4.
Robert le Conquérant
La descente du
Mississippi
La troupe constituée pour le grand voyage comptait
vingt-trois Français dont Henry de Tonty, le père Zénobe Membré,
M. d'Autray, le notaire Jacques de La Métairie, le chirurgien
Jean Michel, Gilles Meneret, Jacques Cauchois, Pierre You, François
de Boisrondet, et le jeune Nicolas de La Salle qui, malgré une
similitude de nom, n'était pas parent du chef de l'expédition mais,
croit-on, le fils du commis de la Marine qui avait assisté Robert
Cavelier de La Salle pour la mise au point de l'itinéraire.
Dix-huit Indiens mercenaires, Loup, Mohican et Abnaki1, accompagnaient les Français. Venus de
Nouvelle-Angleterre et payés cent peaux de castor par guerrier pour
assurer par leur chasse le ravitaillement de l'expédition, ils
avaient été engagés par Tonty. Les Loup mariés refusant de se
déplacer sans leurs femmes, corvéables à merci, M. de La Salle
se vit contraint d'emmener aussi dix Indiennes et trois
enfants !
Plusieurs participants à l'expédition ont donné,
avec plus ou moins de retard et quelques variantes, de longs
comptes rendus de la descente du Mississippi, dont se sont inspirés
les historiens. Le procès-verbal, dressé par le notaire Jacques de
La Métairie, sans faire état de détails ou d'anecdotes que
développeront ensuite d'autres témoins, résume assez bien la
randonnée de Cavelier à la tête d'une caravane qui comprenait plus
de cinquante personnes. Après l'introduction d'usage, le notaire,
dont nous avons, pour la commodité de la lecture, modernisé
l'orthographe, raconte : « Le vingt-septième décembre
mille six cent quatre-vingt-un, M. de La Salle étant parti à
pied [du fort Frontenac] pour rejoindre M. de Tonty qui avait,
avec ses gens et tout l'équipage, pris le devant, le joignit à
quarante lieues du pays des Miami où les glaces l'avaient obligé de
s'arrêter au bord de la rivière de Chékagou2, pays des Maskouter. Les glaces étant
devenues plus fortes, on fit faire des traîneaux pour traîner tout
le bagage, les canots et un Français qui s'était blessé, tout le
long de cette rivière et de celle des Illinois l'espace de
soixante-dix lieues. Enfin, tous les Français s'étant rassemblés,
le vingt-cinquième janvier mille six cent quatre-vingt-deux, on
arriva à Pimitéoui [aujourd'hui la ville de Peoria], où la rivière
n'étant plus glacée que par endroits on continua la route jusqu'au
fleuve Colbert3, éloigné de Pimitéoui de soixante lieues ou
environ et du village des Illinois de quatre-vingt-dix lieues ou
environ. On arriva au bord du fleuve Colbert le sixième de février
et on séjourna jusqu'au treizième pour attendre les Sauvages que
les glaces avaient empêchés de suivre. Le treizième, tout le monde
s'étant rassemblé, on partit au nombre de vingt-deux Français
portant armes, assistés du R.P. Zénobe Membré, récollet
missionnaire, et suivis de dix-huit Sauvages, de ceux de la
Nouvelle-Angleterre et quelques femmes Algonquin, Otchipois et
Huron. Le quatorzième on arriva au village des Maroa (Tamaora)
consistant en cent cabanes qu'on trouva vides (les Indiens étaient
partis chasser le bison). Après avoir navigué jusqu'au
vingt-sixième février, l'espace d'environ cent lieues sur le fleuve
Colbert, ayant séjourné pour chasser, un Français s'étant égaré
dans les bois et ayant été rapporté à M. de La Salle qu'on
avait vu quantité de Sauvages dans le voisinage, sur la pensée
qu'ils pouvaient avoir pris ce Français, il fit faire un fort à la
garde duquel ayant laissé M. de Tonty avec six hommes, il alla
avec les vingt-quatre autres pour ravoir le Français et reconnaître
les Sauvages. Ayant marché deux jours à travers bois sans en
trouver, parce qu'ils avaient tous fui par l'appréhension des coups
de fusil qu'ils avaient entendus, il envoya de tous les côtés les
Français et Sauvages à la découverte avec ordre, s'ils trouvaient
des Sauvages, d'en prendre en vie sans leur faire de mal, pour
savoir des nouvelles de ce Français. Le nommé Gabriel Barbier, avec
deux Sauvages, en ayant rencontré cinq de la nation des Chikasha
[Chicacha], en amenèrent deux. On les servit le mieux qu'on put
après leur avoir fait entendre qu'on était en peine d'un Français
et qu'on ne les avait pris que pour le retirer d'entre leurs mains
s'il y était et ensuite faire avec eux une bonne paix, les Français
faisant du bien à tout le monde. Ils apprirent qu'ils n'avaient
point vu celui que nous cherchions mais que la paix serait reçue de
leurs anciens avec toute sorte de reconnaissance. On leur fit force
présents et, comme ils avaient fait entendre qu'une de leurs
bourgades n'était éloignée que d'une demi-journée de chemin,
M. de La Salle se mit en chemin le lendemain pour s'y
rendre… »
Le procès-verbal, déposé aux Archives nationales,
se poursuit dans le même style notarial et tient en trois
pages.
L'égaré, un armurier nommé Pierre Prudhomme, ayant
été retrouvé sain et sauf, Cavelier donna son nom au fort qu'on
venait d'achever et le voyage, qui n'avait rien d'une aimable
croisière, reprit.
Pour ces pionniers qui ne disposaient d'aucune
carte ni relevé fiable, le Mississippi devait être, à l'époque
encore plus qu'aujourd'hui, rempli d'obstacles naturels tels que
bancs de sable affleurants, arbres à la dérive, sauts imprévus ou
tourbillons nés de la confluence de rivières inconnues, qui
obligeaient à des portages exténuants. La navigation, rendue
hasardeuse par les crues soudaines que provoquent souvent les
orages tropicaux, devenait encore plus risquée dans les approches
du delta, où le fleuve se peuplait d'alligators à l'affût d'une
proie sous des nuées de moustiques. Il fallait aussi redouter la
rencontre de tribus indiennes vindicatives. Cavelier de La Salle,
qui fréquentait les indigènes depuis quinze années et parlait
plusieurs langues ou dialectes, ne manqua pas une occasion, après
avoir revêtu son plus bel habit, de rendre visite, tout en se
tenant sur ses gardes, aux caciques des villages établis sur les
rives du fleuve, de leur tendre son calumet, prouvant par là qu'il
connaissait les usages et ne souhaitait que la paix. On l'entendit
maintes fois répéter : « Je viens offrir aux nations de
l'Amérique l'alliance du plus puissant des rois de la terre :
le roi de France. » Il ajoutait même avec un certain
aplomb : « Toutes les nations d'En-Haut se sont déjà
engagées sous la domination d'un si grand prince. » Il faisait
distribuer les cadeaux les plus prisés par les Sauvages, haches,
couteaux, aiguilles à coudre, étoffes de couleur, chemises, cabans,
chaudrons, marmites, colliers, bracelets, épées damasquinées pour
les chefs. En échange de ces présents, les Français recevaient, en
plus des offrandes rituelles, calumets, robes de fourrure, colliers
de perles et pleines pirogues de vivres. Les Indiens sédentaires et
cultivateurs offraient généreusement maïs, pois, patates douces,
riz sauvage, melons d'eau, potirons, poulets, dindes, viande de
bison ou de cerf séchée et quantité de fruits excellents. Il arriva
même qu'un chef de tribu fît livrer aux visiteurs de succulentes
pâtes de fruits, moulées en forme d'animaux et dignes de l'étalage
d'une confiserie anglaise.
Les explorateurs n'avaient pas manqué de
constater, après avoir franchi le confluent de l'Ohio et salué les
Kaskaskia, amis du père Marquette, que les Indiens du Sud étaient
beaucoup plus évolués que ceux du Nord, surtout plus disciplinés et
plus gais. Les Kappa ne perdaient jamais l'occasion de plaisanter
et les Arkansa, occupants d'un vaste territoire au confluent du
Mississippi et de la rivière qui porte leur nom, se souvenaient de
la visite du jésuite et de Louis Joliet, en 1673. L'enseignement de
l'évangéliste n'avait cependant laissé aucune trace chez ces
animistes polygames. Cinquante lieues plus bas, chez les Taensa,
Cavelier et ses compagnons découvrirent huit villages construits
autour d'un lac et, dans celui où résidait le chef, la capitale,
des maisons de pisé rigoureusement alignées au voisinage de vergers
bien entretenus. Le cacique, monarque absolu, habitait un palais
aux murs de trois mètres de haut peints à fresque et surmonté d'un
dôme fait de cannes tressées. Il reçut ses hôtes en cape blanche,
coiffé d'une impressionnante tiare emplumée et leur expliqua qu'on
avait trouvé les perles fines qu'il portait aux oreilles dans des
coquillages d'une lointaine mer de l'Ouest et non du Sud comme
auraient voulu l'entendre dire les explorateurs. Il accepta
d'échanger ces pendentifs contre le bracelet que lui proposa Tonty.
Le vieillard usait de quatre épouses souriantes et chapeautées de
paille. Douze guerriers assuraient sa garde. Des domestiques stylés
le servaient à table et il ne sortait jamais sans que fût balayé le
chemin qu'il devait emprunter. Ses conseillers étaient les chefs
des villages établis autour du lac. Dans un temple, face au palais,
où de nobles vieillards entretenaient un feu perpétuel devant un
autel surmonté de trois aigles, les guerriers venaient, au lever et
au coucher du soleil, faire leurs oraisons. « Ils hurlaient
comme des loups. C'était là toute leur prière ! »
rapporta le père Membré.
L'expédition, arrivée le 22 mars chez les
Taensa, dut passer plusieurs jours en leur compagnie puisqu'elle ne
se présenta que le 26 mars devant le village des Natchez, où
l'on évita de justesse une bagarre quand les Français s'aperçurent
qu'ils étaient attendus sur la rive par deux cents guerriers prêts
à faire usage de leur arc. La vue du calumet brandi par Tonty fit
sur les excités plus d'effet que les mousquets pointés par ses
compagnons. On pétuna de concert et les Natchez invitèrent les
explorateurs à dîner. Ceux-ci se reposèrent jusqu'au dimanche de
Pâques, jour qu'ils choisirent pour reprendre leur navigation. En
descendant le fleuve, que les indigènes appelaient tantôt Espíritu
Santo, comme l'avait nommé Soto en 1540, tantôt Messi-Sipi, les
explorateurs étaient assurés de trouver la mer à dix journées du
village des Natchez. Ces derniers, qui, d'après Adrien Simon Le
Page du Pratz4, aimaient « se barbouiller tout le
corps de noir, de rouge, de jaune et de gris depuis la tête
jusqu'aux pieds » et portaient des ceintures garnies de
grelots, mirent en garde leurs amis blancs. Près de la mer, ils
risquaient de rencontrer des Espagnols mais aussi des gens encore
moins fréquentables, les Quinipissa, qui avaient coutume de manger
de la chair humaine. Le 2 avril, alors que le convoi naviguait
depuis plusieurs jours entre des rives plates et boisées à perte de
vue, les Quinipissa apparurent. Ils accueillirent par des volées de
flèches les envoyés de Cavelier, avant de se disperser dans la
forêt au sol spongieux. Ayant débarqué, les Français découvrirent
avec effroi ce qui restait d'un village de Tangipahoa, que le
notaire Jacques de La Métairie appelle les Mahcouala, sans doute
dévasté par les cannibales. Les visiteurs horrifiés trouvèrent,
entassés dans trois cabanes, des piles de corps amputés. Ils
imaginèrent aisément pour quels festins barbares les anthropophages
venaient puiser dans cette réserve putride. Le père Membré dit une
prière, bénit les dépouilles et l'on s'éloigna rapidement du
charnier.
Quarante-huit heures plus tard, le paysage avait
changé. Le fleuve s'étalait maintenant à travers une sorte de
savane humide hérissée de roseaux et de cannes. Le majestueux
Mississippi semblait mêler ses eaux boueuses à celles des marais
peuplés d'oiseaux innombrables, de hérons, de flamants,
d'alligators et de tortues à carapace noire. Des cyprès chauves,
dressés comme des squelettes sur des faisceaux de racines coniques
émergeant de l'eau, dont les branches courtes et torses
supportaient des écheveaux de lianes grises semblables à des
scalps, prenaient, sur fond de nuages bas couleur de plomb,
l'aspect d'épouvantails. Le 7 avril, le fleuve parut, devant
les rameurs, se diviser en trois chenaux. M. de La Salle
choisit d'explorer celui de droite, Tonty fut envoyé au centre et
M. d'Autray s'engagea à gauche. Ce fut Tonty qui, le premier,
vit la mer, ramassa un crabe, goûta l'eau et la trouva saumâtre.
Les trois équipes se réunirent sur une langue de terre pour y
camper. Le but était atteint. « M. de La Salle fut
visiter et reconnaître les côtes de la mer voisine », constate
laconiquement le tabellion dans son procès-verbal. Il n'était pas
chargé de transmettre à la postérité la jubilation, que l'on
suppose intense, des découvreurs, encore que l'on ne puisse
imaginer Robert le Conquérant battant des mains ou poussant un
hourra comme un champion de pétanque !
Le lendemain, qui était le neuvième jour du mois
d'avril 1682, M. de La Salle revêtit son habit galonné d'or,
noua son jabot de dentelle, coiffa son feutre empanaché, fit
ébrancher un tronc qui reçut les armes du roi de France gravées sur
un flanc de chaudron. Ayant fait aligner ceux qui portaient un
fusil, il demanda au récollet de bénir ce jour et cette terre. Dieu
ayant été remercié pour la protection accordée aux découvreurs, on
en vint au baptême. « Je te nomme Louisiane », aurait
simplement dit le Normand5 avant de commander une salve d'honneur qui
fit s'envoler les oiseaux. Il ne restait plus aux témoins qu'à
signer le procès-verbal rédigé par le notaire.
L'histoire a de ces banalités administratives
déconcertantes. Ces dernières inspirent parfois aux artistes des
images d'Épinal, comme celle qui ouvrait ce chapitre, fameux entre
tous, de l'aventure coloniale de la France.
Lauriers amers et gloire
reconnue
Ce lieu unique, M. de La Salle entendait
pouvoir le retrouver si, comme il était probable, le Mississippi,
ne respectant pas le blason du roi de France, emportait avec
désinvolture et du même geste au cours d'une crue l'arbre-colonne
et la croix du Christ. De nombreux historiens ou biographes
écrivent que, pour estimer sa position, Robert le Conquérant
disposait d'un astrolabe. Le mot s'applique à tant d'instruments
qu'il est difficile de connaître celui qui fut utilisé par le
découvreur. Il est probable que Cavelier voyageait avec une
boussole et un quadrant ou un anneau astronomique. Constitué par un
cercle de bois, gradué en degrés, suspendu à un anneau et
supportant un fil à plomb, cet instrument était aussi pourvu d'un
système élémentaire d'optique permettant de viser l'axe du soleil
le jour, de l'étoile Polaire la nuit. Il fournissait ainsi la
hauteur du soleil ou de l'astre, d'où l'on déduisait la latitude du
site considéré. Le notaire Jacques de La Métairie nota d'ailleurs
scrupuleusement le relevé du 9 avril 1682 :
27 degrés d'élévation du pôle septentrional. Cependant, pour
faire un point précis, il eût fallu déterminer aussi la longitude,
ce qui était impossible avec les instruments de l'époque.
L'explorateur ne possédait pas d'horloge astronomique, ni même de
chronomètre, et le méridien de Greenwich n'avait pas encore été
choisi comme référence par le Bureau des longitudes ! Cette
lacune avait joué de mauvais tours à plus d'un navigateur, y
compris au plus fameux d'entre eux, Christophe Colomb. Une telle
imprécision, aggravée par l'absence de repères dans le décor plat
du delta où le Mississippi joue sans arrêt, au rythme des marées,
sous l'influence d'une tornade ou par l'apport soudain d'un bayou,
à modifier le réseau de ses innombrables bras navigables, devait
conduire Cavelier de La Salle à sa perte et la Louisiane à
l'abandon.
Mais, le 10 avril 1682, Cavelier et ses
compagnons ne pensaient qu'à prendre le chemin du retour vers la
Nouvelle-France. L'explorateur parce qu'il entendait faire part de
sa découverte au comte de Frontenac, les autres parce qu'ils
souhaitaient rentrer chez eux. La remontée du fleuve ne fut pas de
tout repos. Gonflé par la fonte des neiges dans le haut de son
cours, le Mississippi roulait des eaux tumultueuses. Il fallut
ramer ferme, souvent le ventre creux, tantôt en se battant, tantôt
en rusant avec des tribus hostiles, pendant deux bonnes semaines,
avant d'atteindre le pays des gentils Taensa qui hébergèrent et
nourrirent les découvreurs de la mer Vermeille. À peine la
flottille avait-elle repris sa navigation vers le nord que Cavelier
tomba malade. Incapable de voyager, il dut s'arrêter quarante jours
au fort Prudhomme pour se reposer, tandis que le fidèle Tonty était
envoyé en éclaireur pour porter la grande nouvelle à Québec.
L'homme à la main d'argent avait dû composer avec des tribus en
guerre contre les Iroquois, et n'était arrivé qu'au pays des
Illinois quand M. de La Salle, à demi guéri, se mit en route.
Il rejoignit son lieutenant à Michilimackinac en septembre.
Fidèle à sa tactique, qui consistait à jalonner de forts, centres
de civilisation attractifs pour les négociants et les Indiens, la
route liquide qui permettrait désormais de se rendre du pays des
Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique sans quitter le territoire
français, l'explorateur prit le temps de construire sur l'Illinois,
près du confluent de la rivière Divine, un nouvel établissement,
qu'on appela fort Saint-Louis des Illinois.
À peine la forteresse fut-elle achevée que des
centaines puis des milliers d'Indiens, Abnaki, Miami, Chaouanon et
Illinois, vinrent faire allégeance à celui que les moqueurs
nommaient, avec plus d'à-propos qu'ils ne pouvaient imaginer, le
seigneur des Sauvages. Ces tribus amies attendaient du Français
qu'il les conduisît dans la guerre que leur faisaient les Iroquois,
activés en sous-main par les marchands anglais.
Ainsi, le grand dessein colonial, conçu par un
seul homme, commençait à prendre corps. La constitution d'un
royaume français d'Amérique, considérée comme utopie et dénoncée
comme telle par les ignorants, les médiocres, les cuistres et les
jaloux, pouvait devenir une réalité territoriale, stratégique,
politique et commerciale. Mais construire des forts, assurer la
sécurité de la navigation, mettre en valeur les terres coûtait
cher. Il fallait de l'argent, des armes et des cadeaux pour
entretenir les autochtones – aiguillonés par les Britanniques
dans les bonnes dispositions qu'ils manifestaient à l'égard des
Français. L'aide de l'État devenait donc indispensable. M. de
La Salle avait dépensé deux cent mille livres pour réussir sa
démonstration et ne possédait plus un sol. Louis XIV, devenu,
par acte notarié, propriétaire exclusif d'un demi-continent supposé
plein de richesses exploitables, se devait de prendre le
relais.
Le 23 juillet 1682, Tonty, parvenu le premier
à Michilimackinac, avait envoyé une relation du voyage au comte de
Frontenac. Il s'agissait de préparer le terrain pour les
sollicitations futures.
Hélas ! Des changements radicaux étaient
intervenus à Québec. Pendant que les pionniers naviguaient sur
le Mississippi ou ses affluents, les basses intrigues des jésuites,
les ragots des cercles coloniaux, la cupidité des négociants dont
Frontenac voulait limiter les privilèges, les querelles de
préséance, les prétentions des subalternes incompétents, avaient
fait le jeu des ennemis du protecteur de Cavelier.
À Paris, on se souciait peu des conceptions
coloniales de M. de La Salle. Pendant que ce dernier et ses
compagnons risquaient leur vie pour agrandir le royaume de France,
Louis XIV faisait de la décoration d'intérieur ! En avril
1682, tandis que Cavelier plante la colonne fleurdelisée dans la
boue du delta sauvage, le roi, à Versailles, choisit des
luminaires. Il hésite, nous dit Jacques de Saint-Germain6, entre des chandeliers représentant Hercule
terrassant le lion et des candélabres supportés par le même Hercule
étranglant l'hydre.
Prompt à donner raison au dernier courtisan qui a
parlé, le roi prêtait aussi l'oreille aux détracteurs du comte de
Frontenac. C'est ainsi que le gouverneur du Canada avait été
rappelé, comme le sont aujourd'hui les préfets de la République
quand ils cessent de plaire !
Le 1er mai 1682,
alors que Cavelier grelottait de fièvre au fort Prudhomme, un
nouveau gouverneur avait été nommé, M. Antoine Joseph Le Fèvre
de La Barre. Ce général, ami des jésuites, alors âgé de soixante
ans, avait été successivement intendant du Bourbonnais, de
l'Auvergne, de Paris, puis gouverneur de la Guyane en 1663. Il
avait conquis Cayenne sur les Hollandais, négocié avec la Compagnie
des Indes des accords ouvrant le commerce des Antilles aux
négociants français. Comme il restait sans fortune malgré une
impudente propension à réclamer des pots-de-vin, il comptait bien,
comme d'autres, s'enrichir au Canada.
Quand, au mois de novembre 1683 Cavelier arrive à
Québec, l'accueil est plutôt frais. La Barre à demi gâteux, déjà en
relation d'affaires avec deux négociants, créanciers de
l'explorateur, Le Bert et La Chesnaye, non seulement refuse
d'octroyer les fournitures demandées par M. de La Salle mais
confisque le fort Frontenac et tout ce qu'il contient, sous
prétexte que le seigneur des Sauvages n'y a pas maintenu la
garnison prévue par les lettres patentes de 1678 ! La Barre ne
dit pas, en revanche, qu'il a conclu un accord financier avec les
deux « repreneurs » des biens de M. de La Salle. Le
gouverneur touchera désormais la moitié des bénéfices réalisés par
La Chesnaye et Le Bert. Comme le vieux concussionnaire est inquiet,
il fait ouvrir le courrier de Cavelier, supprime les passages qui
mettent en valeur la découverte du Normand et ajoute des
commentaires pernicieux à destination du ministre de la Marine.
Ceux-ci sont de nature à faire croire que M. de La Salle est
un mythomane, qu'il a perdu la tête et veut créer « un royaume
imaginaire en débauchant tous les banqueroutiers et fainéants de ce
pays ». N'en étant pas à une vilenie près, La Barre destitue
le capitaine Henry de Tonty de son commandement du fort Saint-Louis
des Illinois et donne à entendre aux Iroquois que, si un malheur
arrivait aux aventuriers français qui soutiennent contre eux les
Miami et les Illinois, il n'en ferait pas une affaire
d'État !
Il ne restait plus à M. de La Salle, bien
qu'il eût des choses plus urgentes à entreprendre, qu'à traverser
une nouvelle fois l'Atlantique, pour demander justice au roi. À
Paris, il pouvait compter sur M. de Frontenac qui l'avait
précédé en compagnie du père Zénobe Membré. Bien que récollet
détesté par les jésuites, ce prêtre était non seulement un saint
homme mais un témoin loyal et irréfutable du voyage dans le
delta.
Le 13 novembre 1683, Cavelier appareilla pour
la France avec son Indien Nika et le major La Forest, commandant du
fort Frontenac que le gouverneur renvoyait en France. En débarquant
à La Rochelle, le 23 décembre 1683, il savait que seul
M. de Seignelay, qui venait de succéder à son père, pouvait
entendre ses justifications. Car le grand Colbert était mort le
6 septembre et on avait dû l'enterrer de nuit pour soustraire
son corps à la fureur du peuple, qui le détestait à cause de la
politique autoritaire imposée par l'intérêt national. Les bourgeois
affairistes et les gens du négoce, qui voient rarement plus loin
que le bout de leur tiroir-caisse, avaient mal supporté la création
des manufactures de textiles et les ordonnances fiscales. Quelques
jours avant sa mort, le grand ministre avait reçu, maigre
consolation, l'acte officiel de prise de possession de la Louisiane
des mains du comte de Frontenac.
À Paris, M. de La Salle constata que ses amis
lui étaient restés fidèles et que bon nombre de gens éclairés
appréciaient à leur juste valeur ses découvertes, maintenant
officiellement révélées, et l'encourageaient à poursuivre. Il
devint, grâce aux salons et aux journaux, le paladin du moment.
Le Mercure galant rendit compte à sa
manière des aventures du gentilhomme : « Il a vu diverses
nations barbares. Comme il possède dix sortes de langues de ce
pays-là, il a eu moyen de reconnaître leur religion et leur police.
La plupart adorent le soleil et l'esprit qui le gouverne. Les
hommes vont nus. Pour les femmes mariées, on les oblige à une
conduite exacte et on leur coupe les oreilles et le nez quand on
les surprend dans quelque faute7. » Ce genre de commentaire avait de
quoi donner de délicieux frissons aux Parisiennes dont les
infidélités conjugales ne connaissaient pas d'aussi cruelles
sanctions !
À la demande de Seignelay, le roi reçut, en toute
discrétion et fort aimablement, la vedette du jour. Louis XIV,
en deuil de la reine Marie-Thérèse, morte le 30 juillet,
devait porter, ce jour-là, un justaucorps violet et une cravate
sobre, tenue choisie pour marquer son récent veuvage. Comme tous
les maris qui ont abondamment trompé leur femme, le souverain
témoignait d'une grande déférence au souvenir de la sienne, bien
que l'on racontât déjà qu'il avait, dès le mois de septembre,
secrètement épousé Mme de Maintenon. À Versailles, où l'on
commençait la construction de l'aile nord du château, Cavelier fut
écouté comme devaient l'être les conquistadores quand ils
réapparaissaient à la cour d'Espagne après une heureuse
expédition.
Rien ne transpira de l'entrevue royale et les
courtisans indiscrets, comme les amateurs de ragots, en furent pour
leurs frais. On vit cependant, en peu de jours, les effets de cet
échange de vues. Non seulement le roi accorda immédiatement à
Cavelier réparation des préjudices causés en ordonnant à La Barre
de restituer sur-le-champ à leur propriétaire les forts confisqués,
mais il délivra, le 14 mars 1684, de nouvelles lettres
patentes nommant M. de La Salle « gouverneur de toutes
les contrées de l'Amérique septentrionale soumises et à soumettre
du fort de Saint-Louis des Illinois jusqu'à la
Nouvelle-Biscaye », c'est-à-dire les possessions espagnoles
bordant le golfe du Mexique. La commission donnait aussi pouvoir à
l'explorateur de commander tant aux Français qu'aux Sauvages de ces
régions et de nommer les gouverneurs et commandants. Si Cavelier
avait rêvé un jour de posséder un duché, il pouvait être satisfait
au-delà de ses espérances : Louis XIV venait de le faire,
en trois phrases, vice-roi d'Amérique.
Ayant obtenu l'agrément du souverain et fait taire
ses détracteurs, il dépêcha le major La Forest en Nouvelle-France
pour reprendre le contrôle du fort Frontenac et transmettre à Tonty
l'ordre de rassembler tous les Indiens qu'il pourrait enrôler près
du fort Saint-Louis des Illinois. Comme le colonisateur – il
mérite dès à présent ce titre – l'avait proposé au roi, il
s'agissait en effet de constituer une armée de quinze ou vingt
mille Sauvages, encadrés par des soldats venus de France et de
robustes boucaniers recrutés à Saint-Domingue. Cette troupe
permettrait de monter une expédition guerrière contre les Espagnols
et de leur dérober le Mexique, dont la capitale comptait alors plus
de cent mille habitants. Le projet pouvait paraître fou et, en
tout cas, téméraire, mais la France était alors puissante et
redoutée de l'Espagne, ce qui encourageait une telle entreprise.
Charles II avait déjà dû abandonner à Louis XIV la
Franche-Comté et une partie de la Flandre et il s'apprêtait à
signer un traité accordant, pour vingt ans, Strasbourg à la France,
en échange de Courtray et de Dixmude8. Il ne saurait pas mieux défendre sa colonie
mexicaine que ses possessions européennes, pensait-on avec
optimisme à Versailles. Le maréchal de Bellefonds n'était-il pas
entré à Gérone en mars, au moment où le roi de France signait les
nouvelles lettres patentes de Cavelier de La Salle ?
Les années
d'errance
Fort de ses nouveaux privilèges, et cette fois-ci
de l'appui du roi et de l'État, Cavelier de La Salle s'embarqua
pour la Louisiane le 24 juillet 1684. Il disposait d'une
flottille de quatre navires, le Joly,
trois-mâts portant trente-cinq canons, la Belle, petite frégate armée de six canons et
offerte par le roi à l'explorateur, l'Aimable, flûte jaugeant trois cents tonneaux,
propriété d'un armateur de La Rochelle, M. Massiot, le
Saint-François, cotre à tapecul de
petit tonnage, chargé de vin et de denrées destinées aux habitants
de Saint-Domingue et qui devait faire route jusqu'à cette île avec
la flottille. Après cette escale, les bateaux contourneraient la
pointe de la Floride et débarqueraient les pionniers dans les
bouches du Mississippi, visitées deux ans plus tôt par le chef de
l'expédition. On emportait du matériel, des fournitures et des
objets de première nécessité destinés aux colons qui accepteraient
de s'installer dans le delta.
Deux cent quatre-vingts soldats, ouvriers et
volontaires étaient du voyage. Ces gens, qui avaient souvent été
enrôlés, à La Rochelle et à Rochefort, par des recruteurs
professionnels, et payés, c'est le cas de le dire, à la tête du
client, représentaient, d'après La Salle lui-même, un
bel échantillon de « cette racaille de toutes les nations
qui hante les grands ports9 ». Le seigneur réhabilité de Frontenac
avait sélectionné personnellement les officiers qui devaient
encadrer cette troupe peu reluisante. Certains d'entre eux avaient
choisi l'aventure coloniale pour se faire oublier en métropole.
C'était le cas du marquis de La Sablonnière, un libertin ruiné
par le jeu et les donzelles. Il comptait que l'exploration de la
Louisiane serait plus payante que la campagne contre les
Barbaresques d'Algérie, dont il n'avait rapporté que la vérole.
Parmi les recommandés dont Cavelier fut obligé de s'encombrer
figurait le fils d'un secrétaire du roi, Pierre Meunier, un bon à
rien que sa famille souhaitait éloigner. Avaient embarqué aussi des
commerçants rouennais, Legros et les frères Duhault, qui, ayant
investi dans les fournitures, voulaient s'assurer par eux-mêmes de
la rentabilité de l'opération. De braves soldats faisaient
heureusement partie de la troupe, notamment Henri Joutel, fils du
jardinier des Cavelier, qui avait reçu une bonne éducation et
comptait dix-sept ans de service dans l'armée. Il serait pour La
Salle, comme Tonty, un lieutenant à la fidélité inaltérable et
publierait en 1713 une relation de l'expédition10. Trois missionnaires récollets figuraient
parmi les passagers, le père Zénobe Membré, qui connaissait le
pays, et ses confrères Maxime Le Clercq et Anastase Douay. On avait
invité aussi des sulpiciens, Jean Cavelier, le frère de Robert, et
les abbés Chefdville et Esmanville. M. de La Salle, pour
plaire à sa famille, avait encore accepté de prendre à bord deux de
ses neveux qui voulaient voir l'Amérique, Crevel de Moranger et
Nicolas Cavelier. Enfin, comme il valait mieux dans ce genre de
croisière avoir un chirurgien sous la main, on s'était entendu avec
un certain Liotot, qui avait mis un peu d'argent dans la pacotille
à vendre aux Indiens.
Si M. de La Salle commande aux soldats, un
capitaine de la marine royale, M. Le Gallois de Beaujeu,
normand comme l'explorateur, commande aux navires. La Salle choisit
l'itinéraire mais Beaujeu décide des manœuvres. C'est là que gît,
dès avant l'appareillage, le ferment d'un désaccord que
l'opposition des caractères amplifiera et qui conduira à des
conflits très préjudiciables à l'expédition.
La Salle n'était pas un de ces vaniteux ordinaires
qui se prennent pour génie universel parce que la fortune leur a,
une fois, souri. Conscient de sa valeur, il entendait tenir la
place que l'Histoire consentait enfin à lui attribuer et
n'admettait pas qu'on méconnût ses compétences déjà prouvées, ni
qu'on empiétât sur ses prérogatives. Il n'avait pas pour habitude
de révéler aux autres par le détail ses projets et ses plans.
Peut-être estimait-il que ses interlocuteurs eussent été
incapables, ne distinguant que les signes extérieurs de
l'entreprise, de comprendre l'immense ambition qui l'animait.
Cavelier le Normand se faisait une certaine idée de l'Amérique
française. Cette idée primait tout. Les contingences ne pouvaient
l'infléchir, l'intendance devait suivre, les hommes marcher sans
murmurer ni même poser de questions. À ceux qui avaient accepté de
l'accompagner, Cavelier ne promettait que l'honneur de figurer
parmi les défricheurs d'un nouveau royaume. Il eût pu dire
« Je suis la Louisiane » sans que cela fît sourire, tant
on devinait qu'il avait engagé son honneur et sa vie dans
l'aventure. Les uns l'appelaient Don Quichotte, les autres le
Christophe Colomb de la vallée du Mississippi, mais tous
reconnaissaient en lui le condottiere intrépide qui sait faire
front à la défaveur éventuelle du destin. M. de La Salle
montrait en toute circonstance un sens féodal du devoir et de
l'autorité. Il entendait imposer comme un dogme sa conception
réaliste et moderne de l'entreprise coloniale. Ce type de chef
déplaît plus encore aux proches par le grade ou la fonction qu'aux
subalternes et l'époque n'était pas à la concertation ou au
dialogue. M. de La Salle ne recherchait pas le consensus, qui
est une mode récente et réputée démocratique. Il prescrivait à
chacun de servir à la place assignée, sans tergiversations ni
plaintes. Les pusillanimes et les délicats qui osaient exhiber
leurs états d'âme étaient promptement désignés pour les missions
dangereuses ou rebutantes, ce qui les ramenait aux considérations
primordiales de l'existence. L'action dilue les mélancolies que le
narcissisme exaspère. Pour le Normand, il n'existait pas de
meilleur critère d'appréciation que l'efficacité.
C'est pourquoi, dès les premiers jours du voyage
qui, faute de vent, ne commença que le 1er août, les heurts se succédèrent entre le
capitaine Beaujeu et Cavelier. Le marin tenait aux préséances de
Neptune, qui font en mer d'un capitaine le substitut de Dieu. Il
souffrit donc, tout de suite, de se voir cantonné dans le rôle du
navigateur mis au service d'un coureur de bois par décision royale.
Il trouva bientôt excessif le nombre des gens qui mangeaient à sa
table… et à ses frais : quatorze personnes, dont six prêtres.
Puis il prit très mal que M. de La Salle eût refusé de faire
escale à Madère et encore plus mal que ce taciturne lui cachât,
depuis le départ, la destination exacte de la flottille. Cavelier
craignait les espions espagnols et n'avait pas tort. Beaujeu, qui
s'était attiré quelque reconnaissance de Seignelay pendant la
campagne d'Algérie, se plaignit par lettre au ministre de la Marine
de l'attitude de son passager. « C'est un homme si défiant,
qui a tellement peur qu'on ne pénètre dans ses secrets qu'on ose
[sic] lui rien demander »,
écrivit-il. Les choses se corsèrent quand M. de La Salle
refusa avec hauteur de se plier au cérémonial burlesque qui préside
traditionnellement au passage de la Ligne. « C'est une insulte
à la marine française », aurait dit, entre deux parties de
cartes, le capitaine Escartefigue. Beaujeu ne le dit pas mais
ressentit comme un affront la dérobade de son passager. Il est
probable que les marins réservaient au gentilhomme sec et distant,
qui les considérait sans aménité comme de simples auxiliaires des
transports maritimes, un baptême particulièrement soigné. La Salle
trouvait cette momerie ridicule et le dit clairement, ce qui fit
gronder l'équipage du Joly et ceux des
autres navires.
Quand le journal intime du père Membré, où le
religieux décrivait toutes les fredaines des marins et les
algarades du bord, tomba sous les yeux du capitaine, l'atmosphère
devint irrespirable. Fort heureusement, on arrivait à
Saint-Domingue où l'on débarqua d'abord les nombreux malades qui se
trouvaient à bord des bateaux. M. de La Salle ayant été
terrassé, semble-t-il, par la même fièvre dont souffraient marins
et passagers, bien que certains historiens aient cru reconnaître
dans les symptômes vaguement décrits une congestion cérébrale, et
que d'autres y aient vu la main d'un empoisonneur, il fallut
prolonger l'escale. L'explorateur allait passer deux mois dans ce
pays où, d'après Joutel, l'air et les fruits étaient mauvais et où
l'on trouvait « quantité de femmes pires encore que l'air et
les fruits ! ».
Couché dans une mansarde sordide, tandis que les
matelots ivres braillaient toutes les nuits en sortant des cabarets
de la rue voisine, que le marquis de La Sablonnière vendait ses
vêtements pour payer les filles de joie et que les commerçants
rouennais liquidaient à bon prix une partie des produits destinés à
la future colonie, l'explorateur crut mourir d'amertume autant que
de maladie. Les désertions se multipliaient et il voyait
l'expédition compromise. Quand il apprit que le plus lent des
bateaux, le cotre Saint-François, empli
de meubles, d'outils et de munitions, avait été saisi par les
Espagnols, comme Jérémie il se tourna vers le mur de sa chambre et
se mit à délirer. Son frère, l'abbé Cavelier, le croyant perdu, lui
fit porter la communion, ce qui, sans doute pour l'édification des
libertins, le calma et fit tomber la fièvre.
Quelques jours plus tard, bien que très affaibli,
M. de La Salle reçut le gouverneur de l'île et prépara le
départ de la flottille. Après cette longue escale à Saint-Domingue,
on mit à la voile le 25 novembre. Cette fois-ci, Cavelier, qui
avec le commandant des îles reprochait à Beaujeu la perte du
Saint-François, parce qu'il n'avait pas
attendu ce vaisseau, trop poussif à son gré, embarqua sur la flûte
l'Aimable avec ses officiers.
Les bateaux risquaient de se perdre de vue,
Beaujeu n'ayant sans doute pas l'intention de tenir compte du
message envoyé par Cavelier qui lui demandait de ne pas forcer
l'allure. L'Aimable était en effet
incapable de suivre le Joly. On s'était
donc donné rendez-vous, par 28 degrés 20 minutes, dans la
mer Vermeille, point le plus proche, selon M. de La Salle, de
l'embouchure du Mississippi.
Après être passés au large de Cuba, les navires
regroupés entrèrent ensemble dans le golfe du Mexique, mais, à
partir de là, personne ne sut plus se diriger. Ni M. de La
Salle ni Beaujeu ne distinguèrent la baie de la Mobile, devant
laquelle ils défilèrent dans la brume sans ralentir. Quelques jours
plus tard, on vit par chance, sur une pointe, des feux allumés par
des Sauvages et Cavelier se crut près du but, imaginant qu'il
s'agissait des Appalache. Or les Indiens, très courtois, qu'on
amena à bord parlaient une langue incompréhensible à La Salle qui
en connaissait cependant beaucoup. Ils donnèrent à entendre, avant
de rentrer chez eux comblés de cadeaux, que le Mississippi coulait
plus loin vers l'ouest alors qu'il se trouvait à l'est. La
flottille ayant déjà dépassé l'embouchure du fleuve noyée dans le
brouillard, il eût fallu rebrousser chemin, ce qu'on ne fit pas. Le
5 février, M. de La Salle, qui avait repéré une baie et
souhaitait se débarrasser au plus vite de Beaujeu, demanda qu'on
fît débarquer la troupe que lui avait donnée le roi de France. Dès
que celle-ci eut mis pied à terre, on prit la direction de l'ouest,
s'éloignant ainsi du fleuve recherché. Beaujeu, goguenard,
conduisant la flottille, longeait la côte en suivant à la
longue-vue la progression des explorateurs.
Le 16 février, M. de La Salle, étant
arrivé au bord d'une baie plus large que celle où il avait débarqué
et qu'il prit, nouvelle erreur, pour un des bras du Mississippi,
organisa un campement de fortune au milieu des roseaux. Il décida
d'attendre la livraison des fournitures et des provisions qui se
trouvaient à bord de la flûte. Malchance, étourderie ou manœuvre
stupide, l'Aimable, poussée par un fort
vent d'est, s'échoua. Il fut impossible de décharger toute la
précieuse cargaison avant l'arrivée d'une violente tempête.
Au petit jour, la silhouette de la flûte, dont on
avait dû, la veille, abattre les mâts pour réduire la prise au
vent, ne se détachait plus sur le ciel laiteux. Pendant la nuit, le
navire avait été englouti. Quelques barriques de vin se dandinaient
ironiquement sur les vagues. Les Indiens, qui avaient observé les
péripéties du naufrage, pillèrent discrètement l'épave. Leurs
femmes se taillèrent des robes dans les pièces de tissu
dérobées.
Ce fut un rude coup pour le moral des hommes, et
l'humeur de M. de La Salle s'en trouva singulièrement aigrie.
Il advint encore, pour rendre plus détestable l'accueil d'une terre
aux charmes tant vantés, que des Français qui avaient emprunté sans
autorisation des canots aux Indiens furent attaqués par ces
derniers. Deux soldats périrent et le neveu de Cavelier, le jeune
Moranger, regagna le camp avec une flèche dans le bras. Déjà,
certains déprimés ne pensaient qu'à rembarquer sur le Joly et rentrer en France. L'ingénieur Minet et le
sulpicien Esmanville étaient du nombre.
Ainsi, le 5 mars 1685, ayant manqué les
bouches du Mississippi, Cavelier installa sa base dans une baie que
les Français nommèrent Saint-Bernard et dont on sait aujourd'hui
qu'elle est la baie de Lavaca, située au fond de Matagorda Bay, à
plus de cent cinquante kilomètres à l'ouest de Galveston, au Texas.
L'explorateur égaré se trouvait donc à environ six cents kilomètres
du lieu, aujourd'hui Venice, en Louisiane, où il avait, cinq ans
plus tôt, planté le poteau à fleurs de lis de la prise de
possession.
Pendant trois semaines, La Salle et Beaujeu
échangèrent des messages dont les termes, d'une politesse
conventionnelle, cachent mal l'irritation croissante de l'un et
l'agacement contenu de l'autre. Aux demandes réitérées de Cavelier,
qui voulait tirer des bateaux vivres et canons, répondaient les
refus circonstanciés du marin qui n'acceptait pas de se dessaisir
de provisions jugées indispensables pour le voyage de retour.
Portées par des rameurs qui faisaient la navette entre les bateaux
et la terre, ces lettres11 – seize écrites entre le
23 janvier et le 10 mars 1685 – illustraient le
désaccord des deux hommes.
Quand, le 12 mars, le capitaine Beaujeu fit
mettre à la voile pour retourner en France, il emmenait avec lui
l'ingénieur Minet, le sulpicien Esmanville et ce Nicolas de La
Salle, devenu écrivain de marine, c'est-à-dire employé aux
écritures, dont l'homonymie avec le héros n'était guère flatteuse
pour ce dernier. Il dut y avoir ce jour-là, dans le cœur de ceux
qui restaient sur le rivage, beaucoup de mélancolie et plus
d'inquiétude que d'espoir de fortune. Ils savaient cependant qu'un
des bateaux, la Belle 12, petite frégate à six canons offerte par le
roi à Cavelier, croiserait au long des rivages du golfe et se
présenterait en juillet devant le fort en construction.
Dès que les voiles eurent disparu de l'horizon,
M. de La Salle, qui ignorait tout de sa position, n'eut qu'un
seul but, regagner les rives du Mississippi pour y fonder un
établissement qui assurerait la présence française, puis remonter
le fleuve à la rencontre de Tonty et des gens que ce dernier avait
dû rassembler. Ensuite, avec une armée indienne bien encadrée, on
pourrait envisager une expédition contre les Espagnols.
Pendant deux ans, Robert le Conquérant allait
errer à la recherche du grand fleuve qui, malignement, se déroba.
Le seigneur des Sauvages commença par construire, en un lieu que
les Texans situent aujourd'hui près de Port Lavaca, un fort qu'il
nomma Saint-Louis, sans doute par référence au fort Saint-Louis des
Illinois où le fidèle Tonty attendait les ordres de son chef.
La chronique de ce fort texan est instructive et,
bien qu'édulcorée sans doute par les témoins, elle permet de
mesurer ce que dut être, au fil des saisons, le désenchantement de
M. de La Salle.
Celui qui voulait fonder un empire était condamné
à vivoter comme un clochard exotique, à tourner en rond, sur des
centaines de kilomètres carrés, dans les prairies, les forêts et
les marécages, à gourmander sans arrêt les pseudo-colons qui ne
pensaient qu'à s'enivrer et faire ripaille dès qu'il avait le dos
tourné. Il devait aussi déjouer les plus mesquines intrigues,
prévenir les désertions et parfois les rébellions, se conduire
durement avec les soldats pour maintenir un semblant de discipline.
La nourriture, certes, ne manquait pas. Le pays était, à la fin du
XVII e siècle, encore plus giboyeux que de nos
jours où il a été sacré Sportsmen
Paradise. Les canards étaient légion comme les oies, les
courlis et les pluviers. L'écureuil, le lapin, l'opossum, le rat
musqué y abondaient. La rivière de la Vache, ainsi nommée par
Cavelier13 et qui coulait au pied du
fort, fournissait de succulents poissons. Défrichée, la terre se
révélait fertile et produisait aisément légumes, melons,
citrouilles, oignons. La vigne sauvage, les pruniers, les noyers et
les mûriers fournissaient des desserts acceptables. Quand on
voulait déguster une belle entrecôte, il suffisait de marcher vers
le nord jusqu'aux prairies où paissaient les bisons, à moins qu'on
ne préférât rôtir un cuissot de chevreuil, que les gourmets
accompagnaient d'une sauce liée à l'œuf de tortue !
Dans ce fort vivaient sept femmes, la plupart
normandes, qui faisaient la cuisine, ravaudaient le linge et
émoustillaient les hommes. L'une, Mme Talon, était veuve d'un
militaire canadien (homonyme du célèbre intendant) qui lui avait
laissé une fille et trois fils, une autre était l'épouse d'un
soldat de la troupe venu de Saint-Jean-d'Angély, une troisième,
célibataire, se disait cousine du curé de Saint-Eustache et une
quatrième, célibataire, dont la chronique n'a retenu que le
sobriquet, se faisait appeler la Parisienne. Une autre mère de
famille, épouse d'un artisan rouennais, et deux demoiselles
complétaient la population féminine qui devait comprendre aussi
quelques Indiennes, compagnes temporaires mais fort prisées des
solitaires. Quand M. de La Salle s'éloignait avec un
détachement pour sacrifier à sa marotte, la recherche du
Mississippi, Joutel, promu commandant du fort, s'efforçait de faire
respecter les règles du savoir-vivre et la vertu des dames. Comme
on redoutait toujours une attaque des Indiens, les officiers
organisaient des concours de tir dotés de prix. Les femmes, qui
devaient savoir tenir un fusil, y participaient. Ensuite on buvait,
on dînait, on dansait et les flirts allaient bon train, non
seulement avec les demoiselles françaises, dont le gynécée ne
comportait pas de clôture, mais avec les jolies Indiennes ramenées
des randonnées dans la forêt. Le père Anastase Douay était toujours
prêt à baptiser les fruits des amours fortuites. Il eut même
l'occasion de célébrer le mariage du lieutenant Gabriel Minisme,
dit le Barbier, avec une demoiselle de la colonie. Quand le marquis
de La Sablonnière, suivant l'exemple de son camarade, demanda la
main de la Parisienne, il fut éconduit. Toutes les femmes du fort
Saint-Louis connaissaient la nature de la maladie qui minait la
santé du libertin !
D'ailleurs, l'état sanitaire de cette colonie
naissante laissait beaucoup à désirer et l'on mourait plus souvent
de maladie que d'une flèche indienne. Les séquelles des fièvres et
autres maux contractés à Saint-Domingue tuèrent trente hommes en
quelques mois, et l'on dut créer un cimetière à proximité du fort.
On perdit aussi Legros, le riche négociant rouennais, qui, en dépit
d'une amputation pratiquée par le chirurgien Liotot, ne survécut
que peu de jours à la gangrène provoquée par la morsure d'un
serpent à sonnette. On trouva, dans son bagage, un millier de
livres en louis d'or, que M. de La Salle confisqua.
Les reconnaissances que conduisait inlassablement
le chef de l'expédition, parfois à plusieurs semaines de marche du
fort Saint-Louis, réservaient de temps à autre des rencontres
intéressantes. C'est ainsi que Cavelier identifia un jour, à quinze
lieues du camp, les vestiges d'un grand fort abandonné. Entre deux
canons rouillés, une poutre portait encore les armes de Castille et
une date : 1588. Les Indiens de la région présentèrent aux
Français des épées, des lampes, des cuillers, de la dentelle et
même des livres trouvés dans les établissements des Espagnols, qui
apparaissaient périodiquement et leur cédaient des chevaux. C'est
au retour d'une de ces explorations que Cavelier comprit, après une
heureuse rencontre avec des Indiens Chaouanon, que pour retrouver
le Mississippi tant désiré il fallait faire route à l'est et non à
l'ouest. Il comptait donc utiliser la Belle et ses barques pour longer la côte jusqu'à
l'embouchure du fleuve, mais, avant qu'il ne parvienne au fort, le
bateau offert par le roi coula à la suite d'une manœuvre
désastreuse, dirigée par un capitaine d'occasion. Il ne restait
plus qu'à marcher jusqu'au delta.
Une première expédition, partie le 26 avril
1686, fut un échec. Après deux mois d'errance et un séjour chez les
Indiens Ceni où, se trouvant à l'aise, quatre soldats désertèrent
pour se mettre en ménage avec des squaws, M. de La Salle,
ayant échappé de justesse à la noyade, ne ramena au fort que huit
compagnons sur les vingt que comptait la troupe au départ.
Dominique, le plus jeune des frères Duhault, et un valet nommé
Dumesnil avait été tués par les Comanche. Duhault l'aîné rendit
Cavelier responsable de ces disparitions. Six autres compagnons
avaient succombé à des fièvres récurrentes ou s'étaient égarés,
peut-être volontairement… Seul résultat positif de ce voyage, les
Ceni avaient accepté d'échanger, contre des haches, cinq chevaux
achetés aux Comanche qui les avaient, eux, volés aux
Espagnols !
Rompu de fatigue, découragé, souffrant d'une
hernie, sentant autour de lui monter une grogne prête à se muer en
haine, constatant que l'on mettait en doute ses capacités et que
les gens ne se souciaient plus que de manger et de boire, le chef
se fit de plus en plus autoritaire et cassant. Si Joutel et
quelques autres appartenaient, comme Cavelier, à la caste des
« marche ou crève », la majorité des rescapés,
trente-sept hommes, sur les deux cent quatre-vingts embarqués à La
Rochelle deux ans plus tôt, sept femmes et une demi-douzaine
d'enfants, ne souhaitaient que survivre le plus commodément
possible en attendant de trouver le moyen de rentrer en France ou
de gagner le Canada.
Après un temps de repos, M. de La Salle
réussit à décider seize compagnons à se lancer une nouvelle fois
avec lui à travers forêts et rivières vers l'est où, cela était
maintenant confirmé par des témoignages d'Indiens, on ne pouvait
manquer de rencontrer le Mississippi. Ces gens, qui erraient depuis
bientôt deux ans dans la région côtière que constituent aujourd'hui
les comtés texans de Calhoun, Jackson, Matagorda, Wharton et
Brazoria, quittèrent le fort Saint-Louis le 12 janvier 1687.
On peut imaginer, malgré la rusticité de ces aventuriers, que ceux
qui partirent comme ceux qui restèrent eurent le sentiment qu'il
s'agissait du voyage de la dernière chance. Plus tard, Joutel se
souviendra de ce jour en rédigeant son Journal
historique du dernier voyage que feu M. de La Salle fit dans
le golfe du Mexique pour trouver l'embouchure et le cours de la
rivière Mississipi 14. On se sépara « d'une manière si
tendre et si triste, qu'il semblait que nous avions tous le secret
pressentiment que nous ne nous reverrions jamais ».
Le héros
assassiné
On se mit en route avec, cependant, un certain
optimisme. Une partie de l'itinéraire avait déjà été parcourue lors
de la précédente randonnée, des tribus indiennes amies et connues
offraient des relais sûrs et, pour la première fois, on se
déplaçait avec cinq chevaux chargés de vivres et de bagages. Enfin,
la colonne rassemblait, avec les meilleurs, les plus
risque-tout : le frère abbé et les deux neveux de M. de
La Salle, Crevel de Moranger et Cavelier, qui avaient donné des
preuves de leur résistance et de leur courage, Henri Joutel, le
père Anastase Douay, le chirurgien Liotot, Duhault le marchand,
Hiens, un aventurier wurtembourgeois rencontré à Saint-Domingue,
luthérien sachant le latin et les mathématiques, James qui se
disait anglais, personnage au passé mal défini, Tessier, le pilote
de la Belle, qui n'avait plus de
bateau, Ruter, marin breton prompt à lutiner les Indiennes, le
jeune fils de la veuve Talon, un garçon nommé Marle qui faisait
volontiers précéder son nom d'une particule sans doute usurpée, un
certain Barthélemy, boute-en-train parisien, Larchevêque, valet de
Duhault, Saget, valet de M. de La Salle, et le fidèle
Chaouanon Nika, sur lequel on pouvait compter pour améliorer
l'ordinaire avec du gibier.
Parmi ces hommes se cachaient des assassins, mais
cela, M. de La Salle l'ignorait.
Tout alla relativement bien jusqu'au 15 mars,
date à laquelle la colonne arriva dans une région plus humide où de
nombreux cours d'eau rendaient la progression des hommes et des
chevaux difficile. Il s'agissait d'un territoire habité par les
Indiens Ceni et que l'on situe aujourd'hui à une centaine de
kilomètres au nord de la baie de Galveston, entre les fleuves San
Bernard et Brazos. La troupe se scinda en plusieurs équipes, dont
une fut chargée de chasser pour assurer la subsistance de tous. Si
l'on en croit Joutel et les autres chroniqueurs, c'est pour une
question d'os à moelle qu'une dispute survint au cours d'un repas.
Cavelier de La Salle, qui présidait à la distribution des parts,
réservait toujours, disaient certains, les meilleurs morceaux à ses
neveux. Or Duhault, s'il admettait que l'on avantageât le jeune
Cavelier, âgé de dix-sept ans, refusait de considérer comme
prioritaire Crevel de Moranger, à qui M. de La Salle déléguait
souvent une part de ses responsabilités. Le négociant rouennais
détestait ce garçon au sang vif, sûr de lui, qui, ayant un jour
pris l'initiative d'ouvrir le feu sur des Indiens, avait déclenché
une bagarre inutile où deux Français avaient péri. Il lui
reprochait surtout de ne pas l'avoir attendu le jour où il était
resté en arrière pour réparer ses mocassins, s'était égaré et avait
erré seul pendant trois semaines avant de retrouver le chemin du
fort. Enrichi par le négoce colonial, Duhault avait sans doute
l'habitude, à Rouen, de voir ses avis écoutés avec déférence par
les bourgeois, d'être obéi avec docilité par ses commis, servi avec
respect, et peut-être obséquiosité, par ses valets. L'argent incite
facilement les boutiquiers et les petits esprits à surévaluer leurs
mérites et à magnifier leur personne. Or, non seulement Duhault
pleurait son jeune frère Dominique, tué un an plus tôt par les
Indiens, mais il continuait à se lamenter en évoquant la
disparition en mer Caraïbe du Saint-François et le naufrage de l'Aimable dans le golfe du Mexique. Les cargaisons de
ces navires lui appartenaient pour moitié et aucune assurance
maritime ne le rembourserait jamais. M. de La Salle, tenu pour
responsable par Duhault de la mort de Dominique, avait certes
exprimé des regrets et présenté des condoléances, mais le préjudice
matériel causé au commerçant par flibuste et naufrage ne l'avait
pas ému outre mesure. Le Normand regrettait certes les bateaux
disparus et le matériel colonial englouti, mais il semblait
considérer la perte des produits commercialisables embarqués par
Duhault comme fortune de mer et désagrément mineur. C'est auprès du
chirurgien Liotot que le négociant rouennais trouvait le plus de
compréhension. Le médecin avait, lui aussi, investi de l'argent
dans l'expédition et il devenait clair pour tout le monde que les
commanditaires ne rentreraient pas dans leurs frais.
Depuis plusieurs semaines, les deux hommes et
quelques autres ne supportaient plus les exigences, le ton cassant,
la moue dédaigneuse dont M. de La Salle accompagnait ses
remarques et ses remontrances. Ils avaient aussi le sentiment
d'avoir été dupés et se demandaient même si le seigneur de
Frontenac avait jamais navigué sur le Mississippi !
Le 16 mars, Duhault, Liotot, Hiens, Tessier,
les deux valets Larchevêque et Saget et le chasseur Nika, que
M. de La Salle avait envoyés au ravitaillement dans une cache
où il avait entreposé du maïs lors d'une précédente reconnaissance,
trouvèrent le blé d'Inde corrompu par l'humidité et mangé par la
vermine. Par chance, le Chaouanon Nika abattit deux bœufs sauvages
et la nouvelle fut portée au camp principal par Saget, avec mission
de ramener des chevaux pour transporter la réserve de viande ainsi
constituée. M. de La Salle délégua son neveu Moranger et deux
hommes pour aller quérir les provisions. À peine le contact fut-il
établi entre Moranger et Duhault que la dispute aurait commencé à
propos d'un os à moelle et des pièces mises à griller, sans doute
le meilleur morceau, la bosse du bison, que le négociant et le
chirurgien se préparaient à déguster. La querelle se serait
envenimée au cours du repas. Il est bien probable qu'un différend
de cet ordre, entre gens qui depuis deux ans menaient en commun une
vie difficile et dangereuse, ne suffit pas à expliquer le drame qui
allait se dérouler la nuit suivante. Ce dernier est plutôt
l'aboutissement des rancœurs accumulées, des déceptions, des
fatigues endurées, des risques vainement encourus, des promiscuités
forcées où s'exaspèrent les défauts des uns, la mesquinerie des
autres, et où les débrouillards prennent le pas sur les scrupuleux.
Peut-être faut-il tenir compte aussi de l'atmosphère d'un pays aux
moiteurs aussi débilitantes pour le corps que pour l'esprit.
Ce soir-là, s'étant éloignés de leurs compagnons
sous prétexte d'aller couper du bois, Duhault et ceux qui
partageaient ses ressentiments se concertèrent et, de
sang-froid, mirent au point l'exécution de M. de La
Salle. Il fallait d'abord se débarrasser de Moranger et des fidèles
de l'explorateur, son valet Saget et le Chaouanon Nika, qui
pourraient soit intervenir, soit dénoncer le complot. Assez
lâchement, Tessier, le pilote, déclara ne pas vouloir se mêler de
ce genre d'affaire mais promit sa neutralité. James, l'Anglais, qui
avait déjà connu les galères, se joignit par esprit de lucre à la
conjuration. Hiens, le Wurtembourgeois, suivit le mouvement. Quand
les trois victimes désignées furent endormies, Liotot, le
chirurgien que n'incommodait pas la vue du sang, se saisit d'une
hache et, avec la détermination d'un tueur des abattoirs, porta
plusieurs coups à la tête de Moranger. Croyant en avoir fini avec
cet homme, il se précipita sur l'Indien Nika puis sur Saget et, de
la même façon, leur défonça le crâne. Ces derniers succombèrent
instantanément, mais Moranger trouva la force de se redresser en
râlant. Comme Marle, qui ne savait rien des projets criminels de
Duhault, se réveillait et découvrait avec horreur le carnage, les
assassins exigèrent de ce piètre aventurier qu'il achevât le neveu
de M. de La Salle s'il voulait conserver la vie. Devenu
complice des meurtriers, Marle ne pourrait que tenir sa langue et
se garderait de donner l'alerte.
Duhault et ses amis comptaient en effet qu'au bout
d'un jour ou deux La Salle, ne voyant pas revenir son neveu, se
mettrait à sa recherche. Les assassins avaient calculé juste et, le
19 mars, Cavelier, accompagné du père Anastase Douay et d'un
guide indien, se mit en route. Sachant la haine de Duhault et
Liotot pour Crevel de Moranger, peut-être avait-il le pressentiment
d'un drame. Ce furent les choucas, sans doute attirés par les
dépouilles des bisons dépecés deux jours plus tôt, qui guidèrent le
Normand jusqu'au campement des meurtriers de son neveu. Prévenus de
l'approche du chef, Duhault et ses complices armèrent leurs fusils,
se mirent en embuscade et envoyèrent Larchevêque au-devant de
M. de La Salle et du religieux. Dès qu'il aperçut le valet,
Cavelier s'enquit du sort de Moranger. « Il est à la
dérive », aurait répondu avec insolence le domestique, faisant
sans doute allusion au fait que les corps des victimes avaient été
jetés dans la rivière proche.
Outré par cette réponse d'un laquais qui ne
s'était même pas découvert devant lui, M. de La Salle
s'apprêta à châtier Larchevêque. Plus tard, dans leur récit, tous
les témoins insistèrent sur ce détail. Le seigneur des Sauvages
n'eut toutefois pas le temps de corriger l'effronté. Les tireurs,
dissimulés dans les hautes herbes, ajustèrent leur coup et
M. de La Salle s'écroula, la tête fracassée, aux pieds du père
Anastase Douay, qui vit avec horreur expirer le vice-roi
d'Amérique. Le chirurgien Liotot, surexcité par ses crimes, trouva
pour la première fois assez d'audace pour insulter le cadavre d'un
homme qu'il n'avait jamais osé contredire de son vivant. « Te
voilà grand Bacha ! » cracha-t-il avant de dépouiller le
Normand de ses vêtements et de traîner le corps inerte dans les
buissons où l'on peut imaginer que, la nuit venue, les loups,
nombreux à l'époque, vinrent disputer aux choucas et autres rapaces
les restes du fondateur de la Louisiane.
Des chercheurs texans, après de multiples
recoupements et l'étude des chroniques ou témoignages livrés par
les survivants du dernier voyage de Cavelier, estiment aujourd'hui
que le crime eut lieu près de Navasota, un bourg du comté de
Grimes, à une soixantaine de kilomètres au nord-est de
Houston15. Cela nous permet de
constater qu'au jour de sa mort tragique M. de La Salle se
trouvait encore à plus de trois cents kilomètres de l'endroit où,
cinq ans plus tôt, il avait dressé, dans le delta du Mississippi,
une colonne aux armes de France.
On sait, par le journal de Joutel, comment
l'officier, l'abbé Cavelier, frère de l'explorateur assassiné, le
père Anastase Douay et quelques autres retrouvèrent, grâce aux
Indiens, le Mississippi qu'ils remontèrent pour regagner le Canada
sans ébruiter le drame qu'ils avaient vécu. Les historiens
continuent à s'interroger sur les raisons réelles qui incitèrent
alors l'abbé Cavelier à cacher avec obstination pendant des mois,
et au prix de mensonges déconcertants, la mort de son frère aux
gens qu'il rencontra. Les bienveillants estiment qu'il agit ainsi
pour protéger jusqu'à son retour en France l'exclusivité de l'œuvre
entreprise par Robert, dont il comptait poursuivre lui-même les
projets coloniaux. D'autres avancent que le sulpicien tenait
surtout à s'approprier les biens du disparu, dont le stock de peaux
de castor entreposé dans les forts, avant que les créanciers soient
informés de la mort de leur débiteur. À Paris, comme à Québec, on
savait M. de La Salle lourdement endetté.
Le fait qu'en retrouvant, sept mois plus tard, au
fort Saint-Louis des Illinois, le fidèle Tonty, l'abbé ait raconté
qu'il avait laissé son frère en excellente santé le 15 mai
1687 au pays des Arkansa, dans la maison d'un certain Couture,
alors que Robert était mort le 19 mars, donne en effet à
penser que les dissimulations du sulpicien n'étaient pas
désintéressées. Après avoir émis ce mensonge, en présence du père
Anastase Douay qui avait recueilli le dernier soupir de
l'explorateur et de Tessier, témoin indifférent des crimes mais à
qui les religieux avaient pardonné sa lâcheté, l'abbé produisit un
document daté du 9 janvier 1687 et signé de Robert Cavelier,
sieur de La Salle. Le papier ordonnait de remettre au porteur tout
ce qu'il demanderait pour assurer son passage en France. L'officier
à la main d'argent reconnut l'écriture de son chef, dont il ne
savait rien depuis deux ans, et crut au récit rassurant du
prêtre.
Au printemps 1685, Henry de Tonty, prévenu par un
courrier de Paris émanant du ministère de la Marine que M. de
La Salle avait débarqué à l'embouchure du Mississippi
(l'information avait dû être donnée par Beaujeu à son retour
d'Amérique), s'était empressé d'aller, comme prévu, à la rencontre
de son chef. Avec une petite troupe de vingt-cinq hommes et un
contingent d'Indiens, il avait, comme en 1682, descendu le
Mississippi et était arrivé dans le delta le 10 avril. Il y
avait séjourné une dizaine de jours, fort déçu de ne pas y trouver
La Salle. Il avait tout de même fait construire un fortin et
envoyé, sur quelques lieues au long de la côte, de part et d'autre
du fleuve, deux canots montés par des éclaireurs chargés de
s'informer auprès des Indiens de la présence éventuelle des
Français dans la région. Mais en avril 1685 M. de La Salle se
trouvait à des centaines de kilomètres de là, ce que Tonty ne
pouvait imaginer. Convoqué à Québec par le nouveau gouverneur,
marquis de Denonville, « brave et vertueux gentilhomme »
d'après Saint-Simon, successeur du triste La Barre destitué par le
roi, c'est la mort dans l'âme que l'intrépide manchot avait repris
le chemin du nord. Aussi fut-il bien aise d'apprendre par l'abbé
Cavelier que M. de La Salle, qu'il croyait à jamais perdu,
« travaillait à créer deux ports sur le golfe du
Mexique », l'un à la baie Saint-Louis, aujourd'hui baie de
Matagorda, l'autre près de l'embouchure du Mississippi. C'est en
ajoutant qu'il était chargé par son frère de porter ces
informations à la cour que le sulpicien avait présenté le papier
ordonnant qu'on lui fournît les moyens financiers de passer en
France, avec le récollet et qui bon lui semblerait. Tonty ne se fit
pas prier et délivra sur-le-champ au prêtre deux mille six cent
soixante-deux livres que M. de La Salle disait, dans sa
lettre, devoir à son frère, plus des peaux de castor dont l'abbé
Cavelier tira, paraît-il, sept mille livres en arrivant à
Québec.
Au marquis de Denonville l'abbé Cavelier raconta
la même fable qu'à Tonty et ce n'est qu'arrivé en France, le
9 octobre 1688, qu'il avoua la vérité à Seignelay, lequel
était d'ailleurs à la veille de l'apprendre par une autre
source.
En Louisiane, Henry de Tonty avait en effet eu
connaissance de la tuerie du 19 mars 1687. De passage au fort
Saint-Louis des Illinois, le traitant Couture, résidant
habituellement chez les Arkansa, rapporta qu'il avait hébergé
l'abbé Cavelier, le père Douay, Joutel et leurs compagnons en route
pour le Canada. Il avait aussi recueilli les confidences du jeune
Barthélemy qui, séduit par une Indienne, avait décidé de partager
la vie du collecteur de fourrure. Couture raconta donc ce qu'il
savait de la mort de M. de La Salle. Il ajouta des détails si
révoltants sur le comportement de l'explorateur assassiné que Tonty
marqua quelque scepticisme quant à la réalité des faits. D'après
Barthélemy, cité par Couture, M. de La Salle était devenu
d'humeur bizarre et irascible depuis qu'il avait pris conscience de
l'échec de l'expédition. « Il entra dans un tel chagrin, pour
ne pas dire désespoir, écrit Couture le 1er mars 1690 en rapportant une nouvelle fois
les propos de Barthélemy, qu'il ne connaissait et ne ménageait plus
personne. Il n'assistait plus à la messe ni à la prière et ne
s'approchait plus des sacrements depuis deux ans. Il traitait
M. Cavelier, son frère, avec le dernier mépris, l'ayant chassé
de sa table et ne lui faisant donner qu'une poignée de farine
pendant qu'il mangeait du bon pain. Il a tué lui-même, de sa main,
quantité de personnes et ses douze charpentiers, à coups de levier,
ne travaillant pas à son gré. Il n'épargnait pas même les malades
dans leur lit, les tuant impitoyablement sous prétexte qu'ils ne
faisaient les malades que pour ne pas travailler. Il a arraché les
deux yeux à un jeune homme qui vivait encore il y a plus de trois
ans, sans parler de ceux qu'il a fait pendre, ou passer par les
armes fleuredelisées. Et en un mot, de quatre cents personnes qu'il
avait amenées de France, sans compter plusieurs jeunes gens et
officiers de Saint-Domingue qui s'étaient joints à lui, il n'en
restait que trente. » Ce portrait si noir de Cavelier de La
Salle est heureusement démenti par tous. Le Normand pouvait,
certes, se montrer inflexible et sans aucune considération pour les
faibles qui devaient se plier à la loi commune, mais il n'avait pas
emmené de France quatre cents personnes, comme le disait le
Parisien, seulement deux cent quatre-vingts. Si l'explorateur
exigeait des autres, quel que fût leur grade, un labeur harassant,
il était toujours en pointe dans l'effort comme au danger. On ne
trouve nulle part, ni chez les inconditionnels comme Tonty ou
Joutel ni chez les jésuites, pires rivaux de La Salle, mention d'un
réflexe cruel, d'une punition injuste, d'une violence démesurée. Un
comportement du genre de celui rapporté par Couture eût d'ailleurs
été très vite sanctionné par une mutinerie brutale. Le récit
fantaisiste de Barthélemy, enregistré par le traitant des Arkansa,
s'explique peut-être par la peur que devaient inspirer au jeune
homme ses anciens camarades devenus les assassins de Cavelier. En
accablant la victime de toutes les turpitudes, il fournissait aux
bourreaux des circonstances atténuantes et se ménageait, au cas où
il les eût rencontrés, une excuse à ses bavardages.
Les assassins, qui se souciaient peu de rejoindre
le Canada, où ils eussent risqué leur tête, avaient décidé, au
lendemain de leurs forfaits, de retourner au fort Saint-Louis du
Texas avec l'intention d'y construire des bateaux pour quitter le
pays. L'abbé Cavelier, Joutel, le père Anastase Douay, Marle,
Tessier, Barthélemy, Pierre Meunier et le petit Talon entendaient
regagner le fort Saint-Louis des Illinois. Les deux groupes,
quoiqu'il en coûtât sans doute aux amis des victimes de voyager
avec des assassins, qui pouvaient à chaque instant attenter à leur
vie, durent faire un bout de chemin ensemble. Tous devaient, en
effet, passer par le grand village des Ceni pour embaucher des
guides, sans qui les uns et les autres se fussent une fois de plus
égarés. C'est chez les Indiens qu'ils rencontrèrent, au mois de mai
1687, deux anciens marins de l'expédition, Ruter et Grollet. Tous
deux avaient déserté pour vivre chez les Sauvages. Nus, le visage
tatoué, ils s'étaient fait une réputation de grands chasseurs grâce
à leurs fusils. La polygamie, en usage chez les Ceni, leur
paraissait très agréable. James s'empressa de se joindre à ses
anciens compagnons, mais, avant de quitter les autres, il exigea de
Duhault, qui s'était promu chef d'expédition, les gages que
M. de La Salle était censé lui devoir, plus des étoffes
destinées aux futures épouses qu'on ne manquerait pas de lui
proposer ! Comme le négociant refusait avec humeur, l'Anglais
l'abattit d'un coup de pistolet tandis que Ruter blessait de
plusieurs balles le chirurgien Liotot. Bien qu'étant du complot,
les deux aventuriers, qui n'escomptaient que le butin qu'on venait
de leur refuser, n'avaient pas pris part aux meurtres. Aussi
eurent-ils l'audace, devant Joutel et les religieux, de se poser en
justiciers, vengeurs de M. de La Salle dont ils chantaient, un
peu tard, les louanges. Comme Ruter se préparait à donner le coup
de grâce à Liotot, l'abbé Cavelier obtint que le meurtrier pût se
confesser. Ruter accorda le délai demandé, puis, ayant fait
observer que M. de La Salle et Moranger n'avaient pas eu la
même faveur, il acheva froidement le chirurgien.
Quand vint le moment de la séparation, Pierre
Meunier, fils d'un secrétaire du roi, choisit lui aussi de rester
chez les Sauvages. On lui confia le petit Talon, qui, suivant les
vœux exprimés autrefois par M. de La Salle, devrait apprendre
la langue des Indiens.
Quelques semaines plus tard, alors que Joutel et
ses amis remontaient le Mississippi, Marle se noya. Les autres
mutins ne connurent pas un sort meilleur. Le valet de Duhault,
Larchevêque, et Grollet furent, en avril 1689, saisis par des
Espagnols venus du Mexique. Le Français qui guidait cette
reconnaissance vers le fort Saint-Louis du Texas, dévasté par les
Indiens, était un ancien de la troupe de M. de La Salle. Il
identifia les deux loustics indianisés comme les complices des
assassins de son maître. Alonzo de León, le gentilhomme qui
commandait le détachement, fit arrêter les renégats et les envoya
en Espagne, où ils furent jetés en prison.
Dans son excellente biographie de Cavelier de La
Salle, Léon Lemonnier16 nous apprend ce qu'il advint de deux autres
complices des meurtriers : « Quant au flibustier James,
vengeur de La Salle, et qui était resté chez les Sauvages, il fut
tué par son acolyte Ruter, lequel fut à son tour massacré par les
Ceni. Ainsi va clopin-clopant, dans ces déserts comme ailleurs, la
justice immanente », constate l'écrivain rouennais.
Ceux que M. de La Salle avait laissés au fort
Saint-Louis du Texas en partant pour son dernier voyage, au mois de
janvier 1687, eurent aussi, pour la plupart, une fin tragique. Les
Indiens Clamcoe, vrais nomades qui ne cultivaient pas la terre et
ne construisaient pas de cabanes, ceux à qui autrefois des Français
avaient volé des canots, le bien le plus précieux de ces primitifs,
attaquèrent l'établissement en janvier 1689 et massacrèrent tous
les occupants, hommes, femmes et religieux. Trois enfants Talon,
qui virent égorger leur mère, et un petit Parisien nommé Eustache
Brémant furent recueillis par des femmes indiennes, puis remis plus
tard aux Espagnols en échange de haches et d'outils.
Marie-Madeleine Talon et ses deux petits frères furent adoptés par
la comtesse de Gabez, épouse du vice-roi du Mexique, qui les emmena
en Espagne après la mort de son mari en 1696. Pierre, l'aîné des
Talon, que Joutel avait confié aux Ceni, fut, lui aussi, après sept
années de séjour chez les Indiens, libéré par les Espagnols. Comme
Jean, son frère cadet, il s'engagea dans la marine de Sa Majesté
Catholique et finit ses jours en France, à l'île d'Oléron, montrant
volontiers aux visiteurs les tatouages indélébiles qu'il devait aux
Sauvages.
La disparition de Robert Cavelier de La Salle
allait entraîner l'abandon, pendant dix ans, du grand projet
colonial que le Normand avait fait admettre par le roi avant de se
perdre sur les rivages du golfe du Mexique.
En ce temps-là, à Versailles, les ministres
avaient mieux à faire que s'occuper de la lointaine Louisiane. Une
nouvelle fois, les souverains européens s'étaient ligués contre
Louis XIV, que Fagon venait d'opérer avec succès d'une
fistule. Une longue guerre commençait, au cours de laquelle les
Français auraient à se battre contre les soldats de dix nations en
colère. En 1689, le Roi-Soleil devrait vendre son argenterie pour
payer ses troupes et une paix aléatoire ne serait rendue aux
peuples qu'à l'automne 1697, à Ryswick.
1 Abenaqui.
2 Le fleuve Chicago, le Checagua ou Chékagou,
« oignon sauvage » ou « putois » des Indiens,
avait été exploré, en 1673, par Marquette et Joliet. La ville de
Chicago était autrefois divisée en trois parties par les bras du
fleuve qui lui a donné son nom.
3 Cavelier de La Salle avait donné le nom du
grand ministre de Louis XIV au Mississippi.
4 1695-1775, auteur d'une fameuse Histoire de la Louisiane, Paris, 1758.
5 Il avait choisi dès 1681 le nom de Louisiane
pour le territoire qu'il envisageait d'explorer (lettre du
22 août 1681).
6 Louis XIV
secret, Hachette, Paris, 1970.
7 Cité par Charles de La Roncière dans
Cavelier de La Salle, explorateur de la
Nouvelle-France, Mame, Tours, 1936.
8 Traité de Ratisbonne, 15 août
1684.
9 Léon Lemonnier, Cavelier de La Salle et l'exploration du
Mississipi, Gallimard, Paris, 1942.
10 Journal historique du
dernier voyage que feu M. de La Salle fit dans le golfe du
Mexique pour trouver l'embouchure et le cours de la rivière
Mississipi, E. Robinot, Paris, 1713.
11 Elles sont aujourd'hui conservées aux
Archives coloniales.
12 Retrouvée en 1997 au large du Texas.
13 Elle s'appelle toujours la Vaca et a donné
son nom à Port Lavaca, localité texane de dix-huit mille habitants,
dont l'économie est à quatre-vingts pour cent agricole. La petite
ville est au cœur de la région où les Texans viennent chasser le
cerf.
14 Ancienne orthographe.
15 Les Américains ont érigé une statue de
Cavelier de La Salle à Navasota (Texas). Il existe d'autre part un
buste du héros, par H. Lagriffoul, offert en 1937 par la
Mission nationale française aux États du Texas et de la Louisiane.
Une autre statue, due au ciseau du sculpteur Gudebrod, a été placée
à Saint Louis (Missouri), en 1903, à l'occasion du centenaire de
l'achat de la Louisiane par les États-Unis. Enfin, en 1937, lors du
250e anniversaire de la mort de
Cavelier, la Monnaie de Paris frappa, à son effigie, une médaille
du graveur Delannoy. Celle-ci fut rééditée en 1982 pour la
célébration du tricentenaire de la prise de possession de la
Louisiane.
16 1890-1953, auteur de plusieurs biographies,
de nombreux ouvrages critiques, de romans ; traducteur de
Charles Lindbergh.