1.
L'Amérique oubliée
Les héritiers du conquérant
Pendant la guerre de la ligue d'Augsbourg, que les Anglais appelèrent guerre de Neuf Ans, Louis XIV eut fort à faire et beaucoup à dépenser. Il ne put rien distraire ni de la flotte ni de l'armée ni même de ses caisses, qui sonnaient creux, pour relancer la colonisation de la Louisiane. Il fallut attendre, à l'automne 1697, la signature de la paix de Ryswick et l'apparition des velléités britanniques d'explorer les bouches du Mississippi pour que les sollicitations des héritiers, naturels ou moraux, de Cavelier de La Salle fussent prises en considération.
Le premier à se manifester, dès 1690, fut l'abbé Jean Cavelier, frère de l'explorateur défunt. Il ne cachait plus les tragiques circonstances de la mort de Robert et tentait, depuis son retour en France, de mobiliser les amis du disparu. Tourville et d'Estrées venaient de remporter, à Beachyhead, une belle victoire sur les flottes anglaise et hollandaise, quand le prêtre produisit un mémoire destiné à prouver au ministre de la Marine, le marquis de Seignelay, fils du grand Colbert, qu'il était indispensable de poursuivre l'œuvre commencée outre-Atlantique par le vice-roi d'Amérique. Il donnait fort justement à entendre que, si les Anglais contrôlaient un jour le cours du Mississippi, la France perdrait, non seulement la Louisiane, mais aussi le Canada. Ce mémoire éveilla peut-être des échos de sympathie mais ne provoqua aucune initiative officielle. L'État croulant sous les frais de toute nature, l'abbé et ses amis comprirent que la situation des finances royales constituait un obstacle infranchissable à la réalisation de leurs projets. On peut se demander si Jean Cavelier, qui se présentait comme le gardien intransigeant de la gloire de son frère, ne pensait pas aussi à sa carrière. Ses supérieurs lui avaient, semble-t-il, promis le poste de grand vicaire de la Louisiane, ce qui lui aurait conféré autorité, en tant que délégué de l'évêque de Québec, sur tous les religieux de la vallée du Mississippi.
Bien que démuni d'argent et pensant au sort des Français restés au fort Saint-Louis du Texas (il ignorait que ces derniers étaient morts depuis un an), le sulpicien tenta de trouver des commanditaires pour fréter un navire et retourner en Louisiane.
Seignelay, qui avait toujours soutenu Robert Cavelier de La Salle, fut emporté trop tôt par une pourpre soudaine et l'abbé Cavelier se trouva sans protecteur à la cour ni interlocuteur bienveillant. Tous ses efforts pour intéresser des gens influents à son affaire furent vains. Découragé, il regagna Rouen pour n'en plus sortir1.
En dépit d'une victoire navale qui avait réjoui les Français mais qui avait été suivie de revers, le moment choisi par le sulpicien pour présenter ses projets coloniaux n'était peut-être pas aussi propice qu'il l'avait cru.
Le roi, grand travailleur, bien que très attentif à la conduite de la guerre, ne se privait pas pour autant des plaisirs auxquels il était habitué. Il aimait la bonne chère – surtout le gibier et les viandes en sauce, qui lui provoquaient des crises de goutte – la chasse et les ragots. Il poursuivait avec application l'embellissement de Versailles, « cette royale maison bâtie dans un fond fort ingrat qui lui a déjà coûté trois cents millions », racontait François Hébert, curé de la paroisse2. En revanche, pour ce qui concerne les divertissements de la chair, qu'il avait fort goûtés, le Roi-Soleil paraissait assagi. Mme de Maintenon, « messagère de la Providence », pieuse maîtresse devenue épouse secrète, veillait. Elle faisait servir des grillades et clore les alcôves.
Si le souverain menait une vie relativement rangée, la cour offrait en revanche un échantillon de tous les vices humains. L'abbé Hébert explique, dans ses Mémoires, qu'on avait à Versailles la folle passion du jeu. « On voyait des bouchers enrichis jouer avec des cordons bleus », c'est-à-dire des dignitaires du Saint-Esprit. On buvait aussi beaucoup de vin et de liqueurs et les amours dérobées étaient si courantes que personne n'y prêtait attention. On considérait même, avec dédain, « la fidélité conjugale comme vertu roturière ». Mais il y avait pis, constatait le prêtre scandalisé. « Les crimes les plus abominables et les plus opposés à la nature et au bien de la société, ces crimes punis autrefois par le feu du ciel et dignes, selon les lois, d'être réprimés et châtiés par les flammes, étaient devenus communs. On parlait de ces sortes d'exécrables engagements entre les libertins de profession, comme si l'on eût parlé d'une galanterie entre homme et femme. » Et Monsieur, frère du roi, en était !
C'est dans cette atmosphère sulfureuse, assez peu favorable à l'exposé des causes nobles, que l'abbé Cavelier s'était manifesté comme un trouble-fête, rapportant des faits macabres et semant l'inquiétude quant à l'avenir de nos colonies du Nouveau Monde. Resté en Louisiane, le brave Tonty, à qui le roi avait concédé, en partage avec le major La Forest, le fort Saint-Louis des Illinois pour dédommager les deux hommes des créances impayées par La Salle, se démenait pour qu'on l'autorisât à reprendre les projets de l'explorateur défunt. Il expédiait à la cour lettres et mémoires afin d'expliquer, comme l'abbé Cavelier, que les Anglais pouvaient fort bien, à partir de leurs colonies de la côte atlantique, organiser des expéditions vers la vallée du Mississippi. Il révélait comment des traitants de fourrure britanniques, venus des Carolines, avaient installé un poste chez les Indiens Cherokee, et comment un autre Anglais, parti d'Albany, colonie de New York, avait été reçu chez les Miami. Il mettait le ministre de la Marine en garde contre l'arrivée possible d'autres négociants par les affluents du Mississippi, principalement l'Ohio et son tributaire, le Tennessee.
Henry de Tonty, âgé de plus de quarante-cinq ans, vouait un véritable culte à La Salle, dont il avait été le lieutenant préféré. La réalisation du plan de colonisation conçu par son chef lui tenait d'autant plus à cœur qu'elle allait dans le sens de son intérêt. En 1692, il avait formé, avec La Forest, une société au capital de vingt mille livres et abandonné le fort Saint-Louis des Illinois qui, bâti sur un rocher, était facile à défendre en cas d'attaque mais impossible à approvisionner en cas de siège. Les associés avaient auparavant construit un autre fort « de mille huit cents pieux » et plusieurs maisons, près du village de Pimitéoui, à trois kilomètres au nord du lac Peoria, à l'endroit où avait été édifié en 1681 par La Salle un fort provisoire nommé Crèvecœur. Tonty et La Forest avaient encore construit un entrepôt à fourrure au débouché de la rivière Chicagou dans le lac Michigan.
Quand, en 1696, le roi permit à Tonty de traiter des peaux de castor avec les Indiens de l'Ouest, ce qui était désormais interdit aux autres traitants français3, l'homme à la main d'argent imagina le développement que pourrait connaître le commerce de la pelleterie si l'on jalonnait de postes et de forts les berges du Mississippi, des Grands Lacs au golfe du Mexique, comme l'avait voulu Cavelier de La Salle.
D'autres que Tonty étaient prêts à tenter cette lucrative aventure et l'on recevait à Versailles des offres de service émanant d'officiers et de marins installés au Canada.
Les jésuites, qui ne sont jamais à court d'idées, ne restaient pas inactifs. Ils avaient déjà présenté un projet de mise en valeur de la Louisiane pendant que Cavelier de La Salle errait au Texas à six cents kilomètres de l'embouchure du Mississippi. Ils avaient demandé l'autorisation de construire un vaisseau et des barques pour descendre le fleuve, reprenant ainsi l'idée de La Salle qui avait autrefois lancé le Griffon sur le lac Michigan, avec la malchance que l'on sait. Les robes noires non seulement s'engageaient à évangéliser les Indiens, ce qui était leur mission ordinaire, mais ils proposaient de dresser une carte du fleuve et de ses affluents, de décrire la faune et la flore, de recueillir des échantillons de minerai. Ils oubliaient d'ajouter que la Louisiane, n'étant pas comprise dans la Nouvelle-France, échappait, au moment de leur demande, à la réglementation de la traite, ce qui leur permettrait d'apporter des ressources commerciales supplémentaires à la Compagnie. Ce projet datant du vivant de La Salle explique sans doute pourquoi le père Allouez, explorateur expérimenté que la Compagnie de Jésus avait désigné comme successeur du père Marquette, avait préféré, bien que malade, quitter le fort Saint-Louis des Illinois en voyant arriver, le 14 septembre 1687, l'abbé Cavelier et le récollet Anastase Douay. Ces derniers lui donnèrent à penser par leurs propos mensongers que l'entreprise de La Salle, occupé, d'après eux, à construire des ports à l'embouchure du Mississippi, était en voie de réalisation. Les jésuites, habituellement bien renseignés, ignoraient donc la mort de leur ancien novice. Le père Allouez, croyant ce dernier bien portant, se souciait peu de le rencontrer s'il venait à débarquer au fort Saint-Louis des Illinois après son frère.
Pendant ces années d'abandon de la Louisiane par l'État, la présence française, entre les Grands Lacs et le golfe du Mexique, demeura réelle, bien que diffuse et sans représentation officielle. Les coureurs de bois et les traitants parcouraient le pays, visitant les villages indiens, parfois à bord de grands canots chargés de produits manufacturés qu'ils troquaient contre de la pelleterie et les vivres nécessaires à leur subsistance.
De nombreux Franco-Canadiens, doués d'une résistance physique exceptionnelle, habitués depuis l'enfance aux hivers rudes et aux étés brûlants, connaissant le réseau des fleuves et des rivières, tireurs adroits, sachant s'orienter et interpréter les signes de piste des Indiens, nomades, menaient cette vie libre, le plus souvent solitaire et toujours dangereuse. « Ils battaient la prairie dans toute son étendue, parcourant en une année la distance qui sépare le Mexique du Canada, par des routes, des trails 4, à peu près toujours les mêmes et dont quelques-uns devaient indiquer plus tard la voie aux convois d'émigrants et enfin aux chemins de fer5. »
Ces hommes frustes, aux mœurs rustiques et d'une animalité crue, ne souhaitaient que se procurer au meilleur des peaux de castor qu'ils revendaient le plus cher possible dans les postes aux représentants des compagnies. Informateurs précieux et colporteurs de nouvelles, ils entretenaient le souvenir laissé par La Salle et ses compagnons. À travers leurs récits, l'aventure devenait légende. Toutefois ces individualistes, pour qui la notion de patrie restait des plus floue, n'hésitaient pas à soutenir, le plus souvent comme agents de renseignements, tantôt la cause française, tantôt les intérêts anglais, suivant le camp où ils trouvaient le meilleur compte. Quand, en 1696, Louis XIV imposa des restrictions draconiennes à la traite et que les coureurs de bois furent mis hors la loi, plusieurs traitants français décidèrent d'aller livrer leur castor aux Anglais de Pennsylvanie ou du Maryland.
On rencontrait aussi, dispersés dans les tribus entre les Grands Lacs et le fleuve Arkansas, des aventuriers de tout poil temporairement sédentarisés. Rescapés ou déserteurs d'expéditions antérieures, ils avaient élu domicile parmi les autochtones et participaient, à l'occasion, aux conflits locaux, fréquents entre nations indiennes. Ils se faisaient souvent, grâce à leurs armes à feu, des situations de manitou ou de sorcier. La plupart d'entre eux avaient adopté les mœurs de leur tribu d'accueil et cohabitaient avec une ou plusieurs Indiennes qui leur donnaient de beaux enfants métis. Les missionnaires de passage tentaient parfois de ramener ces évadés des sociétés policées à la civilisation qu'ils avaient délibérément fuie. Les prêtres en étaient généralement pour leurs frais, mais, pour la plus grande gloire de Dieu et la tranquillité d'esprit des marginaux indianisés, ils baptisaient les fruits des amours exotiques qui en valaient bien d'autres !
On comptait aussi, autour des Grands Lacs, sur les rives du Mississippi, de ses affluents et jusqu'au pays des Arkansa, des missions catholiques tenues par des religieux intrépides comme le père Pierre-François Pinet, qui fonda la mission de l'Ange-Gardien à proximité du fort construit par Tonty et La Forest, le père Jacques Gravier, qui réactiva, avec les pères Bineteau et Gabriel Marest, la mission de l'Immaculée-Conception créée par le père Marquette en 1673, ou le père Sébastien Rales, qui vivait avec les Indiens Kaskaskia, près du lac Peoria.
Étant donné l'immensité du territoire, ces Français, coureurs de bois, traitants, officiers ou religieux, ne pouvaient prétendre lutter efficacement contre les ingérences anglaise ou espagnole. Aux Illinois, Tonty, le mieux loti, disposait d'une garnison de soixante hommes qui, en 1689, avaient participé à la guerre contre les Iroquois. Ces Indiens, ennemis héréditaires des Huron, manipulés et armés par les Anglais qui entendaient bien profiter de la guerre de la ligue d'Augsbourg pour attaquer la France dans ses colonies d'Amérique, constituaient déjà une menace permanente pour la tranquillité des colons de Nouvelle-France. « Les Iroquois descendaient dans la colonie par une rivière qui se décharge dans le fleuve Saint-Laurent, un peu au-dessous du lac Saint-Pierre […]. Ils se répandaient de là dans toute la colonie, et il fallait, pour se garantir de leur fureur, construire sur chaque paroisse des espèces de forts, où les habitants pussent se réfugier à la première alarme. On y entretenait nuit et jour un ou deux factionnaires… », écrit le père Charlevoix6.
Par deux fois, en 1690 et en 1692, les Iroquois avaient attaqué le fort de Verchères qui, chaque fois, avait été sauvé par des femmes courageuses dont on racontait, en les embellissant un peu, les exploits guerriers. Lors de la première offensive des Indiens ce fut Mme de Verchères, dont le mari était absent au moment de l'assaut, qui prit en main la défense du fort et força, à coups de fusil, les assaillants à se retirer. Deux ans plus tard, ce fut la fille du chef de poste, âgée de quatorze ans, qui, après avoir enfermé les femmes terrorisées, sous prétexte que leurs gémissements ôtaient le courage aux quelques hommes présents, se déguisa en soldat, courut d'un bastion à l'autre, le fusil à la main, pour stimuler les assiégés et finit par tirer, elle-même, le canon, ce qui mit en déroute les Sauvages ! Mais les vraies menaces pour la Louisiane ne venaient pas des Indiens. Elles résidaient plus clairement dans les convoitises des deux puissances coloniales déjà présentes en Amérique, la Grande-Bretagne et l'Espagne, avides l'une et l'autre d'agrandir leur domaine sur un continent qui n'avait pas encore révélé toutes ses richesses.
« Il y a deux choses principales qui, coutumièrement, excitent les rois à faire des conquêtes, le zèle de la gloire de Dieu et l'accroissement de leur propre. » Ce constat simple mais réaliste avait été fait, dès 1609, par Marc Lescarbot7.
Douze colonies anglaises
Celui qui a le goût des comparaisons et veut se donner la peine de considérer les apports européens à l'Amérique du XVIII e siècle est bien obligé de constater que les possessions anglaises, bénéficiant d'une antériorité de fondation, avaient, dans tous les domaines, une considérable avance sur la Louisiane. Grâce à l'octroi de chartes et à une relative autonomie de gestion, elles se peuplèrent très tôt de gens entreprenants, qui tenaient à se faire une place au soleil sans trop attendre d'une lointaine mère patrie.
Au printemps 1682, à l'époque où Cavelier de La Salle, conquistador attardé, dressait avec fierté une colonne fleurdelisée dans le delta du Mississippi, William Penn, le quaker, ayant reçu de Charles II concession d'un territoire situé au nord du Maryland, fondait la « ville de l'amour fraternel », Philadelphie, et jetait les fondements d'un premier frame of government qui servirait plus tard de modèle à la Constitution américaine. En 1690, alors que Jean Cavelier cherchait des commanditaires pour la Louisiane, la Pennsylvanie comptait déjà douze mille habitants.
Tout avait commencé deux siècles plus tôt par le voyage d'un Vénitien patronné par le roi d'Angleterre. En 1497, soit un an après le retour de Christophe Colomb de son deuxième voyage et avant qu'il ne reparte, Henri VII avait autorisé Jean Cabot « à chercher, conquérir et occuper, pour les soumettre à l'autorité royale, toutes les terres jusque-là inconnues des chrétiens ». Cabot atteignit le Labrador la même année, ce qui lui vaut d'être considéré aujourd'hui comme le premier Européen à avoir foulé le sol du Nouveau Monde.
Le pape Alexandre VI ayant, par une bulle du 3 mai 1493, accordé à l'Espagne, alors très puissante, une sorte d'exclusivité partagée avec le Portugal, pour l'évangélisation des terres inconnues, Henri VII ne voulut pas entrer en compétition et peut-être en conflit avec Sa Majesté Catholique. Le voyage de Jean Cabot, renouvelé l'année suivante par son fils Sébastien, n'eut donc pas de suite.
Les Espagnols, nantis de l'autorisation papale, occupèrent les Antilles en 1506 et, en 1519, Hernán Cortés prit pied au Mexique qui, avec les tueries que l'on sait, fut soumis à la loi espagnole en deux ans. Si Henri VII s'était montré respectueux des décisions du pape, François Ier en tint moins compte et envoya, en 1524, Verrazano dans le sillage du Vénitien Cabot. Le Florentin, après avoir longé les côtes des régions que les géographes nomment aujourd'hui Amérique du Nord, donna le nom de Nouvelle-France aux territoires reconnus. La guerre contre Charles Quint, le désastre de Pavie et, en 1525, la captivité de François Ier mirent fin, pour un temps, aux ambitions coloniales françaises. Il fallut attendre les expéditions de Jacques Cartier pour que la France prenne, en 1534, possession du Canada.
En 1524, les Espagnols avaient déjà fondé des établissements en Floride, terre visitée par Juan Ponce de León en 1513. En 1579 et 1580, les Anglais abordèrent à leur tour en Amérique du Nord, dans la région côtière aujourd'hui dévolue à l'État du Maine. Le 17 août 1585, les premiers colons britanniques s'installaient à Roanoke.
La colonisation de l'Amérique du Nord était lancée. Anglais, Espagnols et Français allaient, au cours des deux siècles à venir, se disputer ce continent neuf, peuplé – on a tendance à l'oublier un peu – de centaines de milliers d'Indiens groupés en nations et tribus. Bien que les recensements fassent défaut, les premières estimations chiffrées, fournies par des missionnaires à la fin du XVII e siècle, révèlent, dans le seul secteur des Grands Lacs, la présence de trente-cinq mille Huron et Iroquois et de quatre mille Algonkin. Les études les plus récentes des anthropologues américains permettent de supposer que trois millions d'Indiens vivaient en Amérique du Nord avant l'arrivée des Blancs.
Dès 1603, des Suédois, des Finlandais et des Hollandais avaient fondé des établissements dans la région que couvrent aujourd'hui les États de New York, du New Jersey et du Delaware, mais ces postes, destinés à servir de base aux traitants de fourrure, n'avaient pas connu de développement important.
La Virginie, la plus ancienne des colonies anglaises du Nouveau Monde, symboliquement fondée en 1584 par sir Walter Raleigh, avait reçu sa première charte en 1606 et, l'année suivante, cent quinze colons s'étaient installés en un lieu qu'ils avaient nommé Jamestown. En 1690, au moment où l'abbé Jean Cavelier s'agite à Versailles pour tenter de convaincre le ministre de la Marine de poursuivre l'exploration du territoire annexé par son frère, la Virginie compte déjà cinquante-trois mille habitants.
Avec les autres colonies fondées entre 1620 et 1680 – Massachusetts, Plymouth, Connecticut, New Hampshire, Rhode Island, Delaware, Caroline, Pennsylvanie, New York, New Jersey et Maryland – c'est plus de deux cent mille colons, pour un temps encore sujets du roi d'Angleterre, qui travaillaient à rendre prospères des territoires qu'ils géraient à leur façon, alors que l'on aurait eu du mal à trouver mille Français entre les Grands Lacs et le golfe du Mexique !
Cette étonnante disproportion dans le peuplement, l'organisation, l'exploitation et la rentabilité de colonies situées sur un même continent tient d'abord aux conceptions différentes que se faisaient Anglais et Français de la colonisation. Hors de toute considération politique, stratégique, économique ou humanitaire, ce sont des questions d'éthique et d'amour-propre qui font la distinction. La France affecte le comportement distant et paternaliste du civilisé au grand cœur arrivant chez les bons Sauvages. Il y a de la superbe, presque de la fatuité, dans l'attitude de nos colonisateurs, qui, lorsqu'ils ne sont pas issus de l'aristocratie, ne souhaitent que s'y introduire. On le voit bien quand M. de Rémonville réclame au roi, pour ceux qui se seront bien acquittés de leurs devoirs au sein de la compagnie coloniale qu'il projette de former, « des marques d'honneur qui passeront jusqu'à leur postérité ».
La colonie ne peut être qu'un lieu de passage, une villégiature temporaire, une possibilité de s'enrichir à moindre effort, en tout cas l'occasion de jouir d'une liberté de mœurs et de mouvements ou de voir du pays, parfois l'opportunité de faire oublier quelque frasque commise en métropole. Les militaires y viennent avec l'espoir d'accomplir sans grands risques une action d'éclat contre les Sauvages, ce qui leur vaudra un avancement rapide. Les gens bien en cour, qui bénéficient de concessions, ne songent qu'à faire exploiter celles-ci par des intendants sachant commander aux esclaves, Indiens d'abord, Noirs plus tard. Les armateurs et les négociants sont assurés de tirer profit des marchandises qu'ils fourniront aux colons et de la bimbeloterie qu'ils offriront aux Indiens en échange de fourrure. Si leurs bateaux reviennent chargés de fret exotique, l'affaire sera encore meilleure.
Dans son Histoire des États-Unis 8, Firmin Roz explique ce comportement colonial. « Les Français, installés là où leur gouvernement voulait qu'ils fussent, se contentaient de bâtir des postes frontières sur les lacs et les fleuves, mettaient la main sur les territoires que leur assignaient les ordres du roi, accomplissaient chaque jour, sans se préoccuper d'autre chose, le travail qu'on leur fixait. Ils n'avaient pas vraiment formé des groupements autonomes et bornaient leur ambition à tirer du sol de quoi subsister, ou à vivre de ce que leurs bateaux leur apportaient de France. »
Et cependant, malgré une absence de politique coloniale cohérente, pugnace et réaliste, la France suscitait crainte et respect chez les Anglais, rivaux directs et déjà bien établis dans le Nouveau Monde. Dans l'introduction à sa biographie de George Washington9, Woodrow Wilson, le futur président des États-Unis, alors professeur d'histoire, se livrait à une intéressante comparaison entre les comportements coloniaux des deux nations. « Les Français avaient consacré de longues années à leur tâche, accomplie pour le compte d'un monarque ambitieux. Ce qu'ils avaient créé l'avait été en vertu de principes établis et restés immuables, malgré la succession des ministres et même des dynasties. Les Anglais s'étaient portés en foule et au gré de leur fantaisie vers les côtes du continent. Ils étaient déjà plusieurs dizaines de milliers que les Français n'étaient encore que quelques centaines. Mais ces derniers avaient découvert le magnifique Saint-Laurent, réceptacle des eaux des Grands Lacs et de tout le centre du continent. Leurs postes avaient des garnisons. Les hommes dont ils disposaient, ils les installaient, à chaque étape de leur avance, sur quelque point stratégique d'un lac ou d'un fleuve d'où l'on ne pouvait les déloger sans peine. Leurs vaillants trappeurs, leurs missionnaires intrépides pénétraient partout au cœur des forêts, menant de front commerce et conquête. Si bien que, traversant le bassin de l'Illinois et dépassant le Michigan, ils atteignirent un beau jour les rivières qui coulaient vers l'ouest jusqu'au puissant Mississippi. On expédia des colons à l'estuaire du vaste fleuve, des postes jalonnèrent ses rives, des navires sillonnèrent son cours et les Anglais, ouvrant enfin les yeux, purent voir, à quelque temps de là, une série ininterrompue d'établissements français s'allonger derrière la Virginie et les Carolines, depuis les lacs jusqu'au golfe du Mexique. »
Ces lignes du futur président des États-Unis, qui devait engager son pays dans la guerre au côté de la France en 1917, prouvent avec le recul du temps que, si la France sut, avec intelligence et audace, conquérir des positions enviables dans l'Amérique du XVIII e siècle, elle ne parvint pas, en revanche, à faire du territoire de l'immense Louisiane une entité coloniale puissante, comparable aux colonies anglaises.
Les domaines espagnols
Les conquistadores du XVI e siècle avaient donné à l'Espagne un vaste royaume en Amérique du Sud, partie méridionale du continent américain comprenant les terres qui se développent de l'isthme de Panama jusqu'au détroit de Magellan et au cap Horn. En 1690 ils possédaient trois vice-royautés : Tierra Firme10, Pérou, Río de la Plata, et des capitaineries générales : Guatemala, Chili, Caracas, Porto Rico. À cela s'ajoutaient, en Amérique du Nord, la Nouvelle-Espagne, État actuel du Mexique, et La Havane. Ces territoires formaient un empire immense et peuplé. Buenos Aires, ville principale du Río de la Plata11, abritait six mille trois cent soixante habitants, plus deux mille cinq cents militaires dans quatre cent cinquante maisons et plusieurs casernes. Lima avait une population de quinze mille créoles ou Espagnols, auxquels il convenait d'ajouter quatre mille Noirs. Ces bases puissantes, La Havane notamment, permettaient aux Espagnols de se maintenir en Floride où ils étaient présents depuis 1513, malgré les convoitises de la France et de l'Angleterre.
En 1565, les Espagnols avaient massacré un grand nombre de colons français, en majorité luthériens, qui s'étaient exilés en Floride pour fuir les persécutions dont ils étaient l'objet et y créer un établissement à Matanzas. La France n'avait pas réagi à cette tuerie. Seul le capitaine Dominique de Gourgue avait décidé, en 1567, « de venger l'insulte faite au roi de France » par ses propres moyens. Il avait repris pied en Floride avec quatre-vingts arquebusiers, détruit deux forts espagnols avec l'aide des Indiens et « branché », c'est-à-dire pendu haut et court, aux mêmes arbres qui avaient servi au supplice des Français, les bourreaux espagnols. « Cette exécution ayant été faite, le capitaine, qui avait fait ce pour quoi il avait entrepris le voyage, délibéra de s'en retourner… »
Chassés un moment par les corsaires de sir Francis Drake qui brûlèrent leur établissement de San Agustín en 1586, les Espagnols se réinstallèrent dès le départ des assaillants. En 1690, ils occupaient encore plusieurs sites de la vaste péninsule qui couvre le territoire compris entre Savannah, sur l'océan Atlantique, aujourd'hui port de Georgie, la pointe de Key West et, sur le golfe du Mexique, la baie de la Mobile. La chaîne des Appalaches, qui s'étire sud-ouest - nord-est, constituait une frontière naturelle entre la possession espagnole et la Louisiane d'une part, la Floride et la Caroline, colonie anglaise, d'autre part.
Les Espagnols étaient aussi présents sur la côte du Pacifique où ils tenaient la longue et large bande de terre fertile qu'ils avaient appelée Californie, du nom d'une île imaginaire et paradisiaque inventée par l'écrivain espagnol Garcia Ordoñez de Montalvo en 1510. Les jésuites et les franciscains y maintenaient des missions qui avaient pour ambition de convertir les Indiens et d'organiser la colonisation de la région où se rendaient, à partir de la Nouvelle-Espagne, des familles de colons avec leurs troupeaux.
Les Espagnols comme les Anglais avaient donc une avance considérable sur les Français dans la colonisation de leur part d'Amérique. Sitôt la paix de Ryswick signée, Louis XIV allait enfin réagir à la menace britannique et même investir personnellement trois cent mille livres dans une redécouverte de la Louisiane. Deux événements allaient ranimer l'intérêt des Français pour cette colonie négligée pendant dix ans.
Le cas Hennepin
À la fin de l'année 1678, Cavelier de La Salle, qui savait utiliser les compétences, les enthousiasmes et les ambitions de ceux qui souhaitaient se mettre en valeur, avait envoyé le récollet Louis Hennepin, le capitaine La Motte-Lussières et quinze hommes au pays des Illinois. Ce groupe avait pour mission de préparer l'exploration qu'il projetait et surtout de repérer, sur la rive sud du lac Érié, un lieu propice à la construction d'un grand bateau, le Griffon. On sait quel fut le destin de ce navire et la déconvenue qu'éprouva La Salle du fait de sa perte. Celle-ci eut pour conséquence majeure de retarder de deux années le grand raid du Normand vers le delta du Mississippi.
Hennepin et La Motte s'étant bien acquittés de leur mission en 1678 et 1679, l'explorateur confia, en 1680, au récollet et à deux autres de ses hommes, Accault et Picard du Gay, une reconnaissance du haut Mississippi. Le père Hennepin s'engagea, semble-t-il, à contrecœur dans cette nouvelle randonnée, mais, le 20 février, le religieux et ses compagnons prirent le chemin du sud-ouest, atteignirent le fleuve Illinois et le descendirent malgré les avertissements des Indiens du même nom, qui redoutaient pour leurs amis blancs une rencontre avec des Sioux vindicatifs. Les voyageurs entrèrent cependant sans encombre dans le Mississippi, qu'ils remontèrent pour suivre les ordres de La Salle, alors que le récollet aurait préféré le descendre, comme autrefois Marquette et Joliet, et ajouter ainsi au palmarès de son ordre une découverte que Robert le Conquérant entendait bien se réserver. L'expédition avait déjà dépassé le confluent du Wisconsin quand, le 11 ou le 12 avril, deux cents Sioux, revenant de guerroyer contre les Miami, firent prisonniers les trois hommes avec l'intention de les conduire dans leur territoire à l'est du lac Supérieur. Les Sioux aimaient se faire servir par des esclaves blancs, ce qui n'était après tout qu'une compensation à la servilité parfois imposée à leurs frères par les Français et les Anglais. Dix-neuf jours après leur capture, les prisonniers, que les Indiens traitaient correctement, bien qu'ils les obligeassent à chanter pour distraire les guerriers, arrivèrent avec leurs geôliers devant des chutes qui interrompirent la navigation. Le père Hennepin, respecté plus que les autres parce qu'il possédait un ciboire pour potion magique et une boussole, donna le nom de saint Antoine à cette cascade. Il apprit aussi sans plaisir qu'il serait adopté, à deux cent cinquante kilomètres de là, par un vieux chef indien en manque de fils !
Le récollet passa ainsi plusieurs mois chez les Sioux. Accault et Gay avaient été emmenés dans d'autres villages où leur captivité ressemblait fort à une aimable liberté surveillée. Ce n'est qu'au commencement de l'été, au moment où la tribu reprit la route du sud et des prairies pour chasser le bison, que Louis Hennepin retrouva Accault et Gay, au bord du Mississippi, et obtint de son père adoptif l'autorisation de retourner avec eux chez les Français à la fin de la saison de chasse. Aussi, quand Hennepin et ses compagnons rencontrèrent un célèbre coureur de bois nommé Duluth, ou Du Luth, connu et estimé des Indiens, qui avec quatre Canadiens remontait le fleuve, il fut décidé que tous accompagneraient les Sioux jusqu'à Mille Lac, leur grand village, dont on sait aujourd'hui qu'il était situé à moins de cent cinquante kilomètres de la source du Mississippi, alors ignorée12.
Les Sioux offrirent un banquet aux Français qui, après un nouveau séjour chez les Indiens, allèrent hiverner à Michilimackinac, à la jonction des lacs Huron et Michigan. La petite troupe fit une halte à la mission Saint-François-Xavier tenue, au sud de la baie des Puants, aujourd'hui Green Bay, par le père Allouez.
Le 29 mars 1681, Louis Hennepin, Duluth et deux autres Français quittèrent la mission Saint-Ignace de Michilimackinac pour Montréal. Parvenu à destination, le récollet rendit visite au comte de Frontenac, à qui il se mit à débiter des fables que l'on devait retrouver dans un rapport de 1683 à la cour de France sous le titre : Description de la Louisiane Nouvellement découverte au sud-ouest de la Nouvelle-France, par ordre du Roy. Avec la carte du pays, les mœurs et la manière de vivre des Sauvages. Dédiée à Sa Majesté par le R. P. Louis Hennepin, Missionnaire Récollet et Notaire Apostolique.
Ce texte fut publié « à Paris, chez la veuve Sébastien Huré, rue Saint-Jacques, à l'image Saint-Jérôme, près Saint-Séverin ». L'ouvrage comptait deux cahiers de trois cent treize et cent sept pages et ouvrait sur une « Epystre au Roy », qui avait accordé privilège de publication.
Hennepin ne s'est pas attardé à Montréal. À la fin de l'année 1681, alors que Cavelier de La Salle en est aux derniers préparatifs de l'expédition qui va assurer sa gloire, le récollet s'est embarqué sur un bateau de pêche pour rentrer en France. On peut apprécier le sens inné et moderne que le prêtre semble avoir eu de la publicité et des relations publiques. À peine débarqué au Havre, il décide de rejoindre le couvent de son ordre, à Saint-Germain-en-Laye, en remontant la Seine à bord d'un canoë en écorce de bouleau rapporté de chez les Indiens ! Bateliers et riverains ne manquent pas de remarquer ce religieux qui pagaie sur un esquif de type inconnu en Normandie. Le fait que le canoë soit peint aux couleurs du roi de France force à la fois l'attention et le respect. Cette initiative ne fut cependant pas du goût de l'abbé Jean Dudouyt, représentant de l'évêque de Québec à Paris, qui le fit savoir.
En décembre 1681, le père Hennepin se trouve à Versailles où tout se passe, où tout s'obtient. Il se met à parler de ses explorations avec feu comme s'il en était le promoteur, dénigre les jésuites pour valoriser les récollets, dit qu'il faut prévoir des établissements tout au long du Mississippi. Grisé par l'accueil chaleureux de ceux à qui il raconte sans vergogne qu'il a descendu le grand fleuve jusqu'à la mer du Mexique, alors que La Salle n'a pas encore pris le départ pour le delta, il ne peut pas refuser longtemps d'écrire un rapport circonstancié destiné à la cour mais qu'il compte bien faire imprimer. C'est le bon moyen, pense-t-il, de s'assurer une priorité que l'Histoire enregistrera.
Or, dans le même temps, Robert Cavelier de La Salle adressait aussi régulièrement que le permettaient les communications maritimes de copieuses lettres à son ami l'abbé Claude Bernou, spécialiste de la rédaction de mémoires scientifiques ou d'exploration destinés à la cour. Ce « nègre » en soutane était un ami d'Eusèbe Renaudot, orientaliste, membre de l'Académie française et surtout fils de Théophraste Renaudot, fondateur, en 1631, de La Gazette. Avec son frère Isaac, Eusèbe Renaudot assurait la publication du journal paternel, dont l'abbé Bernou était l'un des collaborateurs. En adressant à Bernou ces lettres-rapports, Cavelier de La Salle préparait le récit de ses explorations afin que la cour fût informée au plus vite des résultats de ses recherches. Par chance, toutes les lettres de l'explorateur à son « nègre » ont été retrouvées et l'on sait comment, à partir de ces récits, l'abbé Bernou rédigea sa Relation des découvertes et des voyages du Sieur de La Salle. Ce document fut remis au ministre de la Marine, le marquis de Seignelay, avant que le fondateur de la Louisiane ne vienne en France, en décembre 1683, recueillir les lauriers du triomphe. Mais, au cours de l'été 1682, après que l'abbé Bernou eut été avisé de la réussite de l'expédition de Cavelier, l'explorateur, qui savait le père Hennepin présent à Paris, avait écrit à son scribe pour l'inviter à prendre contact avec le récollet. Ce dernier pourrait lui donner des détails sur son propre voyage dans le haut Mississippi, sa captivité chez les Sioux et compléterait les observations envoyées de Louisiane. En mettant ainsi Hennepin « dans le coup », La Salle entendait, non seulement utiliser les informations recueillies par le prêtre, mais aussi prévenir une critique que le récollet et ses compagnons d'expédition auraient été en droit de formuler à l'égard de leur chef.
Il avait en effet été prévu, en février 1680, que, si l'absence des trois hommes envoyés dans le haut Mississippi se prolongeait au-delà de la normale, Cavelier déléguerait des gens à leur recherche. Or Hennepin et ses compagnons avaient disparu pendant un an chez les Sioux sans que le seigneur des Sauvages se fût inquiété de leur sort ! La Salle, qui redoutait, semble-t-il, l'amertume et les bavardages de Louis Hennepin, mit l'abbé Bernou en garde dans une lettre datée du 22 août 1682 : « … il faut un peu le connaître, car il ne manquera pas d'exagérer toute chose : c'est dans son caractère ! […] et il parle plus conformément à ce qu'il veut qu'à ce qu'il sait. »
M. Armand Louant, archiviste honoraire de la ville de Mons, a tiré méticuleusement au clair l'attitude du récollet13. Il semble ne faire aucun doute que ce dernier collabora avec l'abbé Bernou pour la rédaction de sa Relation des découvertes et des voyages du Sieur de La Salle. Il ne subsiste aucun doute non plus sur l'étonnante duplicité de ce religieux menteur, hâbleur et vaniteux. Dans le même temps qu'il travaillait avec le collaborateur de La Gazette pour mettre en valeur l'aboutissement des explorations de Cavelier, le récollet rédigeait, d'autre part, le rapport que lui avait demandé la cour en « démarquant » outrageusement, non seulement les lettres de La Salle à Bernou, dont ce dernier avait dû lui donner connaissance, mais aussi certains articles parus autrefois dans la fameuse revue Relations de la Nouvelle-France, dont les jésuites avaient interrompu la publication en 1673 !
M. Armand Louant, qui a scrupuleusement comparé les textes de la Relation et de la Description, est formel : « Systématiquement, Hennepin usa de la Relation en la déformant. Il supprima dans sa Description tous les passages consacrés aux affaires personnelles de La Salle, mit Frontenac en évidence et se fit passer lui-même pour le chef de l'exploration du haut Mississippi. Il introduisit de nombreux éloges sur l'œuvre des récollets au Canada et sur leur rôle dans l'expédition, mais il passa sous silence l'existence des missions jésuites. Bref, il fit un plaidoyer pro domo : pour lui-même et pour son ordre. » La publication du texte ayant été autorisée, quel ne fut pas l'étonnement de l'abbé Bernou quand il découvrit que ce qu'il croyait être un rapport confidentiel et complémentaire de celui écrit pour La Salle était un livre vendu chez les libraires, dans lequel son auteur se donnait la vedette et laissait dans l'ombre le véritable fondateur de la Louisiane ! Et encore l'abbé ignorait-il, à ce moment-là, que le récollet avait rédigé un second cahier dans lequel il racontait sans vergogne sa descente imaginaire du Mississippi jusqu'à la basse Louisiane. Si le manuscrit du premier cahier qui reçut l'imprimatur est connu, celui du second n'a jamais été retrouvé.
Hennepin, qui ne pouvait contenir sa vanité, devait en dévoiler plus tard le contenu dans un autre ouvrage publié en 1697 où il écrivait : « … cependant je n'y donnay point la connoissance du grand fleuve dans toute son étendue. Je fus obligé d'en supprimer une partie parce que je crus que mon silence préviendroit certaines choses que je n'ay pourtant pu éviter… » En vérité, il semble bien que le ministre de la Marine eut quelque doute sur l'authenticité des révélations contenues dans le second cahier du père Hennepin et crut prudent de lui faire conseiller la discrétion dans le même temps qu'il autorisait la publication du premier cahier.
En arrivant en France le 23 décembre 1683, Cavelier de La Salle apprit certainement, peut-être du père Zénobe Membré qui l'avait précédé, la publication, le 5 janvier précédent, du rapport Hennepin et l'existence de son annexe non divulguée. L'explorateur remit aisément les choses au point. Quant au récollet qui avait tenté d'enlever à Cavelier de La Salle l'honneur et la gloire d'une grande première américaine, il s'était prudemment éclipsé.
Quand le père Hyacinthe Lefèvre, supérieur provincial des récollets, apprit la supercherie qu'un prêtre de son ordre avait montée à la cour de France pour se faire reconnaître des mérites auxquels il ne pouvait prétendre, il envisagea de réexpédier l'encombrant fabulateur au Canada. Faisant référence aux constitutions de son ordre, qui l'autorisaient à refuser une telle affectation, Louis Hennepin se récusa. Il accepta en revanche la direction du couvent de Renty, en Artois, où il serait resté trois ans avant que, les choses allant leur train ecclésiastique, il soit réellement sanctionné par ses supérieurs et se retrouve simple moine chez les récollets de Saint-Omer. D'après M. Armand Louant, le père Hyacinthe Lefèvre, qui tenait sans doute à protéger la réputation de son ordre, avait secrètement obtenu de Louvois un arrêté d'expulsion du père Hennepin qu'il garda un certain temps par-devers lui. Il ne produisit le document qu'au moment où il jugea indispensable d'éloigner le récollet de la cour de France, ce qui dut avoir lieu, suivant les informations de l'ancien archiviste de la ville de Mons, à la fin de l'année 1691.
Contraint à se rendre dans les Flandres, alors sous domination du roi Charles II d'Espagne, Louis Hennepin se découvrit espagnol, puisque né à Ath en 1626 ! À dater de cette constatation qui le libérait unilatéralement de ses obligations de prêtre français, le récollet décida de changer de camp. Il écrit dans la préface du Nouveau Voyage : « Je ne manquerais pas de donner la connaissance de nos grandes découvertes de l'Amérique à des gens qui auraient plus de charité pour moi qu'en ont eu [sic] le Père Hyacinthe et le sus-mentionné sieur de La Salle. » La personne dont le religieux attendait plus de considération n'était autre que Guillaume III, roi d'Angleterre et stathouder de Hollande ! Dès lors, celui qui n'était jusque-là qu'un hâbleur mythomane devint une sorte de traître, prêt à mettre son expérience et ses connaissances de l'Amérique au service des Anglais et des Hollandais, dont il n'ignorait pas les visées sur la vallée du Mississippi. La démarche était laide.
Le père Hennepin ayant mis sa conscience à l'aise en se disant sujet du roi d'Espagne, donc allié potentiel bien que provisoire du roi d'Angleterre, fit savoir à William Blathwayt, secrétaire à la Guerre et favori de Guillaume III, qu'il était disposé à servir de guide pour conduire une expédition en Louisiane par la mer. Les récollets avaient, d'après lui, une sorte de monopole pour l'évangélisation des Sauvages et, détenant personnellement une obédience de son ordre pour l'Amérique, il rendrait les plus grands services. Tandis que ces contacts étaient établis, et sans doute pour confirmer ses compétences en matière coloniale, le père Louis, comme on l'appelait alors, publia à Utrecht, en 1697, sous le titre alambiqué de Nouvelle Découverte d'un très grand pays situé dans l'Amérique, entre le Nouveau Mexique et la mer Glaciale. Avec les cartes et les figures nécessaires, et de l'Histoire morale et naturelle, et les avantages qu'on peut en tirer par l'établissement des colonies, un ouvrage où le récollet apparaît sous les traits d'un religieux coureur de bois intrépide, débrouillard, audacieux, sorte de trompe-la-mort au service de Dieu. « Je suis venu à bout d'une entreprise capable d'épouvanter tout autre que moi », écrivait-il modestement !
Cette chronique d'un voyage, que l'on sait aujourd'hui en grande partie imaginaire, fut accueillie comme un véritable roman d'aventures par les lecteurs de l'époque. Il y avait du Fenimore Cooper, du Walter Scott et un rien de Chateaubriand chez ce mystificateur au demeurant bon écrivain. Le livre connut un enviable succès14. L'édition originale en deux volumes ouvrait sur une dédicace dithyrambique « à Sa Majesté Guillaume III, par le R. P. Louis Hennepin, Missionnaire Récollet et Notaire Apostolique ».
L'ambassadeur de France à La Haye, M. de Bonrepos, au courant des agissements du père Hennepin, et sans doute l'un des premiers lecteurs du livre, avait aussitôt alerté le comte de Pontchartrain, secrétaire d'État à la Marine et à la Maison du roi. Il avait même reçu le récollet maintenant bien ennuyé car les Anglais, qui l'avaient pris au mot, formaient déjà sur les bords de la Tamise « une compagnie pour la rivière du Mississippi » et comptaient que le religieux leur servirait de guide comme il s'y était engagé ! Pris au piège de ses affabulations, de ses rancœurs et de sa vanité, changeant une nouvelle fois de camp, le religieux finit par dévoiler au représentant de la France les projets anglais, expliqua qu'il se souciait peu de servir ces derniers et demanda l'autorisation de retourner au Canada. Pontchartrain autorisa ce voyage mais envoya au gouverneur de Nouvelle-France l'ordre d'arrêter Louis Hennepin dès son arrivée à Québec. Flairant le piège, le récollet préféra se faire embaucher comme aumônier à bord d'un grand vaisseau génois qui devait appareiller d'Amsterdam pour l'Italie. Comme dans les meilleurs romans d'espionnage, le père Hennepin, recherché à la fois par les Anglais et les Français, en rupture de ban avec son ordre dont il ne pouvait plus rien attendre, craignait d'être attendu à Gênes par des agents de Louis XIV ou de Guillaume III ! Aussi débarqua-t-il à Cadix pour y séjourner plusieurs mois…
Le récollet, devenu discret, finit par arriver à Rome à la fin de l'année 1699 et, s'étant retiré dans un couvent des Frères mineurs, il tenta d'intéresser à son sort le cardinal Fabrizio Spada. Ses démarches furent sans doute vaines, car les chercheurs les plus pugnaces perdent définitivement la trace de ce missionnaire hors série à partir de 1701. Nous ignorons la date et le lieu de son décès. Il est probable qu'il dut mourir dans son couvent romain, caressant jusqu'aux derniers jours de sa vie l'ambition de se faire reconnaître pour le premier Européen ayant descendu le Mississippi, des Grands Lacs au golfe du Mexique.
On peut imaginer qu'au moment de quitter ce monde décevant il confessa ses vantardises et sa lubie. À moins qu'au fil des années ses mensonges ne se soient imposés à son esprit comme vérité d'Évangile et qu'il ait emporté dans l'au-delà l'amère déconvenue des incompris et des persécutés. Personnalité complexe, imposteur avide de gloire, enclin à dominer, vaniteux comme un paon, le père Hennepin fut en revanche un prêtre sans faiblesses coupables et un missionnaire courageux. Aumônier lors de la sanglante bataille de Maastricht en 1673, il secourut les blessés et administra les derniers sacrements à de nombreux mourants, parmi lesquels figurait peut-être d'Artagnan. Prisonnier des Sioux, il se comporta dignement et ne parut jamais intéressé, au contraire d'autres missionnaires, par les biens temporels.
Le portrait du père Hennepin, que possède la Minnesota Historical Society, révèle un homme au visage long et maigre, aux traits dissymétriques et sévères. La bouche étroite, aux lèvres minces, le menton en galoche, fendu d'une fossette, le nez puissant et le regard noir sous de gros sourcils bruns excluent cette douceur évangélique que les peintres donnent volontiers aux religieux. En détaillant ce physique, dont la reproduction, apparemment sans concession, est due à un artiste anonyme, on peut se demander si la véritable vocation de Louis Hennepin, fils d'un boulanger et petit-fils d'un boucher des Flandres, n'était pas celle, contrariée, d'un condottiere du Nouveau Monde.
L'étrange comportement de ce missionnaire, fabulateur conséquent dans ses mensonges et organisé dans leur exploitation, eut au moins le mérite, par les convoitises anglaises qu'il encouragea, de contraindre le gouvernement de Louis XIV à prendre conscience de l'importance stratégique de la Louisiane délaissée.
Le cas du docteur Coxe
La ligue d'Augsbourg, fondée en 1686 par l'empereur d'Autriche, le roi de Suède, le roi d'Espagne et les princes allemands, avait reçu, dès 1688, le renfort de l'Angleterre et de la Hollande. Les hostilités ouvertes en 1689 avaient rapidement été exportées d'Europe en Amérique, aussi bien par les Français que par les Anglais. Ainsi, tandis que les troupes de Louis XIV se battaient dans le Palatinat et que les navires ennemis bombardaient Le Havre, Dunkerque, Saint-Malo, Dieppe et Calais, une autre guerre faite de coups de main et d'embuscades se déroulait au long de la frontière méridionale de l'Acadie. Cette province orientale du Canada français, la première où des colons avaient tenté de se fixer dès 1604, jouxtait la Nouvelle-Angleterre, qui comptait déjà cinq colonies britanniques organisées, Massachusetts, Plymouth, Rhode Island, Connecticut et New Haven. La frontière entre les deux territoires était des plus floue. Les Anglais soutenaient qu'elle suivait le cours de la rivière Sainte-Croix, qui se jette dans la baie de Fundy et sépare aujourd'hui, dans la zone côtière, l'État du Nouveau-Brunswick de l'État du Maine, tandis que les Français la voyaient plus au sud, sur la rivière Pentagouët, aujourd'hui nommée Penobscot, sur les berges de laquelle le Béarnais Saint-Castin avait installé un poste militaire. Dans cette vaste pénéplaine, limitée, au nord, par le plateau de l'Aroostook, à l'ouest, par les White Mountains et le Saint-Laurent, à l'est, par la mer, on compte les lacs par milliers, les rivières par centaines, et d'immenses forêts recouvrent montagnes et vallées. À la fin du XVII e siècle et au commencement du XVIII e, les rares établissements français isolés n'étaient souvent séparés que de quelques dizaines de kilomètres des postes anglais. Les colons, quelle que fût leur nationalité, essayaient toujours de se concilier les Indiens, Abnaki ou Mic-Mac, qui peuplaient la région.
Les Acadiens et les Américains, comme on appelait déjà les colons d'origine britannique ou hollandaise, se livraient à des surenchères en cadeaux pour amadouer les chefs de tribu ou obtenir le concours des guerriers dans les échauffourées frontalières. Si les Iroquois se montraient sensibles aux largesses des Anglais, les Abnaki préféraient les Français. En 1689, c'est avec l'appui de ses guerriers, des Abnaki, que le baron de Saint-Castin prit aux Britanniques le fort de Pemaquid tandis que d'autres Indiens anéantissaient un village du New Hampshire. Ces massacres provoquèrent une réaction des colons du Massachusetts, qui réussirent à sauver leur établissement de Casco, assiégé par une horde d'Indiens. Ces derniers avaient la réputation de scalper les hommes, de violer les femmes, d'enlever les enfants, de piller les dépôts et d'incendier les maisons avant de se retirer en braillant.
On se battait aussi sur la mer et les corsaires français arraisonnaient les navires anglais qui entraient ou sortaient des ports de Nouvelle-Angleterre. En représailles, la marine anglaise avait attaqué Port-Royal, mais, dès que Louis XIV eut envoyé comme gouverneur du Canada le comte de Frontenac, qui, dans les mêmes fonctions, avait su rendre, de 1672 à 1682, la colonie relativement quiète et prospère, les Franco-Canadiens reprirent confiance en leur destin.
Bien qu'âgé de soixante-neuf ans, cet « homme de beaucoup d'esprit, fort du monde et parfaitement ruiné », d'après Saint-Simon, avait été l'ami et le supporter inconditionnel de La Salle. Il considérait que l'œuvre de l'explorateur défunt méritait d'être protégée et, poursuivie. Il stimula si bien ses capitaines que ces derniers, avec l'aide des Sauvages, anéantirent, en 1690, Shenectady (État de New York), Salmon Falls (Massachusetts) et Fort Loyal (Maine). Les Acadiens ne purent empêcher leurs alliés indiens de massacrer, à l'occasion de ces attaques, près de deux cents personnes ni d'emmener en captivité une trentaine de femmes. Ces procédés cruels exaspérèrent les colons britanniques, qui obtinrent que fût montée, à la fois par terre et par mer, une expédition contre Québec. Trente-quatre vaisseaux, transportant mille deux cents hommes, quittèrent Boston tandis qu'une troupe à laquelle devaient se joindre, au long du parcours, des centaines de guerriers Iroquois commença à remonter la vallée de l'Hudson. Les Français, peu nombreux mais bien préparés et bien armés, attendaient la marine de Sa Majesté. À peine débarqués, les mille deux cents soldats de sir Williams Phips furent mis en déroute par les canons de Frontenac et ne pensèrent qu'à rembarquer. Comme les boulets français s'en prenaient aussi aux vaisseaux britanniques, l'escadre penaude remit prestement le cap sur Boston. Comble de malchance pour ce corps expéditionnaire en retraite, une tempête survint, qui noya un millier d'hommes, puis une épidémie lui succéda, qui tua une bonne partie des survivants. Quant à la troupe envoyée par voie de terre, elle fit demi-tour en arrivant au lac Champlain, les Iroquois ayant refusé de s'engager dans une guerre contre les Français et les Abnaki.
C'est dans cette ambiance de guérilla permanente que Daniel Coke, un ancien médecin de Charles II d'Angleterre, devenu copropriétaire, avec un groupe de spéculateurs, de ce qu'on nommait alors West New Jersey, et d'un vaste domaine dans la Caroline, eut l'idée, après avoir lu les ouvrages du père Hennepin, de coloniser à son profit le bas Mississippi en y transportant des huguenots, français, hollandais et peut-être allemands. Il obtint, pour ce faire, l'autorisation de Guillaume d'Orange, devenu Guillaume III.
Le souverain devait l'éviction de Jacques II et son accession au trône à des troupes où figuraient bon nombre de protestants français et hollandais réfugiés. Or, depuis que le Parlement avait décidé que l'armée permanente ne pourrait compter que sept mille hommes, tous anglais, il lui fallait licencier les auxiliaires étrangers à qui le Parlement refusait la nationalité britannique. Guillaume III ne pensait donc qu'à se débarrasser de ces gens avant qu'ils ne lui reprochent son ingratitude et causent des troubles dans Londres. Les nouvelles colonies d'Amérique, le Massachusetts, la Pennsylvanie, la Virginie et surtout la Caroline, pouvaient en accueillir beaucoup et l'on tenta de convaincre les démobilisés d'aller chercher fortune de l'autre côté de l'Atlantique.
L'idée de Daniel Coxe ne pouvait donc que plaire à ce roi, à qui Hennepin avait dédié sa Nouvelle Découverte et fait des offres de service. Le docteur Coxe fut donc invité à prendre contact avec le missionnaire pour organiser l'émigration des huguenots français et hollandais en Louisiane. La chose était plus facile à suggérer qu'à faire, car le récollet imaginatif demeurait introuvable. Il se prélassait alors à Cadix, en attendant de se faire oublier par tous. Le propriétaire du West New Jersey décida, avec l'aide de lord Lonsdale, chancelier de l'Échiquier, de passer sans le concours du prêtre à la réalisation de son projet. Il vendit ses terres à une société composée de quarante-huit spéculateurs de son acabit et commença à organiser sa compagnie d'immigration. Dès le 2 mai 1698, Coxe lança le projet en publiant des prospectus vantant les charmes d'une contrée qu'il ne connaissait que par les récits des voyageurs. En dépit de l'appui du roi d'Angleterre, qui s'était engagé à envoyer à ses frais six cents ou huit cents réfugiés français, principalement des vaudois, dès que les premiers Anglais auraient pris pied en Louisiane, la tentative échoua.
Les agents de Pontchartrain en Angleterre avaient signalé, dès le 18 juin 1698, au ministre de la Marine que Guillaume III venait d'accorder des lettres patentes « à deux seigneurs et trois capitaines de navires pour aller au Mississippi avec quatre compagnies de protestants français accompagnés de leurs ministres ». Quand, près d'un an plus tard, les trois vaisseaux de l'expédition Coxe se présentèrent dans les bouches du Mississippi, ils y trouvèrent les Français commandés par Iberville qui, à la tête d'une troupe déterminée, portée par trois frégates et un traversier15, venait de confirmer la prise de possession, au nom du roi de France, du territoire nommé Louisiane, que Cavelier de La Salle avait annexé à la Couronne seize ans plus tôt.
Louis XIV, Pontchartrain, les ministres, la cour et les Français informés avaient enfin réagi. Ce retour à la Louisiane, que ni Tonty ni l'abbé Jean Cavelier ni les jésuites n'avaient pu obtenir, Hennepin et Coxe venaient de le provoquer. Les traîtres et les ennemis sont parfois gens utiles !
1 Mgr Olivier Maurault, recteur de l'université de Montréal, a révélé en 1938, dans un article intitulé « Les compagnons de Cavelier de La Salle : les sulpiciens » la fin de vie de l'abbé Cavelier : « Il mourut après 1720 – il avait donc quatre-vingt-quatre ans – chez une de ses nièces, peut-être chez cette dame Leforestier, née Madeleine Cavelier, qui possédait encore, en 1756, les papiers de La Salle. » Louisiane et Texas, ouvrage collectif, publié conjointement par l'Institut des études américaines et Paul Hartmann, éditeur, Paris, 1938.
2 Mémoires du curé de Versailles François Hébert (1686-1704), Éditions de France, Paris, 1927.
3 Louis XIV avait cédé à la pression des missionnaires et des fermiers qui ne parvenaient pas à écouler les peaux de castor rassemblées dans leurs magasins. Les permis de traite étaient accordés aux familles nobles dans le besoin. Les bénéficiaires de ces licences les exploitaient eux-mêmes, en allant traiter les peaux chez les Sauvages, ou vendaient leur permis à des traitants professionnels.
4 Pistes.
5 Mœurs et histoire des Peaux-Rouges, René Thévenin et Paul Coze, Payot, Paris, 1928.
6 Voyage en Nouvelle-France, Paris, 1744.
7 Dans la dédicace au roi qui ouvre son Histoire de la Nouvelle-France.
8 Librairie Arthème Fayard, Paris, 1930.
9 Rédigée en 1893-1894 et publiée en 1896 par Harper and Brothers, New York. Édition française, Payot, Paris, 1927.
10 Ou Costa Firme : aujourd'hui, le Venezuela et la Colombie.
11 Aujourd'hui l'Argentine.
12 Le Mississippi prend sa source au lac Itasca, dans l'État du Minnesota. Celle-ci fut découverte, le 13 juillet 1832, par l'explorateur Henry Rowe Schollcraft. Neuf ans plus tôt, le 31 août 1823, l'Italien Giacomo Costantino Beltrami, un des premiers voyageurs à parvenir dans la région, avait situé la source du fleuve à soixante kilomètres de-là, dans un autre lac de ce secteur qui en compte quinze mille ! Beltrami, croyant de bonne foi avoir découvert la source du Mississippi, avait donné à ce lac le prénom de celle qu'il aimait et que la mort venait de lui enlever, la comtesse Giulia Spada de Medici. On consultera avec profit l'excellente biographie que M. Augusto P. Micelli, juriste éminent de La Nouvelle-Orléans, a consacrée à Beltrami sous le titre The Man with the Red Umbrella, Claitor's Publishing Division, Baton Rouge, Louisiana, 1974.
13 Le Cas du père Louis Hennepin, récollet, missionnaire de la Louisiane, 1626-170? ou Histoire d'une vengeance, Annales du Cercle royal d'histoire et d'archéologie d'Ath et de la région et musées athois, tome XLVII, 1978-1979.
14 La Nouvelle Découverte fut l'ouvrage de Louis Hennepin qui connut le plus d'éditions. M. Armand Louant en signale vingt-quatre, onze françaises, six néerlandaises, quatre allemandes, deux anglaises et une espagnole. La dernière édition date de 1938.
15 Chasse-marée à trois mâts. Petit bâtiment en usage au XVII e siècle, servant pour les courtes traversées, le cabotage et la pêche.