2.
La Louisiane revisitée²
Les effets de la conjoncture
Louis XIV, seul souverain d'Europe à avoir refusé jusque-là de reconnaître le prince d'Orange comme roi d'Angleterre, fut contraint en 1697, par l'évolution hasardeuse d'une guerre qui durait depuis sept ans, d'envisager des pourparlers de paix avec ses ennemis coalisés et d'admettre Guillaume III comme successeur de son beau-père Jacques II. Accueilli à Saint-Germain avec sa seconde épouse, née Marie-Béatrice d'Este, et leurs enfants, le descendant des Stuart, devenu catholique et chassé du trône, paraissait résigné à l'exil. L'épuisement de la France dictait au Roi-Soleil cette attitude et ses adversaires y souscrivirent d'autant plus aisément que leur situation n'était guère meilleure que la sienne. La médiation de la Suède fut acceptée et c'est au château du Nieuwburg, propriété de Guillaume de Nassau, situé à Ryswick, village des environs de La Haye, que la paix fut signée le 20 septembre 1697. Par ce traité, la France reconnaissait sans réserve la souveraineté de Guillaume III sur l'Angleterre, que lui apportait sa femme Marie II, admettait le rétablissement de la liberté de commerce entre les deux pays et acceptait de discuter, à Londres, les prétentions des deux Couronnes sur certains territoires situés en Amérique. La France restituait à la Hollande toutes les conquêtes opérées depuis la paix de Nimègue ; à l'Espagne elle rendait la Catalogne, le Luxembourg et les places annexées dans les Flandres ; quant à l'empereur Léopold, qui ne signa la paix que le 30 octobre, il récupérait tous les territoires conquis par les Français sauf Strasbourg, Sarrelouis et Longwy, échangés contre la Lorraine occupée depuis 1670.
Dès qu'il fut débarrassé du souci de la guerre, le roi tendit une oreille plus attentive à tous ceux, marins, militaires, négociants, religieux et savants, qui l'encourageaient à entreprendre enfin la colonisation de la Louisiane. Un avocat au Parlement, Gabriel Argou ou Argoux, avait déjà envisagé, avec l'armateur Rémonville et un négociant fortuné qui possédait des intérêts en Angleterre et dont un frère vivait en Floride, la création d'une société pour exploiter le bassin du Mississippi. Ces gens entreprenants firent tenir un mémoire à la cour.
Cette fois-ci, soit à cause des appuis dont jouissaient ces hommes, soit parce que les menaces anglaises et espagnoles se faisaient plus pressantes, l'idée de l'envoi d'un contingent de marins et de militaires qui exploreraient méthodiquement le delta du Mississippi et de colons capables d'y fonder un ou plusieurs établissements fut retenue par le souverain.
Les Pontchartrain – Louis, secrétaire d'État à la Marine et à la Maison du roi, et son fils Jérôme, qui allait lui succéder officiellement dans ces fonctions en 1699, quand le premier serait nommé chancelier de France – considéraient qu'il était indispensable pour la sécurité de nos possessions américaines de s'assurer, par le contrôle de la vallée du Mississippi, une voie de communication directe entre la Nouvelle-France et les rivages du golfe du Mexique.
Dans le même temps, par une heureuse conjoncture, des savants, comme les géographes Claude Delisle et ses fils Guillaume et Nicolas, ou Alexis Hubert Jaillot, auteur d'un nouvel atlas, qui ne manquaient jamais d'interroger les navigateurs au retour de leurs voyages et de lire tous les mémoires et récits d'exploration qui leur tombaient sous les yeux afin de fignoler les cartes, s'intéressent au Mississippi dont ils ne peuvent, par manque d'informations et de relevés précis, situer exactement l'embouchure. Des religieux érudits, comme l'abbé Claude Bernou, ami et scribe de La Salle, l'abbé Jean-Baptiste Dubos, qui, à vingt-huit ans, affiche une vraie passion pour l'histoire, la géographie, les langues, et passe son temps à courir l'Europe afin de réunir des documents, et toute l'équipe de La Gazette entraînée par l'abbé Eusèbe Renaudot, soutiennent le projet.
Autre élément favorable à ceux qui demandent l'achèvement de l'œuvre de La Salle : on a présentement sous la main, à Versailles, l'homme capable de mener à bien l'expédition. Il se nomme Pierre Le Moyne d'Iberville et c'est un héros de la mer. La ville de Rochefort l'a accueilli frénétiquement en novembre 1697, au retour de la baie d'Hudson où il avait donné aux Anglais, au cours d'une bataille navale spectaculaire, une prodigieuse leçon de tactique, de manœuvre et d'audace.
Entre 1688 et 1694, Iberville avait déjà détruit, sur la côte atlantique, de nombreux postes britanniques et saisi plusieurs vaisseaux de Sa Majesté. Quand les Anglais reprirent le fort Bourbon, il fut dépêché de Terre-Neuve avec trois vaisseaux et un brigantin pour tenter de reconquérir la position perdue. Parti le 8 juillet 1697, il s'était présenté le 3 août à l'entrée du détroit d'Hudson donnant accès à la baie. Bloqués par les glaces « qui écrasèrent le brigantin sans qu'on pût rien sauver de l'équipage », confessa-t-il lui-même, la flottille française ne put intervenir, après avoir réparé ses avaries, que le 28 août. Monté sur le Pélican, une frégate de quarante-six canons, Iberville avait mis aussitôt le cap sur le fort Nelson qui défendait la rive ouest de la baie. Comme il arrivait en vue de l'établissement, trois navires anglais s'étaient portés à sa rencontre, un de cinquante-deux canons et deux cent cinquante hommes d'équipage, et deux de trente canons. Bien qu'il fût seul, les deux autres bateaux français étant hors de vue, Iberville décida d'attaquer l'ennemi. Les Anglais, le trouvant fort présomptueux, lui proposèrent de se rendre, ce qu'il prit fort mal. « Le chevalier commença le feu à neuf heures du matin ; à midi, voyant que la partie était décidément inégale, il résolut d'en finir ; fit pointer tous ses canons à couler bas, aborda vergue à vergue le gros vaisseau anglais, et lui envoya sa bordée, qui le fit sombrer sur-le-champ. Puis il se jeta sur le second vaisseau pour l'enlever à l'abordage ; celui-ci aussitôt amena son pavillon. Iberville poursuivit le troisième vaisseau qui avait pris le large et fuyait toutes voiles dehors. Le Pélican, “crevé de sept coups de canon” et ayant eu deux de ses pompes brisées pendant le combat, ne pouvait épuiser l'eau ; aussi laissa-t-il échapper le troisième vaisseau anglais1. »
C'était là un de ces exploits qui réjouissaient la marine et assuraient la réputation d'un capitaine. Dans les tavernes des ports, dans les arsenaux, sur les môles, les gens de mer acclamaient ceux qui, ayant été de la fête, revenaient au pays. Entre deux chopes, devant les terriens éberlués, les matelots commentaient les manœuvres, tenaient comptabilité des coups donnés et reçus, évaluaient les prises. Toute bataille navale opposant nos vaisseaux à ceux des Anglais s'inscrivait comme épisode viril et signifiant d'un jeu de haut goût entre marines rivales. Risquer sa tête au vent des boulets, le bras ou l'œil à la pointe d'un sabre d'abordage, envoyer un grappin sur le passavant d'un navire ennemi, lancer des hérissons dans son gréement, se partager butin et rhum du vaincu passaient, suivant qu'on gagnait ou perdait, pour distraction plaisante ou fortune de mer. On embarquait certes pour naviguer et voir du pays, mais aussi et surtout pour se colleter avec les hasards océaniques, pour se battre, pour acquérir de la gloire, pour se faire un nom et pour se divertir ! « Car, manquer la joie, c'est tout manquer. Dans la joie des acteurs réside le sens de toute action2. »
Il ne s'agissait en effet ni de philosophie, ni d'éthique, ni même, au sens moderne, de patriotisme. La manie de justifier sa conduite aux yeux des autres, même quand ils ne vous demandent rien, est un complexe moderne, une forme de vanité niaise, un tic médiatique. Nés dans un camp, les amateurs de bagarre y restaient parce qu'il fallait bien, pour combattre, suivre un panache et disposer d'un répondant honorable. Cela distinguait ceux qui faisaient la guerre pour se distraire des mercenaires payés au ramponneau et au cadavre, qui changeaient parfois d'employeur en pleine action pour vingt sols de mieux !
Les baroudeurs de ce temps-là ne se posaient pas de questions métaphysiques ou politiques. Ils laissaient cela aux chefs qui avaient leurs raisons, toutes personnelles, d'organiser les rencontres. Ils ne demandaient à leurs capitaines que de les mettre en situation de jouir d'une belle bataille et, éventuellement, ce qui faisait partie du jeu, de trouver l'occasion de mourir galamment. Car ces gaillards, qui en prenaient à leur aise avec les dix commandements, restaient persuadés que Dieu remettait les péchés des braves et tenait paradis ouvert aux guerriers loyalement étripés.
Les gens comme Iberville étaient donc des vedettes que l'on accueillait à la cour comme nos ministres reçoivent aujourd'hui un champion olympique ou un chanteur de rock ! Aussi, quand il fallut désigner un chef capable de conduire une expédition par mer à l'embouchure du Mississippi que La Salle n'avait pas su retrouver, les Pontchartrain, père et fils, qui avaient l'un et l'autre la fibre coloniale, pensèrent tout naturellement à l'homme que tout Paris, après Montréal, nommait le Cid canadien.
Une famille franco-canadienne
Les Le Moyne ou Lemoine étaient d'origine modeste. Le grand-père du sieur d'Iberville tenait, vers 1640, une taverne dans le quartier du port à Dieppe. Tous les bourlingueurs de passage s'y donnaient rendez-vous et il est probable que Charles, né en 1625, un des neuf enfants du tenancier, écoutait les récits des marins. On devait encore parler en ville, à cette époque, des exploits d'un certain David Kirke, né à Dieppe d'une mère française et d'un père écossais. Ayant opté, comme ses deux frères, pour la nationalité paternelle, David Kirke avait obtenu des lettres de marque du roi Charles Ier d'Angleterre et s'était offert le rare plaisir, en 1629, de s'emparer des établissements français du Saint-Laurent, d'affamer Québec par un blocus strict, de faire capituler la ville le 20 juillet, de capturer et d'expédier Champlain en Angleterre et, surtout, de saisir dix-huit vaisseaux de la Compagnie des Cent-Associés, créée par Richelieu, ce qui avait mis le cardinal d'humeur fort peu chrétienne. Depuis cette éprouvante agression, les choses s'étaient arrangées. Après les victoires de Louis XIII sur les impériaux et la signature du traité de Suse, l'Angleterre avait restitué le Canada à la France. En 1633, Samuel de Champlain avait repris son poste de gouverneur de Nouvelle-France où il était mort, à l'âge de soixante-huit ans, trois années plus tard. Ces péripéties coloniales, comme les anecdotes que les matelots colportaient sur les Indiens, les missionnaires, les coureurs de bois et les traitants de fourrure censés faire fortune en un rien de temps, avaient mis le Canada à la mode. Le jeune Charles Le Moyne, percevant l'appel de l'aventure, décida, en 1641, de passer l'océan et d'aller tenter sa chance outre-Atlantique. Il ne semble pas que sa famille ait tenté de faire obstacle à ce dessein et, dès son arrivée en Nouvelle-France, le jeune homme « se donna » aux jésuites. Le terme était aussi courant que la chose, car il fallait bien qu'un garçon de seize ans, sans expérience, qui débarquait dans un pays inconnu et parfois inhospitalier, eût des protecteurs.
Charles Le Moyne passa quatre années au service des missionnaires de la Compagnie de Jésus, au cours desquelles il apprit beaucoup de choses, notamment l'algonkin et peut-être d'autres dialectes parlés par les Sauvages entre le Saint-Laurent et les Grands Lacs. Devenu interprète patenté, il fut pris en flagrant délit de traduction édulcorée par Robert Cavelier, qui comprenait les langues indiennes. Les propos des Huron n'étant pas, ce jour-là, favorables aux robes noires, ses maîtres, Le Moyne avait pratiqué cette commode restriction mentale, souvent admise par les jésuites ! Quand Charles décida, à vingt ans révolus, de se faire greffier à Montréal, les bons pères le vêtirent de pied en cap et lui donnèrent vingt écus pour démarrer dans la vie.
En épousant, en 1654, Catherine Primot, parente d'un riche négociant nommé Le Bert – ce créancier de La Salle qui devait, en 1683, faire saisir les biens de l'explorateur –, Charles Le Moyne se procurait une position dans le négoce canadien. Il s'assurait aussi une belle et glorieuse descendance, puisque de cette union devaient naître quatorze enfants. Deux premiers fils lui furent donnés, Charles, futur baron de Longueuil, en 1656, et Jacques, qui prendrait le nom de Sainte-Hélène, en 1659, avant que naisse le plus fameux de la lignée.
Montréal conserve l'acte de baptême de ce troisième petit-fils du cabaretier de Dieppe, Pierre, qui allait, sous le nom d'Iberville, assurer le renouveau de la présence française en Louisiane. Le futur capitaine fut tenu sur les fonts baptismaux, le 20 juillet 1661, par Jean Grenier, représentant le « noble homme Pierre Boucher demeurant au cap proche Trois-Rivières ». La marraine était Jeanne Le Moyne, femme de Jacques Le Bert, marchand, peut-être une tante du nouveau-né.
Recommandé par les jésuites et son beau-père à l'intendant Talon, Charles Le Moyne avait obtenu une première concession à Longueuil « vis-à-vis de Montréal », sur la rive droite du Saint-Laurent, puis bientôt deux autres, sur les îles Ronde et Sainte-Hélène. Il avait aussi acheté, le 9 janvier 1669, pour trois mille huit cents livres, à Robert Cavelier, qui n'était pas encore « de La Salle » mais cherchait à faire de l'argent pour financer une expédition, le domaine de Saint-Sulpice qu'on appelait La Chine.
Charles Le Moyne savait conduire ses affaires et se pousser dans le monde colonial. Tandis que sa femme mettait des enfants au monde avec une régularité édifiante, il obtint, une fois devenu propriétaire et négociant patenté, que ses terres fussent érigées en seigneuries. Ces lettres de noblesse, enregistrées en la Chambre des comptes en 1663, ne seront cependant confirmées « en la Cour de Parlement de Paris et la Cour des Aides » qu'en 1717, après la mort de son fils aîné, Charles, baron de Longueuil. Les premières, bien que provisoires, lui permirent de donner à ses descendants des noms que l'histoire a retenus.
Pierre Le Moyne devint ainsi seigneur d'Iberville et d'Ardillières ; le plus connu de ses frères, Jean-Baptiste, né en 1680, futur gouverneur de la Ville-Marie puis, plus tard, trois fois gouverneur de Louisiane, fut nommé seigneur de Bienville, titre qu'avait porté un de ses aînés, François, né en 1666 et mort jeune ; Louis, né en 1676, reçut la terre et le nom de Châteauguay puis succomba, sous la mitraille anglaise, lors de l'attaque du fort Bourbon en 1694 ; Antoine, le benjamin, né en 1683, à qui l'on donna le titre de ce défunt, devint gouverneur de la Guyane ; Joseph, né en 1668, fait seigneur de Sérigny, accompagna Iberville en Louisiane et mourut gouverneur de Rochefort ; Paul, seigneur de Maricourt, né en 1663, périt de maladie et de fatigue au cours d'une opération contre les Iroquois ; François-Marie, né en 1670, fut emporté en bas âge. On semble ignorer le destin d'un autre garçon, né en 1681 et qui fut appelé Gabriel d'Assigny. Peut-être fut-il plus terne que celui de ses frères. Le quatorzième enfant, dont nous ignorons le sexe et le prénom, dut mourir quelques jours après sa naissance, car il ne figure pas dans la généalogie des Le Moyne dressée par Fred Swayze3.
Quant aux filles, Catherine-Jeanne, née en 1673, et Marie-Anne, née en 1678, elles firent de beaux mariages. La première épousa Pierre Payen de Noyan, dont elle eut deux fils, Gilles-Augustin et Pierre-Benoît, chevalier de Chavoy, qui servirent tous deux en Louisiane. Le premier devait, en 1706, commander l'Apollon, une frégate de seize canons appartenant à l'escadre que son oncle Iberville conduisit dans les Antilles contre l'île de Névis. Cet exploit fut le dernier, car Iberville devait mourir dans l'année, mais peut-être le plus spectaculaire du fondateur de la Louisiane. Avec ses marins et l'aide, par voie de terre, de mille aventuriers antillais, il rafla ce jour-là aux Anglais trente navires chargés de richesses ! La seconde demoiselle Le Moyne se maria avec le sieur de Chassagne, major de marine.
Ainsi, en une génération, Charles Le Moyne, qui mourut en 1685 en laissant une belle fortune et de grands domaines à ses descendants, avait non seulement fondé une des plus prestigieuses familles franco-canadiennes mais réussi la gageure de passer du cabaret dieppois au château colonial ! Parmi les parents ou alliés de cette lignée de soldats explorateurs figureront encore des hommes que nous retrouverons étroitement associés à la colonisation et à l'histoire louisianaise, comme les Juchereau de Saint-Denys, les Charleville, les Sauvolle, les Le Sueur, les Boisbriant et d'autres.
Le ministre et le centurion
En novembre 1696, Pierre Le Moyne d'Iberville, qui, après sa victoire sur les Anglais dans la baie d'Hudson, était rentré en France avec trois cents hommes malades du scorbut à bord de ses bateaux, avait choisi de s'installer à Belle-Île pour rédiger le rapport qu'il devait remettre au ministre de la Marine, M. de Pontchartrain. Quand ce travail fut terminé, il se rendit à Versailles, reçut les éloges que méritait sa conduite et se mit aux ordres du roi. Saint-Simon nous apprend dans ses Mémoires qu'Iberville se vit alors confier, à l'occasion de ce que nous appellerions aujourd'hui « un mouvement diplomatique », une ambassade à Mayence. Il s'agissait sans doute de conduire des négociations préliminaires au traité de paix que l'on se préparait à signer, l'année suivante, à Ryswick. « Iberville avait été dans les bureaux de M. de Croissy, d'où on le prit pour Mayence. C'était encore un Normand et fort délié, et très capable d'affaire », écrit le chroniqueur qui semble ignorer que ce Normand était né à Montréal. Par ce que l'on connaît de la personnalité du lieutenant de vaisseau baroudeur – quand il pose pour un peintre, il quitte son habit de cour et se glisse dans sa cuirasse – on peut imaginer que le Canadien devait être plus à l'aise sur la dunette d'une frégate que devant une table de conférence diplomatique. À la guerre, les coups sont francs et chacun subit dans l'heure les conséquences, bonnes ou désastreuses, de ses décisions. En diplomatie, les coups sont fourrés, montés, tordus, de théâtre ou de Jarnac, et ceux qui les donnent n'en souffrent que rarement les retombées. Aussi, dès que sa mission fut accomplie, Iberville revint à Paris pour s'entendre signifier par Pontchartrain fils qu'on envisageait, en haut lieu, une expédition du côté du golfe du Mexique et qu'il fallait, sans éventer le projet ni donner d'explication aux intéressés, retenir les rudes et vaillants Canadiens qui avaient participé aux combats de la baie d'Hudson. Le 23 juillet 1698, le ministre de la Marine adressait à l'officier pressenti une longue lettre contenant les instructions du roi « pour aller reconnaître l'embouchure du fleuve de Mississippi, dont la découverte a été tentée jusqu'à présent avec si peu de succès ». Le ministre annonçait que Sa Majesté avait fait armer, à La Rochelle, deux de ses frégates, la Badine et le Cheval-Marin, qu'on appelait plus communément le Marin, et que Michel Bégon, intendant de l'arsenal de Rochefort, avait reçu l'ordre de mettre à la disposition d'Iberville « un traversier, deux biscayens4 et trois canots d'écorce avec les vivres et les munitions qu'il [Iberville] a estimé lui-même nécessaires pour le succès de cette entreprise ». Louis XIV, soudain pressé, souhaitaitqu'Iberville appareillât au plus vite et ne fît à Saint-Domingue « que le séjour indispensable pour rafraîchir ses équipages et y prendre les choses qui lui seront nécessaires ». Dans le même temps, le marquis de Châteaumorand, capitaine de vaisseau, commandant du François, une frégate de vingt-huit canons envoyée à Saint-Domingue pour assurer la sécurité des huit mille Français habitant cette île, recevait de Pontchartrain l'ordre de se rendre dans le golfe du Mexique et d'y rejoindre Iberville. Un mémoire et une carte, joints aux instructions, permettraient à Châteaumorand de se familiariser avec « les signaux de reconnaissance du sieur d'Iberville et la copie du chiffre qui lui a été donné ». Pour prévenir toute réaction de susceptibilité du marquis, officier d'un grade supérieur à celui d'Iberville, le ministre ajoutait à l'intention de Châteaumorand qu'il aurait « […] à suivre ce que ledit sieur d'Iberville jugera plus convenable, sans prétendre y commander, ce que Sa Majesté lui prescrit, non pour rien ôter au caractère supérieur qu'il a, mais parce que le sieur d'Iberville, connaissant les moyens qu'il est nécessaire d'employer pour la découverte du pays ou pour l'établissement, il jugera mieux de ce qui pourra y contribuer que le sieur de Châteaumorand, qui n'est envoyé que pour l'aider et le secourir ». Les choses étaient claires, les responsabilités définies, les préséances établies. On devait encore se souvenir, dans les bureaux de la marine, du conflit d'autorité qui avait autrefois opposé La Salle à Beaujeu et provoqué, pour une bonne part, l'échec de l'expédition de 1685. Ce luxe de précautions s'expliquait aussi par la nécessité de tenir secrète la destination de la Badine et du Marin dont on donnait à entendre qu'ils se rendaient à la rivière des Amazones ou en Acadie. Inutile de dire que les agents anglais savaient à quoi s'en tenir et que l'on accélérait à Londres l'organisation de la compagnie de Daniel Coxe, pour laquelle les investisseurs ne marquaient pas grand enthousiasme et qui n'attirait guère de candidats à l'exil colonial.
Le 24 octobre 1698, la Badine, trente-deux canons, commandée par Pierre Le Moyne d'Iberville, et le Marin, trente-huit canons, commandé par le capitaine de frégate François de La Rochefoucauld, chevalier Grange de Surgères, quittaient La Rochelle. Iberville emmenait avec lui son frère, Le Moyne de Bienville, son cousin, l'enseigne de vaisseau Antoine de Sauvolle, le père Anastase Douay, qui avait accompagné La Salle dans sa fatale expédition et recueilli le dernier soupir de l'explorateur assassiné, et un dessinateur nommé Rémy Reno qui devrait « dessiner les plans et cartes des pays que visiterait le sieur d'Iberville ». La troupe était formée d'une soixantaine de Canadiens placés sous l'autorité de Le Vasseur de Ruessaval, dit Bagaret, un rude gaillard qui avait autrefois voyagé avec La Salle, et de deux cent cinquante marins et soldats.
Ainsi était relancée l'aventure américaine avec, cette fois, quelque chance de succès, car Jérôme de Pontchartrain, le ministre bailleur de fonds et de fournitures, et Iberville, centurion discipliné, étaient en parfait accord pour faire de ce territoire, négligé pendant plus de dix ans, une colonie puissante et productive. En effet, les rapports spontanément établis entre les deux hommes, si différents de caractères et de physiques si dissemblables, étaient prometteurs.
Iberville passait pour bel homme. Grand, solidement charpenté, résistant à la fatigue, sachant commander, il possédait à la fois l'assurance du militaire et l'aisance du courtisan. Le meilleur portrait de cet officier le montre dans sa cuirasse d'acier bleui, portant perruque Louis XIV. Un minuscule jabot de dentelle émerge comme une coquetterie civile du gorget et la croix de Saint-Louis, suspendue à l'épaulière, atteste ses mérites. Le visage aux traits puissants révèle un tempérament équilibré, le regard net distille un chatoiement malicieux5.
Un mâle aussi glorieux plut tout de suite à Pontchartrain, alors qu'il aurait dû lui déplaire. Le fils du chancelier, au contraire d'Iberville, avait été, en effet, plutôt maltraité par la nature. Saint-Simon, qui ne pouvait le souffrir, bien que la femme de Jérôme fût une amie de la duchesse, fait du ministre de la Marine un méchant portrait. « Sa taille était ordinaire, son visage long, mafflu, fort lippu, dégoûtant, gâté de petite vérole qui lui avait crevé un œil. Celui de verre, dont il l'avait remplacé, était toujours pleurant et lui donnait une physionomie fausse, rude, renfrognée, qui faisait peur d'abord, mais pas tant encore qu'il en devait faire. » Si l'on ajoute à cela que Pontchartrain était, en plus, affligé d'une claudication comique et souffrait d'une inocclusion qui gênait son élocution et faisait que la langue lui pendait de la bouche quand il parlait, on comprendra que ce garçon plutôt timide et âgé de vingt-quatre ans au moment où il rencontra Iberville aurait pu ne pas se sentir à l'aise devant le héros de la baie d'Hudson. Mais ce laid était fort intelligent, cultivé, travailleur et désireux, comme son père, de faire de la France la première puissance coloniale du monde.
Grâce à un précepteur attentif, l'abbé Jacques Tourreil, neveu de Fieubet, un familier de Mme de Sévigné, Jérôme Phélypeaux avait acquis, dès son jeune âge, de solides connaissances et obtenu en Sorbonne, à dix-huit ans, un doctorat de droit. Devenu, en 1692, conseiller au Parlement, il avait rapidement fait son apprentissage administratif et judiciaire et, l'année suivante, était entré au Conseil des prises, alors que son père lui faisait octroyer la survivance de ses propres charges de secrétaire d'État. Pendant cinq années, il avait poursuivi sa formation en visitant les ports et les arsenaux, en fréquentant des savants et des académiciens, en interrogeant marins et explorateurs. Quand son père, promis à la haute fonction de chancelier de France, lui eut délégué ses responsabilités de ministre de la Marine, qui couvraient aussi le commerce et les colonies, Jérôme de Phélypeaux, qu'on appelait toujours Pontchartrain le fils, prit quelques initiatives heureuses pour continuer l'œuvre commencée par Colbert et poursuivie par son père. Il créa le Dépôt des cartes et plans, recruta des ingénieurs, comme Jean-Baptiste Louis Franquelin, des graveurs-cartographes, comme Nicolas de Fer, et s'assura occasionnellement le concours de tous ceux qui comptaient dans le milieu scientifique français de l'époque. Saint-Simon, qui ne peut être soupçonné de complaisance envers Jérôme, le dit du bout des dents « appliqué, sachant bien sa marine… ». Ajoutons pour l'anecdote que cet être disgracieux, curieux de tout et travailleur infatigable, ne manquait pas d'humour. En juin 1695, alors qu'il assistait sans doute à des essais dans le port d'Agde, « il lui arriva de recevoir dans l'œil une pièce d'artifice qui brisa son œil de verre. Ce n'est rien, dit-il, j'en ai d'autres dans mes malles6. »
Iberville, homme de guerre et de conquête, n'avait rien de ces têtes brûlées qui ont plus de muscle et de courage que de science et de jugeote. C'était un homme instruit des choses de la mer, des affrontements guerriers et des randonnées exotiques. Il maîtrisait son impétuosité naturelle et ne s'engageait à fond qu'au moment où la raison autorisait le coup d'audace. Il appréciait le panache, certes, mais pondérait les risques en fonction du but à atteindre. Chez les Le Moyne nés au Canada, l'atavisme normand restait vivace. Iberville, au contraire de La Salle, ne méprisait ni l'argent ni les biens temporels. Il avait le goût de la propriété, et en cela il ressemblait aux Pontchartrain, qui ne songeaient qu'à ajouter des seigneuries à celles qu'ils possédaient pour agrandir leur domaine.
Ayant les honneurs, Iberville escomptait le profit qu'on pouvait en tirer. On le verra en 1706 quand Pontchartrain, apprenant que les navires du roi confiés au commandant de la Louisiane transportent des marchandises que les frères Le Moyne et leurs officiers négocient pour leur propre compte, ordonnera sans plaisir, car il estimait Iberville, ce que nous nommerions aujourd'hui un audit. « L'enquête permit d'établir trois chefs d'accusation, portant respectivement sur la vente des “effets” provenant des “prises” et du “butin” réuni au cours de la campagne, sur les profits auxquels avait donné lieu la négociation des marchandises embarquées en contravention des ordonnances, sur les malversations, enfin, qui avaient précédé l'appareillage des navires7. » Mais, avant qu'intervienne ce « procès de l'armement de d'Iberville », comme le nomme Marcel Giraud, le Franco-Canadien allait ajouter à sa gloire le titre de fondateur de la Louisiane, que lui ont décerné les historiens américains.
Le Cid canadien à l'ouvrage
Partie de La Rochelle le 24 octobre 1698, la flottille d'Iberville, composée comme prévu de la Badine et du Marin qu'accompagnait le traversier la Précieuse, arriva le 4 décembre, après une traversée sans incident notable, à Cap-Français, aujourd'hui Cap-Haïtien, port situé sur la côte septentrionale de l'île de Saint-Domingue. Un second traversier, le Voyageur, dérouté par les vents et des orages vers l'île Madère et dont un mât s'était rompu, rejoignit l'escadre dix jours plus tard. Le 12 décembre, le François, commandé par Joseph-Charles Joubert de La Bastide, marquis de Châteaumorand, et le Wesp ralliaient à leur tour Cap-Français. En dépit des instructions envoyées de Versailles, il fallut à Iberville une certaine obstination pour convaincre Jean Ducasse, huguenot né à Bayonne, riche importateur d'esclaves aux Antilles devenu gouverneur de Saint-Domingue, d'autoriser Châteaumorand à le suivre au Mississippi et obtenir les renforts, les provisions et les munitions nécessaires à l'expédition. En fait de renfort, Iberville put engager quelques flibustiers et la seule recrue de choix fut un ancien pirate d'origine hollandaise, Laurens-Cornille Baldran de Graff, qui, après avoir servi dans la marine espagnole, où il était connu sous le nom de Lorencillo, avait vécu avec les boucaniers des Caraïbes et s'était fait un nom terrifiant dans la piraterie en pillant le port de Veracruz en 1683. En 1686, Franquesay, alors gouverneur de Saint-Domingue, ayant besoin d'hommes déterminés pour défendre l'île, avait promu Graff lieutenant de vaisseau et lui avait confié le commandement d'une frégate. Devenu honorable mercenaire, l'ancien pirate avait mis très loyalement ses compétences au service de la France. Il connaissait toutes les côtes atlantiques jusqu'à la Floride et possédait de précieuses informations, recueillies auprès des pilotes espagnols, sur les rivages du golfe du Mexique.
À neuf heures, au soir de la Saint-Sylvestre 1698, la flotte de la reconquête avait levé l'ancre et, le 23 janvier 1699, Iberville avait repéré dans sa longue-vue les côtes de la Floride. Le 31, ses navires mouillaient dans le golfe du Mexique, à proximité de la rivière Mobile.
Méthodique, Pierre Le Moyne d'Iberville tenait scrupuleusement, depuis son départ, un journal de bord grâce auquel nous possédons, jour après jour, le compte rendu de son voyage et de ses explorations. Nous savons ainsi qu'il ne se mit pas tout de suite en quête de l'embouchure du Mississippi mais atterrit d'abord, le 2 février, sur une île sablonneuse de trente kilomètres de long, mais fort étroite, où les Français découvrirent un horrible charnier. « Je la nommai île Massacre8, raconte Iberville, parce que nous avons trouvé, à l'extrémité sud-ouest, un endroit où il a été défait plus de soixante hommes ou femmes, ayant trouvé les têtes et le reste des ossements avec plusieurs affaires de leurs ménages ; il paraît pas [sic] qu'il y ait plus de trois ou quatre ans, rien n'étant encore pourri. » Il s'agissait bien sûr d'Indiens massacrés par d'autres Indiens mais cela n'enlevait rien à l'horreur du spectacle. Ce premier contact, fort macabre, avec une région que les explorateurs devraient parcourir aurait impressionné des âmes sensibles. Iberville et ses compagnons, familiers de la mort brutale et du sang répandu, ne s'émurent pas pour autant et reprirent leur navigation vers l'ouest, jusqu'à ce que le capitaine décidât de faire escale à la verticale d'une autre baie, figurant sur les cartes espagnoles sous le nom indien de Bilocchy9. Ayant reconnu plusieurs îles alignées parallèlement à la côte, Iberville en choisit une, près de laquelle il fit jeter l'ancre. On la nomma aussitôt, et avec à-propos, l'île au Mouillage. Elle devint plus tard l'île aux Vaisseaux, et c'est sous le nom de Ship Island que la connaissent les pêcheurs américains d'aujourd'hui, car dans ses eaux pullulent soles, mulets, merlans, truites de mer, rougets grondins et sérioles. Les amateurs de pêche sportive y poursuivent aussi, à bord de puissants canots, les marlins bleus dont les nageoires dorsales, dressées comme des voilures, intriguaient si fort les marins d'autrefois. L'île aux Vaisseaux, située à une douzaine de kilomètres de la côte, entre les villes du Gulfport et de Biloxi, dans l'État du Mississippi, appartient à un archipel qui s'étire de l'île du Massacre à l'île aux Chèvres. Toutes ces terres, plates et le plus souvent dépourvues de végétation, furent nommées par les compagnons d'Iberville, il y a trois siècles : l'île aux Chats, l'île à Corne, l'île Petit-Bois.
C'est à partir de ce mouillage que, fort prudemment, le chef de l'expédition allait envoyer des officiers, dont son frère Bienville, et des Canadiens aguerris, en reconnaissance dans les îles puis sur la côte. Les biscayens, ces longues barques très maniables apportées de La Rochelle, permettaient une approche aisée et discrète des lieux où l'on ne pouvait manquer de rencontrer les Indiens dont les marins avaient déjà repéré, à la nuit tombée, les feux de camp. Les Indiens, Iberville lui-même les approcha, au matin du 14 février, alors qu'il conduisait un groupe d'éclaireurs. Les Sauvages s'enfuirent à la vue des Blancs, abandonnant aux mains des visiteurs un vieillard malade et une femme apeurée qui n'avaient pu s'éloigner à temps. Les cadeaux, chemises, hachettes, couteaux, pipes, tabac, marmites et colliers de perles remplirent instantanément leur office. Le lendemain, alors que Bienville et deux Canadiens acceptaient de rester en otages avec les Indiens, trois de ces derniers finirent par monter à bord de la Badine. Les canonniers firent tonner l'artillerie en leur honneur, mais aussi pour donner aux invités une idée de la puissance de feu des navires. Ces Indiens Annoxi et Moctobi, petites tribus peu connues venues du nord, s'étaient intégrés aux Biloxi qui hantaient depuis longtemps la région. Comme ces derniers, ils appartenaient à la lointaine nation des Sioux, dont ils parlaient l'un des dialectes, peu usité mais que comprenaient les Winnebago, les Osage, les Dakota, les Omaha et quelques autres familles des Grandes Plaines. Ils portaient des bandes-culottes10, des jambières, des mocassins et, en hiver, des manteaux de peau. Ils se coiffaient de plumes, arboraient des colliers faits d'os et de becs de flamant ; des anneaux leur pendaient au nez et aux oreilles ; leur visage, comme leur torse, était décoré de tatouages dont la signification échappait aux Blancs nouveaux venus. Grâce aux informations données par ces autochtones, Iberville et ses compagnons rencontrèrent bientôt d'autres Indiens, notamment des Chacta qui vivaient sur les rives du Mississippi. Ces derniers leur indiquèrent la direction des passes qu'ils recherchaient.
Difficiles à situer dans le labyrinthe lagunaire du delta, souvent noyés dans les brouillards du golfe ou la brume qu'exhalaient les terres alluvionnaires gorgées d'eau, les bras du Mississippi étaient réputés dangereux et les marins comprenaient soudain pourquoi le capitaine Beaujeu avait marqué tant de réticence à s'approcher des côtes et comment La Salle s'était égaré.
Comme il eût été imprudent d'engager les gros bateaux dans cette zone où les sondeurs ne relevaient que quelques brasses d'eau, Iberville embarqua une petite troupe à bord des biscayens. « Le 27 février, je suis parti des vaisseaux en deux chaloupes avec le sieur de Sauvolle, enseigne de vaisseau sur le Marin, mon frère, le père récollet et quarante-huit hommes avec vingt jours de vivres, pour aller au Mississippi, que les Sauvages de ces quartiers nomment Malbanchya et les Espagnols la Palissade. » Les Espagnols disaient plutôt Río de la Palizada et les explorateurs allaient bientôt comprendre la raison de cette appellation.
Avant le retour des Français, des envoyés de Sa Majesté Catholique avaient été surpris, au cours de leurs incursions dans les bouches du fleuve, de rencontrer ce que les géographes américains appellent aujourd'hui mud lumps, des amas de boue, qui constituent une particularité géologique du subdelta du Mississippi. Le fleuve décharge en effet, chaque année, dans le golfe du Mexique, cinq cents millions de tonnes d'un mélange de sable, de vase et de glaise11. Ces sédiments, charriés à partir du Wisconsin sur plus de trois mille kilomètres par les eaux, vont s'entasser, quand ils ne rencontrent pas d'obstacles, à l'embouchure du Mississippi. Ils se déposent sur les hauts-fonds, se superposent et agrandissent, au fil des ans, le territoire vaseux du delta. Mais le Père des Eaux transporte aussi les troncs, branchus ou non, des arbres déracinés de ses rives par la fonte des neiges, les crues, les ouragans, les affaissements de terrain. À ces déchets naturels s'ajoutaient, autrefois plus qu'aujourd'hui, tous ceux en provenance des villages indiens. Dans le delta, quand les eaux s'étalaient librement en de multiples ramifications qui pouvaient rappeler les empreintes laissées sur le sable des grèves par les pattes des oiseaux de mer – d'où le nom de bird's foot donné à cette zone palustre par les Anglo-Saxons –, la boue argileuse, dont l'écoulement était périodiquement contrarié par les marées, se fixait ici ou là et ne tardait pas à former des îlots. Ces tas de boue, d'une étonnante densité, de toute taille et de toute forme, cônes, mamelons, murettes, émergeaient parfois de deux mètres et pouvaient couvrir des centaines de mètres carrés sur lesquels se développait assez vite, sous le climat subtropical, une végétation aquatique.
Les cyprès chauves, aux branches courtes et défeuillées, mais supportant, tels des lambeaux de linceul balancés par le vent, des écheveaux de mousse grisâtre12, nommée barbe de capucin par les marins, offraient un aspect fantomatique. Entre les arbres poussaient des nyssas à gomme, des orchidées géantes, des cannes et de hautes herbes coupantes où nichaient flamants, hérons, canards, aigrettes et l'horrible anhinga, sorte de serpent volant dont l'apparition passait pour maléfique. Autour de ces îlots somnolaient les alligators ; des rives plongeaient les rats musqués et les loutres. Des tortues de toute taille dressaient, hors de leur carapace, une tête curieuse au passage des barques. Ces réserves naturelles, aujourd'hui protégées, compliquaient la navigation des pionniers et prenaient au crépuscule l'inquiétante apparence de navires à demi engloutis montés par des squelettes. Mais ces présences n'auraient rien eu de très impressionnant pour les rudes Canadiens si le mélange de glaise, de vase et de sable n'avait produit, sous la pression des couches accumulées et par fermentation, des gaz bleus qui s'échappaient parfois de petits cratères et par les craquelures de la croûte de boue séchée. Ces feux follets du delta, dont les gens superstitieux disaient autrefois qu'ils étaient les petits génies des passes du Mississippi, avaient déjà retenu l'attention des Espagnols. Le cosmographe Carlos de Sigüenza y Góngora, chargé d'effectuer le relevé des côtes du golfe du Mexique lors de l'expédition conduite par l'amiral don Andrés de Pez, en mai 1693, notait dans son journal : « Un grand nombre de troncs abattus par les crues violentes du fleuve sont visibles. La boue agglomérée autour de ces troncs constitue, en durcissant, des îlots dangereux pour les bateaux quand ils sont à fleur d'eau. » Comme ces amas finissaient par former de véritables barrières, un autre membre de l'expédition, Juan Jordan de Reina, ajoutant encore un nom à tous ceux déjà donnés au grand fleuve, avait fait du Mississippi le Río de la Palizada !
Quant à Iberville, il n'avait disposé que de cartes espagnoles très imprécises, des relations de voyage de Cavelier de La Salle, des rapports de Joutel et de Tonty, pour retrouver le delta. Une fois parvenu sur place, il dut, pour identifier parmi ces multiples émissaires circulant entre des îlots de boue, qu'il prenait pour des récifs, les véritables bras du fleuve, se fier à « l'eau blanche et boueuse » décrite par La Salle comme étant celle du Mississippi.
Il y parvint et raconte en ces termes sa quête au milieu des mud lumps dans son journal de voyage : « J'ai passé entre deux de ces roches, à douze pieds d'eau, la mer fort grosse où, en approchant des roches, j'ai trouvé de l'eau douce avec un fort courant. Ces roches sont de bois pétrifié avec de la vase et devenues roches noires, qui résistent à la mer. Elles sont sans nombre hors de l'eau, les unes grosses, les autres petites, à distance les unes des autres de vingt pas, cent, trois cents, cinq cents, plus ou moins, courant au sud-est, ce qui m'a fait connaître que c'était la rivière de la Palissade qui m'a paru bien nommée, car étant à son embouchure, qui est à une lieue et demie de ces roches, elle paraît toute barrée de ces roches. À son entrée il n'y a que douze à quinze pieds d'eau, par où j'ai passé, qui m'a paru une des meilleures passes où la mer brisait le moins. Entre les deux pointes de la rivière j'ai relevé dix brasses13, le courant fort, à faire une lieue un tiers par heure, l'eau toute bourbeuse et fort blanche, la rivière ayant de large trois cent cinquante toises14. »
Dès qu'ils furent à peu près certains de naviguer sur un des bras du fleuve, Iberville et ses compagnons commencèrent à remonter le courant. Cette navigation, rendue pénible par la force du flot, par la présence sournoise de troncs d'arbres dérivants, par les bancs de vase ou de sable immergés, par les hautes cannes brisées et enchevêtrées qui formaient parfois des barrages, par les innombrables méandres du Mississippi, par les portages exténuants et aussi par des myriades de moustiques qui semblaient avoir une prédilection pour les peaux blanches, dura du 3 au 22 mars. Le 3 mars, le père Anastase Douay eut l'occasion de célébrer une messe à l'endroit, estima le religieux, où Cavelier de La Salle avait, en 1682, fait clouer sur un tronc les armes du roi de France découpées dans le flanc d'un chaudron de cuivre. L'arbre avait été, depuis longtemps, emporté par une crue du Mississippi ou déraciné par un ouragan, mais Iberville, qui ne voulait causer nulle peine au récollet, retint le site comme historique.
Les explorateurs, dont on estime aujourd'hui qu'ils atteignirent le lieu où se trouve maintenant la ville de Baton Rouge, capitale de l'État de Louisiane, parcoururent près de cinq cents kilomètres en visitant, avec tout le cérémonial appris, les villages des Arkansa, Taensa, Coroa, Tangipahoa, Ouacha, Napissa, Ouma, Bayagoula, qui tous appartenaient au groupe linguistique des Muskogi et parlaient la langue des Biloxi et des Pascagoula.
Les Français, partout bien accueillis par les autochtones, dont certains se rappelaient encore la visite de La Salle, rencontrèrent un dignitaire des Mougoulacha qui arborait, d'une façon tout à fait inattendue, un manteau de serge bleue fabriqué dans le Poitou ! Interrogé, l'Indien révéla que ce vêtement lui avait été autrefois offert par Henry de Tonty quand, en avril 1686, le lieutenant de La Salle était passé au village, cherchant à retrouver son chef dont on était sans nouvelles. Cette rencontre prouva à Iberville qu'il se trouvait bien dans la région décrite par son prédécesseur. Cela le convainquit aussi que le père Hennepin, qui donnait des distances fantaisistes, n'avait jamais mis les pieds dans ces villages. Les chefs de tribu appréciaient un calumet en signe de paix et les hachettes, couteaux, chemises, colliers distribués par les nouveaux venus. Courtoisement, ils indiquaient, en journées de navigation et de portage, les distances qui séparaient leur tribu des autres réparties sur les berges du fleuve et fournissaient volontiers des guides aux voyageurs.
Quand les vivres embarqués commencèrent à manquer, les explorateurs durent se nourrir du produit de leur chasse, de leur pêche et des provisions offertes par les Sauvages. Le gibier partout abondait et, avec plus ou moins de plaisir, Iberville et ses compagnons cuisinèrent de l'ours, du cerf, du ragondin, jusqu'au jour où ils rencontrèrent, loin du delta, un troupeau de deux cents bisons dont quelques-uns leur fournirent une excellente viande à boucaner.
Vint un moment où Iberville, à qui fumer le calumet donnait des nausées, car il n'avait jamais usé du tabac, fut partagé entre le désir de poursuivre l'exploration et la nécessité de redescendre le fleuve pour retourner à bord des navires ancrés à l'île au Mouillage. Il savait que l'équipage du Marin manquait de vivres et, prévoyant l'échec éventuel de sa randonnée, il avait donné pour consigne à Surgères de lever l'ancre avec la Badine s'il le laissait plus de six semaines sans nouvelles. Arrivés au confluent de la Rouge – rivière qui se perd dans le Mississippi pendant une douzaine de kilomètres avant de l'abandonner en lui prenant, en période de crue, une partie de ses eaux pour se jeter dans l'Atchafalaya, qui coule vers le golfe du Mexique – les Français firent demi-tour. Ayant commencé à descendre le Mississippi, ils découvrirent le 24 mars, sur la rive gauche du fleuve, une rivière que les Indiens appelaient Ascantia, mais que les Canadiens nommèrent d'Iberville pour honorer leur chef. Ce dernier choisit aussitôt de l'emprunter, estimant, d'après les informations données par les Indiens, qu'elle le conduirait, par une succession de lacs et de passes, jusqu'à la baie de Biloxi, c'est-à-dire à proximité de l'endroit où étaient ancrés la Badine et le Marin. Iberville décida que Sauvolle retournerait avec le père Anastase Douay à l'île au Mouillage par le Mississippi, que Bienville, à bord de l'autre chaloupe, irait chez les Bayagoula chercher un guide, tandis que lui-même, avec deux canots d'écorce et quatre compagnons, suivrait le cours de la rivière à laquelle on venait de donner son nom. Au cours de ce voyage, le petit groupe emprunta une autre rivière adjacente, coulant vers le sud, l'Amite, et traversa deux lacs, dont l'un reçut le nom de Maurepas et l'autre, plus vaste, le nom de Pontchartrain. Ces attributions constituaient un double hommage au chétif ministre de la Marine, à la fois comte de Maurepas et de Pontchartrain. Si la rivière Iberville est devenue aujourd'hui le bayou Manchac, les lacs ont conservé les noms que leur donna Iberville en 1699.
C'est au cours de la descente du fleuve qu'un Indien Bayagoula apprit à l'explorateur qu'un lieutenant du sieur de La Salle avait laissé autrefois au chef d'un village de Mougoulacha une lettre à remettre à un Français « qui viendrait de la mer ». Comme dans les romans d'aventures les mieux conçus et les plus riches en suspense, cette indication donna du cœur aux rameurs. Les Français, étant passés lors de la remontée du fleuve au village désigné comme poste restante, s'étonnèrent que personne ne leur eût alors remis le message. Ce fut Bienville qui le reçut, quelques jours plus tard, des mains du chef des Mougoulacha. Ce dernier, respectant la consigne donnée par Tonty et craignant d'avoir affaire à des Espagnols camouflés, s'était bien gardé de parler du pli lors de sa première rencontre avec les Français.
On devine quelle dut être l'émotion d'Iberville quand il ouvrit cette lettre écrite près de quatorze ans plus tôt par Henry de Tonty et destinée à « M. de La Salle, gouverneur général de la Louisiane ». Le texte confié aux Indiens, qui l'avaient fort scrupuleusement conservé, résume les inquiétudes, hélas fort justifiées, de Tonty et prouve l'affection que l'officier portait à La Salle.
« Du village des Quinipissa, ce vingtième d'avril 1685.
« Monsieur, ayant trouvé le poteau où vous aviez planté les armes du roi renversé par les bois de marées, j'en ai fait planter un autre en deçà, environ sept lieues de la mer, et j'ai laissé une lettre dans un arbre à côté, dans un trou de l'arrière, avec un écriteau dessus. Les Quinipissa m'ayant dansé le calumet, je leur ai laissé cette lettre pour vous assurer de mes très humbles respects et vous faire savoir que sur les nouvelles que j'ai reçues au fort, que vous aviez perdu un bâtiment et que les Sauvages vous ayant pillé vos marchandises vous vous battiez contre eux, je suis descendu avec vingt-cinq Français, cinq Chaouanon et cinq Illinois. Toutes les nations m'ont dansé le calumet. Ce sont des gens qui nous craignent extrêmement depuis que vous avez défait ce village ici. Je finis en vous disant que ce m'est un grand chagrin que nous nous en retournions avec le malheur de ne vous avoir pas trouvé après que deux canots ont côtoyés [sic] du côté du Mexique trente lieues, et du côté du cap de la Floride vingt-cinq, lesquels ont été obligés de relâcher faute d'eau douce. Quoique nous n'ayons pas entendu de vos nouvelles ni vu de vos marques, je ne désespère pas que Dieu donne un bon succès à vos affaires et à votre entreprise. Je le souhaite de tout mon cœur puisque vous n'avez pas un plus fidèle serviteur que moi qui sacrifie tout pour vous chercher. »
En annexe à cette missive, sans aucun doute dictée par Tonty mais rédigée par quelqu'un qui usait du français mieux que cet Italien, était joint un rapport. Il concernait la guerre que les Illinois, les Ouatoua et les Chaouanon envisageaient de mener contre les Iroquois, donnait des informations sur les personnes récemment décédées en Nouvelle-France et annonçait l'arrivée en Acadie de François-Marie Perrot, gouverneur de Montréal, avec vingt-cinq soldats.
Le 31 mars, Iberville et ses compagnons débouchaient, après avoir franchi une dernière passe dans la baie de Biloxi, à huit lieues de leurs vaisseaux. Sans perdre de temps, Iberville fit construire dans la baie de Biloxi, à une quinzaine de kilomètres de l'île au Mouillage, un fort de bois à quatre bastions, « ponté comme un navire » et pourvu de quatorze canons bien amunitionnés. Ce fort, nommé Maurepas, où l'on entassa six mois de vivres, servirait de base au détachement, composé de soixante-dix hommes, marins, Canadiens, boucaniers, artisans, militaires, et de seize mousses, qui devait rester en Louisiane. Commandés par l'enseigne Sauvolle secondé par Bienville, promu lieutenant du roi, avec pour major Le Vasseur de Ruessaval, pour aumônier Bordenave et pour chirurgien Pierre Cave, les pionniers reçurent pour mission d'explorer le pays, de se familiariser avec les mœurs des Indiens, d'interdire toute incursion étrangère dans les passes du Mississippi et surtout de rechercher un lieu plus propice à la création d'un établissement colonial plus important.
Les Indiens des environs avaient donné quelques signes d'inquiétude en regardant construire le fort et plus encore en suivant la mise en place des canons, dont ils connaissaient maintenant la puissance meurtrière. Quelques cadeaux judicieusement choisis, y compris des miroirs et des peignes pour les dames et demoiselles, dissipèrent leur méfiance et ils offrirent aux pionniers, pour lesquels ils étalèrent sur le sol trois cents peaux de chevreuil, trois jours de fête ininterrompue !
La construction de ce premier fort était justifiée par la proximité de l'établissement espagnol de Pensacola qui ne semblait pas, pour l'instant, constituer une menace. Châteaumorand y avait fait escale et constaté le dénuement dans lequel se trouvaient les trois cents hommes qu'on avaient transportés là, des repris de justice pour la plupart. Il avait fait distribuer des vivres du François aux marins de la chaloupe espagnole qui l'avait conduit à terre avec quelques officiers de son bord. Le commandant Andrés de Arriola avait expliqué à Châteaumorand qu'il regrettait de ne pouvoir autoriser le François à entrer dans le port, les « colons » ne pensant qu'à déserter comme avaient tenté de le faire, quelques semaines plus tôt, quarante Mexicains condamnés à des peines diverses.
Pendant que Châteaumorand faisait déjà route vers Saint-Domingue et qu'Iberville se préparait à rentrer en France étaient arrivés, le 22 avril, au fort Maurepas, cinq Espagnols qui avaient fui Pensacola. Ils expliquèrent qu'ils ne souhaitaient que retourner à La Havane ou à Veracruz et que, des trois cents hommes transportés à Pensacola, il ne restait qu'une cinquantaine de valides, les autres ayant déserté ou étant morts de maladie. Iberville, partagé entre la pitié et la méfiance, car ces déserteurs pouvaient être des espions, en embarqua aussitôt deux sur le Marin et trois sur la Badine.
Quand, le 3 mai 1699, les navires prirent le vent et s'éloignèrent de l'île au Mouillage, des cabanes de bois toutes neuves se blottissaient contre les palissades du fort, les joyeux Canadiens rôtissaient des cuissots de cerf ; le maïs et les pois plantés quelques semaines plus tôt sortaient de terre. On interpréta cette germination rapide comme un heureux présage pour l'avenir de la colonie.
1 Le Canada sous la domination française, L. Dussieux, édition J. Lecoffre, Paris, 1862.
2 Robert Louis Stevenson, les Porteurs de lanternes.
3 The Fighting Le Moynes, Ryerson Press, Toronto, 1958.
4 Embarcations à rames, de la taille d'une chaloupe ou d'un canot, dont les extrémités se relèvent en pointe.
5 Collection particulière, Montréal.
6 Cité par Luc Boisnard dans son ouvrage les Phétypeaux, Sedopols, Paris, 1986.
7 Histoire de la Louisiane française, volume I, Marcel Giraud, Presses universitaires de France, Paris, 1953.
8 Cette île fut, plus tard, nommée Dauphine. C'est le nom qu'elle porte encore aujourd'hui.
9 Biloxi.
10 Ces Indiens se nouaient autour de la taille une ceinture de cuir qui soutenait une longue bande de peau souple passant entre les jambes et retombant librement devant et derrière.
11 On estime que le delta, dont la superficie dépasse dix mille kilomètres carrés, avance chaque année d'une centaine de mètres dans la mer.
12 Cette mousse, que les Louisianais nomment aujourd'hui mousse espagnole, que les Espagnols appelaient jadis perruque à la française, avant que les Français ne la qualifient à leur tour de barbe espagnole, n'est, du point de vue botanique, ni une mousse ni une liane. C'est un épiphyte, végétal qui croît sur d'autres végétaux sans être parasite, comme le lierre. Imputrescible, la mousse espagnole fut, de tout temps, récoltée, nettoyée et séchée pour être utilisée, aussi bien dans la construction des murs des maisons, mêlée à de la glaise, qu'en literie et tapisserie, pour bourrer matelas et coussins.
13 Ancienne mesure de longueur pour les cordages, servant aussi à indiquer la profondeur de l'eau. Elle était de 1,624 mètre.
14 Ancienne mesure de longueur valant 1,949 mètre.