1.
L'Amérique oubliée
Les héritiers du
conquérant
Pendant la guerre de la ligue d'Augsbourg, que les
Anglais appelèrent guerre de Neuf Ans, Louis XIV eut fort à
faire et beaucoup à dépenser. Il ne put rien distraire ni de la
flotte ni de l'armée ni même de ses caisses, qui sonnaient creux,
pour relancer la colonisation de la Louisiane. Il fallut attendre,
à l'automne 1697, la signature de la paix de Ryswick et
l'apparition des velléités britanniques d'explorer les bouches du
Mississippi pour que les sollicitations des héritiers, naturels ou
moraux, de Cavelier de La Salle fussent prises en
considération.
Le premier à se manifester, dès 1690, fut l'abbé
Jean Cavelier, frère de l'explorateur défunt. Il ne cachait plus
les tragiques circonstances de la mort de Robert et tentait, depuis
son retour en France, de mobiliser les amis du disparu. Tourville
et d'Estrées venaient de remporter, à Beachyhead, une belle
victoire sur les flottes anglaise et hollandaise, quand le prêtre
produisit un mémoire destiné à prouver au ministre de la Marine, le
marquis de Seignelay, fils du grand Colbert, qu'il était
indispensable de poursuivre l'œuvre commencée outre-Atlantique par
le vice-roi d'Amérique. Il donnait fort justement à entendre que,
si les Anglais contrôlaient un jour le cours du Mississippi, la
France perdrait, non seulement la Louisiane, mais aussi le Canada.
Ce mémoire éveilla peut-être des échos de sympathie mais ne
provoqua aucune initiative officielle. L'État croulant sous les
frais de toute nature, l'abbé et ses amis comprirent que la
situation des finances royales constituait un obstacle
infranchissable à la réalisation de leurs projets. On peut se
demander si Jean Cavelier, qui se présentait comme le gardien
intransigeant de la gloire de son frère, ne pensait pas aussi à sa
carrière. Ses supérieurs lui avaient, semble-t-il, promis le poste
de grand vicaire de la Louisiane, ce qui lui aurait conféré
autorité, en tant que délégué de l'évêque de Québec, sur tous les
religieux de la vallée du Mississippi.
Bien que démuni d'argent et pensant au sort des
Français restés au fort Saint-Louis du Texas (il ignorait que ces
derniers étaient morts depuis un an), le sulpicien tenta de trouver
des commanditaires pour fréter un navire et retourner en
Louisiane.
Seignelay, qui avait toujours soutenu Robert
Cavelier de La Salle, fut emporté trop tôt par une pourpre soudaine
et l'abbé Cavelier se trouva sans protecteur à la cour ni
interlocuteur bienveillant. Tous ses efforts pour intéresser des
gens influents à son affaire furent vains. Découragé, il regagna
Rouen pour n'en plus sortir1.
En dépit d'une victoire navale qui avait réjoui
les Français mais qui avait été suivie de revers, le moment choisi
par le sulpicien pour présenter ses projets coloniaux n'était
peut-être pas aussi propice qu'il l'avait cru.
Le roi, grand travailleur, bien que très attentif
à la conduite de la guerre, ne se privait pas pour autant des
plaisirs auxquels il était habitué. Il aimait la bonne chère
– surtout le gibier et les viandes en sauce, qui lui
provoquaient des crises de goutte – la chasse et les ragots.
Il poursuivait avec application l'embellissement de Versailles,
« cette royale maison bâtie dans un fond fort ingrat qui lui a
déjà coûté trois cents millions », racontait François Hébert,
curé de la paroisse2. En revanche, pour ce qui concerne les
divertissements de la chair, qu'il avait fort goûtés, le Roi-Soleil
paraissait assagi. Mme de Maintenon, « messagère de la
Providence », pieuse maîtresse devenue épouse secrète,
veillait. Elle faisait servir des grillades et clore les
alcôves.
Si le souverain menait une vie relativement
rangée, la cour offrait en revanche un échantillon de tous les
vices humains. L'abbé Hébert explique, dans ses Mémoires, qu'on avait à Versailles la folle passion
du jeu. « On voyait des bouchers enrichis jouer avec des
cordons bleus », c'est-à-dire des dignitaires du Saint-Esprit.
On buvait aussi beaucoup de vin et de liqueurs et les amours
dérobées étaient si courantes que personne n'y prêtait attention.
On considérait même, avec dédain, « la fidélité conjugale
comme vertu roturière ». Mais il y avait pis, constatait le
prêtre scandalisé. « Les crimes les plus abominables et les
plus opposés à la nature et au bien de la société, ces crimes punis
autrefois par le feu du ciel et dignes, selon les lois, d'être
réprimés et châtiés par les flammes, étaient devenus communs. On
parlait de ces sortes d'exécrables engagements entre les libertins
de profession, comme si l'on eût parlé d'une galanterie entre homme
et femme. » Et Monsieur, frère du roi, en était !
C'est dans cette atmosphère sulfureuse, assez peu
favorable à l'exposé des causes nobles, que l'abbé Cavelier s'était
manifesté comme un trouble-fête, rapportant des faits macabres et
semant l'inquiétude quant à l'avenir de nos colonies du Nouveau
Monde. Resté en Louisiane, le brave Tonty, à qui le roi avait
concédé, en partage avec le major La Forest, le fort Saint-Louis
des Illinois pour dédommager les deux hommes des créances impayées
par La Salle, se démenait pour qu'on l'autorisât à reprendre les
projets de l'explorateur défunt. Il expédiait à la cour lettres et
mémoires afin d'expliquer, comme l'abbé Cavelier, que les Anglais
pouvaient fort bien, à partir de leurs colonies de la côte
atlantique, organiser des expéditions vers la vallée du
Mississippi. Il révélait comment des traitants de fourrure
britanniques, venus des Carolines, avaient installé un poste chez
les Indiens Cherokee, et comment un autre Anglais, parti d'Albany,
colonie de New York, avait été reçu chez les Miami. Il mettait le
ministre de la Marine en garde contre l'arrivée possible d'autres
négociants par les affluents du Mississippi, principalement l'Ohio
et son tributaire, le Tennessee.
Henry de Tonty, âgé de plus de quarante-cinq ans,
vouait un véritable culte à La Salle, dont il avait été le
lieutenant préféré. La réalisation du plan de colonisation conçu
par son chef lui tenait d'autant plus à cœur qu'elle allait dans le
sens de son intérêt. En 1692, il avait formé, avec La Forest, une
société au capital de vingt mille livres et abandonné le fort
Saint-Louis des Illinois qui, bâti sur un rocher, était facile à
défendre en cas d'attaque mais impossible à approvisionner en cas
de siège. Les associés avaient auparavant construit un autre fort
« de mille huit cents pieux » et plusieurs maisons, près
du village de Pimitéoui, à trois kilomètres au nord du lac Peoria,
à l'endroit où avait été édifié en 1681 par La Salle un fort
provisoire nommé Crèvecœur. Tonty et La Forest avaient encore
construit un entrepôt à fourrure au débouché de la rivière Chicagou
dans le lac Michigan.
Quand, en 1696, le roi permit à Tonty de traiter
des peaux de castor avec les Indiens de l'Ouest, ce qui était
désormais interdit aux autres traitants français3, l'homme à la main d'argent imagina le
développement que pourrait connaître le commerce de la pelleterie
si l'on jalonnait de postes et de forts les berges du Mississippi,
des Grands Lacs au golfe du Mexique, comme l'avait voulu Cavelier
de La Salle.
D'autres que Tonty étaient prêts à tenter cette
lucrative aventure et l'on recevait à Versailles des offres de
service émanant d'officiers et de marins installés au Canada.
Les jésuites, qui ne sont jamais à court d'idées,
ne restaient pas inactifs. Ils avaient déjà présenté un projet de
mise en valeur de la Louisiane pendant que Cavelier de La Salle
errait au Texas à six cents kilomètres de l'embouchure du
Mississippi. Ils avaient demandé l'autorisation de construire un
vaisseau et des barques pour descendre le fleuve, reprenant ainsi
l'idée de La Salle qui avait autrefois lancé le Griffon sur le lac Michigan, avec la malchance que
l'on sait. Les robes noires non seulement s'engageaient à
évangéliser les Indiens, ce qui était leur mission ordinaire, mais
ils proposaient de dresser une carte du fleuve et de ses affluents,
de décrire la faune et la flore, de recueillir des échantillons de
minerai. Ils oubliaient d'ajouter que la Louisiane, n'étant pas
comprise dans la Nouvelle-France, échappait, au moment de leur
demande, à la réglementation de la traite, ce qui leur permettrait
d'apporter des ressources commerciales supplémentaires à la
Compagnie. Ce projet datant du vivant de La Salle explique sans
doute pourquoi le père Allouez, explorateur expérimenté que la
Compagnie de Jésus avait désigné comme successeur du père
Marquette, avait préféré, bien que malade, quitter le fort
Saint-Louis des Illinois en voyant arriver, le 14 septembre
1687, l'abbé Cavelier et le récollet Anastase Douay. Ces derniers
lui donnèrent à penser par leurs propos mensongers que l'entreprise
de La Salle, occupé, d'après eux, à construire des ports à
l'embouchure du Mississippi, était en voie de réalisation. Les
jésuites, habituellement bien renseignés, ignoraient donc la mort
de leur ancien novice. Le père Allouez, croyant ce dernier bien
portant, se souciait peu de le rencontrer s'il venait à débarquer
au fort Saint-Louis des Illinois après son frère.
Pendant ces années d'abandon de la Louisiane par
l'État, la présence française, entre les Grands Lacs et le golfe du
Mexique, demeura réelle, bien que diffuse et sans représentation
officielle. Les coureurs de bois et les traitants parcouraient le
pays, visitant les villages indiens, parfois à bord de grands
canots chargés de produits manufacturés qu'ils troquaient contre de
la pelleterie et les vivres nécessaires à leur subsistance.
De nombreux Franco-Canadiens, doués d'une
résistance physique exceptionnelle, habitués depuis l'enfance aux
hivers rudes et aux étés brûlants, connaissant le réseau des
fleuves et des rivières, tireurs adroits, sachant s'orienter et
interpréter les signes de piste des Indiens, nomades, menaient
cette vie libre, le plus souvent solitaire et toujours dangereuse.
« Ils battaient la prairie dans toute son étendue, parcourant
en une année la distance qui sépare le Mexique du Canada, par des
routes, des trails 4, à peu près toujours les mêmes et dont
quelques-uns devaient indiquer plus tard la voie aux convois
d'émigrants et enfin aux chemins de fer5. »
Ces hommes frustes, aux mœurs rustiques et d'une
animalité crue, ne souhaitaient que se procurer au meilleur des
peaux de castor qu'ils revendaient le plus cher possible dans les
postes aux représentants des compagnies. Informateurs précieux et
colporteurs de nouvelles, ils entretenaient le souvenir laissé par
La Salle et ses compagnons. À travers leurs récits, l'aventure
devenait légende. Toutefois ces individualistes, pour qui la notion
de patrie restait des plus floue, n'hésitaient pas à soutenir, le
plus souvent comme agents de renseignements, tantôt la cause
française, tantôt les intérêts anglais, suivant le camp où ils
trouvaient le meilleur compte. Quand, en 1696, Louis XIV
imposa des restrictions draconiennes à la traite et que les
coureurs de bois furent mis hors la loi, plusieurs traitants
français décidèrent d'aller livrer leur castor aux Anglais de
Pennsylvanie ou du Maryland.
On rencontrait aussi, dispersés dans les tribus
entre les Grands Lacs et le fleuve Arkansas, des aventuriers de
tout poil temporairement sédentarisés. Rescapés ou déserteurs
d'expéditions antérieures, ils avaient élu domicile parmi les
autochtones et participaient, à l'occasion, aux conflits locaux,
fréquents entre nations indiennes. Ils se faisaient souvent, grâce
à leurs armes à feu, des situations de manitou ou de sorcier. La
plupart d'entre eux avaient adopté les mœurs de leur tribu
d'accueil et cohabitaient avec une ou plusieurs Indiennes qui leur
donnaient de beaux enfants métis. Les missionnaires de passage
tentaient parfois de ramener ces évadés des sociétés policées à la
civilisation qu'ils avaient délibérément fuie. Les prêtres en
étaient généralement pour leurs frais, mais, pour la plus grande
gloire de Dieu et la tranquillité d'esprit des marginaux
indianisés, ils baptisaient les fruits des amours exotiques qui en
valaient bien d'autres !
On comptait aussi, autour des Grands Lacs, sur les
rives du Mississippi, de ses affluents et jusqu'au pays des
Arkansa, des missions catholiques tenues par des religieux
intrépides comme le père Pierre-François Pinet, qui fonda la
mission de l'Ange-Gardien à proximité du fort construit par Tonty
et La Forest, le père Jacques Gravier, qui réactiva, avec les pères
Bineteau et Gabriel Marest, la mission de l'Immaculée-Conception
créée par le père Marquette en 1673, ou le père Sébastien Rales,
qui vivait avec les Indiens Kaskaskia, près du lac Peoria.
Étant donné l'immensité du territoire, ces
Français, coureurs de bois, traitants, officiers ou religieux, ne
pouvaient prétendre lutter efficacement contre les ingérences
anglaise ou espagnole. Aux Illinois, Tonty, le mieux loti,
disposait d'une garnison de soixante hommes qui, en 1689, avaient
participé à la guerre contre les Iroquois. Ces Indiens, ennemis
héréditaires des Huron, manipulés et armés par les Anglais qui
entendaient bien profiter de la guerre de la ligue d'Augsbourg pour
attaquer la France dans ses colonies d'Amérique, constituaient déjà
une menace permanente pour la tranquillité des colons de
Nouvelle-France. « Les Iroquois descendaient dans la colonie
par une rivière qui se décharge dans le fleuve Saint-Laurent, un
peu au-dessous du lac Saint-Pierre […]. Ils se répandaient de là
dans toute la colonie, et il fallait, pour se garantir de leur
fureur, construire sur chaque paroisse des espèces de forts, où les
habitants pussent se réfugier à la première alarme. On y
entretenait nuit et jour un ou deux factionnaires… », écrit le
père Charlevoix6.
Par deux fois, en 1690 et en 1692, les Iroquois
avaient attaqué le fort de Verchères qui, chaque fois, avait été
sauvé par des femmes courageuses dont on racontait, en les
embellissant un peu, les exploits guerriers. Lors de la première
offensive des Indiens ce fut Mme de Verchères, dont le mari
était absent au moment de l'assaut, qui prit en main la défense du
fort et força, à coups de fusil, les assaillants à se retirer. Deux
ans plus tard, ce fut la fille du chef de poste, âgée de quatorze
ans, qui, après avoir enfermé les femmes terrorisées, sous prétexte
que leurs gémissements ôtaient le courage aux quelques hommes
présents, se déguisa en soldat, courut d'un bastion à l'autre, le
fusil à la main, pour stimuler les assiégés et finit par tirer,
elle-même, le canon, ce qui mit en déroute les Sauvages ! Mais
les vraies menaces pour la Louisiane ne venaient pas des Indiens.
Elles résidaient plus clairement dans les convoitises des deux
puissances coloniales déjà présentes en Amérique, la
Grande-Bretagne et l'Espagne, avides l'une et l'autre d'agrandir
leur domaine sur un continent qui n'avait pas encore révélé toutes
ses richesses.
« Il y a deux choses principales qui,
coutumièrement, excitent les rois à faire des conquêtes, le zèle de
la gloire de Dieu et l'accroissement de leur propre. » Ce
constat simple mais réaliste avait été fait, dès 1609, par Marc
Lescarbot7.
Douze colonies
anglaises
Celui qui a le goût des comparaisons et veut se
donner la peine de considérer les apports européens à l'Amérique du
XVIII e siècle est bien obligé de constater que les
possessions anglaises, bénéficiant d'une antériorité de fondation,
avaient, dans tous les domaines, une considérable avance sur la
Louisiane. Grâce à l'octroi de chartes et à une relative autonomie
de gestion, elles se peuplèrent très tôt de gens entreprenants, qui
tenaient à se faire une place au soleil sans trop attendre d'une
lointaine mère patrie.
Au printemps 1682, à l'époque où Cavelier de La
Salle, conquistador attardé, dressait avec fierté une colonne
fleurdelisée dans le delta du Mississippi, William Penn, le quaker,
ayant reçu de Charles II concession d'un territoire situé au nord
du Maryland, fondait la « ville de l'amour fraternel »,
Philadelphie, et jetait les fondements d'un premier frame of government qui servirait plus tard de
modèle à la Constitution américaine. En 1690, alors que Jean
Cavelier cherchait des commanditaires pour la Louisiane, la
Pennsylvanie comptait déjà douze mille habitants.
Tout avait commencé deux siècles plus tôt par le
voyage d'un Vénitien patronné par le roi d'Angleterre. En 1497,
soit un an après le retour de Christophe Colomb de son deuxième
voyage et avant qu'il ne reparte, Henri VII avait autorisé
Jean Cabot « à chercher, conquérir et occuper, pour les
soumettre à l'autorité royale, toutes les terres jusque-là
inconnues des chrétiens ». Cabot atteignit le Labrador la même
année, ce qui lui vaut d'être considéré aujourd'hui comme le
premier Européen à avoir foulé le sol du Nouveau Monde.
Le pape Alexandre VI ayant, par une bulle du
3 mai 1493, accordé à l'Espagne, alors très puissante, une
sorte d'exclusivité partagée avec le Portugal, pour
l'évangélisation des terres inconnues, Henri VII ne voulut pas
entrer en compétition et peut-être en conflit avec Sa Majesté
Catholique. Le voyage de Jean Cabot, renouvelé l'année suivante par
son fils Sébastien, n'eut donc pas de suite.
Les Espagnols, nantis de l'autorisation papale,
occupèrent les Antilles en 1506 et, en 1519, Hernán Cortés prit
pied au Mexique qui, avec les tueries que l'on sait, fut soumis à
la loi espagnole en deux ans. Si Henri VII s'était montré
respectueux des décisions du pape, François Ier en tint moins compte et envoya, en 1524,
Verrazano dans le sillage du Vénitien Cabot. Le Florentin, après
avoir longé les côtes des régions que les géographes nomment
aujourd'hui Amérique du Nord, donna le nom de Nouvelle-France aux
territoires reconnus. La guerre contre Charles Quint, le désastre
de Pavie et, en 1525, la captivité de François Ier mirent fin, pour un temps, aux ambitions
coloniales françaises. Il fallut attendre les expéditions de
Jacques Cartier pour que la France prenne, en 1534, possession du
Canada.
En 1524, les Espagnols avaient déjà fondé des
établissements en Floride, terre visitée par Juan Ponce de León en
1513. En 1579 et 1580, les Anglais abordèrent à leur tour en
Amérique du Nord, dans la région côtière aujourd'hui dévolue à
l'État du Maine. Le 17 août 1585, les premiers colons
britanniques s'installaient à Roanoke.
La colonisation de l'Amérique du Nord était
lancée. Anglais, Espagnols et Français allaient, au cours des deux
siècles à venir, se disputer ce continent neuf, peuplé – on a
tendance à l'oublier un peu – de centaines de milliers
d'Indiens groupés en nations et tribus. Bien que les recensements
fassent défaut, les premières estimations chiffrées, fournies par
des missionnaires à la fin du XVII
e siècle, révèlent, dans le seul
secteur des Grands Lacs, la présence de trente-cinq mille Huron et
Iroquois et de quatre mille Algonkin. Les études les plus récentes
des anthropologues américains permettent de supposer que trois
millions d'Indiens vivaient en Amérique du Nord avant l'arrivée des
Blancs.
Dès 1603, des Suédois, des Finlandais et des
Hollandais avaient fondé des établissements dans la région que
couvrent aujourd'hui les États de New York, du New Jersey et du
Delaware, mais ces postes, destinés à servir de base aux traitants
de fourrure, n'avaient pas connu de développement important.
La Virginie, la plus ancienne des colonies
anglaises du Nouveau Monde, symboliquement fondée en 1584 par sir
Walter Raleigh, avait reçu sa première charte en 1606 et, l'année
suivante, cent quinze colons s'étaient installés en un lieu qu'ils
avaient nommé Jamestown. En 1690, au moment où l'abbé Jean Cavelier
s'agite à Versailles pour tenter de convaincre le ministre de la
Marine de poursuivre l'exploration du territoire annexé par son
frère, la Virginie compte déjà cinquante-trois mille
habitants.
Avec les autres colonies fondées entre 1620 et
1680 – Massachusetts, Plymouth, Connecticut, New Hampshire,
Rhode Island, Delaware, Caroline, Pennsylvanie, New York, New
Jersey et Maryland – c'est plus de deux cent mille colons,
pour un temps encore sujets du roi d'Angleterre, qui travaillaient
à rendre prospères des territoires qu'ils géraient à leur façon,
alors que l'on aurait eu du mal à trouver mille Français entre les
Grands Lacs et le golfe du Mexique !
Cette étonnante disproportion dans le peuplement,
l'organisation, l'exploitation et la rentabilité de colonies
situées sur un même continent tient d'abord aux conceptions
différentes que se faisaient Anglais et Français de la
colonisation. Hors de toute considération politique, stratégique,
économique ou humanitaire, ce sont des questions d'éthique et
d'amour-propre qui font la distinction. La France affecte le
comportement distant et paternaliste du civilisé au grand cœur
arrivant chez les bons Sauvages. Il y a de la superbe, presque de
la fatuité, dans l'attitude de nos colonisateurs, qui, lorsqu'ils
ne sont pas issus de l'aristocratie, ne souhaitent que s'y
introduire. On le voit bien quand M. de Rémonville réclame au
roi, pour ceux qui se seront bien acquittés de leurs devoirs au
sein de la compagnie coloniale qu'il projette de former, « des
marques d'honneur qui passeront jusqu'à leur
postérité ».
La colonie ne peut être qu'un lieu de passage, une
villégiature temporaire, une possibilité de s'enrichir à moindre
effort, en tout cas l'occasion de jouir d'une liberté de mœurs et
de mouvements ou de voir du pays, parfois l'opportunité de faire
oublier quelque frasque commise en métropole. Les militaires y
viennent avec l'espoir d'accomplir sans grands risques une action
d'éclat contre les Sauvages, ce qui leur vaudra un avancement
rapide. Les gens bien en cour, qui bénéficient de concessions, ne
songent qu'à faire exploiter celles-ci par des intendants sachant
commander aux esclaves, Indiens d'abord, Noirs plus tard. Les
armateurs et les négociants sont assurés de tirer profit des
marchandises qu'ils fourniront aux colons et de la bimbeloterie
qu'ils offriront aux Indiens en échange de fourrure. Si leurs
bateaux reviennent chargés de fret exotique, l'affaire sera encore
meilleure.
Dans son Histoire des
États-Unis 8, Firmin Roz explique ce comportement
colonial. « Les Français, installés là où leur gouvernement
voulait qu'ils fussent, se contentaient de bâtir des postes
frontières sur les lacs et les fleuves, mettaient la main sur les
territoires que leur assignaient les ordres du roi, accomplissaient
chaque jour, sans se préoccuper d'autre chose, le travail qu'on
leur fixait. Ils n'avaient pas vraiment formé des groupements
autonomes et bornaient leur ambition à tirer du sol de quoi
subsister, ou à vivre de ce que leurs bateaux leur apportaient de
France. »
Et cependant, malgré une absence de politique
coloniale cohérente, pugnace et réaliste, la France suscitait
crainte et respect chez les Anglais, rivaux directs et déjà bien
établis dans le Nouveau Monde. Dans l'introduction à sa biographie
de George Washington9, Woodrow Wilson, le futur président des
États-Unis, alors professeur d'histoire, se livrait à une
intéressante comparaison entre les comportements coloniaux des deux
nations. « Les Français avaient consacré de longues années à
leur tâche, accomplie pour le compte d'un monarque ambitieux. Ce
qu'ils avaient créé l'avait été en vertu de principes établis et
restés immuables, malgré la succession des ministres et même des
dynasties. Les Anglais s'étaient portés en foule et au gré de leur
fantaisie vers les côtes du continent. Ils étaient déjà plusieurs
dizaines de milliers que les Français n'étaient encore que quelques
centaines. Mais ces derniers avaient découvert le magnifique
Saint-Laurent, réceptacle des eaux des Grands Lacs et de tout le
centre du continent. Leurs postes avaient des garnisons. Les hommes
dont ils disposaient, ils les installaient, à chaque étape de leur
avance, sur quelque point stratégique d'un lac ou d'un fleuve d'où
l'on ne pouvait les déloger sans peine. Leurs vaillants trappeurs,
leurs missionnaires intrépides pénétraient partout au cœur des
forêts, menant de front commerce et conquête. Si bien que,
traversant le bassin de l'Illinois et dépassant le Michigan, ils
atteignirent un beau jour les rivières qui coulaient vers l'ouest
jusqu'au puissant Mississippi. On expédia des colons à l'estuaire
du vaste fleuve, des postes jalonnèrent ses rives, des navires
sillonnèrent son cours et les Anglais, ouvrant enfin les yeux,
purent voir, à quelque temps de là, une série ininterrompue
d'établissements français s'allonger derrière la Virginie et les
Carolines, depuis les lacs jusqu'au golfe du Mexique. »
Ces lignes du futur président des États-Unis, qui
devait engager son pays dans la guerre au côté de la France en
1917, prouvent avec le recul du temps que, si la France sut, avec
intelligence et audace, conquérir des positions enviables dans
l'Amérique du XVIII e siècle, elle ne parvint pas, en revanche, à
faire du territoire de l'immense Louisiane une entité coloniale
puissante, comparable aux colonies anglaises.
Les domaines
espagnols
Les conquistadores du XVI e siècle
avaient donné à l'Espagne un vaste royaume en Amérique du Sud,
partie méridionale du continent américain comprenant les terres qui
se développent de l'isthme de Panama jusqu'au détroit de Magellan
et au cap Horn. En 1690 ils possédaient trois vice-royautés :
Tierra Firme10, Pérou, Río de la Plata, et des
capitaineries générales : Guatemala, Chili, Caracas,
Porto Rico. À cela s'ajoutaient, en Amérique du Nord, la
Nouvelle-Espagne, État actuel du Mexique, et La Havane. Ces
territoires formaient un empire immense et peuplé. Buenos Aires,
ville principale du Río de la Plata11, abritait six mille trois cent soixante
habitants, plus deux mille cinq cents militaires dans quatre cent
cinquante maisons et plusieurs casernes. Lima avait une population
de quinze mille créoles ou Espagnols, auxquels il convenait
d'ajouter quatre mille Noirs. Ces bases puissantes, La Havane
notamment, permettaient aux Espagnols de se maintenir en Floride où
ils étaient présents depuis 1513, malgré les convoitises de la
France et de l'Angleterre.
En 1565, les Espagnols avaient massacré un grand
nombre de colons français, en majorité luthériens, qui s'étaient
exilés en Floride pour fuir les persécutions dont ils étaient
l'objet et y créer un établissement à Matanzas. La France n'avait
pas réagi à cette tuerie. Seul le capitaine Dominique de Gourgue
avait décidé, en 1567, « de venger l'insulte faite au roi de
France » par ses propres moyens. Il avait repris pied en
Floride avec quatre-vingts arquebusiers, détruit deux forts
espagnols avec l'aide des Indiens et « branché »,
c'est-à-dire pendu haut et court, aux mêmes arbres qui avaient
servi au supplice des Français, les bourreaux espagnols.
« Cette exécution ayant été faite, le capitaine, qui avait
fait ce pour quoi il avait entrepris le voyage, délibéra de s'en
retourner… »
Chassés un moment par les corsaires de sir Francis
Drake qui brûlèrent leur établissement de San Agustín en 1586, les
Espagnols se réinstallèrent dès le départ des assaillants. En 1690,
ils occupaient encore plusieurs sites de la vaste péninsule qui
couvre le territoire compris entre Savannah, sur l'océan
Atlantique, aujourd'hui port de Georgie, la pointe de Key West et,
sur le golfe du Mexique, la baie de la Mobile. La chaîne des
Appalaches, qui s'étire sud-ouest - nord-est, constituait
une frontière naturelle entre la possession espagnole et la
Louisiane d'une part, la Floride et la Caroline, colonie anglaise,
d'autre part.
Les Espagnols étaient aussi présents sur la côte
du Pacifique où ils tenaient la longue et large bande de terre
fertile qu'ils avaient appelée Californie, du nom d'une île
imaginaire et paradisiaque inventée par l'écrivain espagnol Garcia
Ordoñez de Montalvo en 1510. Les jésuites et les franciscains y
maintenaient des missions qui avaient pour ambition de convertir
les Indiens et d'organiser la colonisation de la région où se
rendaient, à partir de la Nouvelle-Espagne, des familles de colons
avec leurs troupeaux.
Les Espagnols comme les Anglais avaient donc une
avance considérable sur les Français dans la colonisation de leur
part d'Amérique. Sitôt la paix de Ryswick signée, Louis XIV
allait enfin réagir à la menace britannique et même investir
personnellement trois cent mille livres dans une redécouverte de la
Louisiane. Deux événements allaient ranimer l'intérêt des Français
pour cette colonie négligée pendant dix ans.
Le cas
Hennepin
À la fin de l'année 1678, Cavelier de La Salle,
qui savait utiliser les compétences, les enthousiasmes et les
ambitions de ceux qui souhaitaient se mettre en valeur, avait
envoyé le récollet Louis Hennepin, le capitaine La Motte-Lussières
et quinze hommes au pays des Illinois. Ce groupe avait pour mission
de préparer l'exploration qu'il projetait et surtout de repérer,
sur la rive sud du lac Érié, un lieu propice à la construction d'un
grand bateau, le Griffon. On sait quel
fut le destin de ce navire et la déconvenue qu'éprouva La Salle du
fait de sa perte. Celle-ci eut pour conséquence majeure de retarder
de deux années le grand raid du Normand vers le delta du
Mississippi.
Hennepin et La Motte s'étant bien acquittés de
leur mission en 1678 et 1679, l'explorateur confia, en 1680, au
récollet et à deux autres de ses hommes, Accault et Picard du Gay,
une reconnaissance du haut Mississippi. Le père Hennepin s'engagea,
semble-t-il, à contrecœur dans cette nouvelle randonnée, mais, le
20 février, le religieux et ses compagnons prirent le chemin
du sud-ouest, atteignirent le fleuve Illinois et le descendirent
malgré les avertissements des Indiens du même nom, qui redoutaient
pour leurs amis blancs une rencontre avec des Sioux vindicatifs.
Les voyageurs entrèrent cependant sans encombre dans le
Mississippi, qu'ils remontèrent pour suivre les ordres de La Salle,
alors que le récollet aurait préféré le descendre, comme autrefois
Marquette et Joliet, et ajouter ainsi au palmarès de son ordre une
découverte que Robert le Conquérant entendait bien se réserver.
L'expédition avait déjà dépassé le confluent du Wisconsin quand, le
11 ou le 12 avril, deux cents Sioux, revenant de guerroyer
contre les Miami, firent prisonniers les trois hommes avec
l'intention de les conduire dans leur territoire à l'est du lac
Supérieur. Les Sioux aimaient se faire servir par des esclaves
blancs, ce qui n'était après tout qu'une compensation à la
servilité parfois imposée à leurs frères par les Français et les
Anglais. Dix-neuf jours après leur capture, les prisonniers, que
les Indiens traitaient correctement, bien qu'ils les obligeassent à
chanter pour distraire les guerriers, arrivèrent avec leurs
geôliers devant des chutes qui interrompirent la navigation. Le
père Hennepin, respecté plus que les autres parce qu'il possédait
un ciboire pour potion magique et une boussole, donna le nom de
saint Antoine à cette cascade. Il apprit aussi sans plaisir qu'il
serait adopté, à deux cent cinquante kilomètres de là, par un vieux
chef indien en manque de fils !
Le récollet passa ainsi plusieurs mois chez les
Sioux. Accault et Gay avaient été emmenés dans d'autres villages où
leur captivité ressemblait fort à une aimable liberté surveillée.
Ce n'est qu'au commencement de l'été, au moment où la tribu reprit
la route du sud et des prairies pour chasser le bison, que Louis
Hennepin retrouva Accault et Gay, au bord du Mississippi, et obtint
de son père adoptif l'autorisation de retourner avec eux chez les
Français à la fin de la saison de chasse. Aussi, quand Hennepin et
ses compagnons rencontrèrent un célèbre coureur de bois nommé
Duluth, ou Du Luth, connu et estimé des Indiens, qui avec quatre
Canadiens remontait le fleuve, il fut décidé que tous
accompagneraient les Sioux jusqu'à Mille Lac, leur grand village,
dont on sait aujourd'hui qu'il était situé à moins de cent
cinquante kilomètres de la source du Mississippi, alors
ignorée12.
Les Sioux offrirent un banquet aux Français qui,
après un nouveau séjour chez les Indiens, allèrent hiverner à
Michilimackinac, à la jonction des lacs Huron et Michigan. La
petite troupe fit une halte à la mission Saint-François-Xavier
tenue, au sud de la baie des Puants, aujourd'hui Green Bay, par le
père Allouez.
Le 29 mars 1681, Louis Hennepin, Duluth et
deux autres Français quittèrent la mission Saint-Ignace de
Michilimackinac pour Montréal. Parvenu à destination, le récollet
rendit visite au comte de Frontenac, à qui il se mit à débiter des
fables que l'on devait retrouver dans un rapport de 1683 à la cour
de France sous le titre : Description de
la Louisiane Nouvellement découverte au sud-ouest de la
Nouvelle-France, par ordre du Roy. Avec la carte du pays, les mœurs
et la manière de vivre des Sauvages. Dédiée à Sa Majesté par le
R. P. Louis Hennepin, Missionnaire Récollet et Notaire
Apostolique.
Ce texte fut publié « à Paris, chez la veuve
Sébastien Huré, rue Saint-Jacques, à l'image Saint-Jérôme, près
Saint-Séverin ». L'ouvrage comptait deux cahiers de trois cent
treize et cent sept pages et ouvrait sur une « Epystre au
Roy », qui avait accordé privilège de publication.
Hennepin ne s'est pas attardé à Montréal. À la fin
de l'année 1681, alors que Cavelier de La Salle en est aux derniers
préparatifs de l'expédition qui va assurer sa gloire, le récollet
s'est embarqué sur un bateau de pêche pour rentrer en France. On
peut apprécier le sens inné et moderne que le prêtre semble avoir
eu de la publicité et des relations publiques. À peine débarqué au
Havre, il décide de rejoindre le couvent de son ordre, à
Saint-Germain-en-Laye, en remontant la Seine à bord d'un canoë en
écorce de bouleau rapporté de chez les Indiens ! Bateliers et
riverains ne manquent pas de remarquer ce religieux qui pagaie sur
un esquif de type inconnu en Normandie. Le fait que le canoë soit
peint aux couleurs du roi de France force à la fois l'attention et
le respect. Cette initiative ne fut cependant pas du goût de l'abbé
Jean Dudouyt, représentant de l'évêque de Québec à Paris, qui le
fit savoir.
En décembre 1681, le père Hennepin se trouve à
Versailles où tout se passe, où tout s'obtient. Il se met à parler
de ses explorations avec feu comme s'il en était le promoteur,
dénigre les jésuites pour valoriser les récollets, dit qu'il faut
prévoir des établissements tout au long du Mississippi. Grisé par
l'accueil chaleureux de ceux à qui il raconte sans vergogne qu'il a
descendu le grand fleuve jusqu'à la mer du Mexique, alors que La
Salle n'a pas encore pris le départ pour le delta, il ne peut pas
refuser longtemps d'écrire un rapport circonstancié destiné à la
cour mais qu'il compte bien faire imprimer. C'est le bon moyen,
pense-t-il, de s'assurer une priorité que l'Histoire
enregistrera.
Or, dans le même temps, Robert Cavelier de La
Salle adressait aussi régulièrement que le permettaient les
communications maritimes de copieuses lettres à son ami l'abbé
Claude Bernou, spécialiste de la rédaction de mémoires
scientifiques ou d'exploration destinés à la cour. Ce
« nègre » en soutane était un ami d'Eusèbe Renaudot,
orientaliste, membre de l'Académie française et surtout fils de
Théophraste Renaudot, fondateur, en 1631, de La Gazette. Avec son frère Isaac, Eusèbe
Renaudot assurait la publication du journal paternel, dont l'abbé
Bernou était l'un des collaborateurs. En adressant à Bernou ces
lettres-rapports, Cavelier de La Salle préparait le récit de ses
explorations afin que la cour fût informée au plus vite des
résultats de ses recherches. Par chance, toutes les lettres de
l'explorateur à son « nègre » ont été retrouvées et l'on
sait comment, à partir de ces récits, l'abbé Bernou rédigea sa
Relation des découvertes et des voyages du
Sieur de La Salle. Ce document fut remis au ministre de la
Marine, le marquis de Seignelay, avant que le fondateur de la
Louisiane ne vienne en France, en décembre 1683, recueillir les
lauriers du triomphe. Mais, au cours de l'été 1682, après que
l'abbé Bernou eut été avisé de la réussite de l'expédition de
Cavelier, l'explorateur, qui savait le père Hennepin présent à
Paris, avait écrit à son scribe pour l'inviter à prendre contact
avec le récollet. Ce dernier pourrait lui donner des détails sur
son propre voyage dans le haut Mississippi, sa captivité chez les
Sioux et compléterait les observations envoyées de Louisiane. En
mettant ainsi Hennepin « dans le coup », La Salle
entendait, non seulement utiliser les informations recueillies par
le prêtre, mais aussi prévenir une critique que le récollet et ses
compagnons d'expédition auraient été en droit de formuler à l'égard
de leur chef.
Il avait en effet été prévu, en février 1680, que,
si l'absence des trois hommes envoyés dans le haut Mississippi se
prolongeait au-delà de la normale, Cavelier déléguerait des gens à
leur recherche. Or Hennepin et ses compagnons avaient disparu
pendant un an chez les Sioux sans que le seigneur des Sauvages se
fût inquiété de leur sort ! La Salle, qui redoutait,
semble-t-il, l'amertume et les bavardages de Louis Hennepin, mit
l'abbé Bernou en garde dans une lettre datée du 22 août
1682 : « … il faut un peu le connaître, car il ne
manquera pas d'exagérer toute chose : c'est dans son
caractère ! […] et il parle plus conformément à ce qu'il veut
qu'à ce qu'il sait. »
M. Armand Louant, archiviste honoraire de la
ville de Mons, a tiré méticuleusement au clair l'attitude du
récollet13. Il semble ne faire aucun
doute que ce dernier collabora avec l'abbé Bernou pour la rédaction
de sa Relation des découvertes et des voyages
du Sieur de La Salle. Il ne subsiste aucun doute non plus
sur l'étonnante duplicité de ce religieux menteur, hâbleur et
vaniteux. Dans le même temps qu'il travaillait avec le
collaborateur de La Gazette pour mettre
en valeur l'aboutissement des explorations de Cavelier, le récollet
rédigeait, d'autre part, le rapport que lui avait demandé la cour
en « démarquant » outrageusement, non seulement les
lettres de La Salle à Bernou, dont ce dernier avait dû lui donner
connaissance, mais aussi certains articles parus autrefois dans la
fameuse revue Relations de la
Nouvelle-France, dont les jésuites avaient interrompu la
publication en 1673 !
M. Armand Louant, qui a scrupuleusement
comparé les textes de la Relation et de
la Description, est formel :
« Systématiquement, Hennepin usa de la Relation en la déformant. Il supprima dans sa
Description tous les passages consacrés
aux affaires personnelles de La Salle, mit Frontenac en évidence et
se fit passer lui-même pour le chef de l'exploration du haut
Mississippi. Il introduisit de nombreux éloges sur l'œuvre des
récollets au Canada et sur leur rôle dans l'expédition, mais il
passa sous silence l'existence des missions jésuites. Bref, il fit
un plaidoyer pro domo : pour
lui-même et pour son ordre. » La publication du texte ayant
été autorisée, quel ne fut pas l'étonnement de l'abbé Bernou quand
il découvrit que ce qu'il croyait être un rapport confidentiel et
complémentaire de celui écrit pour La Salle était un livre vendu
chez les libraires, dans lequel son auteur se donnait la vedette et
laissait dans l'ombre le véritable fondateur de la Louisiane !
Et encore l'abbé ignorait-il, à ce moment-là, que le récollet avait
rédigé un second cahier dans lequel il racontait sans vergogne sa
descente imaginaire du Mississippi jusqu'à la basse Louisiane. Si
le manuscrit du premier cahier qui reçut l'imprimatur est connu,
celui du second n'a jamais été retrouvé.
Hennepin, qui ne pouvait contenir sa vanité,
devait en dévoiler plus tard le contenu dans un autre ouvrage
publié en 1697 où il écrivait : « … cependant je n'y
donnay point la connoissance du grand fleuve dans toute son
étendue. Je fus obligé d'en supprimer une partie parce que je crus
que mon silence préviendroit certaines choses que je n'ay pourtant
pu éviter… » En vérité, il semble bien que le ministre de la
Marine eut quelque doute sur l'authenticité des révélations
contenues dans le second cahier du père Hennepin et crut prudent de
lui faire conseiller la discrétion dans le même temps qu'il
autorisait la publication du premier cahier.
En arrivant en France le 23 décembre 1683,
Cavelier de La Salle apprit certainement, peut-être du père Zénobe
Membré qui l'avait précédé, la publication, le 5 janvier
précédent, du rapport Hennepin et l'existence de son annexe non
divulguée. L'explorateur remit aisément les choses au point. Quant
au récollet qui avait tenté d'enlever à Cavelier de La Salle
l'honneur et la gloire d'une grande première américaine, il s'était
prudemment éclipsé.
Quand le père Hyacinthe Lefèvre, supérieur
provincial des récollets, apprit la supercherie qu'un prêtre de son
ordre avait montée à la cour de France pour se faire reconnaître
des mérites auxquels il ne pouvait prétendre, il envisagea de
réexpédier l'encombrant fabulateur au Canada. Faisant référence aux
constitutions de son ordre, qui l'autorisaient à refuser une telle
affectation, Louis Hennepin se récusa. Il accepta en revanche la
direction du couvent de Renty, en Artois, où il serait resté trois
ans avant que, les choses allant leur train ecclésiastique, il soit
réellement sanctionné par ses supérieurs et se retrouve simple
moine chez les récollets de Saint-Omer. D'après M. Armand
Louant, le père Hyacinthe Lefèvre, qui tenait sans doute à protéger
la réputation de son ordre, avait secrètement obtenu de Louvois un
arrêté d'expulsion du père Hennepin qu'il garda un certain temps
par-devers lui. Il ne produisit le document qu'au moment où il
jugea indispensable d'éloigner le récollet de la cour de France, ce
qui dut avoir lieu, suivant les informations de l'ancien archiviste
de la ville de Mons, à la fin de l'année 1691.
Contraint à se rendre dans les Flandres, alors
sous domination du roi Charles II d'Espagne, Louis Hennepin se
découvrit espagnol, puisque né à Ath en 1626 ! À dater de
cette constatation qui le libérait unilatéralement de ses
obligations de prêtre français, le récollet décida de changer de
camp. Il écrit dans la préface du Nouveau
Voyage : « Je ne manquerais pas de donner la
connaissance de nos grandes découvertes de l'Amérique à des gens
qui auraient plus de charité pour moi qu'en ont eu [sic] le Père Hyacinthe et le sus-mentionné sieur
de La Salle. » La personne dont le religieux attendait plus de
considération n'était autre que Guillaume III, roi
d'Angleterre et stathouder de Hollande ! Dès lors, celui qui
n'était jusque-là qu'un hâbleur mythomane devint une sorte de
traître, prêt à mettre son expérience et ses connaissances de
l'Amérique au service des Anglais et des Hollandais, dont il
n'ignorait pas les visées sur la vallée du Mississippi. La démarche
était laide.
Le père Hennepin ayant mis sa conscience à l'aise
en se disant sujet du roi d'Espagne, donc allié potentiel bien que
provisoire du roi d'Angleterre, fit savoir à William Blathwayt,
secrétaire à la Guerre et favori de Guillaume III, qu'il était
disposé à servir de guide pour conduire une expédition en Louisiane
par la mer. Les récollets avaient, d'après lui, une sorte de
monopole pour l'évangélisation des Sauvages et, détenant
personnellement une obédience de son ordre pour l'Amérique, il
rendrait les plus grands services. Tandis que ces contacts étaient
établis, et sans doute pour confirmer ses compétences en matière
coloniale, le père Louis, comme on l'appelait alors, publia à
Utrecht, en 1697, sous le titre alambiqué de Nouvelle Découverte d'un très grand pays situé dans
l'Amérique, entre le Nouveau Mexique et la mer Glaciale. Avec les
cartes et les figures nécessaires, et de l'Histoire morale et
naturelle, et les avantages qu'on peut en tirer par l'établissement
des colonies, un ouvrage où le récollet apparaît sous les
traits d'un religieux coureur de bois intrépide, débrouillard,
audacieux, sorte de trompe-la-mort au service de Dieu. « Je
suis venu à bout d'une entreprise capable d'épouvanter tout autre
que moi », écrivait-il modestement !
Cette chronique d'un voyage, que l'on sait
aujourd'hui en grande partie imaginaire, fut accueillie comme un
véritable roman d'aventures par les lecteurs de l'époque. Il y
avait du Fenimore Cooper, du Walter Scott et un rien de
Chateaubriand chez ce mystificateur au demeurant bon écrivain. Le
livre connut un enviable succès14. L'édition originale en deux volumes
ouvrait sur une dédicace dithyrambique « à Sa Majesté
Guillaume III, par le R. P. Louis Hennepin,
Missionnaire Récollet et Notaire Apostolique ».
L'ambassadeur de France à La Haye, M. de
Bonrepos, au courant des agissements du père Hennepin, et sans
doute l'un des premiers lecteurs du livre, avait aussitôt alerté le
comte de Pontchartrain, secrétaire d'État à la Marine et à la
Maison du roi. Il avait même reçu le récollet maintenant bien
ennuyé car les Anglais, qui l'avaient pris au mot, formaient déjà
sur les bords de la Tamise « une compagnie pour la rivière du
Mississippi » et comptaient que le religieux leur servirait de
guide comme il s'y était engagé ! Pris au piège de ses
affabulations, de ses rancœurs et de sa vanité, changeant une
nouvelle fois de camp, le religieux finit par dévoiler au
représentant de la France les projets anglais, expliqua qu'il se
souciait peu de servir ces derniers et demanda l'autorisation de
retourner au Canada. Pontchartrain autorisa ce voyage mais envoya
au gouverneur de Nouvelle-France l'ordre d'arrêter Louis Hennepin
dès son arrivée à Québec. Flairant le piège, le récollet préféra se
faire embaucher comme aumônier à bord d'un grand vaisseau génois
qui devait appareiller d'Amsterdam pour l'Italie. Comme dans les
meilleurs romans d'espionnage, le père Hennepin, recherché à la
fois par les Anglais et les Français, en rupture de ban avec son
ordre dont il ne pouvait plus rien attendre, craignait d'être
attendu à Gênes par des agents de Louis XIV ou de
Guillaume III ! Aussi débarqua-t-il à Cadix pour y
séjourner plusieurs mois…
Le récollet, devenu discret, finit par arriver à
Rome à la fin de l'année 1699 et, s'étant retiré dans un couvent
des Frères mineurs, il tenta d'intéresser à son sort le cardinal
Fabrizio Spada. Ses démarches furent sans doute vaines, car les
chercheurs les plus pugnaces perdent définitivement la trace de ce
missionnaire hors série à partir de 1701. Nous ignorons la date et
le lieu de son décès. Il est probable qu'il dut mourir dans son
couvent romain, caressant jusqu'aux derniers jours de sa vie
l'ambition de se faire reconnaître pour le premier Européen ayant
descendu le Mississippi, des Grands Lacs au golfe du Mexique.
On peut imaginer qu'au moment de quitter ce monde
décevant il confessa ses vantardises et sa lubie. À moins qu'au fil
des années ses mensonges ne se soient imposés à son esprit comme
vérité d'Évangile et qu'il ait emporté dans l'au-delà l'amère
déconvenue des incompris et des persécutés. Personnalité complexe,
imposteur avide de gloire, enclin à dominer, vaniteux comme un
paon, le père Hennepin fut en revanche un prêtre sans faiblesses
coupables et un missionnaire courageux. Aumônier lors de la
sanglante bataille de Maastricht en 1673, il secourut les blessés
et administra les derniers sacrements à de nombreux mourants, parmi
lesquels figurait peut-être d'Artagnan. Prisonnier des Sioux, il se
comporta dignement et ne parut jamais intéressé, au contraire
d'autres missionnaires, par les biens temporels.
Le portrait du père Hennepin, que possède la
Minnesota Historical Society, révèle un homme au visage long et
maigre, aux traits dissymétriques et sévères. La bouche étroite,
aux lèvres minces, le menton en galoche, fendu d'une fossette, le
nez puissant et le regard noir sous de gros sourcils bruns excluent
cette douceur évangélique que les peintres donnent volontiers aux
religieux. En détaillant ce physique, dont la reproduction,
apparemment sans concession, est due à un artiste anonyme, on peut
se demander si la véritable vocation de Louis Hennepin, fils d'un
boulanger et petit-fils d'un boucher des Flandres, n'était pas
celle, contrariée, d'un condottiere du Nouveau Monde.
L'étrange comportement de ce missionnaire,
fabulateur conséquent dans ses mensonges et organisé dans leur
exploitation, eut au moins le mérite, par les convoitises anglaises
qu'il encouragea, de contraindre le gouvernement de Louis XIV
à prendre conscience de l'importance stratégique de la Louisiane
délaissée.
Le cas du docteur
Coxe
La ligue d'Augsbourg, fondée en 1686 par
l'empereur d'Autriche, le roi de Suède, le roi d'Espagne et les
princes allemands, avait reçu, dès 1688, le renfort de l'Angleterre
et de la Hollande. Les hostilités ouvertes en 1689 avaient
rapidement été exportées d'Europe en Amérique, aussi bien par les
Français que par les Anglais. Ainsi, tandis que les troupes de
Louis XIV se battaient dans le Palatinat et que les navires
ennemis bombardaient Le Havre, Dunkerque, Saint-Malo, Dieppe et
Calais, une autre guerre faite de coups de main et d'embuscades se
déroulait au long de la frontière méridionale de l'Acadie. Cette
province orientale du Canada français, la première où des colons
avaient tenté de se fixer dès 1604, jouxtait la
Nouvelle-Angleterre, qui comptait déjà cinq colonies britanniques
organisées, Massachusetts, Plymouth, Rhode Island, Connecticut et
New Haven. La frontière entre les deux territoires était des plus
floue. Les Anglais soutenaient qu'elle suivait le cours de la
rivière Sainte-Croix, qui se jette dans la baie de Fundy et sépare
aujourd'hui, dans la zone côtière, l'État du Nouveau-Brunswick de
l'État du Maine, tandis que les Français la voyaient plus au sud,
sur la rivière Pentagouët, aujourd'hui nommée Penobscot, sur les
berges de laquelle le Béarnais Saint-Castin avait installé un poste
militaire. Dans cette vaste pénéplaine, limitée, au nord, par le
plateau de l'Aroostook, à l'ouest, par les White Mountains et le
Saint-Laurent, à l'est, par la mer, on compte les lacs par
milliers, les rivières par centaines, et d'immenses forêts
recouvrent montagnes et vallées. À la fin du XVII e siècle et
au commencement du XVIII e, les rares établissements français isolés
n'étaient souvent séparés que de quelques dizaines de kilomètres
des postes anglais. Les colons, quelle que fût leur nationalité,
essayaient toujours de se concilier les Indiens, Abnaki ou Mic-Mac,
qui peuplaient la région.
Les Acadiens et les Américains, comme on appelait
déjà les colons d'origine britannique ou hollandaise, se
livraient à des surenchères en cadeaux pour amadouer les chefs de
tribu ou obtenir le concours des guerriers dans
les échauffourées frontalières. Si les Iroquois se montraient
sensibles aux largesses des Anglais, les Abnaki préféraient les
Français. En 1689, c'est avec l'appui de ses guerriers, des Abnaki,
que le baron de Saint-Castin prit aux Britanniques le fort de
Pemaquid tandis que d'autres Indiens anéantissaient un village du
New Hampshire. Ces massacres provoquèrent une réaction des colons
du Massachusetts, qui réussirent à sauver leur établissement de
Casco, assiégé par une horde d'Indiens. Ces derniers avaient la
réputation de scalper les hommes, de violer les femmes, d'enlever
les enfants, de piller les dépôts et d'incendier les maisons avant
de se retirer en braillant.
On se battait aussi sur la mer et les corsaires
français arraisonnaient les navires anglais qui entraient ou
sortaient des ports de Nouvelle-Angleterre. En représailles, la
marine anglaise avait attaqué Port-Royal, mais, dès que
Louis XIV eut envoyé comme gouverneur du Canada le comte de
Frontenac, qui, dans les mêmes fonctions, avait su rendre, de 1672
à 1682, la colonie relativement quiète et prospère, les
Franco-Canadiens reprirent confiance en leur destin.
Bien qu'âgé de soixante-neuf ans, cet « homme
de beaucoup d'esprit, fort du monde et parfaitement ruiné »,
d'après Saint-Simon, avait été l'ami et le supporter inconditionnel
de La Salle. Il considérait que l'œuvre de l'explorateur défunt
méritait d'être protégée et, poursuivie. Il stimula si bien ses
capitaines que ces derniers, avec l'aide des Sauvages, anéantirent,
en 1690, Shenectady (État de New York), Salmon Falls
(Massachusetts) et Fort Loyal (Maine). Les Acadiens ne purent
empêcher leurs alliés indiens de massacrer, à l'occasion de ces
attaques, près de deux cents personnes ni d'emmener en captivité
une trentaine de femmes. Ces procédés cruels exaspérèrent les
colons britanniques, qui obtinrent que fût montée, à la fois par
terre et par mer, une expédition contre Québec. Trente-quatre
vaisseaux, transportant mille deux cents hommes, quittèrent Boston
tandis qu'une troupe à laquelle devaient se joindre, au long du
parcours, des centaines de guerriers Iroquois commença à remonter
la vallée de l'Hudson. Les Français, peu nombreux mais bien
préparés et bien armés, attendaient la marine de Sa Majesté. À
peine débarqués, les mille deux cents soldats de sir Williams Phips
furent mis en déroute par les canons de Frontenac et ne pensèrent
qu'à rembarquer. Comme les boulets français s'en prenaient aussi
aux vaisseaux britanniques, l'escadre penaude remit prestement le
cap sur Boston. Comble de malchance pour ce corps expéditionnaire
en retraite, une tempête survint, qui noya un millier d'hommes,
puis une épidémie lui succéda, qui tua une bonne partie des
survivants. Quant à la troupe envoyée par voie de terre, elle fit
demi-tour en arrivant au lac Champlain, les Iroquois ayant refusé
de s'engager dans une guerre contre les Français et les
Abnaki.
C'est dans cette ambiance de guérilla permanente
que Daniel Coke, un ancien médecin de Charles II d'Angleterre,
devenu copropriétaire, avec un groupe de spéculateurs, de ce qu'on
nommait alors West New Jersey, et d'un vaste domaine dans la
Caroline, eut l'idée, après avoir lu les ouvrages du père Hennepin,
de coloniser à son profit le bas Mississippi en y transportant des
huguenots, français, hollandais et peut-être allemands. Il obtint,
pour ce faire, l'autorisation de Guillaume d'Orange, devenu
Guillaume III.
Le souverain devait l'éviction de Jacques II
et son accession au trône à des troupes où figuraient bon nombre de
protestants français et hollandais réfugiés. Or, depuis que le
Parlement avait décidé que l'armée permanente ne pourrait compter
que sept mille hommes, tous anglais, il lui fallait licencier les
auxiliaires étrangers à qui le Parlement refusait la nationalité
britannique. Guillaume III ne pensait donc qu'à se débarrasser
de ces gens avant qu'ils ne lui reprochent son ingratitude et
causent des troubles dans Londres. Les nouvelles colonies
d'Amérique, le Massachusetts, la Pennsylvanie, la Virginie et
surtout la Caroline, pouvaient en accueillir beaucoup et l'on tenta
de convaincre les démobilisés d'aller chercher fortune de l'autre
côté de l'Atlantique.
L'idée de Daniel Coxe ne pouvait donc que plaire à
ce roi, à qui Hennepin avait dédié sa Nouvelle
Découverte et fait des offres de service. Le docteur Coxe
fut donc invité à prendre contact avec le missionnaire pour
organiser l'émigration des huguenots français et hollandais en
Louisiane. La chose était plus facile à suggérer qu'à faire, car le
récollet imaginatif demeurait introuvable. Il se prélassait alors à
Cadix, en attendant de se faire oublier par tous. Le propriétaire
du West New Jersey décida, avec l'aide de lord Lonsdale, chancelier
de l'Échiquier, de passer sans le concours du prêtre à la
réalisation de son projet. Il vendit ses terres à une société
composée de quarante-huit spéculateurs de son acabit et commença à
organiser sa compagnie d'immigration. Dès le 2 mai 1698, Coxe
lança le projet en publiant des prospectus vantant les charmes
d'une contrée qu'il ne connaissait que par les récits des
voyageurs. En dépit de l'appui du roi d'Angleterre, qui s'était
engagé à envoyer à ses frais six cents ou huit cents réfugiés
français, principalement des vaudois, dès que les premiers Anglais
auraient pris pied en Louisiane, la tentative échoua.
Les agents de Pontchartrain en Angleterre avaient
signalé, dès le 18 juin 1698, au ministre de la Marine que
Guillaume III venait d'accorder des lettres patentes « à
deux seigneurs et trois capitaines de navires pour aller au
Mississippi avec quatre compagnies de protestants français
accompagnés de leurs ministres ». Quand, près d'un an plus
tard, les trois vaisseaux de l'expédition Coxe se présentèrent dans
les bouches du Mississippi, ils y trouvèrent les Français commandés
par Iberville qui, à la tête d'une troupe déterminée, portée par
trois frégates et un traversier15, venait de confirmer la prise de
possession, au nom du roi de France, du territoire nommé Louisiane,
que Cavelier de La Salle avait annexé à la Couronne seize ans plus
tôt.
Louis XIV, Pontchartrain, les ministres, la
cour et les Français informés avaient enfin réagi. Ce retour à la
Louisiane, que ni Tonty ni l'abbé Jean Cavelier ni les jésuites
n'avaient pu obtenir, Hennepin et Coxe venaient de le provoquer.
Les traîtres et les ennemis sont parfois gens utiles !
1 Mgr Olivier Maurault, recteur de
l'université de Montréal, a révélé en 1938, dans un article
intitulé « Les compagnons de Cavelier de La Salle : les
sulpiciens » la fin de vie de l'abbé Cavelier : « Il
mourut après 1720 – il avait donc quatre-vingt-quatre
ans – chez une de ses nièces, peut-être chez cette dame
Leforestier, née Madeleine Cavelier, qui possédait encore, en 1756,
les papiers de La Salle. » Louisiane et
Texas, ouvrage collectif, publié conjointement par
l'Institut des études américaines et Paul Hartmann, éditeur, Paris,
1938.
2 Mémoires du curé de
Versailles François Hébert (1686-1704), Éditions de France,
Paris, 1927.
3 Louis XIV avait cédé à la pression des
missionnaires et des fermiers qui ne parvenaient pas à écouler les
peaux de castor rassemblées dans leurs magasins. Les permis de
traite étaient accordés aux familles nobles dans le besoin. Les
bénéficiaires de ces licences les exploitaient eux-mêmes, en allant
traiter les peaux chez les Sauvages, ou vendaient leur permis à des
traitants professionnels.
4 Pistes.
5 Mœurs et histoire des
Peaux-Rouges, René Thévenin et Paul Coze, Payot, Paris,
1928.
6 Voyage en
Nouvelle-France, Paris, 1744.
7 Dans la dédicace au roi qui ouvre son
Histoire de la Nouvelle-France.
8 Librairie Arthème Fayard, Paris, 1930.
9 Rédigée en 1893-1894 et publiée en 1896 par
Harper and Brothers, New York. Édition française, Payot, Paris,
1927.
10 Ou Costa Firme : aujourd'hui, le
Venezuela et la Colombie.
11 Aujourd'hui l'Argentine.
12 Le Mississippi prend sa source au lac
Itasca, dans l'État du Minnesota. Celle-ci fut découverte, le
13 juillet 1832, par l'explorateur Henry Rowe Schollcraft.
Neuf ans plus tôt, le 31 août 1823, l'Italien Giacomo
Costantino Beltrami, un des premiers voyageurs à parvenir dans la
région, avait situé la source du fleuve à soixante kilomètres
de-là, dans un autre lac de ce secteur qui en compte quinze
mille ! Beltrami, croyant de bonne foi avoir découvert la
source du Mississippi, avait donné à ce lac le prénom de celle
qu'il aimait et que la mort venait de lui enlever, la comtesse
Giulia Spada de Medici. On consultera avec profit l'excellente
biographie que M. Augusto P. Micelli, juriste éminent de
La Nouvelle-Orléans, a consacrée à Beltrami sous le titre
The Man with the Red Umbrella,
Claitor's Publishing Division, Baton Rouge, Louisiana, 1974.
13 Le Cas du père Louis
Hennepin, récollet, missionnaire de la Louisiane, 1626-170? ou
Histoire d'une vengeance, Annales du Cercle royal d'histoire
et d'archéologie d'Ath et de la région et musées athois,
tome XLVII, 1978-1979.
14 La Nouvelle
Découverte fut l'ouvrage de Louis Hennepin qui connut le
plus d'éditions. M. Armand Louant en signale vingt-quatre,
onze françaises, six néerlandaises, quatre allemandes, deux
anglaises et une espagnole. La dernière édition date de 1938.
15 Chasse-marée à trois mâts. Petit bâtiment
en usage au XVII e siècle, servant pour les courtes
traversées, le cabotage et la pêche.