4.
Une colonie à part entière
Biloxi, centre d'accueil
Tandis que l'on réorganisait, à Paris et à Lorient, la Compagnie des Indes dont certains privilèges allaient être provisoirement suspendus, alors que Law passait discrètement, le 20 décembre 1720, la frontière belge et quittait la France pour n'y plus jamais revenir, la Louisiane prenait enfin le caractère et l'importance d'une colonie à part entière. C'est en grande partie à l'Écossais, banqueroutier fuyard, qu'elle devait cette évolution, car il avait été le premier capable d'envoyer en Amérique, de gré ou de force, en moins de deux ans plus de sept mille personnes.
C'est autour du Nouveau Biloxi, sur un plateau boisé, surélevé de quelques pieds par rapport au niveau de la mer, à la pointe d'une presqu'île de terre limoneuse, hélas entourée de marais où refluaient parfois les eaux du golfe, que s'était développé un véritable centre d'accueil des émigrants. Dès 1719, Bienville, qui aurait préféré aménager tout de suite le site de La Nouvelle-Orléans, avait été contraint par les dirigeants de la Compagnie des Indes, qui, de Lorient, ne se faisaient pas une idée très exacte de la Louisiane, de faire du Nouveau Biloxi l'établissement principal de la colonie. Il s'y était installé, de même que le directeur régional de la Compagnie, créant un magasin, un hôpital, des baraquements pour loger les filles à la cassette et les religieuses qui accompagnaient les fiancées du Mississippi. Comme il fallait loger aussi les ingénieurs du roi et leur famille, les employés et les gardes de la Compagnie des Indes, les engagés envoyés par différents concessionnaires, souvent avec femme et enfants, les Suisses de la compagnie de Merveilleux et du régiment de Karrer, les militaires français, les prisonnières tirées de la Salpêtrière pour en faire des épouses coloniales de second choix, les forçats rescapés des galères et les vagabonds ramassés dans les rues de Paris, l'architecte Pierre Le Blond de La Tour, formé par Vauban, avait été invité, dès son arrivée, en novembre 1720, à définir un plan d'occupation des sols ! Bienville, dont la demeure était la seule avec celle du directeur de la Compagnie à ressembler à une vraie maison, avait déjà fait du site le siège du Conseil de la colonie ; il y hébergeait un missionnaire devenu vicaire général de l'évêque de Québec, le père Antoine Davion.
Les logements des émigrants de toute catégorie, construits à la hâte, étaient des plus rudimentaires : « quelques pieux en terre soutenant une couverture de joncs ». On imagine aisément la promiscuité engendrée sur quelques hectares par ce rassemblement de populations si diverses. Le Nouveau Biloxi ressemblait plus à un campement de bohémiens qu'à un comptoir colonial organisé. Les orphelines de bonne famille, dotées d'un trousseau par le roi et fallacieusement promises à de beaux mariages, se cachaient, effarouchées par les regards concupiscents des forçats récemment débarrassés de leurs chaînes, horrifiées par les propos lestes des soldats, tandis que les religieuses s'efforçaient de contenir les débordements des condamnées de la Salpêtrière rendues à la liberté et prêtes à user des charmes de la féminité pour trouver rapidement un mari, comme on les y avait invitées lors de leur embarquement à La Rochelle, ou, à défaut, un amant prêt à les entretenir. Très vite les maladies, scorbut, dysenterie, fièvres diverses, les infections vénériennes, le manque de vivres frais, des conditions d'hygiène déplorables, avaient fait du site un lieu maudit qu'on ne pensait qu'à fuir. Les désertions se multipliaient et chaque jour allongeait la liste des malades, des mourants et des morts. Entre les mois de juillet 1720 et septembre 1721, plus de neuf cents personnes périrent, tant au Nouveau Biloxi qu'au Vieux Biloxi ou dans les postes proches de ces camps.
Devant cette situation, et bien que Le Blond de La Tour semblât trouver à son goût le Nouveau Biloxi dont il jugeait « la situation avantageuse, l'air excellent, l'eau très bonne », la direction de la Compagnie des Indes décida de transférer le siège colonial à La Nouvelle-Orléans, ce qui réjouit les colons et les militaires, mais mécontenta les boutiquiers, maîtres du commerce local. L'ordre parvint au Nouveau Biloxi le 26 mai 1722, et Le Blond de La Tour confia à son adjoint, l'ingénieur du roi Adrien de Pauger, la construction d'une ville dont personne n'imaginait alors qu'elle deviendrait, au XIX e siècle, le plus grand port du Sud et le deuxième des États-Unis.
Ancien capitaine au régiment de Navarre, ingénieur du roi depuis 1707, chevalier de Saint-Louis, Adrien de Pauger fut le véritable bâtisseur de La Nouvelle-Orléans, bien que les historiens aient plus souvent retenu le nom de Le Blond de La Tour, qui s'attribua, avec les plans de son subordonné, le mérite d'avoir dessiné la cité en forme de croissant. Ayant amené avec lui une soixantaine d'ouvriers recrutés en Artois, sa province natale, Pauger fut étonné de ne trouver sur le site de la future cité qu'une vingtaine de baraques, éparpillées au milieu des broussailles, dans une zone boisée « à ne pouvoir donner un coup d'alignement ». Il se mit néanmoins au travail, parcourut le fleuve en amont du site, le descendit en aval jusqu'à son embouchure et démontra que les adversaires de La Nouvelle-Orléans mentaient en soutenant que le Mississippi avait seulement cinq pieds de profondeur en ce lieu, alors que les sondages méthodiques donnaient treize pieds ! Ayant étudié l'influence des marées, l'érosion des fonds et le débit du fleuve, Pauger décida de fermer les passes secondaires afin de forcer le Mississippi à ne plus alimenter qu'un seul bras qui, creusé et élargi par le courant, deviendrait praticable à des navires de quatre à cinq cents tonneaux. Ainsi, les gros bateaux remonteraient non seulement jusqu'à La Nouvelle-Orléans mais au-delà, vers le pays des Arkansa. Comme les terrains sur lesquels devait s'élever la future ville se trouvaient à un niveau inférieur de cinq pieds par rapport à celui de la mer, Adrien de Pauger proposa aussitôt la construction « d'une bonne digue contre les débordements du fleuve ». Énergique, sachant à l'occasion tourner les règlements qui contrecarraient ses projets, mais probe et soucieux d'apporter confort et sécurité aux habitants, l'ingénieur dut faire face à l'opposition épisodique des comptables de la Compagnie, à la malveillance de certains habitants de Biloxi, qui le dénonçaient à Paris comme dilapideur des fonds de la colonie, et même aux manœuvres dilatoires des employés de la Compagnie des Indes, qui retardaient l'envoi de ses plans à Paris ! Il vit même se dresser des adversaires parmi les gens qui avaient, dans un premier temps, accepté avec enthousiasme de s'installer à La Nouvelle-Orléans, ceux notamment qui lui reprochaient de concéder les meilleurs emplacements à ses amis, ceux qui voulaient bâtir leur demeure où bon leur semblait, sans tenir compte du dessin des quartiers, ceux enfin dont les propriétés étaient écornées par le tracé des rues. Heureusement soutenu par Le Blond de La Tour, qui se souvenait fort à propos qu'il avait été hydrographe et antidatait sa correspondance pour masquer son ralliement tardif aux plans de son adjoint, Pauger finit par faire admettre ses vues et ses dessins. Dès que ces derniers furent officiellement approuvés, Pauger, bien conscient d'être le bâtisseur compétent et responsable « d'un poste qui sera un jour le plus important du golfe du Mexique », se montra d'une intransigeance brutale avec les récalcitrants. C'est ainsi qu'un certain Traverse, qui avait bâti une maison « hors de l'alignement des rues », fut mis en prison et relâché quand sa maison eut été détruite ! Comme l'homme privé de toit demandait une indemnité, Pauger le fit rosser à coups de bâton et remettre en prison ! Les maîtres d'œuvre de 1720 ne connaissaient pas les entraves que les enquêtes de commodo et incommodo mettent parfois aux réalisations les plus ambitieuses des urbanistes.
En dépit de ces difficultés, du manque d'ouvriers et des intempéries, la ville s'édifia au fil des mois. La topographie du Vieux Carré, en réalité un rectangle nommé par les Américains French Quarter et qui attire maintenant tant de touristes, donne, aujourd'hui encore, une idée assez exacte de l'implantation voulue par Adrien de Pauger. La ville conçue par l'ingénieur s'étendait à la perpendiculaire du Mississippi, sur six cent vingt toises à l'intérieur des terres et sur trois cent soixante toises au long du fleuve1. Cette surface était divisée en îlots, tous entourés d'un fossé d'assainissement. Chaque îlot était théoriquement fractionné en douze lots, mais on accordait aux habitants la possibilité d'acquérir plusieurs lots juxtaposés. Les blocs ainsi constitués se trouvaient séparés par des rues rectilignes se coupant à angles droits, suivant un plan équilibré, qui annonçait ceux des futures villes américaines du XIX e siècle. Adrien de Pauger nomma bientôt les voies, en commençant par en consacrer une à son saint patron, puis les autres prirent les noms qu'elles portent encore de nos jours : Royale, d'Iberville, de Chartres, de Bourbon, d'Orléans, Saint-Louis, etc.
Pour la construction des maisons, on utilisait les matériaux naturels trouvés sur place. Le bois ne faisait pas défaut, ni le limon argileux fourni par le fleuve, ni les coquillages rejetés par les eaux du lac Pontchartrain, ni la mousse espagnole imputrescible qu'il suffisait d'arracher aux branches des cyprès, des cèdres et des chênes. Ces matériaux imposaient la technique du bousillage utilisée par les Indiens les plus évolués. Pour monter les murs, on tassait entre poteaux un mélange de mousse, de sable et d'argile, auquel certains ajoutaient des crins d'animaux et des coquillages fossilisés. Les toitures constituées, en l'absence de tuiles, par des planchettes de cyprès assuraient une assez bonne protection contre les ardeurs du soleil et les pluies ordinaires. En revanche, ces constructions aux murs poreux, aux toits légers, ne résistaient ni aux ouragans ni aux cyclones, assez fréquents dans le delta du Mississippi. À peine quelques douzaines de maisons étaient-elles édifiées que, le 11 septembre 1722, survint un cyclone meurtrier. Le vent, accompagné de grêle, fit rage pendant quinze heures, les eaux du bayou Saint-Jean montèrent d'un mètre, celles du Mississippi de plus de deux mètres. Les baraques qui servaient d'église et de presbytère furent jetées à bas ; des malades reçurent le toit de l'hôpital sur la tête ; on eut juste le temps de sauver les réserves de poudre en les transportant dans le colombier du commandant. Devant la ville, l'Abeille et le Cher coulèrent, le Santo-Christo et le Neptune, vaisseaux de douze canons, s'échouèrent après avoir rompu leurs amarres, l'Aventurier ne s'en tira qu'en levant l'ancre, mais beaucoup de bateaux plats et de pirogues, chargés de grains ou de volaille, furent engloutis et emportés par le Mississippi. La pluie torrentielle, destructrice des récoltes, dura deux mois, après lesquels on dut payer un œuf seize sols et un morceau de bœuf boucané vingt-cinq livres ! Cette catastrophe inspira à l'ingénieur Jean-François Dumont de Montigny, qui vécu l'événement, ces vers boiteux :


La grêle se mettant d'une telle manière
Qu'elle fit craindre à tous en ce triste moment,
Que l'on allait avoir le dernier jugement !
Et même les oiseaux tombaient sur la rivière.
Les premiers planteurs
Dès la fin de l'année 1717, les demandes de concessions émanant de particuliers ou de sociétés dites de colonisation s'étaient multipliées. La propagande pour la Louisiane, orchestrée par les agents de la Compagnie des Indes et soutenue par les gazettes, avait commencé à porter ses fruits. Afin d'inciter les gens riches à investir dans des domaines dont la rentabilité semblait ne pas faire de doute et d'encourager ouvriers ou artisans à s'expatrier avec la perspective de bons gains, les polygraphes rivalisaient de superlatifs pour décrire un pays dont ils vantaient exagérément les charmes et escamotaient les désagréments. Des journaux comme le Nouveau Mercure publiaient des « relations de voyage », lettres ou reportages d'officiers de marine, de négociants ou de voyageurs inconnus qui revenaient, ou étaient censés revenir, de Louisiane. L'un annonçait, en juillet 1719, la découverte de deux mines d'or, un autre, en avril 1720, assurait ses lecteurs qu'on avait extrait, au pays des Sioux, un minerai à forte teneur en argent, un troisième que le pays restait totalement dépourvu d'animaux nuisibles, que la population de La Nouvelle-Orléans figurait parmi les plus honnêtes du monde, qu'on y vivait à bon marché, qu'un climat suave en toute saison rendait le séjour plaisant dans des paysages qui eussent facilement inspiré à Virgile un supplément à ses Bucoliques !
Sur place, il s'agissait de mettre le pays en valeur et donc d'accueillir les concessionnaires en quête d'un établissement et les ouvriers, artisans et employés que les investisseurs, séduits par d'aussi alléchantes perspectives, avaient engagés. Chaque concession attribuée par la Compagnie était bornée, sur les rives du Mississippi, d'un autre fleuve ou rivière, ou même d'un bayou, par deux lignes perpendiculaires au cours d'eau, réservant entre elles une part de berge et qui s'enfonçaient à l'intérieur des terres sur des distances variables. Cette portion de berge représentait la « façade » du domaine avec sa porte fluviale. Les cours d'eau étant, à l'époque, les seules voies de communication, il était en effet indispensable que chaque concession possédât un accès au fleuve ou au bayou.
Les propriétaires construisaient généralement leur maison à bonne distance de la rive, afin de la mettre hors d'atteinte des débordements du Mississippi, et s'empressaient de planter sur deux lignes parallèles des chênes ou des cèdres qui constitueraient, au fil des années, de somptueuses voûtes de verdure. Ces legs des premiers planteurs valent en effet à la Louisiane de posséder aujourd'hui les plus belles allées d'arbres majestueux et tricentenaires2.
Une concession disposait au minimum de cinq arpents3 de rive, ce qui représentait une longueur de trois cent douze mètres environ. Les limites idéales d'une telle concession s'enfonçaient à l'intérieur des terres sur une cinquantaine d'arpents, ce qui conférait au domaine une surface de près de quatre cents acres, soit environ cent hectares. Mais la superficie des plantations variait en fonction de la nature du terrain, de la situation de celui-ci et, aussi, du bon vouloir d'une administration à la fois laxiste et intéressée ! Les concessions de John Law, des frères d'Artaguiette, de Bienville et autres colons privilégiés occupaient de bien plus vastes surfaces.
Au long du Mississippi, parfois assez loin de la ville en construction, les concessionnaires avaient pris peu à peu possession de leur domaine et, sur des centaines de kilomètres, du golfe du Mexique au pays des Illinois, les colons faisaient défricher d'immenses espaces plus ou moins fertiles. Ces premiers exploitants – ancêtres des planteurs qui allaient faire la fortune du Sud, quand régnerait le roi Coton, puis construire ces manoirs à fronton grec et colonnades blanches dont la pérennité entretient les nostalgies sudistes – disposaient non seulement de la main-d'œuvre recrutée en France mais aussi des esclaves noirs que la Compagnie des Indes importait d'Afrique et leur vendait avec bénéfice. Entre l'embouchure du fleuve et La Nouvelle-Orléans, on trouvait, de part et d'autre de la concession de cent mille hectares que Law s'était attribuée en 1719 « pour donner confiance aux investisseurs », celles de Deslau, Carrière, Le Blanc, Caussine, Aubert, Dupuy, Cantillon, Bannès, Coustillas. Au-delà de la ville, en remontant le fleuve, on marchait pendant une journée pour traverser l'immense domaine que s'était réservé M. de Bienville, avant d'atteindre ceux de Dubreuil, Dugué, Lanteaume, Delery, Beaulieu, Massy, Tierry et, au lieu dit les Cannes-Brûlées, les concessions de M. d'Artagnan et les villages des Allemands. Plus haut encore, au confluent de la rivière aux Plaquemines4 et du Mississippi, s'étendait, sur la rive droite du fleuve, le territoire dévolu aux frères Pâris, banquiers parisiens, alors que, sur la rive opposée, une des concessions de la famille de Diron d'Artaguiette avait substitué le nom de Dironbourg à celui de Baton Rouge, en langue indienne Istrouma5, donné autrefois par Iberville au cours de son expédition de 1700. Arrivé là, le voyageur se trouvait déjà à trois cent quatre-vingts kilomètres du golfe du Mexique et à deux cent cinquante kilomètres de La Nouvelle-Orléans. Plus haut encore s'était installé M. De Mézières et, à Pointe-Coupée, le marquis de Ternant faisait abattre des cyprès pour construire un manoir de bois. Terminée en 1732, cette superbe maison, connue depuis 1840 sous le nom de plantation Parlange, toujours habitée par les descendants du planteur, apparaît comme le modèle le plus achevé et intact des belles demeures de l'ère coloniale française. Au-delà du pays des Tunica et des Natchez, jusqu'au pays des Arkansa et des Illinois, d'autres domaines, parfois séparés les uns des autres par des centaines de kilomètres, attestaient de la présence française. La déconfiture de Law ne décourageait plus d'investir en Louisiane.
Les champs donnaient de l'indigo, que l'on vendait au roi de Prusse pour teindre les uniformes de ses soldats ; du tabac, qui, récolté au pays des Yazou et des Natchez, valait largement celui de Virginie ou de Saint-Domingue ; de la canne à sucre, dont on tirait de la mélasse ; des patates douces, du maïs et d'autres céréales. Les arbres fruitiers, sauvages mais puissants une fois dépêtrés de la jungle qui les assiégeait et convenablement taillés, offraient pêches, cerises, kakis, et même des olives identiques à celles de Provence. La vigne sauvage, elle aussi, permettait, d'après Jean-Baptiste Bénard de La Harpe6, de faire du bon vin et le houblon donnait une petite bière agréable au palais.
Une nouvelle ressource était apparue, révélée par Alexandre Vielle, un médecin de la concession Deucher-Coëtlogon qui avait adressé, en 1722, un mémoire à la Compagnie des Indes pour attirer l'attention sur un arbuste, le cirier, capable de produire de la cire végétale dont on pouvait faire des chandelles. La difficulté d'exploitation tenait au goût que les oiseaux semblaient avoir pour le suc de cette plante. On devait poster en permanence un négrillon près de chaque arbuste pour chasser les gourmands ! Depuis qu'un certain Emmanuel Prudhomme avait, en 1718, planté du coton au pays des Natchitoch, on commençait, surtout dans la basse Louisiane, à s'intéresser à cette culture fort rentable, tandis que les riverains, concessionnaires de terres inondables sur les rives du Mississippi, récoltaient un riz de qualité moyenne dont la culture ne pouvait manquer de s'intensifier depuis que le premier moulin à écaler le riz, fabriqué à Gênes, était arrivé en Louisiane en 1722. Car il fallait jusque-là « qu'un nègre passe une journée à piler pour faire à manger à deux », commentait M. de La Chaise.
Parmi les ressources de la Louisiane, il en est une que les nouveaux arrivants ne manquèrent pas d'exploiter, le bois de cyprès. D'immenses cyprières constituaient une réserve naturelle de bois dans laquelle les colons puisèrent, non seulement pour bâtir leur maison, les forts et les digues, mais aussi pour en faire commerce avec l'Europe et les îles des Caraïbes.
Le cyprès a été fort bien décrit par Élisée Reclus dans l'article qu'il écrivit pour la Revue des Deux Mondes, à son retour d'Amérique, et qui fut publié dans le numéro du 15 juillet 1889. Le géographe, comme tous les Européens qui visitèrent la Louisiane, avait été impressionné par les vastes cyprières du delta du Mississippi. « Le cyprès est un arbre droit, élancé, renflé à la base comme un bulbe d'oignon ; il s'appuie sur des contreforts durs et solides, qui jaillissent du sommet de la racine comme pour mieux s'ancrer dans le sol vaseux. Le sommet du cyprès s'épanouit en petites branches couvertes d'un feuillage vert pâle. À ces branches pendent de longues fibres de la mousse appelée du nom caractéristique de barbe espagnole ; souvent, les cyprès portent un si grand nombre de ces longues chevelures grises, qu'ils prennent l'apparence ridicule de gigantesques porte-perruques. »
Les colons français n'étaient certes pas préparés à l'industrie du bois, mais ils y furent conduits par les circonstances. Un embryon de commerce était apparu, dès 1712, quand Crozat avait pris en main l'exploitation de la colonie. Sa Compagnie avait besoin de bois pour la construction des postes militaires et aussi pour ses magasins et bateaux.
Les charpentiers appréciaient le cyprès parce qu'il était aussi tendre que le pin blanc. On le débitait facilement en planches qui fournissaient un matériau de construction idéal. Seul son transport causait des difficultés, car, si aucun bois vert ne flotte aisément, la densité exceptionnelle du cyprès compliquait encore les choses. Les colons lui avaient d'abord préféré le cèdre, mais, le cyprès étant imputrescible, ils avaient vite opté pour l'arbre le plus abondant en Louisiane. Après avoir employé le cyprès dans les fortifications et la construction des digues, ils en firent des pales de moulin à eau, des planchers, des toitures, des colonnettes, des meubles qui ont résisté jusqu'à nos jours.
En 1724, Adrien de Pauger, ayant apprécié les qualités de ce bois, avait commandé mille piliers de cyprès pour assurer les fondations d'un nouveau fort à la Balise. Dans le même temps, Claude Joseph Villars Dubreuil, propriétaire d'une vaste concession entre La Nouvelle-Orléans et les Cannes-Brûlées, se mit à produire, en défrichant ses cyprières, plus de madriers et de planches que le marché local ne pouvait en absorber. Il choisit d'en exporter à Saint-Domingue et le cargo Saint-André fut le premier qui emporta les bois de Louisiane à Cap-Français.
Bientôt, les bateaux qui retournaient en France transportèrent des cargaisons de cyprès et la production ne cessa d'augmenter, encouragée, dès 1725, par Bienville, qui vit dans ce commerce un des rares secteurs rentables. Ce colonisateur, qui était aussi un homme d'affaires, ne se trompait pas. En 1748, le commerce du bois rapportera cinquante-sept mille livres et, en 1750, cent quatre-vingt mille. Plus près de nous, quand, en 1902, Saint-Pierre de la Martinique sera dévasté par un tremblement de terre, la Louisiane enverra aux sinistrés des milliers de planches de cyprès.
L'ambiance coloniale
En septembre 1723, alors que la construction de La Nouvelle-Orléans se poursuivait avec entrain, dirigée par Adrien de Pauger que secondaient l'ingénieur de Boispinel, capitaine réformé du régiment de Champagne, blessé au siège de Fribourg, chevalier de Saint-Louis, et le sous-ingénieur Charles Franquet de Chaville, une mauvaise fièvre – sans doute la fièvre jaune – attaqua la population de la cité naissante. On compta bientôt une dizaine de décès par jour, plus encore au cours des premiers mois de 1724, quand l'épidémie toucha la moitié des habitants. La mort, frappant dans toutes les catégories sociales, emporta l'ingénieur Boispinel le 18 septembre 1723 puis Pierre Le Blond de La Tour le 14 octobre. Promu ingénieur en chef en remplacement de ce dernier, Adrien de Pauger vit son autorité encore renforcée quand il fut admis à siéger au Conseil supérieur de la colonie, où il ne comptait pas que des amis.
Redoublant d'activité, le bâtisseur put poursuivre plus aisément la réalisation de ses projets, et avec d'autant plus d'ardeur que cet homme, raisonnablement ambitieux, savait maintenant, comme tous les Louisianais, que le jeune roi Louis XV avait pris possession de son trône après avoir été proclamé majeur le 23 février 1723, que le cardinal Dubois était mort d'un abcès à la vessie le 10 août et que le Régent, Philippe d'Orléans, illustre parrain de la ville en plein développement, avait succombé le 2 décembre à l'usure organique que provoque une constante dissipation.
Après avoir fait construire une levée de terre meuble, truffée de coquillages fossilisés, qui, sur près d'un kilomètre de berge, protégerait désormais la ville des crues et des caprices du Mississippi, Pauger avait délimité, en bordure du fleuve, une grande esplanade carrée, aussitôt nommée place d'Armes7, près de laquelle il érigea l'hôtel de la direction de la colonie, pourvu d'une salle de délibérations, de bureaux et de logements. Au fond de la vaste place, face au Mississippi, il entreprit la construction de l'église paroissiale, qui ne fut achevée qu'en novembre 1726, et d'un bâtiment conventuel pour les capucins que le Régent avait décidé, en 1721, d'envoyer en Louisiane. Un hôpital, quatre casernes, le pavillon des officiers, le magasin de la Compagnie étaient également sortis de terre pendant qu'à l'embouchure du fleuve, sur l'île de la Balise, des équipes travaillaient à la construction d'un fort et d'un vaste entrepôt destiné à abriter les marchandises en transit.
Tout aurait été pour le mieux dans la meilleure des colonies possibles si les intrigues, les rivalités, les conflits d'intérêt n'avaient, comme toujours, obéré les efforts des uns et des autres et mobilisé les énergies à des fins privées et futiles. Même Bienville et Pauger sacrifiaient à la chicane. L'ingénieur, comme tous les fonctionnaires de la colonie, disposait d'une concession. La sienne se trouvait sur la rive gauche du Mississippi, en face de La Nouvelle-Orléans, et il avait consacré quatre mille livres aux travaux de défrichage et d'aménagement. Sur l'exploitation vivaient « onze nègres, négrillons ou négresses, un petit Sauvage, quatre bêtes à cornes et quatre porcs ». Bien que Pauger eût encore investi mille livres pour commencer, en ville, la construction d'une belle maison et de quatre cabanes, Bienville, ayant lui-même des visées sur le terrain, contesta soudain le droit de propriété de l'ingénieur. Le commandant général possédait déjà la vaste concession de Bel-Air, une partie de l'île de la Corne, située dans la baie de Pascagoula, entre l'île aux Vaisseaux et l'île Dauphine, plus deux grands îlots constructibles dans La Nouvelle-Orléans et des terrains autour de la ville. En 1724, les juges du Conseil supérieur de la colonie approuvèrent les prétentions de Bienville et Pauger se vit privé, sans indemnisation, de l'îlot qu'il avait défriché à ses frais ! Bienville, qui confondait parfois son intérêt personnel et ceux de la Compagnie, avait aussitôt installé, sur les terres de Pauger, « les nègres du roi » qu'il faisait travailler pour son compte. Mais quand, en 1725, Bienville eut perdu un peu de son autorité, l'ingénieur, certain de l'antériorité de ses droits, finit par obtenir un jugement plus équitable. À défaut de récupérer l'argent investi, il obtint la régularisation de la concession sur laquelle était bâtie sa maison de La Nouvelle-Orléans. Bienville et ses amis n'en continuèrent pas moins à lui causer des ennuis. Son courrier étant détourné, comme celui d'autres fonctionnaires de la colonie, le conseil de Marine dut menacer d'une amende de cinq cents livres, et même de destitution, ceux qui intercepteraient les lettres de l'ingénieur du roi. On fit alors courir le bruit que Pauger serait bientôt remplacé par Ignace-François Broutin, « un ingénieur volontaire », plus docile et présentement chargé des travaux de la concession de M. Le Blanc, le Petit Désert, située au-delà du pays des Natchez, près du village des Yazou.
Souffrant de toutes les cabales qui entravaient son action, Pauger fut gagné par le découragement et en fit part à son frère en termes mélancoliques : « Tout ici est en combustion ; chacun crie et fait à son ordinaire et jamais le pays n'a été plus sur le penchant de sa perte totale. […] Mon parti est pris, j'ai été deux fois à l'extrémité, je repasse en France par le premier bateau. »
Le bâtisseur de La Nouvelle-Orléans ne devait jamais revoir la province d'Artois qui lui était si chère. Le 5 juin 1726, il tomba malade et mourut quatre jours plus tard. Le diagnostic écrit du docteur Prat, médecin botaniste de la faculté de Montpellier, permet aujourd'hui de savoir que l'ingénieur périt « d'une fièvre intermittente devenue fièvre lente ». Ses amis affirmèrent qu'il succomba plutôt miné par le chagrin que lui avaient causé, pendant des années, les attaques dont il avait fait l'objet. Les obstacles fallacieux et les entraves administratives, fabriquées de toutes pièces, qui l'empêchaient de poursuivre son œuvre avaient eu raison de sa santé. Par son testament, cet homme pieux et droit demandait à être enterré dans l'église de La Nouvelle-Orléans, après trois services solennels, et laissait mille livres au curé afin que soient dites trois cents messes basses et un De profundis à sa mémoire, à la fin de chaque office, le lundi. Il faisait don de son habitation de la pointe Saint-Antoine, de ses instruments de mesure et livres de mathématiques à son collaborateur M. Derin. Les capucins recevaient ses livres de piété, son dictionnaire de Moreri étant attribué à son médecin, M. Louis Prat. Et, comme il était sans rancune, Adrien de Pauger, grand seigneur, offrait à Bienville ses fusils et ses pistolets.
L'épisode procédurier qu'avait connu Adrien de Pauger, un parmi tant d'autres, ajouté à toutes les chamailleries de voisinage, les clabaudages, les médisances, les jeux de l'amour et de l'adultère, les empoignades entre amants et maris trompés, les conflits d'intérêt, les contestations cocasses faisaient enfin de la colonie une terre bien française !
On relève à cette époque un incident qui eût inspiré Alphonse Daudet. Le curé de La Nouvelle-Orléans, le père Claude, capucin, dut, en mars 1725, résoudre un problème de préséance dont il sut habilement tirer profit. « Voyant l'envie des dames pour le premier banc à l'église » et craignant que ses paroissiennes les plus huppées en viennent au crêpage de chignon, il eut l'idée de mettre aux enchères les places du premier banc. Il obtint ainsi cent cinquante livres dont personne ne sait si elles allèrent au denier du culte ! Encouragé par ce succès, le prêtre simoniaque emplit l'église de bancs qu'il vendit à une pistole quinze liards la place ! Les paroissiens modestes, incapables de payer, furent, à partir de ce jour-là, contraints d'entendre la messe debout. Quand on sait qu'un bon charpentier recevait six cents livres par an, comme un maçon, un serrurier cinq cents, un taillandier deux cent cinquante, les cloutiers et les charbonniers, ouvriers les plus mal payés, cent cinquante ou cent vingt livres, on conçoit que ces chrétiens aient non seulement hésité à s'offrir un banc à l'église, mais se soient trouvés dans l'incapacité de faire enterrer décemment leurs morts, les prêtres réclamant de cinquante à cent livres pour accompagner les défunts au cimetière.
Les religieux venus en Louisiane n'étaient pas tous de cet acabit. Ceux qui entendaient avec ferveur se consacrer au sacerdoce ne cachaient pas leur indignation en constatant chez les Européens, comme chez les Français originaires du Canada, une désaffection pour les sacrements et les offices. Le fait de se trouver dans un pays neuf, dépourvu de structures sociales, politiques et religieuses rigoureuses, donnait à tous un sentiment de liberté accrue. Chacun usait à son gré, suivant ses ambitions, ses tendances, ses goûts, parfois ses vices, de cette émancipation physique et morale. La fréquentation des Indiens aux mœurs d'une spontanéité primitive, en matière de sexe notamment, n'était pas étrangère à l'évolution des mentalités. Beaucoup de pionniers et de coureurs de bois avaient adopté autrefois la façon de vivre sans contrainte des Indiens. Sédentarisés, ils conservaient ces habitudes et s'en trouvaient bien. L'arrivée, en quelques années, dans la colonie, de mille trois cents femmes, dont cent soixante prostituées, parmi lesquelles quatre-vingt-seize étaient âgées de moins de dix-huit ans, favorisait aussi la débauche et le libertinage. Le plus souvent, Français et Canadiens préféraient prendre pour maîtresse, quelquefois pour épouse, une jeune squaw plutôt qu'une orpheline « à la cassette » vertueuse, mais niaise et laide, ou une fille sortie de la Salpêtrière. Les jeunes Indiennes, généralement belles, « avec une peau comme de la soie », bien faites, douces et lascives, s'attachaient facilement aux Français, moins brutaux et plus prévenants que les hommes de leur race, dont la lubricité bestiale paralysait les plus sensibles. De surcroît, l'avortement, pratique courante, atténuait les scrupules des Blancs qui n'envisageaient pas d'aller jusqu'au mariage interracial, alors autorisé par la loi et l'Église. Les propriétés abortives de certaines plantes ou herbes étaient en effet bien connues des femmes indiennes, dont des dames françaises « embarrassées » sollicitaient parfois les compétences. Les cas de bigamie n'étaient pas rares, surtout dans les postes ou les concessions géographiquement éloignés des curiosités du clergé. Quand M. d'Arensberg, commandant à la côte des Allemands, se voit reprocher par un missionnaire de vivre en concubinage, il invite, sans précautions oratoires, le religieux à se mêler de ses affaires ! Peut-être n'avait-il pas tort, car tous les prêtres du secteur n'auraient pu recevoir le Bon Dieu sans confession !
Si l'on en croit une statistique paroissiale, la moitié seulement des catholiques de La Nouvelle-Orléans faisaient leurs pâques et beaucoup passaient devant l'église Saint-Louis sans y entrer. Les dames de la meilleure société, bavardant sans retenue pendant les offices, se faisaient parfois remarquer pour leur mauvaise tenue. C'est ainsi qu'un dimanche la femme du procureur du roi François Fleuriau et Mme Perry, épouse d'un membre du Conseil supérieur, qui riaient à gorge déployée pendant la messe, s'attirèrent une réprimande publique du célébrant, le père Hyacinthe. Comme les commères poursuivaient sans se gêner leur bavardage, le prêtre interrompit le service divin et leur intima l'ordre de quitter l'église. Les jeunes femmes ayant refusé de s'exécuter, les assistants conspuèrent le curé, et le procureur, en colère, ordonna au père Hyacinthe de dire sa messe sans s'occuper de ce qui se passait dans le sanctuaire ! Lors d'une autre cérémonie, les officiers de la garnison poursuivirent le prêtre autour du transept parce qu'il avait refusé de donner à leurs épouses le banc qui se trouvait face à l'autel ! Il advint même qu'un prêtre refusât d'accorder à M. de Bienville le parrainage d'un nouveau-né « à cause de sa mauvaise conduite avec une femme récemment arrivée de France ».
Le jeu et la consommation exagérée d'alcool étaient aussi considérés comme maux coloniaux. Les distractions étant rares, on jouait beaucoup et l'on buvait sec à La Nouvelle-Orléans. Le 27 avril 1723, le Conseil supérieur avait dû limiter à cent livres le montant des mises au pharaon, mais personne ne respecta la loi. Il suffisait de changer de salon chaque soir pour être tranquille !
Ces considérations et les faits divers locaux fournissaient des sujets de conversation aux commères. Les duels étant fréquents, on en guettait l'issue, souvent fatale pour l'un des duellistes, comme s'il se fût agi d'une rencontre sportive. Les annales du procureur Fleuriau nous apprennent que M. de Pontual, écrivain du Deux-Frères, tua en duel son collègue M. de Laborde, écrivain du Dromadaire ; que deux enseignes de la flûte la Loire, Duclos et Renault, s'affontèrent à l'épée le 8 octobre 1726, pour une raison d'eux seuls connue. Renault « fut tué sur place ». Duclos ayant pris la fuite, on fit son procès par contumace et les deux duellistes, le mort et le fuyard, « furent pendus en effigie par arrêt du 27 avril 1727 ». Il en fut de même pour le sergent Preuille qui avait expédié ad patres, le 3 juillet 1727, le sergent Forestier, dit Beaulieu. Le bon peuple de la ville se réjouissait toujours quand on donnait la « calle8 » à un voleur, s'inquiétait quand les soldats-ouvriers suisses refusaient de quitter Biloxi pour La Nouvelle-Orléans, riait quand Bienville enlevait une belle Noire, propriété de la Compagnie et maîtresse du bourreau local, auquel il donnait en échange une « négritte » de douze ans !
Mais ces petits événements quotidiens, que nos psychologues modernes nommeraient phénomènes de société, n'étaient rien par rapport au sentiment de curiosité mêlé de crainte que suscita, au printemps 1723, l'arrivée d'un fonctionnaire grave et chenu, nanti par la Compagnie des Indes de toutes les prérogatives d'un inquisiteur. Il s'agissait de Jacques de La Chaise, premier commis de M. Jacques de Lestobec, nouveau directeur de la Compagnie des Indes à Lorient, délégué en Louisiane avec les pouvoirs d'un commissaire ordonnateur extraordinaire pour examiner les comptes de la colonie. Cette perspective ne pouvait réjouir personne, ni Bienville, ni le garde-magasin Delorme, ni la plupart des membres du Conseil supérieur, habitués à faire leurs petites affaires entre eux ! Pour comble d'infortune, cet inspecteur était le neveu du confesseur de feu Louis XIV et jouissait, à ce titre, à Versailles comme à Paris, d'une foule d'appuis indéfectibles. Il passait aussi pour avoir la confiance de l'abbé Gilles Raguet, sulpicien namurois, ancien professeur de géographie du roi, chargé depuis 1724 de conduire la nouvelle politique de la Compagnie, gestionnaire attitré de la Louisiane. Âgé de soixante ans, La Chaise passait de surcroît pour un comptable malin et d'une redoutable intégrité. Bien qu'il ait vu mourir, au cours de l'épidémie de 1723, le commissaire du roi, M. Sauvoy, qui devait l'assister dans ses expertises, il proclamait haut et fort qu'il n'aurait besoin de personne pour extirper de la colonie la concussion, les malversations, les pillages et les mœurs libertines dans lesquelles on semblait se complaire. Il avait donné libre cours à sa mauvaise humeur dès son arrivée, le 8 avril 1723, d'abord parce que son bateau avait été poursuivi toute une journée par un forban de l'île de Cuba, ensuite parce qu'il avait découvert que sa mission, réputée secrète, était connue de toute la colonie. Le Conseil supérieur, siège des abus de pouvoir et foyer de corruption, se montra tout sucre tout miel avec le nouveau venu. Les conseillers avaient fourbi leurs armes défensives et mis leurs dossiers à l'abri des curiosités en connaissance de risque.
Bienville, qui n'était pas tombé de la dernière averse tropicale, avait été informé des intentions de l'envoyé spécial par un matelot qui surveillait les arrivées au port de Biloxi et cela malgré les précautions inutilement prises par La Chaise. Ce dernier, usant de méthodes de basse police, avait fait intercepter le courrier et saisir les papiers des passagers du bateau afin qu'ils ne soient pas distribués avant son installation à La Nouvelle-Orléans. Ces documents, placés dans des sacs cachetés en présence des intéressés, n'avaient été rendus à leurs propriétaires qu'une semaine après l'arrivée en Louisiane. De telles façons avaient de quoi déplaire et la réputation de M. de La Chaise avait été aussitôt faite. Pour établir d'emblée son autorité, le nouveau commissaire ordonnateur s'était rendu accompagné de Bienville chez le garde-magasin Delorme et avait signifié à ce dernier une révocation sans appel. On reprochait à ce gestionnaire de s'être trop vite enrichi, d'avoir joué gros jeu avec des Espagnols, perdu dix mille piastres en une séance, et payé ses dettes avec des marchandises appartenant à la Compagnie. Delorme, alerté comme Bienville et peut-être par ce dernier, avait caché son magot et expurgé ses comptes. Ayant néanmoins apposé les scellés sur les livres comptables du révoqué, La Chaise s'était mis à compter les fusils, les outils et même les clous entreposés dans le magasin et les avait trouvés affreusement mordus par la rouille. Il calligraphia ses indignations dans un rapport qui ne ménage pas plus le garde-magasin que le gouverneur intérimaire : « M. de Bienville et le sieur Delorme ne veulent que des commis à leur mode pour être les maîtres. […] M. de Bienville ne cherche qu'à faire tomber la colonie pour que le roi s'en empare afin qu'il pût faire tout ce qu'il voudrait. […] M. de Bienville n'a jamais pu souffrir aucun directeur. » Il s'en prend aussi aux Canadiens, fidèles compagnons des Le Moyne, parce qu'ils ont pour habitude d'aller vendre des marchandises jusque chez les Indiens du Nord « et s'en reviennent avec de l'huile d'ours et des lettres de change du comptoir des Illinois sur le Conseil. Un Canadien m'a dit avoir vendu un quart d'eau-de-vie cinq mille piastres en lettres de change ! » s'offusque le contrôleur. Quant à la compagnie suisse, elle ne sert à rien. D'après La Chaise, elle n'est composée que de mauvais ouvriers « qui se disent malades quand il faut travailler pour la Compagnie mais qui travaillent pour les particuliers et pour leurs officiers. L'un d'eux, M. Collard, s'est fait bâtir quatre maisons qu'il loue ». Le commissaire reproche encore à Bienville de ne pas servir de vin aux malades « sous prétexte que cette boisson est réservée aux officiers de la Compagnie des Indes et qu'il a laissé mourir ainsi une quantité de gens, faute de leur avoir donné, en payant, une goutte de vin ». Quand il découvre que le chirurgien de l'hôpital, où se trouvent alors quatre-vingts malades, est atteint de la vérole, qu'il a cependant épousé une femme riche, ce qui ne le retient pas de trafiquer sur les remèdes et de ne penser qu'aux plaisirs les plus ordinaires, La Chaise demande l'envoi de sœurs grises pour assurer le service. Il révèle aussi à ses supérieurs le désarroi moral de la colonie. « Il y a ici, Messieurs, quantité de femmes à qui on a donné la ration, aussi bien qu'à des enfants qui sont inutiles et qui ne font rien que causer du désordre. La plupart de ces femmes sont gâtées de vérole et gâtent les matelots. Il faudrait que vous donniez ordre au Conseil de les faire monter dans les terres chez les Sauvages ! » Bientôt, les mesures restrictives se succèdent : interdiction de jouer au billard les dimanches et jours de fête ; ceux qui seront pris les cartes ou les dés à la main pendant la grand-messe devront acquitter une amende de cent piastres. Défense de jouer, chez soi, à aucun jeu de hasard comme lansquenet, bocca, biribi, pharaon, bassette, dés et tous autres jeux. Les joueurs pris en flagrant délit paieront collectivement, y compris le propriétaire de la maison même s'il ne jouait pas, mille livres d'amende. Défense de bâtir clapiers, pigeonniers, colombiers ou garennes dans l'enceinte de la ville, sans autorisation. Enfin, défense de faire crédit aux Sauvages !
La Chaise s'intéresse aussi, avec un luxe de détails qui en dit long sur sa libido, aux amours des officiers de la garnison. Le chevalier Henry Dufaur de Louboey, ancien capitaine du régiment de Navarre, blessé pendant la guerre de Succession d'Espagne, est cité comme le prototype local du dépravé. Il entretient aux yeux de tous un commerce scandaleux avec une femme nommée Garnier, envoyée dans la colonie par lettre de cachet, « femme perdue d'honneur et qu'on dit même avoir été pendue “en planche” à Paris pour avoir empoisonné son mari ». La dame est enceinte des œuvres du capitaine, de qui elle a déjà eu un enfant, ce qui ne l'empêche pas de se pavaner et d'être reçue dans les meilleures familles !
Le renvoi de Bienville
Pendant des mois, l'expert de la Compagnie, donnant libre cours à son courroux, envoya rapport sur rapport tant à Lorient qu'à Versailles. Son zèle fut apprécié, ses critiques prises en considération et, comme on pouvait s'y attendre, le principal responsable étant nommément désigné, Bienville fut sommé de venir s'expliquer en France sur la mauvaise gestion et la détestable moralité d'une colonie qui avait coûté trois cent mille livres par an au roi et peut-être plus encore à la Compagnie ! Le 16 février 1724, Jean-Baptiste Le Moyne, sieur de Bienville, passa le commandement à son cousin M. de Boisbriant, lieutenant du roi aux Illinois, qui se vit ainsi promu gouverneur par intérim… d'un gouverneur intérimaire !
Bienville et son frère, M. de Châteauguay, mirent un certain temps à faire leurs bagages et ce n'est que le 1er avril qu'ils se rendirent à l'île Dauphine et se préparèrent à embarquer sur la flûte la Bellone. Survint alors un étrange accident de navigation qui servit peut-être les intérêts de Bienville, car il retarda son passage en France. Tandis que le commandant suspendu et son frère s'éloignent de la berge, à bord de la chaloupe qui doit les conduire à la Bellone, le navire coule sous les yeux des passagers prêts à embarquer. Bienville et sa suite n'ont plus qu'à regagner l'île Dauphine, puis La Nouvelle-Orléans. Ils attendront plusieurs semaines avant que la Gironde ne prenne à son bord les officiers évincés, qui n'arriveront en France qu'au mois d'août 1725. Une relation de ce naufrage est due au père Raphaël, un capucin envoyé en Louisiane pour y expier « une faute vénielle ». Le 15 mai, ce prêtre écrit à l'abbé Raguet, directeur de la Compagnie des Indes pour les affaires religieuses, au sujet de la perte de la Bellone qui devait mettre à la voile pour la France le 2 avril. « Le temps était calme », souligne le capucin. Cependant, « deux hommes se sont noyés ainsi que deux ou trois enfants et la cargaison et tous les effets des particuliers sont perdus. Cette perte cause ici une consternation générale parce qu'on espérait que l'arrivée de ce vaisseau en France pourrait relever la colonie du décri général où elle est dans le royaume. Il était, l'on peut dire, richement chargé par rapport à une colonie naissante », ajoute le prêtre, sans révéler le détail que nous connaissons par ailleurs : la Bellone emportait en métropole soixante mille écus, qui auraient été engloutis avec le navire ! Quand on sait que les vaisseaux ne retournaient en France qu'avec un fret des plus modestes, bois, tabac et poudre d'indigo, on peut encore s'étonner, deux siècles et demi après ce naufrage par temps calme, qu'un pareil trésor, dont l'origine n'a pas été divulguée, ait été perdu ! Peut-être ne le fut-il pas pour tout le monde, car, au mois de juin suivant, un marché fut conclu entre le Conseil supérieur de la Louisiane et deux habitants de l'île Dauphine nommés Olivier et Arnaud « pour l'exploitation de l'épave de la Bellone ».
Le père Raphaël reconnaît bien, dans sa lettre, que certains esprits malveillants pensèrent tout de suite « à un accident prémédité », mais il préféra voir, dans ce drame de la mer, une manifestation de la colère divine, explication de nature à plaire à M. de La Chaise. Dieu ne peut-il pas, à tout moment, envoyer un navire par le fond pour l'édification des pécheurs ? Or un grand pécheur se trouvait à bord de la flûte. « Un crime énorme a été commis par le capitaine Beauchamp [le commandant de la Bellone]. L'abominable commerce de ce malheureux avec un mousse a été tellement avéré que le mousse lui fut enlevé et transporté dans un autre vaisseau », raconte le prêtre, persuadé qu'un tel péché a pu attirer sur le marin et son navire la vengeance du Seigneur. S'il fut coupable au regard de Dieu, Beauchamp ne le fut pas, semble-t-il, aux yeux des membres du Conseil supérieur qui lui accordèrent, le 21 novembre 1725, une prime de cent quatre-vingts livres pour avoir sauvé quelques bovidés de la noyade, à défaut des soixante mille écus, des matelots et des enfants !
Bienville avait eu le temps de préparer sa défense, et le mémoire, écrit à la troisième personne, qu'il adressa au conseil de Marine est empreint de plus de dignité que d'amertume. C'est la justification d'un soldat et d'un colonisateur. « Il y a trente-quatre ans que le sieur de Bienville a l'honneur de servir le Roi, dont vingt-sept en qualité de lieutenant du Roi et commandant de la colonie. En 1692, il fut reçu garde de la marine, il l'a été sept ans et a fait sept campagnes de long cours en qualité d'officier sur les frégates du Roi armées en course. Pendant ces sept campagnes, il s'est trouvé à tous les combats que le feu sieur d'Iberville, son frère, a livrés sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, l'île de Terre-Neuve et la baie d'Hudson et, entre autres, à l'action du Nord contre trois vaisseaux anglais, dont un de cinquante-quatre canons et deux de quarante-deux, qui attaquèrent le sieur d'Iberville, commandant une frégate de quarante-deux canons avec laquelle, dans un combat de cinq heures, il coula à fond le vaisseau de cinquante-quatre canons, prit l'un des deux autres, et l'autre démâté se sauva à la faveur de la nuit. Le sieur de Bienville fut dangereusement blessé à la tête. » Après avoir ainsi rappelé ses états de service à la mer, l'officier s'étend sur l'exploration du Mississippi et ses méthodes d'administration de la colonie qui lui a été confiée. En concluant son mémoire, l'ex-commandant de la Louisiane apprécie lui-même son action sans fausse modestie. « Le sieur de Bienville ose dire que l'établissement de la colonie est dû à la conscience avec laquelle il s'y est attaché pendant vingt-sept ans sans en sortir, après en avoir fait la découverte, avec son frère d'Iberville. Cet attachement lui a fait discontinuer son service dans la marine où sa famille est bien connue, son père ayant été tué par les Sauvages du Canada et sept de ses frères étant morts aussi dans le service de la marine, où il reste encore le sieur de Longueuil, gouverneur de Montréal au Canada, le sieur de Sérigny, capitaine de vaisseau, et le sieur de Châteaugué9, enseigne de vaisseau, lieutenant du Roi à la Louisiane. » Mais les rapports circonstanciés, expédiés par M. de La Chaise, s'ils ne niaient pas la valeur militaire de Bienville et de ses frères, vivants ou morts, démontraient sans doute, avec suffisamment de force et de clarté, que les Le Moyne, Normands âpres au gain, s'étaient toujours servis… en servant !
Le 11 juillet 1726, le conseil de Marine admit que M. de Bienville n'avait jamais failli à l'honneur et lui accorda une pension de trois mille livres, mais il confirma aussi sa destitution. Et, comme La Chaise entendait se débarrasser, dans le même temps, de toute la tribu très encombrante des Le Moyne, Châteauguay fut relevé de son commandement qui échut à Bernard Diron d'Artaguiette, frère de l'ancien commissaire ordonnateur. Deux neveux de Bienville, Gilles-Augustin de Noyan et Pierre-Benoît de Noyan, chevalier de Chavoy, respectivement enseigne et capitaine, furent cassés et rappelés en France, comme M. de Boisbriant, cousin du destitué, qui, resté en Louisiane, assurait encore le commandement. Seul membre de la famille à échapper à la purge, Joseph Le Moyne de Sérigny conserva son grade dans la marine. En revanche, deux membres du Conseil supérieur de la colonie, qui s'étaient souvent opposés à l'inquisiteur, MM. Perrault et Perry, furent destitués et expulsés ; un troisième, M. Fazende, fut autorisé à demeurer en Louisiane comme simple colon. L'ingénieur Adrien de Pauger, à qui La Nouvelle-Orléans devait sa destinée de ville coloniale, reçut un blâme et le procureur du roi, M. Fleuriau, fut sermonné. La Chaise profita du vent favorable pour faire aussitôt nommer un gouverneur titulaire à son goût. Il choisit Étienne Périer, lieutenant de vaisseau, qui s'était distingué pendant la guerre de Succession d'Espagne, homme de commerce agréable. Avant qu'il ne rejoigne son poste en Amérique, on le mit en garde et l'on fixa ses devoirs et sa politique, comme en témoignent les instructions que lui adressèrent des directeurs de la Compagnie des Indes. « Il est bon de prévenir M. Périer qu'il trouvera tout le corps des officiers, le génie et une partie des gens de plume et des habitants prêts à déclamer contre M. de La Chaise. Ces gens-là, accoutumés à tirer des magasins de la Compagnie ce qui ne leur était point dû, ou à mener une vie qui ne convenait ni au bien public ni à celui du service, ont regardé avec horreur un homme qui a eu le courage de s'opposer au désordre. La cause de leur haine ne pouvait manquer de lui attirer la confiance de la Compagnie. Mais il n'en pourrait faire aucun usage si M. Périer ne sentait pas, comme la Compagnie, l'importance d'imposer silence aux ennemis de M. de La Chaise, qui ne peuvent être regardés que comme ceux de la Compagnie. Pour couper les principales racines de ces divisions si dangereuses, la Compagnie remet à M. Périer une ordonnance qui renferme la manière dont elle entend que les auteurs de l'inexécution de son règlement du 11 juillet 1725 soient punis. Il s'y conformera en prenant avec M. de La Chaise les mesures convenables. » L'inquisiteur de la Compagnie des Indes et le gouverneur, représentant du roi à la dévotion de la grande entreprise commerciale, allaient avoir fort à faire pour imposer le respect à des colons qui, d'après le commandant de Biloxi, « se prétendent déjà comme indépendants d'aucun souverain ».
Ursulines, jésuites, capucins et esclaves
Le plan de La Nouvelle-Orléans dressé vers 1725 montre une ville en expansion. Centre administratif de la colonie, celle-ci est en passe de devenir, grâce aux travaux qui ont rendu le Mississippi navigable, un port qui commence à accueillir les navires de fort tonnage. Autour de la place d'Armes, dont l'église, le presbytère, le corps de garde et la prison occupent le fond qui fait face au fleuve par-delà l'esplanade, on trouve, dès 1726, la maison du commandant général, les résidences des directeurs et les magasins de la Compagnie des Indes. Dans les rues voisines, les logements des officiers de la garnison et des médecins, les casernes et l'hôpital dressent leurs façades dessinées par Adrien de Pauger, ou Broutin son successeur. L'arsenal a été prudemment isolé à l'est de la ville, à l'abri d'un redan des remparts. L'artère principale, la rue Royale, a une lieue de long. Fâcheusement poussiéreuse par temps sec, elle devient, comme toutes les autres, un bourbier gluant dès qu'il pleut, ce qui arrive souvent. Les autorités tentent d'imposer aux habitants de désherber devant leur demeure et de faucarder régulièrement les canaux creusés pour l'écoulement des eaux.
Plus de trois cents maisons particulières sont déjà construites ou en cours d'achèvement. Chaque jour, les quatre-vingts ouvriers de la cité sont sollicités par de nouveaux propriétaires pressés de s'installer. La population atteint, d'après le recensement de 1726, six cent deux chefs de famille, quarante-sept engagés, quatre-vingt-un esclaves noirs, vingt-cinq esclaves indiens. Les militaires, qui n'entrent pas dans cette statistique, sont au moins deux cents. De chaque bateau pris en charge à la Balise par un pilote débarquent de nouveaux émigrants et aussi des Noirs, réclamés par les sociétés qui exploitent une soixantaine de concessions entre La Nouvelle-Orléans et le pays des Natchez comme par les petits propriétaires.
Les malheureux Noirs enlevés sur les côtes d'Afrique qui survivent au voyage, effectué dans les pires conditions, arrivent malades, apeurés et, l'hiver, transis de froid. Ainsi, la Mutine touche terre le 17 mars 1726 avec deux cent vingt-huit Noirs à bord et, quelques jours plus tard, l'Aurore en débarque deux cent cinquante. « Ce qui ne suffira pas, à beaucoup près, pour en donner à tous ceux qui en ont indispensablement besoin », écrit un des directeurs de la Compagnie des Indes, soucieux de fournir rapidement de la main-d'œuvre servile aux colons les plus modestes. L'importation d'esclaves se poursuivra pendant des années, sans que soient atténuées les rigueurs des négriers et améliorées les conditions de transport. Celles-ci causent cependant des ravages parmi ces prisonniers entassés dans les cales. Le rapport concernant l'arrivée à La Nouvelle-Orléans du Duc-de-Noailles est tristement significatif. De ce bateau débarquent, le 9 avril 1728, deux cent soixante-deux Noirs. Des trois cent quarante-sept qui avaient été embarqués au Sénégal, soixante-quatre sont morts pendant la traversée et leurs corps ont été jetés à la mer. Dix-huit ont été laissés à Caye, port de Saint-Domingue, parce que trop malades pour continuer le voyage, et trois ont été vendus aux habitants de ce comptoir. On constate, à l'arrivée à la Balise, que tous les rescapés souffrent du scorbut. Vingt meurent avant que le bateau atteigne La Nouvelle-Orléans où cent dix, trop épuisés pour pouvoir être mis sur le marché, sont hébergés dans un hôpital spécial pour scorbutiques. Et le rapporteur de conclure ce martyrologe : « Plus de vingt-cinq sont morts encore, malgré les soins, les couvertures, le pain et la viande fraîche qu'on leur a donnés. Les habitants ont acheté les autres en payant comptant ou à terme. » Les religieux, s'ils admettent comme tout le monde l'importation des Africains, s'insurgent, quand la pratique de la religion et le respect des bonnes mœurs sont en cause, contre les méthodes des propriétaires d'esclaves. « Il est à souhaiter pour le bien de la religion que les ordonnances du Code noir contre les maîtres qui abusent de leurs esclaves et qu'ils font travailler les dimanches et fêtes fussent mises en exécution, car quoique le nombre de ceux qui entretiennent de jeunes Sauvagesses ou négresses pour contenter leur intempérance soit considérablement diminué, il en reste encore assez pour scandaliser l'Église et avoir besoin d'un remède efficace. » Le père Raphaël, capucin luxembourgeois, fondateur de la première école de garçons de la ville et signataire de cette protestation, était, avec le père Gaspard et le père Hyacinthe, chargé de veiller sur les âmes des habitants de La Nouvelle-Orléans. Une vingtaine d'autres missionnaires, capucins, jésuites ou prêtres des Missions étrangères, exerçaient leur ministère à Mobile, à la Balise, chez les Appalache, les Natchez, les Kaskaskia, les Taensa, les Illinois et dans les forts établis aux points stratégiques de la colonie.
Si les prêtres de toute obédience travaillaient, souvent dans un climat de mésentente et de rivalité, avec plus ou moins d'ardeur et de succès, au salut des âmes blanches, noires et indiennes, ce furent les religieuses qui prirent en charge les misères physiques et morales d'une communauté multiraciale, cosmopolite et, par certains aspects, interlope ! Le 18 septembre 1726, un accord avait été passé à Paris entre la Compagnie des Indes et sœur Catherine de Bruserby de Saint-Amand, première supérieure des ursulines de France10. Aux termes de l'accord, un groupe de religieuses de cet ordre devait s'installer à La Nouvelle-Orléans et assurer le fonctionnement d'un hospice pour les pauvres et les malades et d'un établissement d'éducation pour les jeunes filles. En prenant leurs fonctions, La Chaise et le gouverneur Périer n'avaient pas manqué de rappeler cet engagement et, le 12 janvier 1727, six religieuses professes, une novice et deux séculières avaient été réunies au couvent d'Hennebont, haut lieu de l'ordre, puisque fondé en 1643 sur les ruines du monastère de Kerguelen construit en 1070. En présence du révérend père Nicolas-Ignace de Beaubois, jésuite, ancien desservant de la mission des Illinois, vicaire général de l'évêque de Québec et supérieur général des Missions de la Louisiane, toutes reconnurent comme supérieur de la future communauté louisianaise la mère Marie Tranchepain de Saint-Augustin. Cette religieuse issue d'une famille fortunée, de son vrai nom Catherine Tranchepain, avait, en 1702, abjuré la religion réformée pour embrasser le catholicisme, malgré l'opposition de ses parents.
L'ordre des Ursulines possédait déjà une maison hospitalière au Canada et c'est pourquoi le choix de Mgr de Saint-Vallier, évêque de Nouvelle-France, entériné par le cardinal Fleury, ministre d'État, s'était porté sur cet ordre d'une excellente réputation. L'Histoire a retenu les noms des religieuses qui allaient accomplir, jusqu'à nos jours, en Louisiane, les tâches d'infirmières et d'éducatrices11.
Le 22 février 1727 embarquèrent à Lorient, sur la Gironde, sœur Marguerite Jude de Saint-Jean-l'Évangéliste, de Rouen ; sœur Marie-Anne Boullenger de Sainte-Angélique, de Rouen ; sœur Madeleine de Mahieu de Saint-François-Xavier, du Havre ; sœur Renée Guignel de Sainte-Marie, de Vannes ; sœur Marguerite de Talaon de Sainte-Thérèse, de Ploërmel ; sœur Cécile Cavelier de Saint-Joseph, d'Elbeuf ; sœur Marie-Anne Dain de Sainte-Marthe, d'Hennebont ; sœur Marie-Madeleine Hachard de Saint-Stanislas, novice ; sœur Claude Massy, séculière de chœur ; sœur Anne, séculière converse. Deux jésuites, le père Tartarin et le père Doutrelau, et un convers, le frère Crucy, accompagnaient les religieuses. La Compagnie des Indes avait accepté d'entretenir les religieuses, de payer leur passage et celui de leurs quatre servantes, et d'assurer le rapatriement de celles qui voudraient revenir en France. Une des ursulines avait été nommée économe de la communauté hospitalière, à charge pour elle de « s'occuper de tout le temporel et de rendre les comptes, une fois par mois, à MM. Les officiers ». La traversée, extrêmement périlleuse, dura cinq mois puisque les sœurs n'arrivèrent à la Balise que le 23 juillet 1727 et à La Nouvelle-Orléans le 7 août. Non seulement les vents contraires avaient obligé le capitaine, M. de Vaubercy, à relâcher à l'île Madère, mais les corsaires avaient, à deux reprises, poursuivi le navire ! Fort heureusement, l'armement de la Gironde avait découragé les forbans, et les religieuses, cachées dans l'entrepont pendant que les marins se préparaient au combat, en avaient été quittes pour la peur. Enfin, ces épreuves ne paraissant peut-être pas suffisantes, le vaisseau s'était échoué sur un haut-fond dans le golfe du Mexique. Pour alléger la coque, on avait passé les canons par-dessus bord et, comme ce délestage ne suffisait pas, les ursulines avaient dû sacrifier leurs nombreux coffres et bagages. « Nous ne fûmes pas longtemps à nous raisonner, et nous consentîmes de bon cœur à nous voir dénuées de tout pour pratiquer une plus grande pauvreté », commenta plus tard la mère Tranche-pain. Quand on eut encore jeté à la mer le baril de trois cents livres de sucre que les directeurs de la Compagnie des Indes avaient offert, entre autres cadeaux, aux religieuses, la Gironde, « enfoncée de cinq pieds dans le sable », se remit à flotter. Pendant quelques milles seulement, car le navire s'échoua à nouveau et, cette fois, sans aucune chance de se désensabler. Le capitaine, abandonnant son bateau près de couler, transborda ses précieuses passagères dans un canot qui, après quinze jours d'une navigation épique, toucha terre à l'île Sainte-Rose, proche de la côte ouest de la Floride, alors occupée par les Espagnols. Enfin Éole prit en pitié les dames que sainte Cécile semblait abandonner et, en cinq jours, poussa leur barque jusqu'à l'île Dauphine, où les autorités locales les attendaient depuis trois mois ! Le 7 août, les sœurs découvrirent enfin La Nouvelle-Orléans et entendirent leur première messe d'action de grâces sur le sol louisianais.
Les ursulines s'installèrent d'abord dans la maison de la concession Sainte-Reyne, louée pour les religieuses par la Compagnie des Indes au concessionnaire, M. Kolly. Mitoyenne d'une propriété de Bienville, cette demeure devait abriter la communauté en attendant la construction, sur les plans de Pauger revus par l'architecte Alexandre de Batz et approuvés par l'ingénieur en chef Ignace-François Broutin, du couvent projeté depuis un an. Les sœurs durent patienter cinq ans avant d'emménager, près du Mississippi, dans un beau bâtiment de deux étages, fait de brique entre poteaux de cyprès, que les Louisianais considèrent toujours comme le premier immeuble en dur bâti sur leur sol… et peut-être sur le territoire actuel des États-Unis !
Plusieurs des aimables nonnes venues de France en 1727 ne devaient pas connaître ce premier couvent. Entre 1728 et 1733, la maladie allait emporter les sœurs Madeleine Mahieu, Marguerite Jude, Marguerite Talaon et la mère Marie Tranchepain, incomparable animatrice de la petite communauté.
Il fallut à la supérieure beaucoup de force de caractère, jusqu'à son dernier jour, pour résister aux pressions alternées des capucins et des jésuites. À peine les religieuses étaient-elles arrivées à La Nouvelle-Orléans que le père Beaubois et le père Raphaël avaient commencé à se quereller pour savoir qui, de la Compagnie de Jésus ou de l'ordre des Franciscains, aurait autorité canonique sur les sœurs, et surtout – la chose devait être assez plaisante pour susciter une telle compétition – qui serait habilité à entendre ces pieuses dames en confession ! La querelle avait pris une telle ampleur que les religieuses s'étaient déclarées prêtes à quitter La Nouvelle-Orléans pour aller s'établir à Saint-Domingue. Cette menace avait valu, le 12 août 1728, à la mère Tranchepain un sermon de l'abbé Raguet, chargé des affaires religieuses à la direction de la Compagnie des Indes. « Quels reproches aurez-vous à essuyer si vous vous laissez vaincre, si vous abandonnez le champ de bataille, si vous fuyez une situation mortifiante quoique vous soyez enrôlée sous un chef couronné d'épines. Souvenez-vous, Madame, que la Providence marque les lieux aussi bien que les autres circonstances qui doivent sanctifier les hommes s'ils sont fidèles. Les apôtres sont morts dans les lieux de leur destination et Jésus-Christ avait choisi Jérusalem pour y souffrir préférablement à toute autre ville. »
À l'occasion de ce conflit, nouvel épisode de la lutte d'influence qui durait depuis plus d'un siècle entre jésuites et capucins, le gouverneur Etienne Périer, consulté par ses supérieurs sur la conduite à tenir, avait agi en Ponce Pilate. Le 15 février 1729, il avait écrit aux directeurs de la Compagnie des Indes que l'affaire commençait à agacer : « Il est tout à fait nécessaire que la Compagnie ne prenne aucun parti, ni pour ni contre les pères [les jésuites et les capucins]. Il ne faut seulement que les maintenir chacun dans leurs droits parce que aussitôt qu'un parti se sent appuyé par la Compagnie il devient arrogant, ce que j'ai eu lieu de voir dans les missionnaires comme dans les laïques. Par exemple, que n'a-t-on pas écrit contre les mœurs du père Beaubois et des religieuses jusqu'à avoir dit que ces dames étaient toutes arrivées grosses. Cette calomnie toute gratuite n'a pas laissé d'être regardée comme une vérité par ceux qui ont tout fait pour mettre la désunion parmi ces religieuses. » Le gouverneur, dont tout le monde a reconnu qu'il était un brave homme, eut ce jour-là un certain mérite à défendre le jésuite. Ce dernier avait tenté, quelques jours plus tôt, de séduire la jolie camériste de Mme Périer… dans le confessionnal ! Mais n'assurait-on pas, à la même époque, que le fils et la fille de M. de La Chaise, famille qui semblait tenir pour les capucins contre les jésuites, étaient les auteurs des lettres anonymes qui circulaient en ville !
Nous ignorons si les propos malveillants tenus par les amis des capucins sur le jésuite Beaubois avaient tous une part de vérité, mais nous savons, en revanche, que l'affaire fit du bruit jusqu'à Lorient, même jusqu'à Versailles, et que le père Beaubois fut rappelé en France. La Chaise, voyant triompher les capucins, ce qui ne dut pas lui déplaire, put écrire, le 20 août 1729, à la direction de la Compagnie : « Depuis le départ de M. de Beaubois tout est plus tranquille ici. Il eût été à souhaiter qu'il n'y eût jamais mis les pieds et s'il y eût resté encore six mois il aurait immanquablement fait tomber ce grand ouvrage. » Tandis que le jésuite évincé voguait vers la France, on découvrit à La Nouvelle-Orléans qu'il laissait, entre autres souvenirs, une quantité de dettes !
Malgré toutes les difficultés, les intrigues ourdies par les uns ou les autres, les ragots, les médisances, les pressions morales exercées sur elles par des hommes d'Église qui dépréciaient d'une façon triviale les préceptes élémentaires de la foi chrétienne, les religieuses, sauf deux qui repassèrent en France, surmontèrent leurs craintes et leur dégoût, comme les y avait encouragées l'abbé Raguet. Elles assurèrent désormais, avec un parfait dévouement, le service de l'hôpital, créèrent un orphelinat alors ouvert à tous les enfants, sans distinction de race ou de croyance, s'intéressèrent au sort des femmes abandonnées et des prostituées, fondèrent un collège pour jeunes filles. Certaines sœurs, épistolières prolixes, entretinrent également une correspondance avec leurs parents. C'est à une ursuline, sœur Marie-Madeleine Hachard, que nous devons, grâce aux lettres qu'elle adressa à son père, un tableau plein de franchise et de couleurs de La Nouvelle-Orléans de 1728.
Nous apprenons ainsi, et avec un peu d'étonnement, qu'il y a autant « de magnificence et de politesse » en Louisiane qu'en France. Une chanson locale soutient que la ville a aussi bonne apparence que Paris, mais la religieuse suppose que l'auteur de ces couplets n'a jamais vu Paris ! Elle révèle que les étoffes galonnées d'or, le velours, le damas, les rubans sont communs « quoique trois fois plus chers qu'à Rouen » et que les Louisianaises se maquillent : « Les femmes portent, comme en France, du blanc, du rouge pour cacher les rides de leur visage et des mouches. » Si bien, commente la religieuse, qui semble y voir une relation de cause à effet, que « le démon possède ici un grand empire ». Elle découvre que la débauche règne et que, pour tenter de l'extirper, les autorités ont recours aux châtiments corporels les plus humiliants. « Les filles qui ont une mauvaise conduite sont surveillées de près et sévèrement punies. Attachées sur un chevalet, elles sont fouettées par tous les soldats du régiment qui garde notre ville. En dépit de tout cela il y a plus qu'il ne faudrait de ces femmes pour remplir un refuge. » Les voleurs blancs, indiens ou noirs sont pendus, à moins qu'on ne leur brise les os sur la roue.
En ce qui concerne la nourriture, on semble avoir oublié les disettes qui furent si longtemps une des plaies de la colonie. Le pain fait de blé d'Inde ou de Turquie [maïs] coûte dix sols la livre, les œufs quarante-cinq sols la douzaine, le lait quatorze sols le pot. On mange du bœuf à bosse [bison], de la venaison de cervidé, de la dinde sauvage, de l'oie. Lièvres, canards, sarcelles, faisans, perdrix, cailles « et autres volailles » abondent. Quant aux poissons, barbues, raies, carpes, salmonidés, ils sont « monstrueux ». Les légumes ne manquent pas, et l'on trouve à satiété pois et fèves sauvages, melons d'eau, patates douces et des giraumons, sortes de citrouilles que l'on peut manger crues ou cuites. On déguste au petit déjeuner du chocolat, du riz au lait, du café, et la sagamité, bouillie de blé d'Inde enrichie de beurre, de graisse, parfois de lard, passe pour un mets très apprécié. Les grains du raisin sauvage, plus gros que ceux du raisin français et à peau plus épaisse, sont servis dans un plat comme les prunes. Les pommes, semblables aux reinettes grises de France, sont délicieuses. Pêches, grenades, citrons, figues, noisettes, amandes, noix d'acajou [sic], fournissent les desserts. On prépare au couvent une excellente gelée de mûre.
Bien que trop exigus, les locaux, que fréquentent vingt-cinq élèves externes, abritent aussi, en mai 1728, vingt-quatre pensionnaires, dont huit filles noires qui s'instruisent aisément.
Les ursulines bénéficient d'un relatif confort domestique, dans une des plus belles maisons de la ville. Les fenêtres n'ont pas de vitres mais une toile fine et claire est tendue sur les châssis, ce qui protège des agressions nocturnes des maringouins, des « frappe-d'abord », des « bibets » et d'une foule d'autres mouches piquantes. Les religieuses sont assistées par des esclaves noirs quelles n'ont, apparemment, pas su s'attacher. Sur les huit que les autorités leur avaient attribués, deux se sont enfuis le jour même où il s'en est évadé quatorze ou quinze de la plantation de la Compagnie des Indes. Cela ressemble fort à une opération concertée et démontre que les esclaves prenaient tous les risques pour retrouver leur liberté dans un pays dont ils ignoraient la topographie. Les religieuses n'ont finalement gardé « qu'une belle négresse » pour les servir et ont envoyé leurs autres esclaves cultiver le potager d'un petit domaine qu'on leur a concédé, à une lieue de la ville. Le père Beaubois, leur ancien confesseur, n'avait pas eu plus de chance avec les Noirs. Sa domesticité avait été décimée « par un seul coup de vent du nord » qui avait tué neuf esclaves, ce qui avait causé au jésuite une perte regrettable de neuf mille livres !
Telle était l'atmosphère de la ville coloniale quand on apprit, au printemps 1729, la mort de John Law. Le banquier s'était éteint le 21 mars à Venise, terrassé par une pneumonie contractée lors d'une promenade en gondole. Un mois plus tard, il aurait fêté, avec sa femme et sa fille qui l'avaient accompagné dans l'exil, son cinquante-huitième anniversaire. Depuis la ruine de sa banque, il avait vécu à Bruxelles, en Allemagne, au Tyrol, en Italie. On avait partout toléré sa présence à condition qu'il ne se mêlât point de finance. Tous les princes d'Europe connaissaient sa réputation. Ils condamnaient ses idées, qui étaient bonnes, et pratiquaient souvent ses méthodes, qui étaient mauvaises. La Louisiane lui devait son lancement dans l'opinion et son peuplement, même si les moyens utilisés avaient été contestables et malgré tout ce qu'avait encore de factice la prospérité de la colonie. Saint-Simon lui consacra, dans ses Mémoires, une brève oraison funèbre : « C'était un homme doux, bon, respectueux, que l'excès de crédit n'avait point gâté et [dont] le maintien, l'équipage, la table ne purent scandaliser personne […]. Son Mississipi, il en fut la dupe et crut de bonne foi faire de grands et riches établissements en Amérique. » Quand les héritiers firent les comptes de l'Écossais, ils ne trouvèrent que des dettes. Celles-ci constituent souvent le seul legs des financiers téméraires.
Personne n'évoquait plus la mémoire de John Law à La Nouvelle-Orléans quand survint, à l'automne, une tragédie qui allait remplir d'un seul coup l'orphelinat des ursulines.
Massacre au pays des Natchez
Le 2 décembre 1729, un inspecteur des tabacs, épuisé de fatigue, apporta en ville une fort mauvaise nouvelle. Les Indiens Natchez, sans la moindre provocation, avaient massacré, le 28 novembre, plus de deux cent cinquante Français établis autour du fort Rosalie. Accompagné de trois Noirs qui s'étaient relayés pour conduire sa pirogue de l'habitation de la Terre-Blanche, au pays des Natchez, jusqu'à La Nouvelle-Orléans, le fonctionnaire se rendit chez le gouverneur Périer pour donner des détails sur cette hécatombe. L'affaire, même si on ne l'admit pas tout de suite, avait eu pour origine l'arrogance, la brutalité et la cupidité du commandant du fort Rosalie, M. d'Etcheparre. Ce tyranneau local aurait déjà dû être sanctionné pour ses façons autoritaires et injustes, qui scandalisaient aussi bien les Blancs que les Indiens. Quelques mois plus tôt, traduit devant le Conseil supérieur de la colonie à l'instigation de quelques habitants du pays des Natchez, il n'avait été maintenu dans ses fonctions que sur intervention du gouverneur Périer, trop indulgent en la circonstance.
Plus faraud et plus impertinent que jamais, le major avait aussitôt projeté, en retrouvant ses quartiers dans la région où prospéraient de nombreuses plantations de maïs, de patates douces, de tabac et de beaux vergers, de s'attribuer un domaine à sa convenance. Ayant étudié les lieux, il avait jeté son dévolu sur le tranquille village indien de Pomme-Blanche et intimé l'ordre aux habitants de déguerpir avant que la pleine lune se soit montrée deux fois. La petite agglomération, située au bord d'une rivière, au nord du grand village des Natchez, comptait quatre-vingts cabanes habitées par de bons cultivateurs. Dans un premier temps, les Indiens, dont les ancêtres avaient toujours occupé l'endroit, ne s'étaient pas laissé impressionner. Etcheparre ayant menacé de les expulser manu militari, leur chef avait cependant dû négocier, afin d'obtenir un délai jusqu'à ce que la récolte de blé soit engrangée. Le commandant accepterait, en gage de soumission, cent cinquante livres de grain plus une volaille. Etcheparre, certain d'avoir dompté les Natchez, accepta cette formule sans comprendre qu'il s'agissait d'une manœuvre dilatoire de la part des Indiens. Ces derniers, réunis en conseil, décidèrent à l'unanimité d'en finir avec leur persécuteur et, par la même occasion, de se débarrasser de tous les Français qui s'étaient approprié les terres les plus fertiles de la région. Passant à l'organisation du complot, ils envoyèrent secrètement des émissaires dans toutes les tribus dont les chefs reçurent, en guise de calendrier, un faisceau constitué par un certain nombre de bûchettes, « lequel marquerait la quantité de jours qu'il y avait à attendre jusqu'à celui auquel tous devraient frapper tous les Français à la fois ». Chaque chef tirerait tous les matins une bûchette du paquet, la casserait et, quand il n'en resterait plus, attaquerait avec ses guerriers les objectifs fixés par les gens de Pomme-Blanche. On avait même prévu que les alliés Chacta formeraient des commandos qui s'en iraient à Biloxi, à Mobile et jusqu'à La Nouvelle-Orléans pour exécuter les colons et s'emparer de leurs femmes et de leurs esclaves. Seuls les Chicassa avaient refusé de se lancer dans une aventure dont l'issue leur paraissait incertaine. Ils avaient cependant promis de garder le secret… et de recueillir les blessés !
Grand-Soleil, chef suprême des Natchez, se souvenait de la punition autrefois infligée aux siens par Bienville après l'assassinat de quelques Canadiens. Informé du complot, il avait accepté de participer à l'action en offrant, le 27 novembre, un grand dîner au commandant du fort Rosalie. Accompagné de son état-major et du garde-magasin Ricard, Etcheparre s'était rendu à l'invitation. Toute la nuit on avait festoyé, bu de l'eau-de-vie, caressé les jeunes Indiennes, avant de regagner le fort, constitué par une simple palissade couverte, surtout destinée à protéger de la pluie les précieuses presses à tabac !
En ce 28 novembre, le jour qui va se lever est celui choisi par les distributeurs de bûchettes. Mais il existe un antidote à la fatalité. À l'aube, le lieutenant Macé, accompagné de l'interprète Papin, vient tirer Etcheparre du sommeil pour l'avertir que Grand-Soleil est un traître et qu'il a donné ordre à ses guerriers d'égorger tous les Français. L'officier est fort mal reçu par son commandant. Aboyant d'une voix pâteuse, Etcheparre envoie son second prendre les arrêts pour s'être permis de réveiller un homme qui s'est couché à trois heures de la nuit. Avant de regagner son lit, le commandant fait aussi jeter l'interprète en prison.
Et cependant, Macé est bien informé. Sa petite amie indienne, Stelona, follement amoureuse de l'officier, lui a tout révélé. Elle tient à sauver son amant, même au prix de la perte du village de Pomme-Blanche par les siens. Comme toutes ses compagnes, elle sait que chaque guerrier indien, avant de s'engager sur le sentier de la guerre, doit confectionner vingt flèches. Or les dames Natchez ont vu leur mari à l'ouvrage et la mère de Grand-Soleil a découvert le stock de projectiles. Cette vieille femme est opposée au massacre des Français, dont elle a déjà pu évaluer, sur des membres de sa famille, la capacité de vengeance. Elle en a parlé avec son amie, Tattoed, qui a tout raconté à son amie Stelona, laquelle s'est empressée, au péril de sa vie, de prévenir le lieutenant Macé. Les flèches de Cupidon venant à bout de celles, plus meurtrières, des Natchez, quelle belle image nous eût léguée la petite Indienne ! Dans le panthéon franco-indien, la postérité eût rangé Stelona entre Atala, inspiratrice de Chateaubriand, et Pocahonta qui, en 1607, sauva de la torture le capitaine John Smith.
Si Etcheparre avait été moins stupide et moins présomptueux, le massacre eût pu, ce jour-là, être évité. Car le lieutenant Macé n'est pas seul à donner l'alerte. Au petit matin du 28 novembre, un concessionnaire du district, M. Kolly, dont les ursulines occupent la maison de ville à La Nouvelle-Orléans, vient avec son fils et son intendant, M. Longuay, réveiller une deuxième fois le commandant du fort. Ce dernier, qui en a assez d'être dérangé, fait mettre ses visiteurs aux fers !
Cette fois, Etcheparre n'a pas le loisir de se rendormir car Grand-Soleil en personne, suivi d'une joyeuse troupe de guerriers qui chantent le calumet, approche du fort, les bras chargés de présents. Le commandant, qui ironise sur les vaines mises en garde de ses subordonnés et des planteurs, reçoit la délégation en robe de chambre et accepte volaille, huile d'ours, peaux de castor et le blé d'allégeance promis par le chef de Pomme-Blanche. On fume le calumet, on danse, on boit, on rit et, pour confondre les diseurs de mauvaise aventure, Macé, Papin et les Kolly père et fils, Etcheparre ordonne que les prisonniers soient délivrés et viennent assister à l'émouvante manifestation d'amitié offerte par les Natchez. Or, pendant qu'un groupe d'Indiens assure le spectacle, d'autres se répandent dans le fort. Personne ne remarque qu'ils sont vingt-quatre, comme les soldats de la garnison. D'autres Natchez battent les alentours, prennent position au bord de la rivière, s'approchent de la demi-galère12 arrivée la veille pleine de marchandises et qui doit emporter à La Nouvelle-Orléans les boucauts de tabac récoltés dans les concessions. Dans le même temps, les habitants, qui ignorent ce qui se trame, puisque les gens informés ont été jetés en prison par le commandant, voient arriver chez eux, tout miel et tout sourires, des Indiens qu'ils ont l'habitude de rencontrer. Les Natchez viennent, comme ils l'ont déjà fait, emprunter les fusils des Français pour aller chasser la dinde sauvage et le chevreuil dont ils offriront, au retour, les plus belles pièces comme loyer des armes. Les braves colons, sans méfiance, prêtent à leurs futurs assassins les fusils qui les tueront ! Car, dès que les guerriers indiens ont chacun sa cible en ligne de mire, le signal du massacre est donné. Dans le fort, les soldats tombent sans avoir eu le temps de comprendre ce qui se passe. Autour des palissades, dans toutes les habitations, les Natchez se déchaînent. Ils tuent au fusil, à la sagaie, à la hache, ouvrent le ventre des femmes enceintes, écrasent la tête des nouveau-nés, emmènent les esclaves noirs qui se montrent dociles, égorgent les autres, vident armoires et placards puis mettent parfois le feu. Grand-Soleil a exigé la mort de tous les hommes, de toutes les femmes qui feraient mine de résister, des bébés dont les cris importunent et dont personne ne veut. Assis sous le hangar de la Compagnie des Indes, le vieux chef jouit du bruit de la fusillade et attend qu'on lui apporte la tête du commandant Etcheparre, ce qui ne tarde pas. Tant que dure la boucherie, des guerriers viennent déposer au pied de Grand-Soleil des têtes de soldats, de planteurs, d'employés de la Compagnie. Le cacique dispose en cercle celles des officiers, puis les autres en pyramide. Quand la fête sanglante est terminée, il s'en va d'un pas tranquille et les choucas arrivent.
Deux soldats du fort, qui avaient réussi à s'échapper, ont été repris, Mayeux et Lebeau. Les Indiens leur laissent la vie sauve. Lebeau parce qu'il est tailleur et pourra adapter aux mesures des assassins les vêtements de leurs victimes, Mayeux parce qu'il est robuste et fera un bon domestique. On le charge d'ailleurs immédiatement de transporter au grand village des Natchez le butin, notamment la cave d'Etcheparre et les munitions trouvées dans le fort. Le lieutenant Macé, que Stelona voulait sauver, n'a pas échappé au massacre. Alors qu'il sortait de la prison avec les Kolly et Papin, il a été tué comme eux. Vingt-trois des vingt-quatre soldats du fort ont péri sans avoir pu se défendre, le père Poisson, jésuite, l'abbé Bailly, le sous-lieutenant Desnoyer, les chirurgiens Laronde et Gurloz, les mariniers Pascal et Caron, patrons de la demi-galère, ont été décapités. Ricard, le garde-magasin qui a eu l'idée de plonger dans la rivière où il a attendu la nuit, se sauve à la faveur d'un orage. Une vingtaine de personnes qui ont aussi réussi à se cacher profitent, comme Ricard, de l'obscurité et de la pluie pour quitter ces lieux maudits où les chiens, les chats sauvages, les renards et les rapaces se disputent les cadavres.
Les Indiens ont aussi attaqué les habitations isolées. Les directeurs des concessions Terre-Blanche, propriété de la Compagnie des Indes, et Sainte-Catherine ont péri avec leur famille et leurs employés. Sur le domaine du marquis de Mézières, les Natchez ont égorgé dix-huit personnes. Sous couvert d'une visite amicale au fort Saint-Claude, au pays des Yazou, ils se sont introduits dans la place et ont massacré le commandant Ducoder et tous les habitants. Une autre troupe d'Indiens a voulu attaquer Natchitoches, mais Juchereau de Saint-Denys, prévenu par ses fidèles de la tribu des Ceni, était sur la défensive. Avec ses hommes, il a tué une centaine d'assaillants ; les autres ont fui.
Le père Gilibert, chargé de faire le compte des victimes de cette révolte des Natchez, rendit son rapport le 9 juin 1730 et révéla que deux cent trente-sept personnes, cent quarante-cinq hommes, trente-six femmes et cinquante-six enfants avaient été assassinées en quelques heures, le 28 novembre 1729. Les Natchez n'avaient eu que douze morts à pleurer.
À La Nouvelle-Orléans, le massacre des Français par les Natchez fut ressenti comme un acte de barbarie et comme une trahison. Le gouverneur Périer, annonçant le drame au secrétaire à la Marine, fit le bilan de la tuerie et précisa que les Indiens avaient emmené comme prisonniers les femmes, les enfants et les Noirs. Comme d'autres Louisianais, il crut voir, dans cette agression si bien montée, une main étrangère. « L'attaque faite en plein jour, la conduite de l'action, et la prise de la demi-galère avec la conservation des nègres n'est nullement Sauvage. Il n'y en a même pas d'exemple, ce qui ne me laisse pas de douter qu'il y ait eu des Anglais travestis avec eux. » En attendant, Périer – qui ne disposait que de cinq cent soixante-sept soldats, dont cent trente à La Nouvelle-Orléans et quatre-vingt-cinq à Mobile, pour défendre la colonie – réclama des vaisseaux et des troupes, fit renforcer l'enceinte de La Nouvelle-Orléans, construire de nouveaux forts et des redoutes entre le pays des Tunica et le delta du Mississippi, et accélérer les travaux du fort Condé de Mobile, premier ouvrage en maçonnerie que posséderait la colonie.
Les ursulines recueillirent orphelins et orphelines et organisèrent, en février 1730, le premier carnaval, pour faire oublier aux enfants des colons assassinés les visions d'horreur qui surgissaient encore dans leurs cauchemars. Peut-être se souvenaient-elles que, le Mardi gras 1699, Le Moyne d'Iberville avait retrouvé, dans la brume, la porte océane du Mississippi.
Quelques jours après le massacre des Français par les Natchez, un Chacta vint avertir le gouverneur : « Tiens-toi bien sur tes gardes, les Chicassa m'ont dit que les Sauvages devaient donner sur tous les quartiers français et les assassiner tous. » Périer n'étant pas Etcheparre, dont tout le monde vouait l'âme au démon, l'avertissement du bon Indien fut entendu. Le capitaine de Merveilleux et ses Suisses furent envoyés sur les deux rives du Mississippi pour inviter les colons à prendre des précautions. Le chevalier de Louboey, vaillant soldat dont l'aimable libertinage avait scandalisé M. de La Chaise, prit en charge la défense des concessions et un enseigne, délégué chez les Chacta, réussit à réunir sept cents guerriers qui allèrent, entraînés par des coureurs de bois, donner une première leçon aux Natchez. Ils rapportèrent six scalps, firent dix-huit prisonniers, libérèrent Mayeux et Lebeau, plus cinquante et une femmes blanches et cent six esclaves, en attendant que fût montée une véritable expédition punitive. Celle-ci se mit en route le 14 novembre 1730, sous les ordres du gouverneur Périer. Six cent cinquante soldats, cent vingt marins, quatre cents Chicassa, munis de onze canons, marchèrent contre les Natchez. Les Indiens délogés du fort Rosalie s'étaient retirés dans un fort qu'ils avaient eux-mêmes construit, comme les Français leur avaient appris à le faire. Les assiégeants n'osèrent pas bombarder le bastion indien, par crainte de tuer les Blancs que les Natchez détenaient encore. Il fallut attendre plusieurs jours et conduire des attaques, meurtrières pour les deux partis, avant d'obtenir la reddition des Natchez. Au moment du bilan, on découvrit que, si quelques assiégés avaient réussi à s'enfuir, la plupart des combattants indiens avaient été tués et que presque toutes les femmes et les enfants de la tribu avaient péri ou figuraient parmi les quatre cent cinquante prisonniers que M. Périer et ses officiers emmenèrent à La Nouvelle-Orléans. Tous furent embarqués pour Saint-Domingue, où la Compagnie des Indes les vendit comme esclaves. Les chefs, qui, au moment de la reddition, avaient obtenu la vie sauve mais qui avaient été déportés comme les autres, devaient être hébergés et nourris par la Compagnie des Indes. Maurepas13, secrétaire à la Marine, ayant refusé de rembourser les mille huit cent quatre-vingt-huit livres qu'avait coûté l'entretien des prisonniers, ces derniers furent vendus, comme les gens de leur peuple, à des colons.
À part quelques rescapés qu'adoptèrent les Chicassa, rien ne parut survivre de l'orgueilleuse et courageuse nation des Natchez.
Les Français avaient vengé leurs morts, mais, en détruisant les Natchez, la Compagnie des Indes avait perdu ses meilleurs ouvriers, ceux qui, dans les concessions, cultivaient le tabac et l'indigo, livraient dans ses magasins les plus belles fourrures de castor, ceux qui construisaient les maisons les plus solides.
Le 23 janvier 1731, les directeurs de la Compagnie, ayant fait les comptes et constaté, avec semble-t-il un pessimisme exagéré mais de nature à apitoyer le pouvoir, qu'en treize ans la Louisiane avait coûté plus de vingt millions de livres aux actionnaires, adressèrent une supplique au roi Louis XV « à l'effet de supplier très humblement [Sa Majesté] qu'il lui plaise, pour les motifs énoncés [le déficit !], révoquer la concession de la colonie de la Louisiane, ne réserver à la Compagnie des Indes que le privilège du commerce exclusif de cette colonie aux offres et conditions de sa part de fournir et de transporter aux habitants de Louisiane, sur pieds et aux prix accoutumés, la quantité de cinq cents nègres par an et d'ailleurs tout ce qui sera estimé être pour leurs besoins indispensables ou (ce qui conviendrait mieux aux intérêts de la Compagnie) agréer la rétrocession du privilège de ce commerce même qu'elle prévoit lui être infiniment onéreux, à la charge de fournir à Sa Majesté quelque équivalent des offres et conditions ci-dessus tel qu'il plaira à Sa Majesté et à son conseil d'arbitrer ». Le roi, qui entend traiter favorablement la Compagnie, « réduit et fixe cet équivalent trois millions six cent mille livres », mais Maurepas, secrétaire à la Marine qui ne se laisse pas émouvoir par les gémissements des boutiquiers de Lorient, ramène d'office la somme à un million quatre cent cinquante mille livres, qui sera payée en six ans !
Dans le même temps où la Couronne de France redevenait propriétaire de la Louisiane, le brave gouverneur Périer, toujours en retard d'une frégate, annonçait fièrement à son ministre qu'on avait, pour la première fois, récolté du coton, « le plus beau coton que j'aie vu dans aucune colonie du monde », écrivait-il. La postérité admettra qu'au moins une fois dans sa vie le bonhomme Périer, timoré mais honnête, vit juste. Le sol de la Louisiane livrera plus tard, quand les Français n'y seront plus, des montagnes d'or blanc, ce middling aux longues fibres soyeuses, que l'on se disputera aux enchères dans toutes les Bourses de l'Ancien et du Nouveau Monde.
Quand, au bout d'une année de gestion royale, on fit, en 1732, les comptes de la Louisiane, Maurepas constata que les recettes de la colonie représentaient un million deux cent cinquante mille livres, les dépenses neuf cent quatre-vingt-un mille quatre cent soixante-trois livres, ce qui laissait deux cent soixante-huit mille cinq cent trente-sept livres de bénéfice. La comptabilité ministérielle n'était pas aussi pessimiste que celle de la Compagnie des Indes ; peut-être était-elle aussi plus exacte !
Maurepas estima qu'il y avait fort à faire en Louisiane pour rétablir la confiance des colons, contenir les menaces indiennes, décourager les prétentions espagnoles et contrer les poussées expansionnistes des Britanniques. Un seul homme était capable de reprendre en main les destinées d'un pays où il avait passé trente ans de sa vie. Il était âgé de cinquante-deux ans, on lui trouvait le teint jaune mais il avait l'œil vif, les muscles durs, cambrait la taille, parlait clair et ne s'embarrassait pas de sentiments.
Le 25 juillet 1732, Maurepas convoqua Bienville et le fit, enfin, gouverneur de Louisiane.
1 Environ un kilomètre deux cents sur sept cents mètres.
2 En 1934 a été créée, en Louisiane, la Société des chênes-verts, dont les membres sont les chênes eux-mêmes, la présidence étant dévolue au plus gros et donc au plus âgé d'entre eux. Composée de plus de quatre cents chênes, dont les propriétaires sont tenus au respect de règles très strictes, cette association est présidée, depuis 1968, par le Seven Sisters, de Lewisburg, dont le tour de taille dépasse onze mètres.
3 L'arpent, considéré comme mesure linéaire, valait environ cent quatre-vingt-douze pieds, soit soixante-deux mètres.
4 La plaquemine, ou kaki, est le fruit brun orangé, de saveur douce, que donne le plaqueminier, arbre commun dans cette région de la Louisiane.
5 Les Indiens Bayagoula et Ouma avaient coutume de marquer les limites de leur territoire par des pieux de cyprès rouge. La tradition louisianaise veut que le rouge de ces bâtons fichés dans le sol soit celui du sang ruisselant des scalps dont les Indiens auraient coiffé les pieux.
6 Après avoir tenté de créer un établissement près de la baie Saint-Bernard, aujourd'hui Galveston (Texas), il fonda le fort Saint-Louis, au pays des Natchitoch, en 1717. On lui doit un Journal historique de l'établissement des Français en Louisiane, publié à La Nouvelle-Orléans en 1831.
7 Aujourd'hui Jackson Square.
8 Châtiment qui consistait à immerger dans un bassin, jusqu'à la limite de l'asphyxie, un homme attaché à une corde et entravé.
9 Quelquefois ainsi orthographié à l'époque pour Châteauguay.
10 L'ordre se réclamant du patronage de sainte Ursule fut fondé en 1535, à Brescia, par Angèle Merici. Mlle de Bermont installa des ursulines en Provence, puis à Paris, en 1608, et à Rouen, en 1615. Les ursulines sont des moniales obligées à des vœux solennels, aujourd'hui essentiellement vouées à l'éducation des jeunes filles. L'ordre a des représentations dans trente et un pays et comptait, en 1965, six mille sept cents religieuses. Il compterait seize mille membres en 2003 (Quid, Robert Laffont).
11 De nos jours, les ursulines de La Nouvelle-Orléans, fidèles à leur mission, instruisent et éduquent les jeunes filles dans un vaste collège situé 2635 State Street. Inauguré en septembre 1927, à l'occasion du bicentenaire de l'arrivée des ursulines en Louisiane, cet établissement figure parmi les plus réputés de l'État.
12 Petite galère à fond plat, pourvue d'une voile et qui peut aussi être propulsée par des rameurs.
13 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas (1701-1781), secrétaire d'État à la Maison du roi, à la Marine et aux Colonies.