3.
Naissance d'une colonie
L'art de convaincre un
ministre
Quand, le 29 juin 1699, la Badine et le Marin
mouillent devant La Rochelle, Pierre Le Moyne d'Iberville, assisté
du chevalier de Surgères, sait déjà comment il va s'y prendre pour
convaincre Pontchartrain de fournir ce qui est nécessaire au
développement d'une colonie qui, réunie par une chaîne de postes
militaires au Canada, peut devenir puissante, productive, et
permettre de faire pièce aux ambitions anglaises. Il a préparé un
mémoire qu'il remet au ministre dès son arrivée à Versailles. Après
avoir énuméré les ressources du pays et les possibilités qu'offre
celui-ci, dans le domaine agricole, de fournir « tout ce qu'on
cultive aux îles d'Amérique » et, dans le domaine commercial,
d'apporter toutes les ressources que l'on peut attendre de la
traite de la fourrure, Iberville, qui a une saine vision des
choses, risque une mise en garde en forme de prédiction. « Si
la France ne se saisit pas de cette partie de l'Amérique, qui est
la plus belle, pour avoir une colonie assez forte pour résister à
celle de l'Angleterre, qu'elle a dans la partie de l'est, depuis
Pescadoué jusqu'à la Caroline, la colonie anglaise, qui devient
très considérable, s'augmentera de manière que dans moins de cent
années elle sera assez forte pour se saisir de toute l'Amérique et
en chasser les autres nations. Car, si on fait réflexion, on verra
que nous n'augmentons pas dans les îles à proportion des Anglais,
qui sont des gens qui ont l'esprit de colonie, et quoiqu'ils s'y
enrichissent ne retournent pas en Angleterre, et restent, et font
fleurir par leurs richesses et grandes dépenses ; au lieu que
les Français les abandonnent et se retirent si tôt [sic] qu'ils ont un peu de bien, ce qui vient que
ce sont de mauvais pays et qui ne valent pas la France. »
Pierre Le Moyne n'est pas qu'un baroudeur ; il a la tête bien
faite, de l'instruction, et l'on ne peut contester la justesse
étonnante de son pronostic. Connaissant les défauts français,
sachant, lui qui est glorieux, se garder des vanités de basse cour,
ayant appris, lui qui est âpre au gain comme le grand-père
cabaretier, qu'il faut investir dans une colonie les bénéfices
qu'on en tire pour en faire une province à part entière, persuadé
enfin, en tant que Français né au Canada, que la
« peuplade1 » est le meilleur moyen de conserver
les colonies et de les rendre prospères, il sait convaincre ses
interlocuteurs et décourager ses détracteurs. Parmi ces derniers,
le capitaine Beaujeu, qui ne sut pas conduire La Salle au delta du
Mississippi.
L'ex-commandant du Joly, qui s'est retiré au Havre, est ulcéré qu'un
navigateur aux allures d'aventurier et qu'il tient pour un vantard
infréquentable ait, sans hésitation, trouvé son chemin dans le
golfe du Mexique et levé toutes les hésitations géographiques en
fixant l'embouchure du fleuve à 28 degrés 4 minutes de
latitude alors que lui-même l'avait vainement cherchée autour de
27 degrés. Iberville, qui ne manquait pas de charité
chrétienne – à moins que, persifleur, il n'eût voulu, ce
jour-là, offrir au capitaine jaloux une excuse trop facile pour
tromper les marins –, expliqua que seules de mauvaises cartes
avaient pu être à l'origine d'une telle erreur de
navigation !
Le gouverneur de Saint-Domingue, Jean Ducasse,
était aussi du nombre des critiques. Il voyait l'avenir de la
colonie compromis parce que, d'après lui, les Espagnols installés à
Pensacola, dont on a vu la situation, pouvaient, avec ceux du
Mexique, envoyer cent mille hommes et des nuées d'Indiens pour
combattre les Français en Amérique ! Et Ducasse terminait sa
lettre du 10 avril 1699 au ministre de la Marine en affirmant
que la Louisiane était peuplée de millions de barbares et que la
froideur du climat rendait totalement aléatoire « la fabrique
de denrées qui se font ailleurs ».
Parmi ceux qui soutenaient le projet de
développement de la colonie figuraient heureusement les savants,
d'éminents juristes et des investisseurs comme M. de
Rémonville. Ces derniers, pendant l'absence d'Iberville, avaient
assidûment fréquenté le salon de l'épouse du navigateur restée à
Paris. Ils espéraient ainsi se faire une alliée capable de
convaincre le Cid canadien de poursuivre le grand dessein colonial
dont ils attendaient maintes découvertes passionnantes. Ces hommes,
le plus souvent désintéressés comme l'abbé Bernou, avaient vu juste
car Iberville tenait compte des appréciations de sa femme bien
qu'il n'appartînt pas à la catégorie des explorateurs mondains qui
emmènent leur femme en voyage, s'encombrent de caméristes, de
bagages et naviguent en plaisanciers pour ne pas donner le mal de
mer aux dames ! En ce temps-là, l'aventure maritime était
affaire d'homme. Les épouses restaient à la maison, s'occupaient de
l'éducation des enfants, veillaient à maintenir la réputation de
l'absent, même quand elles le trompaient pour passer le temps, ce
qui aidait parfois à l'avancement du cocu !
La femme de Pierre Le Moyne d'Iberville n'avait
rien de ces mijaurées, abusives et geignardes, qui se plaignent
sans cesse des absences de leur mari. Marie-Thérèse, née Pollet,
fille du sieur de Lacombe-Pocardière, capitaine au régiment de
Carignan, et de Marie-Anne Juchereau de Saint-Denys, connaissait,
dès avant son mariage, le délaissement, les inquiétudes,
l'instabilité dévolus aux femmes de marins et de militaires qui ne
faisaient pas carrière à la cour ou dans les salons. Son père
s'était battu au Canada contre les Anglais et les Indiens ;
son grand-père maternel, bien qu'âgé de soixante ans, avait pris
part à la défense de Québec lors de l'attaque britannique conduite
par l'amiral William Phips, en 1690, et laissé un bras dans
l'échauffourée. Iberville avait donc une épouse digne d'un grand
capitaine et l'on peut penser qu'elle approuvait les projets de son
mari quand il parlait de l'avenir de la Louisiane.
Après avoir consulté les experts, entendu les
courtisans et pris un temps de réflexion, Pontchartrain décida une
demi-mesure, méthode ministérielle courante, propre à limiter les
risques afférents à la profession. Le 15 juin 1699, il
annonça, par lettre à Iberville, que le roi avait résolu d'envoyer
en Louisiane la frégate Renommée,
qu'accompagnerait un bâtiment de charge. Puis il ajouta, laissant
toute la responsabilité de l'affaire au marin : « Mais
comme il est question de prendre en ce voyage une dernière
résolution sur cet établissement, soit pour le conserver ou
l'abandonner, Sa Majesté désire que vous commandiez cette frégate,
parce que vous jugerez mieux qu'un autre du mérite des découvertes
qu'auront faites les gens que vous y avez laissés, sur les ordres
que vous leur avez donnés. » On peut penser qu'Iberville,
capable d'évaluer le taux de courage d'un ministre par rapport au
niveau de ses craintes de faire une gaffe coûteuse, dut sourire.
Quand on lui annonça que le roi venait de lui décerner, ainsi qu'à
François de La Rochefoucauld, chevalier de Surgères, la croix de
Saint-Louis, il apprécia le geste d'encouragement. Comme le brave
François acceptait de le suivre, Pierre Le Moyne d'Iberville prit
le commandement de la Renommée, frégate
neuve de quarante-six canons, laissant au chevalier celui de la
Gironde. À bord des navires se
trouvaient le chevalier de Rémonville, armateur, ami de Cavelier de
La Salle, qui avait obtenu une concession sur les rives du
Mississippi, le père Paul Du Ru, un jésuite de choc, né en 1666 à
Vernon, qui avait étudié pendant cinq ans à Paris avant d'enseigner
à Vannes et à Quimper, un oncle de Mme d'Iberville, Louis
Juchereau de Saint-Denys, capitaine des Canadiens, volontaire pour
la Louisiane, les frères Pierre et Jean Talon, survivants du
massacre du fort Saint-Louis du Texas en décembre 1688, et
Pierre-Charles Le Sueur, un cousin des Le Moyne. Ce dernier, ayant
longtemps séjourné chez les Sioux, espérait exploiter, près de la
rivière Verte, les mines de cuivre et de plomb dont lui avaient
parlé les Indiens.
Des visiteurs
importuns
Les navires quittèrent La Rochelle le
15 septembre 1699 et se présentèrent le 8 janvier 1700
devant l'île au Mouillage. Les occupants du fort Maurepas
accueillirent chaleureusement les arrivants. Antoine Sauvolle de La
Villantray, commandant de la colonie, et Bienville, lieutenant du
roi, firent leur rapport, qui ne manquait pas d'intérêt. Certes, le
jardin potager et même le carré de maïs avaient été anéantis par un
été caniculaire qui avait asséché les marais et tari les sources.
On avait dû se défendre des incursions des crocodiles et le chien
de Sauvolle avait succombé, en moins d'un quart d'heure, à la
morsure d'un serpent à sonnette. En revanche, les Français avaient
établi de bonnes relations avec les Indiens. Les Pascagoula étaient
venus visiter le fort et fumer le calumet avec les officiers. Deux
missionnaires, les pères Montigny et Davion, de passage avec leurs
chasseurs, des Chaouanon et Taensa, avaient séjourné à Maurepas.
Les prêtres s'y trouvaient si bien qu'ils s'y seraient incrustés.
Le commandant dut rappeler aux missionnaires que des milliers
d'âmes indiennes vivaient dans l'ignorance de l'existence de Dieu
et méritaient d'être tirées du paganisme par leurs soins. Comme les
visiteurs ne semblaient pas apprécier l'urgence d'un tel apostolat,
on finit par leur dire clairement qu'on ne pouvait les héberger
plus longtemps, faute de vivres !
Mais l'événement le plus important s'était produit
le 15 septembre 1699, quand M. de Bienville, qui rentrait
avec six hommes d'une exploration vers le nord, chez les Natchez,
avait rencontré, à vingt-trois lieues de l'embouchure2 et remontant le Mississippi, une corvette
anglaise à douze canons. Comme la barque des Français s'opposait à
la progression du bateau britannique, le commandant de ce dernier,
le capitaine Lewis Banks, demanda s'il se trouvait bien dans le
Mississippi. On ne répondit pas à sa question mais Bienville
l'invita à faire demi-tour et à prendre le large après lui avoir
signifié en termes courtois – nous sommes entre gens de mer
galonnés – que sa corvette se trouvait dans une annexe du
royaume de France où sa présence ne pouvait plus longtemps être
tolérée. Étant monté à bord du vaisseau battant pavillon de l'Union
Jack, le fougueux Bienville (il venait d'avoir vingt ans) apprit de
la bouche d'un des passagers, un ingénieur français nommé Second,
que la corvette avait quitté Londres en octobre 1698, avec trois
autres vaisseaux transportant deux cents émigrants huguenots,
recrutés pour fonder une colonie anglaise sur les rives du
Mississippi.
C'était le premier convoi de l'entreprise
organisée par Daniel Coxe. L'ingénieur glissa discrètement à
Bienville un mémoire, signé de quatre cents familles de protestants
français déjà débarquées en Caroline et qui, ne s'adaptant pas aux
mœurs britanniques, demandaient humblement au roi de France la
permission de s'installer en Louisiane, où ils travailleraient en
sujets loyaux et soumis, pour mettre le pays en valeur, à condition
toutefois qu'on les laissât pratiquer leur religion. Second souffla
à l'officier que les autres vaisseaux anglais croisaient dans le
golfe du Mexique en attendant le résultat de la reconnaissance
conduite par Lewis Banks.
L'Anglais finit par s'en aller, non sans avoir
promis qu'on le reverrait l'année suivante, avec une force capable
d'imposer aux Français la présence des sujets de
Guillaume III. Quand Bienville, qui nomma Détour aux Anglais
la courbe du fleuve où il avait intercepté le vaisseau britannique,
rapporta cette rencontre à son frère, ce dernier se souvint qu'il
connaissait Lewis Banks pour l'avoir fait prisonnier, en 1694, dans
la baie d'Hudson. Bien qu'il tînt le marin anglais pour benêt et
irréfléchi, il estima qu'on devait prévoir un retour offensif et
prendre des précautions. Il ordonna la construction d'un nouveau
fort, sur la rive gauche du fleuve, à dix-huit lieues de
l'embouchure.
Pourvu de canons, ce fortin, bâti sur un terrain
inondé à chaque crue, au contraire de ce qu'avait affirmé un
Indien, et chichement pourvu d'eau douce, reçut le nom de fort
Mississippi, puis celui de La Boulaye, mais ne fut jamais achevé.
Très sagement, Iberville fit aussi agrandir et consolider le fort
Maurepas, dont l'artillerie contrôlait l'entrée de la baie de
Biloxi et, de ce fait, les voies d'eau permettant d'accéder au
Mississippi par le lac Borgne, le lac Pontchartrain et la rivière
aux Chênes, au confluent de laquelle se trouvait le fort La
Boulaye. Accompagné de ses frères, Bienville et Châteauguay, de
Juchereau de Saint-Denys et d'une soixantaine d'hommes, le marin
employa les trois mois qu'il passa en Louisiane à visiter les
tribus indiennes, à s'assurer de leur alliance par des échanges de
cadeaux, et à participer à leurs cérémonies, même quand celles-ci
révoltaient la conscience des plus rudes coureurs de bois. Ils
virent un jour avec stupeur, mais sans pouvoir intervenir, un
sorcier jeter dans le feu cinq nouveau-nés offerts par leurs mères
pour apaiser le courroux du ciel, parce que la foudre avait détruit
le temple du village ! En revanche, ils apprécièrent un peu
plus tard l'autorité du père Montigny, qui s'était trouvé si bien
au fort Maurepas, quand le missionnaire réussit à dissuader des
Natchez d'immoler, comme ils en avaient l'habitude, une douzaine de
femmes, élues pour accompagner un chef décédé dans les verts
pâturages dont personne n'est jamais revenu !
Iberville rentra au fort Maurepas, qu'on appelait
aussi maintenant fort Biloxi, pour apprendre qu'une corvette
espagnole ayant à son bord M. de Riola, gouverneur de
Pensacola, s'était, pendant son absence, présentée dans la baie où
mouillait la Renommée. La vue du
vaisseau français avait dissuadé les Espagnols d'approcher de la
côte. Ceux-ci avaient cependant signifié aux Français qu'ils
occupaient indûment un territoire dont le roi d'Espagne pouvait, à
juste titre, revendiquer la propriété ! Quelques jours plus
tard, le 5 avril, le gouverneur espagnol était réapparu dans
un équipage beaucoup moins reluisant. Sa frégate avait fait
naufrage au cours de la nuit du 30 au 31 mars, alors qu'il
regagnait Pensacola. Il naviguait depuis cinq jours, à demi nu sous
la pluie, dans une mauvaise chaloupe, en compagnie de deux
officiers rescapés. Accueillis à bord de la Renommée, les Espagnols furent soignés, nourris,
réconfortés, et l'on fit prévenir la garnison de Pensacola que le
gouverneur était sain et sauf. Une corvette, dont l'équipage
espagnol fut agréablement traité par les Français, vint prendre le
gentilhomme naufragé, qui reçut en souvenir de son séjour quelques
belles chemises et un fusil. Dans un rapport au ministre de la
Marine, M. de Ricouard, lieutenant de vaisseau à bord de la
Renommée qui avait accueilli M. de
Riola, commenta ainsi les événements : « S'il est vrai,
comme je l'ai appris, qu'ils soient venus (les Espagnols) à
mauvaise intention dans leur première visite qu'ils nous ont faite,
nous leur avons rendu le bien pour le mal, à quoi nous n'avons nul
regret, si vous l'avez pour agréable. » En ce temps-là, un
gentilhomme ne comptait d'ennemis que pendant les grands jeux
sanglants, parfois atroces, souvent mortels mais ouverts à
l'exploit individuel, qu'étaient les batailles. L'honneur, la
charité chrétienne et la fraternité d'armes commandaient à tous,
pendant les entractes, d'oublier la guerre comme s'il se fût agi
d'une affaire sans importance. Les Français et les Espagnols, qui
auraient d'autres occasions de s'affronter autour du golfe du
Mexique, n'hésitèrent cependant jamais, en cas de disette dans
l'une ou l'autre colonie, à se porter mutuellement secours, à
échanger leurs prisonniers, quitte à s'entre-tuer gaillardement et
en toute bonne conscience dès que, la forme étant revenue, ils
étaient à nouveau contraints d'en découdre !
Pendant le deuxième séjour d'Iberville en
Louisiane, un autre événement d'importance eut lieu, qui réjouit
tout le monde : l'arrivée d'Henry de Tonty avec cinquante
Canadiens intrépides. Le lieutenant de La Salle, qui avait un temps
marqué quelque amertume en apprenant que la fondation de la colonie
était confiée à Le Moyne d'Iberville, alors qu'il s'estimait le
plus apte à mener cette tâche à bien, avait descendu le Mississippi
avec sa troupe, du fort Saint-Louis des Illinois au delta, à bord
de dix grands canots chargés de provisions et de fourrure. Ce
contingent allait renforcer la garnison du fort Biloxi pendant que
Juchereau de Saint-Denys irait au pays des Ceni, où La Salle avait
péri, à la recherche des vestiges du fort Saint-Louis du Texas, et
que Le Sueur retournerait chez les Sioux, pour construire un fort
et organiser l'exploitation des mines de cuivre et de plomb,
maintenant repérées au confluent de la rivière Verte et de la
rivière Saint-Pierre3, elle-même affluent du Mississippi. Une
société d'exploitation, la Compagnie des Sioux, qui comptait parmi
ses associés Iberville, Argoud, Rémonville, le fermier général
L'Huilier et d'autres investisseurs optimistes, avait été
constituée à Paris. Le père Paul Du Ru résidait déjà chez les
Bayagoula et construisait, près du village indien de Mougoulacha,
la première église catholique de la colonie4. Quant à Bienville, il devait poursuivre,
comme Tonty, l'exploration systématique de la région, s'assurer des
alliances indiennes et visiter, à l'est de la baie de Biloxi, la
baie de la Mobile. Iberville pensait y fonder plus tard
un établissement sûr, permettant une meilleure surveillance
des Espagnols de Pensacola et, à l'extrémité sud de la chaîne des
Appalaches, l'interception des traitants anglais, capables de
descendre de la Caroline vers le golfe du Mexique.
Car l'occupation, si longtemps différée, de la
Louisiane irritait les deux puissances coloniales ayant des
intérêts en Amérique, l'Espagne et l'Angleterre. Elle agaçait aussi
les négociants canadiens. Ces derniers craignaient de voir les
courants commerciaux, notamment la traite si rentable des peaux de
castor et de bison, drainés par les établissements des rives du
Mississippi, aboutir au golfe du Mexique, ce qui eût été
préjudiciable à leurs intérêts et à l'économie du Canada. Le
chevalier Louis Hector de Callières, gouverneur de Nouvelle-France
depuis 1699, subodorant la concurrence de l'entreprenante tribu des
Le Moyne, avait demandé au roi de lui conférer autorité sur
« le bas du Mississippi », ce qui ne devait pas lui être
accordé. C'est donc l'esprit tranquille et emportant dans ses
cantines des échantillons de cuivre recueillis par Le Sueur, des
peaux de bison, des plantes, des perles offertes par les Indiens
qu'Iberville mit à la voile pour la France le 28 mai
1700.
Vauban
colonialiste
À Versailles, le Cid canadien trouva cette fois un
allié très influent en la personne de Vauban, maréchal de France,
illustre ingénieur, grand maître des fortifications, mentor puis
conseiller écouté de Jérôme de Pontchartrain. Vauban, passionné de
statistiques, connaissant mieux que quiconque, d'après ses
contemporains, ce que nous appellerions aujourd'hui la France
profonde, portait grand intérêt aux établissements coloniaux. Dans
une lettre à Pontchartrain le fils datée du 28 avril 1699, il
appuyait déjà les vues d'Iberville en écrivant : « Si le
roi ne travaille pas vigoureusement à l'accroissement de ces
colonies, à la première guerre qu'il aura avec les Anglais et les
Hollandais, qui s'y rendent de jour en jour plus puissants, nous
les perdrons, et pour lors nous n'y reviendrons jamais, et nous
n'aurons plus en Amérique que la part qu'ils nous en voudront bien
faire par le rachat de nos denrées, auxquelles ils mettront le prix
qu'ils voudront5. » Ainsi épaulé, Iberville put exposer
son projet de fondation d'un établissement dans la baie de la
Mobile et le faire approuver par le ministre. Pontchartrain obtint
d'autant plus aisément l'accord de Louis XIV que ce dernier
venait de solliciter, de son petit-fils le duc d'Anjou, devenu roi
d'Espagne sous le nom de Philippe V, la cession de Pensacola à
la France « afin de mettre cette place à l'abri d'une attaque
des Anglais ». La réponse demandée à la Junte des Indes par le
nouveau souverain espagnol tardant à venir, ce qui n'était pas bon
signe6, l'envoi en Louisiane de
nouveaux renforts, matériel et provisions fut décidé. Iberville se
mit aussitôt à la préparation de son troisième voyage en
Amérique.
Bien que les tanneurs de Niort aient trouvé les
peaux de bison grossières, que les orfèvres aient fait la moue
devant les perles indiennes, que les échantillons de terre et les
plantes aquatiques n'aient pas suscité chez les botanistes et les
savants plus que de la curiosité, Iberville restait persuadé que la
Louisiane recelait des richesses qui, sans valoir celles que les
Espagnols tiraient du Mexique, méritaient tout de même qu'on s'y
intéressât.
Quand, le 21 septembre 1701, la Renommée, commandée par Iberville, et la
flûte7 Palmier, confiée au fidèle Surgères, quittèrent le
port de La Rochelle, le chef de l'expédition avait reçu la dose
d'encouragement que l'on doit périodiquement aux bons et loyaux
serviteurs. Il s'agissait d'une lettre de Pontchartrain dont une
phrase surtout retint l'attention du marin : « Je suis
bien aise de vous répéter encore que Sa Majesté est satisfaite de
vos services et qu'elle vous accordera, à votre retour, la
commission de capitaine de vaisseau qu'elle vous a fait
espérer. » Il y avait tout de même quinze ans que Pierre Le
Moyne piétinait dans son grade de lieutenant de vaisseau en se
battant sur mer et sur terre pour la plus grande gloire du roi de
France ! L'avancement avait, en ce temps-là, pour les
baroudeurs, des lenteurs acceptées et il ne suffisait pas de savoir
coudre, comme on le vit parfois en notre siècle, pour prendre du
galon ! En plus des vivres et des munitions dont la flûte
était chargée, les navires transportaient un autre frère
d'Iberville, Joseph de Sérigny, lieutenant de vaisseau, récemment
rentré de la baie d'Hudson, et, pour le malheur des Le Moyne, ce
Nicolas de La Salle dont l'homonymie avec le grand explorateur
qu'il avait accompagné dans la descente du Mississippi, en 1682,
était fortuite mais devait tromper, jusqu'à nos jours, beaucoup de
gens. Cet écrivain de marine, qui, lors de la dernière et mortelle
expédition de Cavelier, avait préféré rentrer en France avec
Beaujeu, plutôt que partager le sort de ses compagnons restés à
terre afin de rechercher l'embouchure du Mississippi, avait fait le
siège d'Iberville. Chargé de famille, ne recevant que des
émoluments modestes – cinquante livres par mois –, il
s'était proposé, arguant de sa connaissance des rivages du golfe du
Mexique, pour accompagner les pionniers.
L'ordonnance de la marine, édictée par Colbert en
août 1681, définissait les fonctions de l'écrivain de marine, qui
était plus qu'un polygraphe navigant. « C'est proprement une
espèce de notaire ou greffier dans un vaisseau, pendant un voyage
au long cours, pour y faire et recevoir tous les actes qui doivent
avoir le caractère d'actes publics et authentiques, et comme c'est
une espèce d'officier public, il doit prêter serment devant le
lieutenant de l'Amirauté du lieu de l'embarquement, avant que de
s'embarquer, et avoir un registre ou journal, coté et paraphé dans
toutes les pages, par première et dernière, par le lieutenant de la
même Amirauté, ou par deux des principaux propriétaires du navire,
ou intéressés de la cargaison. » Le style est alambiqué mais
les responsabilités sont clairement définies. L'écrivain de marine,
qui pouvait recevoir les testaments « de ceux qui décéderont
sur le vaisseau pendant le voyage » et servir de greffier à
l'occasion d'un procès criminel, devait en outre veiller à la
distribution et à la conservation des vivres. Toute mention fausse
dans le journal d'un écrivain de marine, nommé parfois écrivain du
roi, comme dans les minutes d'un notaire ou les exploits d'un
huissier, était punissable de la peine de mort.
Nicolas de La Salle, à qui Iberville fit donner
six cents livres par an, décida d'emmener en Louisiane sa femme et
ses enfants. Ce fut la première famille de la colonie
restaurée.
Après une escale à Saint-Domingue, la Renommée arriva en vue de Pensacola le
15 décembre 1701. Iberville, souffrant d'un abcès au flanc, ou
plutôt des suites de l'intervention d'un chirurgien barbare qui
avait pratiqué « à travers le ventre une incision de six
pouces », y apprit de la bouche du gouverneur espagnol que son
cousin, l'enseigne Sauvolle, commandant du fort Maurepas, était
mort de maladie le 22 août 1700. Les Français savaient déjà
que Biloxi était une villégiature insalubre, mais Pensacola leur
parut bien pire. Le dénuement des Espagnols, contraints pour
l'honneur à faire les braves et, par respect pour la Junte des
Indes, à signifier aux visiteurs qu'ils devaient s'abstenir de
créer de nouveaux établissements dans la région, fit sourire les
Français mais leur inspira une grande pitié. Sans vivres, sans
vêtements, sans argent, ne disposant d'aucun navire, cent
quatre-vingts hommes, dont soixante forçats prêts à entrer en
rébellion, étaient bien incapables de s'opposer aux visées
françaises et d'ailleurs ne le souhaitaient guère. Ils escomptaient
des secours et des soins qu'Iberville leur accorda spontanément.
Celui-ci offrit même de mettre à la disposition de Riola le
traversier la Précieuse, pour permettre
au gouverneur de faire son devoir, c'est-à-dire de se rendre à
Veracruz afin d'informer le vice-roi de Nouvelle-Espagne que les
Français, passant outre aux injonctions, avaient décidé, malgré le
déplaisir qu'en aurait Sa Majesté Catholique, de construire un fort
dans la baie de la Mobile !
Au fort Maurepas, ce fut Bienville, commandant par
intérim, qui accueillit son frère et les nouveaux arrivants. Voyant
combien les hommes restés en Louisiane souffraient du climat et de
l'inconfort de la position, le chef de l'expédition organisa
immédiatement la prise de possession de la rivière Mobile et de sa
baie. Ce cours d'eau, né dans les Appalaches, coule en Alabama,
parallèlement au Mississippi, et se jette dans le golfe du Mexique
à une centaine de kilomètres à l'est du grand fleuve. L'annexion se
fit dans les règles, au nom du roi de France comme d'habitude. Le
15 février, Iberville se sentit assez gaillard pour se rendre
sur les lieux retenus par ses lieutenants à quatre-vingts
kilomètres environ de l'île au Mouillage, sur la rive droite de la
rivière Mobile, afin de dessiner sur place les plans du nouvel
établissement à naître. Un fort carré, conçu d'après les conseils
et les techniques de Vauban, et qui comportait aux quatre angles
des bastions à saillants triangulaires pourvus chacun de six
canons, assurerait la protection du site. Fait de madriers de chêne
blanc, arbre abondant dans la région, construit sur une pointe de
la berge et un tertre boisé dominant la rivière de sept mètres à
l'est et au sud, le fort fut entouré d'un assez large fossé. Quand,
les magasins achevés, on put y entreposer, à l'abri de l'humidité
et de la vermine, les vivres et munitions apportés par les navires,
les cent quatre-vingt-dix hommes devant constituer la garnison s'y
trouvèrent en sécurité. Ils entreprirent aussitôt le défrichement
des terrains situés au nord et à l'ouest du fort où s'élèverait,
toujours d'après les plans d'Iberville, la première
« ville » de la colonie. Celle-ci se développerait autour
d'une place d'armes, au long de rues se coupant à angle droit et
délimitant des carrés et des rectangles destinés à devenir autant
de parcelles à concéder. Quatorze habitations réservées aux
officiers, un hôpital, une maison pour les prêtres des missions
étrangères, une maison pour les jésuites, une chapelle figuraient
dans le projet initial. Les premiers emplacements
« urbains », attribués par Iberville à ceux qui
souhaitaient construire leur maison, revinrent à Bienville, Tonty,
Le Vasseur, Boisbriant, Nicolas de La Salle, aux Canadiens Sauton
et Bellefeuille, et aux charpentiers de marine et forgerons dont la
colonie ne pouvait se passer. Abandonnant provisoirement son rôle
d'urbaniste, Iberville se fit médiateur afin d'établir la paix
entre les Chacta et les Chicassa qui s'entre-tuaient à la plus
grande satisfaction des Anglais, toujours prêts à exploiter les
guerres indiennes pour s'assurer de nouvelles positions. Iberville
et Bienville, ayant réuni les délégués des deux nations, réussirent
à les convaincre que les colons britanniques souhaitaient leur
anéantissement mutuel afin de s'emparer plus aisément de leurs
territoires, alors que les Français, respectant les frontières, ne
voulaient que vivre en paix et commencer loyalement avec les
tribus. Les cadeaux distribués aux chefs et aux guerriers des
nations représentées, deux cents livres de balles, autant de poudre
et de plomb, douze fusils, cent haches, cent cinquante couteaux,
des chaudrons, des aiguilles, des colliers, firent au moins autant
que les discours pour ramener la concorde. Les Indiens réconciliés
promirent « de ne plus avoir aucun commerce avec les
Anglais », ce que personne, heureusement, ne prit pour
engagement définitif.
Quand, en avril 1702, Iberville décida de regagner
la France, il emportait l'espoir de voir enfin la colonie prendre
son essor. Ceux qu'il laissait à Biloxi et à Mobile étaient en bons
termes avec les Indiens Alabama et Chacta, ce qui leur garantissait
la fourniture régulière de denrées, maïs, pois, fruits, viande de
chevreuil et de bison, huile ou graisse d'ours, volaille, en
attendant que la colonie produise elle-même sa subsistance. Les
deux douzaines de vaches, les deux taureaux, les cochons, le cheval
et les juments importés de Saint-Domingue semblaient s'acclimater.
On pouvait espérer qu'ils se multiplieraient au cours des années à
venir. Dans le nord du pays, Le Sueur avait construit un fort,
appelé tantôt Vert, du nom de la rivière voisine, tantôt L'Huilier,
du nom d'un actionnaire de la Compagnie des Sioux. Vingt-cinq
soldats composaient la garnison et huit gaillards, engagés pour
trois ans à des salaires annuels variant de cent cinquante à trois
cents livres, tiraient d'une première mine une bonne
quantité de cuivre. Chez les Kaskaskia, le Canadien Antoine
Villedieu, guidé par des missionnaires, recherchait d'autres
gisements, tandis que Juchereau de Saint-Denys installait au bord
de la rivière Rouge, chez les Indiens Caddo, un atelier où seraient
tannées, non seulement les peaux de bison, de cerf, de chevreuil et
d'ours de la région, mais aussi les peaux de castor que les
traitants de fourrure, Indiens et coureurs de bois, pourraient
livrer. Quant aux missionnaires, même si les sempiternelles
rivalités entre jésuites, récollets et prêtres séculiers des
missions étrangères nuisaient parfois à l'efficacité de
l'apostolat, ils se répandaient chez les Indiens, diffusant la
parole du Christ et servant le roi de France. Ces religieux
procédaient souvent par intimidation morale pour convertir les
Sauvages, brossant d'effrayants tableaux de l'Enfer où brûleraient
éternellement les païens. Peut-être montraient-ils aux Indiens ces
gravures de Théodore de Bry, publiées en 1512 et illustrant la
relation de Jean de Léry, Histoire d'un voyage
fait en la terre du Brésil, où des démons hideux
tourmentaient des Indiens tatoués, les flagellaient en grinçant des
dents tandis que surgissaient de la mer de monstrueux poissons
volants, bavant de rage. Les missionnaires ne manquaient jamais de
faire remarquer sur ce genre d'image que seuls les Indiens placés
sous la protection de la croix et des prêtres bénisseurs
échappaient aux supplices !
La Louisiane, sous le double patronage du sabre et
du goupillon, paraissait donc promise à un bel avenir
colonial.
Quelques semaines après son arrivée en France,
M. d'Iberville reçut enfin, datée du 1er juillet 1702, la commission de capitaine de
vaisseau promise depuis longtemps par le roi. Cette promotion était
assortie du titre et des responsabilités de commandant général de
la Louisiane, de l'attribution d'une concession à la rivière
Mobile, que le marin se proposait de faire rapidement ériger en
comté, d'une mine de plomb restant à découvrir et, privilège plus
lucratif, du droit de faire la traite des Noirs en Guinée.
Louis XIV, reconnaissant, accordait aussi au colonisateur de
nouvelles lettres de noblesse, attachées aux seigneuries
d'Ardillières, située à une vingtaine de kilomètres au nord-est de
Rochefort, et de Duplessis, que le Cid canadien avait achetée deux
ans plus tôt. « Le Mississippi n'est pas un aussi mauvais pays
qu'on l'a voulu dire ! » aurait écrit avec quelque ironie
l'intendant de Rochefort, Michel Bégon8.
Sur place, loin de l'Aunis fertile et de la douce
Saintonge, des rives du golfe du Mexique aux Illinois, tout restait
à faire pour que le grand pays sauvage, parcouru du nord au sud sur
plus de trois mille cinq cents kilomètres par le Mississippi,
devînt une authentique province française, dans une Amérique où
d'autres puissances, depuis longtemps, s'activaient. Avec le recul
des siècles, il n'est pas interdit de voir, dans une simple
comparaison, le symbole du retard fatal pris par la France dans la
colonisation de sa part d'Amérique. En 1701, tandis qu'Iberville et
ses compagnons en étaient encore à bâtir des forts en rondins, à
vivre comme des coureurs de bois et à se nourrir à la mode
indienne, l'enseignement supérieur se développait dans des colonies
anglaises intelligemment administrées. Après la création, en 1636,
dans le Massachusetts, de ce qui allait devenir la fameuse
université Harvard, puis en 1693, en Virginie, de William and Mary
University, des éducateurs dynamiques venaient d'ouvrir un
troisième établissement à Saybrook9, dans le Connecticut, où l'on comptait déjà
plus de vingt-deux mille habitants.
La Louisiane attendait toujours ses premiers
colons !
La fin d'un
condottiere
Il arrive que les plus forts des hommes, les plus
pugnaces des bâtisseurs, les plus avides de gloire et de biens,
découvrent un jour que leur corps, soudain, renâcle à obéir. Les
guerriers commandent longtemps à la carcasse, corvéable à merci,
qui tremble au danger, jusqu'au soir où l'organisme affiche sa
démission. Le héros au corps malade se trouve alors rendu à
l'humanité ordinaire. Ayant accepté, dès sa première aventure, de
rencontrer la mort dans les batailles, ayant enduré, sans gémir,
blessures et privations, il est mortifié par les affections
communes. Les plaies d'orgueil sont pour lui plus éprouvantes que
la douleur physique. La perspective de mourir dans son lit, entouré
des siens comme un bourgeois, l'exaspère ; il y voit
l'humiliation suprême et, honteux, appréhende de se présenter en
chemise de nuit aux portes du Walhalla, où tant d'amis dorment dans
leur armure !
Iberville était de ceux qui ne sentent la fatigue
qu'au moment où, triomphant de leur volonté, elle les terrasse et
les immobilise. Dès son retour de Louisiane, le condottiere, qui
avait enduré les fièvres, les douleurs articulaires, maux des
tropiques humides, et les bistouris des chirurgiens de marine, dut
s'aliter à Paris. On le vit soudain si faible qu'on alerta sa femme
et son frère Sérigny, qui arrivèrent en chaise de poste de La
Rochelle. Soigné par les siens, il se rétablit et commença à
préparer un nouveau départ pour la colonie où son frère Bienville
assurait, une fois de plus, l'intérim. Pontchartrain consultait le
convalescent et ses conseils étaient écoutés. De sa chambre,
Iberville envoyait des instructions, établissait des projets de
budget pour la colonie, discutait avec les géographes et les
savants. En septembre 1703, des navires rassemblés à La Rochelle
n'attendaient que lui pour appareiller, mais, la veille du départ,
la carcasse, à nouveau, regimba. La mort dans l'âme, le nouveau
capitaine de vaisseau dut renoncer à prendre la mer. Il n'allait
pas pour autant rester inactif.
Depuis 1701, la France était à nouveau en guerre
contre la moitié de l'Europe, ce qui mobilisait l'attention des
ministres et les ressources du pays. Il s'agissait de cette affaire
de succession au trône d'Espagne qui avait mal tourné et n'avait
pas, jusque-là, rapporté grand-chose puisque la Junte des Indes,
qui semblait se soucier comme d'une guigne de l'opinion du roi
d'Espagne, petit-fils de Louis XIV, avait refusé de céder
Pensacola à la France. Quand, en 1700, le Roi-Soleil avait accepté
la couronne de Charles II pour le duc d'Anjou, l'empereur
d'Autriche, qui escomptait voir le royaume ibérique et toutes les
possessions coloniales afférentes revenir à son deuxième fils,
l'archiduc Charles, s'était senti frustré. Quand le souverain
français avait garanti à son petit-fils, devenu Philippe V,
des droits éventuels sur la couronne de France et s'était empressé
d'envoyer des troupes relever aux Pays-Bas les soldats hollandais,
Léopold Ier avait vu rouge. Les
contrats, passés en 1701 et 1702, entre l'Espagne et la France,
portant sur l'introduction d'esclaves noirs, capturés en Afrique,
dans les colonies espagnoles d'Amérique, avaient aggravé les choses
et inquiété, non seulement les négriers anglais et hollandais, mais
aussi les négociants de Londres et d'Amsterdam. Par ce traité
franco-espagnol, dit de l'Asiento
10, la Compagnie française de
Guinée s'engageait à conduire dans le Río de la Plata quarante-huit
mille Noirs en dix ans, en payant au roi une redevance de
33 écus 1/3 pour chacun des quatre mille premiers negros introduits dans l'année !
Comme pour ajouter aux bravades commerciales une
nouvelle provocation dynastique, dirigée cette fois contre
Guillaume III, roi d'Angleterre, Louis XIV, au lendemain
de la mort de Jacques II, le Stuart exilé à
Saint-Germain-en-Laye, disparu le 16 septembre 1701, avait
proclamé que le fils du défunt était le seul souverain digne de
régner sur les îles Britanniques. Comme il fallait s'y attendre,
Guillaume d'Orange avait très mal pris cette immixtion dans les
affaires de son royaume et s'était associé à
Léopold Ier et à la plupart des
princes allemands et danois pour constituer la Grande Alliance
destinée à combattre la politique et les prétentions du roi de
France. Les hostilités ouvertes en Italie, où les troupes
autrichiennes, commandées par le prince Eugène, avaient rossé les
armées de Catinat et de Villeroi, avaient renforcé l'assurance des
alliés. Ceux qui avaient espéré que la mort de Guillaume III,
intervenue le 19 mars 1702, empêcherait le conflit de
s'étendre s'étaient trompés. Après quelques atermoiements dus à des
alliances de la France avec le Portugal, les électorats de Cologne
et de Bavière, et la maison de Savoie, qui ne furent pas toujours
respectées, la guerre était entrée dans une phase plus active. Les
troupes françaises avaient connu des succès, mais la réaction des
coalisés avait été telle qu'on avait perdu Ulm et la Bavière, et
vu, en 1705, les Anglais s'emparer de Gibraltar, Barcelone
capituler, puis la Catalogne, Murcie et Valence passer du côté de
Léopold.
On en était là quand Pierre Le Moyne d'Iberville,
se sentant à nouveau apte au service armé, avait commencé par
organiser la défense côtière, avant de proposer un plan d'attaque
de la flotte anglaise, dont la suprématie l'agaçait prodigieusement
depuis que l'amiral Rooke avait envoyé par le fond, dans la baie de
Vigo, onze galions espagnols chargés d'or. C'était réflexe de marin
devant une bataille perdue et de Normand devant l'or disparu !
Sept millions étaient tombés aux mains de l'amiral et quatorze
avaient été engloutis. Le Cid canadien, qui souhaitait s'en prendre
d'abord aux escadres britanniques affectées à la défense des
colonies américaines, imaginait qu'il pourrait, à l'occasion de ces
expéditions, livrer en Louisiane, dont le roi et ses ministres
semblaient une nouvelle fois se désintéresser, des renforts et des
munitions. Ayant obtenu assez de navires, dont l'Aigle qui se dérouterait pour ravitailler la
Louisiane, et bien que d'une santé chancelante, il prit le
commandement du Juste et mit à la
voile, cinglant vers la mer Caraïbe. Il y parvint assez tôt pour
attaquer la flotte anglaise qui venait de s'en prendre aux
établissements français des Antilles. Ayant monté une opération, à
la fois terrestre et maritime, devant les îles Névis et
Saint-Christophe, il se saisit, comme on l'a vu, des cargaisons de
trente navires ennemis. Ces prises, qui réjouirent l'escadre,
allaient valoir plus tard bien des ennuis à la veuve du Canadien, à
ses frères et à ses associés.
Cette campagne des Petites Antilles avait épuisé,
semble-t-il, les dernières forces de Pierre Le Moyne d'Iberville.
Lors de l'escale à La Havane, il fut incapable de descendre à
terre. L'historien américain Edwin Adam Davis estime que le
commandant général de la Louisiane venait de contracter la fièvre
jaune, maladie endémique dont on ignorait alors qu'elle était
propagée par le moustique11. Le marin soutint vaillamment son dernier
combat et la Providence lui accorda la grâce de mourir à bord de
son bateau, le 3 juillet 1706, deux semaines avant qu'il ne
célébrât son quarante-cinquième anniversaire. Il fut inhumé, six
jours plus tard, dans l'église de San Cristobal.
La Louisiane venait de perdre, avec son fondateur,
l'homme qui croyait le plus en son destin colonial. Jean-Baptiste
de Bienville, frère préféré du plus grand des Canadiens, animé,
comme tous les Le Moyne, de la force et de la foi des bâtisseurs
d'empires, était prêt à poursuivre l'œuvre entreprise. Il devait,
lui aussi, y laisser la vie.
1 Le peuplement.
2 Cent deux kilomètres environ.
3 Aujourd'hui dans le comté Le Sueur, situé au
sud-ouest de Minneapolis, dans le Minnesota.
4 Aujourd'hui Bayou Goula, dans la paroisse
Iberville, au sud-ouest de Baton Rouge.
5 Cité par Eugène Guénin dans la Louisiane, Hachette, Paris, 1904.
6 La réponse ne fut donnée que le
5 juillet 1701. Elle fut négative, la Junte demandant, au
contraire, la cession à l'Espagne du fort construit par les
Français sur le Mississippi et estimant que Pensacola était la
meilleure place pour protéger les possessions de Sa Majesté
Catholique.
7 Corvette de charge de huit cents tonneaux
environ, dont on avait ôté une partie des canons et réduit
l'équipage pour faire place à la cargaison.
8 Cité par Marcel Giraud dans Histoire de la Louisiane française, volume I,
Presses universitaires de France, Paris, 1953.
9 La future Yale, ainsi nommée en 1716, lors
de son transfert à New Haven, en l'honneur d'un riche bienfaiteur,
Elihu Yale (1649-1721), né à Boston, négociant devenu gouverneur de
Madras, en Inde.
10 Mot espagnol signifiant contrat d'achat.
Plus spécialement nom donné par les Espagnols au monopole qu'ils
accordèrent aux XVI e et XVII
e siècles, en échange d'une forte
redevance payable à la Couronne, à plusieurs puissances, Gênes, le
Portugal, la Hollande, la France, pour la capture en Afrique et le
transport dans leurs colonies d'Amérique des Noirs promis à
l'esclavage. Le privilège accordé à la Compagnie française de
Guinée, le 27 août 1701, fut transféré pour trente ans, lors
du traité d'Utrecht, en 1713, à une compagnie britannique, la South
Sea Company.
11 Le médecin cubain Carlos Juan Finlay
démontra, en 1901, que le moustique stégomyie (Stegomyia fasciata, Ædes argenteus) est le vecteur
du virus de la fièvre jaune ou vómito
negro. Les travaux d'une mission américaine envoyée à Cuba
et ceux du docteur Walter Reed confirmèrent cette découverte.