noyan-Bienville, son frère, enseigne de la marine, Villeré,
capitaine de milice de la côte des Allemands, tous les plus riches
et les plus distingués du pays sont les chefs de cette criminelle
entreprise. Quoique M. Foucault, ordonnateur, n'ait pas été
placé dans le même rang, je ne peux cependant me dispenser de
prononcer qu'il est très coupable. Il a permis qu'on imprimât la
requête des habitants, qui est rebelle aux ordres du roi et
outrageante à la nation espagnole, et il a permis qu'on imprimât la
requête des habitants, qui est rebelle aux ordres du roi et
outrageante à la nation espagnole, et il a permis qu'on imprimât le
Mémoire des habitants, où il y avait
des blasphèmes contre la nation espagnole, que j'ai fait
retrancher, et plusieurs calomnies contre M. de Ulloa. C'est
chez lui [Foucault] qu'on a travaillé aux lettres qui étaient
adressées à Mgr le duc d'Orléans, le Prince de Conti, le
Chancelier [Maupeou]. Tandis que je faisais mes efforts pour faire
aimer le gouvernement et la nation espagnole, il ne cessait, avec
ces messieurs, de mettre en jeu toutes sortes de ressorts pour
détruire mon ouvrage et persuader le contraire, donnant à entendre
à tout le monde que dans les colonies les gouverneurs d'Espagne
étaient des tyrans et le peuple des esclaves. » Aubry, dans sa
formule de politesse terminale, reconnaissait O'Reilly comme
« le libérateur qui a rétabli le calme et la tranquillité dans
la colonie ».
On a beaucoup reproché, et avec raison,
semble-t-il, à Charles-Philippe Aubry cette dénonciation et une
obséquiosité qui met le lecteur mal à l'aise. Pour la plupart des
historiens, le capitaine s'est clairement déshonoré en livrant ses
compatriotes. Toutefois, il est probable qu'il n'a rien appris à
O'Reilly, et qu'avant de quitter La Havane le général connaissait
les noms et les activités des hommes qui avaient conduit la
rébellion. Le mémoire de cent dix-huit pages envoyé par Ulloa à la
cour contenait assez d'informations précises pour que la liste des
coupables fût complète. Néanmoins, c'est fort de la confirmation
des responsabilités de chacun, délivrée par écrit et avec tant de
complaisance par celui qui aurait dû être le premier avocat des
rebelles, que l'Irlandais allait faire passer la justice de son
roi.
Le 21 août, le soldat de fortune, promu pour
huit mois dictateur de la Louisiane, convoqua les comploteurs. Tous
se présentèrent, sauf Villeré, qui, se trouvant dans sa plantation
de la côte des Allemands, à quarante-cinq kilomètres de La
Nouvelle-Orléans, n'avait pas été touché par la convocation. Après
avoir signifié à chacun des membres de l'état-major rebelle les
chefs d'inculpation qu'il leur imputait, O'Reilly ajouta :
« Je souhaite que vous puissiez prouver votre innocence afin
que je sois à même de vous rendre les épées que je viens de vous
ôter. » La formule ne manquait pas de noblesse, mais elle
était vide de sens, celui qui la prononçait, comme ceux qui
l'entendaient, sachant déjà à quoi s'en tenir. Il fut précisé aux
inculpés qu'en vertu de la loi espagnole leurs femmes et leurs
enfants recevraient tous les secours dont ils pourraient avoir
besoin, car la confiscation des fortunes et des biens des rebelles
devait intervenir sur l'heure. Tandis que les prisonniers étaient
conduits les uns à la prison militaire, les autres sur les bateaux
espagnols amarrés en face de la place d'Armes, des officiers
allèrent faire l'inventaire des biens à saisir. C'est ainsi que
nous savons que M. Foucault possédait six fauteuils de canne,
deux matelas de laine et crin, neuf couverts d'argent, quatre cents
bouteilles de bordeaux, une toilette « garnie de vernis
Martin », des estampes, une tapisserie chinoise et
« seize nègres et neuf négresses » qui furent saisis
comme le mobilier !
L'instruction, aussitôt commencée, et le procès
durèrent deux mois. Foucault, en tant que commissaire ordonnateur,
refusa tous les interrogatoires et fit admettre à O'Reilly qu'il ne
pouvait être jugé, étant donné sa haute fonction, que par une
juridiction française. Le général le laissa donc embarquer pour la
France, le 14 octobre 1769, sous la garde d'un officier
espagnol qui répondait de sa personne15. Un des frères Noyan, celui que l'on
nommait Noyan-Bienville, pour le différencier de Jean-Baptiste
Payen de Noyan, autre conjuré de 68, échappa lui aussi à la justice
espagnole. Il avait pris un bateau pour Saint-Domingue avant
l'arrivée de O'Reilly. Ce dernier demanda au marquis de Grimaldi
d'exiger de la cour de France des poursuites contre ce neveu de
Bienville, mais Noyan ne fut jamais inquiété. Joseph Roué de
Villeré, commandant des Allemands, n'eut pas à comparaître. Il
résista aux militaires chargés de l'arrêter, obligea ces derniers à
faire usage de leurs armes, fut grièvement blessé au cours de
l'échauffourée et mourut trois jours plus tard.
Le 27 octobre 1769, soit un an après avoir
contraint M. de Ulloa à quitter la Louisiane, onze Français,
accusés de sédition, furent amenés pour une dernière audience
devant leurs juges espagnols. Pendant tout le procès, conduit dans
le strict respect des lois et de la défense, le siège du procureur
du roi avait été occupé par un fonctionnaire du Trésor en poste
sous Ulloa. L'accusateur avait donc vécu les péripéties de la
révolte et connaissait tous les accusés. Ces derniers entendirent,
sans broncher, prononcer les sentences. Six furent condamnés à mort
par pendaison : Nicolas Chauvin de La Fresnière, Jean-Baptiste
Payen de Noyan, Pierre Caresse, Pierre Marquis, Joseph Milhet et
Joseph Roué de Villeré. Comme ce dernier avait déjà cessé de vivre,
le président du tribunal déclara solennellement : « Je
condamne sa mémoire comme infâme. » Aux six autres prévenus
les juges imposèrent des peines de prison : à perpétuité pour
Joseph Petit, dix ans pour Balthazar de Mazan, qui avait été le
trésorier de la rébellion, dix ans pour l'avocat Julien-Jérôme
Doucet, rédacteur du Mémoire des habitants et
négociants de la Louisiane, six ans pour Pierre Hardy de
Boisblanc, Jean Milhet et Pierre Poupet16. Denis Braud, l'imprimeur, fut relaxé après
avoir rapporté la preuve qu'il avait imprimé le pamphlet des
habitants sur l'ordre de Foucault, commissaire ordonnateur de la
colonie.
On procéda aux exécutions le jour même, à trois
heures de l'après-midi, dans la cour de la caserne où était
cantonné le régiment de Lisbonne. Personne n'ayant jamais voulu
occuper les fonctions de bourreau, la Louisiane ne disposait pas
d'exécuteur des hautes œuvres. Dans l'impossibilité de pendre les
condamnés, O'Reilly choisit de les fusiller. Noyan, Marquis,
Caresse et Milhet ayant revêtu leur uniforme d'officier français,
La Fresnière portant la jaquette, les cinq hommes eurent les bras
garrottés. Devant tout le régiment formé en carré, ils entendirent
une nouvelle fois la sentence qui leur ôtait la vie, lue en
espagnol par Rodriguez, le crieur public, puis en français, par le
chirurgien Henri Gardat. Au commandement du colonel Liboa, les
armes crachèrent deux salves. Quand un officier et le médecin
français eurent constaté que les corps étaient « sans
mouvement et privés absolument de vie », le général O'Reilly
signa le procès-verbal des exécutions. Avec l'économie de termes et
l'absence d'émotion propres au personnage, il conclut, par un bref
communiqué, le triste épisode franco-espagnol : « Ce
jugement répare pleinement l'insulte faite à la dignité et à
l'autorité du Roi dans cette province, ainsi que le mauvais exemple
qui avait été donné aux sujets. »
Charles-Philippe Aubry, que les amis des victimes
de la répression considéraient comme un traître et un délateur,
s'embarqua pour la France le 29 novembre, avec cinquante-huit
militaires français libérés, sur le Père-de-Famille, un brigantin commandé par
M. Jacquelin. Le navire, qui, après une escale à La Corogne,
devait gagner Bordeaux, essuya une tempête devant Soulac, avant
d'atteindre l'estuaire de la Gironde, et se brisa. Seul le
capitaine, le médecin du bord et deux sergents survécurent au
naufrage. Plus tard, en apprenant la nouvelle, les Louisianais
proclamèrent que l'océan avait fait justice en emportant Aubry et,
avec lui, le cadeau offert par O'Reilly, trois mille pesos qui
avaient l'odeur des quarante deniers de Judas !
Émergeant de ces soubresauts, la Louisiane allait
devenir, pour trente ans, une colonie à part entière de la Couronne
d'Espagne. Les Français, à défaut d'y faire la loi, y vivraient à
l'aise.
1 On sait qu'il avait été baptisé le
27 juin 1704, dans l'église Saint-Ronan, à Quimper, mais on
ignore sa date de naissance.
2 Le passage ne sera découvert que le
30 août 1905 par Roald Amundsen, explorateur norvégien.
3 À l'endroit où se trouve aujourd'hui la
ville de Pittsburgh.
4 Cité par Woodrow Wilson dans George Washington, fondateur des États-Unis, Harper
and Brothers, New York, 1896. Publié en France par Payot, Paris,
1927.
5 Aujourd'hui dans l'État de New York.
6 Aujourd'hui capitale de l'État de New
York.
7 1706-1789. Diplomate d'origine génoise, qui
renonça à l'état ecclésiastique pour se consacrer, comme son père,
à la diplomatie. Passé au service des souverains espagnols, il
servit pendant quarante-cinq ans Fernando VI puis
Charles III. Ambassadeur auprès des cours de Suède, de Parme
et de France, il devint le conseiller le plus écouté de
Charles III. Il participa à l'élaboration du pacte de Famille
de 1761, puis des traités de Fontainebleau et de Paris en 1762 et
1763. Il succéda à Richard (Ricardo) Wall comme ministre d'État.
Ayant choisi le parti de l'Angleterre contre celui des insurgents,
il résigna sa fonction en 1776.
8 ?-1776. Marin français d'origine irlandaise,
né à Nantes. Il entra au service de l'Espagne en 1718. Après une
brillante carrière dans l'armée, il devint ministre d'État en 1759
et participa à ce titre, comme Grimaldi, à l'élaboration du pacte
de Famille et des traités qui mirent fin à la guerre de Sept Ans.
Il se retira à Rome et y mourut.
9 En avril 2003, suite au différend
diplomatique suscité par la guerre en Irak, quelques
politiciens louisianais firent amener les drapeaux français qui
ornaient traditionnellement de nombreux bâtiments privés et
édifices publics de La Nouvelle-Orléans. Cela n'enlève rien à la
réalité historique : sans son héritage franco-espagnol
tellement séduisant pour le tourisme, tellement apparent dans sa
culture, sa langue, son mode de vie, son architecture, sa
gastronomie, ses noms de familles et de rues, la Louisiane ne
serait pas la Louisiane. Et le premier Américain à entrer dans
Paris encore occupé, en juin 1944, fut le major Samuel Broussard,
un Louisianais.
10 Ceinture faite de coquillages enfilés sur
des lanières de cuir. Les coquillages étaient parfois remplacés par
des perles. Utilisé comme monnaie, le wampum devenait symbole
d'accréditation quand un chef indien le confiait à un ambassadeur,
notamment pour rallier les tribus, à la veille d'une guerre.
11 1698-1758, astronome et mathématicien
français, inventeur de l'héliomètre et fondateur de la
photométrie.
12 1701-1774, géographe et naturaliste
français. Il explora l'Amazone et rapporta en France les premiers
échantillons de caoutchouc.
13 Auteur de la Louisiane
ensanglantée, Londres, 1773.
14 La frégate espagnole la Volante, qui avait transporté le gouverneur, eût
été, d'après son capitaine, incapable de traverser le golfe du
Mexique.
15 Arrêté à son arrivée à La Rochelle le
10 janvier 1770, il fut interné à la Bastille pendant qu'on
examinait son cas. Il en sortit le 22 juin, sans qu'aucune
condamnation ait été prononcée contre lui, et devint, en 1776,
commissaire ordonnateur du comptoir de Pondichéry. Il prit sa
retraite en 1783 et mourut à Tours, le 3 septembre 1807, ayant
eu le temps de voir la Louisiane devenir américaine.
16 Internés au château de Moro, à Cuba, les
prisonniers furent libérés en 1770, à la demande de la cour de
France, après qu'ils se furent engagés à ne pas retourner en
Louisiane.