2.
Imbroglio franco-espagnol
Un baron dans la tourmente
Le 24 janvier 1753, le Chariot-Royal, parti de Brest le 17 novembre, mouilla l'ancre face à l'île de la Balise. À bord de ce vaisseau, lourdement chargé, qui avait mis soixante-six jours pour traverser l'Atlantique, se trouvait le dernier gouverneur de la Louisiane. Louis Billouart, baron de Kerlérec, ignorait que Clio lui réservait ce rôle dans l'histoire coloniale de la France. Pour ce Breton1, le gouvernement d'un si vaste territoire du Nouveau Monde constituait la plus enviable des promotions. Car, à la veille de ses cinquante ans, Kerlérec avait passé plus de temps en mer que sur terre. Il avait néanmoins pris le temps d'épouser, en 1738, Marie-Josèphe Charlotte du Bot, dont la famille, depuis huit générations, avait fourni trois pages aux rois de France et de nombreux officiers à la marine royale.
Fils de Guillaume Billouart, sieur de Kervasegen, Kerbernez, Penarun et autres lieux, secrétaire du parlement de Bretagne, anobli en 1723, Louis ne voulait être que marin. À quatorze ans, il naviguait déjà ; à seize ans, il avait participé à trois campagnes à la Martinique, à Saint-Domingue et, dans le golfe du Mexique, à bord de la Victoire, un des trois navires envoyés de France avec Le Moyne de Sérigny pour s'emparer de Pensacola, pendant la petite guerre contre les Espagnols. L'adolescent avait connu la tempête qui démâte les nefs, humé l'haleine des biscayens, entendu craquer les plats-bords frappés par les boulets, senti le frôlement des haches d'abordage. On l'avait vu garde-marine entre 1721 et 1751, midship sur le Dromadaire, capitaine du cargo Flore, aide-major sur l'Aimable, chasseur de pirates sur l'Amazone, officier de fusiliers sur la Somme, garde-côte sur la Gloire, officier de pont sur l'Avenir, le Triton, l'Astrée, l'Élisabeth et la Parfaite, second lieutenant sur le Superbe, que commandait M. de Rochambeau, major sur le Mars, premier lieutenant sur le Neptune. Sa carrière avait failli se terminer sur ce bateau, le 17 octobre 1747, à cinq cents kilomètres au large de Brest, au cours du fameux combat contre la flotte de sir Edward Hawke, que les marins ont retenu sous le nom de bataille de M. de L'Étenduère, commandant du Neptune. Grièvement blessé au pied et au dos, fait prisonnier, conduit en captivité à Spithead, Kerlérec n'avait regagné la France qu'en 1750 pour recevoir la croix de Saint-Louis et le commandement de la Favorite, frégate de quarante canons chargée de veiller à la sécurité des côtes de Saint-Domingue. En nommant, en février 1752, ce marin breton gouverneur de Louisiane, le roi récompensait un brave et déléguait, pour le représenter dans la colonie, un parfait patriote. Rien n'indiquait que celui-ci fût doué pour l'administration, et d'ailleurs il ne l'était pas !
Quand, le 9 novembre 1753, sur la place d'Armes, à La Nouvelle-Orléans, le marquis de Vaudreuil remit, devant le front des troupes, ses pouvoirs au baron de Kerlérec, la population assemblée eut le sentiment, peut-être pour la première fois dans l'histoire farcie d'intrigues de la colonie, que la relève de l'autorité s'accomplissait dans les règles, dans le calme, dans la concorde. Les deux hommes s'estimaient réciproquement, le partant était enchanté de partir, l'arrivant d'arriver. Le marquis ignorait que le gouvernement général du Canada, auquel il aspirait depuis si longtemps, le conduirait à céder cette terre si française aux Anglais, le baron ne se doutait pas qu'il serait contraint de livrer aux Espagnols celle, non moins française, dont le roi venait de lui confier la régence. Ainsi se croisent parfois, dans un climat serein, les destins des gentilshommes avant que se déchaîne la tourmente d'une guerre. Ainsi l'Histoire met en scène des personnages auxquels seront imposés des rôles insoupçonnés, qui ne peuvent être ni appris ni répétés.
M. de Kerlérec ne débarquait pas seul à La Nouvelle-Orléans. Il était accompagné de sa femme, fort avenante si l'on en juge par un portrait anonyme, sa belle-sœur et plusieurs parents. Pour honorer M. de Vaudreuil et remercier les notables de l'accueil qu'ils lui avaient réservé, le gouverneur, bien que sans fortune, fit largement les choses. Le 29 avril, il offrit, à l'hôtel du gouvernement, un banquet de deux cents couverts. Sous la galerie, dont les colonnes avaient été enrobées de feuillage et décorées de roses, les tables avaient été dressées dans le respect de l'étiquette. Les plats nombreux furent jugés succulents et le vin de Bordeaux coula, pendant des heures, de deux fontaines où chacun venait emplir son verre selon sa soif et son plaisir. Après le souper, le gouverneur accueillit la population et M. de Vaudreuil ouvrit le bal avec Mme de Kerlérec. Un feu d'artifice étonnant acheva la fête quand la marquise et la baronne allumèrent une composition pyrotechnique où l'on reconnut des pigeons, des alligators et des serpents de feu.
Les girandoles éteintes, M. de Kerlérec se trouva face aux devoirs et soucis de sa charge. À Paris, le ministre de la Marine et des Colonies, Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy, ancien intendant du Commerce, ex-commissaire de la Compagnie des Indes, qui avait remplacé Maurepas en 1749, s'était montré catégorique : la Louisiane coûtait cher à la France, des économies s'imposaient. En parcourant La Nouvelle-Orléans, le nouveau gouverneur se rendit compte que sa tâche ne serait pas aisée. La colonie semblait saisie par la folie des grandeurs et le marquis de Vaudreuil n'avait rien fait pour traiter cette affection vaniteuse et typiquement coloniale.
La prison ressemblait plus à un hôtel particulier qu'à une maison d'arrêt et, sur la place d'Armes, les nouvelles casernes qui s'élevaient, à peine achevées après cinq années de travaux, avaient coûté la bagatelle de deux cent trente-cinq mille trois cent cinquante livres ! Les trois terrasses triangulaires de l'observatoire à deux niveaux, dessiné par Baron en 1730, attendaient toujours de recevoir des lunettes astronomiques… et des astronomes. Le porche monumental, que certains esprits mesquins trouvaient un peu disproportionné par rapport à l'immeuble, ouvrait sur des jardins, ce qui donnait bel aspect à l'ensemble, dont le coût n'avait pas encore été révélé. Quant aux dix mille livres léguées à la ville, en 1737, par un certain Jean-Louis, ancien matelot de la Compagnie des Indes, pour construire un hôpital, elles avaient tout juste suffi, étant donné le prix du terrain, à l'achat d'une maison et de quelques lits. M. de Kerlérec et le commissaire ordonnateur Vincent-Guillaume d'Auberville – il avait succédé à Honoré-Michel de La Rouvillière, mort de la fièvre jaune en 1752 –, quand ils ne passaient pas leurs journées à faire des comptes et à tenter de refréner les goûts dispendieux de leurs administrés, essayaient de combattre leurs vices. Si l'adultère, divertissement très répandu, ne provoquait que des scènes de ménage et quelques duels, le jeu, par les proportions qu'il avait prises, causait des difficultés à bon nombre de militaires dont la solde disparaissait entre deux parties de pharaon. Les hommes d'affaires s'y adonnaient aussi et l'on citait le cas de M. Girodeau, armateur de La Rochelle, qui avait perdu trente mille livres au cours de l'année, et celui d'un marchand de la ville qui avait laissé, en une seule nuit, dix mille livres sur le tapis vert.
Le gouverneur, dont le sens pratique ne s'encombrait pas d'hypocrisie, décida, pour provoquer l'extinction des tripots de la ville, de créer, dans un local administratif, une sorte de casino où des officiers, à la fois expérimentés et prudents, acceptèrent de tenir les tables et où les mises furent limitées à cent livres. Le palliatif imaginé par Kerlérec se révéla plutôt stimulant. Non seulement les joueurs, soucieux de discrétion, continuèrent à fréquenter les tripots, mais l'officialisation du jeu, rassurant ceux qui jusque-là avaient craint d'enfreindre la loi, provoqua une expansion sereine du vice qu'on souhaitait contenir. En créant un casino, qui ne devait fonctionner que de l'Épiphanie au mercredi des Cendres, le gouverneur n'avait fait qu'ouvrir un salon de jeu supplémentaire !
Kerlérec, qui ne disposait d'aucun moyen de contrôle sur les dépenses, tenta aussi de combattre la concussion et le trafic d'influence. Il releva de son commandement, à Pointe-Coupée, Jean-Joseph Delfau de Pontalba qui, pour couvrir des opérations foncières douteuses, disait à qui voulait l'entendre qu'il avait donné un pot-de-vin de douze mille livres au gouverneur. Bien qu'étant également au fait de malversations qui rapportaient, chaque mois, des milliers de livres au trésorier Jean-Baptiste Destréhan, connu sous le sobriquet éloquent de « petit ordonnateur » et des manigances du capitaine Pierre-Henri d'Erneville, plus occupé d'affaires que de service, le gouverneur dut longtemps patienter avant de pouvoir intervenir. Il se heurtait à forte partie, à une coterie intrigante et affairiste qui s'était assuré des appuis, sans doute intéressés, à la cour.
Les capucins et les jésuites avaient bien accueilli le Breton, dont la piété paraissait plus évidente que celle de M. de Vaudreuil. Comme chaque fois qu'il y avait eu changement de titulaire à la tête de la colonie, chaque ordre tenta de se faire un allié exclusif du gouverneur. Les fils de saint François et de saint Ignace de Loyola rivalisèrent d'amabilité et d'attention, tout en guettant la dimension des sourires que le gouverneur faisait aux uns et aux autres. On attendit de voir si Mme de Kerlérec choisirait son confesseur chez les franciscains ou parmi les pères de la Compagnie de Jésus ! Il semble qu'elle dut opter pour un de ces derniers, car on reprochera plus tard à son mari d'avoir été l'homme des jésuites, ce qui ne sera pas démontré. En attendant, jésuites et capucins continuaient de se dénigrer mutuellement. Ils fomentaient des intrigues, suscitaient des cabales, mobilisaient chacun ses pénitentes pour propager dans les salons où l'on ragote tout ce qui pouvait nuire à l'ordre concurrent. Les capucins protestaient parce que les jésuites se réservaient l'exclusivité du baptême des enfants noirs dans leur chapelle et qu'ils monopolisaient la fonction d'aumônier des hôpitaux. Le père Michel Beaudoin, jésuite nommé vicaire général de la colonie, répliquait en refusant de montrer aux capucins sa lettre d'accréditation. Le père Georges de Fouquemont, ancien provincial de Champagne devenu supérieur des capucins de La Nouvelle-Orléans, prenait passage pour la France afin d'aller demander justice au roi ! M. de Kerlérec sut, avec sagesse et loyauté, se tenir en dehors de ces rivalités de chapelle. Il appréciait comme une consolation l'attitude des émigrés lorrains qui venaient d'arriver dans la colonie et s'étaient installés aux Cannes-Brûlées, au voisinage immédiat des Allemands avec qui ils entretenaient de cordiales relations. La Louisiane disposait, avec ces gens de l'Est, de cultivateurs sérieux et travailleurs.
En plus de l'obligation de faire face, chaque jour, aux manœuvres futiles mais agaçantes qui étaient une des plaies de la vie coloniale, M. de Kerlérec assumait ses propres soucis financiers. Dépourvu de fortune, le marin, qui se refusait aux pratiques spéculatives si courantes dans la colonie, ne pouvait que s'endetter pour tenir son rang. Il le faisait en espérant des jours meilleurs. Cette intégrité ne plaisait guère à ceux qui eussent préféré un chef de gouvernement corruptible donc compromis, voire complice.
Pour toutes ces raisons et d'autres plus obscures, le commissaire ordonnateur et le gouverneur reprirent bientôt le scénario connu des conflits de conception, des oppositions souterraines puis des querelles ouvertes, qui ne pouvait manquer de se répéter dans le système bicéphale instauré en Louisiane.
Veillée d'armes
Le baron de Kerlérec avait eu l'heur de plaire aux Indiens. Sa parfaite courtoisie, son assurance de marin valeureux, la clarté de son langage et son respect des accords passés par ses prédécesseurs lui avaient immédiatement attiré l'estime des caciques. Ces derniers, qui jugeaient trop souvent l'amitié des princes d'Europe à la quantité de cadeaux offerts, n'avaient pas manqué de faire observer à Kerlérec que, non seulement, on avait oublié de livrer les présents promis mais que les magasins français, où les squaws se seraient volontiers approvisionnées, étaient vides ou n'offraient que des marchandises à des prix inabordables pour une bourse indienne. Ils faisaient encore observer, avec un rien de chantage, que les Anglais se montraient plus compréhensifs, moins rapaces et que, sans l'attachement très ancien que leurs nations vouaient au roi de France, ils eussent volontiers ouvert leur cœur et leurs terrains de chasse au roi d'Angleterre ! Malgré des appels réitérés, le gouverneur n'obtenait rien de Versailles, où l'on semblait faire peu de cas de l'alliance indispensable d'autochtones versatiles et très sollicités par la concurrence.
Les Anglais, gens obstinés et pratiques, pour qui le traité d'Aix-la-Chapelle ne méritait pas d'être strictement appliqué en Amérique, ne relâchaient pas leur étreinte autour des colonies françaises. Déjà, en 1726, le Parlement de Londres avait offert une prime de vingt mille livres à qui découvrirait le fameux passage du Nord-Ouest, que tant d'explorateurs avaient vainement cherché depuis les excursions prometteuses de Cavelier de La Salle. L'offre était toujours valable2 et, sous couvert d'exploration, des Britanniques circulaient dans le nord de la colonie sans y avoir été invités.
Depuis 1752, les habitants des treize colonies anglaises se montraient encore plus entreprenants. Les progrès des Français à l'ouest du Mississippi agaçaient ces colons pugnaces et organisés. Ceux de Virginie craignaient que la paix, faite de méfiance et de vigilance, qui avait abouti à une sorte de tolérance territoriale concertée de la part des deux nations rivales, soit un jour remise brutalement en question. Les Américains, ainsi qu'ils se désignaient eux-mêmes de plus en plus fréquemment, pensaient que leur avenir se jouerait, un jour ou l'autre, sur leur frontière de l'ouest. Sur la frontière nord, du côté de la Nouvelle-France, maintenant plus communément nommée Canada, les milices du Massachusetts et du Connecticut étaient souvent harcelées par les Huron et les Miami, alliés des Français. La force de ces derniers, plus que réellement militaire, résidait dans le fait qu'ils détenaient le contrôle des grands fleuves limitrophes des colonies anglaises de la côte atlantique, déjà très peuplée. « Immense frontière à tenir que cette ligne sinueuse de lacs et de rivières, allant de l'estuaire du Saint-Laurent aux larges bouches du Mississippi. L'ensemble des postes et comptoirs comprenait à peine quatre-vingt mille Français alors que plus d'un million d'Anglais fourmillaient au long de la côte », écrivit fort justement Woodrow Wilson, en 1893, dans sa biographie de George Washington. Le futur président des États-Unis exagérait sans doute le nombre des Français présents entre le Saint-Laurent et le golfe du Mexique au milieu du XVIII e siècle, mais, comme il croyait bon de le préciser devant ses élèves de l'université de Princeton, « les forces de la Nouvelle-France étaient mobiles comme une armée, tandis que les Anglais essaimaient lentement vers l'ouest, sans discipline ni direction, sujets têtus d'un monarque lointain auquel ils refusaient d'obéir, capricieux électeurs de nombreuses assemblées locales, jalouses et tracassières, lentes à élaborer leurs plans et malhabiles à les exécuter. De plus, il fallait compter avec l'éloignement des grands lacs centraux et du Mississippi. Chargés de grains, de viande, de suif, de tabac, d'huile d'ours, de peaux, de plomb, quelques rares bateaux venus de l'Illinois descendaient lentement le fleuve devant une ligne mince de postes isolés, jusqu'au bourg prospère de La Nouvelle-Orléans, sur le golfe du Mexique ».
Au moment où M. de Kerlérec prit en main le destin de la Louisiane, les puissances coloniales concurrentes pouvaient à tout instant devenir belligérantes, car, au Nouveau Monde comme en Europe, l'Angleterre, bien que disposant de la maîtrise des mers, considérait toujours la France comme son ennemie. D'autant plus que les banquiers de la Cité, les armateurs et les marchands de Londres ne cessaient de gémir sur les conséquences du traité signé à Aix-la-Chapelle qui, selon eux, profitait surtout au commerce français. En Amérique, ces récriminations mercantiles trouvaient des échos tempérés par l'esprit d'indépendance qui se répandait dans les colonies britanniques. Français et Anglais, mal renseignés les uns sur les autres, ignoraient leurs positions et déplacements respectifs à travers un vaste pays et ne pouvaient que supputer les forces et les équipements de l'adversaire. Les Indiens et les traitants servaient souvent d'agents de renseignements, quelquefois doubles. Non seulement ces voyageurs et ces indigènes nomades informaient tantôt les Anglais, tantôt les Français, au gré de leur intérêt du moment, mais ils pratiquaient aussi, à l'instigation et au bénéfice de l'un ou l'autre camp, ce qu'on nomme aujourd'hui action psychologique ou désinformation ! Kerlérec savait, comme tous les officiers de son entourage, que, si les colons anglais s'ébranlaient un jour massivement, les postes français ne pourraient ni les refouler ni les contenir.
Déjà, les traitants de Pennsylvanie et de Virginie s'installaient sur la rive gauche de l'Ohio, qui était une des voies d'accès aux grandes vallées du continent. Depuis 1748, des négociants de Londres, qui voyaient plus loin que Big Ben, avaient fondé une Compagnie de l'Ohio afin d'encourager la colonisation de nouvelles régions dont ils pourraient, comme ils l'avaient fait des plus anciennes, accaparer le commerce. Parmi les vingt associés de la Compagnie de l'Ohio figuraient Laurence et Augustin Washington, les demi-frères de George, alors âgé de seize ans. Le futur émancipateur des colonies anglaises du Nouveau Monde, héros de l'Indépendance américaine, n'était encore qu'un jeune arpenteur qui parcourait les régions désertiques, entre le Potomac et la Shenandoah, pour en dresser la carte.
Pour tenter de prévenir l'incursion de compagnies britanniques du genre de celle de l'Ohio, qui annonçait peut-être l'invasion subreptice des colonies françaises, le marquis Ange Duquesne de Menneville, gouverneur de la province du Saint-Laurent, avait, au printemps 1753, envoyé mille cinq cents hommes sur la rive méridionale du lac Érié, fait construire à Presqu'île, au portage vers l'Ohio, un solide fort de rondins nommé Lebœuf, et préparé une expédition pour repousser les Anglais « sur leurs limites ». Les négociants britanniques avaient eu vent des projets français. Robert Dinwiddie, gouverneur de Virginie, s'était empressé de réagir. Après consultation de la cour de Saint James, le 31 octobre 1753, il avait chargé le jeune major George Washington, maintenant âgé de vingt et un ans – l'arpenteur était devenu commandant du district nord de la colonie britannique – d'aller porter un pli au commandant français du fort Lebœuf. Malgré la mauvaise saison et les difficultés du parcours, l'officier, accompagné de son maître d'armes, Jacob Vanbraan, qui parlait français, et d'un coureur de bois, Christophe Gist, qui connaissaitle pays et les Indiens, avait réussi, en deux mois, à parcourir près de mille kilomètres à travers forêts et montagnes pour remettre son message. Ce dernier était clair : au nom du roi d'Angleterre, le gouverneur de la Virginie invitait les Français, s'ils avaient l'intention d'aller déloger les négociants anglais de l'Ohio, « à se retirer à l'amiable », étant entendu que, s'ils passaient outre à cet avis, les Virginiens se verraient contraints « de les chasser par la force des armes ». Le commandant du fort, M. de Saint-Pierre, ayant reçu avec grande courtoisie le major Washington, s'était empressé de lui confier sa réponse : les Français, maîtres de tout le territoire au-delà des monts Alleghany, confirmaient leur intention de marcher sur l'Ohio. Au printemps 1754, ils étaient passés aux actes, et le détachement, commandé par le capitaine de Contrecœur, avait construit aux fourches de l'Ohio, c'est-à-dire au confluent de la rivière Alleghany et de la Monongahela3, un puissant fort aussitôt nommé Duquesne.
C'était encore Washington, promu lieutenant-colonel, qui, ayant rencontré le 26 mai 1754, sur les bords de l'Alleghany, un petit détachement sorti du fort, avait fait ouvrir le feu sans sommation et tué un officier français, Villiers de Jumonville, alors que les hommes de ce dernier n'étaient même pas en possession de leurs armes. Ce geste avait eu pour effet immédiat de déclencher la colère des Franco-Canadiens. Le 3 juillet, sept cents soldats, commandés par le frère de Jumonville, Coulon de Villiers, avaient attaqué le fort Necessity, où Washington se trouvait avec trois cent cinquante coureurs de bois et vagabonds recrutés par les Virginiens. L'affaire avait été chaude et celui que les assaillants considéraient comme l'assassin d'un officier français avait dû capituler et évacuer le fort. George Washington avait ainsi perdu sa première bataille. Il en gagnerait d'autres, et de plus décisives, car il aimait se battre, ainsi qu'il l'avait écrit quelques jours plus tard à son frère : « J'ai entendu siffler les balles et crois-m'en, il y a quelque chose de délicieux dans ce bruit4. »
Toutefois, le futur premier président des États-Unis devait encore faire, avec les Français, une seconde expérience douloureuse. Aide de camp du général anglais Braddock, que George II avait envoyé en Amérique avec deux régiments pour prendre le fort Duquesne, Washington avait assisté, le 9 juillet 1755, à la déroute des « tuniques rouges » et vu tomber autour de lui soixante-trois des quatre-vingt-neuf officiers de son régiment. Ce jour-là, il avait constaté que les balles au bruit « délicieux » tuaient les hommes !
Avant et pendant ces événements, d'autres postes français avaient été construits ou consolidés pour fermer l'accès des défilés de l'ouest. Le fort Niagara verrouillait la route des Grands Lacs et, à Crown Point, sur le fleuve Champlain, le fort Saint-Frédéric contrôlait le chemin des comptoirs anglais de l'Hudson. Pour répliquer à cette surveillance accrue, les Anglais s'étaient dépêchés de fonder sur la rive méridionale du lac Ontario le port d'Oswego5 afin d'y recevoir la fourrure apportée par les traitants qui leur faisaient confiance.
Tel était donc le face-à-face franco-anglais, périodiquement animé par de sanglantes échauffourées, quand, en 1754, avait été discuté à Albany6 le plan d'union proposé par Benjamin Franklin aux représentants des colonies anglaises. L'idée n'était pas neuve : elle datait de 1637, soit dix-sept ans après le débarquement des pèlerins du Mayflower. Trois ans après la colonisation du Connecticut, les magistrats de cette province avaient, en effet, suggéré à ceux du Massachusetts, du Maryland et de la Virginie de s'unir pour une défense commune de leurs intérêts. Une vingtaine d'années avaient été nécessaires pour permettre à l'idée de faire son chemin. L'âpreté de la compétition territoriale avec la France avait, depuis 1752, stimulé les promoteurs de l'union et convaincu les tièdes de son utilité. La Louisiane, pas plus que la Nouvelle-France, ne pouvait tirer avantage d'une réelle cohésion des colonies britanniques.
Pendant que certains Louisianais, les moins nombreux, hélas ! s'employaient à développer l'agriculture et l'élevage, à organiser des circuits commerciaux, d'autres spéculaient sur les produits importés, imaginaient des combines pour s'enrichir sans fatigue, s'adonnaient au jeu familier des intrigues et des cabales, batifolaient dans les salons. Or, simultanément, un drame se jouait en Nouvelle-Écosse, dont les Acadiens faisaient les frais.
Depuis le traité d'Utrecht, signé en 1713, la Nouvelle-Écosse péninsulaire, c'est-à-dire l'Acadie, appartenait à l'Angleterre. Cependant, jusqu'à la fondation de Halifax, en 1749, les Acadiens avaient eu le sentiment de rester français sur un territoire britannique. Certes, Port-Royal était devenu Annapolis et des négociants de Nouvelle-Angleterre parcouraient le pays, mais l'occupation anglaise restait peu contraignante. Comme le nouveau suzerain redoutait de voir émigrer les colons qui exploitaient les terres, il avait refusé à ces derniers, malgré les termes du traité, de passer avec leurs troupeaux et leurs biens dans la partie de l'Acadie restée française. Au fil des années, tandis que bon nombre d'Acadiens rongeaient leur frein, tout en s'administrant eux-mêmes, et refusaient périodiquement de devenir sujets britanniques, les autorités occupantes avaient introduit dans le pays des familles anglaises, plusieurs milliers de personnes, afin, comme l'avait conçu le gouverneur Philipps, « de coloniser le pays avec des sujets de Sa Majesté ». En 1755, alors qu'augmentaient les tensions entre la France et l'Angleterre, les dirigeants de la Nouvelle-Écosse avaient jugé le moment opportun pour se débarrasser des Acadiens qui refusaient de prêter serment d'allégeance au roi d'Angleterre. Le 31 juillet 1755, tous furent prévenus du sort que leur réservaient les autorités : « Le Conseil a délibéré et décidé que les habitants français soient déportés hors du pays le plus tôt possible. On a résolu de commencer par ceux des régions de l'isthme », c'est-à-dire Grand-Pré. Ainsi avait commencé le honteux déplacement de population que l'histoire a retenu sous le nom de Grand Dérangement. Pendant l'année 1755, plus de dix mille Acadiens des provinces maritimes furent déportés dans les colonies britanniques, notamment dans les Carolines et en Georgie, tandis que les récalcitrants étaient emprisonnés à Halifax ou envoyés en Angleterre sur les pontons-prisons. Ceux qui réussirent à prendre la fuite se cachèrent dans les bois, passèrent dans les établissements français du Canada, se réfugièrent sur l'archipel de la Madeleine, à l'embouchure du Saint-Laurent. D'autres encore, ayant pu revenir en France, se fixèrent à Belle-Île et dans le Poitou. Parmi ces rapatriés, M. de Choiseul, secrétaire d'État aux Affaires étrangères, en trouva qui acceptèrent d'aller s'installer en Guyane et aux Malouines. Plus tard, des centaines d'Acadiens, transportés de force dans les colonies anglaises d'Amérique, devaient fuir les résidences imposées et se mettre en marche vers la Louisiane, où les premières familles arriveront en 1765. Mais, entre-temps, la Louisiane sera devenue espagnole !
Les affres de l'isolement
Dès le printemps 1755, le baron de Kerlérec avait été informé par le ministre de la Marine du risque d'une guerre prochaine avec l'Angleterre. Aussitôt, le gouverneur de la Louisiane avait entrepris, au long du Mississippi, la construction de fortins et réclamé des troupes, considérant fort justement que, sur les mille deux cents soldats qui émargeaient sur les rôles de la colonie, il aurait bien du mal, en cas de conflit, à en rassembler trois cents prêts à se battre !
Les hostilités attendues et redoutées furent ouvertes par l'Angleterre, à la fin de l'année 1755, quand des navires britanniques attaquèrent trois vaisseaux français au large de Terre-Neuve. En janvier 1756, deux corvettes, qui venaient de quitter La Nouvelle-Orléans, furent interceptées, dans le golfe du Mexique, par l'ennemi qui s'empara des dépêches que le gouverneur de Louisiane expédiait à Versailles. Les Anglais eurent ainsi connaissance des besoins de la colonie, donc de sa tragique faiblesse. Pendant ce temps, en Europe, le renversement des alliances avait donné à l'Angleterre l'appui de la Prusse, jusque-là amie de la France, laquelle s'était assuré, pour sa part, le concours de l'Autriche et de l'Espagne. Le 9 juin 1756, une nouvelle guerre, qui allait durer sept ans et faire plus de cinq cent cinquante mille morts, fut officiellement déclarée.
Comme chaque fois que la France est en guerre, que ses forces sont mobilisées sur les théâtres d'opérations européens, que sa marine doit combattre, sur toutes les mers, la puissante marine britannique, la Louisiane retourne à son triste isolement. En 1756, un seul bateau vint de France et aucun n'entra dans le port de La Nouvelle-Orléans avant le 16 avril 1758. Ce jour-là, l'Opale et la Fortune arrivèrent avec quarante-cinq soldats suisses et vingt-deux colons. Beau renfort, en vérité, pour une colonie aux frontières floues mais démesurées ! De la Fortune débarqua aussi un commissaire ordonnateur, Vincent Gaspard Pierre de Rochemore, désigné pour remplacer Jean-Baptiste Bobé-Descloseaux, qui assurait l'intérim depuis la mort d'Auberville.
Le nouvel administrateur, troisième fils du marquis de Rochemore, est âgé de quarante-cinq ans. Il a renoncé à la prêtrise pour entrer dans la marine où il a fait carrière dans les bureaux, après des études à l'université d'Avignon. Sur les navires, on l'a rencontré plus souvent comme passager que sur la dunette. Commissaire à Rochefort, puis à Marseille, il était venu en Louisiane en 1745, à bord de l'Éléphant. Il avait même demandé, à l'époque, à M. de Vaudreuil « à entrer dans la colonie », ce qui lui avait été refusé. Un peu plus tard, il avait cependant obtenu d'y séjourner comme garde-magasin, chargé des fortifications. Individu aux idées courtes et confuses, procédurier en diable, cupide, Rochemore attend d'un poste colonial ce qu'il n'a pu trouver dans ses fonctions en métropole : le moyen de s'enrichir aux dépens de la communauté. Le nouveau commissaire ordonnateur est en plus flanqué d'une épouse redoutable. Mme de Rochemore, une harpie qui ne manque ni d'esprit ni de courage, excelle dans la médisance et compose des chansons fielleuses contre ceux qui lui déplaisent. Le gouverneur, qui a vite évalué les ambitions du couple, sera sa tête de Turc favorite. Kerlérec a bien accueilli les Rochemore. Il comprend le jeu du nouvel arrivant quand il le voit se mettre en affaires avec les pires combinards de la colonie, les Destréhan, les Derneville, et fréquenter les officiers les plus frondeurs, comme Simard de Belle-Isle et le Suisse Jean-Philippe Goujon de Grondel. Ce dernier, qui ne souhaite que s'installer comme planteur et commander à des esclaves, prend de coupables libertés avec le service.
Fort heureusement, la compagnie suisse a, depuis le 1er septembre 1752, un nouveau commandant, Jean-François-Joseph, chevalier de Hallwyl, qui, devenu colonel, a donné son nom au régiment du défunt Louis-Ignace de Karrer, fils aîné du fondateur de l'unité. On parle maintenant du régiment de Hallwyl avec respect car cinquante hommes, envoyés en Nouvelle-France pour participer à la défense de Louisbourg, assiégé par les Anglais, se sont vaillamment battus sans avoir pu contenir les assaillants. Le 27 juillet 1758, ces derniers ont rasé la vieille citadelle française après la reddition de la ville.
Chaque mois va désormais apporter en Louisiane, avec retard car les liaisons sont rares, son lot de mauvaises nouvelles. On apprend, à la fin de l'année 1759, qu'au mois de septembre Montcalm a péri, comme Wolfe, le général britannique, au cours de la bataille des plaines d'Abraham. C'est une cuisante défaite et les Louisianais accueillent à La Nouvelle-Orléans, avec toute l'affection et la considération dues à des combattants malheureux, les restes de la garnison de deux cents hommes du fort Duquesne. Exténués, transportant blessés et malades, les soldats de M. de Ligneris ont descendu le Mississippi après avoir sabordé leur forteresse de rondins, incendié les magasins et les maisons pour ne laisser aux « tuniques rouges » du général Forbes que ruines inhabitables, retranchements effondrés et silos vides. Quelques mois plus tard parviennent en Amérique les échos du désastre naval de la baie de Quiberon. Le 9 novembre 1759, la flotte française de Brest, commandée par le comte de Conflans, maréchal de France, qui approchait des côtes pour embarquer les troupes du duc d'Aiguillon, destinées à un débarquement en Angleterre, a été attaquée par l'escadre britannique de l'amiral Hawke. Les vaisseaux que les Anglais n'ont pas coulés, brûlés ou truffés de boulets se sont fracassés sur les récifs ! Ces pertes en navires ne peuvent qu'aggraver l'isolement de la colonie, qui ne dispose plus que des rares et médiocres bateaux qu'on y construit. À la fin de l'année 1760, la chute de Québec et la reddition de Montréal, intervenue en septembre, portent un coup sérieux au moral de la population qui, en dépit de toutes les difficultés de déplacement, s'est accrue pour atteindre onze mille Blancs et cinq mille Noirs.
Kerlérec, qui avait écrit, depuis 1755, quinze lettres, restées sans réponse, à Rouillé, puis à Machault d'Arnouville, son successeur au ministère de la Marine, n'a pas plus de chance avec le duc de Choiseul qui détient, à partir de 1761, les ministères de la Guerre et de la Marine. À tous, le gouverneur a tenu et tient le même langage : la Louisiane manque de tout, les magasins du roi sont dégarnis, les réserves des particuliers épuisées, on a dû demander aux Espagnols de Veracruz vingt mille livres de salpêtre et de soufre pour faire de la poudre à canon. Les exploitants agricoles, qui ensemencent de plus en plus de surface, ont produit quatre-vingts tonnes de tabac, un record, qui valent trois millions six cent mille livres, quarante et une tonnes d'indigo, ce qui devrait rapporter plus de quatre cent mille livres, de la cire à chandelles et d'autres produits, mais ils ne trouvent comme acheteurs que les Espagnols de Pensacola, aussi démunis de numéraire qu'eux-mêmes. Les négociants, qui ont entassé dans leurs entrepôts pour deux cent cinquante mille livres de peaux – castor, lynx, loup, renard, chat sauvage, bison, chevreuil –, d'huile d'ours, de planches de cyprès, ne peuvent trouver preneurs qu'en Europe et attendent en vain les navires qui pourraient transporter ces marchandises. Si l'on ajoute à cela que la colonie détient, en lettres de change tirées sur le Trésor de la marine, la valeur de six millions six cent quatre-vingt-seize mille livres, on peut considérer que l'économie de la Louisiane serait acceptable sans la guerre qui ferme la plupart des débouchés et empêche les relations maritimes. Autre conséquence de l'isolement et du manque de navires, l'augmentation périodique du coût de la vie. Une barrique de vin coûte trois mille cinq cents livres, un baril de quatre-vingts kilos de farine six cents livres, un kilo de beurre vingt livres, un chapeau de castor quatre cents livres, une paire de bas de soie cent cinquante livres, un canard douze livres. Il est aussi très coûteux de se loger à La Nouvelle-Orléans, où le loyer mensuel d'une chambre meublée « sans vin » [sic] atteint cinq cents livres. Dans la conjoncture, les ouvriers, les petits employés et les militaires, dont les uniformes tombent en loques, souffrent de malnutrition et d'inconfort, mais les chevaliers d'industrie, les aigrefins, les spéculateurs, les fonctionnaires prévaricateurs, les concessionnaires et les escrocs s'enrichissent.
Le gouverneur, dont l'honnêteté contrarie bon nombre de notables, s'efforce d'assainir la situation sans y parvenir. Il a fait jeter en prison l'amant de Mme de Rochemore, le lieutenant Paul de Rastel de Rocheblave, militaire affairiste qui néglige son service. Il a aussi demandé au ministre de la Marine le rappel du mari de la poétesse. Rochemore, qui se croit tout permis, a franchi les bornes des malversations coloniales courantes. Il a profité d'un voyage de Kerlérec à Mobile pour faire saisir la cargaison de farine du Texel, propriété de l'armateur David Diaz Arias. Ce navire, envoyé secrètement par le gouverneur de la Jamaïque, apportait de quoi nourrir les militaires de la garnison, qui ne mangeaient plus depuis des semaines que du pain de maïs et du riz. Rochemore et le trésorier Destréhan, ignorant que M. de Kerlérec attendait ce bateau, virent là une bonne affaire. Comme le capitaine refusait de céder à bas prix aux deux hommes la farine qu'ils eussent revendue avec bénéfice à l'armée affamée, Rochemore, exhibant un édit de 1615, confirmé par une ordonnance de 1727, s'était emparé du chargement et l'avait vendu. Les textes en question interdisaient, en effet, à tous les navires appartenant à des armateurs anglais ou juifs l'accès aux ports de Louisiane. Or M. Diaz Arias était juif et sujet britannique. Le commissaire ordonnateur avait donc fait appliquer le règlement et s'était s'assuré, sans bourse délier, un bon bénéfice ! L'usage inopportun d'une telle procédure risquait de décourager tous les capitaines qui pourraient être tentés, à l'avenir, de ravitailler la Louisiane. Mais l'arnaqueur n'avait cure de ce genre de considération, surtout quand un profit substantiel se doublait pour lui du plaisir de mettre le gouverneur dans l'embarras.
Kerlérec, qui avait d'autres reproches à formuler contre cet étrange ordonnateur, parvint à faire passer en France, sur une goélette commandée par un capitaine risque-tout, son neveu, porteur d'un rapport circonstancié et sollicitant la révocation du fripon. Rochemore, inquiet, avait réussi à faire discrètement embarquer sur le même bateau l'enseigne Fontenette, lesté de vingt mille livres. Cette somme judicieusement utilisée permettrait à l'envoyé spécial du prévaricateur de rendre les gens du ministère moins sensibles aux arguments du gouverneur.
Le 29 avril 1762, la réponse du ministre parvint à La Nouvelle-Orléans quand trois vaisseaux, les premiers depuis quatre années, se présentèrent devant une population d'autant plus ravie que la Médée, le Bien-Aimé et la Fortune apportaient, en plus des médicaments et des munitions tant attendus, quatre cent quarante-six soldats et trente-cinq officiers, soit dix compagnies du régiment d'Angoumois commandées par le marquis de Frémeur. La vue des uniformes frais et des armes neuves réjouit les colons et impressionna les Indiens. Un quatrième navire, le Bien-Acquis, transportant M. Jean-Jacques Blaise d'Abbadie, nommé le 29 décembre 1761 « directeur général, ordonnateur et commandant pour Sa Majesté de la Louisiane », avait été capturé par les Anglais et conduit à la Barbade.
Quand M. de Kerlérec eut pris connaissance des plis cachetés remis par un officier, quelques-uns firent grise mine. M. de Rochemore notamment, qui s'entendit, sur l'heure, signifier sa révocation. Privé de traitement, l'ex-commissaire ordonnateur était convoqué en France. Le ministre assurait le gouverneur que Bellot, secrétaire de Rochemore, qui avait participé à l'affaire du Texel, serait arrêté dès son arrivée à Paris ; Fontenette, dont on ignorait l'usage qu'il avait pu faire des vingt mille livres, avait été contraint de démissionner de la marine ; Simard de Belle-Isle, officier indiscipliné et complice des agissements de Rochemore, était dégradé et rappelé en France ; Jean-Baptiste Destréhan, trésorier indélicat, autre complice de Rochemore, devait venir s'expliquer sur l'origine d'une fortune un peu trop rapide, évaluée à six cent mille livres ; Pierre-Henri d'Erneville, qualifié de « chef de cabale », rappelé à Paris, se voyait relevé de ses fonctions ; Antoine-Philippe de Marigny de Mandeville, comme Reggio et Orville, comparses de Rochemore, devaient être sévèrement réprimandés. Et, comme le duc de Choiseul avait pensé à tout, un autre commissaire ordonnateur figurait parmi les passagers de la Fortune, M. Denis-Nicolas Foucault qui, en l'absence de M. d'Abbadie, tiendrait les comptes. Comme la plupart des nouveaux arrivants expliquèrent que la guerre allait bientôt se terminer d'une façon ou de l'autre, les peuples, les armées et les marines étant à bout de souffle, les Louisianais se voyaient déjà au seuil de la paix et de la prospérité. Ils ignoraient encore que la marine espagnole, sur laquelle Choiseul avait compté pour combattre la flotte anglaise, était incapable de tenir tête aux escadres britanniques ; ils ignoraient aussi que les « tuniques rouges » s'étaient emparées de la Guadeloupe et de la Martinique et que les Britanniques s'apprêtaient à dicter leurs conditions à Louis XV et à Charles III. Aussi furent-ils surpris d'apprendre, un matin de mai 1762, que la cour de Madrid avait accepté de céder les Florides aux Anglais, pour conserver Cuba et Porto Rico que sa marine n'était plus en mesure de défendre. Bien que les Florides soient considérées comme un territoire couvert de savanes et de lagunes insalubres, les colons français imaginèrent aisément que les Anglais allaient y installer des colonies nouvelles.
Mais, en cette année 1762, se préparait à Fontainebleau, pour les Louisianais, une surprise plus douloureuse. Ils n'en eurent connaissance, du fait de la miséricordieuse lenteur des communications, que le 7 avril 1763, quand d'Abbadie, libéré par les Anglais, débarqua de l'Aigrette avec le titre, nouveau pour la colonie, de commissaire général de la marine et ordonnateur de la Louisiane.
La Louisiane, cadeau royal
Au XVIII e siècle, un roi ne sollicitait pas l'avis de ses sujets quand il décidait d'offrir un morceau du patrimoine national à un autre roi. Les sujets faisaient partie du cadeau, comme il arrive encore aujourd'hui, à l'occasion d'un changement de propriétaire, que le personnel d'une entreprise soit compris, comme le mobilier, dans la transaction ! C'est ainsi que les Louisianais, qui s'étaient endormis français le 3 novembre 1762, se réveillèrent espagnols le lendemain ! Entre-temps, Louis XV avait donné la Louisiane à son cher et bien-aimé cousin, le roi Charles III d'Espagne. En vertu du pacte de Famille, le souverain français entendait, par cette cession, dédommager le fils de Philippe V et d'Élisabeth Farnèse de la perte des colonies qui lui seraient enlevées par le futur traité de Paris. Ces accords, destinés à mettre fin à la guerre entre l'Angleterre, la Prusse et le Portugal d'une part, la France, l'Espagne et l'Autriche d'autre part, étaient déjà en cours de discussion.
Le royal cadeau de Louis XV à Charles III procédait des préliminaires de paix et avait naturellement fait l'objet d'un accord particulier entre les deux souverains dont le contenu devait rester secret jusqu'à la signature du traité en cours d'élaboration. Le document historique avait été signé, au château de Fontainebleau, par le duc de Choiseul et le marquis Jerónimo de Grimaldi7, ambassadeur d'Espagne à Paris. Par ce texte, Sa Majesté Très Chrétienne cédait « en toute propriété, purement et simplement, et sans aucune exception, à Sa Majesté Catholique et à ses Successeurs à perpétuité, tout le pays connu sous le nom de Louisiane, ainsi que La Nouvelle-Orléans et l'Isle dans laquelle cette ville est située ». L'appellation île pour désigner la contrée où s'étendait chaque jour davantage La Nouvelle-Orléans s'expliquait par la topographie des lieux. Les cartes approximatives de la région pouvaient, à cette époque, donner l'impression que la ville était construite sur un territoire entouré d'eau, puisque délimité par le Mississippi, le lac Pontchartrain, le lac Maurepas, les bayous Saint-Jean et Manchac. Le 13 novembre 1762, Charles III, qui avait un moment hésité à accepter un cadeau jugé encombrant, fit connaître son consentement en escomptant que la Louisiane pourrait lui servir de base contre l'Angleterre. Il contresigna l'accord à San Lorenzo el Real, après avoir tracé les mots « Moi le Roi ». Richard Wall8, alors ministre d'État, qui devait représenter Charles III pour la mise au point du traité de Paris, avait paraphé le document. C'était la première fois que l'Espagne intégrait à son empire d'Amérique un domaine entièrement colonisé par une autre puissance et peuplé de Blancs d'origine étrangère.
Quand les Louisianais connurent la teneur exacte de l'accord de Fontainebleau, ils refusèrent d'y croire, puis, imaginant une manœuvre diplomatique, ils se prirent à espérer une annulation de la cession lors de l'élaboration du traité de Paris. Or les parlementaires chargés de faire la paix confirmèrent le don fait par Louis XV à son cousin Charles III. Le 10 février 1763, le sort de la Louisiane fut scellé : une partie devint colonie espagnole, l'autre fut livrée aux Anglais. Car, décision consternante pour les Français, l'article 6 du traité attribuait aux Britanniques la rive gauche du Mississippi, sauf La Nouvelle-Orléans et son « île », territoire dévolu à l'Espagne avec ceux de la rive droite du fleuve. Cela signifiait que le riche pays des Illinois, pour lequel on s'était tant battu, était livré aux colons anglo-saxons, ainsi que les établissements du littoral dont Mobile, deuxième ville de la colonie. Comme en prenant possession des Florides les Anglais s'étaient installés à Pensacola, dont ils développaient les installations, le port de La Nouvelle-Orléans risquait fort de perdre son rôle commercial. Mais de tout cela les Louisianais ne devaient être informés que plus tard. Ils allaient encore passer de longs mois dans une béate incertitude, se berçant d'illusions, tantôt proclamant leur indéfectible attachement à Louis le Bien-Aimé, tantôt prêts à accueillir des Espagnols qui ne se montraient pas !
On pourrait admettre que, le traité du 10 février 1763 ayant mis un terme à l'aventure coloniale de la France en Amérique, notre récit s'achevât sur l'image d'une Louisiane indolente et soumise. Ce serait une dérobade devant la réalité historique, doublée d'ingratitude pour un pays où l'amour de la France est resté vivace jusqu'à nos jours9, en dépit de tous les abandons. Si les traités disposent, il arrive que les hommes imposent. Si paradoxale que l'évolution puisse paraître dans un monde où s'accélèrent toutes les décolonisations, jamais la Louisiane ne fut autant française que sous la domination espagnole ! C'est pourquoi l'intermède vaut d'être conté.
Vaines résistances
Le traité de Paris, un des plus humiliants que la France ait jamais été contrainte de signer, réduisit son empire de treize millions de kilomètres carrés à quelques îles : la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie, Belle-Isle, avec l'aumône d'un droit de pêche à Terre-Neuve et à Saint-Pierre-et-Miquelon. La monarchie perdait, en plus de la Louisiane, le Canada, l'île Royale, la Grenade et les Grenadines, le Sénégal, sauf l'île de Gorée. De son domaine des Indes, elle ne conservait que les cinq comptoirs dont les écoliers devraient plus tard retenir les noms sonores, lest opulent des rêves exotiques : Chandernagor, Yanaon, Karikal, Pondichéry, Mahé !
Dans cette débâcle coloniale, la Louisiane, si souvent abandonnée par une mère patrie lointaine et inconstante, ne s'abandonna pas. D'abord, la lenteur des relations maritimes et l'indolence de l'administration royale firent qu'il fallut attendre le mois d'octobre 1764 pour que M. d'Abbadie eût en main une lettre de Louis XV, datée du 21 avril et contresignée par le duc de Choiseul. Le souverain et le ministre informaient officiellement les Louisianais de leur changement de nationalité intervenu… deux ans plus tôt ! Il annonçait aussi au directeur général, à qui M. de Kerlérec avait remis ses pouvoirs avant de rentrer en France, qu'un gouverneur et des officiers espagnols viendraient bientôt remplacer les administrateurs, afin d'assumer les responsabilités qui revenaient, de droit, aux représentants de Sa Majesté Catholique. Le brave d'Abbadie, qui, le 8 janvier, avait fait chanter un Te Deum à la cathédrale et donné un repas de cent couverts pour fêter la paix, fut tellement surpris qu'il tomba malade. Peut-être avait-il lu, dans une gazette, que M. de Voltaire s'était indigné, à Ferney, de voir « la France abandonner un pays au climat si agréable et dans lequel on produisait du tabac, de la soie, de l'indigo et mille autres choses utiles ».
Les Louisianais, qui voyaient toujours flotter sur les bâtiments publics le drapeau blanc à fleurs de lis, restèrent sceptiques et continuèrent de s'interroger sur leur avenir. Pour eux, la Louisiane était espagnole de jure mais restait française de facto ! Ils pensaient toujours de même quand, le 4 février 1765, à deux heures de l'après-midi, M. d'Abbadie mourut, « d'une maladie qui s'est d'abord déclarée colique nerveuse et ensuite épileptique », écrivirent, conjointement au ministre, M. Aubry, commandant des troupes, et M. Foucault, membre du Conseil supérieur faisant fonction de commissaire ordonnateur. Les deux notables, qui allaient se partager les responsabilités du défunt, tout en se querellant pour ne pas déroger à une détestable habitude de l'administration louisianaise, ajoutaient, pour d'Abbadie, cette oraison funèbre : « Il est généralement regretté. Son caractère doux et conciliant l'avait accrédité dans l'esprit de tous les honnêtes gens et les étrangers même ont témoigné, en plusieurs occasions, qu'ils seraient fort peinés de le perdre. » Les deux hommes estimaient, comme beaucoup d'habitants de La Nouvelle-Orléans, que la maladie de M. d'Abbadie avait été provoquée par une trop grande assiduité au travail. Par la même lettre, les signataires annonçaient au ministre l'arrivée en Louisiane de deux cent trente et un Acadiens. D'autres familles acadiennes, qui avaient fui le Canada et les colonies anglaises, étaient attendues. Il s'agissait des premiers groupes de francophones qui devaient, au fil des années, contribuer à l'augmentation de la population d'origine française. Les autorités avaient prévu de donner à ces émigrés, spoliés par les Anglais et encore sous le coup des souffrances endurées, des terres au pays des Opelousa et des Attakapa situés à soixante et quatre-vingts lieues de La Nouvelle-Orléans. « Nous y sommes portés d'autant plus volontiers que la fertilité des terres de ce quartier arrosé de plusieurs petites rivières, et où il y a depuis peu beaucoup d'habitants, mettra en peu d'années ceux-ci, la plupart cultivateurs et fort industrieux, en état, non seulement, de fournir à la consommation de cette ville, mais même d'y attirer plusieurs vaisseaux par leurs cultures et par le commerce qu'ils seront à portée de faire avec les nations et les Sauvages des environs. Ces pauvres malheureux n'ayant d'autres ressources que la charité du roi, nous avons cru devoir les aider en vivres, munitions et remèdes pour faciliter leur établissement. »
Ces Français, chassés d'Acadie par le Grand Dérangement, arrivaient le plus souvent à bord de mauvaises charrettes contenant leur maigre bien et suivies de quelques bêtes à cornes efflanquées. La plupart des chefs de famille cherchaient aussitôt à faire honorer la monnaie de carte et les billets qu'ils détenaient pour toute fortune. Ces effets, « répandus pour le service du Canada et de l'Acadie », n'inspirant pas grande confiance aux commerçants, l'administration, elle, était contrainte de les prendre en compte, sans trop savoir qui, du Trésor français ou du Trésor ibérique, les rembourserait peut-être un jour ! En attendant de résoudre ces difficultés, M. Aubry, un petit homme sec, que les commères incluaient dans la liste des amants de Mme de Pradel, prit sur lui d'informer clairement ses compatriotes que la cession à l'Espagne était une réalité qu'il serait vain de méconnaître et qu'un gouverneur espagnol était attendu avant la fin de l'année. Il s'efforça, dans le même temps, de convaincre les Indiens fidèles à la France de laisser les Anglais circuler librement dans les territoires qui leur avaient été dévolus par le traité de Paris, ce qui n'était pas facile. Les Britanniques voulaient notamment s'installer au pays des Natchez, occuper le poste de Baton Rouge et créer sur le Mississippi, au confluent de la rivière Iberville, un port capable de concurrencer La Nouvelle-Orléans, où leurs bateaux de commerce n'avaient pas accès. Aubry, qui commandait à quatre malheureuses compagnies, s'en inquiéta auprès de Choiseul. « Si leurs troupes [celles des Anglais] étaient attaquées par nos petites nations en y allant comme c'est arrivé l'an passé, il serait à craindre qu'ils s'en vengeassent cruellement en engageant les Chacta à désoler nos établissements, à quoi nous ne pourrions guère nous opposer, n'ayant point de troupes suffisantes pour défendre le pays. Je vais aussi, Monseigneur, préparer, autant qu'il sera possible, la voie aux Espagnols et annoncer aux Sauvages qu'ils ne doivent point être surpris de leur arrivée ; attendu que les Empereurs de France et d'Espagne sont frères et du même sang, que les deux nations n'en font plus qu'une, qu'ils auront pour eux les mêmes égards que nous et qu'ils verront, dans leurs troupes, des chefs et des guerriers français, auxquels ils sont accoutumés, ce qui doit leur prouver la bonne amitié et union qui règnent entre nous. » Malgré cette manière un peu simpliste, et même fallacieuse, de présenter les choses, les Sauvages regimbèrent, ce qui donna beaucoup de soucis aux Anglais, du côté des Grands Lacs où Pontiac, le chef des Ottawa, conduisit contre eux un soulèvement meurtrier, et aussi à M. de Saint-Ange, commandant du poste des Illinois. Les Indiens de cette région, Miami et Huron, refusant de prendre en considération le traité de Paris, à l'élaboration duquel nul ne les avait conviés, avaient décidé d'interdire l'accès des établissements français aux nouveaux propriétaires. Ils n'entendaient pas changer de protecteurs ni d'habitudes et, comme on les avait, depuis un demi-siècle, incités à combattre les Espagnols et les Anglais, présentés comme envahisseurs sanguinaires, ils s'en tenaient à cette conception. Quand on leur traduisit l'article du traité par lequel la France cédait leurs terres à l'Angleterre, ils firent remarquer avec hauteur qu'ils n'étaient pas tous morts, que les Français n'avaient pas le droit de les distribuer comme des marchandises et qu'ils verraient ce qu'ils auraient à faire !
Déjà, au mois de février 1765, Pontiac avait envoyé ses plus beaux guerriers à La Nouvelle-Orléans pour présenter à M. d'Abbadie un wampum10 de guerre de deux mètres de long et de douze centimètres de large, portant les symboles d'alliance des quarante-sept tribus auxquelles il commandait du côté des Grands Lacs. Le directeur général de la colonie, qui devait décéder quelques heures après avoir reçu les représentants du chef indien, les avait exhortés au calme.
Au printemps 1765, les Français commencèrent à manifester leur inquiétude. Les habitants de Mobile, déjà sous administration anglaise, avaient été informés qu'ils devaient maintenant prêter serment de fidélité à George III, roi de Grande-Bretagne et d'Irlande, dont on disait qu'il avait le cerveau dérangé. Le commandant des troupes britanniques en Louisiane, Robert Farmar, major du 34e régiment, avait été formel. Ceux qui refuseraient cette allégeance se verraient « dépossédés de leurs terres et de leurs biens et devraient quitter la partie du pays cédée à la nation anglaise ». Les Français qui s'y conformeraient seraient protégés. Même si le gouverneur anglais des établissements du littoral, M. Johnston, entretenait les meilleurs rapports avec Aubry, un des rares Français capables de parler sa langue, on percevait chez les nouveaux occupants un désir vif et légitime de contrôler pleinement leur domaine. Les Espagnols, quand ils arriveraient, car ils finiraient bien par se montrer, seraient sans doute enclins à agir de la même façon.
Prenant exemple sur les Sauvages, les habitants de La Nouvelle-Orléans décidèrent d'envoyer une délégation à Versailles, auprès du roi. Quand furent réunis en ville tous les notables, les représentants des paroisses et bon nombre de citoyens ordinaires, M. Nicolas Chauvin de La Fresnière, procureur général, donna lecture d'une adresse qui serait portée à Louis XV. Les colons, les marchands et les militaires, unanimes, suppliaient le roi de France de ne pas les abandonner, de renoncer à détacher la Louisiane de la mère patrie. L'assemblée désigna comme ambassadeur Jean Milhet, un riche négociant, commandant de la milice locale, qui embarqua par le premier bateau. En arrivant à Paris, le Louisianais eut l'idée de solliciter le concours de l'homme qui, ayant voué sa vie à la Louisiane, pouvait le mieux l'aider à plaider la cause de la colonie devant le duc de Choiseul et, si possible, devant le roi soi-même.
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, que Jean Milhet s'en fut quérir, était un vieillard mélancolique de quatre-vingt-cinq ans. Trois générations de Le Moyne avaient vécu, et souvent péri, pour fonder un empire français en Amérique. Tous avaient combattu, sur mer et sur terre, les Anglais et les Espagnols pour empêcher ces colonialistes rapaces de prendre le Canada, l'Acadie, la Louisiane, qu'un monarque, d'un trait de plume, leur avait donnés. Du grand rêve américain des Le Moyne ne restaient que ruines et tombes. Souvenirs aussi, et c'est pourquoi M. de Bienville accompagna Milhet à Versailles, pour tenter de rendre un dernier service au lointain pays qui était le sien plus que Paris, où il s'ennuyait. Le ministre accueillit le vieillard avec déférence, écouta les observations de Milhet, reçut comme un hommage à son roi la requête des Louisianais, mais ne put obtenir l'audience royale. Louis XV, de moins en moins Bien-Aimé, qui avait perdu sa prestance, dont « le teint livide, presque olivâtre » avait impressionné Anton Kaunitz, chancelier d'Autriche, considérait cette affaire d'Amérique comme classée et le fit clairement savoir. Bienville rentra chez lui, Milhet reprit le bateau. Le roi l'avait dit : la cession à l'Espagne était irrévocable.
Enfin l'Espagnol vint !
Personne ne croyait plus à l'apparition d'un gouverneur espagnol quand, le 14 février 1766, on annonça l'arrivée à la Balise d'un brigantin battant pavillon sang et or, ayant à son bord trente soldats portant barbichette. Partis de La Havane le 17 janvier, ces militaires constituaient l'avant-garde de don Antonio de Ulloa y de la Torre, chargé par le roi d'Espagne de prendre, en son nom, possession de la Louisiane.
Les gens de la Balise, qui accueillent cordialement le détachement, devront cependant attendre le 5 mars pour voir enfin le représentant de Charles III. C'est un homme de petite taille, sec, au visage maigre. On remarque tout de suite le front ample, le nez puissant, les lèvres ourlées, le regard lourd sous de gros sourcils noirs. Sa tenue sobre, sa discrète élégance rassurent, mais, malgré une simplicité de bon aloi, l'Espagnol montre immédiatement un réel souci de l'étiquette. Les Français constatent avec plaisir qu'il parle leur langue, ce qui n'est pas le cas de tous ceux qui l'accompagnent. Recevant Aubry à bord de son bateau, qui transporte, avec soixante soldats, le capitaine de Villemont, officier français passé au service de l'Espagne, le trésorier royal Esteban Gayarré, le commissaire des guerres Juan José de Loyola et trois capucins, dont le frère Clemente Saldaña, le gouverneur déclare aussitôt qu'il ne prendra officiellement possession de la colonie qu'au jour où il aura des militaires en nombre suffisant pour en assurer le contrôle et la défense. Après ce préambule, la réception à La Nouvelle-Orléans, où Ulloa débarqua le 10 mars, fut polie mais sans chaleur.
Les notables de la ville avaient été renseignés sur la personnalité de ce gentilhomme, dont la réputation paraissait universelle dans les milieux scientifiques.
Antonio de Ulloa y de la Torre, fils de Bernardo de Ulloa, Alcalde Mayor, auteur d'ouvrages économiques, était né à Séville le 12 janvier 1716. Au célèbre collège Santo Tomas il avait été l'élève du fameux mathématicien Vásquez Tinoco, avant d'être admis, en 1732, dans la prestigieuse institution des gardes-marine, réservée aux fils de la noblesse qui voulaient faire carrière dans la flotte royale. Il avait commencé à naviguer comme garçon de cabine de l'amiral Manuel Pintado, alors commandant de l'escadre de galions armés pour l'Amérique, puis avait pris ses grades d'officier. Parce qu'il était féru d'astronomie et de sciences naturelles, le roi l'avait désigné, en 1734, pour participer à l'expédition scientifique française, dirigée par Pierre Bouguer11 et Charles-Marie de La Condamine12, qui s'était rendue au Pérou, à la demande de l'Académie des sciences de Paris, afin de déterminer la longueur d'un arc de méridien de un degré sur l'équateur même. Promu capitaine, Ulloa avait collaboré, de 1740 à 1744, avec Jorge Juan pour l'établissement d'un rapport confidentiel sur le statut militaire des colonies espagnoles en Amérique du Sud. Son bateau ayant été capturé par les Anglais alors qu'il regagnait l'Espagne, il avait été conduit comme prisonnier de guerre en Angleterre, où sa réputation d'homme de science lui avait valu un traitement inattendu. Non seulement lord Charles Stanhope l'avait fait libérer, mais Martin Folkes, vice-président de la Royal Society of London, l'avait fait élire membre de cette institution savante. De retour en Espagne, Ulloa avait créé un cabinet d'histoire naturelle, un laboratoire de métallurgie, construit un observatoire, découvert sur la Lune un nouveau cratère auquel il avait donné son nom, rédigé divers ouvrages, aussitôt traduits en plusieurs langues, et entretenu une correspondance suivie avec les membres des académies des sciences française et anglaise. Répondant à une invitation, il avait rendu visite, à Berlin, à Frédéric le Grand.
En 1758, le roi d'Espagne reconnaissant à la fois les mérites du savant et de l'administrateur, avait nommé Antonio de Ulloa gouverneur de la province péruvienne de Angares, où se trouvaient les fameuses mines de mercure de Huancavelica. Nanti d'un traitement annuel de huit mille pesos, cet homme sans fortune pensait développer l'exploitation des mines par des méthodes modernes de sa conception. Il avait compté sans la corruption qui régnait à l'état endémique dans cette région riche où, du vice-roi au dernier des fonctionnaires, tout le monde trafiquait. Gouverneur intègre et technicien réaliste, Ulloa s'était senti incapable de réformer les mœurs de fonctionnaires et de colons qui contrecarraient ses décisions et disposaient, à Madrid, d'appuis efficaces. Ayant demandé au roi de le tirer de ce qu'il nommait lui-même le « purgatoire péruvien » et de le rendre à ses chères études, le savant avait été exaucé et envoyé à Cuba, dans l'attente d'une nouvelle affectation. Ce devait être le poste de gouverneur de la Louisiane.
À peine était-il installé dans ses fonctions que M. de Ulloa connut une série de désillusions. Dans cette ville de cinq mille cinq cents habitants, beaucoup de choses lui déplurent dès le premier jour. Il y avait les moustiques, certes, plus qu'en Amérique du Sud, mais ceux-ci le gênèrent moins que la crasse et le délabrement des maisons, des casernes, des hôpitaux et même de l'église Saint-Louis. Les capucins espagnols estimèrent que le sanctuaire ressemblait à une écurie. Trois autels avaient été dépouillés de leurs ornements sacrés. Pour se signer, les fidèles devaient faire couler sur leurs doigts l'eau bénite contenue dans une vieille bouteille de fer-blanc, les bancs avaient disparu et personne ne semblait souffrir de cette situation. Quand il apprit que l'église servait, à l'occasion, de salle des ventes et de théâtre, le représentant de Sa Majesté Catholique fit transporter ailleurs le saint sacrement.
Ne disposant que de soixante-dix-neuf soldats – onze avaient déserté en mettant pied à terre –, le gouverneur pensait intégrer dans l'armée espagnole les trois cents militaires français présents dans la colonie. Or ces derniers refusèrent catégoriquement de servir le roi d'Espagne. Ils préférèrent conserver leurs uniformes rapiécés et ne pensaient d'ailleurs qu'à regagner la France où ils eussent dû être rapatriés en 1763 ! M. de Ulloa leur fit observer qu'il attendait un bataillon de quatre cents hommes, en cours de formation à Cuba, mais qu'il devait, jusqu'à l'arrivée de celui-ci, maintenir les Français en service, ne serait-ce que pour assurer la sécurité de leurs compatriotes. Avec une outrecuidance qui choqua le Sévillan, les officiers répondirent « qu'ils ne pouvaient faire ce sacrifice que pour leur roi ». Foucault, qui restait en fonctions, ne put que rapporter au ministre de la Marine ce premier incident. « Le corps des officiers [espagnols] s'est assemblé pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire à ce sujet et, réfléchissant qu'une contrainte serait très déplacée et pourrait entraîner quelque chose de fâcheux, il a été unanimement décidé qu'on les laisserait [les Français] les maîtres d'accepter ou de refuser. S'ils persistent dans leur résolution, il sera impossible à M. de Ulloa de prendre possession de cette colonie. […] Cette conjoncture nous oblige, M. Aubry et moi, à continuer le gouvernement et l'administration sur le pié [sic] où elle est encore, ce dont je suis fort peiné, d'autant que je me retrouve par là dans la nécessité où j'étais de constituer le roi dans de nouvelles dépenses, entre autres objets pour l'achat de presque tout ce qu'il faudra consommer pour son service ; caves et magasins d'ici sont très dépourvus de tout, comme j'ai eu l'honneur de vous en prévenir, Monseigneur, en particulier en commun avec M. Aubry. »
Les militaires français étant restés insensibles aux arguments des officiers espagnols et aux exhortations de MM. Aubry et Foucault, M. de Ulloa confirma qu'il ne prendrait pas possession de la Louisiane, ni n'en assumerait l'administration, donc les frais, tant qu'il ne disposerait pas d'une force capable de soutenir son autorité. C'est ainsi que naquit dans cette colonie un gouvernement mixte d'où allait découler, pour les Espagnols comme pour les Français, la situation unique et paradoxale d'une colonie appartenant à une nation et gérée par une autre ! Instable, ambigu, générateur d'une foule de conflits, ce type de gestion allait conduire la Louisiane au chaos, Ulloa à sa perte et quelques Français au poteau d'exécution.
Après avoir fait savoir que la solde des soldats français inactifs serait ramenée à sept livres par mois, alors que les militaires espagnols percevaient trente-cinq livres, et qu'aucun équipement ne serait désormais distribué à ceux qui ne voulaient pas servir le roi d'Espagne, le Sévillan prit, le 4 mai 1766, un décret qui allait lui attirer l'hostilité de la population. En suspendant le paiement des lettres de change, Ulloa jeta la consternation dans toute la colonie, où le montant de ces effets en attente de règlement atteignait la somme record de un million cent quatre-vingt-douze mille livres. Dans un pays sans ressources en numéraire, cette décision détruisit le peu de confiance que les colons avaient jusque-là accordée aux Espagnols. Les Acadiens, qui arrivaient chaque mois plus nombreux avec de la monnaie de carte, dont personne ne voulait plus, et des lettres de change, que le trésorier espagnol refusait d'honorer, se trouvaient dans le dénuement le plus complet.
Ayant signé ce décret, qui devait agir comme une véritable bombe à retardement, M. de Ulloa choisit d'aller visiter le pays. Il mobilisa sa petite troupe espagnole, emprunta quatre bateaux et, accompagné de l'ingénieur Joseph Dubreuil, remonta le Mississippi. Tour à tour, les colons de Pointe-Coupée, des Cannes-Brûlées, du pays des Natchitoch, les concessionnaires, les Acadiens et les Allemands reçurent le gouverneur avec courtoisie. Ce dernier regagna La Nouvelle-Orléans satisfait de ces contacts, mais conscient des difficultés de sa tâche. Le capitaine Aubry, rendant compte au duc de Choiseul de l'inspection de M. de Ulloa, se fit l'écho des propos de ce dernier : « La connaissance exacte que M. de Ulloa a de cette colonie lui a bientôt fait comprendre combien le gouvernement en était difficile. Il sait qu'il ne sera pas aisé de concilier à la fois les intérêts et les caractères des différentes nations qui sont ici présentement et que telles sages précautions que l'on prenne on aura bien de la peine à y entretenir la paix et l'union. Il voit que, depuis le haut de la colonie jusqu'au bas, on ne rencontre de toutes parts que des Anglais et des Sauvages, ce qui occasionne une continuelle succession d'événements souvent tragiques et toujours inquiétants. […] Il voit que les Anglais ayant Pensacola et la Mobile, avec la libre communication du fleuve et des lacs, on est absolument obligé de fortifier la base de la colonie pour mettre l'île de La Nouvelle-Orléans en sûreté et qu'on est également dans l'indispensable nécessité de fortifier, non seulement l'entrée de toutes les rivières qui viennent du côté du Mexique, mais aussi le haut de la colonie, c'est-à-dire le pays des Illinois où ils peuvent [les Anglais] tout d'un coup pénétrer par le Canada et la Belle-Rivière. À cet égard, les intérêts de Leurs Majestés Catholique et Très Chrétienne sont les mêmes. »
Un mariage trop discret
Antonio de Ulloa, décidé à protéger le territoire des convoitises britanniques, estima que le premier accès à contrôler était celui des bouches du Mississippi, principalement la passe est, dite passe aux Loutres, la plus aisément navigable. Il fit immédiatement entreprendre à la Balise d'importants travaux de fortification, afin de faire du vieux fort français une véritable citadelle. Comme l'ambiance lui plaisait plus que celle de La Nouvelle-Orléans, il s'y installa pendant neuf mois pour surveiller lui-même l'activité des maçons, des charpentiers et des artisans habiles qu'il avait amenés de La Havane. Il fit bâtir, sur une pointe voisine, qu'il nomma Reina Católica, une jolie chapelle blanche et une maison à galerie afin de pouvoir, le soir venu, goûter la brise relativement fraîche du golfe du Mexique et se livrer, par ciel clair, à des observations astronomiques, son vrai plaisir. Dans cette résidence, le gouverneur aurait coulé des jours heureux s'il n'y avait eu, à quelques jours de navigation, Aubry, Foucault, les deux fonctionnaires espagnols, le Conseil supérieur de la colonie et les Français. Chaque semaine lui apportait, par pirogue rapide, des rapports, des lettres, des demandes d'argent, des récriminations. Or ces gens ignoraient que le gouverneur avait voulu parfaire les installations de la Balise, non seulement pour prendre ses distances avec une société qui l'agaçait, mais aussi pour accueillir la marquise péruvienne qu'il avait épousée par procuration !
Deux ans plus tôt, le savant avait en effet décidé qu'il était en âge – quarante-huit ans à l'époque – de se marier. Comme il n'avait guère l'occasion de rencontrer des demoiselles en mal d'époux, il s'était adressé au roi, d'abord pour obtenir la permission de prendre femme, ensuite pour demander à Charles III de lui en trouver une ! Dans une lettre touchante, il avait expliqué au souverain qu'étant second fils de Bernardo de Ulloa, il n'hériterait aucune des propriétés familiales proches de Séville et que, n'ayant pas de fortune personnelle, il devait penser à sa retraite ! Une dot serait bienvenue ! Il ajoutait que les cinq fils Ulloa étaient tous célibataires, l'un parce qu'il était prêtre, les autres par goût. Il fallait qu'il y en eût un qui se dévouât pour perpétuer le nom. Charles III, n'ayant pas trouvé de fiancée disponible sur le marché péninsulaire, s'était rabattu, en 1766, sur la fille du comte de San Xavier, la belle marquise d'Abrado, doña Francisca Ramírez de Lareda y Encalda. Cette Péruvienne, la plus belle fille du pays, disait-on, apportait en dot une fortune. Née créole, elle ne pouvait qu'être flattée de devenir la femme d'un authentique gentilhomme peninsular, c'est-à-dire métropolitain ! Certes, elle avait trente ans de moins que son futur mari, mais, les suggestions du roi d'Espagne étant des ordres, elle avait envoyé son joli minois peint sur ivoire au fiancé qui venait d'être nommé gouverneur de Louisiane. On ignore si M. de Ulloa avait expédié en retour son portrait miniaturisé, mais le mariage avait été scellé par procuration, la cérémonie nuptiale et la consommation étant remises à plus tard. Or, au printemps 1767, on fit savoir à doña Francisca que tout était prêt pour la recevoir. Elle prit le bateau pour la Balise, où son époux l'accueillit avec des marques considérables d'estime et d'affection. À cent vingt kilomètres de là, la bonne société de La Nouvelle-Orléans, informée par les bateliers, attendait l'arrivée de la petite fiancée du gouverneur et se préparait à la célébration d'un mariage qui n'était encore que de papier. On repeignit l'église, qui retrouva ses bancs et ses bénitiers, et l'on balaya les rues. Pendant ce temps, les dames apprêtaient leurs toilettes, se concertaient pour l'organisation des réceptions et des bals, recensaient les porcelaines de Limoges qu'elles prêteraient volontiers pour le banquet et, dans toutes les maisons, les esclaves astiquaient l'argenterie. Le mariage du gouverneur serait l'événement de la saison.
On guettait encore l'arrivée des cartons d'invitation quand on apprit que M. de Ulloa et sa jolie marquise avaient échangé, en toute intimité, les alliances bénies par un simple capucin dans la chapelle blanche de Reina Católica, à la Balise, le seul endroit où flottait le pavillon du roi d'Espagne ! Le gouverneur, qui avait déjà contre lui les notables, les négociants, les militaires, les Acadiens et les Allemands, fournit ce jour-là aux ennemis des Espagnols un contingent supplémentaire et particulièrement agressif : les dames de La Nouvelle-Orléans. Privées d'un grand mariage mondain et des distractions afférentes, celles-ci prirent la dérobade de l'Espagnol comme une humiliation préméditée, comme une insulte, et se répandirent en propos fielleux. La belle Mme de Ulloa fut détestée avant que d'être connue. Les maris et les galants tinrent le gouverneur pour un goujat et se réservèrent de le lui faire sentir. Le savant fut décrit, à l'époque, par Jean de Champigny13, dont il faut prendre la description avec grande réserve, comme étant « laid, sans noblesse, ni dignité, ni maintien ». « Sa figure respire l'hypocrisie et sa pensée est sans ressources », ajoutait l'officier.
Ces médisances passent pour observations véridiques quand les nouveaux mariés décident de venir s'installer à La Nouvelle-Orléans. Le 12 juillet 1767, le commissaire Juan José de Loyola, qui n'est pas en très bons termes avec Foucault, son alter ego français, prévient le gouverneur, qui passe sa lune de miel à la Balise, que rien n'a été préparé pour recevoir le couple. L'hôtel du gouvernement est dans un état de délabrement avancé et ne ressemble guère à un palais. Il est d'ailleurs occupé par Aubry, le gouverneur français, et sa famille qu'on ne peut décemment pas mettre dehors. Loyola se démène pour trouver deux maisons mitoyennes, qu'il loue à l'année, huit cent quatre-vingts pesos. Les artisans espagnols envoyés de la Balise se dépêchent de restaurer ces demeures, les relient par une galerie et les Ulloa font à La Nouvelle-Orléans une entrée protocolaire glaciale, malgré la chaleur étouffante de l'été subtropical.
Doña Francisca n'est certainement pas une jeune femme heureuse. Dès sa première nuit en ville, dans une maison qui n'a rien des grandes et confortables fincas péruviennes où elle a toujours vécu, elle est assaillie par des nuées de moustiques. Elle qui n'a jamais eu à sa disposition que des couverts d'argent massif souffre du manque de raffinement. Et puis, ce petit mari sec et ratatiné, si courtois et prévenant qu'il soit, ne ressemble pas aux héros des romans dont on lui faisait la lecture, le soir, tandis qu'une Indienne brossait longuement ses cheveux. Le fait de se trouver dans une demeure sans confort « à la frontière extrême de la civilisation », alors qu'elle doit faire figure de première dame du pays, lui paraît dérisoire. Mais c'est une femme de devoir, à qui une parfaite éducation a donné la force de supporter les rigueurs du destin. Elle a donc accepté le mari et la ville.
Si M. de Ulloa ne parvient pas à comprendre pourquoi tous les Louisianais qui l'approchent ont l'air de le détester, sa femme, qui ne parle pas français, est encore plus surprise de se voir ignorée par les épouses des grands propriétaires. Trois fois par semaine, les Ulloa accueillent chez eux les notables de la cité, mais ne reçoivent pas d'invitations en retour. Ils se sentent exclus d'une société qui, par certains aspects, ne manquerait pas de charme. Les aristocrates, ou qui se prennent pour tels, conservent le souvenir de la frustration nuptiale imposée par le gouverneur. Ils ont remarqué que la marquise est venue du Pérou avec ses suivantes et ses domestiques, belles Indiennes des hauts plateaux, qu'elle traite comme des égales. Or, pour les Louisianais, tout ce qui a la peau colorée est esclave et tout ce qui est esclave doit être tenu à distance. Il est vrai que les manières raffinées de Mme de Ulloa n'ont rien de la rusticité coloniale. C'est une femme gracieuse mais réservée, qui se défend d'émettre une opinion sur celle-ci ou celui-là et qui ne parle jamais des soucis que peut avoir son mari. Les bigotes la trouvent hautaine parce qu'elle ne se rend pas à l'église comme tout le monde pour y papoter et entend la messe chaque jour dans la chapelle aménagée sous son toit. Les épouses de planteurs rient de sa pusillanimité parce qu'elle a interdit qu'on fouette les esclaves sous ses fenêtres. En faisant allusion à la façon de vivre du couple, on parle dans les salons de suffisance sévillane ! La femme du gouverneur donnera à nouveau prise à la médisance quand elle s'isolera plus encore, à partir du jour où elle attendra un bébé. Les commères de la ville pensent qu'elle a honte de s'être livrée à un vieux mari. Elles ignorent que, dans la bonne société espagnole, les femmes enceintes ne paraissent pas en public. Ayant mis au monde une fille au printemps 1768, la jeune mère sera vivement critiquée pour avoir fait venir de Cuba une nourrice noire. « Les Ulloa ne veulent pas que leur fille ait le moindre contact avec le sang français », dit-on stupidement en ville.
La rébellion française
Les choses seraient peut-être restées en l'état dans cette colonie sous gouvernement mixte franco-espagnol, où tous les bâtiments arboraient, comme au temps de Bienville, le pavillon à fleurs de lis des rois de France, si Antonio de Ulloa n'avait décidé de réformer le régime commercial de la Louisiane. La balance du commerce extérieur a toujours été un indicateur économique apprécié des gouvernants et M. de Ulloa enrageait chaque fois qu'il devait comparer le volume des importations à celui des exportations. Non seulement le fléau de la balance penchait côté achats, mais les statistiques indiquaient que la plus grande partie des marchandises importées dans la colonie provenaient de France, et notamment le vin de Bordeaux, dont les Louisianais faisaient une forte consommation. Au printemps 1768, le déséquilibre atteignit de telles proportions que le gouverneur demanda et obtint de la cour de Madrid un décret destiné à remédier au déficit de la balance louisianaise et à garantir des débouchés nouveaux aux produits espagnols. Ces décisions, loin d'améliorer la situation, suscitèrent la colère des Français et, les historiens se plaisent à le reconnaître, la première révolution de colons contre une puissance coloniale du continent américain !
Le décret du 3 mars 1768, publié à La Nouvelle-Orléans quatre jours avant la mort à Paris, à l'âge de quatre-vingt-huit ans, de Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, vénéré comme père de la Louisiane, mit en fureur les habitants. Le Conseil supérieur protesta ; les armateurs, les négociants, les propriétaires s'assemblèrent pour faire connaître leur sentiment. Le décret suspendait les relations commerciales avec la France et limitait aux ports espagnols de Cadix, Séville, Alicante, Carthagène, Málaga, Barcelone, Santander, La Corogne et Gérone les échanges commerciaux avec la Louisiane. Ne pourraient assurer ces relations que les bateaux construits en Espagne, commandés par un capitaine espagnol et dont l'équipage serait composé, pour deux tiers, de marins espagnols. Les navires ne devraient plus faire escale dans aucun port espagnol de l'Amérique et les armateurs ne pourraient plus vendre aux escales des marchandises embarquées. Les contrevenants se verraient retirer leur permis de navigation.
Le texte, signé du marquis de Grimaldi, ministre d'État, interdisait également l'exportation, à partir de La Nouvelle-Orléans, des produits ne provenant pas de la colonie. À ces consignes le gouverneur ajouta, de son propre chef, l'interdiction d'importer des Noirs de Saint-Domingue et de Martinique. Les esclaves en provenance de ces îles avaient, d'après lui, mauvais esprit et pratiquaient le vaudou qui était, pour tout chrétien, une insupportable manifestation de paganisme et de bestialité. Enfin, l'importation de vins étrangers étant supprimée, les Louisianais devraient renoncer au bordeaux et boire des vins de Catalogne !
Ces mesures équivalaient toutes à supprimer la liberté du commerce, mais ce fut la dernière qui poussa les Français à la rébellion. En quelques jours, le bordeaux devint breuvage patriotique, symbole des libertés bafouées par l'occupant, qui n'avait même pas hissé ses couleurs sur une si belle colonie, obtenue sans mérite et acceptée sans enthousiasme. Les planteurs et les commerçants se déclarèrent prêts à quitter le pays, et même à passer chez les Anglais. Jean-Baptiste Payen de Noyan, neveu de Bienville, annonça qu'il allait vendre sa plantation et partir pour Cayenne avec ses Noirs, la Louisiane devenant un pays inhabitable ! M. de La Fresnière, procureur du roi et beau-père du précédent, assura qu'il imiterait son gendre si la liberté de commerce n'était pas rendue à tous. Pendant l'été, les conciliabules allèrent bon train dans les plantations hors les murs, où se réunissaient les mécontents. Les meneurs étaient incontestablement Nicolas Chauvin de La Fresnière, bel homme, orateur brillant et convaincant, et Denis-Nicolas Foucault, commissaire ordonnateur, gérant du Trésor royal, doyen du Conseil supérieur. Cet homme, très écouté à Versailles, était aussi l'amant d'une femme de tête qui détestait Mme de Ulloa. La belle Alexandrine, née de La Chaise, que la mort de son mari, M. de Pradel, avait rendue à une totale indépendance, organisait les réunions des protestataires.
M. de Ulloa, qui disposait d'informateurs, dont le capitaine Aubry, que les rebelles considéreront plus tard comme traître à leur cause, eut vite connaissance de l'agitation et de l'identité des agitateurs. Il comprit qu'un véritable complot était en cours quand il apprit que ses instigateurs avaient rendu visite au général Frederic Haldiman, commandant des troupes anglaises à Pensacola, afin d'obtenir la protection britannique. Craignant des troubles, le gouverneur espagnol tenta de calmer les esprits en expliquant que les décrets du mois de mars ne visaient pas à réduire le commerce de la colonie, qu'il fallait se méfier des racontars des marchands, que l'interdiction du vin de Bordeaux constituait un prétexte ridicule, etc.
Ces déclarations lénifiantes ne furent d'aucun effet, le texte du décret étant sans ambiguïté. D'autres notables rejoignirent bientôt les rangs des mécontents : Jean Milhet et Pierre Caresse, tous deux capitaines de la milice, Pierre Marquis, ancien officier du régiment suisse devenu planteur, Joseph de Villeré, beau-père de La Fresnière et capitaine des Allemands, François de La Barre, commandant de poste du Détour-aux-Anglais et membre du Conseil supérieur, François Chauvin de Léry, commandant de poste chez les Tchapitoula et cousin de La Fresnière, et d'autres dont il serait fastidieux de donner la liste.
Au commencement du mois d'octobre, La Fresnière présenta au Conseil supérieur de la colonie une longue pétition des Louisianais, Mémoire des habitants et négociants de la Louisiane, dont l'avocat Julien-Jérôme Doucet était le principal rédacteur. Ce document fut imprimé « à La Nouvelle-Orléans, chez Denis Braud, imprimeur du roi », expédié à Versailles et répandu dans toute la colonie. Après avoir respectueusement demandé au roi « qu'il suspende pour quelques moments ses pénibles travaux, pour se livrer aux sujets qui sont représentés aujourd'hui, comme les plus dignes de son attention et de son ministre », les habitants, négociants, artisans « et autres peuples » exprimaient à nouveau leur déception et leur chagrin d'avoir été livrés au roi d'Espagne et formulaient toutes les critiques réunies à l'encontre de l'administration espagnole. Ils réclamaient le retour des privilèges dont avait toujours joui la colonie, le rétablissement de la liberté de commerce et aussi, ce qui constituait l'exigence la plus grave, « que M. de Ulloa soit déclaré infractaire [sic] et usurpateur, en plusieurs points, de l'autorité dévolue au Gouvernement et au Conseil, puisque toutes les lois, ordonnances et coutumes veulent que cette autorité ne soit exercée par aucun officier, qu'après qu'il aura rempli toutes les formalités prescrites, et c'est à quoi M. de Ulloa n'a point satisfait ». Suivaient les considérations justificatives découlant de l'étrange situation d'une colonie dont les Espagnols n'avaient jamais pris officiellement possession, ce qui leur interdisait juridiquement toute intervention dans les affaires intérieures du pays. Et les Louisianais d'exiger sur le même ton de leur Conseil supérieur, toujours en fonction, « l'éloignement de M. de Ulloa, auquel il doit être enjoint de s'embarquer dans le premier bâtiment qui partira, pour se rendre où bon lui semblera, hors de la dépendance de cette province ». Tous les officiers espagnols devraient également quitter la Louisiane.
Ce texte, signé par cinq cent trente-six habitants, fut naturellement reçu par le Conseil supérieur, soumis au procureur du roi et approuvé par le tribunal. En foi de quoi les treize membres de l'assemblée coloniale se prononcèrent dans ces termes : « Le Conseil, par sa prudence ordinaire, se trouve obligé d'enjoindre, comme de fait il enjoint, à M. de Ulloa de sortir de la colonie sous trois jours pour tout délai, soit dans la frégate de S.M.C. [Sa Majesté Catholique] sur laquelle il est venu, ou dans tel autre bâtiment qui lui paraîtra convenable, et d'aller rendre compte de sa conduite à S.M.C. »
Avant d'apposer son paraphe sous la formule « Par le Conseil », le greffier en chef Garic avait ajouté « Donné en la Chambre de Conseil, le vingt-neuf octobre mil sept cent soixante-huit ». Pendant que l'on délibérait de l'expulsion du gouverneur, les Louisianais manifestaient sur la place d'Armes, pour appuyer les conseillers et prouver leur détermination. Aubry en rendit compte deux jours plus tard au duc de Praslin, ministre de la Marine : « Le samedi 29 octobre, jour du Conseil, il s'est trouvé, tant de la ville que de la campagne, près de neuf cents hommes armés, tous les officiers de milice à leur tête, avec un pavillon blanc qu'ils ont arboré sur une place, criant tous généralement “Vive la France” et qu'ils ne voulaient point d'autre roi, paraissant même disposés à faire craindre pour la vie des Espagnols, si on avait [sic] pas d'égard à leur démarche. Voyant qu'on ne reconnaissait plus l'autorité et que le peuple avait franchi les bornes du respect et de l'obéissance dus à leurs supérieurs, je priai M. de Ulloa, contre qui l'animosité était la plus grande, de se retirer dans la frégate espagnole. Je l'y ai accompagné moi-même avec Mme son épouse, enceinte, et un enfant de six mois […]. J'ai protesté contre l'arrêt du Conseil qui enjoint à M. de Ulloa de s'embarquer sous trois fois vingt-quatre heures pour aller rendre compte à S.M.C. de sa conduite », concluait le capitaine Aubry. Examinée par le Conseil, la protestation du cogouverneur français, qui traduisait la désapprobation de plusieurs notables, fut rejetée comme « nulle et non avenue ». L'officier, qui avait eu quotidiennement affaire à M. de Ulloa, s'était conduit en gentilhomme en épargnant toute injure au savant et à son épouse. Car les risques étaient bien réels pour les Espagnols. Aux insurgés s'étaient joints une centaine de colons allemands. Ces derniers ne cachaient pas leur colère contre le gouverneur, qui différait depuis plusieurs mois le paiement de leur blé réquisitionné pour nourrir les Acadiens sans ressources.
Le jour de la Toussaint, à quatre heures de l'après-midi, le César, frégate française louée par le gouverneur expulsé14, leva l'ancre, emportant vers La Havane M. de Ulloa, doña Francisca et leur bébé né sur une terre où tous avaient été indésirables. Arrivé à Cuba le 3 décembre, M. de Ulloa, dont l'amertume était grande, s'absorba dans la rédaction d'un long rapport destiné au marquis de Grimaldi. Après avoir vainement attendu, pendant plus de deux mois, des ordres de Madrid, il fut autorisé à rentrer en Espagne, où il arriva le 14 février 1769.
À La Nouvelle-Orléans, on avait fêté le départ du gouverneur comme une libération, ce qui était un peu déplacé. Les Louisianais, se croyant revenus dans le giron du roi de France, s'étaient livrés « à une manifestation qui offrait une grande ressemblance avec les cérémonies que l'on consacrait à Bacchus dans l'Antiquité ! » commenta un étranger de passage. Cette liberté reconquise, les Louisianais n'aspiraient qu'à l'offrir à Louis le Bien-Aimé.
Et pourquoi pas la république ?
Livrés à eux-mêmes, les habitants de La Nouvelle-Orléans se tournèrent vers les membres du Conseil supérieur, seule autorité en place avec le commissaire ordonnateur Foucault, un des meneurs de la rébellion victorieuse. Le capitaine Aubry, qui, aux yeux de certains, avait épousé la cause du gouverneur et qui usait encore de son autorité pour faire respecter les biens espagnols, notamment la frégate la Volante, dont un exalté avait coupé l'amarre afin de la voir dériver sur le fleuve, était tenu à l'écart. Les insurgés ayant décidé d'envoyer à Versailles deux délégués, Julien Le Sassier et Saintelette, le Conseil prit en charge les affaires courantes en attendant de connaître la réaction du roi de France et du duc de Praslin. Tandis que leurs représentants voguaient vers La Rochelle, les Louisianais se berçaient d'illusions neuves. Ils imaginaient Louis le Bien-Aimé ouvrant les bras avec émotion et gratitude à la colonie fidèle, qui s'était elle-même libérée, rétablissant les privilèges du commerce, honorant toutes les dettes accumulées et distribuant quelques cordons bleus du Saint-Esprit aux rebelles patriotes. Quand, au mois d'avril 1769, les délégués se présentèrent à Versailles, ils trouvèrent le duc de Choiseul, Premier ministre du roi, et le duc de Praslin, ministre de la Marine, très au fait des événements. Ces messieurs avaient été successivement informés par l'ambassadeur d'Espagne et par un envoyé secret du capitaine Aubry, M. de La Perlière. L'audience accordée par Choiseul, plus heureux d'avoir annexé la Corse, après la Lorraine, que de se voir restituer la Louisiane, fut brève. Il refusa de conduire les envoyés de la révolution chez le roi, qui n'avait aucune envie de les entendre. Louis XV, tout à ses amours avec la comtesse du Barry et qui s'apprêtait à suspendre le monopole et les privilèges de la Compagnie des Indes, ne voulait plus entendre parler ni de la Louisiane ni de ses turbulents habitants. Son cousin Catholique, le roi d'Espagne, n'avait qu'à prendre soin de son empire colonial !
Ce refus de la France de récupérer le territoire offert à l'Espagne en 1762 ne surprit qu'à demi les Louisianais. À La Nouvelle-Orléans, les chefs de la rébellion avaient imaginé une solution de rechange, qu'ils proposèrent aussitôt aux notables et aux habitants. Celle-ci constituait une étonnante innovation en matière de décolonisation et de système politique, puisqu'il s'agissait de fonder une république indépendante, qui eût été la première du continent américain !
Certains des promoteurs de ce projet inattendu, sur lequel nous disposons aujourd'hui encore de peu d'informations, avaient lu Jean-Jacques Rousseau, la Nouvelle Héloïse et Du contrat social, d'autres connaissaient des œuvres de Voltaire, le Traité sur la tolérance et le Dictionnaire philosophique. Les échos des désaccords, de plus en plus fréquents, entre le gouvernement britannique et les treize colonies anglaises, qui venaient de rejeter un impôt du timbre et une taxe sur le thé fixés par le Parlement de Londres, parvenaient jusqu'en Louisiane et incitaient les gens à concevoir une gestion semblable pour la colonie abandonnée.
Le Suisse Pierre Marquis, plus pragmatique, suggérait de prendre exemple sur le système en vigueur dans son pays d'origine, une confédération de cantons réunis dans la plus ancienne république d'Europe. Il présenta même à ses amis un brouillon de Constitution et proposa la composition d'un conseil de quarante membres, véritable parlement national. À l'enthousiasme mitigé des uns pour une forme inédite de gouvernement s'opposaient les réticences réalistes des autres. Ces derniers inspirèrent à un auteur anonyme un Mémoire contre les Républicains, que Denis Braud imprima comme il avait imprimé le manifeste des mécontents qui avait provoqué l'éviction de Ulloa. Les opposants au projet de république entendaient rester fidèles à la monarchie et trouvaient utopique l'idée d'une république indépendante de Louisiane. Leurs remarques ne manquaient pas de sagesse : « Le caractère distinctif des républiques est l'équité et l'autorité des mœurs dans tous les domaines. Dès que les républiques faiblirent en cette matière, la tyrannie les saisit et elles tombèrent sous le joug du despotisme. Pour former une république, il faut que l'État qui s'y dispose ait des ressources en lui-même et des alliés intéressés à ce changement pour pouvoir se soustraire à la domination tyrannique dont il veut se délivrer. Cette colonie n'a aucune monnaie ni aucun métal. Quelques-uns disent que l'on fera du papier mais peut-on dire sérieusement une pareille absurdité ! Que peut valoir ce papier, s'il n'y a pas, en quelque endroit, des fonds numéraires ou du métal pour répondre de la valeur du papier ; personne ne l'acceptera. »
On en était encore à discuter avec véhémence du meilleur gouvernement possible, pendant qu'à Madrid Charles III et son ministre Grimaldi prenaient des décisions qui allaient rapidement régler le sort de la république louisianaise. Sa Majesté Catholique n'avait pas admis qu'un groupe d'energumènes eût renvoyé, comme un valet, le plus savant et le plus lettré des gouverneurs coloniaux de la Couronne d'Espagne. Le roi convoqua le plus rude des mercenaires à son service, un gaillard qui lui avait sauvé la vie et qu'il venait de nommer lieutenant général de l'armée. Le souverain donna carte blanche à ce soldat pour remettre de l'ordre en Louisiane, faire justice et laver l'injure.
Alexander O'Reilly and McDowell, comte par la grâce de Charles III, est un baroudeur qui a réussi. Né à Dublin en 1725, il est entré, à l'âge tendre de dix ans, dans l'armée espagnole. Promu lieutenant pendant la guerre de Succession d'Autriche, il a servi, de 1757 à 1759, dans l'armée autrichienne avant de changer une nouvelle fois d'uniforme et de passer dans l'armée française, pour se distinguer à la bataille de Minden. Sa conduite héroïque ayant été remarquée par le duc de Broglie, ce dernier le recommanda au roi d'Espagne qui le nomma lieutenant-colonel. Devenu major général pendant la guerre de Sept Ans, il fut chargé, la paix signée, de réorganiser l'armée. C'est en 1765 qu'il s'était attiré la faveur royale en protégeant efficacement Charles III, menacé par la foule qui assiégeait le palais.
Sa désignation comme commandant général et gouverneur de la Louisiane, le 16 avril 1769, le trouva tout disposé à jouer le rôle qu'on attendait de lui. Ayant promptement concentré à La Havane une flotte capable de transporter deux mille six cents hommes bien armés, il mit à la voile et les premiers navires se présentèrent le 20 juillet à la Balise, où personne ne les attendait. O'Reilly, qui ne disposait pour le moment que de deux bataillons, expédia une estafette au capitaine Aubry, lui demandant de dissuader les Français de toute résistance et le priant d'informer les habitants de La Nouvelle-Orléans qu'une force espagnole considérable remontait le Mississippi. Cette préparation psychologique était bien inutile. Les Louisianais n'avaient aucune envie de se battre et la plupart d'entre eux, écœurés par l'anarchie et la misère qui régnaient dans la colonie – on avait créé un établissement de prêt sur gage et accepté sans honte des secours envoyés par le gouverneur de La Havane –, n'aspiraient qu'à redevenir sujets du roi d'Espagne, puisque le roi de France n'avait pas voulu d'eux et que la république restait une aimable utopie. Aussi est-ce sans avoir tiré un coup de feu que, le 18 août, le général O'Reilly prit, avec trois cents hommes, possession de la colonie. Ayant compté vingt-trois vaisseaux, dont les canons étaient pointés sur la ville, et vu débarquer les troupes « avec un ordre et un appareil redoutable », les habitants de La Nouvelle-Orléans reçurent courtoisement le vengeur de Ulloa et l'invitèrent à entendre dans leur église un Te Deum qui ressemblait fort à une manifestation spontanée d'allégeance. Sans attendre, O'Reilly, qui possédait tout l'esprit de décision dont avait manqué Ulloa, fit hisser partout les couleurs espagnoles, s'installa à l'hôtel du gouverneur, envoya sa troupe occuper les casernes et constata que bien peu de Français s'étaient enfuis de la ville pour chercher refuge chez les Anglais, comme ils avaient prétendu le faire. Le procureur général La Fresnière, Foucault, Marquis, Caresse et Milhet vinrent saluer le condottiere et solliciter la clémence d'un si prestigieux représentant du roi d'Espagne.
O'Reilly parut entendre cet appel et fit afficher, le 21 août, une proclamation rassurante pour la population :
« En vertu des ordres et pouvoirs dont nous sommes munis de Sa Majesté Catholique, déclarons à tous les habitants de la province de la Louisiane que, quelque juste sujet que les événements passés ayent donnés [sic] à Sa Majesté de leur faire sentir son indignation, Elle ne veut écouter aujourd'hui que la clémence envers le Public, persuadée qu'il n'a péché que pour s'être laissé séduire par les intrigues de gens ambitieux, fanatiques et mal intentionnés, qui ont témérairement abusé de son ignorance et trop de crédulité ; ceux-ci répondront de leurs crimes et seront jugés selon les lois.
« Un acte aussi généreux doit assurer Sa Majesté que ses nouveaux sujets s'efforceront chaque jour de leur vie de mériter par leur fidélité, zèle et obéissance, la grâce qu'Elle leur fait et la protection qu'Elle leur accorde, dès ce moment. »
Tous les habitants, civils et militaires, respirèrent, sauf les meneurs de la révolution de 1768 dont le cas était évoqué dans la proclamation.
O'Reilly, qui désirait mener les choses rondement et faire sentir son autorité, avait écrit à Aubry deux jours plus tôt pour le sommer de donner, par retour du courrier, les identités des auteurs de la conspiration. La sécheresse de ton du mercenaire irlandais contrastait singulièrement avec l'humeur pateline qu'il avait montrée à son arrivée. « Il est très essentiel que je sache la personne qui écrivit, qui imprima et avec quelle autorité et permission furent formés, imprimés, et répandus au public le papier titré Arrêt du Conseil, sa date 28 octobre 1768, et l'autre papier titré Mémoire des habitants et négociants de la Louisiane. » Et le nouveau commandant militaire n'ajoutait comme formule de politesse qu'un « Dieu vous ait en Sa garde » à peine rassurant. Aubry s'exécuta et, après avoir raconté par le menu les événements d'octobre 68, sans oublier de faire observer qu'il avait toujours été d'une parfaite loyauté vis-à-vis de M. de Ulloa et prêt à donner sa vie pour défendre le savant et les siens, il livra les noms des chefs du complot, sans en omettre aucun : « Messieurs Mazan, chevalier de Saint-Louis, La Fresnière, procureur général, Marquis, commandant réformé de la compagnie suisse, Noyan, capitaine de cavalerie, Noyan-Bienville, son frère, enseigne de la marine, Villeré, capitaine de milice de la côte des Allemands, tous les plus riches et les plus distingués du pays sont les chefs de cette criminelle entreprise. Quoique M. Foucault, ordonnateur, n'ait pas été placé dans le même rang, je ne peux cependant me dispenser de prononcer qu'il est très coupable. Il a permis qu'on imprimât la requête des habitants, qui est rebelle aux ordres du roi et outrageante à la nation espagnole, et il a permis qu'on imprimât la requête des habitants, qui est rebelle aux ordres du roi et outrageante à la nation espagnole, et il a permis qu'on imprimât le Mémoire des habitants, où il y avait des blasphèmes contre la nation espagnole, que j'ai fait retrancher, et plusieurs calomnies contre M. de Ulloa. C'est chez lui [Foucault] qu'on a travaillé aux lettres qui étaient adressées à Mgr le duc d'Orléans, le Prince de Conti, le Chancelier [Maupeou]. Tandis que je faisais mes efforts pour faire aimer le gouvernement et la nation espagnole, il ne cessait, avec ces messieurs, de mettre en jeu toutes sortes de ressorts pour détruire mon ouvrage et persuader le contraire, donnant à entendre à tout le monde que dans les colonies les gouverneurs d'Espagne étaient des tyrans et le peuple des esclaves. » Aubry, dans sa formule de politesse terminale, reconnaissait O'Reilly comme « le libérateur qui a rétabli le calme et la tranquillité dans la colonie ».
On a beaucoup reproché, et avec raison, semble-t-il, à Charles-Philippe Aubry cette dénonciation et une obséquiosité qui met le lecteur mal à l'aise. Pour la plupart des historiens, le capitaine s'est clairement déshonoré en livrant ses compatriotes. Toutefois, il est probable qu'il n'a rien appris à O'Reilly, et qu'avant de quitter La Havane le général connaissait les noms et les activités des hommes qui avaient conduit la rébellion. Le mémoire de cent dix-huit pages envoyé par Ulloa à la cour contenait assez d'informations précises pour que la liste des coupables fût complète. Néanmoins, c'est fort de la confirmation des responsabilités de chacun, délivrée par écrit et avec tant de complaisance par celui qui aurait dû être le premier avocat des rebelles, que l'Irlandais allait faire passer la justice de son roi.
Le 21 août, le soldat de fortune, promu pour huit mois dictateur de la Louisiane, convoqua les comploteurs. Tous se présentèrent, sauf Villeré, qui, se trouvant dans sa plantation de la côte des Allemands, à quarante-cinq kilomètres de La Nouvelle-Orléans, n'avait pas été touché par la convocation. Après avoir signifié à chacun des membres de l'état-major rebelle les chefs d'inculpation qu'il leur imputait, O'Reilly ajouta : « Je souhaite que vous puissiez prouver votre innocence afin que je sois à même de vous rendre les épées que je viens de vous ôter. » La formule ne manquait pas de noblesse, mais elle était vide de sens, celui qui la prononçait, comme ceux qui l'entendaient, sachant déjà à quoi s'en tenir. Il fut précisé aux inculpés qu'en vertu de la loi espagnole leurs femmes et leurs enfants recevraient tous les secours dont ils pourraient avoir besoin, car la confiscation des fortunes et des biens des rebelles devait intervenir sur l'heure. Tandis que les prisonniers étaient conduits les uns à la prison militaire, les autres sur les bateaux espagnols amarrés en face de la place d'Armes, des officiers allèrent faire l'inventaire des biens à saisir. C'est ainsi que nous savons que M. Foucault possédait six fauteuils de canne, deux matelas de laine et crin, neuf couverts d'argent, quatre cents bouteilles de bordeaux, une toilette « garnie de vernis Martin », des estampes, une tapisserie chinoise et « seize nègres et neuf négresses » qui furent saisis comme le mobilier !
L'instruction, aussitôt commencée, et le procès durèrent deux mois. Foucault, en tant que commissaire ordonnateur, refusa tous les interrogatoires et fit admettre à O'Reilly qu'il ne pouvait être jugé, étant donné sa haute fonction, que par une juridiction française. Le général le laissa donc embarquer pour la France, le 14 octobre 1769, sous la garde d'un officier espagnol qui répondait de sa personne15. Un des frères Noyan, celui que l'on nommait Noyan-Bienville, pour le différencier de Jean-Baptiste Payen de Noyan, autre conjuré de 68, échappa lui aussi à la justice espagnole. Il avait pris un bateau pour Saint-Domingue avant l'arrivée de O'Reilly. Ce dernier demanda au marquis de Grimaldi d'exiger de la cour de France des poursuites contre ce neveu de Bienville, mais Noyan ne fut jamais inquiété. Joseph Roué de Villeré, commandant des Allemands, n'eut pas à comparaître. Il résista aux militaires chargés de l'arrêter, obligea ces derniers à faire usage de leurs armes, fut grièvement blessé au cours de l'échauffourée et mourut trois jours plus tard.
Le 27 octobre 1769, soit un an après avoir contraint M. de Ulloa à quitter la Louisiane, onze Français, accusés de sédition, furent amenés pour une dernière audience devant leurs juges espagnols. Pendant tout le procès, conduit dans le strict respect des lois et de la défense, le siège du procureur du roi avait été occupé par un fonctionnaire du Trésor en poste sous Ulloa. L'accusateur avait donc vécu les péripéties de la révolte et connaissait tous les accusés. Ces derniers entendirent, sans broncher, prononcer les sentences. Six furent condamnés à mort par pendaison : Nicolas Chauvin de La Fresnière, Jean-Baptiste Payen de Noyan, Pierre Caresse, Pierre Marquis, Joseph Milhet et Joseph Roué de Villeré. Comme ce dernier avait déjà cessé de vivre, le président du tribunal déclara solennellement : « Je condamne sa mémoire comme infâme. » Aux six autres prévenus les juges imposèrent des peines de prison : à perpétuité pour Joseph Petit, dix ans pour Balthazar de Mazan, qui avait été le trésorier de la rébellion, dix ans pour l'avocat Julien-Jérôme Doucet, rédacteur du Mémoire des habitants et négociants de la Louisiane, six ans pour Pierre Hardy de Boisblanc, Jean Milhet et Pierre Poupet16. Denis Braud, l'imprimeur, fut relaxé après avoir rapporté la preuve qu'il avait imprimé le pamphlet des habitants sur l'ordre de Foucault, commissaire ordonnateur de la colonie.
On procéda aux exécutions le jour même, à trois heures de l'après-midi, dans la cour de la caserne où était cantonné le régiment de Lisbonne. Personne n'ayant jamais voulu occuper les fonctions de bourreau, la Louisiane ne disposait pas d'exécuteur des hautes œuvres. Dans l'impossibilité de pendre les condamnés, O'Reilly choisit de les fusiller. Noyan, Marquis, Caresse et Milhet ayant revêtu leur uniforme d'officier français, La Fresnière portant la jaquette, les cinq hommes eurent les bras garrottés. Devant tout le régiment formé en carré, ils entendirent une nouvelle fois la sentence qui leur ôtait la vie, lue en espagnol par Rodriguez, le crieur public, puis en français, par le chirurgien Henri Gardat. Au commandement du colonel Liboa, les armes crachèrent deux salves. Quand un officier et le médecin français eurent constaté que les corps étaient « sans mouvement et privés absolument de vie », le général O'Reilly signa le procès-verbal des exécutions. Avec l'économie de termes et l'absence d'émotion propres au personnage, il conclut, par un bref communiqué, le triste épisode franco-espagnol : « Ce jugement répare pleinement l'insulte faite à la dignité et à l'autorité du Roi dans cette province, ainsi que le mauvais exemple qui avait été donné aux sujets. »
Charles-Philippe Aubry, que les amis des victimes de la répression considéraient comme un traître et un délateur, s'embarqua pour la France le 29 novembre, avec cinquante-huit militaires français libérés, sur le Père-de-Famille, un brigantin commandé par M. Jacquelin. Le navire, qui, après une escale à La Corogne, devait gagner Bordeaux, essuya une tempête devant Soulac, avant d'atteindre l'estuaire de la Gironde, et se brisa. Seul le capitaine, le médecin du bord et deux sergents survécurent au naufrage. Plus tard, en apprenant la nouvelle, les Louisianais proclamèrent que l'océan avait fait justice en emportant Aubry et, avec lui, le cadeau offert par O'Reilly, trois mille pesos qui avaient l'odeur des quarante deniers de Judas !
Émergeant de ces soubresauts, la Louisiane allait devenir, pour trente ans, une colonie à part entière de la Couronne d'Espagne. Les Français, à défaut d'y faire la loi, y vivraient à l'aise.
1 On sait qu'il avait été baptisé le 27 juin 1704, dans l'église Saint-Ronan, à Quimper, mais on ignore sa date de naissance.
2 Le passage ne sera découvert que le 30 août 1905 par Roald Amundsen, explorateur norvégien.
3 À l'endroit où se trouve aujourd'hui la ville de Pittsburgh.
4 Cité par Woodrow Wilson dans George Washington, fondateur des États-Unis, Harper and Brothers, New York, 1896. Publié en France par Payot, Paris, 1927.
5 Aujourd'hui dans l'État de New York.
6 Aujourd'hui capitale de l'État de New York.
7 1706-1789. Diplomate d'origine génoise, qui renonça à l'état ecclésiastique pour se consacrer, comme son père, à la diplomatie. Passé au service des souverains espagnols, il servit pendant quarante-cinq ans Fernando VI puis Charles III. Ambassadeur auprès des cours de Suède, de Parme et de France, il devint le conseiller le plus écouté de Charles III. Il participa à l'élaboration du pacte de Famille de 1761, puis des traités de Fontainebleau et de Paris en 1762 et 1763. Il succéda à Richard (Ricardo) Wall comme ministre d'État. Ayant choisi le parti de l'Angleterre contre celui des insurgents, il résigna sa fonction en 1776.
8 ?-1776. Marin français d'origine irlandaise, né à Nantes. Il entra au service de l'Espagne en 1718. Après une brillante carrière dans l'armée, il devint ministre d'État en 1759 et participa à ce titre, comme Grimaldi, à l'élaboration du pacte de Famille et des traités qui mirent fin à la guerre de Sept Ans. Il se retira à Rome et y mourut.
9 En avril 2003, suite au différend diplomatique suscité par la guerre en Irak, quelques politiciens louisianais firent amener les drapeaux français qui ornaient traditionnellement de nombreux bâtiments privés et édifices publics de La Nouvelle-Orléans. Cela n'enlève rien à la réalité historique : sans son héritage franco-espagnol tellement séduisant pour le tourisme, tellement apparent dans sa culture, sa langue, son mode de vie, son architecture, sa gastronomie, ses noms de familles et de rues, la Louisiane ne serait pas la Louisiane. Et le premier Américain à entrer dans Paris encore occupé, en juin 1944, fut le major Samuel Broussard, un Louisianais.
10 Ceinture faite de coquillages enfilés sur des lanières de cuir. Les coquillages étaient parfois remplacés par des perles. Utilisé comme monnaie, le wampum devenait symbole d'accréditation quand un chef indien le confiait à un ambassadeur, notamment pour rallier les tribus, à la veille d'une guerre.
11 1698-1758, astronome et mathématicien français, inventeur de l'héliomètre et fondateur de la photométrie.
12 1701-1774, géographe et naturaliste français. Il explora l'Amazone et rapporta en France les premiers échantillons de caoutchouc.
13 Auteur de la Louisiane ensanglantée, Londres, 1773.
14 La frégate espagnole la Volante, qui avait transporté le gouverneur, eût été, d'après son capitaine, incapable de traverser le golfe du Mexique.
15 Arrêté à son arrivée à La Rochelle le 10 janvier 1770, il fut interné à la Bastille pendant qu'on examinait son cas. Il en sortit le 22 juin, sans qu'aucune condamnation ait été prononcée contre lui, et devint, en 1776, commissaire ordonnateur du comptoir de Pondichéry. Il prit sa retraite en 1783 et mourut à Tours, le 3 septembre 1807, ayant eu le temps de voir la Louisiane devenir américaine.
16 Internés au château de Moro, à Cuba, les prisonniers furent libérés en 1770, à la demande de la cour de France, après qu'ils se furent engagés à ne pas retourner en Louisiane.