1.
Les dernières années françaises
Le retour du père
Bienville, nanti des pleins pouvoirs, prit le temps d'organiser son voyage en Louisiane. S'étant embarqué le 9 décembre 1732 à La Rochelle, avec Pierre et Bernard Diron d'Artaguiette, frères de l'ancien commissaire ordonnateur, et cent cinquante fusiliers, il n'arriva qu'au printemps 1733 à La Nouvelle-Orléans. Les grands propriétaires, comme les plus modestes colons, les commerçants et les militaires attendaient avec impatience le retour de celui que les plus anciens Louisianais nommaient le père de la colonie. Acclamé comme un proconsul, il voulut que l'on donnât quelque apparat à son arrivée afin que tous comprissent que Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville ne représentait pas une compagnie de commerce mais le roi de France. Le règne des affairistes lorientais était terminé.
Si la plupart des notables se réjouirent de la réapparition de Bienville, le gendre de La Chaise, le chevalier Jean de Pradel, auteur d'articles exagérément optimistes sur la Louisiane, écrits pour plaire à la Compagnie des Indes et publiés par le Mercure en 1722, n'apprécia guère de se voir placé sous les ordres de l'homme dont son défunt beau-père avait obtenu la destitution. Avant de mourir d'une mauvaise fièvre, l'ancien inquisiteur de la Compagnie, devenu intendant de la colonie, avait légué à tous les siens ses haines recuites, sa pudibonderie hypocrite, sa cautèle et sa mesquinerie. Parents et alliés représentaient un certain nombre de gens influents, car le ladre avait su marier avantageusement ses filles et son fils.
Alexandrine est l'épouse du chevalier polygraphe Jean de Pradel, qui se prend pour un grand stratège des guerres indiennes ; Marie est femme du docteur Louis Prat, directeur de l'hôpital royal et membre du Conseil supérieur ; Félicité a pour conjoint Vincent Dourlin, dit Dubreuil, un des plus riches concessionnaires et éleveurs du pays des Arkansa, qui possède cinq cents esclaves, une centaine de bêtes à cornes, cultive l'indigo, élève des vers à soie et construit une briqueterie. Depuis que ce roturier est en possession de trois cent mille livres, il signe : du Breuil ! Quant au fils La Chaise, Jacques, il est gendre de Juchereau de Saint-Denys. Tout le clan est prêt à cabaler contre le gouverneur. Bienville, qui a d'excellents rapports avec le nouveau commissaire ordonnateur Edmé Gratien Salmon, sait parfaitement mettre au pas les philistins de ce type. Puisque Pradel joue les matamores et quête les honneurs, il le nomme chef de poste aux Illinois où les Indiens s'agitent. Le foudre de guerre se dit aussitôt de santé trop fragile pour aller vivre au nord de la colonie et se terre dans sa maison. Il se tiendra coi ; ses beaux-frères et belle-sœur aussi.
Installé dans ses fonctions, ayant pris possession de la belle maison construite pour le gouverneur, Bienville ouvrit les dossiers, entendit les témoignages des amis d'autrefois, dont la sincérité n'était pas douteuse, et fit l'inventaire des misères de la colonie. Si l'on se fiait aux apparences, la situation de la Louisiane paraissait assez plaisante ; elle devenait inquiétante quand on examinait les choses de près. L'accommodant Périer ayant mis trop de temps à venger les victimes des Natchez et traité avec trop de mansuétude les Indiens qui écoutaient les sirènes britanniques, il parut indispensable de reprendre autorité sur les autochtones. Après la dispersion des Natchez, les Anglais, privés de leurs alliés les Sack1, anéantis aux pays des Illinois par les Huron et les Canadiens du gouverneur Beauharnais, s'ingéniaient à séduire les Chicassa et les Chéroké2 afin qu'ils soutinssent leurs traitants, de plus en plus présents sur le Mississippi. En 1731, trois Chéroké, conduits à Londres par sir Alexander Cuming, avaient reconnu la suzeraineté britannique. Pour tenter de contrer les menées des agents de George II, Bienville envoya d'Artaguiette rappeler aux Chacta qu'ils s'étaient engagés à combattre les Chicassa et les Natchez rescapés, hélas plus nombreux que ne l'avait dit Périer avant son rappel en France. On fixa, suivant la coutume, le prix des chevelures ennemies que les Chacta devaient rapporter pour prouver leur combativité, mais Bienville, qui connaissait la roublardise des Sauvages et savait comment leurs femmes faisaient trois scalps d'un seul, annonça que les trophées seraient désormais payés en fonction de leur taille !
Imataha Tchitou, en français Soulier-Rouge, grand chef des Chacta, invité par les Anglais à visiter leurs établissements des Carolines qui, depuis 1729, constituaient deux colonies distinctes, était rentré chez lui en brandissant l'Union Jack, avec douze chevaux chargés de marchandises, des cadeaux, une médaille et une chaude considération pour les sujets de George II. Convoqué par Bienville à Mobile au cours de l'automne 1734, il fut vertement tancé pour sa duplicité et son ingratitude devant tous les chefs de village qui, convenablement rétribués, approuvèrent le gouverneur. Soulier-Rouge, bien informé de la pénurie ambiante de la colonie, dit qu'il accepterait de reprendre la guerre contre les Chicassa au côté des Français si ces derniers cessaient d'acheter eux-mêmes aux Anglais des marchandises qu'ils revendaient avec usure aux Indiens. Ce qui, hélas était vrai !
En attendant qu'arrivent de France les renforts militaires et les canons demandés par Bienville, les cadeaux, indispensables pour traiter avec les Indiens, et les produits dont la population manquait, le gouverneur s'employa à résoudre les difficultés financières et économiques qui entravaient le développement de la colonie. Depuis que la Compagnie des Indes n'était plus intéressée directement dans les affaires louisianaises, les bateaux se faisaient rares dans le port de La Nouvelle-Orléans et les producteurs de tabac commençaient à regretter l'absence d'acheteurs et de transporteurs. À Paris, les gérants de la ferme des Tabacs s'approvisionnaient plus souvent, et à meilleur compte, en Virginie qu'en Louisiane, ce qui coûtait deux millions de livres chaque année aux finances publiques et réduisait sensiblement les ressources des colons français. Maurepas, en digne successeur de son père, Jérôme de Pontchartrain, avait la fibre coloniale et le sens des affaires. Bienville obtint aisément de lui des primes qui assurèrent provisoirement aux exploitants les mêmes conditions qu'au temps du monopole triomphant de la Compagnie des Indes. Il réussit également à faire réduire, des deux cinquièmes, le montant des dettes contractées par les Louisianais auprès de l'entreprise commerciale qui avait été, pendant dix ans, leur fournisseur exclusif et à quels prix ! Comme la monnaie de papier fabriquée par la société n'avait plus cours depuis la rétrocession de ses privilèges à la Couronne de France, le pays manquait singulièrement de numéraire. En instituant des espèces de remplacement et en obtenant du secrétaire d'État cent cinquante mille livres par an de monnaie de carte, Bienville atténua les revendications des habitants, bien qu'il ne fît que remplacer un artifice monétaire par un autre.
La monnaie de carte avait été créée au Canada, en 1688, afin de remédier, déjà, à la pénurie de numéraire. Fabriquée à partir de cartes à jouer coupées en quatre et timbrées aux armes de France, d'où son nom, elle était reçue comme de véritables billets. En 1717, la monnaie de carte, retirée de la circulation par l'État, avait été reprise par ce dernier à la moitié de sa valeur. Si, dans un premier temps, le nouveau numéraire, accordé à Bienville par ordonnance de 1734, parut satisfaire les Louisianais, les militaires manifestèrent bientôt leur dépit d'être payés avec une monnaie de carte qui, se dépréciant au fil des saisons, menaçait de n'être plus que monnaie de singe !
Les ursulines, dont le roi s'était engagé à payer l'hébergement depuis que la Compagnie des Indes ne l'assumait plus, avaient trois années de loyer de retard et la veuve de M. Kolly, tué lors de la révolte des Natchez, réclamait avec insistance les quatre mille cinq cents livres qui lui étaient dues. Au moment de s'installer, avec trente orphelins, dans leur beau couvent enfin terminé, les religieuses avaient dû emprunter trois mille livres afin de remplacer leur ancien mobilier « vermoulu et rempli de vermine », qu'on avait brûlé. En juin 1734, elles emménagèrent dans les nouveaux bâtiments, orgueil de la cité. « Elles y furent conduites en cérémonie par le clergé, le Conseil supérieur, et toute la ville assista à cette procession. On y porta le saint sacrement ; il y eut prédication et l'on chanta le Te Deum dans la nouvelle chapelle », écrivit Bienville au secrétaire d'État. Même si le carrelage de la salle de l'hôpital n'était pas encore sec, on était assuré de pouvoir accueillir les malades à la fin du mois. Cette institution était indispensable car la situation sanitaire de la ville, déjà médiocre, menaçait de devenir catastrophique. Deux ouragans successifs ayant anéanti les récoltes, le spectre de la disette se profilait à l'horizon et la variole, associée à l'épidémie annuelle de fièvre jaune, tuait chaque jour des gens qui ne recevaient pas de soins.
Au cours des années qui vont suivre, les Louisianais les plus aisés, hauts fonctionnaires et concessionnaires des grands domaines, ne souhaitent que se donner confort et agrément. Les maisons que l'on construit à partir de 1732 sont souvent faites de brique confectionnée avec le limon argileux du Mississippi que les esclaves tassent dans des moules de tôle et cuisent dans les fours de la briqueterie de M. Dubreuil, à moins que le soleil ne soit assez fort pour les sécher à moindres frais. Le commissaire ordonnateur Edmé Gratien Salmon, ayant vu, comme d'autres habitants de La Nouvelle-Orléans, sa résidence inondée et ses papiers trempés par la pluie pendant l'ouragan de 1732, a exigé, pour abriter ses archives, une construction plus étanche. Comme il a aussi perdu une partie de son vin, qui souffre plus encore des chaleurs de l'été que des inondations, il a fait construire aux frais de l'État, pour deux mille six cent quarante livres, une coquette maison de brique à un étage, pourvue d'une cave voûtée. Les papiers de la colonie sont au sec et le vin que le commissaire ordonnateur fait venir de Bordeaux, car le bourgogne voyage mal, peut maintenant vieillir en toute sécurité !
Tandis que sous les hangars des indigoteries les esclaves foulent dans des cuves les feuilles et les tiges cuivrées de l'indigo amil, arbrisseau décrit par Alexandre, le botaniste de la Compagnie des Indes, pour en extraire la fécule colorante qui teindra les uniformes des soldats du roi de Prusse, la culture du coton se développe. Les planteurs les plus avisés commencent à utiliser le moulin à égrener inventé par l'Anglais Isaac et que le père Beaubois a perfectionné. D'autres exploitants, plus modestes, font encore égrener le coton à la main par les « petites négrittes » habiles à filer au rouet la fibre immaculée « aussi soyeuse que celle d'Égypte ». Le tabac de Louisiane a maintenant acquis une réputation égale à celui de Virginie et M. de Montplaisir, dont la concession du bayou Saint-Jean est citée en exemple, a fait venir de la Manufacture des tabacs de Clérac, en Saintonge, une trentaine d'ouvriers qui encadrent ses travailleurs noirs. Au rythme des saisons, ces derniers plantent, sarclent ou cueillent les grandes feuilles de la variété à fleur rouge que les savants nomment Nicotiana macrophylla. Antoine Simon Le Page du Pratz, ingénieur, cartographe et officier français, né aux Pays-Bas, arrivé en Louisiane en 1718 et marié selon la mode indienne à une jolie Chitimacha, s'intéresse à la préparation du tabac. Il a découvert que, séchées, les feuilles du sumac, qu'il préfère appeler Rhus typhina, adoucissent l'âpreté de l'herbe à Nicot, alors que macérées dans le vinaigre elles en exaltent le parfum. Stimulés par M. Louis Prat, médecin et homme d'affaires qui investit judicieusement dans l'agriculture, les propriétaires veillent maintenant à défendre, à coups de fusil, la graine verte du cirier, tant appréciée des oiseaux. Ils la recueillent et produisent une cire végétale translucide dont on fait, à Paris, des chandelles odoriférantes.
Le transport de ces produits des concessions à La Nouvelle-Orléans, port d'exportation, crée sur le Mississippi et ses tributaires, comme sur les bayous et les lacs, un trafic incessant. Les bateliers ne chôment pas, et qui, des berges, voit passer barques, canots ou pirogues chargés à ras bord de maïs, de patates douces, de boucauts de tabac, de sacs d'indigo ou de balles de coton peut croire que la Louisiane est un pays prospère. L'impression est, hélas ! trompeuse et M. de Bienville, assisté du commissaire ordonnateur Salmon, se demande toujours comment il bouclera le budget, qui approche un million de livres par an. Trompeur serait aussi le sentiment que l'on se trouve dans une contrée uniformément peuplée. La majorité de la population est concentrée dans la basse Louisiane, entre Pointe-Coupée et La Nouvelle-Orléans. Le recensement de 1735 – peut-être est-ce le premier du genre ? – révèle que vivent dans la colonie 2 450 Français et 4 225 esclaves noirs. Parmi ces recensés 799 Blancs habitent La Nouvelle-Orléans avec 965 esclaves noirs et 26 esclaves indiens. Ces chiffres, qui ne tiennent pas compte des effectifs militaires – plus d'un millier d'hommes en 1735 – sont certainement inexacts et bien en dessous de la réalité démographique de l'immense Louisiane. Bon nombre de négociants, de coureurs de bois, de traitants, de déserteurs, d'aventuriers établis dans les tribus indiennes échappaient à tout contrôle statistique. Il suffit de savoir qu'à la même époque on compte plus de 800 000 habitants dans les treize colonies anglaises d'Amérique, pour apprécier la dangereuse modicité du peuplement français.
En ce qui concerne le cheptel, les chiffres sont peut-être plus fiables : 9 542 bovins, 174 chevaux, 844 chèvres, 568 moutons, 2 468 porcs.
Les guerres des Chicassa
Les Indiens avaient une conception quasi sportive de la guerre et ne respectaient que les vainqueurs sachant imposer fermement leur loi. À leurs yeux, indulgence passait pour faiblesse, tolérance pour mièvrerie, indécision pour couardise. Ils évaluaient la valeur d'un guerrier autant à sa capacité de tuer sans pitié qu'à celle de mourir sans plainte. Leur estime allait aux combattants plus qu'aux diplomates. Bienville, Franco-Canadien élevé entre les Huron et leurs ennemis les Iroquois, savait cela et se montrait d'une extrême rigueur quand la situation le commandait. Or, en 1735, il devint évident que les atermoiements de Périer n'avaient inspiré aux nations indiennes que mépris pour les Français. Le gouverneur constatait que la cohabitation risquait de devenir impossible si les Indiens, de plus en plus courtisés par les Britanniques, formulaient des exigences irrecevables. La régie royale serait-elle moins efficace que la Compagnie des Indes ?
Dans une lettre à Maurepas du 26 juillet 1733, Bienville avait déjà fait part avec franchise au secrétaire d'État de la nécessité de réagir : « Il eût été bon d'envoyer un corps de Français un peu fort et d'aller attaquer les Chicassa pour faire enfin une action d'éclat, chose indispensable pour relever le moral de la colonie, mais celle-ci est trop dénuée de forces et trop pauvre, et il ne faut pas nous compromettre une fois encore. On a vécu l'an dernier pendant plus de trois mois de grains de roseaux et je suis forcé de rester dans l'inaction quelque douleur que j'en aie. »
Les rapports adressés à Bienville révélaient qu'une sourde agitation couvait dans les tribus qui, jusque-là, s'étaient montrées amicales. On savait les Chicassa prêts à la révolte, mais le commandant du poste des Illinois commençait aussi à douter de l'attitude de cette nation en cas de conflit et pensait que les Ouabache suivraient les Illinois. Les Osage avaient tué onze chasseurs au pays des Arkansa. Le commandant du fort des Natchitoch et ses hommes n'avaient pas osé sortir pendant six mois, de crainte d'être attaqués par les tribus qui s'étaient jusque-là montrées pacifiques.
Quand, au mois de février 1736, on apprit à La Nouvelle-Orléans que les Chicassa avaient construit cinq fortins, entouré leurs villages de rangées de pieux et qu'une troupe de cent quatre-vingts Natchez s'était discrètement reconstituée, Bienville comprit qu'il était temps de passer à l'action. Il réunit à Mobile les forces dont il put disposer et donna l'ordre à d'Artaguiette, commandant du poste des Illinois, de descendre le Mississippi jusqu'à l'ancien fort Prudhomme, tandis que lui-même remonterait le fleuve avec ses hommes, à bord de grands canots appelés voitures. Le capitaine d'Artaguiette, neveu de l'ancien commissaire ordonnateur, réussit à rassembler quatre cent six combattants : quarante et un soldats de la troupe régulière, quatre-vingt-dix-neuf volontaires et deux cent soixante-six Iroquois, Arkansa, Illinois et Miami. Pour sa part, Bienville avaient mobilisé cinq cent quarante-quatre Blancs et quarante-cinq Noirs commandés par des « nègres libres ». Quand les deux armées auraient fait leur jonction, on encerclerait les villages fortifiés par les Chicassa et l'assaut serait donné.
Commencée le 4 mars, l'expédition s'acheva le 29 mai. Ce fut un désastre. Le premier revers que Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville essuya face aux Indiens. La troupe commandée par d'Araguiette, précise au rendez-vous, fut contrainte d'intervenir avant l'arrivée de celle du gouverneur. Le détachement de Bienville avait pris, en effet, un retard considérable à cause des fabricants de voitures qui auraient dû livrer les barques le 15 janvier et ne les mirent que fin février à la disposition de l'armée. Lors de l'attaque prématurément conduite par d'Artaguiette, la défense des positions fortifiées, que les Chicassa eussent été incapables de concevoir et de construire seuls, fut inspirée par ce que nous appellerions aujourd'hui des conseillers techniques britanniques. Le capitaine d'Artaguiette identifia d'autant plus aisément ces derniers qu'ils ne cherchèrent pas à se cacher. « Malgré l'irrégularité de cette conduite, comme à notre arrivée ils avaient dans l'un des trois villages arboré un pavillon anglais pour se faire connaître, je recommandai au chevalier de Noyan d'empêcher qu'on les insultât, s'ils voulaient se retirer, et pour leur en laisser le temps je lui ordonnai d'attaquer d'abord le village opposé à celui du pavillon. » On ne peut trouver geste plus noble et plus fair-play, comme auraient dû en convenir les agents de George II avant de décamper. Mais cette élégance de guerre en dentelles coûta la vie à M. d'Artaguiette, au capitaine des Essarts, aux lieutenants Étienne Langlois et de Saint-Ange, aux enseignes de Coulanges, Levieux, Carrière, La Gravière, de Courtigny et à six cadets. Le père Sénac, un missionnaire, et M. Lalande, capitaine de milice, furent blessés et faits prisonniers.
Il arrive que Mars se moque du panache et donne la victoire aux pragmatiques, aux rustauds ou aux butors insensibles à la beauté d'un geste. Quelques années plus tard, Samuel Johnson, lexicographe anglais, exprimera sur le comportement chevaleresque un point de vue britannique alors ignoré du brave d'Artaguiette et qui donne à réfléchir. « Si vous traitez votre adversaire avec respect, vous lui accordez un avantage auquel il n'a pas droit », lança, vers 1750, l'ami de Boswell. En mai 1736, les Chicassa et leurs commanditaires surent user de cet avantage indu.
Après l'affrontement, les Indiens, s'étant emparés des armes et des munitions des Français, attendirent avec assurance l'assaut du groupe commandé par Bienville. Celui-ci fut repoussé avec une vigueur qui surprit le gouverneur et sema la déroute dans les rangs de son armée. Une centaine de Français furent mis hors de combat et il fallut, pour la première fois devant des Sauvages, battre en retraite. Sans l'aide des Chacta, qui comptèrent vingt-deux morts, la défaite eût été encore plus humiliante. M. de Lusser, de la compagnie suisse, le chevalier de Contrecœur, le sieur de Juzan, trois officiers de valeur, avaient été tués ; le chevalier de Noyan, petit-neveu de Bienville, M. d'Hauterive, capitaine des grenadiers, MM. de Velles, Grondel et Montbrun figuraient parmi les blessés.
Il se trouva de bonnes langues à La Nouvelle-Orléans pour murmurer que M. de Bienville ne possédait plus, à cinquante-six ans, la pugnacité de l'âge mûr, et qu'il s'était montré un peu trop timoré. Ces critiques injustes augmentèrent la morosité du gouverneur et le déterminèrent à préparer une nouvelle expédition contre les Chicassa, dont l'outrecuidance ne connaissait plus de bornes. Maurepas, qui soutenait Bienville, obtint de Louis XV tout ce que le gouverneur demandait. En 1738, les renforts attendus arrivèrent à La Nouvelle-Orléans, sept cents soldats bien armés, des sapeurs, des mineurs, des canonniers, des canons, des tonnes de boulets, des vivres, des marchandises : de quoi faire une vraie guerre. En 1739 fut enfin constituée une armée, forte de mille deux cents Français et deux mille huit cents Sauvages, que commandait M. de Noailles d'Amie. Maurepas, qui faisait passer l'efficacité avant le tact, avait jugé prudent d'envoyer en Louisiane un jeune lieutenant de vaisseau nanti de pouvoirs qui obligeraient le gouverneur « à se concerter pour le service de ses troupes avec le sieur de Noailles, qui a les talents et l'expérience nécessaires pour le commandement ». Le 12 novembre, l'armée campa près du fort Assomption, au confluent de la rivière Margot et du Mississippi, près de l'endroit où se trouve aujourd'hui la ville de Memphis, mais il fallut attendre le mois de janvier suivant pour qu'on se mît en route. L'apparition de cette force suffit à convaincre les Chicassa de l'inutilité de toute résistance : ils demandèrent humblement la paix, ce que Bienville leur accorda en échange des derniers Natchez qui furent exterminés. Cette fois encore, la mansuétude des Français ne fut pas récompensée. Les Chicassa, sans oser mener désormais des opérations d'envergure, ne laissèrent jamais passer une occasion de s'en prendre aux chasseurs, aux colons isolés et aux esclaves noirs des plantations françaises. Cette campagne, conclue sans combats ni panache, avait tout de même coûté plus d'un million de livres. À Versailles, l'annonce de cette victoire artificielle, qui ne mettait pas la colonie à l'abri des révoltes indiennes et ne renforçait nullement le prestige des armées de Sa Majesté dans le Nouveau Monde, fit faire la moue au roi et, par ricochet, au ministre. Maurepas prit prétexte d'une autorisation donnée par Bienville à deux familles de Louisiane d'aller s'installer à Saint-Domingue pour rappeler au gouverneur : « Sa Majesté vous défend de permettre à aucun habitant de quitter la colonie sans avoir reçu des ordres pour cela. C'est à quoi vous aurez pour agréable de vous conformer. »
Le ton déplaisant était celui du blâme adressé à un officier subalterne. Bienville prit sa plume et envoya sa démission au ministre de la Marine et des Colonies : « Si le succès avait toujours répondu à mon application aux affaires de ce gouvernement et à mon zèle pour le service du Roi, je lui aurais consacré le reste de mes jours ; mais une espèce de fatalité, attachée depuis quelque temps à traverser la plupart de mes projets les mieux concertés, m'a souvent fait perdre le fruit de mes travaux et, peut-être, une partie de la confiance de Votre Grandeur. Je n'ai donc pas cru devoir me raidir plus longtemps contre ma mauvaise fortune. Je souhaite que l'officier qui sera choisi pour me remplacer soit plus heureux que moi. » Cette démission, acceptée sans commentaire, mit fin à la carrière du gouverneur.
Le 13 mai 1743, la Charente mouilla en face de la place d'Armes, à La Nouvelle-Orléans, et Bienville accueillit sur le quai son successeur, le marquis Pierre Rigaud de Vaudreuil, franco-canadien, fils d'un ancien gouverneur du Canada. L'élégant marquis, parfait gentilhomme, était des plus représentatif. Né à Québec le 22 novembre 1698, il avait commencé sa carrière comme garde-marine3. Nommé lieutenant de vaisseau en 1729, il avait cessé de naviguer en 1732, quand le roi lui avait confié le gouvernement de Trois-Rivières. Le poste de gouverneur de la Louisiane, qu'il venait d'obtenir sans l'avoir sollicité, ne constituait à ses yeux qu'une étape vers le gouvernement général du Canada, qu'il aurait voulu héréditaire et qui représentait toutes ses ambitions. Quelques semaines après son arrivée, il acheta les biens que M. de Bienville accepta de lui vendre et organisa sa maison. Le 17 août, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, ayant transmis ses pouvoirs et informé le marquis de tout ce qu'il était bon de savoir sur la colonie et qui ne figurait peut-être pas dans les rapports officiels, fit ses adieux. Accompagné des regrets unanimes de la population, il embarqua pour la France. Il était âgé de soixante-trois ans et quittait la Louisiane, où il avait passé les deux tiers de sa vie, pour n'y plus revenir.
Un marquis aux commandes
M. de Vaudreuil apparut tout de suite comme étant d'un tempérament bien différent de son prédécesseur. Chez Bienville, qui ne manquait pas de manières, il arrivait que le coureur de bois canadien resurgisse à l'occasion d'une colère ou d'une fête ou que le petit-fils du cabaretier normand réapparaisse quand on parlait gros sous. Côté paternel, la noblesse du marquis n'était pas récente et coloniale comme celle des Le Moyne mais gasconne et ancienne. Cependant, c'est à sa mère, née Joybert, roturière française, émigrée au Canada où elle avait épousé l'administrateur Philippe de Vaudreuil, qu'il devait, comme ses trois frères, une ascension rapide. Cette Canadienne avait passé plus de temps à Versailles et à Marly, à intriguer pour le bien de la famille, qu'au côté de son mari à Québec. Ce dernier, mort en 1725, avait terminé sa carrière comme gouverneur général du Canada. En débarquant en Louisiane, Pierre, héritier du marquisat, regretta que sa mère, décédée en 1740, ne l'ait pas vu accéder au gouvernement d'une aussi vaste colonie.
Si Bienville avait l'âme d'un proconsul, Vaudreuil en eut le train. Les frères Le Moyne se faisaient portraiturer en armure, les Vaudreuil posaient en habit de cour. Un historien américain a écrit que ce fut la marquise de Vaudreuil qui créa la High Society en Louisiane et il semble que ce soit vrai. Les habitants de La Nouvelle-Orléans virent, pour la première fois, un carrosse tiré par quatre chevaux dans les rues de la ville et, bientôt, toutes les épouses de notable exigèrent de leur mari qu'il fît venir de France des berlines et des chaises. Tandis que sa femme présidait des réceptions et donnait le ton en matière de mode et de danse, M. de Vaudreuil fit l'inventaire de sa juridiction. Ce qu'il trouva ne réjouit guère ce gentilhomme, administrateur expérimenté et adroit. Rejetant la mesquinerie et la lésine, lot des comptables ignorants et à courte vue, qui croient augmenter les recettes en biffant les dépenses, le nouveau gouverneur vit tout de suite la nécessité d'investir pour assurer la survie de l'entreprise Louisiane. La Nouvelle-Orléans n'était pas toute la colonie et la situation économique, comme la sécurité du pays, exigeait qu'on s'occupât attentivement des affaires, surtout depuis que Louis XV avait, le 15 mars 1744, déclaré la guerre à l'Angleterre et à l'Autriche, pendant que les Canadiens échouaient devant Annapolis après avoir envahi la Nouvelle-Écosse.
Dans un long mémoire daté de 1746, le marquis et le nouvel ordonnateur, M. Demezy Le Normand, ont brossé conjointement de la colonie un tableau que l'on peut croire sincère. Ils commencent par reconnaître l'importance du territoire. « De toutes celles [les colonies] que la France possède, il n'en est peut-être point qui sont plus intéressantes, par la situation et par la nature, que la Louisiane. Sa situation, parce qu'elle peut et doit servir de barrière entre les colonies anglaises et les possessions espagnoles de ce continent de l'Amérique ; par sa nature si l'on considère son étendue, ses rivières, la bonté du climat et la fertilité des terres. Cette colonie a été jusque-là dans un état languissant. On ne peut guère entreprendre de la tirer de cette langueur que lorsque la paix sera rétablie en Europe. La tranquillité est nécessaire à l'exécution des projets que l'on pourra former pour la rendre florissante et pour en tirer tous les avantages qu'elle peut produire. » Vient ensuite l'état des lieux. Tous les établissements français, sauf ceux du littoral, sont situés sur la Mobile, le Mississippi et « les rivières qui s'y rendent ».
La Balise, « située à environ une demi-lieue en avant de la barre, côté pleine mer », dans les bouches du Mississippi, possède un fort dont le rempart est revêtu de brique, une batterie de canons qui interdit l'entrée du fleuve, quelques bâtiments, une garnison de cinquante hommes. On y relègue les malfaiteurs qui travaillent à faire des briques avec une trentaine de Noirs « appartenant au roi ». On mesure à la barre de quatorze à vingt-deux pieds d'eau [de quatre mètres soixante à sept mètres vingt-cinq environ] et un profond chenal permet aux plus gros bateaux de remonter le Mississippi. « De la Balise à La Nouvelle-Orléans, le fleuve fait beaucoup de tours et de détours et l'on compte par eau trente lieues [environ cent vingt kilomètres] que les navires mettent quelquefois un mois ou six semaines à remonter. Quelquefois aussi, ils remontent en sept ou huit jours et c'est le temps que les bateaux y emploient le plus communément. »
Sur la rive gauche, en remontant le fleuve, on trouve : à dix lieues de La Nouvelle-Orléans, un établissement appelé Les Allemands. On compte cent habitants, allemands pour la plupart, et « deux cents nègres », qui cultivent le riz, des légumes, élèvent et engraissent des bestiaux. À quarante lieues plus au nord, l'établissement de Pointe-Coupée est un des plus florissants. Deux cents habitants, faisant travailler quatre cents esclaves noirs, récoltent un excellent tabac, qui vaut trois louis la livre ; ils fournissent céréales, légumes et fruits à toute la région. Le marquis de Ternant a été le premier à y construire une belle demeure, flanquée de deux pigeonniers. À cinq lieues au-dessus de Pointe-Coupée se trouve le confluent du Mississippi et de la Rouge4. Si l'on remonte sur quatre-vingt-dix lieues cette grosse rivière, qui doit son nom à la couleur du limon charrié par ses eaux, on arrive au poste des Natchitoch. Soixante habitants, deux cents esclaves et cinquante soldats, dont la présence est justifiée par la proximité – sept lieues – d'un poste espagnol dépendant du Nouveau-Mexique, constituent la population locale. Pour le moment, les rapports entre Français et Espagnols sont bons. Les deux partis ont oublié la petite guerre qu'ils se sont livrée dans le golfe du Mexique, en 1719, quand la France et l'Espagne se disputaient encore la jouissance du littoral et que Pensacola changeait de main tous les six mois. Chacun étant revenu sur ses positions en 1720, on vit maintenant en bonne intelligence, de part et d'autre d'une frontière que personne ne s'est jamais soucié de définir. Les relations commerciales sont fréquentes et les officiers des deux puissances échangent les déserteurs de leurs armées. Riz, maïs, tabac et élevage de bestiaux – on compte deux cents huit bovins et trois cent cinquante cochons – assurent une relative prospérité à l'établissement français, fondé en 1714 par Juchereau de Saint-Denys.
De Pointe-Coupée jusqu'au poste des Natchez, à quatre-vingt-dix lieues de La Nouvelle-Orléans, on ne rencontre aucun établissement. Celui des Natchez, sur la rive droite du fleuve, a perdu son importance depuis le massacre de 1729. Il y reste huit habitants avec une quinzaine de Noirs « qui ne pourraient s'y soutenir s'il n'y avait une compagnie de cinquante hommes ». On y cueille le meilleur tabac du pays, mais en petite quantité faute de bras.
Sur la rive gauche du Mississippi, au-delà du pays des Natchez, à cent soixante lieues environ de La Nouvelle-Orléans, l'établissement des Arkansa, situé au confluent du fleuve Arkansas qui tire son nom de la tribu indienne propriétaire du territoire, compte douze habitants, une dizaine de Noirs et vingt soldats. Les Français, dont la chasse, la pêche, la salaison des viandes, le commerce du suif et de l'huile d'ours sont les occupations principales, cultivent un peu de tabac, à la fois pour leur usage personnel et pour en vendre aux voyageurs. L'établissement le plus éloigné, à quatre cents lieues de La Nouvelle-Orléans, est celui des Illinois. En ligne droite, la distance n'est que de deux cent cinquante lieues, mais les sinuosités du Mississippi sont telles, le courant si rapide, qu'il faut trois mois aux bateaux pour remonter jusqu'au poste. En revanche, dix jours suffisent pour descendre à La Nouvelle-Orléans. Trois cents Blancs, six cents Noirs et soixante-quinze esclaves indiens, répandus dans des villages, cultivent du froment qui fournit une excellente farine. L'élevage est prospère, deux cents chevaux, près de mille bêtes à cornes, mille quatre cents cochons, trois cent cinquante chèvres. Une saline fournit, en sel cristallisé sur place, la colonie et une partie de la province voisine du Canada. Plusieurs mines de plomb sont en exploitation.
Sur le Missouri existent deux établissements français. L'un à quatre-vingt-dix lieues du confluent de ce fleuve avec le Mississippi et à cent lieues du poste des Illinois, l'autre situé sur l'Ouabache « qui prend le nom de Belle-Rivière après sa réunion avec l'Ohio et de là se rend dans le Mississippi ». Le premier poste ne compte qu'une vingtaine d'habitants blancs et dix Noirs, le second une quarantaine de Blancs et cinq Noirs. Ces isolés vivent de la chasse et de la pêche, cultivent du maïs et du tabac pour leur propre consommation.
Au sud, sur le littoral du golfe du Mexique, on trouve d'autres établissements. Au confluent de la Mobile et de la Pascagoula, à dix lieues de La Nouvelle-Orléans, sont installés dix Blancs et soixante Noirs qui produisent du riz, du tabac et élèvent des vaches. Ils envoient beurre et fromage à Mobile. À soixante lieues de La Nouvelle-Orléans, cette agglomération, qui fut la première de la colonie, reste relativement importante. Située à l'embouchure de la rivière qui lui a donné son nom, elle compte cent cinquante colons, autant de soldats et deux cents Noirs. On y récolte du riz, de l'indigo et du maïs. Pour le chantier naval de l'île aux Vaisseaux, les esclaves fabriquent du brai, du goudron, débitent les arbres en planches. Sur la Tombekbé, à cent lieues du confluent de cette rivière avec la Mobile, une garnison de soixante-dix soldats occupe un fort de pieux et subsiste en cultivant maïs et légumes, en chassant ou pêchant. Un autre fort, tout aussi rudimentaire, construit sur la rivière Alabama, est tenu par quatre-vingt-dix militaires, plus cultivateurs que soldats. La plupart sont mariés et exploitent des parcelles rendues très fertiles par le limon que déposent les rivières en regagnant leur lit après les crues fréquentes. Ils sont censés surveiller les Indiens du voisinage.
La colonie ne possède pas une armée de qualité. La discipline est relâchée, les désertions sont quotidiennes et les officiers des postes isolés ne pensent qu'à aller se distraire à La Nouvelle-Orléans où l'on trouve de bonnes tables, des salons où l'on danse, d'autres où l'on joue et partout des femmes charmantes qui s'ennuient. La défense de la Louisiane est assurée par treize compagnies françaises et une suisse, soit, au total, neuf cents soldats. C'est peu et la plupart de ces militaires ne sont pas satisfaits de leur sort. Il arrive même qu'ils se mutinent quand la soupe n'est pas bonne. C'est ainsi que, le 11 juillet 1745, le soldat Braude, appartenant à la compagnie Gauvrit, en garnison à La Nouvelle-Orléans, refusa de manger le pain servi à la troupe en disant qu'il n'était pas bon à donner aux chiens. Le commandant Étienne de Bénac le fit aussitôt arrêter et traduire devant le tribunal militaire comme mutin. Deux jours plus tard eut lieu le procès, au cours duquel cinq témoins furent appelés contre Braude : deux sergents, deux simples soldats et le lieutenant Favrot. Tous confirmèrent que Braude avait refusé de manger le pain de la cantine, ce que le prisonnier reconnut sans tergiverser. Condamné à mort, Braude fut exécuté trois jours plus tard. D'autres soldats, qui avaient refusé le pain, ne furent pas poursuivis et l'on considéra la mutinerie comme terminée. M. de Vaudreuil, qui voulait rétablir dans sa minuscule armée le respect de la discipline, avait exigé de la justice militaire rigueur et promptitude. Le gouverneur sut aussi mettre un terme à certains trafics sur les farines. Le pauvre Braude n'était pas en terre depuis deux jours que le pain servi aux soldats devint mangeable.
Le recensement des guerriers indiens, qui eut lieu à la même époque, fait apparaître des effectifs bien supérieurs à ceux de l'armée française. Les Arkansa peuvent mobiliser deux cent cinquante guerriers, les Illinois quatre cents, les Missouri cinq cents, les Chaouanon deux cents, « toutes nations affectionnées aux Français », assure-t-on au gouverneur. Parmi celles dont l'alliance reste toujours aléatoire figurent les Chitimacha, les Colapissa, les Ouma, les Tunica qui comptent, en tout, cent vingt guerriers. Dans les territoires situés à l'intérieur des terres, sur la rive droite du Mississippi, les Chacta disposent de quatre mille guerriers, les Chicassa de cinq cents. Les Alabama, Abeca, Talachoupa, « tous parents ou alliés considérés comme une seule nation », peuvent aligner deux mille guerriers dont une partie paraît favorable aux Anglais. Les Chéroké, avec six mille guerriers, sont tous « très attachés aux Anglais qui ont des postes parmi eux jusque sur la rivière Chéroké ». Du côté de Mobile, les Biloxi, les Appalache, les Taensa et ces Indiens que les Français nomment Mobiliens comptent deux cent cinquante guerriers, tous fidèles à la France et parfois même chrétiens.
Commentant ces statistiques, M. de Vaudreuil écrit : « Les Anglais sont séparés de ces nations par les montagnes des Appalaches dont la traversée est extrêmement difficile, ce qui ne les empêche point de venir, avec des chevaux chargés, jusqu'à trois lieues du fort français des Alibamons5, et jusque chez les Chicassa et les Chéroké. On ne peut bien gouverner les Sauvages que par la crainte et l'intérêt et encore plus par l'intérêt que par la crainte. […]. Quoique ces nations continuent à être sauvages, elles ne sont point aussi errantes qu'autrefois et elles commencent à se laisser gagner par le goût de la propriété, ayant des chevaux, des bestiaux, des cochons et des volailles, ce qui les oblige à une vie plus sédentaire. »
Ces lignes d'un homme intelligent, qui sut voir l'évolution des mœurs et mentalités indiennes sous l'influence de ce que la vanité européenne proclamait civilisation, prouvent que l'eau-de-vie, dont les Blancs abreuvèrent les indigènes d'Amérique et d'ailleurs, ne fut pas la seule arme insidieuse dont ils usèrent pour asservir une race d'hommes libres, en harmonie avec la nature primitive. En dispensant des cadeaux destinés à créer des besoins nouveaux, en développant chez les Indiens « le goût de la propriété », en remplaçant le troc ancestral par le commerce et la notion d'échange par celle de profit, les Français, après les Espagnols et les Anglais, non seulement enlevèrent leur terre aux Amérindiens mais dévoyèrent leurs instincts, avilirent leur cœur, infectèrent leur âme.
Le marquis de Vaudreuil aimait à marivauder dans les salons, à parader sur la place d'Armes, à palper les commissions que son maître d'hôtel lui consentait sur le commerce occulte des remèdes, tissus et marchandises diverses directement prélevés dans les magasins du roi avec la complicité active de la marquise. Le gouverneur suivait les progrès de la construction des belles maisons qui s'élevaient au long des rues de La Nouvelle-Orléans, près du bayou Saint-Jean et même en dehors de l'enceinte conçue autrefois par Adrien de Pauger pour protéger la ville. Il admirait, et peut-être enviait, la grande demeure, à deux niveaux et galerie périptère, que l'architecte Alexandre de Batz achevait pour le chevalier de Pradel, sur la rive droite du fleuve, face à la ville. En nommant cette somptueuse résidence Montplaisir, une sorte de profession de foi d'un propriétaire enrichi par les intérêts qu'il avait dans les postes, le gendre de La Chaise avait fait sourire dans les salons. Personne, sauf lui, n'ignorait les relations que sa femme, la belle Alexandrine, entretenait avec un officier de la garnison, devenu chevalier servant depuis que le mari, souffrant de maux divers, évitait bals et réceptions. Dans l'existence coloniale, M. de Pradel et M. de Vaudreuil ne constituaient pas des exceptions. Ils n'étaient ni plus retors, ni plus trompés, ni plus corrompus que d'autres. Tous ceux qui pouvaient avoir accès aux magasins du roi, aux fournitures, aux poudres, aux farines, aux produits importés, et même aux prises effectuées par des corsaires patentés sur des vaisseaux dont on ne cherchait pas à connaître le pavillon, trafiquaient, chapardaient, détournaient, rançonnaient, prenaient pourcentage, pour améliorer soldes et traitements, afin que les épouses puissent être élégantes, tenir leur rang et passer d'agréables cinq à sept avec des célibataires en manque de conversation et de tendresse. Certains sigisbées en uniforme ne dédaignaient pas de recevoir des cadeaux des dames, que le climat rendait tantôt langoureuses et sentimentales, tantôt nerveuses et frénétiques. On fit à Mme de Pradel la réputation d'être spontanément inflammable et on lui attribua la spécialité d'offrir des pendules !
Il advint en Louisiane qu'un commissaire ordonnateur probe et téméraire se risquât à faire son devoir, qui était de veiller aux intérêts du roi, au bon emploi des cadeaux et des crédits, à la sincérité des comptes de la colonie, au respect des règles commerciales et administratives. De telles initiatives ne pouvaient que causer des déboires, d'où ces conflits, déjà rapportés, entre commissaire et gouverneur. Cela se terminait toujours, pour l'un des intéressés, suivant les appuis dont il bénéficiait à Versailles et à Paris, par le rappel circonstancié en métropole. De 1731 à 1752, on vit passer en Louisiane trois commissaires ordonnateurs : Edmé Gratien Salmon, Sébastien François-Ange Demézy Le Normand et Michel de La Rouvillière. Salmon, qui servit sous Bienville, ne fut pas contesté ; les autres surent très vite s'adapter aux mœurs locales et tirèrent quelques bénéfices de leur position, notamment en vendant les marchandises et cadeaux du roi destinés aux Indiens à des négociants à qui l'administration devait racheter ces produits quand leur raréfaction avait fait monter les prix et que les autochtones s'impatientaient !
Si le marquis de Vaudreuil se montrait d'autant plus tolérant avec les trafiquants civils et militaires qu'il participait parfois à leur affaires, il savait aussi se conduire en seigneur et en soldat, avec courage et fermeté, sans crainte ni faiblesse. Il savait que le danger pour la colonie ne pouvait venir que des Anglais, surtout depuis que Louis XV avait déclaré la guerre à George II et que les colons britanniques souhaitaient l'ouverture d'un front contre la France en Amérique. Or, les Chicassa et une partie des Chacta, soi-disant amis des Français, suivaient les consignes de Soulier-Rouge, comblé de présents et d'honneurs par les Anglais. Vaudreuil, décidé à limiter les risques d'un affrontement général, guettait le moment où l'on pourrait dresser les deux nations indiennes l'une contre l'autre et réduire à l'impuissance les mercenaires des Anglais.
En 1747, Soulier-Rouge commit l'erreur de tuer un cadet, le chevalier de Verbois, et deux traitants français, en visite chez les Chacta. En scalpant sans gloire ces voyageurs isolés, le chef indien fournit au marquis l'occasion d'intervenir. Les Chacta, sur le territoire desquels les crimes avaient été commis, furent fermement invités à faire justice. Bien qu'une partie des guerriers de cette nation ait choisi le camp anglais, les chefs de tribu se réunirent à Tombekbé et décidèrent de donner satisfaction aux Français. Il fallut attendre un an pour qu'une action fût entreprise, mais, en juin 1748, des Chacta fidèles à la France apportèrent au gouverneur de la Louisiane la tête de Soulier-Rouge. Ainsi disparut, décapité par les siens, l'un des plus rusés et des plus sanguinaires chefs indiens de l'histoire coloniale américaine. L'ennemi des Français était tombé dans une embuscade alors qu'il regagnait son village, à la tête d'un convoi de marchandises anglaises. La mort du chef suprême des Chicassa ne mit pas fin aux menées britanniques, mais les zizanies qu'elle suscita entre caciques candidats à la succession conduisirent à une aggravation des dissensions tribales, ce qui occupa les guerriers et détourna les chefs de la rivalité franco-anglaise, très provisoirement atténuée par le traité signé en octobre 1748, à Aix-la-Chapelle, pour mettre fin à la guerre de Succession d'Autriche. Mais les Chacta n'avaient pas besoin de justification, autre que le plaisir de la rapine pour s'en prendre de temps à autre aux colons. En 1750, un groupe de Chacta dissidents ayant attaqué des colons allemands et tué le maître à danser le plus populaire de La Nouvelle-Orléans, plus quelques Noirs, le marquis de Vaudreuil envoya aussitôt un officier demander des comptes aux chefs indiens. Toutes les dames de la ville pleuraient Baby, le gracieux esthète qui leur enseignait le menuet et la pavane sans jamais un geste équivoque ou audacieux envers une femme. On eût peut-être oublié le meurtre des esclaves, mais celui du chorégraphe parut impardonnable. Même un Indien pouvait comprendre cela ! Les Chacta, qui recrutaient leurs maîtres à danser chez les hermaphrodites6, caste très appréciée dans les tribus, comprirent à demi-mot. Ils s'apitoyèrent, ainsi qu'il convenait, et exécutèrent immédiatement et scrupuleusement la mission exigée par les Français. Les treize assaillants des Allemands eurent la tête fracassée et tous les autres vinrent à résipiscence et signèrent un traité draconien que Bienville n'eût pas désapprouvé. Ce document prévoyait que tout chef ou guerrier des Chacta qui tremperait les mains dans le sang d'un Français serait tué sans rémission, de même que tout chef ou guerrier qui introduirait un Anglais dans son village serait puni de mort avec l'Anglais « sans que qui que ce soit de la nation puisse en prendre vengeance ».
Si la situation sur le front indien s'était améliorée, l'économie de la Louisiane demeurait fragile. Elle devint encore plus difficile quand les colons français et anglais s'affrontèrent sur les rives de l'Ohio et que de nouveaux signes de désaccord apparurent entre les lointains gouvernements de France et d'Angleterre. Quand, à la fin de l'année 1752, M. de Vaudreuil apprit qu'il était nommé gouverneur général du Canada, il dit ses regrets d'avoir à quitter la Louisiane où il s'était acquis, par de réels mérites, une politique intelligente, une indulgence circonstanciée, un bon discernement et une parfaite courtoisie, la réputation d'un administrateur brillant et efficace. Les Louisianais, qui aiment à donner des sobriquets aux gens, l'appelaient le Grand Marquis, ce qui ne lui déplaisait pas.
Avant d'embarquer pour Montréal, M. de Vaudreuil, si l'on en croit la chronique mondaine de l'époque, eut le plaisir d'offrir à ses amis, dans le bel hôtel mis à la disposition du gouverneur, la première pièce de théâtre représentée en Louisiane. Inspirée par l'ambiance coloniale, écrite par un Louisianais, M. Le Blanc de Villeneuve, et jouée par des amateurs, cette œuvre connut un franc succès. Seul le titre en est parvenu jusqu'à nous : le Père indien.
1 Ou Fox (renard).
2 Cherokee.
3 Nom que portaient les jeunes gentilshommes que l'on entretenait dans les ports pour apprendre le service de la marine (Bescherelle, 1867).
4 De nos jours : Red River.
5 Alabama.
6 Dumont de Montigny, qui vécut vingt-deux ans en Louisiane, précise le statut particulier du berdache, homme-femme, chez les Natchez : « Ce qu'il y a de certain, et quoiqu'il soit vraiment homme, est qu'il a la même parure et les mêmes occupations que les femmes : il porte comme elles un jupon au lieu d'un brayet, comme elles il travaille à la culture des terres et tous les autres ouvrages qui leur sont propres. » Mémoires historiques sur la Louisiane, Bauche, Paris, 1770.