4.
Une colonie à part entière
Biloxi, centre
d'accueil
Tandis que l'on réorganisait, à Paris et à
Lorient, la Compagnie des Indes dont certains privilèges allaient
être provisoirement suspendus, alors que Law passait discrètement,
le 20 décembre 1720, la frontière belge et quittait la France
pour n'y plus jamais revenir, la Louisiane prenait enfin le
caractère et l'importance d'une colonie à part entière. C'est en
grande partie à l'Écossais, banqueroutier fuyard, qu'elle devait
cette évolution, car il avait été le premier capable d'envoyer en
Amérique, de gré ou de force, en moins de deux ans plus de sept
mille personnes.
C'est autour du Nouveau Biloxi, sur un plateau
boisé, surélevé de quelques pieds par rapport au niveau de la mer,
à la pointe d'une presqu'île de terre limoneuse, hélas entourée de
marais où refluaient parfois les eaux du golfe, que s'était
développé un véritable centre d'accueil des émigrants. Dès 1719,
Bienville, qui aurait préféré aménager tout de suite le site de La
Nouvelle-Orléans, avait été contraint par les dirigeants de la
Compagnie des Indes, qui, de Lorient, ne se faisaient pas une idée
très exacte de la Louisiane, de faire du Nouveau Biloxi
l'établissement principal de la colonie. Il s'y était installé, de
même que le directeur régional de la Compagnie, créant un magasin,
un hôpital, des baraquements pour loger les filles à la cassette et
les religieuses qui accompagnaient les fiancées du Mississippi.
Comme il fallait loger aussi les ingénieurs du roi et leur famille,
les employés et les gardes de la Compagnie des Indes, les engagés
envoyés par différents concessionnaires, souvent avec femme et
enfants, les Suisses de la compagnie de Merveilleux et du régiment
de Karrer, les militaires français, les prisonnières tirées de la
Salpêtrière pour en faire des épouses coloniales de second choix,
les forçats rescapés des galères et les vagabonds ramassés dans les
rues de Paris, l'architecte Pierre Le Blond de La Tour, formé par
Vauban, avait été invité, dès son arrivée, en novembre 1720, à
définir un plan d'occupation des sols ! Bienville, dont la
demeure était la seule avec celle du directeur de la Compagnie à
ressembler à une vraie maison, avait déjà fait du site le siège du
Conseil de la colonie ; il y hébergeait un missionnaire devenu
vicaire général de l'évêque de Québec, le père Antoine
Davion.
Les logements des émigrants de toute catégorie,
construits à la hâte, étaient des plus rudimentaires :
« quelques pieux en terre soutenant une couverture de
joncs ». On imagine aisément la promiscuité engendrée sur
quelques hectares par ce rassemblement de populations si diverses.
Le Nouveau Biloxi ressemblait plus à un campement de bohémiens qu'à
un comptoir colonial organisé. Les orphelines de bonne famille,
dotées d'un trousseau par le roi et fallacieusement promises à de
beaux mariages, se cachaient, effarouchées par les regards
concupiscents des forçats récemment débarrassés de leurs chaînes,
horrifiées par les propos lestes des soldats, tandis que les
religieuses s'efforçaient de contenir les débordements des
condamnées de la Salpêtrière rendues à la liberté et prêtes à user
des charmes de la féminité pour trouver rapidement un mari, comme
on les y avait invitées lors de leur embarquement à La Rochelle,
ou, à défaut, un amant prêt à les entretenir. Très vite les
maladies, scorbut, dysenterie, fièvres diverses, les infections
vénériennes, le manque de vivres frais, des conditions d'hygiène
déplorables, avaient fait du site un lieu maudit qu'on ne pensait
qu'à fuir. Les désertions se multipliaient et chaque jour
allongeait la liste des malades, des mourants et des morts. Entre
les mois de juillet 1720 et septembre 1721, plus de neuf cents
personnes périrent, tant au Nouveau Biloxi qu'au Vieux Biloxi ou
dans les postes proches de ces camps.
Devant cette situation, et bien que Le Blond de La
Tour semblât trouver à son goût le Nouveau Biloxi dont il jugeait
« la situation avantageuse, l'air excellent, l'eau très
bonne », la direction de la Compagnie des Indes décida de
transférer le siège colonial à La Nouvelle-Orléans, ce qui réjouit
les colons et les militaires, mais mécontenta les boutiquiers,
maîtres du commerce local. L'ordre parvint au Nouveau Biloxi le
26 mai 1722, et Le Blond de La Tour confia à son adjoint,
l'ingénieur du roi Adrien de Pauger, la construction d'une ville
dont personne n'imaginait alors qu'elle deviendrait, au
XIX e siècle, le plus grand port du Sud et le
deuxième des États-Unis.
Ancien capitaine au régiment de Navarre, ingénieur
du roi depuis 1707, chevalier de Saint-Louis, Adrien de Pauger fut
le véritable bâtisseur de La Nouvelle-Orléans, bien que les
historiens aient plus souvent retenu le nom de Le Blond de La Tour,
qui s'attribua, avec les plans de son subordonné, le mérite d'avoir
dessiné la cité en forme de croissant. Ayant amené avec lui une
soixantaine d'ouvriers recrutés en Artois, sa province natale,
Pauger fut étonné de ne trouver sur le site de la future cité
qu'une vingtaine de baraques, éparpillées au milieu des
broussailles, dans une zone boisée « à ne pouvoir donner un
coup d'alignement ». Il se mit néanmoins au travail, parcourut
le fleuve en amont du site, le descendit en aval jusqu'à son
embouchure et démontra que les adversaires de La Nouvelle-Orléans
mentaient en soutenant que le Mississippi avait seulement cinq
pieds de profondeur en ce lieu, alors que les sondages méthodiques
donnaient treize pieds ! Ayant étudié l'influence des marées,
l'érosion des fonds et le débit du fleuve, Pauger décida de fermer
les passes secondaires afin de forcer le Mississippi à ne plus
alimenter qu'un seul bras qui, creusé et élargi par le courant,
deviendrait praticable à des navires de quatre à cinq cents
tonneaux. Ainsi, les gros bateaux remonteraient non seulement
jusqu'à La Nouvelle-Orléans mais au-delà, vers le pays des Arkansa.
Comme les terrains sur lesquels devait s'élever la future ville se
trouvaient à un niveau inférieur de cinq pieds par rapport à celui
de la mer, Adrien de Pauger proposa aussitôt la construction
« d'une bonne digue contre les débordements du fleuve ».
Énergique, sachant à l'occasion tourner les règlements qui
contrecarraient ses projets, mais probe et soucieux d'apporter
confort et sécurité aux habitants, l'ingénieur dut faire face à
l'opposition épisodique des comptables de la Compagnie, à la
malveillance de certains habitants de Biloxi, qui le dénonçaient à
Paris comme dilapideur des fonds de la colonie, et même aux
manœuvres dilatoires des employés de la Compagnie des Indes, qui
retardaient l'envoi de ses plans à Paris ! Il vit même se
dresser des adversaires parmi les gens qui avaient, dans un premier
temps, accepté avec enthousiasme de s'installer à La
Nouvelle-Orléans, ceux notamment qui lui reprochaient de concéder
les meilleurs emplacements à ses amis, ceux qui voulaient bâtir
leur demeure où bon leur semblait, sans tenir compte du dessin des
quartiers, ceux enfin dont les propriétés étaient écornées par le
tracé des rues. Heureusement soutenu par Le Blond de La Tour, qui
se souvenait fort à propos qu'il avait été hydrographe et
antidatait sa correspondance pour masquer son ralliement tardif aux
plans de son adjoint, Pauger finit par faire admettre ses vues et
ses dessins. Dès que ces derniers furent officiellement approuvés,
Pauger, bien conscient d'être le bâtisseur compétent et responsable
« d'un poste qui sera un jour le plus important du golfe du
Mexique », se montra d'une intransigeance brutale avec les
récalcitrants. C'est ainsi qu'un certain Traverse, qui avait bâti
une maison « hors de l'alignement des rues », fut mis en
prison et relâché quand sa maison eut été détruite ! Comme
l'homme privé de toit demandait une indemnité, Pauger le fit rosser
à coups de bâton et remettre en prison ! Les maîtres d'œuvre
de 1720 ne connaissaient pas les entraves que les enquêtes de
commodo et incommodo mettent parfois aux réalisations les plus
ambitieuses des urbanistes.
En dépit de ces difficultés, du manque d'ouvriers
et des intempéries, la ville s'édifia au fil des mois. La
topographie du Vieux Carré, en réalité un rectangle nommé par les
Américains French Quarter et qui attire maintenant tant de
touristes, donne, aujourd'hui encore, une idée assez exacte de
l'implantation voulue par Adrien de Pauger. La ville conçue par
l'ingénieur s'étendait à la perpendiculaire du Mississippi, sur six
cent vingt toises à l'intérieur des terres et sur trois cent
soixante toises au long du fleuve1. Cette surface était divisée en îlots, tous
entourés d'un fossé d'assainissement. Chaque îlot était
théoriquement fractionné en douze lots, mais on accordait aux
habitants la possibilité d'acquérir plusieurs lots juxtaposés. Les
blocs ainsi constitués se trouvaient séparés par des rues
rectilignes se coupant à angles droits, suivant un plan équilibré,
qui annonçait ceux des futures villes américaines du XIX e siècle.
Adrien de Pauger nomma bientôt les voies, en commençant par en
consacrer une à son saint patron, puis les autres prirent les noms
qu'elles portent encore de nos jours : Royale, d'Iberville, de
Chartres, de Bourbon, d'Orléans, Saint-Louis, etc.
Pour la construction des maisons, on utilisait les
matériaux naturels trouvés sur place. Le bois ne faisait pas
défaut, ni le limon argileux fourni par le fleuve, ni les
coquillages rejetés par les eaux du lac Pontchartrain, ni la mousse
espagnole imputrescible qu'il suffisait d'arracher aux branches des
cyprès, des cèdres et des chênes. Ces matériaux imposaient la
technique du bousillage utilisée par les Indiens les plus évolués.
Pour monter les murs, on tassait entre poteaux un mélange de
mousse, de sable et d'argile, auquel certains ajoutaient des crins
d'animaux et des coquillages fossilisés. Les toitures constituées,
en l'absence de tuiles, par des planchettes de cyprès assuraient
une assez bonne protection contre les ardeurs du soleil et les
pluies ordinaires. En revanche, ces constructions aux murs poreux,
aux toits légers, ne résistaient ni aux ouragans ni aux cyclones,
assez fréquents dans le delta du Mississippi. À peine quelques
douzaines de maisons étaient-elles édifiées que, le
11 septembre 1722, survint un cyclone meurtrier. Le vent,
accompagné de grêle, fit rage pendant quinze heures, les eaux du
bayou Saint-Jean montèrent d'un mètre, celles du Mississippi de
plus de deux mètres. Les baraques qui servaient d'église et de
presbytère furent jetées à bas ; des malades reçurent le toit
de l'hôpital sur la tête ; on eut juste le temps de sauver les
réserves de poudre en les transportant dans le colombier du
commandant. Devant la ville, l'Abeille
et le Cher coulèrent, le Santo-Christo et le Neptune, vaisseaux de douze canons, s'échouèrent
après avoir rompu leurs amarres, l'Aventurier ne s'en tira qu'en levant l'ancre, mais
beaucoup de bateaux plats et de pirogues, chargés de grains ou de
volaille, furent engloutis et emportés par le Mississippi. La pluie
torrentielle, destructrice des récoltes, dura deux mois, après
lesquels on dut payer un œuf seize sols et un morceau de bœuf
boucané vingt-cinq livres ! Cette catastrophe inspira à
l'ingénieur Jean-François Dumont de Montigny, qui vécu l'événement,
ces vers boiteux :
La grêle se mettant d'une
telle manière
Qu'elle fit craindre à tous
en ce triste moment,
Que l'on allait avoir le
dernier jugement !
Et même les oiseaux
tombaient sur la rivière.
Les premiers
planteurs
Dès la fin de l'année 1717, les demandes de
concessions émanant de particuliers ou de sociétés dites de
colonisation s'étaient multipliées. La propagande pour la
Louisiane, orchestrée par les agents de la Compagnie des Indes et
soutenue par les gazettes, avait commencé à porter ses fruits. Afin
d'inciter les gens riches à investir dans des domaines dont la
rentabilité semblait ne pas faire de doute et d'encourager ouvriers
ou artisans à s'expatrier avec la perspective de bons gains, les
polygraphes rivalisaient de superlatifs pour décrire un pays dont
ils vantaient exagérément les charmes et escamotaient les
désagréments. Des journaux comme le Nouveau
Mercure publiaient des « relations de voyage »,
lettres ou reportages d'officiers de marine, de négociants ou de
voyageurs inconnus qui revenaient, ou étaient censés revenir, de
Louisiane. L'un annonçait, en juillet 1719, la découverte de deux
mines d'or, un autre, en avril 1720, assurait ses lecteurs qu'on
avait extrait, au pays des Sioux, un minerai à forte teneur en
argent, un troisième que le pays restait totalement dépourvu
d'animaux nuisibles, que la population de La Nouvelle-Orléans
figurait parmi les plus honnêtes du monde, qu'on y vivait à bon
marché, qu'un climat suave en toute saison rendait le séjour
plaisant dans des paysages qui eussent facilement inspiré à Virgile
un supplément à ses Bucoliques !
Sur place, il s'agissait de mettre le pays en
valeur et donc d'accueillir les concessionnaires en quête d'un
établissement et les ouvriers, artisans et employés que les
investisseurs, séduits par d'aussi alléchantes perspectives,
avaient engagés. Chaque concession attribuée par la Compagnie était
bornée, sur les rives du Mississippi, d'un autre fleuve ou rivière,
ou même d'un bayou, par deux lignes perpendiculaires au cours
d'eau, réservant entre elles une part de berge et qui s'enfonçaient
à l'intérieur des terres sur des distances variables. Cette portion
de berge représentait la « façade » du domaine avec sa
porte fluviale. Les cours d'eau étant, à l'époque, les seules voies
de communication, il était en effet indispensable que chaque
concession possédât un accès au fleuve ou au bayou.
Les propriétaires construisaient généralement leur
maison à bonne distance de la rive, afin de la mettre hors
d'atteinte des débordements du Mississippi, et s'empressaient de
planter sur deux lignes parallèles des chênes ou des cèdres qui
constitueraient, au fil des années, de somptueuses voûtes de
verdure. Ces legs des premiers planteurs valent en effet à la
Louisiane de posséder aujourd'hui les plus belles allées d'arbres
majestueux et tricentenaires2.
Une concession disposait au minimum de cinq
arpents3 de rive, ce qui
représentait une longueur de trois cent douze mètres environ. Les
limites idéales d'une telle concession s'enfonçaient à l'intérieur
des terres sur une cinquantaine d'arpents, ce qui conférait au
domaine une surface de près de quatre cents acres, soit environ
cent hectares. Mais la superficie des plantations variait en
fonction de la nature du terrain, de la situation de celui-ci et,
aussi, du bon vouloir d'une administration à la fois laxiste et
intéressée ! Les concessions de John Law, des frères
d'Artaguiette, de Bienville et autres colons privilégiés occupaient
de bien plus vastes surfaces.
Au long du Mississippi, parfois assez loin de la
ville en construction, les concessionnaires avaient pris peu à peu
possession de leur domaine et, sur des centaines de kilomètres, du
golfe du Mexique au pays des Illinois, les colons faisaient
défricher d'immenses espaces plus ou moins fertiles. Ces premiers
exploitants – ancêtres des planteurs qui allaient faire la
fortune du Sud, quand régnerait le roi Coton, puis construire ces
manoirs à fronton grec et colonnades blanches dont la pérennité
entretient les nostalgies sudistes – disposaient non seulement
de la main-d'œuvre recrutée en France mais aussi des esclaves noirs
que la Compagnie des Indes importait d'Afrique et leur vendait avec
bénéfice. Entre l'embouchure du fleuve et La Nouvelle-Orléans, on
trouvait, de part et d'autre de la concession de cent mille
hectares que Law s'était attribuée en 1719 « pour donner
confiance aux investisseurs », celles de Deslau, Carrière, Le
Blanc, Caussine, Aubert, Dupuy, Cantillon, Bannès, Coustillas.
Au-delà de la ville, en remontant le fleuve, on marchait pendant
une journée pour traverser l'immense domaine que s'était réservé
M. de Bienville, avant d'atteindre ceux de Dubreuil, Dugué,
Lanteaume, Delery, Beaulieu, Massy, Tierry et, au lieu dit les
Cannes-Brûlées, les concessions de M. d'Artagnan et les
villages des Allemands. Plus haut encore, au confluent de la
rivière aux Plaquemines4 et du Mississippi, s'étendait, sur la rive
droite du fleuve, le territoire dévolu aux frères Pâris, banquiers
parisiens, alors que, sur la rive opposée, une des concessions de
la famille de Diron d'Artaguiette avait substitué le nom de
Dironbourg à celui de Baton Rouge, en langue indienne
Istrouma5, donné autrefois par
Iberville au cours de son expédition de 1700. Arrivé là, le
voyageur se trouvait déjà à trois cent quatre-vingts kilomètres du
golfe du Mexique et à deux cent cinquante kilomètres de La
Nouvelle-Orléans. Plus haut encore s'était installé M. De
Mézières et, à Pointe-Coupée, le marquis de Ternant faisait abattre
des cyprès pour construire un manoir de bois. Terminée en 1732,
cette superbe maison, connue depuis 1840 sous le nom de plantation
Parlange, toujours habitée par les descendants du planteur,
apparaît comme le modèle le plus achevé et intact des belles
demeures de l'ère coloniale française. Au-delà du pays des Tunica
et des Natchez, jusqu'au pays des Arkansa et des Illinois, d'autres
domaines, parfois séparés les uns des autres par des centaines de
kilomètres, attestaient de la présence française. La déconfiture de
Law ne décourageait plus d'investir en Louisiane.
Les champs donnaient de l'indigo, que l'on vendait
au roi de Prusse pour teindre les uniformes de ses soldats ;
du tabac, qui, récolté au pays des Yazou et des Natchez, valait
largement celui de Virginie ou de Saint-Domingue ; de la canne
à sucre, dont on tirait de la mélasse ; des patates douces, du
maïs et d'autres céréales. Les arbres fruitiers, sauvages mais
puissants une fois dépêtrés de la jungle qui les assiégeait et
convenablement taillés, offraient pêches, cerises, kakis, et même
des olives identiques à celles de Provence. La vigne sauvage, elle
aussi, permettait, d'après Jean-Baptiste Bénard de La
Harpe6, de faire du bon vin et le
houblon donnait une petite bière agréable au palais.
Une nouvelle ressource était apparue, révélée par
Alexandre Vielle, un médecin de la concession Deucher-Coëtlogon qui
avait adressé, en 1722, un mémoire à la Compagnie des Indes pour
attirer l'attention sur un arbuste, le cirier, capable de produire
de la cire végétale dont on pouvait faire des chandelles. La
difficulté d'exploitation tenait au goût que les oiseaux semblaient
avoir pour le suc de cette plante. On devait poster en permanence
un négrillon près de chaque arbuste pour chasser les
gourmands ! Depuis qu'un certain Emmanuel Prudhomme avait, en
1718, planté du coton au pays des Natchitoch, on commençait,
surtout dans la basse Louisiane, à s'intéresser à cette culture
fort rentable, tandis que les riverains, concessionnaires de terres
inondables sur les rives du Mississippi, récoltaient un riz de
qualité moyenne dont la culture ne pouvait manquer de s'intensifier
depuis que le premier moulin à écaler le riz, fabriqué à Gênes,
était arrivé en Louisiane en 1722. Car il fallait jusque-là
« qu'un nègre passe une journée à piler pour faire à manger à
deux », commentait M. de La Chaise.
Parmi les ressources de la Louisiane, il en est
une que les nouveaux arrivants ne manquèrent pas d'exploiter, le
bois de cyprès. D'immenses cyprières constituaient une réserve
naturelle de bois dans laquelle les colons puisèrent, non seulement
pour bâtir leur maison, les forts et les digues, mais aussi pour en
faire commerce avec l'Europe et les îles des Caraïbes.
Le cyprès a été fort bien décrit par Élisée Reclus
dans l'article qu'il écrivit pour la Revue des
Deux Mondes, à son retour d'Amérique, et qui fut publié dans
le numéro du 15 juillet 1889. Le géographe, comme tous les
Européens qui visitèrent la Louisiane, avait été impressionné par
les vastes cyprières du delta du Mississippi. « Le cyprès est
un arbre droit, élancé, renflé à la base comme un bulbe
d'oignon ; il s'appuie sur des contreforts durs et solides,
qui jaillissent du sommet de la racine comme pour mieux s'ancrer
dans le sol vaseux. Le sommet du cyprès s'épanouit en petites
branches couvertes d'un feuillage vert pâle. À ces branches pendent
de longues fibres de la mousse appelée du nom caractéristique de
barbe espagnole ; souvent, les cyprès portent un si grand
nombre de ces longues chevelures grises, qu'ils prennent
l'apparence ridicule de gigantesques porte-perruques. »
Les colons français n'étaient certes pas préparés
à l'industrie du bois, mais ils y furent conduits par les
circonstances. Un embryon de commerce était apparu, dès 1712, quand
Crozat avait pris en main l'exploitation de la colonie. Sa
Compagnie avait besoin de bois pour la construction des postes
militaires et aussi pour ses magasins et bateaux.
Les charpentiers appréciaient le cyprès parce
qu'il était aussi tendre que le pin blanc. On le débitait
facilement en planches qui fournissaient un matériau de
construction idéal. Seul son transport causait des difficultés,
car, si aucun bois vert ne flotte aisément, la densité
exceptionnelle du cyprès compliquait encore les choses. Les colons
lui avaient d'abord préféré le cèdre, mais, le cyprès étant
imputrescible, ils avaient vite opté pour l'arbre le plus abondant
en Louisiane. Après avoir employé le cyprès dans les fortifications
et la construction des digues, ils en firent des pales de moulin à
eau, des planchers, des toitures, des colonnettes, des meubles qui
ont résisté jusqu'à nos jours.
En 1724, Adrien de Pauger, ayant apprécié les
qualités de ce bois, avait commandé mille piliers de cyprès pour
assurer les fondations d'un nouveau fort à la Balise. Dans le même
temps, Claude Joseph Villars Dubreuil, propriétaire d'une vaste
concession entre La Nouvelle-Orléans et les Cannes-Brûlées, se mit
à produire, en défrichant ses cyprières, plus de madriers et de
planches que le marché local ne pouvait en absorber. Il choisit
d'en exporter à Saint-Domingue et le cargo Saint-André fut le premier qui emporta les bois de
Louisiane à Cap-Français.
Bientôt, les bateaux qui retournaient en France
transportèrent des cargaisons de cyprès et la production ne cessa
d'augmenter, encouragée, dès 1725, par Bienville, qui vit dans ce
commerce un des rares secteurs rentables. Ce colonisateur, qui
était aussi un homme d'affaires, ne se trompait pas. En 1748, le
commerce du bois rapportera cinquante-sept mille livres et, en
1750, cent quatre-vingt mille. Plus près de nous, quand, en 1902,
Saint-Pierre de la Martinique sera dévasté par un tremblement de
terre, la Louisiane enverra aux sinistrés des milliers de planches
de cyprès.
L'ambiance
coloniale
En septembre 1723, alors que la construction de La
Nouvelle-Orléans se poursuivait avec entrain, dirigée par Adrien de
Pauger que secondaient l'ingénieur de Boispinel, capitaine réformé
du régiment de Champagne, blessé au siège de Fribourg, chevalier de
Saint-Louis, et le sous-ingénieur Charles Franquet de Chaville, une
mauvaise fièvre – sans doute la fièvre jaune – attaqua la
population de la cité naissante. On compta bientôt une dizaine de
décès par jour, plus encore au cours des premiers mois de 1724,
quand l'épidémie toucha la moitié des habitants. La mort, frappant
dans toutes les catégories sociales, emporta l'ingénieur Boispinel
le 18 septembre 1723 puis Pierre Le Blond de La Tour le
14 octobre. Promu ingénieur en chef en remplacement de ce
dernier, Adrien de Pauger vit son autorité encore renforcée quand
il fut admis à siéger au Conseil supérieur de la colonie, où il ne
comptait pas que des amis.
Redoublant d'activité, le bâtisseur put poursuivre
plus aisément la réalisation de ses projets, et avec d'autant plus
d'ardeur que cet homme, raisonnablement ambitieux, savait
maintenant, comme tous les Louisianais, que le jeune roi
Louis XV avait pris possession de son trône après avoir été
proclamé majeur le 23 février 1723, que le cardinal Dubois
était mort d'un abcès à la vessie le 10 août et que le Régent,
Philippe d'Orléans, illustre parrain de la ville en plein
développement, avait succombé le 2 décembre à l'usure
organique que provoque une constante dissipation.
Après avoir fait construire une levée de terre
meuble, truffée de coquillages fossilisés, qui, sur près d'un
kilomètre de berge, protégerait désormais la ville des crues et des
caprices du Mississippi, Pauger avait délimité, en bordure du
fleuve, une grande esplanade carrée, aussitôt nommée place
d'Armes7, près de laquelle il érigea
l'hôtel de la direction de la colonie, pourvu d'une salle de
délibérations, de bureaux et de logements. Au fond de la vaste
place, face au Mississippi, il entreprit la construction de
l'église paroissiale, qui ne fut achevée qu'en novembre 1726, et
d'un bâtiment conventuel pour les capucins que le Régent avait
décidé, en 1721, d'envoyer en Louisiane. Un hôpital, quatre
casernes, le pavillon des officiers, le magasin de la Compagnie
étaient également sortis de terre pendant qu'à l'embouchure du
fleuve, sur l'île de la Balise, des équipes travaillaient à la
construction d'un fort et d'un vaste entrepôt destiné à abriter les
marchandises en transit.
Tout aurait été pour le mieux dans la meilleure
des colonies possibles si les intrigues, les rivalités, les
conflits d'intérêt n'avaient, comme toujours, obéré les efforts des
uns et des autres et mobilisé les énergies à des fins privées et
futiles. Même Bienville et Pauger sacrifiaient à la chicane.
L'ingénieur, comme tous les fonctionnaires de la colonie, disposait
d'une concession. La sienne se trouvait sur la rive gauche du
Mississippi, en face de La Nouvelle-Orléans, et il avait consacré
quatre mille livres aux travaux de défrichage et d'aménagement. Sur
l'exploitation vivaient « onze nègres, négrillons ou
négresses, un petit Sauvage, quatre bêtes à cornes et quatre
porcs ». Bien que Pauger eût encore investi mille livres pour
commencer, en ville, la construction d'une belle maison et de
quatre cabanes, Bienville, ayant lui-même des visées sur le
terrain, contesta soudain le droit de propriété de l'ingénieur. Le
commandant général possédait déjà la vaste concession de Bel-Air,
une partie de l'île de la Corne, située dans la baie de Pascagoula,
entre l'île aux Vaisseaux et l'île Dauphine, plus deux grands îlots
constructibles dans La Nouvelle-Orléans et des terrains autour de
la ville. En 1724, les juges du Conseil supérieur de la colonie
approuvèrent les prétentions de Bienville et Pauger se vit privé,
sans indemnisation, de l'îlot qu'il avait défriché à ses
frais ! Bienville, qui confondait parfois son intérêt
personnel et ceux de la Compagnie, avait aussitôt installé, sur les
terres de Pauger, « les nègres du roi » qu'il faisait
travailler pour son compte. Mais quand, en 1725, Bienville eut
perdu un peu de son autorité, l'ingénieur, certain de l'antériorité
de ses droits, finit par obtenir un jugement plus équitable. À
défaut de récupérer l'argent investi, il obtint la régularisation
de la concession sur laquelle était bâtie sa maison de La
Nouvelle-Orléans. Bienville et ses amis n'en continuèrent pas moins
à lui causer des ennuis. Son courrier étant détourné, comme celui
d'autres fonctionnaires de la colonie, le conseil de Marine dut
menacer d'une amende de cinq cents livres, et même de destitution,
ceux qui intercepteraient les lettres de l'ingénieur du roi. On fit
alors courir le bruit que Pauger serait bientôt remplacé par
Ignace-François Broutin, « un ingénieur volontaire »,
plus docile et présentement chargé des travaux de la concession de
M. Le Blanc, le Petit Désert, située au-delà du pays des
Natchez, près du village des Yazou.
Souffrant de toutes les cabales qui entravaient
son action, Pauger fut gagné par le découragement et en fit part à
son frère en termes mélancoliques : « Tout ici est en
combustion ; chacun crie et fait à son ordinaire et jamais le
pays n'a été plus sur le penchant de sa perte totale. […] Mon parti
est pris, j'ai été deux fois à l'extrémité, je repasse en France
par le premier bateau. »
Le bâtisseur de La Nouvelle-Orléans ne devait
jamais revoir la province d'Artois qui lui était si chère. Le
5 juin 1726, il tomba malade et mourut quatre jours plus tard.
Le diagnostic écrit du docteur Prat, médecin botaniste de la
faculté de Montpellier, permet aujourd'hui de savoir que
l'ingénieur périt « d'une fièvre intermittente devenue fièvre
lente ». Ses amis affirmèrent qu'il succomba plutôt miné par
le chagrin que lui avaient causé, pendant des années, les attaques
dont il avait fait l'objet. Les obstacles fallacieux et les
entraves administratives, fabriquées de toutes pièces, qui
l'empêchaient de poursuivre son œuvre avaient eu raison de sa
santé. Par son testament, cet homme pieux et droit demandait à être
enterré dans l'église de La Nouvelle-Orléans, après trois services
solennels, et laissait mille livres au curé afin que soient dites
trois cents messes basses et un De
profundis à sa mémoire, à la fin de chaque office, le lundi.
Il faisait don de son habitation de la pointe Saint-Antoine, de ses
instruments de mesure et livres de mathématiques à son
collaborateur M. Derin. Les capucins recevaient ses livres de
piété, son dictionnaire de Moreri étant attribué à son médecin,
M. Louis Prat. Et, comme il était sans rancune, Adrien de
Pauger, grand seigneur, offrait à Bienville ses fusils et ses
pistolets.
L'épisode procédurier qu'avait connu Adrien de
Pauger, un parmi tant d'autres, ajouté à toutes les chamailleries
de voisinage, les clabaudages, les médisances, les jeux de l'amour
et de l'adultère, les empoignades entre amants et maris trompés,
les conflits d'intérêt, les contestations cocasses faisaient enfin
de la colonie une terre bien française !
On relève à cette époque un incident qui eût
inspiré Alphonse Daudet. Le curé de La Nouvelle-Orléans, le père
Claude, capucin, dut, en mars 1725, résoudre un problème de
préséance dont il sut habilement tirer profit. « Voyant
l'envie des dames pour le premier banc à l'église » et
craignant que ses paroissiennes les plus huppées en viennent au
crêpage de chignon, il eut l'idée de mettre aux enchères les places
du premier banc. Il obtint ainsi cent cinquante livres dont
personne ne sait si elles allèrent au denier du culte !
Encouragé par ce succès, le prêtre simoniaque emplit l'église de
bancs qu'il vendit à une pistole quinze liards la place ! Les
paroissiens modestes, incapables de payer, furent, à partir de ce
jour-là, contraints d'entendre la messe debout. Quand on sait qu'un
bon charpentier recevait six cents livres par an, comme un maçon,
un serrurier cinq cents, un taillandier deux cent cinquante, les
cloutiers et les charbonniers, ouvriers les plus mal payés, cent
cinquante ou cent vingt livres, on conçoit que ces chrétiens aient
non seulement hésité à s'offrir un banc à l'église, mais se soient
trouvés dans l'incapacité de faire enterrer décemment leurs morts,
les prêtres réclamant de cinquante à cent livres pour accompagner
les défunts au cimetière.
Les religieux venus en Louisiane n'étaient pas
tous de cet acabit. Ceux qui entendaient avec ferveur se consacrer
au sacerdoce ne cachaient pas leur indignation en constatant chez
les Européens, comme chez les Français originaires du Canada, une
désaffection pour les sacrements et les offices. Le fait de se
trouver dans un pays neuf, dépourvu de structures sociales,
politiques et religieuses rigoureuses, donnait à tous un sentiment
de liberté accrue. Chacun usait à son gré, suivant ses ambitions,
ses tendances, ses goûts, parfois ses vices, de cette émancipation
physique et morale. La fréquentation des Indiens aux mœurs d'une
spontanéité primitive, en matière de sexe notamment, n'était pas
étrangère à l'évolution des mentalités. Beaucoup de pionniers et de
coureurs de bois avaient adopté autrefois la façon de vivre sans
contrainte des Indiens. Sédentarisés, ils conservaient ces
habitudes et s'en trouvaient bien. L'arrivée, en quelques années,
dans la colonie, de mille trois cents femmes, dont cent soixante
prostituées, parmi lesquelles quatre-vingt-seize étaient âgées de
moins de dix-huit ans, favorisait aussi la débauche et le
libertinage. Le plus souvent, Français et Canadiens préféraient
prendre pour maîtresse, quelquefois pour épouse, une jeune squaw
plutôt qu'une orpheline « à la cassette » vertueuse, mais
niaise et laide, ou une fille sortie de la Salpêtrière. Les jeunes
Indiennes, généralement belles, « avec une peau comme de la
soie », bien faites, douces et lascives, s'attachaient
facilement aux Français, moins brutaux et plus prévenants que les
hommes de leur race, dont la lubricité bestiale paralysait les plus
sensibles. De surcroît, l'avortement, pratique courante, atténuait
les scrupules des Blancs qui n'envisageaient pas d'aller jusqu'au
mariage interracial, alors autorisé par la loi et l'Église. Les
propriétés abortives de certaines plantes ou herbes étaient en
effet bien connues des femmes indiennes, dont des dames françaises
« embarrassées » sollicitaient parfois les compétences.
Les cas de bigamie n'étaient pas rares, surtout dans les postes ou
les concessions géographiquement éloignés des curiosités du clergé.
Quand M. d'Arensberg, commandant à la côte des Allemands, se
voit reprocher par un missionnaire de vivre en concubinage, il
invite, sans précautions oratoires, le religieux à se mêler de ses
affaires ! Peut-être n'avait-il pas tort, car tous les prêtres
du secteur n'auraient pu recevoir le Bon Dieu sans
confession !
Si l'on en croit une statistique paroissiale, la
moitié seulement des catholiques de La Nouvelle-Orléans faisaient
leurs pâques et beaucoup passaient devant l'église Saint-Louis sans
y entrer. Les dames de la meilleure société, bavardant sans retenue
pendant les offices, se faisaient parfois remarquer pour leur
mauvaise tenue. C'est ainsi qu'un dimanche la femme du procureur du
roi François Fleuriau et Mme Perry, épouse d'un membre du
Conseil supérieur, qui riaient à gorge déployée pendant la messe,
s'attirèrent une réprimande publique du célébrant, le père
Hyacinthe. Comme les commères poursuivaient sans se gêner leur
bavardage, le prêtre interrompit le service divin et leur intima
l'ordre de quitter l'église. Les jeunes femmes ayant refusé de
s'exécuter, les assistants conspuèrent le curé, et le procureur, en
colère, ordonna au père Hyacinthe de dire sa messe sans s'occuper
de ce qui se passait dans le sanctuaire ! Lors d'une autre
cérémonie, les officiers de la garnison poursuivirent le prêtre
autour du transept parce qu'il avait refusé de donner à leurs
épouses le banc qui se trouvait face à l'autel ! Il advint
même qu'un prêtre refusât d'accorder à M. de Bienville le
parrainage d'un nouveau-né « à cause de sa mauvaise conduite
avec une femme récemment arrivée de France ».
Le jeu et la consommation exagérée d'alcool
étaient aussi considérés comme maux coloniaux. Les distractions
étant rares, on jouait beaucoup et l'on buvait sec à La
Nouvelle-Orléans. Le 27 avril 1723, le Conseil supérieur avait
dû limiter à cent livres le montant des mises au pharaon, mais
personne ne respecta la loi. Il suffisait de changer de salon
chaque soir pour être tranquille !
Ces considérations et les faits divers locaux
fournissaient des sujets de conversation aux commères. Les duels
étant fréquents, on en guettait l'issue, souvent fatale pour l'un
des duellistes, comme s'il se fût agi d'une rencontre sportive. Les
annales du procureur Fleuriau nous apprennent que M. de
Pontual, écrivain du Deux-Frères, tua
en duel son collègue M. de Laborde, écrivain du Dromadaire ; que deux enseignes de la flûte la
Loire, Duclos et Renault, s'affontèrent
à l'épée le 8 octobre 1726, pour une raison d'eux seuls
connue. Renault « fut tué sur place ». Duclos ayant pris
la fuite, on fit son procès par contumace et les deux duellistes,
le mort et le fuyard, « furent pendus en effigie par arrêt du
27 avril 1727 ». Il en fut de même pour le sergent
Preuille qui avait expédié ad patres,
le 3 juillet 1727, le sergent Forestier, dit Beaulieu. Le bon
peuple de la ville se réjouissait toujours quand on donnait la
« calle8 » à un voleur, s'inquiétait quand les
soldats-ouvriers suisses refusaient de quitter Biloxi pour La
Nouvelle-Orléans, riait quand Bienville enlevait une belle Noire,
propriété de la Compagnie et maîtresse du bourreau local, auquel il
donnait en échange une « négritte » de douze
ans !
Mais ces petits événements quotidiens, que nos
psychologues modernes nommeraient phénomènes de société, n'étaient
rien par rapport au sentiment de curiosité mêlé de crainte que
suscita, au printemps 1723, l'arrivée d'un fonctionnaire grave et
chenu, nanti par la Compagnie des Indes de toutes les prérogatives
d'un inquisiteur. Il s'agissait de Jacques de La Chaise, premier
commis de M. Jacques de Lestobec, nouveau directeur de la
Compagnie des Indes à Lorient, délégué en Louisiane avec les
pouvoirs d'un commissaire ordonnateur extraordinaire pour examiner
les comptes de la colonie. Cette perspective ne pouvait réjouir
personne, ni Bienville, ni le garde-magasin Delorme, ni la plupart
des membres du Conseil supérieur, habitués à faire leurs petites
affaires entre eux ! Pour comble d'infortune, cet inspecteur
était le neveu du confesseur de feu Louis XIV et jouissait, à
ce titre, à Versailles comme à Paris, d'une foule d'appuis
indéfectibles. Il passait aussi pour avoir la confiance de l'abbé
Gilles Raguet, sulpicien namurois, ancien professeur de géographie
du roi, chargé depuis 1724 de conduire la nouvelle politique de la
Compagnie, gestionnaire attitré de la Louisiane. Âgé de soixante
ans, La Chaise passait de surcroît pour un comptable malin et d'une
redoutable intégrité. Bien qu'il ait vu mourir, au cours de
l'épidémie de 1723, le commissaire du roi, M. Sauvoy, qui
devait l'assister dans ses expertises, il proclamait haut et fort
qu'il n'aurait besoin de personne pour extirper de la colonie la
concussion, les malversations, les pillages et les mœurs libertines
dans lesquelles on semblait se complaire. Il avait donné libre
cours à sa mauvaise humeur dès son arrivée, le 8 avril 1723,
d'abord parce que son bateau avait été poursuivi toute une journée
par un forban de l'île de Cuba, ensuite parce qu'il avait découvert
que sa mission, réputée secrète, était connue de toute la colonie.
Le Conseil supérieur, siège des abus de pouvoir et foyer de
corruption, se montra tout sucre tout miel avec le nouveau venu.
Les conseillers avaient fourbi leurs armes défensives et mis leurs
dossiers à l'abri des curiosités en connaissance de risque.
Bienville, qui n'était pas tombé de la dernière
averse tropicale, avait été informé des intentions de l'envoyé
spécial par un matelot qui surveillait les arrivées au port de
Biloxi et cela malgré les précautions inutilement prises par La
Chaise. Ce dernier, usant de méthodes de basse police, avait fait
intercepter le courrier et saisir les papiers des passagers du
bateau afin qu'ils ne soient pas distribués avant son installation
à La Nouvelle-Orléans. Ces documents, placés dans des sacs cachetés
en présence des intéressés, n'avaient été rendus à leurs
propriétaires qu'une semaine après l'arrivée en Louisiane. De
telles façons avaient de quoi déplaire et la réputation de
M. de La Chaise avait été aussitôt faite. Pour établir
d'emblée son autorité, le nouveau commissaire ordonnateur s'était
rendu accompagné de Bienville chez le garde-magasin Delorme et
avait signifié à ce dernier une révocation sans appel. On
reprochait à ce gestionnaire de s'être trop vite enrichi, d'avoir
joué gros jeu avec des Espagnols, perdu dix mille piastres en une
séance, et payé ses dettes avec des marchandises appartenant à la
Compagnie. Delorme, alerté comme Bienville et peut-être par ce
dernier, avait caché son magot et expurgé ses comptes. Ayant
néanmoins apposé les scellés sur les livres comptables du révoqué,
La Chaise s'était mis à compter les fusils, les outils et même les
clous entreposés dans le magasin et les avait trouvés affreusement
mordus par la rouille. Il calligraphia ses indignations dans un
rapport qui ne ménage pas plus le garde-magasin que le gouverneur
intérimaire : « M. de Bienville et le
sieur Delorme ne veulent que des commis à leur mode pour être
les maîtres. […] M. de Bienville ne cherche qu'à faire tomber
la colonie pour que le roi s'en empare afin qu'il pût faire tout ce
qu'il voudrait. […] M. de Bienville n'a jamais pu souffrir
aucun directeur. » Il s'en prend aussi aux Canadiens, fidèles
compagnons des Le Moyne, parce qu'ils ont pour habitude d'aller
vendre des marchandises jusque chez les Indiens du Nord « et
s'en reviennent avec de l'huile d'ours et des lettres de change du
comptoir des Illinois sur le Conseil. Un Canadien m'a dit avoir
vendu un quart d'eau-de-vie cinq mille piastres en lettres de
change ! » s'offusque le contrôleur. Quant à la compagnie
suisse, elle ne sert à rien. D'après La Chaise, elle n'est composée
que de mauvais ouvriers « qui se disent malades quand il faut
travailler pour la Compagnie mais qui travaillent pour les
particuliers et pour leurs officiers. L'un d'eux, M. Collard,
s'est fait bâtir quatre maisons qu'il loue ». Le commissaire
reproche encore à Bienville de ne pas servir de vin aux malades
« sous prétexte que cette boisson est réservée aux officiers
de la Compagnie des Indes et qu'il a laissé mourir ainsi une
quantité de gens, faute de leur avoir donné, en payant, une goutte
de vin ». Quand il découvre que le chirurgien de l'hôpital, où
se trouvent alors quatre-vingts malades, est atteint de la vérole,
qu'il a cependant épousé une femme riche, ce qui ne le retient pas
de trafiquer sur les remèdes et de ne penser qu'aux plaisirs les
plus ordinaires, La Chaise demande l'envoi de sœurs grises pour
assurer le service. Il révèle aussi à ses supérieurs le désarroi
moral de la colonie. « Il y a ici, Messieurs, quantité de
femmes à qui on a donné la ration, aussi bien qu'à des enfants qui
sont inutiles et qui ne font rien que causer du désordre. La
plupart de ces femmes sont gâtées de vérole et gâtent les matelots.
Il faudrait que vous donniez ordre au Conseil de les faire monter
dans les terres chez les Sauvages ! » Bientôt, les
mesures restrictives se succèdent : interdiction de jouer au
billard les dimanches et jours de fête ; ceux qui seront pris
les cartes ou les dés à la main pendant la grand-messe devront
acquitter une amende de cent piastres. Défense de jouer, chez soi,
à aucun jeu de hasard comme lansquenet, bocca, biribi, pharaon,
bassette, dés et tous autres jeux. Les joueurs pris en flagrant
délit paieront collectivement, y compris le propriétaire de la
maison même s'il ne jouait pas, mille livres d'amende. Défense de
bâtir clapiers, pigeonniers, colombiers ou garennes dans l'enceinte
de la ville, sans autorisation. Enfin, défense de faire crédit aux
Sauvages !
La Chaise s'intéresse aussi, avec un luxe de
détails qui en dit long sur sa libido, aux amours des officiers de
la garnison. Le chevalier Henry Dufaur de Louboey, ancien capitaine
du régiment de Navarre, blessé pendant la guerre de Succession
d'Espagne, est cité comme le prototype local du dépravé. Il
entretient aux yeux de tous un commerce scandaleux avec une femme
nommée Garnier, envoyée dans la colonie par lettre de cachet,
« femme perdue d'honneur et qu'on dit même avoir été pendue
“en planche” à Paris pour avoir empoisonné son mari ». La dame
est enceinte des œuvres du capitaine, de qui elle a déjà eu un
enfant, ce qui ne l'empêche pas de se pavaner et d'être reçue dans
les meilleures familles !
Le renvoi de
Bienville
Pendant des mois, l'expert de la Compagnie,
donnant libre cours à son courroux, envoya rapport sur rapport tant
à Lorient qu'à Versailles. Son zèle fut apprécié, ses critiques
prises en considération et, comme on pouvait s'y attendre, le
principal responsable étant nommément désigné, Bienville fut sommé
de venir s'expliquer en France sur la mauvaise gestion et la
détestable moralité d'une colonie qui avait coûté trois cent mille
livres par an au roi et peut-être plus encore à la Compagnie !
Le 16 février 1724, Jean-Baptiste Le Moyne, sieur de
Bienville, passa le commandement à son cousin M. de
Boisbriant, lieutenant du roi aux Illinois, qui se vit ainsi promu
gouverneur par intérim… d'un gouverneur intérimaire !
Bienville et son frère, M. de Châteauguay,
mirent un certain temps à faire leurs bagages et ce n'est que le
1er avril qu'ils se rendirent à
l'île Dauphine et se préparèrent à embarquer sur la flûte la
Bellone. Survint alors un étrange
accident de navigation qui servit peut-être les intérêts de
Bienville, car il retarda son passage en France. Tandis que le
commandant suspendu et son frère s'éloignent de la berge, à bord de
la chaloupe qui doit les conduire à la Bellone, le navire coule sous les yeux des
passagers prêts à embarquer. Bienville et sa suite n'ont plus qu'à
regagner l'île Dauphine, puis La Nouvelle-Orléans. Ils attendront
plusieurs semaines avant que la Gironde
ne prenne à son bord les officiers évincés, qui n'arriveront en
France qu'au mois d'août 1725. Une relation de ce naufrage est due
au père Raphaël, un capucin envoyé en Louisiane pour y expier
« une faute vénielle ». Le 15 mai, ce prêtre écrit à
l'abbé Raguet, directeur de la Compagnie des Indes pour les
affaires religieuses, au sujet de la perte de la Bellone qui devait mettre à la voile pour la France
le 2 avril. « Le temps était calme », souligne le
capucin. Cependant, « deux hommes se sont noyés ainsi que deux
ou trois enfants et la cargaison et tous les effets des
particuliers sont perdus. Cette perte cause ici une consternation
générale parce qu'on espérait que l'arrivée de ce vaisseau en
France pourrait relever la colonie du décri général où elle est
dans le royaume. Il était, l'on peut dire, richement chargé par
rapport à une colonie naissante », ajoute le prêtre, sans
révéler le détail que nous connaissons par ailleurs : la
Bellone emportait en métropole soixante
mille écus, qui auraient été engloutis avec le navire ! Quand
on sait que les vaisseaux ne retournaient en France qu'avec un fret
des plus modestes, bois, tabac et poudre d'indigo, on peut encore
s'étonner, deux siècles et demi après ce naufrage par temps calme,
qu'un pareil trésor, dont l'origine n'a pas été divulguée, ait été
perdu ! Peut-être ne le fut-il pas pour tout le monde, car, au
mois de juin suivant, un marché fut conclu entre le Conseil
supérieur de la Louisiane et deux habitants de l'île Dauphine
nommés Olivier et Arnaud « pour l'exploitation de l'épave de
la Bellone ».
Le père Raphaël reconnaît bien, dans sa lettre,
que certains esprits malveillants pensèrent tout de suite « à
un accident prémédité », mais il préféra voir, dans ce drame
de la mer, une manifestation de la colère divine, explication de
nature à plaire à M. de La Chaise. Dieu ne peut-il pas, à tout
moment, envoyer un navire par le fond pour l'édification des
pécheurs ? Or un grand pécheur se trouvait à bord de la flûte.
« Un crime énorme a été commis par le capitaine Beauchamp [le
commandant de la Bellone]. L'abominable
commerce de ce malheureux avec un mousse a été tellement avéré que
le mousse lui fut enlevé et transporté dans un autre
vaisseau », raconte le prêtre, persuadé qu'un tel péché a pu
attirer sur le marin et son navire la vengeance du Seigneur. S'il
fut coupable au regard de Dieu, Beauchamp ne le fut pas,
semble-t-il, aux yeux des membres du Conseil supérieur qui lui
accordèrent, le 21 novembre 1725, une prime de cent
quatre-vingts livres pour avoir sauvé quelques bovidés de la
noyade, à défaut des soixante mille écus, des matelots et des
enfants !
Bienville avait eu le temps de préparer sa
défense, et le mémoire, écrit à la troisième personne, qu'il
adressa au conseil de Marine est empreint de plus de dignité que
d'amertume. C'est la justification d'un soldat et d'un
colonisateur. « Il y a trente-quatre ans que le sieur de
Bienville a l'honneur de servir le Roi, dont vingt-sept en qualité
de lieutenant du Roi et commandant de la colonie. En 1692, il fut
reçu garde de la marine, il l'a été sept ans et a fait sept
campagnes de long cours en qualité d'officier sur les frégates du
Roi armées en course. Pendant ces sept campagnes, il s'est trouvé à
tous les combats que le feu sieur d'Iberville, son frère, a livrés
sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, l'île de Terre-Neuve et la
baie d'Hudson et, entre autres, à l'action du Nord contre trois
vaisseaux anglais, dont un de cinquante-quatre canons et deux de
quarante-deux, qui attaquèrent le sieur d'Iberville, commandant une
frégate de quarante-deux canons avec laquelle, dans un combat de
cinq heures, il coula à fond le vaisseau de cinquante-quatre
canons, prit l'un des deux autres, et l'autre démâté se sauva à la
faveur de la nuit. Le sieur de Bienville fut dangereusement blessé
à la tête. » Après avoir ainsi rappelé ses états de service à
la mer, l'officier s'étend sur l'exploration du Mississippi et ses
méthodes d'administration de la colonie qui lui a été confiée. En
concluant son mémoire, l'ex-commandant de la Louisiane apprécie
lui-même son action sans fausse modestie. « Le sieur de
Bienville ose dire que l'établissement de la colonie est dû à la
conscience avec laquelle il s'y est attaché pendant vingt-sept ans
sans en sortir, après en avoir fait la découverte, avec son frère
d'Iberville. Cet attachement lui a fait discontinuer son service
dans la marine où sa famille est bien connue, son père ayant été
tué par les Sauvages du Canada et sept de ses frères étant morts
aussi dans le service de la marine, où il reste encore le
sieur de Longueuil, gouverneur de Montréal au Canada, le
sieur de Sérigny, capitaine de vaisseau, et le sieur de
Châteaugué9, enseigne de vaisseau, lieutenant du Roi à
la Louisiane. » Mais les rapports circonstanciés, expédiés par
M. de La Chaise, s'ils ne niaient pas la valeur militaire de
Bienville et de ses frères, vivants ou morts, démontraient sans
doute, avec suffisamment de force et de clarté, que les Le Moyne,
Normands âpres au gain, s'étaient toujours servis… en
servant !
Le 11 juillet 1726, le conseil de Marine
admit que M. de Bienville n'avait jamais failli à l'honneur et
lui accorda une pension de trois mille livres, mais il confirma
aussi sa destitution. Et, comme La Chaise entendait se débarrasser,
dans le même temps, de toute la tribu très encombrante des Le
Moyne, Châteauguay fut relevé de son commandement qui échut à
Bernard Diron d'Artaguiette, frère de l'ancien commissaire
ordonnateur. Deux neveux de Bienville, Gilles-Augustin de Noyan et
Pierre-Benoît de Noyan, chevalier de Chavoy, respectivement
enseigne et capitaine, furent cassés et rappelés en France, comme
M. de Boisbriant, cousin du destitué, qui, resté en Louisiane,
assurait encore le commandement. Seul membre de la famille à
échapper à la purge, Joseph Le Moyne de Sérigny conserva son grade
dans la marine. En revanche, deux membres du Conseil supérieur de
la colonie, qui s'étaient souvent opposés à l'inquisiteur,
MM. Perrault et Perry, furent destitués et expulsés ; un
troisième, M. Fazende, fut autorisé à demeurer en Louisiane
comme simple colon. L'ingénieur Adrien de Pauger, à qui La
Nouvelle-Orléans devait sa destinée de ville coloniale, reçut un
blâme et le procureur du roi, M. Fleuriau, fut sermonné. La
Chaise profita du vent favorable pour faire aussitôt nommer un
gouverneur titulaire à son goût. Il choisit Étienne Périer,
lieutenant de vaisseau, qui s'était distingué pendant la guerre de
Succession d'Espagne, homme de commerce agréable. Avant qu'il ne
rejoigne son poste en Amérique, on le mit en garde et l'on fixa ses
devoirs et sa politique, comme en témoignent les instructions que
lui adressèrent des directeurs de la Compagnie des Indes. « Il
est bon de prévenir M. Périer qu'il trouvera tout le corps des
officiers, le génie et une partie des gens de plume et des
habitants prêts à déclamer contre M. de La Chaise. Ces
gens-là, accoutumés à tirer des magasins de la Compagnie ce qui ne
leur était point dû, ou à mener une vie qui ne convenait ni au bien
public ni à celui du service, ont regardé avec horreur un homme qui
a eu le courage de s'opposer au désordre. La cause de leur haine ne
pouvait manquer de lui attirer la confiance de la Compagnie. Mais
il n'en pourrait faire aucun usage si M. Périer ne sentait
pas, comme la Compagnie, l'importance d'imposer silence aux ennemis
de M. de La Chaise, qui ne peuvent être regardés que comme
ceux de la Compagnie. Pour couper les principales racines de ces
divisions si dangereuses, la Compagnie remet à M. Périer une
ordonnance qui renferme la manière dont elle entend que les auteurs
de l'inexécution de son règlement du 11 juillet 1725 soient
punis. Il s'y conformera en prenant avec M. de La Chaise les
mesures convenables. » L'inquisiteur de la Compagnie des Indes
et le gouverneur, représentant du roi à la dévotion de la grande
entreprise commerciale, allaient avoir fort à faire pour imposer le
respect à des colons qui, d'après le commandant de Biloxi,
« se prétendent déjà comme indépendants d'aucun
souverain ».
Ursulines, jésuites,
capucins et esclaves
Le plan de La Nouvelle-Orléans dressé vers 1725
montre une ville en expansion. Centre administratif de la colonie,
celle-ci est en passe de devenir, grâce aux travaux qui ont rendu
le Mississippi navigable, un port qui commence à accueillir les
navires de fort tonnage. Autour de la place d'Armes, dont l'église,
le presbytère, le corps de garde et la prison occupent le fond qui
fait face au fleuve par-delà l'esplanade, on trouve, dès 1726, la
maison du commandant général, les résidences des directeurs et les
magasins de la Compagnie des Indes. Dans les rues voisines, les
logements des officiers de la garnison et des médecins, les
casernes et l'hôpital dressent leurs façades dessinées par Adrien
de Pauger, ou Broutin son successeur. L'arsenal a été prudemment
isolé à l'est de la ville, à l'abri d'un redan des remparts.
L'artère principale, la rue Royale, a une lieue de long.
Fâcheusement poussiéreuse par temps sec, elle devient, comme toutes
les autres, un bourbier gluant dès qu'il pleut, ce qui arrive
souvent. Les autorités tentent d'imposer aux habitants de désherber
devant leur demeure et de faucarder régulièrement les canaux
creusés pour l'écoulement des eaux.
Plus de trois cents maisons particulières sont
déjà construites ou en cours d'achèvement. Chaque jour, les
quatre-vingts ouvriers de la cité sont sollicités par de nouveaux
propriétaires pressés de s'installer. La population atteint,
d'après le recensement de 1726, six cent deux chefs de famille,
quarante-sept engagés, quatre-vingt-un esclaves noirs, vingt-cinq
esclaves indiens. Les militaires, qui n'entrent pas dans cette
statistique, sont au moins deux cents. De chaque bateau pris en
charge à la Balise par un pilote débarquent de nouveaux émigrants
et aussi des Noirs, réclamés par les sociétés qui exploitent une
soixantaine de concessions entre La Nouvelle-Orléans et le pays des
Natchez comme par les petits propriétaires.
Les malheureux Noirs enlevés sur les côtes
d'Afrique qui survivent au voyage, effectué dans les pires
conditions, arrivent malades, apeurés et, l'hiver, transis de
froid. Ainsi, la Mutine touche terre le 17 mars 1726 avec deux
cent vingt-huit Noirs à bord et, quelques jours plus tard,
l'Aurore en débarque deux cent
cinquante. « Ce qui ne suffira pas, à beaucoup près, pour en
donner à tous ceux qui en ont indispensablement besoin »,
écrit un des directeurs de la Compagnie des Indes, soucieux de
fournir rapidement de la main-d'œuvre servile aux colons les plus
modestes. L'importation d'esclaves se poursuivra pendant des
années, sans que soient atténuées les rigueurs des négriers et
améliorées les conditions de transport. Celles-ci causent cependant
des ravages parmi ces prisonniers entassés dans les cales. Le
rapport concernant l'arrivée à La Nouvelle-Orléans du Duc-de-Noailles est tristement significatif. De ce
bateau débarquent, le 9 avril 1728, deux cent soixante-deux
Noirs. Des trois cent quarante-sept qui avaient été embarqués au
Sénégal, soixante-quatre sont morts pendant la traversée et leurs
corps ont été jetés à la mer. Dix-huit ont été laissés à Caye, port
de Saint-Domingue, parce que trop malades pour continuer le voyage,
et trois ont été vendus aux habitants de ce comptoir. On constate,
à l'arrivée à la Balise, que tous les rescapés souffrent du
scorbut. Vingt meurent avant que le bateau atteigne La
Nouvelle-Orléans où cent dix, trop épuisés pour pouvoir être mis
sur le marché, sont hébergés dans un hôpital spécial pour
scorbutiques. Et le rapporteur de conclure ce martyrologe :
« Plus de vingt-cinq sont morts encore, malgré les soins, les
couvertures, le pain et la viande fraîche qu'on leur a donnés. Les
habitants ont acheté les autres en payant comptant ou à
terme. » Les religieux, s'ils admettent comme tout le monde
l'importation des Africains, s'insurgent, quand la pratique de la
religion et le respect des bonnes mœurs sont en cause, contre les
méthodes des propriétaires d'esclaves. « Il est à souhaiter
pour le bien de la religion que les ordonnances du Code noir contre
les maîtres qui abusent de leurs esclaves et qu'ils font travailler
les dimanches et fêtes fussent mises en exécution, car quoique le
nombre de ceux qui entretiennent de jeunes Sauvagesses ou négresses
pour contenter leur intempérance soit considérablement diminué, il
en reste encore assez pour scandaliser l'Église et avoir besoin
d'un remède efficace. » Le père Raphaël, capucin
luxembourgeois, fondateur de la première école de garçons de la
ville et signataire de cette protestation, était, avec le père
Gaspard et le père Hyacinthe, chargé de veiller sur les âmes des
habitants de La Nouvelle-Orléans. Une vingtaine d'autres
missionnaires, capucins, jésuites ou prêtres des Missions
étrangères, exerçaient leur ministère à Mobile, à la Balise, chez
les Appalache, les Natchez, les Kaskaskia, les Taensa, les Illinois
et dans les forts établis aux points stratégiques de la
colonie.
Si les prêtres de toute obédience travaillaient,
souvent dans un climat de mésentente et de rivalité, avec plus ou
moins d'ardeur et de succès, au salut des âmes blanches, noires et
indiennes, ce furent les religieuses qui prirent en charge les
misères physiques et morales d'une communauté multiraciale,
cosmopolite et, par certains aspects, interlope ! Le
18 septembre 1726, un accord avait été passé à Paris entre la
Compagnie des Indes et sœur Catherine de Bruserby de Saint-Amand,
première supérieure des ursulines de France10. Aux termes de l'accord, un groupe de
religieuses de cet ordre devait s'installer à La Nouvelle-Orléans
et assurer le fonctionnement d'un hospice pour les pauvres et les
malades et d'un établissement d'éducation pour les jeunes filles.
En prenant leurs fonctions, La Chaise et le gouverneur Périer
n'avaient pas manqué de rappeler cet engagement et, le
12 janvier 1727, six religieuses professes, une novice et deux
séculières avaient été réunies au couvent d'Hennebont, haut lieu de
l'ordre, puisque fondé en 1643 sur les ruines du monastère de
Kerguelen construit en 1070. En présence du révérend père
Nicolas-Ignace de Beaubois, jésuite, ancien desservant de la
mission des Illinois, vicaire général de l'évêque de Québec et
supérieur général des Missions de la Louisiane, toutes reconnurent
comme supérieur de la future communauté louisianaise la mère Marie
Tranchepain de Saint-Augustin. Cette religieuse issue d'une famille
fortunée, de son vrai nom Catherine Tranchepain, avait, en 1702,
abjuré la religion réformée pour embrasser le catholicisme, malgré
l'opposition de ses parents.
L'ordre des Ursulines possédait déjà une maison
hospitalière au Canada et c'est pourquoi le choix de Mgr de
Saint-Vallier, évêque de Nouvelle-France, entériné par le cardinal
Fleury, ministre d'État, s'était porté sur cet ordre d'une
excellente réputation. L'Histoire a retenu les noms des religieuses
qui allaient accomplir, jusqu'à nos jours, en Louisiane, les tâches
d'infirmières et d'éducatrices11.
Le 22 février 1727 embarquèrent à Lorient,
sur la Gironde, sœur Marguerite Jude de
Saint-Jean-l'Évangéliste, de Rouen ; sœur Marie-Anne
Boullenger de Sainte-Angélique, de Rouen ; sœur Madeleine de
Mahieu de Saint-François-Xavier, du Havre ; sœur Renée Guignel
de Sainte-Marie, de Vannes ; sœur Marguerite de Talaon de
Sainte-Thérèse, de Ploërmel ; sœur Cécile Cavelier de
Saint-Joseph, d'Elbeuf ; sœur Marie-Anne Dain de
Sainte-Marthe, d'Hennebont ; sœur Marie-Madeleine Hachard de
Saint-Stanislas, novice ; sœur Claude Massy, séculière de
chœur ; sœur Anne, séculière converse. Deux jésuites, le père
Tartarin et le père Doutrelau, et un convers, le frère Crucy,
accompagnaient les religieuses. La Compagnie des Indes avait
accepté d'entretenir les religieuses, de payer leur passage et
celui de leurs quatre servantes, et d'assurer le rapatriement de
celles qui voudraient revenir en France. Une des ursulines avait
été nommée économe de la communauté hospitalière, à charge pour
elle de « s'occuper de tout le temporel et de rendre les
comptes, une fois par mois, à MM. Les officiers ». La
traversée, extrêmement périlleuse, dura cinq mois puisque les sœurs
n'arrivèrent à la Balise que le 23 juillet 1727 et à La
Nouvelle-Orléans le 7 août. Non seulement les vents contraires
avaient obligé le capitaine, M. de Vaubercy, à relâcher à
l'île Madère, mais les corsaires avaient, à deux reprises,
poursuivi le navire ! Fort heureusement, l'armement de la
Gironde avait découragé les forbans, et
les religieuses, cachées dans l'entrepont pendant que les marins se
préparaient au combat, en avaient été quittes pour la peur. Enfin,
ces épreuves ne paraissant peut-être pas suffisantes, le vaisseau
s'était échoué sur un haut-fond dans le golfe du Mexique. Pour
alléger la coque, on avait passé les canons par-dessus bord et,
comme ce délestage ne suffisait pas, les ursulines avaient dû
sacrifier leurs nombreux coffres et bagages. « Nous ne fûmes
pas longtemps à nous raisonner, et nous consentîmes de bon cœur à
nous voir dénuées de tout pour pratiquer une plus grande
pauvreté », commenta plus tard la mère Tranche-pain. Quand on
eut encore jeté à la mer le baril de trois cents livres de sucre
que les directeurs de la Compagnie des Indes avaient offert, entre
autres cadeaux, aux religieuses, la Gironde, « enfoncée de cinq pieds dans le
sable », se remit à flotter. Pendant quelques milles
seulement, car le navire s'échoua à nouveau et, cette fois, sans
aucune chance de se désensabler. Le capitaine, abandonnant son
bateau près de couler, transborda ses précieuses passagères dans un
canot qui, après quinze jours d'une navigation épique, toucha terre
à l'île Sainte-Rose, proche de la côte ouest de la Floride, alors
occupée par les Espagnols. Enfin Éole prit en pitié les dames que
sainte Cécile semblait abandonner et, en cinq jours, poussa leur
barque jusqu'à l'île Dauphine, où les autorités locales les
attendaient depuis trois mois ! Le 7 août, les sœurs
découvrirent enfin La Nouvelle-Orléans et entendirent leur première
messe d'action de grâces sur le sol louisianais.
Les ursulines s'installèrent d'abord dans la
maison de la concession Sainte-Reyne, louée pour les religieuses
par la Compagnie des Indes au concessionnaire, M. Kolly.
Mitoyenne d'une propriété de Bienville, cette demeure devait
abriter la communauté en attendant la construction, sur les plans
de Pauger revus par l'architecte Alexandre de Batz et approuvés par
l'ingénieur en chef Ignace-François Broutin, du couvent projeté
depuis un an. Les sœurs durent patienter cinq ans avant
d'emménager, près du Mississippi, dans un beau bâtiment de deux
étages, fait de brique entre poteaux de cyprès, que les Louisianais
considèrent toujours comme le premier immeuble en dur bâti sur leur
sol… et peut-être sur le territoire actuel des
États-Unis !
Plusieurs des aimables nonnes venues de France en
1727 ne devaient pas connaître ce premier couvent. Entre 1728 et
1733, la maladie allait emporter les sœurs Madeleine Mahieu,
Marguerite Jude, Marguerite Talaon et la mère Marie Tranchepain,
incomparable animatrice de la petite communauté.
Il fallut à la supérieure beaucoup de force de
caractère, jusqu'à son dernier jour, pour résister aux pressions
alternées des capucins et des jésuites. À peine les religieuses
étaient-elles arrivées à La Nouvelle-Orléans que le père Beaubois
et le père Raphaël avaient commencé à se quereller pour savoir qui,
de la Compagnie de Jésus ou de l'ordre des Franciscains, aurait
autorité canonique sur les sœurs, et surtout – la chose devait
être assez plaisante pour susciter une telle compétition – qui
serait habilité à entendre ces pieuses dames en confession !
La querelle avait pris une telle ampleur que les religieuses
s'étaient déclarées prêtes à quitter La Nouvelle-Orléans pour aller
s'établir à Saint-Domingue. Cette menace avait valu, le
12 août 1728, à la mère Tranchepain un sermon de l'abbé
Raguet, chargé des affaires religieuses à la direction de la
Compagnie des Indes. « Quels reproches aurez-vous à essuyer si
vous vous laissez vaincre, si vous abandonnez le champ de bataille,
si vous fuyez une situation mortifiante quoique vous soyez enrôlée
sous un chef couronné d'épines. Souvenez-vous, Madame, que la
Providence marque les lieux aussi bien que les autres circonstances
qui doivent sanctifier les hommes s'ils sont fidèles. Les apôtres
sont morts dans les lieux de leur destination et Jésus-Christ avait
choisi Jérusalem pour y souffrir préférablement à toute autre
ville. »
À l'occasion de ce conflit, nouvel épisode de la
lutte d'influence qui durait depuis plus d'un siècle entre jésuites
et capucins, le gouverneur Etienne Périer, consulté par ses
supérieurs sur la conduite à tenir, avait agi en Ponce Pilate. Le
15 février 1729, il avait écrit aux directeurs de la Compagnie
des Indes que l'affaire commençait à agacer : « Il est
tout à fait nécessaire que la Compagnie ne prenne aucun parti, ni
pour ni contre les pères [les jésuites et les capucins]. Il ne faut
seulement que les maintenir chacun dans leurs droits parce que
aussitôt qu'un parti se sent appuyé par la Compagnie il devient
arrogant, ce que j'ai eu lieu de voir dans les missionnaires comme
dans les laïques. Par exemple, que n'a-t-on pas écrit contre les
mœurs du père Beaubois et des religieuses jusqu'à avoir dit que ces
dames étaient toutes arrivées grosses. Cette calomnie toute
gratuite n'a pas laissé d'être regardée comme une vérité par ceux
qui ont tout fait pour mettre la désunion parmi ces
religieuses. » Le gouverneur, dont tout le monde a reconnu
qu'il était un brave homme, eut ce jour-là un certain mérite à
défendre le jésuite. Ce dernier avait tenté, quelques jours plus
tôt, de séduire la jolie camériste de Mme Périer… dans le
confessionnal ! Mais n'assurait-on pas, à la même époque, que
le fils et la fille de M. de La Chaise, famille qui semblait
tenir pour les capucins contre les jésuites, étaient les auteurs
des lettres anonymes qui circulaient en ville !
Nous ignorons si les propos malveillants tenus par
les amis des capucins sur le jésuite Beaubois avaient tous une part
de vérité, mais nous savons, en revanche, que l'affaire fit du
bruit jusqu'à Lorient, même jusqu'à Versailles, et que le père
Beaubois fut rappelé en France. La Chaise, voyant triompher les
capucins, ce qui ne dut pas lui déplaire, put écrire, le
20 août 1729, à la direction de la Compagnie :
« Depuis le départ de M. de Beaubois tout est plus
tranquille ici. Il eût été à souhaiter qu'il n'y eût jamais mis les
pieds et s'il y eût resté encore six mois il aurait immanquablement
fait tomber ce grand ouvrage. » Tandis que le jésuite évincé
voguait vers la France, on découvrit à La Nouvelle-Orléans qu'il
laissait, entre autres souvenirs, une quantité de
dettes !
Malgré toutes les difficultés, les intrigues
ourdies par les uns ou les autres, les ragots, les médisances, les
pressions morales exercées sur elles par des hommes d'Église qui
dépréciaient d'une façon triviale les préceptes élémentaires de la
foi chrétienne, les religieuses, sauf deux qui repassèrent en
France, surmontèrent leurs craintes et leur dégoût, comme les y
avait encouragées l'abbé Raguet. Elles assurèrent désormais, avec
un parfait dévouement, le service de l'hôpital, créèrent un
orphelinat alors ouvert à tous les enfants, sans distinction de
race ou de croyance, s'intéressèrent au sort des femmes abandonnées
et des prostituées, fondèrent un collège pour jeunes filles.
Certaines sœurs, épistolières prolixes, entretinrent également une
correspondance avec leurs parents. C'est à une ursuline, sœur
Marie-Madeleine Hachard, que nous devons, grâce aux lettres qu'elle
adressa à son père, un tableau plein de franchise et de couleurs de
La Nouvelle-Orléans de 1728.
Nous apprenons ainsi, et avec un peu d'étonnement,
qu'il y a autant « de magnificence et de politesse » en
Louisiane qu'en France. Une chanson locale soutient que la ville a
aussi bonne apparence que Paris, mais la religieuse suppose que
l'auteur de ces couplets n'a jamais vu Paris ! Elle révèle que
les étoffes galonnées d'or, le velours, le damas, les rubans sont
communs « quoique trois fois plus chers qu'à Rouen » et
que les Louisianaises se maquillent : « Les femmes
portent, comme en France, du blanc, du rouge pour cacher les rides
de leur visage et des mouches. » Si bien, commente la
religieuse, qui semble y voir une relation de cause à effet, que
« le démon possède ici un grand empire ». Elle découvre
que la débauche règne et que, pour tenter de l'extirper, les
autorités ont recours aux châtiments corporels les plus humiliants.
« Les filles qui ont une mauvaise conduite sont surveillées de
près et sévèrement punies. Attachées sur un chevalet, elles sont
fouettées par tous les soldats du régiment qui garde notre ville.
En dépit de tout cela il y a plus qu'il ne faudrait de ces femmes
pour remplir un refuge. » Les voleurs blancs, indiens ou noirs
sont pendus, à moins qu'on ne leur brise les os sur la roue.
En ce qui concerne la nourriture, on semble avoir
oublié les disettes qui furent si longtemps une des plaies de la
colonie. Le pain fait de blé d'Inde ou de Turquie [maïs] coûte dix
sols la livre, les œufs quarante-cinq sols la douzaine, le lait
quatorze sols le pot. On mange du bœuf à bosse [bison], de la
venaison de cervidé, de la dinde sauvage, de l'oie. Lièvres,
canards, sarcelles, faisans, perdrix, cailles « et autres
volailles » abondent. Quant aux poissons, barbues, raies,
carpes, salmonidés, ils sont « monstrueux ». Les légumes
ne manquent pas, et l'on trouve à satiété pois et fèves sauvages,
melons d'eau, patates douces et des giraumons, sortes de
citrouilles que l'on peut manger crues ou cuites. On déguste au
petit déjeuner du chocolat, du riz au lait, du café, et la
sagamité, bouillie de blé d'Inde enrichie de beurre, de graisse,
parfois de lard, passe pour un mets très apprécié. Les grains du
raisin sauvage, plus gros que ceux du raisin français et à peau
plus épaisse, sont servis dans un plat comme les prunes. Les
pommes, semblables aux reinettes grises de France, sont
délicieuses. Pêches, grenades, citrons, figues, noisettes, amandes,
noix d'acajou [sic], fournissent les
desserts. On prépare au couvent une excellente gelée de mûre.
Bien que trop exigus, les locaux, que fréquentent
vingt-cinq élèves externes, abritent aussi, en mai 1728,
vingt-quatre pensionnaires, dont huit filles noires qui
s'instruisent aisément.
Les ursulines bénéficient d'un relatif confort
domestique, dans une des plus belles maisons de la ville. Les
fenêtres n'ont pas de vitres mais une toile fine et claire est
tendue sur les châssis, ce qui protège des agressions nocturnes des
maringouins, des « frappe-d'abord », des
« bibets » et d'une foule d'autres mouches piquantes. Les
religieuses sont assistées par des esclaves noirs quelles n'ont,
apparemment, pas su s'attacher. Sur les huit que les autorités leur
avaient attribués, deux se sont enfuis le jour même où il s'en est
évadé quatorze ou quinze de la plantation de la Compagnie des
Indes. Cela ressemble fort à une opération concertée et démontre
que les esclaves prenaient tous les risques pour retrouver leur
liberté dans un pays dont ils ignoraient la topographie. Les
religieuses n'ont finalement gardé « qu'une belle
négresse » pour les servir et ont envoyé leurs autres esclaves
cultiver le potager d'un petit domaine qu'on leur a concédé, à une
lieue de la ville. Le père Beaubois, leur ancien confesseur,
n'avait pas eu plus de chance avec les Noirs. Sa domesticité avait
été décimée « par un seul coup de vent du nord » qui
avait tué neuf esclaves, ce qui avait causé au jésuite une perte
regrettable de neuf mille livres !
Telle était l'atmosphère de la ville coloniale
quand on apprit, au printemps 1729, la mort de John Law. Le
banquier s'était éteint le 21 mars à Venise, terrassé par une
pneumonie contractée lors d'une promenade en gondole. Un mois plus
tard, il aurait fêté, avec sa femme et sa fille qui l'avaient
accompagné dans l'exil, son cinquante-huitième anniversaire. Depuis
la ruine de sa banque, il avait vécu à Bruxelles, en Allemagne, au
Tyrol, en Italie. On avait partout toléré sa présence à condition
qu'il ne se mêlât point de finance. Tous les princes d'Europe
connaissaient sa réputation. Ils condamnaient ses idées, qui
étaient bonnes, et pratiquaient souvent ses méthodes, qui étaient
mauvaises. La Louisiane lui devait son lancement dans l'opinion et
son peuplement, même si les moyens utilisés avaient été
contestables et malgré tout ce qu'avait encore de factice la
prospérité de la colonie. Saint-Simon lui consacra, dans ses
Mémoires, une brève oraison
funèbre : « C'était un homme doux, bon, respectueux, que
l'excès de crédit n'avait point gâté et [dont] le maintien,
l'équipage, la table ne purent scandaliser personne […]. Son
Mississipi, il en fut la dupe et crut de bonne foi faire de grands
et riches établissements en Amérique. » Quand les héritiers
firent les comptes de l'Écossais, ils ne trouvèrent que des dettes.
Celles-ci constituent souvent le seul legs des financiers
téméraires.
Personne n'évoquait plus la mémoire de John Law à
La Nouvelle-Orléans quand survint, à l'automne, une tragédie qui
allait remplir d'un seul coup l'orphelinat des ursulines.
Massacre au pays des
Natchez
Le 2 décembre 1729, un inspecteur des tabacs,
épuisé de fatigue, apporta en ville une fort mauvaise nouvelle. Les
Indiens Natchez, sans la moindre provocation, avaient massacré, le
28 novembre, plus de deux cent cinquante Français établis
autour du fort Rosalie. Accompagné de trois Noirs qui s'étaient
relayés pour conduire sa pirogue de l'habitation de la
Terre-Blanche, au pays des Natchez, jusqu'à La Nouvelle-Orléans, le
fonctionnaire se rendit chez le gouverneur Périer pour donner des
détails sur cette hécatombe. L'affaire, même si on ne l'admit pas
tout de suite, avait eu pour origine l'arrogance, la brutalité et
la cupidité du commandant du fort Rosalie, M. d'Etcheparre. Ce
tyranneau local aurait déjà dû être sanctionné pour ses façons
autoritaires et injustes, qui scandalisaient aussi bien les Blancs
que les Indiens. Quelques mois plus tôt, traduit devant le Conseil
supérieur de la colonie à l'instigation de quelques habitants du
pays des Natchez, il n'avait été maintenu dans ses fonctions que
sur intervention du gouverneur Périer, trop indulgent en la
circonstance.
Plus faraud et plus impertinent que jamais, le
major avait aussitôt projeté, en retrouvant ses quartiers dans la
région où prospéraient de nombreuses plantations de maïs, de
patates douces, de tabac et de beaux vergers, de s'attribuer un
domaine à sa convenance. Ayant étudié les lieux, il avait jeté son
dévolu sur le tranquille village indien de Pomme-Blanche et intimé
l'ordre aux habitants de déguerpir avant que la pleine lune se soit
montrée deux fois. La petite agglomération, située au bord d'une
rivière, au nord du grand village des Natchez, comptait
quatre-vingts cabanes habitées par de bons cultivateurs. Dans un
premier temps, les Indiens, dont les ancêtres avaient toujours
occupé l'endroit, ne s'étaient pas laissé impressionner. Etcheparre
ayant menacé de les expulser manu
militari, leur chef avait cependant dû négocier, afin
d'obtenir un délai jusqu'à ce que la récolte de blé soit engrangée.
Le commandant accepterait, en gage de soumission, cent cinquante
livres de grain plus une volaille. Etcheparre, certain d'avoir
dompté les Natchez, accepta cette formule sans comprendre qu'il
s'agissait d'une manœuvre dilatoire de la part des Indiens. Ces
derniers, réunis en conseil, décidèrent à l'unanimité d'en finir
avec leur persécuteur et, par la même occasion, de se débarrasser
de tous les Français qui s'étaient approprié les terres les plus
fertiles de la région. Passant à l'organisation du complot, ils
envoyèrent secrètement des émissaires dans toutes les tribus dont
les chefs reçurent, en guise de calendrier, un faisceau constitué
par un certain nombre de bûchettes, « lequel marquerait la
quantité de jours qu'il y avait à attendre jusqu'à celui auquel
tous devraient frapper tous les Français à la fois ». Chaque
chef tirerait tous les matins une bûchette du paquet, la casserait
et, quand il n'en resterait plus, attaquerait avec ses guerriers
les objectifs fixés par les gens de Pomme-Blanche. On avait même
prévu que les alliés Chacta formeraient des commandos qui s'en
iraient à Biloxi, à Mobile et jusqu'à La Nouvelle-Orléans pour
exécuter les colons et s'emparer de leurs femmes et de leurs
esclaves. Seuls les Chicassa avaient refusé de se lancer dans une
aventure dont l'issue leur paraissait incertaine. Ils avaient
cependant promis de garder le secret… et de recueillir les
blessés !
Grand-Soleil, chef suprême des Natchez, se
souvenait de la punition autrefois infligée aux siens par Bienville
après l'assassinat de quelques Canadiens. Informé du complot, il
avait accepté de participer à l'action en offrant, le
27 novembre, un grand dîner au commandant du fort Rosalie.
Accompagné de son état-major et du garde-magasin Ricard, Etcheparre
s'était rendu à l'invitation. Toute la nuit on avait festoyé, bu de
l'eau-de-vie, caressé les jeunes Indiennes, avant de regagner le
fort, constitué par une simple palissade couverte, surtout destinée
à protéger de la pluie les précieuses presses à tabac !
En ce 28 novembre, le jour qui va se lever
est celui choisi par les distributeurs de bûchettes. Mais il existe
un antidote à la fatalité. À l'aube, le lieutenant Macé, accompagné
de l'interprète Papin, vient tirer Etcheparre du sommeil pour
l'avertir que Grand-Soleil est un traître et qu'il a donné ordre à
ses guerriers d'égorger tous les Français. L'officier est fort mal
reçu par son commandant. Aboyant d'une voix pâteuse, Etcheparre
envoie son second prendre les arrêts pour s'être permis de
réveiller un homme qui s'est couché à trois heures de la nuit.
Avant de regagner son lit, le commandant fait aussi jeter
l'interprète en prison.
Et cependant, Macé est bien informé. Sa petite
amie indienne, Stelona, follement amoureuse de l'officier, lui a
tout révélé. Elle tient à sauver son amant, même au prix de la
perte du village de Pomme-Blanche par les siens. Comme toutes ses
compagnes, elle sait que chaque guerrier indien, avant de s'engager
sur le sentier de la guerre, doit confectionner vingt flèches. Or
les dames Natchez ont vu leur mari à l'ouvrage et la mère de
Grand-Soleil a découvert le stock de projectiles. Cette vieille
femme est opposée au massacre des Français, dont elle a déjà pu
évaluer, sur des membres de sa famille, la capacité de vengeance.
Elle en a parlé avec son amie, Tattoed, qui a tout raconté à son
amie Stelona, laquelle s'est empressée, au péril de sa vie, de
prévenir le lieutenant Macé. Les flèches de Cupidon venant à bout
de celles, plus meurtrières, des Natchez, quelle belle image nous
eût léguée la petite Indienne ! Dans le panthéon
franco-indien, la postérité eût rangé Stelona entre Atala,
inspiratrice de Chateaubriand, et Pocahonta qui, en 1607, sauva de
la torture le capitaine John Smith.
Si Etcheparre avait été moins stupide et moins
présomptueux, le massacre eût pu, ce jour-là, être évité. Car le
lieutenant Macé n'est pas seul à donner l'alerte. Au petit matin du
28 novembre, un concessionnaire du district, M. Kolly,
dont les ursulines occupent la maison de ville à La
Nouvelle-Orléans, vient avec son fils et son intendant,
M. Longuay, réveiller une deuxième fois le commandant du fort.
Ce dernier, qui en a assez d'être dérangé, fait mettre ses
visiteurs aux fers !
Cette fois, Etcheparre n'a pas le loisir de se
rendormir car Grand-Soleil en personne, suivi d'une joyeuse troupe
de guerriers qui chantent le calumet, approche du fort, les bras
chargés de présents. Le commandant, qui ironise sur les vaines
mises en garde de ses subordonnés et des planteurs, reçoit la
délégation en robe de chambre et accepte volaille, huile d'ours,
peaux de castor et le blé d'allégeance promis par le chef de
Pomme-Blanche. On fume le calumet, on danse, on boit, on rit et,
pour confondre les diseurs de mauvaise aventure, Macé, Papin et les
Kolly père et fils, Etcheparre ordonne que les prisonniers soient
délivrés et viennent assister à l'émouvante manifestation d'amitié
offerte par les Natchez. Or, pendant qu'un groupe d'Indiens assure
le spectacle, d'autres se répandent dans le fort. Personne ne
remarque qu'ils sont vingt-quatre, comme les soldats de la
garnison. D'autres Natchez battent les alentours, prennent position
au bord de la rivière, s'approchent de la demi-galère12 arrivée la veille pleine de marchandises et
qui doit emporter à La Nouvelle-Orléans les boucauts de tabac
récoltés dans les concessions. Dans le même temps, les habitants,
qui ignorent ce qui se trame, puisque les gens informés ont été
jetés en prison par le commandant, voient arriver chez eux, tout
miel et tout sourires, des Indiens qu'ils ont l'habitude de
rencontrer. Les Natchez viennent, comme ils l'ont déjà fait,
emprunter les fusils des Français pour aller chasser la dinde
sauvage et le chevreuil dont ils offriront, au retour, les plus
belles pièces comme loyer des armes. Les braves colons, sans
méfiance, prêtent à leurs futurs assassins les fusils qui les
tueront ! Car, dès que les guerriers indiens ont chacun sa
cible en ligne de mire, le signal du massacre est donné. Dans le
fort, les soldats tombent sans avoir eu le temps de comprendre ce
qui se passe. Autour des palissades, dans toutes les habitations,
les Natchez se déchaînent. Ils tuent au fusil, à la sagaie, à la
hache, ouvrent le ventre des femmes enceintes, écrasent la tête des
nouveau-nés, emmènent les esclaves noirs qui se montrent dociles,
égorgent les autres, vident armoires et placards puis mettent
parfois le feu. Grand-Soleil a exigé la mort de tous les hommes, de
toutes les femmes qui feraient mine de résister, des bébés dont les
cris importunent et dont personne ne veut. Assis sous le hangar de
la Compagnie des Indes, le vieux chef jouit du bruit de la
fusillade et attend qu'on lui apporte la tête du commandant
Etcheparre, ce qui ne tarde pas. Tant que dure la boucherie, des
guerriers viennent déposer au pied de Grand-Soleil des têtes de
soldats, de planteurs, d'employés de la Compagnie. Le cacique
dispose en cercle celles des officiers, puis les autres en
pyramide. Quand la fête sanglante est terminée, il s'en va d'un pas
tranquille et les choucas arrivent.
Deux soldats du fort, qui avaient réussi à
s'échapper, ont été repris, Mayeux et Lebeau. Les Indiens leur
laissent la vie sauve. Lebeau parce qu'il est tailleur et pourra
adapter aux mesures des assassins les vêtements de leurs victimes,
Mayeux parce qu'il est robuste et fera un bon domestique. On le
charge d'ailleurs immédiatement de transporter au grand village des
Natchez le butin, notamment la cave d'Etcheparre et les munitions
trouvées dans le fort. Le lieutenant Macé, que Stelona voulait
sauver, n'a pas échappé au massacre. Alors qu'il sortait de la
prison avec les Kolly et Papin, il a été tué comme eux. Vingt-trois
des vingt-quatre soldats du fort ont péri sans avoir pu se
défendre, le père Poisson, jésuite, l'abbé Bailly, le
sous-lieutenant Desnoyer, les chirurgiens Laronde et Gurloz, les
mariniers Pascal et Caron, patrons de la demi-galère, ont été
décapités. Ricard, le garde-magasin qui a eu l'idée de plonger dans
la rivière où il a attendu la nuit, se sauve à la faveur d'un
orage. Une vingtaine de personnes qui ont aussi réussi à se cacher
profitent, comme Ricard, de l'obscurité et de la pluie pour quitter
ces lieux maudits où les chiens, les chats sauvages, les renards et
les rapaces se disputent les cadavres.
Les Indiens ont aussi attaqué les habitations
isolées. Les directeurs des concessions Terre-Blanche, propriété de
la Compagnie des Indes, et Sainte-Catherine ont péri avec leur
famille et leurs employés. Sur le domaine du marquis de Mézières,
les Natchez ont égorgé dix-huit personnes. Sous couvert d'une
visite amicale au fort Saint-Claude, au pays des Yazou, ils se sont
introduits dans la place et ont massacré le commandant Ducoder et
tous les habitants. Une autre troupe d'Indiens a voulu attaquer
Natchitoches, mais Juchereau de Saint-Denys, prévenu par ses
fidèles de la tribu des Ceni, était sur la défensive. Avec ses
hommes, il a tué une centaine d'assaillants ; les autres ont
fui.
Le père Gilibert, chargé de faire le compte des
victimes de cette révolte des Natchez, rendit son rapport le
9 juin 1730 et révéla que deux cent trente-sept personnes,
cent quarante-cinq hommes, trente-six femmes et cinquante-six
enfants avaient été assassinées en quelques heures, le
28 novembre 1729. Les Natchez n'avaient eu que douze morts à
pleurer.
À La Nouvelle-Orléans, le massacre des Français
par les Natchez fut ressenti comme un acte de barbarie et comme une
trahison. Le gouverneur Périer, annonçant le drame au secrétaire à
la Marine, fit le bilan de la tuerie et précisa que les Indiens
avaient emmené comme prisonniers les femmes, les enfants et les
Noirs. Comme d'autres Louisianais, il crut voir, dans cette
agression si bien montée, une main étrangère. « L'attaque
faite en plein jour, la conduite de l'action, et la prise de la
demi-galère avec la conservation des nègres n'est nullement
Sauvage. Il n'y en a même pas d'exemple, ce qui ne me laisse pas de
douter qu'il y ait eu des Anglais travestis avec eux. » En
attendant, Périer – qui ne disposait que de cinq cent
soixante-sept soldats, dont cent trente à La Nouvelle-Orléans et
quatre-vingt-cinq à Mobile, pour défendre la colonie – réclama
des vaisseaux et des troupes, fit renforcer l'enceinte de La
Nouvelle-Orléans, construire de nouveaux forts et des redoutes
entre le pays des Tunica et le delta du Mississippi, et accélérer
les travaux du fort Condé de Mobile, premier ouvrage en maçonnerie
que posséderait la colonie.
Les ursulines recueillirent orphelins et
orphelines et organisèrent, en février 1730, le premier carnaval,
pour faire oublier aux enfants des colons assassinés les visions
d'horreur qui surgissaient encore dans leurs cauchemars. Peut-être
se souvenaient-elles que, le Mardi gras 1699, Le Moyne d'Iberville
avait retrouvé, dans la brume, la porte océane du
Mississippi.
Quelques jours après le massacre des Français par
les Natchez, un Chacta vint avertir le gouverneur :
« Tiens-toi bien sur tes gardes, les Chicassa m'ont dit que
les Sauvages devaient donner sur tous les quartiers français et les
assassiner tous. » Périer n'étant pas Etcheparre, dont tout le
monde vouait l'âme au démon, l'avertissement du bon Indien fut
entendu. Le capitaine de Merveilleux et ses Suisses furent envoyés
sur les deux rives du Mississippi pour inviter les colons à prendre
des précautions. Le chevalier de Louboey, vaillant soldat dont
l'aimable libertinage avait scandalisé M. de La Chaise, prit
en charge la défense des concessions et un enseigne, délégué chez
les Chacta, réussit à réunir sept cents guerriers qui allèrent,
entraînés par des coureurs de bois, donner une première leçon aux
Natchez. Ils rapportèrent six scalps, firent dix-huit prisonniers,
libérèrent Mayeux et Lebeau, plus cinquante et une femmes blanches
et cent six esclaves, en attendant que fût montée une véritable
expédition punitive. Celle-ci se mit en route le 14 novembre
1730, sous les ordres du gouverneur Périer. Six cent cinquante
soldats, cent vingt marins, quatre cents Chicassa, munis de onze
canons, marchèrent contre les Natchez. Les Indiens délogés du fort
Rosalie s'étaient retirés dans un fort qu'ils avaient eux-mêmes
construit, comme les Français leur avaient appris à le faire. Les
assiégeants n'osèrent pas bombarder le bastion indien, par crainte
de tuer les Blancs que les Natchez détenaient encore. Il fallut
attendre plusieurs jours et conduire des attaques, meurtrières pour
les deux partis, avant d'obtenir la reddition des Natchez. Au
moment du bilan, on découvrit que, si quelques assiégés avaient
réussi à s'enfuir, la plupart des combattants indiens avaient été
tués et que presque toutes les femmes et les enfants de la tribu
avaient péri ou figuraient parmi les quatre cent cinquante
prisonniers que M. Périer et ses officiers emmenèrent à La
Nouvelle-Orléans. Tous furent embarqués pour Saint-Domingue, où la
Compagnie des Indes les vendit comme esclaves. Les chefs, qui, au
moment de la reddition, avaient obtenu la vie sauve mais qui
avaient été déportés comme les autres, devaient être hébergés et
nourris par la Compagnie des Indes. Maurepas13, secrétaire à la Marine, ayant refusé de
rembourser les mille huit cent quatre-vingt-huit livres qu'avait
coûté l'entretien des prisonniers, ces derniers furent vendus,
comme les gens de leur peuple, à des colons.
À part quelques rescapés qu'adoptèrent les
Chicassa, rien ne parut survivre de l'orgueilleuse et courageuse
nation des Natchez.
Les Français avaient vengé leurs morts, mais, en
détruisant les Natchez, la Compagnie des Indes avait perdu ses
meilleurs ouvriers, ceux qui, dans les concessions, cultivaient le
tabac et l'indigo, livraient dans ses magasins les plus belles
fourrures de castor, ceux qui construisaient les maisons les plus
solides.
Le 23 janvier 1731, les directeurs de la
Compagnie, ayant fait les comptes et constaté, avec semble-t-il un
pessimisme exagéré mais de nature à apitoyer le pouvoir, qu'en
treize ans la Louisiane avait coûté plus de vingt millions de
livres aux actionnaires, adressèrent une supplique au roi
Louis XV « à l'effet de supplier très humblement [Sa
Majesté] qu'il lui plaise, pour les motifs énoncés [le
déficit !], révoquer la concession de la colonie de la
Louisiane, ne réserver à la Compagnie des Indes que le privilège du
commerce exclusif de cette colonie aux offres et conditions de sa
part de fournir et de transporter aux habitants de Louisiane, sur
pieds et aux prix accoutumés, la quantité de cinq cents nègres par
an et d'ailleurs tout ce qui sera estimé être pour leurs besoins
indispensables ou (ce qui conviendrait mieux aux intérêts de la
Compagnie) agréer la rétrocession du privilège de ce commerce même
qu'elle prévoit lui être infiniment onéreux, à la charge de fournir
à Sa Majesté quelque équivalent des offres et conditions ci-dessus
tel qu'il plaira à Sa Majesté et à son conseil
d'arbitrer ». Le roi, qui entend traiter favorablement la
Compagnie, « réduit et fixe cet équivalent trois millions six
cent mille livres », mais Maurepas, secrétaire à la Marine qui
ne se laisse pas émouvoir par les gémissements des boutiquiers de
Lorient, ramène d'office la somme à un million quatre cent
cinquante mille livres, qui sera payée en six ans !
Dans le même temps où la Couronne de France
redevenait propriétaire de la Louisiane, le brave gouverneur
Périer, toujours en retard d'une frégate, annonçait fièrement à son
ministre qu'on avait, pour la première fois, récolté du coton,
« le plus beau coton que j'aie vu dans aucune colonie du
monde », écrivait-il. La postérité admettra qu'au moins une
fois dans sa vie le bonhomme Périer, timoré mais honnête, vit
juste. Le sol de la Louisiane livrera plus tard, quand les Français
n'y seront plus, des montagnes d'or blanc, ce middling aux longues fibres soyeuses, que l'on se
disputera aux enchères dans toutes les Bourses de l'Ancien et du
Nouveau Monde.
Quand, au bout d'une année de gestion royale, on
fit, en 1732, les comptes de la Louisiane, Maurepas constata que
les recettes de la colonie représentaient un million deux cent
cinquante mille livres, les dépenses neuf cent quatre-vingt-un
mille quatre cent soixante-trois livres, ce qui laissait deux cent
soixante-huit mille cinq cent trente-sept livres de bénéfice. La
comptabilité ministérielle n'était pas aussi pessimiste que celle
de la Compagnie des Indes ; peut-être était-elle aussi plus
exacte !
Maurepas estima qu'il y avait fort à faire en
Louisiane pour rétablir la confiance des colons, contenir les
menaces indiennes, décourager les prétentions espagnoles et contrer
les poussées expansionnistes des Britanniques. Un seul homme était
capable de reprendre en main les destinées d'un pays où il avait
passé trente ans de sa vie. Il était âgé de cinquante-deux ans, on
lui trouvait le teint jaune mais il avait l'œil vif, les muscles
durs, cambrait la taille, parlait clair et ne s'embarrassait pas de
sentiments.
Le 25 juillet 1732, Maurepas convoqua
Bienville et le fit, enfin, gouverneur de Louisiane.
1 Environ un kilomètre deux cents sur sept
cents mètres.
2 En 1934 a été créée, en Louisiane, la
Société des chênes-verts, dont les membres sont les chênes
eux-mêmes, la présidence étant dévolue au plus gros et donc au plus
âgé d'entre eux. Composée de plus de quatre cents chênes, dont les
propriétaires sont tenus au respect de règles très strictes, cette
association est présidée, depuis 1968, par le Seven Sisters, de
Lewisburg, dont le tour de taille dépasse onze mètres.
3 L'arpent, considéré comme mesure linéaire,
valait environ cent quatre-vingt-douze pieds, soit soixante-deux
mètres.
4 La plaquemine, ou kaki, est le fruit brun
orangé, de saveur douce, que donne le plaqueminier, arbre commun
dans cette région de la Louisiane.
5 Les Indiens Bayagoula et Ouma avaient
coutume de marquer les limites de leur territoire par des pieux de
cyprès rouge. La tradition louisianaise veut que le rouge de ces
bâtons fichés dans le sol soit celui du sang ruisselant des scalps
dont les Indiens auraient coiffé les pieux.
6 Après avoir tenté de créer un établissement
près de la baie Saint-Bernard, aujourd'hui Galveston (Texas), il
fonda le fort Saint-Louis, au pays des Natchitoch, en 1717. On lui
doit un Journal historique de l'établissement
des Français en Louisiane, publié à La Nouvelle-Orléans en
1831.
7 Aujourd'hui Jackson Square.
8 Châtiment qui consistait à immerger dans un
bassin, jusqu'à la limite de l'asphyxie, un homme attaché à une
corde et entravé.
9 Quelquefois ainsi orthographié à l'époque
pour Châteauguay.
10 L'ordre se réclamant du patronage de sainte
Ursule fut fondé en 1535, à Brescia, par Angèle Merici.
Mlle de Bermont installa des ursulines en Provence, puis à
Paris, en 1608, et à Rouen, en 1615. Les ursulines sont des
moniales obligées à des vœux solennels, aujourd'hui essentiellement
vouées à l'éducation des jeunes filles. L'ordre a des
représentations dans trente et un pays et comptait, en 1965, six
mille sept cents religieuses. Il compterait seize mille membres en
2003 (Quid, Robert Laffont).
11 De nos jours, les ursulines de La
Nouvelle-Orléans, fidèles à leur mission, instruisent et éduquent
les jeunes filles dans un vaste collège situé 2635 State Street.
Inauguré en septembre 1927, à l'occasion du bicentenaire de
l'arrivée des ursulines en Louisiane, cet établissement figure
parmi les plus réputés de l'État.
12 Petite galère à fond plat, pourvue d'une
voile et qui peut aussi être propulsée par des rameurs.
13 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas
(1701-1781), secrétaire d'État à la Maison du roi, à la Marine et
aux Colonies.