3.
Naissance d'une colonie
L'art de convaincre un ministre
Quand, le 29 juin 1699, la Badine et le Marin mouillent devant La Rochelle, Pierre Le Moyne d'Iberville, assisté du chevalier de Surgères, sait déjà comment il va s'y prendre pour convaincre Pontchartrain de fournir ce qui est nécessaire au développement d'une colonie qui, réunie par une chaîne de postes militaires au Canada, peut devenir puissante, productive, et permettre de faire pièce aux ambitions anglaises. Il a préparé un mémoire qu'il remet au ministre dès son arrivée à Versailles. Après avoir énuméré les ressources du pays et les possibilités qu'offre celui-ci, dans le domaine agricole, de fournir « tout ce qu'on cultive aux îles d'Amérique » et, dans le domaine commercial, d'apporter toutes les ressources que l'on peut attendre de la traite de la fourrure, Iberville, qui a une saine vision des choses, risque une mise en garde en forme de prédiction. « Si la France ne se saisit pas de cette partie de l'Amérique, qui est la plus belle, pour avoir une colonie assez forte pour résister à celle de l'Angleterre, qu'elle a dans la partie de l'est, depuis Pescadoué jusqu'à la Caroline, la colonie anglaise, qui devient très considérable, s'augmentera de manière que dans moins de cent années elle sera assez forte pour se saisir de toute l'Amérique et en chasser les autres nations. Car, si on fait réflexion, on verra que nous n'augmentons pas dans les îles à proportion des Anglais, qui sont des gens qui ont l'esprit de colonie, et quoiqu'ils s'y enrichissent ne retournent pas en Angleterre, et restent, et font fleurir par leurs richesses et grandes dépenses ; au lieu que les Français les abandonnent et se retirent si tôt [sic] qu'ils ont un peu de bien, ce qui vient que ce sont de mauvais pays et qui ne valent pas la France. » Pierre Le Moyne n'est pas qu'un baroudeur ; il a la tête bien faite, de l'instruction, et l'on ne peut contester la justesse étonnante de son pronostic. Connaissant les défauts français, sachant, lui qui est glorieux, se garder des vanités de basse cour, ayant appris, lui qui est âpre au gain comme le grand-père cabaretier, qu'il faut investir dans une colonie les bénéfices qu'on en tire pour en faire une province à part entière, persuadé enfin, en tant que Français né au Canada, que la « peuplade1 » est le meilleur moyen de conserver les colonies et de les rendre prospères, il sait convaincre ses interlocuteurs et décourager ses détracteurs. Parmi ces derniers, le capitaine Beaujeu, qui ne sut pas conduire La Salle au delta du Mississippi.
L'ex-commandant du Joly, qui s'est retiré au Havre, est ulcéré qu'un navigateur aux allures d'aventurier et qu'il tient pour un vantard infréquentable ait, sans hésitation, trouvé son chemin dans le golfe du Mexique et levé toutes les hésitations géographiques en fixant l'embouchure du fleuve à 28 degrés 4 minutes de latitude alors que lui-même l'avait vainement cherchée autour de 27 degrés. Iberville, qui ne manquait pas de charité chrétienne – à moins que, persifleur, il n'eût voulu, ce jour-là, offrir au capitaine jaloux une excuse trop facile pour tromper les marins –, expliqua que seules de mauvaises cartes avaient pu être à l'origine d'une telle erreur de navigation !
Le gouverneur de Saint-Domingue, Jean Ducasse, était aussi du nombre des critiques. Il voyait l'avenir de la colonie compromis parce que, d'après lui, les Espagnols installés à Pensacola, dont on a vu la situation, pouvaient, avec ceux du Mexique, envoyer cent mille hommes et des nuées d'Indiens pour combattre les Français en Amérique ! Et Ducasse terminait sa lettre du 10 avril 1699 au ministre de la Marine en affirmant que la Louisiane était peuplée de millions de barbares et que la froideur du climat rendait totalement aléatoire « la fabrique de denrées qui se font ailleurs ».
Parmi ceux qui soutenaient le projet de développement de la colonie figuraient heureusement les savants, d'éminents juristes et des investisseurs comme M. de Rémonville. Ces derniers, pendant l'absence d'Iberville, avaient assidûment fréquenté le salon de l'épouse du navigateur restée à Paris. Ils espéraient ainsi se faire une alliée capable de convaincre le Cid canadien de poursuivre le grand dessein colonial dont ils attendaient maintes découvertes passionnantes. Ces hommes, le plus souvent désintéressés comme l'abbé Bernou, avaient vu juste car Iberville tenait compte des appréciations de sa femme bien qu'il n'appartînt pas à la catégorie des explorateurs mondains qui emmènent leur femme en voyage, s'encombrent de caméristes, de bagages et naviguent en plaisanciers pour ne pas donner le mal de mer aux dames ! En ce temps-là, l'aventure maritime était affaire d'homme. Les épouses restaient à la maison, s'occupaient de l'éducation des enfants, veillaient à maintenir la réputation de l'absent, même quand elles le trompaient pour passer le temps, ce qui aidait parfois à l'avancement du cocu !
La femme de Pierre Le Moyne d'Iberville n'avait rien de ces mijaurées, abusives et geignardes, qui se plaignent sans cesse des absences de leur mari. Marie-Thérèse, née Pollet, fille du sieur de Lacombe-Pocardière, capitaine au régiment de Carignan, et de Marie-Anne Juchereau de Saint-Denys, connaissait, dès avant son mariage, le délaissement, les inquiétudes, l'instabilité dévolus aux femmes de marins et de militaires qui ne faisaient pas carrière à la cour ou dans les salons. Son père s'était battu au Canada contre les Anglais et les Indiens ; son grand-père maternel, bien qu'âgé de soixante ans, avait pris part à la défense de Québec lors de l'attaque britannique conduite par l'amiral William Phips, en 1690, et laissé un bras dans l'échauffourée. Iberville avait donc une épouse digne d'un grand capitaine et l'on peut penser qu'elle approuvait les projets de son mari quand il parlait de l'avenir de la Louisiane.
Après avoir consulté les experts, entendu les courtisans et pris un temps de réflexion, Pontchartrain décida une demi-mesure, méthode ministérielle courante, propre à limiter les risques afférents à la profession. Le 15 juin 1699, il annonça, par lettre à Iberville, que le roi avait résolu d'envoyer en Louisiane la frégate Renommée, qu'accompagnerait un bâtiment de charge. Puis il ajouta, laissant toute la responsabilité de l'affaire au marin : « Mais comme il est question de prendre en ce voyage une dernière résolution sur cet établissement, soit pour le conserver ou l'abandonner, Sa Majesté désire que vous commandiez cette frégate, parce que vous jugerez mieux qu'un autre du mérite des découvertes qu'auront faites les gens que vous y avez laissés, sur les ordres que vous leur avez donnés. » On peut penser qu'Iberville, capable d'évaluer le taux de courage d'un ministre par rapport au niveau de ses craintes de faire une gaffe coûteuse, dut sourire. Quand on lui annonça que le roi venait de lui décerner, ainsi qu'à François de La Rochefoucauld, chevalier de Surgères, la croix de Saint-Louis, il apprécia le geste d'encouragement. Comme le brave François acceptait de le suivre, Pierre Le Moyne d'Iberville prit le commandement de la Renommée, frégate neuve de quarante-six canons, laissant au chevalier celui de la Gironde. À bord des navires se trouvaient le chevalier de Rémonville, armateur, ami de Cavelier de La Salle, qui avait obtenu une concession sur les rives du Mississippi, le père Paul Du Ru, un jésuite de choc, né en 1666 à Vernon, qui avait étudié pendant cinq ans à Paris avant d'enseigner à Vannes et à Quimper, un oncle de Mme d'Iberville, Louis Juchereau de Saint-Denys, capitaine des Canadiens, volontaire pour la Louisiane, les frères Pierre et Jean Talon, survivants du massacre du fort Saint-Louis du Texas en décembre 1688, et Pierre-Charles Le Sueur, un cousin des Le Moyne. Ce dernier, ayant longtemps séjourné chez les Sioux, espérait exploiter, près de la rivière Verte, les mines de cuivre et de plomb dont lui avaient parlé les Indiens.
Des visiteurs importuns
Les navires quittèrent La Rochelle le 15 septembre 1699 et se présentèrent le 8 janvier 1700 devant l'île au Mouillage. Les occupants du fort Maurepas accueillirent chaleureusement les arrivants. Antoine Sauvolle de La Villantray, commandant de la colonie, et Bienville, lieutenant du roi, firent leur rapport, qui ne manquait pas d'intérêt. Certes, le jardin potager et même le carré de maïs avaient été anéantis par un été caniculaire qui avait asséché les marais et tari les sources. On avait dû se défendre des incursions des crocodiles et le chien de Sauvolle avait succombé, en moins d'un quart d'heure, à la morsure d'un serpent à sonnette. En revanche, les Français avaient établi de bonnes relations avec les Indiens. Les Pascagoula étaient venus visiter le fort et fumer le calumet avec les officiers. Deux missionnaires, les pères Montigny et Davion, de passage avec leurs chasseurs, des Chaouanon et Taensa, avaient séjourné à Maurepas. Les prêtres s'y trouvaient si bien qu'ils s'y seraient incrustés. Le commandant dut rappeler aux missionnaires que des milliers d'âmes indiennes vivaient dans l'ignorance de l'existence de Dieu et méritaient d'être tirées du paganisme par leurs soins. Comme les visiteurs ne semblaient pas apprécier l'urgence d'un tel apostolat, on finit par leur dire clairement qu'on ne pouvait les héberger plus longtemps, faute de vivres !
Mais l'événement le plus important s'était produit le 15 septembre 1699, quand M. de Bienville, qui rentrait avec six hommes d'une exploration vers le nord, chez les Natchez, avait rencontré, à vingt-trois lieues de l'embouchure2 et remontant le Mississippi, une corvette anglaise à douze canons. Comme la barque des Français s'opposait à la progression du bateau britannique, le commandant de ce dernier, le capitaine Lewis Banks, demanda s'il se trouvait bien dans le Mississippi. On ne répondit pas à sa question mais Bienville l'invita à faire demi-tour et à prendre le large après lui avoir signifié en termes courtois – nous sommes entre gens de mer galonnés – que sa corvette se trouvait dans une annexe du royaume de France où sa présence ne pouvait plus longtemps être tolérée. Étant monté à bord du vaisseau battant pavillon de l'Union Jack, le fougueux Bienville (il venait d'avoir vingt ans) apprit de la bouche d'un des passagers, un ingénieur français nommé Second, que la corvette avait quitté Londres en octobre 1698, avec trois autres vaisseaux transportant deux cents émigrants huguenots, recrutés pour fonder une colonie anglaise sur les rives du Mississippi.
C'était le premier convoi de l'entreprise organisée par Daniel Coxe. L'ingénieur glissa discrètement à Bienville un mémoire, signé de quatre cents familles de protestants français déjà débarquées en Caroline et qui, ne s'adaptant pas aux mœurs britanniques, demandaient humblement au roi de France la permission de s'installer en Louisiane, où ils travailleraient en sujets loyaux et soumis, pour mettre le pays en valeur, à condition toutefois qu'on les laissât pratiquer leur religion. Second souffla à l'officier que les autres vaisseaux anglais croisaient dans le golfe du Mexique en attendant le résultat de la reconnaissance conduite par Lewis Banks.
L'Anglais finit par s'en aller, non sans avoir promis qu'on le reverrait l'année suivante, avec une force capable d'imposer aux Français la présence des sujets de Guillaume III. Quand Bienville, qui nomma Détour aux Anglais la courbe du fleuve où il avait intercepté le vaisseau britannique, rapporta cette rencontre à son frère, ce dernier se souvint qu'il connaissait Lewis Banks pour l'avoir fait prisonnier, en 1694, dans la baie d'Hudson. Bien qu'il tînt le marin anglais pour benêt et irréfléchi, il estima qu'on devait prévoir un retour offensif et prendre des précautions. Il ordonna la construction d'un nouveau fort, sur la rive gauche du fleuve, à dix-huit lieues de l'embouchure.
Pourvu de canons, ce fortin, bâti sur un terrain inondé à chaque crue, au contraire de ce qu'avait affirmé un Indien, et chichement pourvu d'eau douce, reçut le nom de fort Mississippi, puis celui de La Boulaye, mais ne fut jamais achevé. Très sagement, Iberville fit aussi agrandir et consolider le fort Maurepas, dont l'artillerie contrôlait l'entrée de la baie de Biloxi et, de ce fait, les voies d'eau permettant d'accéder au Mississippi par le lac Borgne, le lac Pontchartrain et la rivière aux Chênes, au confluent de laquelle se trouvait le fort La Boulaye. Accompagné de ses frères, Bienville et Châteauguay, de Juchereau de Saint-Denys et d'une soixantaine d'hommes, le marin employa les trois mois qu'il passa en Louisiane à visiter les tribus indiennes, à s'assurer de leur alliance par des échanges de cadeaux, et à participer à leurs cérémonies, même quand celles-ci révoltaient la conscience des plus rudes coureurs de bois. Ils virent un jour avec stupeur, mais sans pouvoir intervenir, un sorcier jeter dans le feu cinq nouveau-nés offerts par leurs mères pour apaiser le courroux du ciel, parce que la foudre avait détruit le temple du village ! En revanche, ils apprécièrent un peu plus tard l'autorité du père Montigny, qui s'était trouvé si bien au fort Maurepas, quand le missionnaire réussit à dissuader des Natchez d'immoler, comme ils en avaient l'habitude, une douzaine de femmes, élues pour accompagner un chef décédé dans les verts pâturages dont personne n'est jamais revenu !
Iberville rentra au fort Maurepas, qu'on appelait aussi maintenant fort Biloxi, pour apprendre qu'une corvette espagnole ayant à son bord M. de Riola, gouverneur de Pensacola, s'était, pendant son absence, présentée dans la baie où mouillait la Renommée. La vue du vaisseau français avait dissuadé les Espagnols d'approcher de la côte. Ceux-ci avaient cependant signifié aux Français qu'ils occupaient indûment un territoire dont le roi d'Espagne pouvait, à juste titre, revendiquer la propriété ! Quelques jours plus tard, le 5 avril, le gouverneur espagnol était réapparu dans un équipage beaucoup moins reluisant. Sa frégate avait fait naufrage au cours de la nuit du 30 au 31 mars, alors qu'il regagnait Pensacola. Il naviguait depuis cinq jours, à demi nu sous la pluie, dans une mauvaise chaloupe, en compagnie de deux officiers rescapés. Accueillis à bord de la Renommée, les Espagnols furent soignés, nourris, réconfortés, et l'on fit prévenir la garnison de Pensacola que le gouverneur était sain et sauf. Une corvette, dont l'équipage espagnol fut agréablement traité par les Français, vint prendre le gentilhomme naufragé, qui reçut en souvenir de son séjour quelques belles chemises et un fusil. Dans un rapport au ministre de la Marine, M. de Ricouard, lieutenant de vaisseau à bord de la Renommée qui avait accueilli M. de Riola, commenta ainsi les événements : « S'il est vrai, comme je l'ai appris, qu'ils soient venus (les Espagnols) à mauvaise intention dans leur première visite qu'ils nous ont faite, nous leur avons rendu le bien pour le mal, à quoi nous n'avons nul regret, si vous l'avez pour agréable. » En ce temps-là, un gentilhomme ne comptait d'ennemis que pendant les grands jeux sanglants, parfois atroces, souvent mortels mais ouverts à l'exploit individuel, qu'étaient les batailles. L'honneur, la charité chrétienne et la fraternité d'armes commandaient à tous, pendant les entractes, d'oublier la guerre comme s'il se fût agi d'une affaire sans importance. Les Français et les Espagnols, qui auraient d'autres occasions de s'affronter autour du golfe du Mexique, n'hésitèrent cependant jamais, en cas de disette dans l'une ou l'autre colonie, à se porter mutuellement secours, à échanger leurs prisonniers, quitte à s'entre-tuer gaillardement et en toute bonne conscience dès que, la forme étant revenue, ils étaient à nouveau contraints d'en découdre !
Pendant le deuxième séjour d'Iberville en Louisiane, un autre événement d'importance eut lieu, qui réjouit tout le monde : l'arrivée d'Henry de Tonty avec cinquante Canadiens intrépides. Le lieutenant de La Salle, qui avait un temps marqué quelque amertume en apprenant que la fondation de la colonie était confiée à Le Moyne d'Iberville, alors qu'il s'estimait le plus apte à mener cette tâche à bien, avait descendu le Mississippi avec sa troupe, du fort Saint-Louis des Illinois au delta, à bord de dix grands canots chargés de provisions et de fourrure. Ce contingent allait renforcer la garnison du fort Biloxi pendant que Juchereau de Saint-Denys irait au pays des Ceni, où La Salle avait péri, à la recherche des vestiges du fort Saint-Louis du Texas, et que Le Sueur retournerait chez les Sioux, pour construire un fort et organiser l'exploitation des mines de cuivre et de plomb, maintenant repérées au confluent de la rivière Verte et de la rivière Saint-Pierre3, elle-même affluent du Mississippi. Une société d'exploitation, la Compagnie des Sioux, qui comptait parmi ses associés Iberville, Argoud, Rémonville, le fermier général L'Huilier et d'autres investisseurs optimistes, avait été constituée à Paris. Le père Paul Du Ru résidait déjà chez les Bayagoula et construisait, près du village indien de Mougoulacha, la première église catholique de la colonie4. Quant à Bienville, il devait poursuivre, comme Tonty, l'exploration systématique de la région, s'assurer des alliances indiennes et visiter, à l'est de la baie de Biloxi, la baie de la Mobile. Iberville pensait y fonder plus tard un établissement sûr, permettant une meilleure surveillance des Espagnols de Pensacola et, à l'extrémité sud de la chaîne des Appalaches, l'interception des traitants anglais, capables de descendre de la Caroline vers le golfe du Mexique.
Car l'occupation, si longtemps différée, de la Louisiane irritait les deux puissances coloniales ayant des intérêts en Amérique, l'Espagne et l'Angleterre. Elle agaçait aussi les négociants canadiens. Ces derniers craignaient de voir les courants commerciaux, notamment la traite si rentable des peaux de castor et de bison, drainés par les établissements des rives du Mississippi, aboutir au golfe du Mexique, ce qui eût été préjudiciable à leurs intérêts et à l'économie du Canada. Le chevalier Louis Hector de Callières, gouverneur de Nouvelle-France depuis 1699, subodorant la concurrence de l'entreprenante tribu des Le Moyne, avait demandé au roi de lui conférer autorité sur « le bas du Mississippi », ce qui ne devait pas lui être accordé. C'est donc l'esprit tranquille et emportant dans ses cantines des échantillons de cuivre recueillis par Le Sueur, des peaux de bison, des plantes, des perles offertes par les Indiens qu'Iberville mit à la voile pour la France le 28 mai 1700.
Vauban colonialiste
À Versailles, le Cid canadien trouva cette fois un allié très influent en la personne de Vauban, maréchal de France, illustre ingénieur, grand maître des fortifications, mentor puis conseiller écouté de Jérôme de Pontchartrain. Vauban, passionné de statistiques, connaissant mieux que quiconque, d'après ses contemporains, ce que nous appellerions aujourd'hui la France profonde, portait grand intérêt aux établissements coloniaux. Dans une lettre à Pontchartrain le fils datée du 28 avril 1699, il appuyait déjà les vues d'Iberville en écrivant : « Si le roi ne travaille pas vigoureusement à l'accroissement de ces colonies, à la première guerre qu'il aura avec les Anglais et les Hollandais, qui s'y rendent de jour en jour plus puissants, nous les perdrons, et pour lors nous n'y reviendrons jamais, et nous n'aurons plus en Amérique que la part qu'ils nous en voudront bien faire par le rachat de nos denrées, auxquelles ils mettront le prix qu'ils voudront5. » Ainsi épaulé, Iberville put exposer son projet de fondation d'un établissement dans la baie de la Mobile et le faire approuver par le ministre. Pontchartrain obtint d'autant plus aisément l'accord de Louis XIV que ce dernier venait de solliciter, de son petit-fils le duc d'Anjou, devenu roi d'Espagne sous le nom de Philippe V, la cession de Pensacola à la France « afin de mettre cette place à l'abri d'une attaque des Anglais ». La réponse demandée à la Junte des Indes par le nouveau souverain espagnol tardant à venir, ce qui n'était pas bon signe6, l'envoi en Louisiane de nouveaux renforts, matériel et provisions fut décidé. Iberville se mit aussitôt à la préparation de son troisième voyage en Amérique.
Bien que les tanneurs de Niort aient trouvé les peaux de bison grossières, que les orfèvres aient fait la moue devant les perles indiennes, que les échantillons de terre et les plantes aquatiques n'aient pas suscité chez les botanistes et les savants plus que de la curiosité, Iberville restait persuadé que la Louisiane recelait des richesses qui, sans valoir celles que les Espagnols tiraient du Mexique, méritaient tout de même qu'on s'y intéressât.
Quand, le 21 septembre 1701, la Renommée, commandée par Iberville, et la flûte7 Palmier, confiée au fidèle Surgères, quittèrent le port de La Rochelle, le chef de l'expédition avait reçu la dose d'encouragement que l'on doit périodiquement aux bons et loyaux serviteurs. Il s'agissait d'une lettre de Pontchartrain dont une phrase surtout retint l'attention du marin : « Je suis bien aise de vous répéter encore que Sa Majesté est satisfaite de vos services et qu'elle vous accordera, à votre retour, la commission de capitaine de vaisseau qu'elle vous a fait espérer. » Il y avait tout de même quinze ans que Pierre Le Moyne piétinait dans son grade de lieutenant de vaisseau en se battant sur mer et sur terre pour la plus grande gloire du roi de France ! L'avancement avait, en ce temps-là, pour les baroudeurs, des lenteurs acceptées et il ne suffisait pas de savoir coudre, comme on le vit parfois en notre siècle, pour prendre du galon ! En plus des vivres et des munitions dont la flûte était chargée, les navires transportaient un autre frère d'Iberville, Joseph de Sérigny, lieutenant de vaisseau, récemment rentré de la baie d'Hudson, et, pour le malheur des Le Moyne, ce Nicolas de La Salle dont l'homonymie avec le grand explorateur qu'il avait accompagné dans la descente du Mississippi, en 1682, était fortuite mais devait tromper, jusqu'à nos jours, beaucoup de gens. Cet écrivain de marine, qui, lors de la dernière et mortelle expédition de Cavelier, avait préféré rentrer en France avec Beaujeu, plutôt que partager le sort de ses compagnons restés à terre afin de rechercher l'embouchure du Mississippi, avait fait le siège d'Iberville. Chargé de famille, ne recevant que des émoluments modestes – cinquante livres par mois –, il s'était proposé, arguant de sa connaissance des rivages du golfe du Mexique, pour accompagner les pionniers.
L'ordonnance de la marine, édictée par Colbert en août 1681, définissait les fonctions de l'écrivain de marine, qui était plus qu'un polygraphe navigant. « C'est proprement une espèce de notaire ou greffier dans un vaisseau, pendant un voyage au long cours, pour y faire et recevoir tous les actes qui doivent avoir le caractère d'actes publics et authentiques, et comme c'est une espèce d'officier public, il doit prêter serment devant le lieutenant de l'Amirauté du lieu de l'embarquement, avant que de s'embarquer, et avoir un registre ou journal, coté et paraphé dans toutes les pages, par première et dernière, par le lieutenant de la même Amirauté, ou par deux des principaux propriétaires du navire, ou intéressés de la cargaison. » Le style est alambiqué mais les responsabilités sont clairement définies. L'écrivain de marine, qui pouvait recevoir les testaments « de ceux qui décéderont sur le vaisseau pendant le voyage » et servir de greffier à l'occasion d'un procès criminel, devait en outre veiller à la distribution et à la conservation des vivres. Toute mention fausse dans le journal d'un écrivain de marine, nommé parfois écrivain du roi, comme dans les minutes d'un notaire ou les exploits d'un huissier, était punissable de la peine de mort.
Nicolas de La Salle, à qui Iberville fit donner six cents livres par an, décida d'emmener en Louisiane sa femme et ses enfants. Ce fut la première famille de la colonie restaurée.
Après une escale à Saint-Domingue, la Renommée arriva en vue de Pensacola le 15 décembre 1701. Iberville, souffrant d'un abcès au flanc, ou plutôt des suites de l'intervention d'un chirurgien barbare qui avait pratiqué « à travers le ventre une incision de six pouces », y apprit de la bouche du gouverneur espagnol que son cousin, l'enseigne Sauvolle, commandant du fort Maurepas, était mort de maladie le 22 août 1700. Les Français savaient déjà que Biloxi était une villégiature insalubre, mais Pensacola leur parut bien pire. Le dénuement des Espagnols, contraints pour l'honneur à faire les braves et, par respect pour la Junte des Indes, à signifier aux visiteurs qu'ils devaient s'abstenir de créer de nouveaux établissements dans la région, fit sourire les Français mais leur inspira une grande pitié. Sans vivres, sans vêtements, sans argent, ne disposant d'aucun navire, cent quatre-vingts hommes, dont soixante forçats prêts à entrer en rébellion, étaient bien incapables de s'opposer aux visées françaises et d'ailleurs ne le souhaitaient guère. Ils escomptaient des secours et des soins qu'Iberville leur accorda spontanément. Celui-ci offrit même de mettre à la disposition de Riola le traversier la Précieuse, pour permettre au gouverneur de faire son devoir, c'est-à-dire de se rendre à Veracruz afin d'informer le vice-roi de Nouvelle-Espagne que les Français, passant outre aux injonctions, avaient décidé, malgré le déplaisir qu'en aurait Sa Majesté Catholique, de construire un fort dans la baie de la Mobile !
Au fort Maurepas, ce fut Bienville, commandant par intérim, qui accueillit son frère et les nouveaux arrivants. Voyant combien les hommes restés en Louisiane souffraient du climat et de l'inconfort de la position, le chef de l'expédition organisa immédiatement la prise de possession de la rivière Mobile et de sa baie. Ce cours d'eau, né dans les Appalaches, coule en Alabama, parallèlement au Mississippi, et se jette dans le golfe du Mexique à une centaine de kilomètres à l'est du grand fleuve. L'annexion se fit dans les règles, au nom du roi de France comme d'habitude. Le 15 février, Iberville se sentit assez gaillard pour se rendre sur les lieux retenus par ses lieutenants à quatre-vingts kilomètres environ de l'île au Mouillage, sur la rive droite de la rivière Mobile, afin de dessiner sur place les plans du nouvel établissement à naître. Un fort carré, conçu d'après les conseils et les techniques de Vauban, et qui comportait aux quatre angles des bastions à saillants triangulaires pourvus chacun de six canons, assurerait la protection du site. Fait de madriers de chêne blanc, arbre abondant dans la région, construit sur une pointe de la berge et un tertre boisé dominant la rivière de sept mètres à l'est et au sud, le fort fut entouré d'un assez large fossé. Quand, les magasins achevés, on put y entreposer, à l'abri de l'humidité et de la vermine, les vivres et munitions apportés par les navires, les cent quatre-vingt-dix hommes devant constituer la garnison s'y trouvèrent en sécurité. Ils entreprirent aussitôt le défrichement des terrains situés au nord et à l'ouest du fort où s'élèverait, toujours d'après les plans d'Iberville, la première « ville » de la colonie. Celle-ci se développerait autour d'une place d'armes, au long de rues se coupant à angle droit et délimitant des carrés et des rectangles destinés à devenir autant de parcelles à concéder. Quatorze habitations réservées aux officiers, un hôpital, une maison pour les prêtres des missions étrangères, une maison pour les jésuites, une chapelle figuraient dans le projet initial. Les premiers emplacements « urbains », attribués par Iberville à ceux qui souhaitaient construire leur maison, revinrent à Bienville, Tonty, Le Vasseur, Boisbriant, Nicolas de La Salle, aux Canadiens Sauton et Bellefeuille, et aux charpentiers de marine et forgerons dont la colonie ne pouvait se passer. Abandonnant provisoirement son rôle d'urbaniste, Iberville se fit médiateur afin d'établir la paix entre les Chacta et les Chicassa qui s'entre-tuaient à la plus grande satisfaction des Anglais, toujours prêts à exploiter les guerres indiennes pour s'assurer de nouvelles positions. Iberville et Bienville, ayant réuni les délégués des deux nations, réussirent à les convaincre que les colons britanniques souhaitaient leur anéantissement mutuel afin de s'emparer plus aisément de leurs territoires, alors que les Français, respectant les frontières, ne voulaient que vivre en paix et commencer loyalement avec les tribus. Les cadeaux distribués aux chefs et aux guerriers des nations représentées, deux cents livres de balles, autant de poudre et de plomb, douze fusils, cent haches, cent cinquante couteaux, des chaudrons, des aiguilles, des colliers, firent au moins autant que les discours pour ramener la concorde. Les Indiens réconciliés promirent « de ne plus avoir aucun commerce avec les Anglais », ce que personne, heureusement, ne prit pour engagement définitif.
Quand, en avril 1702, Iberville décida de regagner la France, il emportait l'espoir de voir enfin la colonie prendre son essor. Ceux qu'il laissait à Biloxi et à Mobile étaient en bons termes avec les Indiens Alabama et Chacta, ce qui leur garantissait la fourniture régulière de denrées, maïs, pois, fruits, viande de chevreuil et de bison, huile ou graisse d'ours, volaille, en attendant que la colonie produise elle-même sa subsistance. Les deux douzaines de vaches, les deux taureaux, les cochons, le cheval et les juments importés de Saint-Domingue semblaient s'acclimater. On pouvait espérer qu'ils se multiplieraient au cours des années à venir. Dans le nord du pays, Le Sueur avait construit un fort, appelé tantôt Vert, du nom de la rivière voisine, tantôt L'Huilier, du nom d'un actionnaire de la Compagnie des Sioux. Vingt-cinq soldats composaient la garnison et huit gaillards, engagés pour trois ans à des salaires annuels variant de cent cinquante à trois cents livres, tiraient d'une première mine une bonne quantité de cuivre. Chez les Kaskaskia, le Canadien Antoine Villedieu, guidé par des missionnaires, recherchait d'autres gisements, tandis que Juchereau de Saint-Denys installait au bord de la rivière Rouge, chez les Indiens Caddo, un atelier où seraient tannées, non seulement les peaux de bison, de cerf, de chevreuil et d'ours de la région, mais aussi les peaux de castor que les traitants de fourrure, Indiens et coureurs de bois, pourraient livrer. Quant aux missionnaires, même si les sempiternelles rivalités entre jésuites, récollets et prêtres séculiers des missions étrangères nuisaient parfois à l'efficacité de l'apostolat, ils se répandaient chez les Indiens, diffusant la parole du Christ et servant le roi de France. Ces religieux procédaient souvent par intimidation morale pour convertir les Sauvages, brossant d'effrayants tableaux de l'Enfer où brûleraient éternellement les païens. Peut-être montraient-ils aux Indiens ces gravures de Théodore de Bry, publiées en 1512 et illustrant la relation de Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, où des démons hideux tourmentaient des Indiens tatoués, les flagellaient en grinçant des dents tandis que surgissaient de la mer de monstrueux poissons volants, bavant de rage. Les missionnaires ne manquaient jamais de faire remarquer sur ce genre d'image que seuls les Indiens placés sous la protection de la croix et des prêtres bénisseurs échappaient aux supplices !
La Louisiane, sous le double patronage du sabre et du goupillon, paraissait donc promise à un bel avenir colonial.
Quelques semaines après son arrivée en France, M. d'Iberville reçut enfin, datée du 1er juillet 1702, la commission de capitaine de vaisseau promise depuis longtemps par le roi. Cette promotion était assortie du titre et des responsabilités de commandant général de la Louisiane, de l'attribution d'une concession à la rivière Mobile, que le marin se proposait de faire rapidement ériger en comté, d'une mine de plomb restant à découvrir et, privilège plus lucratif, du droit de faire la traite des Noirs en Guinée. Louis XIV, reconnaissant, accordait aussi au colonisateur de nouvelles lettres de noblesse, attachées aux seigneuries d'Ardillières, située à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Rochefort, et de Duplessis, que le Cid canadien avait achetée deux ans plus tôt. « Le Mississippi n'est pas un aussi mauvais pays qu'on l'a voulu dire ! » aurait écrit avec quelque ironie l'intendant de Rochefort, Michel Bégon8.
Sur place, loin de l'Aunis fertile et de la douce Saintonge, des rives du golfe du Mexique aux Illinois, tout restait à faire pour que le grand pays sauvage, parcouru du nord au sud sur plus de trois mille cinq cents kilomètres par le Mississippi, devînt une authentique province française, dans une Amérique où d'autres puissances, depuis longtemps, s'activaient. Avec le recul des siècles, il n'est pas interdit de voir, dans une simple comparaison, le symbole du retard fatal pris par la France dans la colonisation de sa part d'Amérique. En 1701, tandis qu'Iberville et ses compagnons en étaient encore à bâtir des forts en rondins, à vivre comme des coureurs de bois et à se nourrir à la mode indienne, l'enseignement supérieur se développait dans des colonies anglaises intelligemment administrées. Après la création, en 1636, dans le Massachusetts, de ce qui allait devenir la fameuse université Harvard, puis en 1693, en Virginie, de William and Mary University, des éducateurs dynamiques venaient d'ouvrir un troisième établissement à Saybrook9, dans le Connecticut, où l'on comptait déjà plus de vingt-deux mille habitants.
La Louisiane attendait toujours ses premiers colons !
La fin d'un condottiere
Il arrive que les plus forts des hommes, les plus pugnaces des bâtisseurs, les plus avides de gloire et de biens, découvrent un jour que leur corps, soudain, renâcle à obéir. Les guerriers commandent longtemps à la carcasse, corvéable à merci, qui tremble au danger, jusqu'au soir où l'organisme affiche sa démission. Le héros au corps malade se trouve alors rendu à l'humanité ordinaire. Ayant accepté, dès sa première aventure, de rencontrer la mort dans les batailles, ayant enduré, sans gémir, blessures et privations, il est mortifié par les affections communes. Les plaies d'orgueil sont pour lui plus éprouvantes que la douleur physique. La perspective de mourir dans son lit, entouré des siens comme un bourgeois, l'exaspère ; il y voit l'humiliation suprême et, honteux, appréhende de se présenter en chemise de nuit aux portes du Walhalla, où tant d'amis dorment dans leur armure !
Iberville était de ceux qui ne sentent la fatigue qu'au moment où, triomphant de leur volonté, elle les terrasse et les immobilise. Dès son retour de Louisiane, le condottiere, qui avait enduré les fièvres, les douleurs articulaires, maux des tropiques humides, et les bistouris des chirurgiens de marine, dut s'aliter à Paris. On le vit soudain si faible qu'on alerta sa femme et son frère Sérigny, qui arrivèrent en chaise de poste de La Rochelle. Soigné par les siens, il se rétablit et commença à préparer un nouveau départ pour la colonie où son frère Bienville assurait, une fois de plus, l'intérim. Pontchartrain consultait le convalescent et ses conseils étaient écoutés. De sa chambre, Iberville envoyait des instructions, établissait des projets de budget pour la colonie, discutait avec les géographes et les savants. En septembre 1703, des navires rassemblés à La Rochelle n'attendaient que lui pour appareiller, mais, la veille du départ, la carcasse, à nouveau, regimba. La mort dans l'âme, le nouveau capitaine de vaisseau dut renoncer à prendre la mer. Il n'allait pas pour autant rester inactif.
Depuis 1701, la France était à nouveau en guerre contre la moitié de l'Europe, ce qui mobilisait l'attention des ministres et les ressources du pays. Il s'agissait de cette affaire de succession au trône d'Espagne qui avait mal tourné et n'avait pas, jusque-là, rapporté grand-chose puisque la Junte des Indes, qui semblait se soucier comme d'une guigne de l'opinion du roi d'Espagne, petit-fils de Louis XIV, avait refusé de céder Pensacola à la France. Quand, en 1700, le Roi-Soleil avait accepté la couronne de Charles II pour le duc d'Anjou, l'empereur d'Autriche, qui escomptait voir le royaume ibérique et toutes les possessions coloniales afférentes revenir à son deuxième fils, l'archiduc Charles, s'était senti frustré. Quand le souverain français avait garanti à son petit-fils, devenu Philippe V, des droits éventuels sur la couronne de France et s'était empressé d'envoyer des troupes relever aux Pays-Bas les soldats hollandais, Léopold Ier avait vu rouge. Les contrats, passés en 1701 et 1702, entre l'Espagne et la France, portant sur l'introduction d'esclaves noirs, capturés en Afrique, dans les colonies espagnoles d'Amérique, avaient aggravé les choses et inquiété, non seulement les négriers anglais et hollandais, mais aussi les négociants de Londres et d'Amsterdam. Par ce traité franco-espagnol, dit de l'Asiento 10, la Compagnie française de Guinée s'engageait à conduire dans le Río de la Plata quarante-huit mille Noirs en dix ans, en payant au roi une redevance de 33 écus 1/3 pour chacun des quatre mille premiers negros introduits dans l'année !
Comme pour ajouter aux bravades commerciales une nouvelle provocation dynastique, dirigée cette fois contre Guillaume III, roi d'Angleterre, Louis XIV, au lendemain de la mort de Jacques II, le Stuart exilé à Saint-Germain-en-Laye, disparu le 16 septembre 1701, avait proclamé que le fils du défunt était le seul souverain digne de régner sur les îles Britanniques. Comme il fallait s'y attendre, Guillaume d'Orange avait très mal pris cette immixtion dans les affaires de son royaume et s'était associé à Léopold Ier et à la plupart des princes allemands et danois pour constituer la Grande Alliance destinée à combattre la politique et les prétentions du roi de France. Les hostilités ouvertes en Italie, où les troupes autrichiennes, commandées par le prince Eugène, avaient rossé les armées de Catinat et de Villeroi, avaient renforcé l'assurance des alliés. Ceux qui avaient espéré que la mort de Guillaume III, intervenue le 19 mars 1702, empêcherait le conflit de s'étendre s'étaient trompés. Après quelques atermoiements dus à des alliances de la France avec le Portugal, les électorats de Cologne et de Bavière, et la maison de Savoie, qui ne furent pas toujours respectées, la guerre était entrée dans une phase plus active. Les troupes françaises avaient connu des succès, mais la réaction des coalisés avait été telle qu'on avait perdu Ulm et la Bavière, et vu, en 1705, les Anglais s'emparer de Gibraltar, Barcelone capituler, puis la Catalogne, Murcie et Valence passer du côté de Léopold.
On en était là quand Pierre Le Moyne d'Iberville, se sentant à nouveau apte au service armé, avait commencé par organiser la défense côtière, avant de proposer un plan d'attaque de la flotte anglaise, dont la suprématie l'agaçait prodigieusement depuis que l'amiral Rooke avait envoyé par le fond, dans la baie de Vigo, onze galions espagnols chargés d'or. C'était réflexe de marin devant une bataille perdue et de Normand devant l'or disparu ! Sept millions étaient tombés aux mains de l'amiral et quatorze avaient été engloutis. Le Cid canadien, qui souhaitait s'en prendre d'abord aux escadres britanniques affectées à la défense des colonies américaines, imaginait qu'il pourrait, à l'occasion de ces expéditions, livrer en Louisiane, dont le roi et ses ministres semblaient une nouvelle fois se désintéresser, des renforts et des munitions. Ayant obtenu assez de navires, dont l'Aigle qui se dérouterait pour ravitailler la Louisiane, et bien que d'une santé chancelante, il prit le commandement du Juste et mit à la voile, cinglant vers la mer Caraïbe. Il y parvint assez tôt pour attaquer la flotte anglaise qui venait de s'en prendre aux établissements français des Antilles. Ayant monté une opération, à la fois terrestre et maritime, devant les îles Névis et Saint-Christophe, il se saisit, comme on l'a vu, des cargaisons de trente navires ennemis. Ces prises, qui réjouirent l'escadre, allaient valoir plus tard bien des ennuis à la veuve du Canadien, à ses frères et à ses associés.
Cette campagne des Petites Antilles avait épuisé, semble-t-il, les dernières forces de Pierre Le Moyne d'Iberville. Lors de l'escale à La Havane, il fut incapable de descendre à terre. L'historien américain Edwin Adam Davis estime que le commandant général de la Louisiane venait de contracter la fièvre jaune, maladie endémique dont on ignorait alors qu'elle était propagée par le moustique11. Le marin soutint vaillamment son dernier combat et la Providence lui accorda la grâce de mourir à bord de son bateau, le 3 juillet 1706, deux semaines avant qu'il ne célébrât son quarante-cinquième anniversaire. Il fut inhumé, six jours plus tard, dans l'église de San Cristobal.
La Louisiane venait de perdre, avec son fondateur, l'homme qui croyait le plus en son destin colonial. Jean-Baptiste de Bienville, frère préféré du plus grand des Canadiens, animé, comme tous les Le Moyne, de la force et de la foi des bâtisseurs d'empires, était prêt à poursuivre l'œuvre entreprise. Il devait, lui aussi, y laisser la vie.
1 Le peuplement.
2 Cent deux kilomètres environ.
3 Aujourd'hui dans le comté Le Sueur, situé au sud-ouest de Minneapolis, dans le Minnesota.
4 Aujourd'hui Bayou Goula, dans la paroisse Iberville, au sud-ouest de Baton Rouge.
5 Cité par Eugène Guénin dans la Louisiane, Hachette, Paris, 1904.
6 La réponse ne fut donnée que le 5 juillet 1701. Elle fut négative, la Junte demandant, au contraire, la cession à l'Espagne du fort construit par les Français sur le Mississippi et estimant que Pensacola était la meilleure place pour protéger les possessions de Sa Majesté Catholique.
7 Corvette de charge de huit cents tonneaux environ, dont on avait ôté une partie des canons et réduit l'équipage pour faire place à la cargaison.
8 Cité par Marcel Giraud dans Histoire de la Louisiane française, volume I, Presses universitaires de France, Paris, 1953.
9 La future Yale, ainsi nommée en 1716, lors de son transfert à New Haven, en l'honneur d'un riche bienfaiteur, Elihu Yale (1649-1721), né à Boston, négociant devenu gouverneur de Madras, en Inde.
10 Mot espagnol signifiant contrat d'achat. Plus spécialement nom donné par les Espagnols au monopole qu'ils accordèrent aux XVI e et XVII e siècles, en échange d'une forte redevance payable à la Couronne, à plusieurs puissances, Gênes, le Portugal, la Hollande, la France, pour la capture en Afrique et le transport dans leurs colonies d'Amérique des Noirs promis à l'esclavage. Le privilège accordé à la Compagnie française de Guinée, le 27 août 1701, fut transféré pour trente ans, lors du traité d'Utrecht, en 1713, à une compagnie britannique, la South Sea Company.
11 Le médecin cubain Carlos Juan Finlay démontra, en 1901, que le moustique stégomyie (Stegomyia fasciata, Ædes argenteus) est le vecteur du virus de la fièvre jaune ou vómito negro. Les travaux d'une mission américaine envoyée à Cuba et ceux du docteur Walter Reed confirmèrent cette découverte.