1.
Les dernières années françaises
Le retour du
père
Bienville, nanti des pleins pouvoirs, prit le
temps d'organiser son voyage en Louisiane. S'étant embarqué le
9 décembre 1732 à La Rochelle, avec Pierre et Bernard Diron
d'Artaguiette, frères de l'ancien commissaire ordonnateur, et cent
cinquante fusiliers, il n'arriva qu'au printemps 1733 à La
Nouvelle-Orléans. Les grands propriétaires, comme les plus modestes
colons, les commerçants et les militaires attendaient avec
impatience le retour de celui que les plus anciens Louisianais
nommaient le père de la colonie. Acclamé comme un proconsul, il
voulut que l'on donnât quelque apparat à son arrivée afin que tous
comprissent que Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville ne représentait
pas une compagnie de commerce mais le roi de France. Le règne des
affairistes lorientais était terminé.
Si la plupart des notables se réjouirent de la
réapparition de Bienville, le gendre de La Chaise, le chevalier
Jean de Pradel, auteur d'articles exagérément optimistes sur la
Louisiane, écrits pour plaire à la Compagnie des Indes et publiés
par le Mercure en 1722, n'apprécia
guère de se voir placé sous les ordres de l'homme dont son défunt
beau-père avait obtenu la destitution. Avant de mourir d'une
mauvaise fièvre, l'ancien inquisiteur de la Compagnie, devenu
intendant de la colonie, avait légué à tous les siens ses haines
recuites, sa pudibonderie hypocrite, sa cautèle et sa mesquinerie.
Parents et alliés représentaient un certain nombre de gens
influents, car le ladre avait su marier avantageusement ses filles
et son fils.
Alexandrine est l'épouse du chevalier polygraphe
Jean de Pradel, qui se prend pour un grand stratège des guerres
indiennes ; Marie est femme du docteur Louis Prat, directeur
de l'hôpital royal et membre du Conseil supérieur ; Félicité a
pour conjoint Vincent Dourlin, dit Dubreuil, un des plus riches
concessionnaires et éleveurs du pays des Arkansa, qui possède cinq
cents esclaves, une centaine de bêtes à cornes, cultive l'indigo,
élève des vers à soie et construit une briqueterie. Depuis que ce
roturier est en possession de trois cent mille livres, il
signe : du Breuil ! Quant au fils La Chaise, Jacques, il
est gendre de Juchereau de Saint-Denys. Tout le clan est prêt à
cabaler contre le gouverneur. Bienville, qui a d'excellents
rapports avec le nouveau commissaire ordonnateur Edmé Gratien
Salmon, sait parfaitement mettre au pas les philistins de ce type.
Puisque Pradel joue les matamores et quête les honneurs, il le
nomme chef de poste aux Illinois où les Indiens s'agitent. Le
foudre de guerre se dit aussitôt de santé trop fragile pour aller
vivre au nord de la colonie et se terre dans sa maison. Il se
tiendra coi ; ses beaux-frères et belle-sœur aussi.
Installé dans ses fonctions, ayant pris possession
de la belle maison construite pour le gouverneur, Bienville ouvrit
les dossiers, entendit les témoignages des amis d'autrefois, dont
la sincérité n'était pas douteuse, et fit l'inventaire des misères
de la colonie. Si l'on se fiait aux apparences, la situation de la
Louisiane paraissait assez plaisante ; elle devenait
inquiétante quand on examinait les choses de près. L'accommodant
Périer ayant mis trop de temps à venger les victimes des Natchez et
traité avec trop de mansuétude les Indiens qui écoutaient les
sirènes britanniques, il parut indispensable de reprendre autorité
sur les autochtones. Après la dispersion des Natchez, les Anglais,
privés de leurs alliés les Sack1, anéantis aux pays des Illinois par les
Huron et les Canadiens du gouverneur Beauharnais, s'ingéniaient à
séduire les Chicassa et les Chéroké2 afin qu'ils soutinssent leurs traitants, de
plus en plus présents sur le Mississippi. En 1731, trois Chéroké,
conduits à Londres par sir Alexander Cuming, avaient reconnu la
suzeraineté britannique. Pour tenter de contrer les menées des
agents de George II, Bienville envoya d'Artaguiette rappeler
aux Chacta qu'ils s'étaient engagés à combattre les Chicassa et les
Natchez rescapés, hélas plus nombreux que ne l'avait dit Périer
avant son rappel en France. On fixa, suivant la coutume, le prix
des chevelures ennemies que les Chacta devaient rapporter pour
prouver leur combativité, mais Bienville, qui connaissait la
roublardise des Sauvages et savait comment leurs femmes faisaient
trois scalps d'un seul, annonça que les trophées seraient désormais
payés en fonction de leur taille !
Imataha Tchitou, en français Soulier-Rouge, grand
chef des Chacta, invité par les Anglais à visiter leurs
établissements des Carolines qui, depuis 1729, constituaient deux
colonies distinctes, était rentré chez lui en brandissant l'Union
Jack, avec douze chevaux chargés de marchandises, des cadeaux, une
médaille et une chaude considération pour les sujets de
George II. Convoqué par Bienville à Mobile au cours de
l'automne 1734, il fut vertement tancé pour sa duplicité et son
ingratitude devant tous les chefs de village qui, convenablement
rétribués, approuvèrent le gouverneur. Soulier-Rouge, bien informé
de la pénurie ambiante de la colonie, dit qu'il accepterait de
reprendre la guerre contre les Chicassa au côté des Français si ces
derniers cessaient d'acheter eux-mêmes aux Anglais des marchandises
qu'ils revendaient avec usure aux Indiens. Ce qui, hélas était
vrai !
En attendant qu'arrivent de France les renforts
militaires et les canons demandés par Bienville, les cadeaux,
indispensables pour traiter avec les Indiens, et les produits dont
la population manquait, le gouverneur s'employa à résoudre les
difficultés financières et économiques qui entravaient le
développement de la colonie. Depuis que la Compagnie des Indes
n'était plus intéressée directement dans les affaires
louisianaises, les bateaux se faisaient rares dans le port de La
Nouvelle-Orléans et les producteurs de tabac commençaient à
regretter l'absence d'acheteurs et de transporteurs. À Paris, les
gérants de la ferme des Tabacs s'approvisionnaient plus souvent, et
à meilleur compte, en Virginie qu'en Louisiane, ce qui coûtait deux
millions de livres chaque année aux finances publiques et réduisait
sensiblement les ressources des colons français. Maurepas, en digne
successeur de son père, Jérôme de Pontchartrain, avait la fibre
coloniale et le sens des affaires. Bienville obtint aisément de lui
des primes qui assurèrent provisoirement aux exploitants les mêmes
conditions qu'au temps du monopole triomphant de la Compagnie des
Indes. Il réussit également à faire réduire, des deux cinquièmes,
le montant des dettes contractées par les Louisianais auprès de
l'entreprise commerciale qui avait été, pendant dix ans, leur
fournisseur exclusif et à quels prix ! Comme la monnaie de
papier fabriquée par la société n'avait plus cours depuis la
rétrocession de ses privilèges à la Couronne de France, le pays
manquait singulièrement de numéraire. En instituant des espèces de
remplacement et en obtenant du secrétaire d'État cent cinquante
mille livres par an de monnaie de carte, Bienville atténua les
revendications des habitants, bien qu'il ne fît que remplacer un
artifice monétaire par un autre.
La monnaie de carte avait été créée au Canada, en
1688, afin de remédier, déjà, à la pénurie de numéraire.
Fabriquée à partir de cartes à jouer coupées en quatre et timbrées
aux armes de France, d'où son nom, elle était reçue comme de
véritables billets. En 1717, la monnaie de carte, retirée de la
circulation par l'État, avait été reprise par ce dernier à la
moitié de sa valeur. Si, dans un premier temps, le nouveau
numéraire, accordé à Bienville par ordonnance de 1734, parut
satisfaire les Louisianais, les militaires manifestèrent bientôt
leur dépit d'être payés avec une monnaie de carte qui, se
dépréciant au fil des saisons, menaçait de n'être plus que monnaie
de singe !
Les ursulines, dont le roi s'était engagé à payer
l'hébergement depuis que la Compagnie des Indes ne l'assumait plus,
avaient trois années de loyer de retard et la veuve de
M. Kolly, tué lors de la révolte des Natchez, réclamait avec
insistance les quatre mille cinq cents livres qui lui étaient dues.
Au moment de s'installer, avec trente orphelins, dans leur beau
couvent enfin terminé, les religieuses avaient dû emprunter
trois mille livres afin de remplacer leur ancien mobilier
« vermoulu et rempli de vermine », qu'on avait brûlé. En
juin 1734, elles emménagèrent dans les nouveaux bâtiments, orgueil
de la cité. « Elles y furent conduites en cérémonie par le
clergé, le Conseil supérieur, et toute la ville assista à cette
procession. On y porta le saint sacrement ; il y eut
prédication et l'on chanta le Te Deum
dans la nouvelle chapelle », écrivit Bienville au secrétaire
d'État. Même si le carrelage de la salle de l'hôpital n'était pas
encore sec, on était assuré de pouvoir accueillir les malades à la
fin du mois. Cette institution était indispensable car la situation
sanitaire de la ville, déjà médiocre, menaçait de devenir
catastrophique. Deux ouragans successifs ayant anéanti les
récoltes, le spectre de la disette se profilait à l'horizon et la
variole, associée à l'épidémie annuelle de fièvre jaune, tuait
chaque jour des gens qui ne recevaient pas de soins.
Au cours des années qui vont suivre, les
Louisianais les plus aisés, hauts fonctionnaires et
concessionnaires des grands domaines, ne souhaitent que se donner
confort et agrément. Les maisons que l'on construit à partir de
1732 sont souvent faites de brique confectionnée avec le limon
argileux du Mississippi que les esclaves tassent dans des moules de
tôle et cuisent dans les fours de la briqueterie de
M. Dubreuil, à moins que le soleil ne soit assez fort pour les
sécher à moindres frais. Le commissaire ordonnateur Edmé Gratien
Salmon, ayant vu, comme d'autres habitants de La Nouvelle-Orléans,
sa résidence inondée et ses papiers trempés par la pluie pendant
l'ouragan de 1732, a exigé, pour abriter ses archives, une
construction plus étanche. Comme il a aussi perdu une partie de son
vin, qui souffre plus encore des chaleurs de l'été que des
inondations, il a fait construire aux frais de l'État, pour deux
mille six cent quarante livres, une coquette maison de brique à un
étage, pourvue d'une cave voûtée. Les papiers de la colonie sont au
sec et le vin que le commissaire ordonnateur fait venir de
Bordeaux, car le bourgogne voyage mal, peut maintenant vieillir en
toute sécurité !
Tandis que sous les hangars des indigoteries les
esclaves foulent dans des cuves les feuilles et les tiges cuivrées
de l'indigo amil, arbrisseau décrit par
Alexandre, le botaniste de la Compagnie des Indes, pour en extraire
la fécule colorante qui teindra les uniformes des soldats du roi de
Prusse, la culture du coton se développe. Les planteurs les plus
avisés commencent à utiliser le moulin à égrener inventé par
l'Anglais Isaac et que le père Beaubois a perfectionné. D'autres
exploitants, plus modestes, font encore égrener le coton à la main
par les « petites négrittes » habiles à filer au rouet la
fibre immaculée « aussi soyeuse que celle d'Égypte ». Le
tabac de Louisiane a maintenant acquis une réputation égale à celui
de Virginie et M. de Montplaisir, dont la concession du bayou
Saint-Jean est citée en exemple, a fait venir de la Manufacture des
tabacs de Clérac, en Saintonge, une trentaine d'ouvriers qui
encadrent ses travailleurs noirs. Au rythme des saisons, ces
derniers plantent, sarclent ou cueillent les grandes feuilles de la
variété à fleur rouge que les savants nomment Nicotiana macrophylla. Antoine Simon Le Page du
Pratz, ingénieur, cartographe et officier français, né aux
Pays-Bas, arrivé en Louisiane en 1718 et marié selon la mode
indienne à une jolie Chitimacha, s'intéresse à la préparation du
tabac. Il a découvert que, séchées, les feuilles du sumac, qu'il
préfère appeler Rhus typhina,
adoucissent l'âpreté de l'herbe à Nicot, alors que macérées dans le
vinaigre elles en exaltent le parfum. Stimulés par M. Louis
Prat, médecin et homme d'affaires qui investit judicieusement dans
l'agriculture, les propriétaires veillent maintenant à défendre, à
coups de fusil, la graine verte du cirier, tant appréciée des
oiseaux. Ils la recueillent et produisent une cire végétale
translucide dont on fait, à Paris, des chandelles
odoriférantes.
Le transport de ces produits des concessions à La
Nouvelle-Orléans, port d'exportation, crée sur le Mississippi et
ses tributaires, comme sur les bayous et les lacs, un trafic
incessant. Les bateliers ne chôment pas, et qui, des berges, voit
passer barques, canots ou pirogues chargés à ras bord de maïs, de
patates douces, de boucauts de tabac, de sacs d'indigo ou de balles
de coton peut croire que la Louisiane est un pays prospère.
L'impression est, hélas ! trompeuse et M. de Bienville,
assisté du commissaire ordonnateur Salmon, se demande toujours
comment il bouclera le budget, qui approche un million de livres
par an. Trompeur serait aussi le sentiment que l'on se trouve dans
une contrée uniformément peuplée. La majorité de la population est
concentrée dans la basse Louisiane, entre Pointe-Coupée et La
Nouvelle-Orléans. Le recensement de 1735 – peut-être est-ce le
premier du genre ? – révèle que vivent dans la colonie
2 450 Français et 4 225 esclaves noirs. Parmi
ces recensés 799 Blancs habitent La Nouvelle-Orléans avec
965 esclaves noirs et 26 esclaves indiens. Ces chiffres,
qui ne tiennent pas compte des effectifs militaires – plus
d'un millier d'hommes en 1735 – sont certainement inexacts et
bien en dessous de la réalité démographique de l'immense Louisiane.
Bon nombre de négociants, de coureurs de bois, de traitants, de
déserteurs, d'aventuriers établis dans les tribus indiennes
échappaient à tout contrôle statistique. Il suffit de savoir qu'à
la même époque on compte plus de 800 000 habitants dans
les treize colonies anglaises d'Amérique, pour apprécier la
dangereuse modicité du peuplement français.
En ce qui concerne le cheptel, les chiffres sont
peut-être plus fiables : 9 542 bovins,
174 chevaux, 844 chèvres, 568 moutons,
2 468 porcs.
Les guerres des
Chicassa
Les Indiens avaient une conception quasi sportive
de la guerre et ne respectaient que les vainqueurs sachant imposer
fermement leur loi. À leurs yeux, indulgence passait pour
faiblesse, tolérance pour mièvrerie, indécision pour couardise. Ils
évaluaient la valeur d'un guerrier autant à sa capacité de tuer
sans pitié qu'à celle de mourir sans plainte. Leur estime allait
aux combattants plus qu'aux diplomates. Bienville, Franco-Canadien
élevé entre les Huron et leurs ennemis les Iroquois, savait cela et
se montrait d'une extrême rigueur quand la situation le commandait.
Or, en 1735, il devint évident que les atermoiements de Périer
n'avaient inspiré aux nations indiennes que mépris pour les
Français. Le gouverneur constatait que la cohabitation risquait de
devenir impossible si les Indiens, de plus en plus courtisés par
les Britanniques, formulaient des exigences irrecevables. La régie
royale serait-elle moins efficace que la Compagnie des
Indes ?
Dans une lettre à Maurepas du 26 juillet
1733, Bienville avait déjà fait part avec franchise au secrétaire
d'État de la nécessité de réagir : « Il eût été bon
d'envoyer un corps de Français un peu fort et d'aller attaquer les
Chicassa pour faire enfin une action d'éclat, chose indispensable
pour relever le moral de la colonie, mais celle-ci est trop dénuée
de forces et trop pauvre, et il ne faut pas nous compromettre une
fois encore. On a vécu l'an dernier pendant plus de trois mois de
grains de roseaux et je suis forcé de rester dans l'inaction
quelque douleur que j'en aie. »
Les rapports adressés à Bienville révélaient
qu'une sourde agitation couvait dans les tribus qui, jusque-là,
s'étaient montrées amicales. On savait les Chicassa prêts à la
révolte, mais le commandant du poste des Illinois commençait aussi
à douter de l'attitude de cette nation en cas de conflit et pensait
que les Ouabache suivraient les Illinois. Les Osage avaient tué
onze chasseurs au pays des Arkansa. Le commandant du fort des
Natchitoch et ses hommes n'avaient pas osé sortir pendant six mois,
de crainte d'être attaqués par les tribus qui s'étaient jusque-là
montrées pacifiques.
Quand, au mois de février 1736, on apprit à La
Nouvelle-Orléans que les Chicassa avaient construit cinq fortins,
entouré leurs villages de rangées de pieux et qu'une troupe de cent
quatre-vingts Natchez s'était discrètement reconstituée, Bienville
comprit qu'il était temps de passer à l'action. Il réunit à Mobile
les forces dont il put disposer et donna l'ordre à d'Artaguiette,
commandant du poste des Illinois, de descendre le Mississippi
jusqu'à l'ancien fort Prudhomme, tandis que lui-même remonterait le
fleuve avec ses hommes, à bord de grands canots appelés voitures.
Le capitaine d'Artaguiette, neveu de l'ancien commissaire
ordonnateur, réussit à rassembler quatre cent six
combattants : quarante et un soldats de la troupe régulière,
quatre-vingt-dix-neuf volontaires et deux cent soixante-six
Iroquois, Arkansa, Illinois et Miami. Pour sa part, Bienville
avaient mobilisé cinq cent quarante-quatre Blancs et quarante-cinq
Noirs commandés par des « nègres libres ». Quand les deux
armées auraient fait leur jonction, on encerclerait les villages
fortifiés par les Chicassa et l'assaut serait donné.
Commencée le 4 mars, l'expédition s'acheva le
29 mai. Ce fut un désastre. Le premier revers que
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville essuya face aux Indiens. La
troupe commandée par d'Araguiette, précise au rendez-vous, fut
contrainte d'intervenir avant l'arrivée de celle du gouverneur. Le
détachement de Bienville avait pris, en effet, un retard
considérable à cause des fabricants de voitures qui auraient dû
livrer les barques le 15 janvier et ne les mirent que fin
février à la disposition de l'armée. Lors de l'attaque
prématurément conduite par d'Artaguiette, la défense des positions
fortifiées, que les Chicassa eussent été incapables de concevoir et
de construire seuls, fut inspirée par ce que nous appellerions
aujourd'hui des conseillers techniques britanniques. Le capitaine
d'Artaguiette identifia d'autant plus aisément ces derniers qu'ils
ne cherchèrent pas à se cacher. « Malgré l'irrégularité de
cette conduite, comme à notre arrivée ils avaient dans l'un des
trois villages arboré un pavillon anglais pour se faire connaître,
je recommandai au chevalier de Noyan d'empêcher qu'on les insultât,
s'ils voulaient se retirer, et pour leur en laisser le temps je lui
ordonnai d'attaquer d'abord le village opposé à celui du
pavillon. » On ne peut trouver geste plus noble et plus
fair-play, comme auraient dû en convenir les agents de
George II avant de décamper. Mais cette élégance de guerre en
dentelles coûta la vie à M. d'Artaguiette, au capitaine des
Essarts, aux lieutenants Étienne Langlois et de Saint-Ange, aux
enseignes de Coulanges, Levieux, Carrière, La Gravière, de
Courtigny et à six cadets. Le père Sénac, un missionnaire, et
M. Lalande, capitaine de milice, furent blessés et faits
prisonniers.
Il arrive que Mars se moque du panache et donne la
victoire aux pragmatiques, aux rustauds ou aux butors insensibles à
la beauté d'un geste. Quelques années plus tard, Samuel Johnson,
lexicographe anglais, exprimera sur le comportement chevaleresque
un point de vue britannique alors ignoré du brave d'Artaguiette et
qui donne à réfléchir. « Si vous traitez votre adversaire avec
respect, vous lui accordez un avantage auquel il n'a pas
droit », lança, vers 1750, l'ami de Boswell. En mai 1736, les
Chicassa et leurs commanditaires surent user de cet avantage
indu.
Après l'affrontement, les Indiens, s'étant emparés
des armes et des munitions des Français, attendirent avec assurance
l'assaut du groupe commandé par Bienville. Celui-ci fut repoussé
avec une vigueur qui surprit le gouverneur et sema la déroute dans
les rangs de son armée. Une centaine de Français furent mis hors de
combat et il fallut, pour la première fois devant des Sauvages,
battre en retraite. Sans l'aide des Chacta, qui comptèrent
vingt-deux morts, la défaite eût été encore plus humiliante.
M. de Lusser, de la compagnie suisse, le chevalier de
Contrecœur, le sieur de Juzan, trois officiers de valeur, avaient
été tués ; le chevalier de Noyan, petit-neveu de Bienville,
M. d'Hauterive, capitaine des grenadiers, MM. de Velles,
Grondel et Montbrun figuraient parmi les blessés.
Il se trouva de bonnes langues à La
Nouvelle-Orléans pour murmurer que M. de Bienville ne
possédait plus, à cinquante-six ans, la pugnacité de l'âge mûr, et
qu'il s'était montré un peu trop timoré. Ces critiques injustes
augmentèrent la morosité du gouverneur et le déterminèrent à
préparer une nouvelle expédition contre les Chicassa, dont
l'outrecuidance ne connaissait plus de bornes. Maurepas, qui
soutenait Bienville, obtint de Louis XV tout ce que le
gouverneur demandait. En 1738, les renforts attendus arrivèrent à
La Nouvelle-Orléans, sept cents soldats bien armés, des sapeurs,
des mineurs, des canonniers, des canons, des tonnes de boulets, des
vivres, des marchandises : de quoi faire une vraie guerre. En
1739 fut enfin constituée une armée, forte de mille deux cents
Français et deux mille huit cents Sauvages, que commandait
M. de Noailles d'Amie. Maurepas, qui faisait passer
l'efficacité avant le tact, avait jugé prudent d'envoyer en
Louisiane un jeune lieutenant de vaisseau nanti de pouvoirs qui
obligeraient le gouverneur « à se concerter pour le service de
ses troupes avec le sieur de Noailles, qui a les talents et
l'expérience nécessaires pour le commandement ». Le
12 novembre, l'armée campa près du fort Assomption, au
confluent de la rivière Margot et du Mississippi, près de l'endroit
où se trouve aujourd'hui la ville de Memphis, mais il fallut
attendre le mois de janvier suivant pour qu'on se mît en route.
L'apparition de cette force suffit à convaincre les Chicassa de
l'inutilité de toute résistance : ils demandèrent humblement
la paix, ce que Bienville leur accorda en échange des derniers
Natchez qui furent exterminés. Cette fois encore, la mansuétude des
Français ne fut pas récompensée. Les Chicassa, sans oser mener
désormais des opérations d'envergure, ne laissèrent jamais passer
une occasion de s'en prendre aux chasseurs, aux colons isolés et
aux esclaves noirs des plantations françaises. Cette campagne,
conclue sans combats ni panache, avait tout de même coûté plus d'un
million de livres. À Versailles, l'annonce de cette victoire
artificielle, qui ne mettait pas la colonie à l'abri des révoltes
indiennes et ne renforçait nullement le prestige des armées de Sa
Majesté dans le Nouveau Monde, fit faire la moue au roi et, par
ricochet, au ministre. Maurepas prit prétexte d'une autorisation
donnée par Bienville à deux familles de Louisiane d'aller
s'installer à Saint-Domingue pour rappeler au gouverneur :
« Sa Majesté vous défend de permettre à aucun habitant de
quitter la colonie sans avoir reçu des ordres pour cela. C'est à
quoi vous aurez pour agréable de vous conformer. »
Le ton déplaisant était celui du blâme adressé à
un officier subalterne. Bienville prit sa plume et envoya sa
démission au ministre de la Marine et des Colonies : « Si
le succès avait toujours répondu à mon application aux affaires de
ce gouvernement et à mon zèle pour le service du Roi, je lui aurais
consacré le reste de mes jours ; mais une espèce de fatalité,
attachée depuis quelque temps à traverser la plupart de mes projets
les mieux concertés, m'a souvent fait perdre le fruit de mes
travaux et, peut-être, une partie de la confiance de Votre
Grandeur. Je n'ai donc pas cru devoir me raidir plus longtemps
contre ma mauvaise fortune. Je souhaite que l'officier qui sera
choisi pour me remplacer soit plus heureux que moi. » Cette
démission, acceptée sans commentaire, mit fin à la carrière du
gouverneur.
Le 13 mai 1743, la Charente mouilla en face de la place d'Armes, à La
Nouvelle-Orléans, et Bienville accueillit sur le quai son
successeur, le marquis Pierre Rigaud de Vaudreuil, franco-canadien,
fils d'un ancien gouverneur du Canada. L'élégant marquis, parfait
gentilhomme, était des plus représentatif. Né à Québec le
22 novembre 1698, il avait commencé sa carrière comme
garde-marine3. Nommé lieutenant de vaisseau en 1729, il
avait cessé de naviguer en 1732, quand le roi lui avait confié le
gouvernement de Trois-Rivières. Le poste de gouverneur de la
Louisiane, qu'il venait d'obtenir sans l'avoir sollicité, ne
constituait à ses yeux qu'une étape vers le gouvernement général du
Canada, qu'il aurait voulu héréditaire et qui représentait toutes
ses ambitions. Quelques semaines après son arrivée, il acheta les
biens que M. de Bienville accepta de lui vendre et organisa sa
maison. Le 17 août, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, ayant
transmis ses pouvoirs et informé le marquis de tout ce qu'il était
bon de savoir sur la colonie et qui ne figurait peut-être pas dans
les rapports officiels, fit ses adieux. Accompagné des regrets
unanimes de la population, il embarqua pour la France. Il était âgé
de soixante-trois ans et quittait la Louisiane, où il avait passé
les deux tiers de sa vie, pour n'y plus revenir.
Un marquis aux
commandes
M. de Vaudreuil apparut tout de suite comme
étant d'un tempérament bien différent de son prédécesseur. Chez
Bienville, qui ne manquait pas de manières, il arrivait que le
coureur de bois canadien resurgisse à l'occasion d'une colère ou
d'une fête ou que le petit-fils du cabaretier normand réapparaisse
quand on parlait gros sous. Côté paternel, la noblesse du marquis
n'était pas récente et coloniale comme celle des Le Moyne mais
gasconne et ancienne. Cependant, c'est à sa mère, née Joybert,
roturière française, émigrée au Canada où elle avait épousé
l'administrateur Philippe de Vaudreuil, qu'il devait, comme ses
trois frères, une ascension rapide. Cette Canadienne avait passé
plus de temps à Versailles et à Marly, à intriguer pour le bien de
la famille, qu'au côté de son mari à Québec. Ce dernier, mort en
1725, avait terminé sa carrière comme gouverneur général du Canada.
En débarquant en Louisiane, Pierre, héritier du marquisat, regretta
que sa mère, décédée en 1740, ne l'ait pas vu accéder au
gouvernement d'une aussi vaste colonie.
Si Bienville avait l'âme d'un proconsul, Vaudreuil
en eut le train. Les frères Le Moyne se faisaient portraiturer en
armure, les Vaudreuil posaient en habit de cour. Un historien
américain a écrit que ce fut la marquise de Vaudreuil qui créa la
High Society en Louisiane et il semble
que ce soit vrai. Les habitants de La Nouvelle-Orléans virent, pour
la première fois, un carrosse tiré par quatre chevaux dans les rues
de la ville et, bientôt, toutes les épouses de notable exigèrent de
leur mari qu'il fît venir de France des berlines et des chaises.
Tandis que sa femme présidait des réceptions et donnait le ton en
matière de mode et de danse, M. de Vaudreuil fit l'inventaire
de sa juridiction. Ce qu'il trouva ne réjouit guère ce gentilhomme,
administrateur expérimenté et adroit. Rejetant la mesquinerie et la
lésine, lot des comptables ignorants et à courte vue, qui croient
augmenter les recettes en biffant les dépenses, le nouveau
gouverneur vit tout de suite la nécessité d'investir pour assurer
la survie de l'entreprise Louisiane. La Nouvelle-Orléans n'était
pas toute la colonie et la situation économique, comme la sécurité
du pays, exigeait qu'on s'occupât attentivement des affaires,
surtout depuis que Louis XV avait, le 15 mars 1744,
déclaré la guerre à l'Angleterre et à l'Autriche, pendant que les
Canadiens échouaient devant Annapolis après avoir envahi la
Nouvelle-Écosse.
Dans un long mémoire daté de 1746, le marquis et
le nouvel ordonnateur, M. Demezy Le Normand, ont brossé
conjointement de la colonie un tableau que l'on peut croire
sincère. Ils commencent par reconnaître l'importance du territoire.
« De toutes celles [les colonies] que la France possède, il
n'en est peut-être point qui sont plus intéressantes, par la
situation et par la nature, que la Louisiane. Sa situation, parce
qu'elle peut et doit servir de barrière entre les colonies
anglaises et les possessions espagnoles de ce continent de
l'Amérique ; par sa nature si l'on considère son étendue, ses
rivières, la bonté du climat et la fertilité des terres. Cette
colonie a été jusque-là dans un état languissant. On ne peut guère
entreprendre de la tirer de cette langueur que lorsque la paix sera
rétablie en Europe. La tranquillité est nécessaire à l'exécution
des projets que l'on pourra former pour la rendre florissante et
pour en tirer tous les avantages qu'elle peut produire. »
Vient ensuite l'état des lieux. Tous les établissements français,
sauf ceux du littoral, sont situés sur la Mobile, le Mississippi et
« les rivières qui s'y rendent ».
La Balise, « située à environ une demi-lieue
en avant de la barre, côté pleine mer », dans les bouches du
Mississippi, possède un fort dont le rempart est revêtu de brique,
une batterie de canons qui interdit l'entrée du fleuve, quelques
bâtiments, une garnison de cinquante hommes. On y relègue les
malfaiteurs qui travaillent à faire des briques avec une trentaine
de Noirs « appartenant au roi ». On mesure à la barre de
quatorze à vingt-deux pieds d'eau [de quatre mètres soixante à
sept mètres vingt-cinq environ] et un profond chenal permet aux
plus gros bateaux de remonter le Mississippi. « De la Balise à
La Nouvelle-Orléans, le fleuve fait beaucoup de tours et de détours
et l'on compte par eau trente lieues [environ cent vingt
kilomètres] que les navires mettent quelquefois un mois ou six
semaines à remonter. Quelquefois aussi, ils remontent en sept ou
huit jours et c'est le temps que les bateaux y emploient le plus
communément. »
Sur la rive gauche, en remontant le fleuve, on
trouve : à dix lieues de La Nouvelle-Orléans, un établissement
appelé Les Allemands. On compte cent habitants, allemands pour la
plupart, et « deux cents nègres », qui cultivent le riz,
des légumes, élèvent et engraissent des bestiaux. À quarante lieues
plus au nord, l'établissement de Pointe-Coupée est un des plus
florissants. Deux cents habitants, faisant travailler quatre cents
esclaves noirs, récoltent un excellent tabac, qui vaut trois louis
la livre ; ils fournissent céréales, légumes et fruits à toute
la région. Le marquis de Ternant a été le premier à y construire
une belle demeure, flanquée de deux pigeonniers. À cinq lieues
au-dessus de Pointe-Coupée se trouve le confluent du Mississippi et
de la Rouge4. Si l'on remonte sur quatre-vingt-dix lieues
cette grosse rivière, qui doit son nom à la couleur du limon
charrié par ses eaux, on arrive au poste des Natchitoch. Soixante
habitants, deux cents esclaves et cinquante soldats, dont la
présence est justifiée par la proximité – sept lieues –
d'un poste espagnol dépendant du Nouveau-Mexique, constituent la
population locale. Pour le moment, les rapports entre Français et
Espagnols sont bons. Les deux partis ont oublié la petite guerre
qu'ils se sont livrée dans le golfe du Mexique, en 1719, quand la
France et l'Espagne se disputaient encore la jouissance du littoral
et que Pensacola changeait de main tous les six mois. Chacun étant
revenu sur ses positions en 1720, on vit maintenant en bonne
intelligence, de part et d'autre d'une frontière que personne ne
s'est jamais soucié de définir. Les relations commerciales sont
fréquentes et les officiers des deux puissances échangent les
déserteurs de leurs armées. Riz, maïs, tabac et élevage de bestiaux
– on compte deux cents huit bovins et trois cent cinquante
cochons – assurent une relative prospérité à l'établissement
français, fondé en 1714 par Juchereau de Saint-Denys.
De Pointe-Coupée jusqu'au poste des Natchez, à
quatre-vingt-dix lieues de La Nouvelle-Orléans, on ne rencontre
aucun établissement. Celui des Natchez, sur la rive droite du
fleuve, a perdu son importance depuis le massacre de 1729. Il y
reste huit habitants avec une quinzaine de Noirs « qui ne
pourraient s'y soutenir s'il n'y avait une compagnie de cinquante
hommes ». On y cueille le meilleur tabac du pays, mais en
petite quantité faute de bras.
Sur la rive gauche du Mississippi, au-delà du pays
des Natchez, à cent soixante lieues environ de La Nouvelle-Orléans,
l'établissement des Arkansa, situé au confluent du fleuve Arkansas
qui tire son nom de la tribu indienne propriétaire du territoire,
compte douze habitants, une dizaine de Noirs et vingt soldats. Les
Français, dont la chasse, la pêche, la salaison des viandes, le
commerce du suif et de l'huile d'ours sont les occupations
principales, cultivent un peu de tabac, à la fois pour leur usage
personnel et pour en vendre aux voyageurs. L'établissement le plus
éloigné, à quatre cents lieues de La Nouvelle-Orléans, est celui
des Illinois. En ligne droite, la distance n'est que de deux cent
cinquante lieues, mais les sinuosités du Mississippi sont telles,
le courant si rapide, qu'il faut trois mois aux bateaux pour
remonter jusqu'au poste. En revanche, dix jours suffisent pour
descendre à La Nouvelle-Orléans. Trois cents Blancs, six cents
Noirs et soixante-quinze esclaves indiens, répandus dans des
villages, cultivent du froment qui fournit une excellente farine.
L'élevage est prospère, deux cents chevaux, près de mille bêtes à
cornes, mille quatre cents cochons, trois cent cinquante chèvres.
Une saline fournit, en sel cristallisé sur place, la colonie et une
partie de la province voisine du Canada. Plusieurs mines de plomb
sont en exploitation.
Sur le Missouri existent deux établissements
français. L'un à quatre-vingt-dix lieues du confluent de ce fleuve
avec le Mississippi et à cent lieues du poste des Illinois, l'autre
situé sur l'Ouabache « qui prend le nom de Belle-Rivière après
sa réunion avec l'Ohio et de là se rend dans le Mississippi ».
Le premier poste ne compte qu'une vingtaine d'habitants blancs et
dix Noirs, le second une quarantaine de Blancs et cinq Noirs. Ces
isolés vivent de la chasse et de la pêche, cultivent du maïs et du
tabac pour leur propre consommation.
Au sud, sur le littoral du golfe du Mexique, on
trouve d'autres établissements. Au confluent de la Mobile et de la
Pascagoula, à dix lieues de La Nouvelle-Orléans, sont installés dix
Blancs et soixante Noirs qui produisent du riz, du tabac et élèvent
des vaches. Ils envoient beurre et fromage à Mobile. À soixante
lieues de La Nouvelle-Orléans, cette agglomération, qui fut la
première de la colonie, reste relativement importante. Située à
l'embouchure de la rivière qui lui a donné son nom, elle compte
cent cinquante colons, autant de soldats et deux cents Noirs. On y
récolte du riz, de l'indigo et du maïs. Pour le chantier naval de
l'île aux Vaisseaux, les esclaves fabriquent du brai, du goudron,
débitent les arbres en planches. Sur la Tombekbé, à cent lieues du
confluent de cette rivière avec la Mobile, une garnison de
soixante-dix soldats occupe un fort de pieux et subsiste en
cultivant maïs et légumes, en chassant ou pêchant. Un autre fort,
tout aussi rudimentaire, construit sur la rivière Alabama, est tenu
par quatre-vingt-dix militaires, plus cultivateurs que soldats. La
plupart sont mariés et exploitent des parcelles rendues très
fertiles par le limon que déposent les rivières en regagnant leur
lit après les crues fréquentes. Ils sont censés surveiller les
Indiens du voisinage.
La colonie ne possède pas une armée de qualité. La
discipline est relâchée, les désertions sont quotidiennes et les
officiers des postes isolés ne pensent qu'à aller se distraire à La
Nouvelle-Orléans où l'on trouve de bonnes tables, des salons où
l'on danse, d'autres où l'on joue et partout des femmes charmantes
qui s'ennuient. La défense de la Louisiane est assurée par treize
compagnies françaises et une suisse, soit, au total, neuf cents
soldats. C'est peu et la plupart de ces militaires ne sont pas
satisfaits de leur sort. Il arrive même qu'ils se mutinent quand la
soupe n'est pas bonne. C'est ainsi que, le 11 juillet 1745, le
soldat Braude, appartenant à la compagnie Gauvrit, en garnison à La
Nouvelle-Orléans, refusa de manger le pain servi à la troupe en
disant qu'il n'était pas bon à donner aux chiens. Le commandant
Étienne de Bénac le fit aussitôt arrêter et traduire devant le
tribunal militaire comme mutin. Deux jours plus tard eut lieu le
procès, au cours duquel cinq témoins furent appelés contre
Braude : deux sergents, deux simples soldats et le lieutenant
Favrot. Tous confirmèrent que Braude avait refusé de manger le pain
de la cantine, ce que le prisonnier reconnut sans tergiverser.
Condamné à mort, Braude fut exécuté trois jours plus tard. D'autres
soldats, qui avaient refusé le pain, ne furent pas poursuivis et
l'on considéra la mutinerie comme terminée. M. de Vaudreuil,
qui voulait rétablir dans sa minuscule armée le respect de la
discipline, avait exigé de la justice militaire rigueur et
promptitude. Le gouverneur sut aussi mettre un terme à certains
trafics sur les farines. Le pauvre Braude n'était pas en terre
depuis deux jours que le pain servi aux soldats devint
mangeable.
Le recensement des guerriers indiens, qui eut lieu
à la même époque, fait apparaître des effectifs bien supérieurs à
ceux de l'armée française. Les Arkansa peuvent mobiliser deux cent
cinquante guerriers, les Illinois quatre cents, les Missouri cinq
cents, les Chaouanon deux cents, « toutes nations
affectionnées aux Français », assure-t-on au gouverneur. Parmi
celles dont l'alliance reste toujours aléatoire figurent les
Chitimacha, les Colapissa, les Ouma, les Tunica qui comptent, en
tout, cent vingt guerriers. Dans les territoires situés à
l'intérieur des terres, sur la rive droite du Mississippi, les
Chacta disposent de quatre mille guerriers, les Chicassa de cinq
cents. Les Alabama, Abeca, Talachoupa, « tous parents ou
alliés considérés comme une seule nation », peuvent aligner
deux mille guerriers dont une partie paraît favorable aux Anglais.
Les Chéroké, avec six mille guerriers, sont tous « très
attachés aux Anglais qui ont des postes parmi eux jusque sur la
rivière Chéroké ». Du côté de Mobile, les Biloxi, les
Appalache, les Taensa et ces Indiens que les Français nomment
Mobiliens comptent deux cent cinquante guerriers, tous fidèles à la
France et parfois même chrétiens.
Commentant ces statistiques, M. de Vaudreuil
écrit : « Les Anglais sont séparés de ces nations par les
montagnes des Appalaches dont la traversée est extrêmement
difficile, ce qui ne les empêche point de venir, avec des chevaux
chargés, jusqu'à trois lieues du fort français des
Alibamons5, et jusque chez les Chicassa et les Chéroké.
On ne peut bien gouverner les Sauvages que par la crainte et
l'intérêt et encore plus par l'intérêt que par la crainte. […].
Quoique ces nations continuent à être sauvages, elles ne sont point
aussi errantes qu'autrefois et elles commencent à se laisser gagner
par le goût de la propriété, ayant des chevaux, des bestiaux, des
cochons et des volailles, ce qui les oblige à une vie plus
sédentaire. »
Ces lignes d'un homme intelligent, qui sut voir
l'évolution des mœurs et mentalités indiennes sous l'influence de
ce que la vanité européenne proclamait civilisation, prouvent que
l'eau-de-vie, dont les Blancs abreuvèrent les indigènes d'Amérique
et d'ailleurs, ne fut pas la seule arme insidieuse dont ils usèrent
pour asservir une race d'hommes libres, en harmonie avec la nature
primitive. En dispensant des cadeaux destinés à créer des besoins
nouveaux, en développant chez les Indiens « le goût de la
propriété », en remplaçant le troc ancestral par le commerce
et la notion d'échange par celle de profit, les Français, après les
Espagnols et les Anglais, non seulement enlevèrent leur terre aux
Amérindiens mais dévoyèrent leurs instincts, avilirent leur cœur,
infectèrent leur âme.
Le marquis de Vaudreuil aimait à marivauder dans
les salons, à parader sur la place d'Armes, à palper les
commissions que son maître d'hôtel lui consentait sur le commerce
occulte des remèdes, tissus et marchandises diverses directement
prélevés dans les magasins du roi avec la complicité active de la
marquise. Le gouverneur suivait les progrès de la construction des
belles maisons qui s'élevaient au long des rues de La
Nouvelle-Orléans, près du bayou Saint-Jean et même en dehors de
l'enceinte conçue autrefois par Adrien de Pauger pour protéger la
ville. Il admirait, et peut-être enviait, la grande demeure, à deux
niveaux et galerie périptère, que l'architecte Alexandre de Batz
achevait pour le chevalier de Pradel, sur la rive droite du fleuve,
face à la ville. En nommant cette somptueuse résidence Montplaisir,
une sorte de profession de foi d'un propriétaire enrichi par les
intérêts qu'il avait dans les postes, le gendre de La Chaise avait
fait sourire dans les salons. Personne, sauf lui, n'ignorait les
relations que sa femme, la belle Alexandrine, entretenait avec un
officier de la garnison, devenu chevalier servant depuis que le
mari, souffrant de maux divers, évitait bals et réceptions. Dans
l'existence coloniale, M. de Pradel et M. de Vaudreuil ne
constituaient pas des exceptions. Ils n'étaient ni plus retors, ni
plus trompés, ni plus corrompus que d'autres. Tous ceux qui
pouvaient avoir accès aux magasins du roi, aux fournitures, aux
poudres, aux farines, aux produits importés, et même aux prises
effectuées par des corsaires patentés sur des vaisseaux dont on ne
cherchait pas à connaître le pavillon, trafiquaient, chapardaient,
détournaient, rançonnaient, prenaient pourcentage, pour améliorer
soldes et traitements, afin que les épouses puissent être
élégantes, tenir leur rang et passer d'agréables cinq à sept avec
des célibataires en manque de conversation et de tendresse.
Certains sigisbées en uniforme ne dédaignaient pas de recevoir des
cadeaux des dames, que le climat rendait tantôt langoureuses et
sentimentales, tantôt nerveuses et frénétiques. On fit à
Mme de Pradel la réputation d'être spontanément inflammable et
on lui attribua la spécialité d'offrir des pendules !
Il advint en Louisiane qu'un commissaire
ordonnateur probe et téméraire se risquât à faire son devoir, qui
était de veiller aux intérêts du roi, au bon emploi des cadeaux et
des crédits, à la sincérité des comptes de la colonie, au respect
des règles commerciales et administratives. De telles initiatives
ne pouvaient que causer des déboires, d'où ces conflits, déjà
rapportés, entre commissaire et gouverneur. Cela se terminait
toujours, pour l'un des intéressés, suivant les appuis dont il
bénéficiait à Versailles et à Paris, par le rappel
circonstancié en métropole. De 1731 à 1752, on vit passer
en Louisiane trois commissaires ordonnateurs : Edmé Gratien
Salmon, Sébastien François-Ange Demézy Le Normand et Michel de La
Rouvillière. Salmon, qui servit sous Bienville, ne fut pas
contesté ; les autres surent très vite s'adapter aux mœurs
locales et tirèrent quelques bénéfices de leur position, notamment
en vendant les marchandises et cadeaux du roi destinés aux Indiens
à des négociants à qui l'administration devait racheter ces
produits quand leur raréfaction avait fait monter les prix et que
les autochtones s'impatientaient !
Si le marquis de Vaudreuil se montrait d'autant
plus tolérant avec les trafiquants civils et militaires qu'il
participait parfois à leur affaires, il savait aussi se conduire en
seigneur et en soldat, avec courage et fermeté, sans crainte ni
faiblesse. Il savait que le danger pour la colonie ne pouvait venir
que des Anglais, surtout depuis que Louis XV avait déclaré la
guerre à George II et que les colons britanniques souhaitaient
l'ouverture d'un front contre la France en Amérique. Or, les
Chicassa et une partie des Chacta, soi-disant amis des Français,
suivaient les consignes de Soulier-Rouge, comblé de présents et
d'honneurs par les Anglais. Vaudreuil, décidé à limiter les risques
d'un affrontement général, guettait le moment où l'on pourrait
dresser les deux nations indiennes l'une contre l'autre et réduire
à l'impuissance les mercenaires des Anglais.
En 1747, Soulier-Rouge commit l'erreur de tuer un
cadet, le chevalier de Verbois, et deux traitants français, en
visite chez les Chacta. En scalpant sans gloire ces voyageurs
isolés, le chef indien fournit au marquis l'occasion d'intervenir.
Les Chacta, sur le territoire desquels les crimes avaient été
commis, furent fermement invités à faire justice. Bien qu'une
partie des guerriers de cette nation ait choisi le camp anglais,
les chefs de tribu se réunirent à Tombekbé et décidèrent de donner
satisfaction aux Français. Il fallut attendre un an pour qu'une
action fût entreprise, mais, en juin 1748, des Chacta fidèles à la
France apportèrent au gouverneur de la Louisiane la tête de
Soulier-Rouge. Ainsi disparut, décapité par les siens, l'un des
plus rusés et des plus sanguinaires chefs indiens de l'histoire
coloniale américaine. L'ennemi des Français était tombé dans une
embuscade alors qu'il regagnait son village, à la tête d'un convoi
de marchandises anglaises. La mort du chef suprême des Chicassa ne
mit pas fin aux menées britanniques, mais les zizanies qu'elle
suscita entre caciques candidats à la succession conduisirent à une
aggravation des dissensions tribales, ce qui occupa les guerriers
et détourna les chefs de la rivalité franco-anglaise, très
provisoirement atténuée par le traité signé en octobre 1748, à
Aix-la-Chapelle, pour mettre fin à la guerre de Succession
d'Autriche. Mais les Chacta n'avaient pas besoin de justification,
autre que le plaisir de la rapine pour s'en prendre de temps à
autre aux colons. En 1750, un groupe de Chacta dissidents ayant
attaqué des colons allemands et tué le maître à danser le plus
populaire de La Nouvelle-Orléans, plus quelques Noirs, le marquis
de Vaudreuil envoya aussitôt un officier demander des comptes aux
chefs indiens. Toutes les dames de la ville pleuraient Baby, le
gracieux esthète qui leur enseignait le menuet et la pavane sans
jamais un geste équivoque ou audacieux envers une femme. On eût
peut-être oublié le meurtre des esclaves, mais celui du chorégraphe
parut impardonnable. Même un Indien pouvait comprendre cela !
Les Chacta, qui recrutaient leurs maîtres à danser chez les
hermaphrodites6, caste très appréciée dans les tribus,
comprirent à demi-mot. Ils s'apitoyèrent, ainsi qu'il convenait, et
exécutèrent immédiatement et scrupuleusement la mission exigée par
les Français. Les treize assaillants des Allemands eurent la tête
fracassée et tous les autres vinrent à résipiscence et signèrent un
traité draconien que Bienville n'eût pas désapprouvé. Ce document
prévoyait que tout chef ou guerrier des Chacta qui tremperait les
mains dans le sang d'un Français serait tué sans rémission, de même
que tout chef ou guerrier qui introduirait un Anglais dans son
village serait puni de mort avec l'Anglais « sans que qui que
ce soit de la nation puisse en prendre vengeance ».
Si la situation sur le front indien s'était
améliorée, l'économie de la Louisiane demeurait fragile. Elle
devint encore plus difficile quand les colons français et anglais
s'affrontèrent sur les rives de l'Ohio et que de nouveaux signes de
désaccord apparurent entre les lointains gouvernements de France et
d'Angleterre. Quand, à la fin de l'année 1752, M. de Vaudreuil
apprit qu'il était nommé gouverneur général du Canada, il dit ses
regrets d'avoir à quitter la Louisiane où il s'était acquis, par de
réels mérites, une politique intelligente, une indulgence
circonstanciée, un bon discernement et une parfaite courtoisie, la
réputation d'un administrateur brillant et efficace. Les
Louisianais, qui aiment à donner des sobriquets aux gens,
l'appelaient le Grand Marquis, ce qui ne lui déplaisait pas.
Avant d'embarquer pour Montréal, M. de
Vaudreuil, si l'on en croit la chronique mondaine de l'époque, eut
le plaisir d'offrir à ses amis, dans le bel hôtel mis à la
disposition du gouverneur, la première pièce de théâtre représentée
en Louisiane. Inspirée par l'ambiance coloniale, écrite par un
Louisianais, M. Le Blanc de Villeneuve, et jouée par des
amateurs, cette œuvre connut un franc succès. Seul le titre en est
parvenu jusqu'à nous : le Père
indien.
1 Ou Fox (renard).
2 Cherokee.
3 Nom que portaient les jeunes gentilshommes
que l'on entretenait dans les ports pour apprendre le service de la
marine (Bescherelle, 1867).
4 De nos jours : Red River.
5 Alabama.
6 Dumont de Montigny, qui vécut vingt-deux ans
en Louisiane, précise le statut particulier du berdache,
homme-femme, chez les Natchez : « Ce qu'il y a de
certain, et quoiqu'il soit vraiment homme, est qu'il a la même
parure et les mêmes occupations que les femmes : il porte
comme elles un jupon au lieu d'un brayet, comme elles il travaille
à la culture des terres et tous les autres ouvrages qui leur sont
propres. » Mémoires historiques sur la
Louisiane, Bauche, Paris, 1770.