1.
Vivre au Mississippi
Bienville succède à Iberville
À la mort de Pierre Le Moyne d'Iberville, le frère de ce dernier, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville – qui n'avait toujours pas reçu de commission officielle de lieutenant du roi, fonction qu'il occupait depuis plusieurs années, tout en assumant régulièrement l'intérim de son aîné, commandant général de la Louisiane –, prit tout naturellement la succession du défunt.
Âgé de vingt-six ans, formé à la dure école des coureurs de bois franco-canadiens, courageux, résistant à la fatigue, pugnace et même un tantinet tête brûlée, il savait admirablement, depuis l'enfance, composer avec les Indiens qui avaient été ses compagnons de jeux. Ambitieux, intéressé comme tous les descendants du cabaretier de Dieppe, il passait pour un peu brouillon aux yeux de certains contemporains. Conduit par les circonstances à relayer le premier des Le Moyne, Jean-Baptiste entendait se montrer à la hauteur des responsabilités qui, soudain, lui incombaient et se voulait continuateur digne et capable de l'œuvre de son frère. Comme Iberville et, avant ce dernier, le découvreur Cavelier de La Salle, il se donna aussitôt pour mission de jalonner les rives du Mississippi de forts et de magasins afin de rendre sûr et commercialement exploitable le long chemin liquide qui, des Grands Lacs au golfe du Mexique, traverse l'Amérique du Nord.
Si Iberville laisse un patrimoine personnel important, sa succession coloniale, bien que prometteuse, est encore en friche. Quand le marin meurt, en juillet, à La Havane, léguant aux siens une fortune considérable en domaines situés en France, à Saint-Domingue, à Cuba et en Nouvelle-France, le bas Mississippi, dont il comptait bien tirer quelques profits, ne peut même pas encore prétendre au statut de colonie. À l'est du delta, autour des forts Biloxi et Louis – Maurepas, construit par Iberville lors de son premier séjour, a été abandonné dès 1702 parce que trop insalubre –, vivent, dans quatre-vingts cabanes de rondins, couvertes de feuilles de latanier ou de canne, deux cent soixante-dix-neuf personnes dont cent vingt-deux militaires et quatre-vingts Indiens, plus ou moins contraints de servir les Blancs. À la même époque, la Nouvelle-France compte déjà seize mille quatre cent dix-sept habitants.
Le fort Louis de la Mobile constitue, sur la rive droite de la rivière, malgré de fréquentes inondations, la base la plus sûre de la colonie. C'est à partir de l'embryon de ville dessiné autour de cette position stratégique que l'on envisage d'attribuer des concessions à ceux qui en feraient la demande. Or on ne se bouscule pas pour devenir colon en Louisiane. Des soixante Canadiens arrivés en 1700, bien peu ont, à l'exemple des Saucier, construit une maison et défriché quelques arpents de terre. On sait qu'à Rochefort certains militaires affectés à la Louisiane, imitant le garde-marine Vaugelas, ont refusé d'embarquer. Peut-être ont-ils eu raison !
Les officiers et les soldats en garnison à la Mobile n'ont pas touché de solde depuis plusieurs années. Ils ont troqué leurs uniformes rapiécés contre des vêtements de peau et subsistent grâce aux produits de la chasse et de la pêche, en élevant des cochons et des poules, en trayant quelques vaches, rescapées du troupeau importé de Saint-Domingue, qui s'acclimatent difficilement. Le froment, sitôt planté, produit de beaux épis qui, hélas ! ne parviennent que rarement à maturité à cause des pluies diluviennes. Quand les Indiens, auprès de qui les Français dépenaillés ont perdu une bonne part de leur prestige, refusent de fournir du maïs, que tout le monde nomme blé d'Inde, de la viande de bison séchée, de l'huile et de la graisse d'ours, c'est la famine. Périodiquement manipulés par les traitants anglais, qui font de discrètes incursions à travers les Appalaches, il arrive même que les Mobiliens se montrent agressifs.
Certains militaires, négligeant le service d'un roi lointain et indifférent, oubliant la discipline censée faire la force des armées, se sont mis en ménage avec des Indiennes dans les tribus accueillantes des Pascagoula et Capina, où ils sont assurés de ne pas mourir de faim. D'autres ont tout simplement déserté et rejoint, avec l'aide de guides indiens, la colonie anglaise de la Caroline, où ils ont été fort bien reçus.
Les fidèles, les consciencieux, les patriotes guettent, derrière les palissades des forts, l'apparition des vaisseaux de France qui apporteraient ce qu'il est convenu d'appeler la ration du roi. Mais la guerre de Succession d'Espagne mobilise en d'autres mers la marine royale et n'incite guère les armateurs du commerce à risquer des voyages vers un établissement dont les rares habitants sont trop démunis d'argent pour acheter leurs marchandises et où les capitaines ne chargeraient d'autre fret de retour que des peaux de chevreuil ou de bison à demi pelées ! Au cours de l'été 1706, l'Aigle a livré quelques provisions vite épuisées et, depuis, aucun vaisseau ne s'est présenté à l'entrée de la baie de la Mobile.
Les armateurs français avaient tout de même trouvé le moyen, en 1705, d'envoyer dix-sept navires sur la côte de Guinée pour embarquer des centaines de Noirs capturés par les négriers et destinés aux colonies espagnoles. Il est vrai que le commerce dit du bois d'ébène est alors plus rentable que l'approvisionnement des colons de la Louisiane. On sait par exemple que le sieur Danican, qui transporte des Noirs d'Afrique à Buenos Aires, fait, bon an mal an, plus de trois cent mille livres de bénéfice, malgré un taux de mortalité effrayant puisqu'un bon tiers des esclaves embarqués meurent en cours de traversée1 !
Pour qu'une colonie se développe, il convient avant tout de la peupler. Pour cela, les femmes sont indispensables et les célibataires de la Mobile en réclament au moins autant que des vivres et des munitions !
Dès 1704, alors qu'il était retenu en France par la maladie et la fatigue, Le Moyne d'Iberville avait prôné le peuplement de la région de la Mobile par de vrais colons, qui accepteraient la sédentarisation et se mettraient à défricher et cultiver des terres dont la fertilité ne faisait, d'après lui, pas de doute : « Il faut trouver les moyens, disait-il au ministre de la Marine, d'envoyer des laboureurs en Louisiane. Ce qui fait que nos colonies avancent si peu, c'est qu'on y [sic] envoie que des gueux pour s'enrichir ! » Les Canadiens venus par la mer avec les Le Moyne ou descendus des Illinois avec Tonty ne pensaient qu'à courir les bois et les plaines pour chasser le bison, l'ours, la loutre et le castor, afin d'en négocier les peaux. Les premiers métropolitains, artisans ou militaires, débarqués l'année précédente n'aspiraient pour leur part qu'à se lancer à la recherche de mines de plomb, de cuivre ou de métaux précieux inexistants.
Ces gens épris d'aventure, escomptant avec naïveté des fortunes rapides, n'avaient pas vocation de cultivateur. Ils ne se préoccupaient même pas, dans la plupart des cas, d'assurer leur propre subsistance et se satisfaisaient, en attendant mieux, du régime des Indiens. Les premiers habitants des rives de la Mobile attendaient de la métropole provisions, armes, outils et vêtements, sans proposer en échange aucun produit colonial vendable et consommable en France.
La guerre européenne ayant, une nouvelle fois, condamné la Louisiane à l'isolement, les liaisons maritimes étaient devenues rares. Un seul navire, la Loire, avait ravitaillé la colonie, déjà au bord de la disette, pendant l'année 1703. Iberville, conscient de la situation, avait bien tenté de recruter des familles de ruraux de la région d'Avranches, mais son entreprise n'avait pas connu grand succès.
En 1704, le Pélican, commandé par un frère d'Iberville, Le Moyne de Châteauguay, avait transporté de La Rochelle à la Mobile des provisions, des instruments aratoires et des munitions. Dix-sept artisans, charpentiers, forgerons, briquetiers, tonneliers, serruriers, étaient du voyage ainsi que le premier contingent de filles à marier que réclamaient, depuis des mois, les célibataires de la colonie. Ces Parisiennes avaient été sélectionnées à la demande d'Iberville par les soins de Mgr de Saint-Vallier, évêque de Québec, dont l'autorité diocésaine s'étendait à la Louisiane. Comme le prélat se trouvait à Paris en même temps que le commandant général de la Louisiane, il avait veillé personnellement au choix des demoiselles « élevées dans la vertu et la piété ». N'avaient été retenues que les jeunes filles qui s'étaient déclarées formellement volontaires pour l'exil et le mariage et non celles que désignaient des parents prêts à se raviser au moment de la séparation.
Ainsi, en octobre 1703, vingt-quatre demoiselles, nanties d'un trousseau par les soins de dames patronnesses et assurées d'être entretenues pendant un an par le roi, avaient quitté Paris, en charrettes, pour La Rochelle, où elles attendirent dans un désœuvrement regrettable, jusqu'au printemps 1704, le moment d'embarquer sur le Pélican. Les Rochelais, qui, mieux que les religieuses chargées d'accompagner les fiancées coloniales, connaissaient, par les confidences des marins et des voyageurs, la qualité de la vie en Louisiane, durent brosser pour les jouvencelles un tableau de la colonie moins idyllique que celui présenté à Paris par les sergents recruteurs à cornette de Mgr de Saint-Vallier ! Ces révélations avaient suscité des craintes, parfois des larmes et vraisemblablement quelques désertions.
L'évêque, qui savait à quoi s'en tenir sur la promiscuité des croisières vers le Nouveau Monde, avait obtenu pour les voyageuses, à bord du navire, un espace protégé et relativement confortable. Il avait aussi interdit toute communication entre les jeunes filles et les officiers ou autres passagers. Comme les tendrons parisiens se rendaient en Louisiane pour contribuer, avec le concours d'époux promis mais inconnus, au peuplement de la colonie, Iberville, malade cette année-là et ne pouvant participer au voyage, avait fait embaucher, au salaire de quatre cents livres par an, Marie Grisot, une sage-femme de bonne réputation. Cette dame aurait non seulement à s'occuper, le moment venu, des parturientes, mais devrait soigner les malades des deux sexes. Parvenue à destination, elle fit plus tard des manières pour donner aux hommes des soins qui, par leur nature, n'entraient pas dans ses attributions professionnelles, encore qu'ils aient intéressé, dans bien des cas, les organes de la procréation2 !
On ignore si, pendant la traversée, les consignes d'isolement et de protection données par Mgr de Saint-Vallier furent strictement respectées, mais l'on sait, en revanche, que le Pélican ne toucha La Havane qu'au mois de juillet. C'est au cours de cette escale qu'une épidémie, malaria ou fièvre jaune, se déclara sur le bateau. Pierre Charles Le Sueur, qui s'en retournait à sa mine du pays des Sioux, avait été l'une des premières victimes. On devait en compter d'autres, car le Pélican, vaisseau infesté, avait transporté la maladie en Louisiane. La petite communauté du fort de la Mobile, atteinte à son tour, comme celle de l'île Massacre où quelques Canadiens s'étaient établis, avait déploré en quelques semaines une quarantaine de morts, dont Le Vasseur, chef des Canadiens. Le brave Henry de Tonty, glorieux manchot et fidèle lieutenant de Cavelier de La Salle, frappé lui aussi de la « peste de La Havane », avait survécu jusqu'en septembre. Il était âgé, au jour de sa mort, de cinquante-quatre ans.
Comme il ne restait plus, cette année-là, dans la colonie que deux femmes, l'épouse de Nicolas de La Salle, promu commissaire ordonnateur, et celle d'un artisan, les Parisiennes avaient été accueillies chaleureusement. Quinze d'entre elles, bien que très éprouvées par la traversée et à peine remises de l'angoisse de l'épidémie, avaient trouvé rapidement des époux parmi les Canadiens ou les artisans. On devait apprendre, au fil des années, que ces mariages exotiques n'apportèrent que rarement le bonheur à des femmes que rien ne préparait à la vie rude des pionniers.
Marcel Giraud a donné les raisons du rapide désenchantement des épouses importées : « À l'insalubrité apparente de la colonie s'ajoutait l'absence de confort matériel, la médiocrité des ressources de la population. La plupart avaient quitté Paris dans l'espoir de trouver en Louisiane une existence plus facile, séduites par la promesse que la monarchie garantirait leur subsistance pendant un an. Mais l'assistance promise ne pouvait leur permettre d'atteindre, dans un aussi court délai, le degré d'aisance qu'on leur avait fait entrevoir à Paris. […] Le régime alimentaire, enfin, dont la bouillie de maïs était l'élément dominant, ne tarda pas à leur inspirer une aversion d'autant plus grande que l'évêque de Québec leur avait représenté le pays comme “bien approvisionné”. »
On peut aussi penser que ces demoiselles de la ville ne s'habituèrent pas aisément à vivre dans des cabanes de rondins où s'engouffraient, le soir venu, des nuées de moustiques affamés de sang frais, où se glissait parfois un serpent, tandis que d'étranges oiseaux se disputaient, en criant, les ordures ménagères. Certaines personnes, pauvres mais de petite noblesse, avaient espéré rencontrer parmi les officiers de la garnison des jeunes hommes du type prince charmant ou guerrier romantique, qui apprécieraient leur éducation, leur tiendraient la main au clair de lune en récitant des vers sucrés, et ne leur proposeraient l'hymen qu'après une cour faite dans les règles. Or, à peine débarquées, les plus laides avaient perçu dans le regard des hommes la convoitise élémentaire et la rustique concupiscence du mâle longtemps privé de femme. Celles qui refusèrent en rougissant les hommages appuyés et les propositions sans fioriture des braves Canadiens, plus habiles à dépouiller un bison qu'à délacer un corset, se virent admonestées par Bienville. Venues en Louisiane aux frais du roi pour assurer le peuplement du pays, ne devaient-elles pas « s'établir suivant l'usage des colonies » ?
L'état des lieux
La Louisiane du commencement du XVIII e siècle n'avait rien de la terre accueillante que décrivaient alors, à Paris, les recruteurs coloniaux. Le voyageur d'aujourd'hui peut aisément imaginer, en parcourant le delta sauvage où, il y a une trentaine d'années, William Faulkner chassait le daim et le cerf, ce que devaient ressentir les Européens qui débarquaient en 1700 dans ce pays subtropical. Le décor naturel du bas Mississippi, où il serait vain de chercher une pierre, car la terre n'est que limon porté par le fleuve au cours des millénaires, n'a guère changé, même si les derricks des pétroliers dressent, çà et là, des silhouettes importunes. Sur des milliers d'hectares, l'immense plaine palustre, parsemée de cyprières, lézardée de ramifications sinueuses par où s'écoulent paresseusement vers la mer, derrière des rideaux de plantes aquatiques, les eaux lasses du fleuve, suscite autant l'admiration que l'angoisse. Sur les quelques routes inondables qui traversent maintenant cette vaste réserve naturelle, des panneaux indiquent clairement au voyageur de notre temps qu'il circule à ses risques et périls. Les initiés ne s'y aventurent qu'à bord de quatre-quatre amphibies et pourvus de treuil et de radio !
Les premiers colons de la vallée de la Mobile ne disposaient pas de ces commodités. Ceux qui, partis des forts, s'égaillèrent vers l'ouest furent d'abord étonnés par le nombre, la variété et la beauté de certains oiseaux. L'abondance du gibier à plume et à poil dut les réjouir. Daims, chevreuils, dindes sauvages, outardes, cailles, perdrix que les Indiens nommaient Ho-Ouy, merles, canards de toute sorte offraient aux chasseurs de quoi améliorer le maigre ordinaire de garnison. En faisant l'inventaire des ressources du pays, ils furent, en revanche, moins favorablement impressionnés par le foisonnement des reptiles de toute taille : serpent d'eau gros comme du câble d'amarrage, mocassin au venin mortel, tête-de-cuivre au dard empoisonné, serpent-collier qui se fond dans le décor en déployant ses anneaux rouges et verts, serpent-congo à bouche blanche, serpent-corail à l'œil de chat, couleuvre énorme mais inoffensive, serpent à sonnette, que les scientifiques appellent Crotalus horridus et qui peut vivre plus de vingt ans en s'allongeant jusqu'à atteindre quatre mètres !
La présence d'innombrables alligators aux mâchoires broyeuses, aux dents acérées, rendait dangereuse toute progression dans les marais. L'été, on pouvait confondre les sauriens, cuirassés d'écailles repoussantes, avec des troncs d'arbres à demi immergés quand ils somnolaient étendus sur l'eau ou vautrés dans la vase au milieu des joncs. L'hiver, ils disparaissaient enfouis dans la boue et malheur à qui les réveillait. Leurs plongeons, quand ils redoutaient l'approche de l'homme ou se jetaient sur une proie, résonnaient en ploufs sonores et effrayants.
Mais la plaie dont souffraient tous les Européens, dès qu'ils mettaient pied à terre, était le maringouin, moustique des pays chauds auquel les Louisianais donnent encore aujourd'hui son ancien nom français. Parcourant le delta un siècle et demi après les premiers colons français, le géographe Élisée Reclus3 se plaint encore de l'agressivité des maringouins : « […] le fléau, la calamité, la malédiction de la Louisiane, ce qui change parfois la vie en martyre de tous les instants, c'est un petit insecte, le maringouin. Rien ne le tue, ni les pluies, ni les sécheresses, ni la chaleur de l'été, ni le froid de l'hiver ; le jour, on le voit partout volant par essaims ; la nuit, on entend sans relâche le bourdonnement importun de ses ailes ; il s'insinue à travers les fentes les plus étroites, il pénètre sous les voiles les plus épais, et se précipite sur sa victime en exécutant avec ses ailes une petite fanfare victorieuse4. »
La piqûre du maringouin n'était pas qu'un cuisant désagrément. Dans certains cas, elle portait le germe de la mort.
Moins dangereuse, mais plus douloureuse encore que celle du maringouin, la piqûre de la mouche-brûlot, térébrante comme une pointe de feu, éprouvait cruellement ceux qui allaient jambes nues dans la folle avoine où paissaient les cervidés à cornes branchues. Les hommes qui remontaient le fleuve vers la région des Arkansa et des Illinois, jusqu'aux confluents du Mississippi avec le Missouri ou l'Ohio, pour trouver des terres plus hospitalières, rencontraient peut-être moins de moustiques et de serpents mais ils entraient alors dans le domaine des ours et des loups.
Telle était cette colonie dont l'avenir, dans la première décennie du XVIII e siècle, paraissait des plus incertain. Comme pour ajouter à ses misères et aux difficultés du temps, ses dirigeants, tombant dans le travers très français de la chicane vaniteuse, allaient se déchirer à coups de rapports, de plaintes, de ragots dont Bienville serait le premier atteint.
Bienville contesté
La querelle fut lancée quand Nicolas de La Salle, commissaire ordonnateur qui souffrait peut-être, étant donné le dénuement ambiant, de n'avoir rien à ordonner, adressa, le 7 septembre 1706, une lettre à M. de Pontchartrain. L'attaque contre les Le Moyne, vivants ou défunts, eut le mérite d'être claire, catégorique et signée. « D'Iberville, Bienville et Châteauguay, les trois frères, sont coupables de toute espèce de méfaits et sont des voleurs et des fripons qui dilapident les effets de Sa Majesté. » De telles accusations exigeaient des preuves : La Salle ne proposa que des récriminations personnelles et des ragots.
Ce La Salle, dont l'homonymie avec le découvreur ne trompe heureusement plus personne, se prend pour un grand administrateur. C'est un atrabilaire pédant et prétentieux, prototype de ces subalternes avides d'autorité et d'honneurs qui, n'étant rien en France, se croient tout dans la colonie. Au long de son histoire, l'empire colonial français en comptera des milliers de cette espèce qui, mêlés à toutes les intrigues de sous-préfecture, de mess et d'alcôve, se rendront insupportables aux autochtones, dévoieront les initiatives généreuses et nuiront à la réputation de la France au lieu de la servir. Parce qu'on leur a donné, afin de leur assurer quelque prestige aux yeux des indigènes, un titre auquel ils n'auraient jamais pu prétendre si les candidats à l'exil outre-mer avaient été plus nombreux et de meilleure qualité, ils se comportent avec outrecuidance et se poussent dans la carrière à coups de brimades pour les uns, de rapports délateurs ou flagorneurs pour les autres.
La mission du colonisateur, en ce qu'elle doit avoir de noble et d'utile, ne peut exalter ces esprits communs. Elle exaspère en revanche les ambitions des médiocres, en conférant à ces derniers l'apparence de compétences qu'ils ne possèdent pas.
Peut-être faut-il reconnaître à la décharge de Nicolas de La Salle qu'il avait, comme d'autres résidents de la Mobile, des raisons d'être aigri. Venu avec sa femme et ses enfants en escomptant une position de premier plan et une vie facile, il avait de quoi être déçu. Comme le regretté Iberville, Bienville commande et n'attend de l'ordonnateur que l'enregistrement de ses décisions sans discussions ni murmures, même quand elles ne paraissent pas au fonctionnaire d'une parfaite orthodoxie administrative.
Les Le Moyne sont ainsi, sûrs de leur fait, forts de leur expérience, fiers de leurs exploits. La Louisiane est pour eux une affaire de famille, un fief qu'ils entendent gérer à leur manière. Ils ont, en outre, une façon à eux de tenir les comptes coloniaux, qui ne peut manquer de choquer les ronds-de-cuir des bureaux ministériels. Il leur arrive même – Iberville fut poursuivi pour cela et ses héritiers après lui – de se faire rembourser deux fois les frais engagés pour la colonie, d'utiliser les traversiers du roi pour transporter de la Mobile à Veracruz des marchandises négociables à leur seul profit, de prendre des commissions sur les denrées envoyées de France pour les colons, d'obtenir des Indiens des produits commercialisables en échange des cadeaux offerts aux caciques par le roi.
Nicolas de La Salle, qui ne se prive pas de souligner ces irrégularités, dont il ne bénéficie pas, est aussi un ingrat. Sans Iberville, qui l'a tiré trois ans plus tôt de ses petites fonctions d'écrivain de marine, il n'eût jamais pu prétendre aux responsabilités qu'il détient.
Dans sa lettre au ministre, il s'en prend aussi aux Canadiens, depuis toujours compagnons d'élection des Le Moyne. Ces coureurs de bois traitent les fourrures sans rendre compte, vendent de l'eau-de-vie aux Indiens et vivent en concubinage avec des Indiennes. Le commissaire ordonnateur stigmatise également la conduite du chirurgien de la colonie, un certain Barrot, lequel ignore tout de son art, s'enivre et fait commerce à son profit des remèdes fournis par le gouvernement. Enfin La Salle ne manque pas d'attirer l'attention sur son propre cas. Les six cents livres par an qu'il touche, d'ailleurs très irrégulièrement, ne lui permettant pas de se payer un domestique, il doit jardiner lui-même pour nourrir sa famille. M. de Bienville, soucieux du prestige attaché aux fonctions, trouve cela très regrettable et ne craint pas de le dire avec hauteur, sans pour autant donner au père de famille les moyens de tenir son rang.
Comme La Salle avait dû se concerter avec ceux que l'autoritaire Bienville tenait à l'écart des affaires, le curé de Mobile, Henry Roulleaux de La Vente, qui, faisant fi de l'humilité chrétienne, rêvait de se constituer une seigneurie très temporelle au pays des Natchez, écrivit, lui aussi, au ministre pour se plaindre du commandant.
Prêtre du diocèse de Bayeux, La Vente était arrivé en Louisiane en 1704. Annoncé par ses supérieurs comme prédicateur réputé et travailleur, peut-être s'attendait-il à trouver dans la colonie un accueil complaisant et les meilleures conditions pour exercer avec panache son ministère. Or M. de Bienville l'avait reçu comme un missionnaire ordinaire et n'avait pris aucune disposition particulière pour faciliter son installation. Les Missions étrangères, dont dépendait le religieux, ne lui accordaient par an que mille livres. Cette somme lui parvenait quand un bateau effectuait la traversée de La Rochelle à la Mobile, ce qui n'arrivait pas chaque année. Le curé estimait d'ailleurs ses émoluments d'autant plus insuffisants que la dîme, qu'il aurait dû percevoir, ne produisait que des sommes dérisoires étant donné le petit nombre de paroissiens et le manque de ressources de la plupart d'entre eux. Il faut savoir que Bienville, le mieux payé de la colonie, recevait alors mille deux cents livres par an, les ouvriers trente livres par mois. Le simple soldat, que le roi était censé loger, nourrir et habiller, ne touchait, lui, que dix-huit livres par an. Or les prix des quelques marchandises vendues dans la colonie étaient doubles de ceux pratiqués en métropole.
La Vente, à qui le ministre de la Marine avait déjà refusé une dotation en nature, ne pouvait obtenir les crédits nécessaires à la construction d'un presbytère. Il avait dû, à l'arrivée, se contenter d'une maison délabrée qui avait été emportée quelques semaines plus tard par un ouragan. Depuis, il occupait une modeste demeure qu'il n'avait pas les moyens d'acquérir, au bord de la rivière. Il avait même été obligé, suprême humiliation pour un membre du clergé séculier, d'emprunter de l'argent au père Marest, l'aumônier jésuite du fort Louis !
De surcroît, Bienville, qui manifestement préférait les jésuites aux prêtres des Missions étrangères, ne paraissait guère pressé de faire construire l'église qu'attendaient les fidèles de Mobile. Il considérait sans doute que la chapelle du fort suffisait aux dévotions. Pour toutes ces raisons et quelques autres, le missionnaire s'était donc rangé du côté de La Salle en proclamant qu'il se faisait fort d'obtenir le rappel de M. de Bienville. Or ce dernier, qui avait d'autres soucis, dédaignait de répondre à ce genre de propos, ce qui exaspérait ses adversaires.
Étant donné la rareté des communications, les rapports des uns et les comptes rendus des autres avaient perdu toute actualité, et donc toute saveur, quand ils arrivaient à Versailles, sur le bureau du ministre de la Marine, des mois après avoir été rédigés. C'est ce qui explique que la querelle amorcée en 1706 ait pu se développer pendant plusieurs années, divisant la population de la colonie en deux clans.
Périodiquement, le curé et ses supporters d'une part, Bienville, les officiers et les Canadiens d'autre part, reçurent des appuis. Pour La Vente et ses amis, ceux-ci furent parfois inattendus, telle cette lettre à Pontchartrain envoyée par une religieuse qui, ayant accompagné en Louisiane le premier contingent de filles à marier, reprochait à Bienville d'avoir découragé M. Pierre Dugué de Boisbriant, major de Mobile, de demander sa main ! Cette nonne, effrontée ou privée d'affection, mais prête à jeter sa cornette par-dessus les sassafras, en déduisait avec aplomb : « Il est clair que M. de Bienville n'a pas les qualités nécessaires pour gouverner la colonie. » Il ne semble pas que l'officier, sur lequel la religieuse romanesque avait jeté son dévolu, ait jamais eu l'intention d'épouser une sœur grise. M. de Boisbriant figurait en revanche parmi les adversaires résolus et indignés de La Vente. Il se montra toujours un fidèle défenseur de Bienville, ainsi qu'en font foi ses lettres à Pontchartrain.
Ce dernier, que les intrigues louisianaises commençaient à agacer et qui trouvait trop élevé le budget de quatre-vingt mille livres consacré, en pure perte, à la Louisiane en 1705, finit par prendre deux décisions : il destitua Nicolas de La Salle de ses fonctions et, le 23 juillet 1707, signa l'ordre de rappel de Bienville en France.
Bien que privé officiellement de sa charge, La Salle devait continuer à tenir les comptes tandis que La Vente conservait sa pauvre cure. Les deux principaux opposants à Bienville avaient trouvé à Paris, parmi les courtisans qui jugeaient coûteuse et inutile la colonisation de la Louisiane, des alliés efficaces.
La lettre de Pontchartrain dut les faire jubiler, car elle est dépourvue de toute aménité. « Sa Majesté ayant été instruite par plusieurs lettres écrites de la Louisiane que le sieur de Bienville qui y commande a prévariqué dans ses fonctions et qu'il s'est appliqué plusieurs effets appartenant à Sa Majesté, a enjoint au sieur de Muys, qu'elle a choisi pour gouverneur de ce pays, de vérifier les faits avancés contre lui suivant les mémoires qui lui sont remis, de le faire arrêter s'ils sont véritables et de l'envoyer prisonnier en France. » Le ministre de la Marine désignait également un nouveau commissaire ordonnateur, M. Martin Diron d'Artaguiette, ancien major des troupes de Nouvelle-France, devenu commissaire de la Marine. Ce dernier devait être plus spécialement chargé d'enquêter sur les agissements des frères Le Moyne et de mettre fin au désordre administratif de la colonie.
Bienville contre-attaque
Prévenu de son éventuelle disgrâce bien avant d'en avoir eu notification, Bienville, qui comptait aussi des amis à la cour, s'était empressé, dès février 1707, d'envoyer à Pontchartrain un long rapport sur l'état de la colonie et de demander l'autorisation de rentrer en France pour raison de santé. Faisant mine d'ignorer ce qu'on lui reprochait déjà, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville exhalait des plaintes de nature à faire réfléchir les candidats au commandement de la Louisiane.
La colonie est à ce point dépourvue de ressources en vivres, explique Bienville, qu'il doit en emprunter aux Espagnols de Pensacola, non seulement pour assurer le ravitaillement de la garnison « mais encore pour les habitants qui n'ont pas pu faire d'habitations assez grandes pour pouvoir subsister d'eux-mêmes. Ils me représentent souvent leurs peines, écrit-il, parce qu'ils n'ont ni nègres ni bœufs pour apprêter leur terre, que ce pays est très malsain et qu'ils se trouvent malades dans des temps où ils désirent faire leurs semences ». En tant que représentant du roi, le commandant veut cependant se faire rassurant : « Je les assure que Votre Grandeur les secourra dans les besoins de leur établissement et que la guerre seule leur cause tout le mal qu'ils souffrent. L'espérance d'un avenir heureux les console. »
Après avoir avancé que ces difficultés d'approvisionnement sont dues au retard des vaisseaux envoyés de France, Bienville avoue qu'à cause du manque de matériaux et de main-d'œuvre il a dû différer la construction du fort des Chicassa.
La colonie vit aussi dans la crainte des Anglais, qui s'efforcent d'attirer les Alabama dans leur camp, de débaucher les Indiens alliés des Français, et aussi de maintenir avec les coureurs de bois canadiens, qui ont toujours des fourrures à vendre, des rapports commerciaux très préjudiciables aux affaires de la colonie.
Il faut ajouter à cela que le pays est loin d'être sûr. Dans cette même lettre du 20 février 1707, Bienville annonce au ministre qu'il vient d'apprendre « la mort de monsieur Jean-François Buisson de Saint-Cosme, missionnaire détaché, qui a été tué en descendant le Mississippi, ainsi que trois Français, par des Sauvages de la nation des Tchitimacha établis au sud du Mississippi ». Ce sont ces mêmes Indiens qui, douze ans plus tôt, avaient tué quatre Français. Le missionnaire assassiné avait été envoyé en Louisiane par le séminaire de Québec pour évangéliser les Indiens. Certes, ce religieux n'avait jamais fait preuve d'un grand zèle apostolique et ses supérieurs lui avaient souvent reproché son instabilité notoire. Il était connu pour ses mœurs dissolues et on lui attribuait même la paternité d'un petit mulâtre. On pouvait peut-être en déduire qu'il avait péri pour des raisons n'ayant rien à voir avec la propagation de la foi !
Bienville était néanmoins contraint d'envisager, dès qu'il en aurait les moyens, une expédition pour punir les meurtriers du religieux, mission dont il se serait bien passé au moment où l'on s'efforçait de rester en bons termes avec les tribus de la région5.
Autre plaie chronique de la colonie : les désertions. « Les soldats et matelots envoyés à la mer désertent à la première terre espagnole et pour ramener les bateaux il faut en engager d'autres à des prix exorbitants. » Ceux qui ne vont pas chez les Espagnols vont, dit-on, grossir les rangs des pirates, forbans, corsaires ou flibustiers, qui arraisonnent les navires marchands de toute nationalité. On murmure que mille cinq cents écumeurs des mers maraudent au long des côtes de l'Atlantique et à l'entrée du golfe du Mexique et qu'ils ont leurs quartiers généraux à New Providence et dans les îles Bahamas, d'où aucune marine ne se soucie de les déloger.
En ce mois de février 1707, il reste à Bienville quarante-cinq soldats sur la centaine de militaires, deux compagnies, que le roi entretient dans la colonie. Quant aux « Sauvages alliés qui se comportent bien aux petites guerres qu'ils se font les uns sur les autres », on ne peut qu'à demi compter sur eux en cas d'engagement sérieux. Ils menacent parfois, s'ils ne reçoivent pas ce qui leur a été promis, de piller les maigres biens français. Et le commandant manque de façon tragique de ces petits cadeaux qui entretiennent l'amitié !
Il semble qu'en plus de toutes ces difficultés Bienville ait à faire face aux problèmes que pose l'activité des religieux. Certains sont des incapables qu'on a envoyés en Louisiane parce qu'on ne savait qu'en faire en France, comme « ce missionnaire à la vue tout à fait basse et à la prononciation fort mauvaise dont les Sauvages se moquent ».
Serviteur dévoué du roi et rusé compère, Bienville ne manque pas d'ajouter que, las des atermoiements de Paris, consterné par l'incapacité où il se trouve de faire de l'établissement de Mobile une tête de pont coloniale digne de la France, déçu par le comportement licencieux des uns et les jérémiades des autres, critiqué, calomnié, incompris, malade, il a envie de renoncer à la carrière coloniale et réclame de l'avancement !
« À l'âge de vingt-neuf ans je me trouve attaqué d'une goutte sciatique et j'ai la poitrine tout à fait mauvaise. On m'assure que je ne me rétablirai jamais dans ce pays-ci et que l'air de la France me remettrait dans ma première santé. J'espère, Monseigneur, que vous voudrez bien m'accorder mon congé et de l'emploi dans la marine où j'ai servi neuf ans, garde de la marine. Servant en qualité d'officier avec M. d'Iberville dans les campagnes qu'il a fait [sic] au nord et m'étant trouvé dans tous les combats qu'il y a rendu [sic]. Il me serait bien fâcheux, Monseigneur, si pour être resté ici pour l'établissement de cette colonie je me voyais privé de mon avancement. J'espère que vous voudrez bien faire attention à mes services passés et à ceux que je rends actuellement. Je n'ai point de douceur à attendre que de Votre Grandeur à laquelle je demande une lieutenance de vaisseau pour M. d'Iberville, sous lequel j'ai appris mon métier. »
À la lecture de ce rapport et bien avant d'avoir choisi de faire acte d'autorité, Pontchartrain avait accordé l'autorisation demandée, qui ne prendrait cependant effet qu'au moment où Bienville aurait un substitut. Or ce remplaçant, le sieur de Muys, ne devait jamais prendre possession de son poste. Il mourut des fièvres lors de l'escale de la Renommée à La Havane et l'ordonnateur Martin Diron d'Artaguiette débarqua à Mobile le 12 février 1708. Ce dernier était accompagné de son jeune frère, Bernard Diron d'Artaguiette, âgé de treize ans, qu'il fit immédiatement incorporer dans la troupe, et de trois artisans avec femmes et enfants.
Bien que destitué, Bienville fut donc invité, en février 1708, à conserver ses fonctions de commandant de la colonie jusqu'à ce que le roi ait désigné un autre gouverneur et cela au grand dam de La Vente et de Nicolas de La Salle, qui ne désarmaient pas.
Jean-Baptiste déclara qu'il acceptait par devoir de rester à son poste et renonçait à profiter de l'autorisation qui lui avait été donnée de rentrer en France pour rétablir sa santé. Mais, dans une nouvelle lettre à Pontchartrain, le 25 février 1708, il renouvela ses considérations sur la pauvreté de la colonie que d'Artaguiette avait pu constater. « Les magasins du roi ne contiennent que des choses qui ne peuvent intéresser que les Sauvages », écrit Bienville avant de commenter : « Il y a bien, Monseigneur, à souffrir pour ceux qui se trouvent commandants dans ces temps de disette. On entend [sic] que murmurer tous les jours sur tout de mille besoins. » Contrairement à ce qu'on croyait en France, et à ce que certains croient encore, les hivers peuvent être froids en Louisiane. Les soldats du roi, démunis de couvertures et d'habits, se plaignaient alors comme les civils, ce qui ne pouvait manquer, pensait peut-être le commandant suspendu mais actif, d'émouvoir Sa Majesté. Enfin, il en profite, sans le citer nommément, pour régler son compte à La Vente dont il a déjà, dans une autre lettre, vainement demandé le rappel. « Je vous assure, Monseigneur, que les messieurs des Missions étrangères ne sont guère propres à la conversion des Sauvages et que bien loin de courir au martyre ils le fuient en abandonner leur mission. Au contraire il semble que cela les ranime, ils ne se dégoûtent jamais. » Comme le chirurgien de Mobile, dont les agissements avaient été dénoncés par La Salle, vient de mourir, Bienville ne juge pas utile en revanche de défendre sa mémoire : « Il était très ignorant, ivrogne et vendait les remèdes », concède-t-il simplement.
Les habitants de la colonie, émus par l'arrivée d'un nouveau commissaire ordonnateur, dont on ne savait dans quel camp il allait se ranger, s'étaient dépêchés de signer une pétition très élogieuse en faveur de leur commandant, par laquelle ils assuraient le ministre de la Marine de la valeur et de l'honnêteté de cet homme dont « ils étaient tous très contents… ». Les contre-feux étant allumés, Bienville invita M. d'Artaguiette à faire lui-même une enquête parmi les militaires et habitants de Mobile afin d'apprécier la valeur des accusations portées contre lui.
Le rapport de Diron d'Artaguiette, qui entendit au moins huit témoins dont les noms ont été conservés, Joseph et Jacques Chauvin, Jean-Baptiste Saucier, Guillaume Boutin, Jean-Baptiste La Loire, François Trudeau, Étienne Barel et René Boyer, fut tout à fait favorable à Bienville. M. d'Artaguiette assura le ministre que la plupart des gens interrogés disaient ne rien savoir de ce qu'on reprochait au commandant et que les critiques formulées à l'encontre de ce dernier étaient surtout des on-dit invérifiables. D'après certains, une dame, parente de Bienville, aurait vendu autrefois « dans sa maison et dans son magasin près de l'eau » toiles, chapeaux, chemises, souliers et autres effets ainsi que de l'eau-de-vie et de la poudre, mais ces vêtements et produits avaient appartenu à feu M. d'Iberville. Si M. de Bienville avait effectivement donné deux livres de poudre à un Sauvage, c'était pour le faire dire à ce dernier à qui il avait osé vendre un sabre appartenant à l'arsenal du roi. Si le rapporteur admettait également que le commandant avait parfois fait travailler pour son compte un ouvrier payé pour être au service du roi, il s'empressait d'ajouter que c'était en plein accord avec l'intéressé et qu'une telle pratique était courante dans les colonies où l'on ne disposait pas toujours de professionnels qualifiés !
Les hauts fonctionnaires d'aujourd'hui n'agissent pas autrement, qui font accompagner leurs enfants à l'école, promener le toutou de leur femme et même, quelquefois, repeindre leur appartement par le chauffeur ou le coursier que l'administration ne met théoriquement à leur service que dans l'exercice de leur fonction !
Quant à l'observation formulée par La Vente, suivant laquelle M. de Bienville « aurait affiché une familiarité trop grande avec une femme qui scandalisait toute la colonie », elle ne mérite plus d'être prise en considération, le corps du délit, si l'on peut dire, ayant disparu avec le décès de la personne en question ! « Quoique cette femme soit morte, reconnaît cependant d'Artaguiette, M. de Bienville ne s'est pas radouci à l'égard des missionnaires qui lui avaient reproché son comportement. »
Comme on le voit, il n'y avait pas matière à destituer un commandant de la stature et ayant le passé de Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, pour de pareilles peccadilles. On peut naturellement soupçonner que les constatations bienveillantes de M. d'Artaguiette relevaient autant de la solidarité aristocratique que d'un intérêt bien compris. Le commissaire ordonnateur sera en 1718, avec deux de ses frères, l'un des premiers à bénéficier d'une vaste concession sur les rives du Mississippi, près de l'endroit où se trouve aujourd'hui Baton Rouge, capitale de l'État ! L'atmosphère coloniale facilitait, semble-t-il, les accommodements.
L'intendance ne suit pas
Si les choses n'évoluaient guère en Louisiane, à Paris et à Versailles s'étaient produits, depuis la mort d'Iberville, des changements qui allaient se révéler indirectement préjudiciables à la colonie naissante. En 1699 avait succédé à Pontchartrain père, devenu chancelier de France, dans les fonctions de contrôleur général des Finances, Michel de Chamillart, ancien conseiller au parlement puis maître des requêtes, promu intendant de Rouen, à qui le roi avait confié le 23 novembre 1701 le secrétariat d'État à la Guerre. Tous les chroniqueurs s'entendent pour dire que ce juriste, peu éclairé mais gentil, patient, honnête et « dépourvu de véritables talents n'avait dû sa haute position qu'à l'intrigue et à la faveur du roi, qu'il avait gagnée par son adresse à jouer au billard6 ».
Chamillart, que Saint-Simon décrit comme « un grand homme qui marchait en se dandinant et dont la physionomie ouverte ne disait mot que de la douceur et de la bonté », éveillait la sympathie. Son aimable caractère, sa parfaite courtoisie, la façon qu'il avait de donner aux petites comme aux grandes choses la même application tatillonne, son goût du jeu l'avaient conduit à faire la partie de billard du roi après avoir fait celle du maréchal de Villeroi et de M. de Vendôme, partenaires habituels du souverain.
Saint-Simon, qui semblait bien connaître ce ministre nanti de « la meilleure et la plus sotte femme du monde », le trouve honnête, plein de bonnes intentions, joli, patient, obligeant, aimant l'État et le roi « mais très borné et comme tous les gens de peu d'esprit et de lumières, très opiniâtre, très entêté, riant jaune avec une douce compassion à qui opposait des raisons aux siennes et entièrement incapable de les entendre ; par conséquent dupe en amis, en affaires et en tout, et gouverné par ceux dont à divers égards il s'était fait une grande idée, ou qui avec un très léger poids étaient fort de ses amis. Sa capacité était nulle, et il croyait tout savoir en tout genre, et cela était d'autant plus pitoyable, que cela lui était venu avec ses places, et que c'était moins présomption que sottise, et encore moins vanité dont il n'avait aucune ».
Si l'on ajoute à cela que Chamillart avait deux frères « encore plus sots que sa femme », dont l'un, évêque de Senlis, passait pour « le véritable original du marquis de Mascarille », on conçoit que Pontchartrain fils, ministre de la Marine, et les frères Le Moyne, hommes d'action, sachant apprécier la grandeur d'une entreprise, aient eu une piètre opinion de ce protégé de Louis XIV et de Mme de Maintenon. Même en faisant la part de la causticité naturelle de Saint-Simon, on peut admettre aussi qu'un tel homme ait été capable, sans malice, de toutes les erreurs d'appréciation et de toutes les bévues.
Devenu odieux aux Français par son incapacité notoire à conduire la guerre de Succession d'Espagne, à gérer les finances du royaume, à combattre la disette et surtout à cause du rétablissement de la taxe dite de capitation et la création du dixième, impôt insupportable, il fut chansonné à Paris comme à Versailles, dans une parodie de Lord's Prayer. « Ne succombez pas à toutes les tentations de la Maintenon, mais délivrez-nous de Chamillart ! » scandaient les contribuables7.
Ce fut néanmoins cet homme, ayant mission depuis 1699 de contrôler les dépenses de la marine, qui refusa régulièrement à Pontchartrain des fournitures, des vaisseaux, des munitions et des approvisionnements pour la flotte et pour les colonies auxquelles il ne croyait guère. Il réussit même, en s'immisçant dans les ordres à donner aux commandants de navire, à réduire le nombre des traversées à destination de l'Amérique et à provoquer l'échec de l'expédition de Claude de Forbin, chargé de conduire en Écosse le prétendant Jacques Stuart.
On savait partout que M. de Pontchartrain n'avait aucune sympathie pour ce contrôleur des Finances timoré, dont dépendaient les ressources de la marine et par là toute la politique coloniale. La fâcherie devint complète entre les deux hommes quand Pontchartrain eut le front d'être le premier à annoncer au roi, en août 1707, la retraite du duc de Savoie à travers la Provence. Les bonnes nouvelles étaient assez rares à ce moment-là pour que chacun s'efforçât de les transmettre en priorité au souverain. Avec l'infatuation niaise qui le caractérisait, Chamillart vit dans cette intervention du ministre de la Marine un manquement impardonnable à l'étiquette. L'information n'étant pas d'essence maritime, M. de Pontchartrain n'aurait jamais dû recevoir directement la nouvelle et encore moins la transmettre au roi ! Saint-Simon s'empressa de noter le différend, qui donne une idée de la futilité de la cour. « Jamais on ne vit mieux qu'en cette occasion la folie universelle, et qu'on ne juge jamais des choses par ce qu'elles sont mais par les personnes qu'elles regardent. […] Pontchartrain n'eut pas une seule voix pour lui et Chamillart, qui, dans ce fait, méritait d'être sifflé, les eut toutes. » En 1708, moins d'un an après l'incident, voulant jouer au fin diplomate, « Chamillart tomba dans un grand ridicule public par deux voyages qu'il fit faire à Helvétius en Hollande… » et fut contraint de démissionner. Il dut alors entendre le quatrain ironique que l'on fit circuler dans les salons :


Ci-gît le fameux Chamillart
De son roi le protonotaire,
Qui fut un héros au billard,
Un zéro dans le ministère.


Le passage aux affaires de cet honnête homme, dont les abus d'autorité niaise, la courtisanerie et la douce bêtise eurent des conséquences désastreuses, fut particulièrement préjudiciable au développement de la Louisiane qui n'avait pas besoin de ce handicap supplémentaire.
Chamillart fut remplacé par Daniel François Voysin, futur chancelier de France, dont la femme était une amie de Mme de Maintenon, ce qui ne changea rien au sort de la malheureuse colonie.
Projet d'un armateur
Les amis comme les ennemis de Bienville se rendirent vite compte qu'un territoire dont la cour et les ministres semblaient faire si peu cas ne connaîtrait jamais le développement espéré par les pionniers. Certains estimaient que seule une affaire privée, soutenue par l'État et généreusement intéressée au succès, donc aux bénéfices éventuels de l'entreprise, saurait mettre en valeur une colonie que l'on disait pleine de ressources.
Un armateur, M. de Rémonville, avait déjà constitué, en 1701, avec Iberville, un fermier général et le défunt Le Sueur dont la veuve et les enfants vivotaient misérablement à Mobile, une éphémère Compagnie des Sioux, chargée d'exploiter une mine de cuivre située sur la rivière Saint-Pierre, à l'ouest du lac Michigan. Bien qu'on eût extrait, en une saison, une grande quantité de minerai, les mineurs, venus du nord de la France et du Canada, qui redoutaient les fréquentes incursions des Indiens, avaient, en moins d'un an, abandonné le site.
Nullement découragé par cet échec, M. de Rémonville avait proposé au comte de Pontchartrain la création, beaucoup plus ambitieuse, d'une compagnie de commerce « pour l'établissement de la Louisiane ». Dans une longue lettre du 22 juin 1707, l'armateur expliquait au ministre : « Le roi étant occupé à une guerre que l'envie de toute l'Europe lui suscite et qui l'empêche de donner à cette colonie informe et languissante tous les secours dont elle aurait besoin pour la rendre utile à l'État et commode à ses colons, il n'y aurait qu'une compagnie qui, formée d'honnêtes gens et bien intentionnés, pourrait la mettre en état de donner des productions utiles. »
Après ce préambule de courtisan, M. de Rémonville, peut-être mal informé, se lançait dans une description idyllique de la colonie et affichait un optimisme enfantin quant à son avenir. « Le climat est gracieux, la situation heureuse et son terroir deviendra un des plus fertiles du monde quand il sera cultivé. On y trouvera, avec les soins de l'industrie de ceux qui y passeront, de quoi satisfaire à l'utile et à l'agréable ; il ne faut pour cela que des colons et gens qui sachent mettre en culture. » Il ne s'agissait que d'inciter le ministre de la Marine à convaincre Louis XIV de l'intérêt d'une telle compagnie. Le souverain, ayant en ce temps-là à faire face à une tentative d'invasion de la Provence par les coalisés favorables à Charles III, déjà maîtres de la péninsule italienne, avait alors bien d'autres soucis. C'est sans doute pourquoi l'armateur se faisait pressant et ajoutait : « Le roi ne refusera pas à une compagnie qui formera l'établissement de cette colonie que Sa Majesté a honorée de Son auguste nom, de lui accorder les mêmes avantages qu'Elle a bien voulu accorder à d'autres qui ont fait de pareilles entreprises qui ne sont peut-être pas si utiles que celle-ci sera un jour. » Comme il s'agissait, d'après le solliciteur intéressé, de « renouveler un établissement effacé de la mémoire depuis le naufrage de [sic] défunt sieur de La Salle qui en avait jeté les premiers fondements », il convenait de ne pas lésiner sur les privilèges à accorder à ceux qui se lanceraient dans une entreprise de colonisation d'une telle envergure.
Le projet de M. de Rémonville comporte dix-huit articles visant à faire de la Louisiane une propriété privée. Réclamant des lettres patentes identiques à celles qui ont fondé la Compagnie du Sénégal en 1696, la société chargée de la mise en valeur « du pays de la Louisiane et de ses dépendances » entend détenir « tous les droits de seigneurie directe et justice, des forts, habitations, terres et pays », à charge pour le roi d'entretenir des prêtres, de fournir « quatre vaisseaux de quatre à cinq cents tonneaux, gréés et armés pour le premier voyage ».
La compagnie, qui aura la concession des mines et minières et l'exclusivité du commerce dans tout le pays pendant trente années, construira des forts et nommera les gouverneurs de ces derniers, qui seront pourvus de canons aux armes du roi de France. Toutes les munitions et marchandises de France nécessaires à la colonie seront exemptées de droits et la compagnie bénéficiera en outre de l'autorisation « d'envoyer chaque année deux vaisseaux à la basse Guinée pour y traiter des nègres et les transporter aux lieux de la concession ». Quant aux actionnaires, directeurs et employés de la compagnie, « ils acquerront le droit de bourgeoisie dans les villes du royaume où ils feront leur résidence et s'ils sont nobles ne dérogeront à leur noblesse et privilèges ». Et, comme il vaut mieux se prémunir contre le risque de poursuites pour dettes, les gages et appointements des officiers et employés de la compagnie seront déclarés insaisissables. Enfin, à ceux qui se seront bien acquittés de leurs devoirs, « Sa Majesté accordera des marques d'honneur qui passeront jusqu'à leur postérité ». L'article 18 couronne superbement cette privatisation commerciale à la mode aristocratique : « Sa Majesté donnera à la compagnie un écusson tel qu'il lui plaira pour s'en servir dans les sceaux et cachets, qu'Elle lui permettra de mettre et apposer aux édifices publics, sur les canons et partout ailleurs où elle le jugera nécessaire. »
Pontchartrain avait aussitôt confié le dossier à ceux que nous nommerions aujourd'hui des experts de son ministère. L'un d'eux, M. Nicolas Mesnager, gros négociant, député au Conseil de commerce8, donna le 3 juin 1709 un avis favorable quant au principe, mais fit des réserves quant à la capacité des postulants à mener à bien la colonisation de la Louisiane.
« J'ai lu avec attention le modèle des lettres patentes qu'on propose pour l'établissement d'une Compagnie du Mississipi avec les instructions sur cela que M. de La Touche m'a données par votre ordre. J'aurai l'honneur de vous dire, Monseigneur, que la situation du pays, le grand peuple qui l'habite et sa docilité me portent à croire qu'on y peut établir une des plus belles colonies qui fut jamais par rapport à la religion, au Roi et à l'État, car l'Évangile y fera des progrès, Sa Majesté y augmentera le nombre de ses sujets et on en retirera dès à présent plusieurs choses, et dans la suite beaucoup d'avantages qui seront utiles au royaume. En un mot cette entreprise me paraît digne de l'attention d'un grand ministre. Mais permettez-moi, Monseigneur, de vous remontrer qu'une compagnie aussi faible que celle qui se présente aujourd'hui n'est point capable de faire, ni de soutenir, un établissement de cette importance. »
Après avoir expliqué que les promoteurs ne pourront faire que de médiocres investissements et, partant, que de modestes profits alors que « cette démarche pourra causer autant de jalousie dans l'Europe, qu'en causerait une Compagnie aussi célèbre que le demande le Mississippi », l'expert de conclure : « cet ouvrage demande des réflexions pour le bien fonder, et un temps de paix ».
Dans le mémoire annexé à cette lettre, le même Nicolas Mesnager, qui devait aimer philosopher à l'occasion, se montrait encore plus méfiant à l'égard de Rémonville et de ses associés éventuels. « Les hommes se gouvernent par leur intérêt et une sûreté apparente de faire quelque profit les engage assez souvent aux entreprises les plus équivoques. Les négociants dont on projette de composer la Compagnie du Mississippi suivent le système qu'on vient d'exposer plus régulièrement que les autres personnes, ils ne sont négociants que pour trouver du profit et ne forment leur entreprise que sur des calculs qui empêchent ordinairement de donner dans les vues sans fondement. »
Si le ministre, malgré ces restrictions, croit à l'utilité et à l'avenir économique et stratégique de la Louisiane, le roi, lui, se montre sceptique. Dès le commencement de la guerre de Succession d'Espagne, en 1702, il avait fait des comptes et s'était aperçu que cette colonie improductive coûtait cher aux finances royales. Il avait aussitôt prié Iberville, alors commandant de la Louisiane, de réduire les frais.
À peu près dans le même temps que M. de Rémonville envoyait son projet de compagnie, des gens bien intentionnés étaient venus raconter au souverain que des colons de Louisiane avaient pillé, entre l'île Massacre et Mobile, la cargaison de l'Aigle, navire du roi. Louis XIV et son ministre s'étaient alors demandé s'il fallait encourager la poursuite d'une entreprise coloniale qui ressemblait fort à une œuvre philanthropique. Aussi, quand le directeur des vivres de la marine au port de Rochefort, Jean-Baptiste Duché, ayant réuni un capital de deux cent mille livres, vint à son tour proposer la fondation d'une compagnie de commerce pour la mise en valeur de la Louisiane, il fut, après qu'on lui eut, dans un premier temps, laissé entrevoir une possible attribution de lettres patentes, courtoisement éconduit comme M. de Rémonville. Ce dernier, titulaire d'une lettre de marque, avait réalisé quelques profits dans la course. Il choisit de les investir et de se lancer seul dans l'aventure louisianaise. Après s'être considérablement endetté, il décida d'équiper un de ses navires, la Renommée, et de se transporter en Louisiane avec le projet d'y fonder un établissement. Le navire quitta La Rochelle en novembre 1710, mais il mit, on ne sait trop pourquoi, dix-huit mois à atteindre sa destination. L'armateur, qui avait eu connaissance à La Havane du décès de M. de Muys, gouverneur de la Louisiane désigné en 1707, avait l'ambition d'obtenir le poste vacant que Bienville occupait alors sans titre. Non seulement cette ambition fut déçue, mais Rémonville se ruina. Abandonné de Pontchartrain, qui avait paru un moment encourager son entreprise, il fut assez heureux pour obtenir plusieurs sursis de ses créanciers grâce à l'intervention du roi. Le souverain ne pouvait moins faire, l'État tardant lui-même à rembourser à l'armateur les sommes qu'il avait investies pour le service de Sa Majesté !
Ces tentatives et projets émanant de particuliers intéressés par l'exploitation de la Louisiane n'avaient pu retenir longtemps l'attention du roi et de ses ministres. La guerre mobilisait la marine, l'armée et les ressources financières de l'État. En Europe, du désastre de Ramillies à la bataille indécise et meurtrière de Malplaquet, les combats n'avaient pas cessé sur divers fronts, de la Hollande à l'Espagne. En 1709, les rigueurs de l'hiver, les variations de la monnaie, les suppléments d'impôts, la disette avaient provoqué des désordres en France, auxquels s'étaient ajoutés ceux suscités par une résurgence de la révolte des camisards dans les Cévennes. Sur mer, les Anglais, qui avaient acquis une suprématie évidente, étaient en situation, après s'être emparés de Port-Royal le 13 octobre 1710, d'en finir avec l'Acadie, qui devait, d'après Dudley, gouverneur du Massachusetts, « redevenir la Nouvelle-Écosse » !
Ces revers, à peine compensés par quelques victoires qui permirent de préserver en Europe les frontières françaises, incitèrent Louis XIV à entériner le 8 octobre 1711 les préliminaires d'un traité de paix. Le Roi-Soleil admettait enfin la succession protestante en Grande-Bretagne, accordait aux Anglais Port-Mahon, Gibraltar et l'île Saint-Christophe, s'engageait à démanteler les remparts de Dunkerque et abandonnait pour trente ans aux armateurs de la City le privilège de l'Asiento, c'est-à-dire le très rentable monopole de la traite des Noirs d'Afrique.
Dès que le processus de paix, qui ne devait trouver son aboutissement que le 11 avril 1713 lors de la signature, à Utrecht, d'un traité aussi mutilant pour la France que pour l'Espagne, fut engagé, Pontchartrain reprit conscience de l'importance de la Louisiane. Débarrassé de Chamillart, remplacé aux Finances par Voysin, puis Nicolas Desmarets, le ministre de la Marine croyait avoir les coudées franches pour reconsidérer les besoins de la colonie.
Des forts et des bateaux
En Louisiane, Bienville et Diron d'Artaguiette s'entendaient comme larrons en foire. Commissaire ordonnateur en titre, M. d'Artaguiette avait rapidement signifié à Nicolas de La Salle, qui s'obstinait à envoyer en France des rapports vipérins, qu'il devait rentrer dans le rang des simples particuliers et ne plus se mêler de l'administration de la colonie. Bienville, pour sa part, avait obtenu le rappel du curé de La Vente. Les gêneurs étant évacués, les deux hommes avaient mis en train la construction d'un nouveau fort. Situé entre la passe est du Mississippi et le lac Pontchartrain, sur l'île dite de la Balise, ce poste permettrait de mieux surveiller l'entrée du fleuve et créerait un embryon de vie urbaine. Comme le fort Louis se délabrait au fil des saisons, ils choisirent, en 1711, de le déplacer et firent dessiner une nouvelle ville de Mobile qui, sur le document déposé aux Archives nationales, offre l'aspect organisé d'une petite cité neuve. Précis comme un cadastre, le plan montre des rues rectilignes se coupant à angle droit. Dans le même temps qu'il imaginait cette nouvelle capitale, Bienville lança la construction d'un fort Rosalie chez les Natchez et autorisa un marin de Saint-Malo, représentant d'un armateur, M. de Coisac, à construire un autre fort et une église sur l'île Massacre, rebaptisée île Dauphine.
Mais, malgré ces initiatives, la situation n'évolua que lentement. On vit certes peu à peu s'élever de nouvelles maisons, mais les habitants de la côte réclamaient des esclaves noirs, que des bateaux auraient dû livrer pour commencer des plantations de tabac. Or, en 1710, la colonie ne comptait que vingt Noirs acquis par des cultivateurs moins démunis que les autres. En attendant, constatait l'enseigne Mandeville, « les gens mariés et sédentaires vivent dans la même fainéantise, alléguant pour excuse qu'ils ne voient rien de solide dans l'avenir de la colonie ». Et cependant, un agriculteur courageux a fait pousser du froment, de l'orge, de l'avoine, du lin. « C'est le même terrain qu'à Bordeaux », précise Mandeville, qui ne semble pas avoir de grandes connaissances en agronomie. Un mémoire anonyme de la même époque indique : « La situation de la Louisiane est la même que celle des meilleurs pays du monde qui nous sont connus. Les terres qu'on se propose d'y habiter sont situées entre le 30e et le 41e degré de latitude comme la Chine, la Perse, l'Espagne, la Corse de Barbarie. Ce pays est bon. » Si « les pommiers ne viennent pas », les pruniers, les mûriers et les pêchers sont abondants, « le raisin de France vient bien » au contraire des orangers qui ne résistent pas. Les arbres n'ont que de courtes vies étant donné les pluies violentes et les vents. Si l'on peut obtenir du fourrage, « sur dix sortes de bois il n'y en a qu'une seule où les vers ne se mettent pas », ce qui rend aléatoire la construction de bateaux dont les colons ont grand besoin. Cependant, les pins étant « pleins de gomme, on pourrait faire des manufactures de résine, de godron9 et de braye10 », écrit Mandeville.
Si les premiers colons semblent à chaque instant chercher le moyen de construire des bateaux – canots ou barques, pour naviguer sur les fleuves et rivières, seules voies de communication, et petits voiliers permettant de se déplacer au long des côtes – c'est parce que le bateau est alors, dans ce pays, l'instrument indispensable à tout déplacement.
Tous les trappeurs, traitants de fourrure ou coureurs de bois, étaient rompus depuis toujours au maniement du véhicule universel de l'Amérique de ce temps-là : le canoë d'écorce de bouleau. Ils y avaient été initiés par les Indiens qui ne pouvaient se déplacer, pêcher, chasser, livrer aux Blancs fruits et légumes, promener leur fiancée au clair de lune ou faire la guerre sans leurs canoës. C'est à bord de ces esquifs, comme le montrent les dessins rapportés par des voyageurs des XVII e et XVIII e siècles, que les Indiennes allaient chaque année, en septembre, récolter le riz sauvage11 indispensable à la nourriture de leur famille. Des milliers d'embarcations circulaient donc par tous les temps sur les lacs et les rivières.
Même si certains détails d'une architecture navale rudimentaire variaient d'une nation à l'autre, voire d'une tribu à l'autre, les matériaux et les méthodes de construction étaient semblables.
Les grands bouleaux, qui atteignaient parfois quinze ou vingt mètres de haut, abondaient dans la région des Grands Lacs, plus au sud, au pays des Illinois et jusqu'au confluent du Mississippi et de l'Ohio. L'habileté des Indiens pour confectionner leurs embarcations étonnait les Européens, qui, après s'être essayés, souvent sans succès, au même travail, préféraient acquérir un canoë en échange de haches, d'herminettes ou le payer en monnaie d'argent.
Les Ojibwa, habitant la région comprise entre les lacs Huron et Michigan, passaient pour les plus habiles à détacher au printemps, avec leurs couteaux plats en côte d'orignal, l'enveloppe ligneuse des bouleaux sans la rompre ni la percer. En écorçant un seul arbre sur cinq ou six mètres de hauteur et sur toute la circonférence du tronc ils obtenaient une pièce d'écorce épaisse de cinq millimètres, saine et d'un seul tenant. Cela suffisait pour fabriquer un canoë. Les femmes se chargeaient de coudre et de brider, à l'aide de fines racines de sapin, cette peau végétale sur une légère charpente faite de lattes et de membrures en cèdre blanc. Très habiles, elles savaient rendre étanches les coutures en les enduisant de résine chaude, tandis que les hommes ajustaient les plats-bords et tendaient à l'intérieur de l'embarcation les lattes de cèdre qui assuraient à cette gaine d'écorce une rigidité suffisante, n'excluant pas la relative élasticité qui permettait d'amortir, sans risque de rupture, chocs et remous. Assis dans leur canoë, les Indiens pagayaient pendant de longues heures. Ils chargeaient aisément sur leur dos leur légère monture pendant les portages.
On croisait aussi, sur les fleuves et les lacs, les grands canots commerciaux dont les artisans canadiens de Trois-Rivières, formés par les Indiens au travail de l'écorce de bouleau, s'étaient fait, depuis peu, une spécialité. Ces embarcations, longues d'une dizaine de mètres, larges d'un mètre cinquante, pouvaient transporter plus de mille kilos de marchandises, distribuées en lots de quarante kilos, poids maximal dont pouvait se charger un homme pendant les portages. Enlevés par une dizaine de pagayeurs robustes, ces canots naviguaient pendant des milliers de kilomètres, transportant à Montréal ou à Québec les pelleteries rassemblées dans les forts, les postes ou les missions par les traitants. Ces mêmes bateliers livraient en des lieux déterminés les objets manufacturés et les produits dont on leur avait passé commande.
Quelquefois, des pirates indiens attaquaient ces embarcations pour s'approprier les fourrures, qu'ils revendaient à d'autres traitants, ou les outils, les armes et les denrées qui constituaient les cargaisons. Ce genre d'agression donnait toujours lieu à de sanglantes représailles, surtout quand des pagayeurs indiens avaient été tués par des congénères d'une autre tribu.
Dans le Sud, entre le confluent de l'Arkansas et du Mississippi, région où les bouleaux moins développés n'offraient pas toujours une écorce assez solide, les Indiens préféraient la pirogue de bois au canoë d'écorce. Suivant les zones de végétation, ils utilisaient le peuplier, le fromager, le noyer ou le cyprès. La technique de fabrication était plus rustique et l'on trouvait des pirogues de toute taille, les plus longues mesurant quinze mètres, les plus courtes quatre mètres. Après avoir choisi, abattu et ébranché un arbre, les Indiens l'enduisaient d'argile humide aux deux extrémités et sur toute la longueur du tronc, mais seulement sur les deux tiers de sa circonférence. Ainsi était délimitée la forme de la future coque. Ils allumaient ensuite un grand feu qui attaquait le bois aux endroits que ne protégeait pas la gangue d'argile. Il fallait à tout moment asperger l'argile, en ajouter, défendre du feu la partie du tronc que l'on entendait conserver. En procédant par grattage du bois brûlé, les Indiens parvenaient à creuser l'intérieur du tronc.
Depuis l'arrivée des Européens, la hache et l'herminette facilitaient grandement la finition du bateau qui, réalisé d'une seule pièce, paraissait d'une parfaite étanchéité et d'une robustesse bien supérieure à celle des canoës faits d'écorce de bouleau. Un patient affinage des formes extérieures conférait à ces pirogues une grande maniabilité. Montées par des pagayeurs musclés et adroits, ces embarcations atteignaient de belles vitesses.
Avec plus ou moins de bonheur, les premiers colons de Louisiane s'étaient mis, par nécessité, à la fabrication de pirogues, mais les artisans venus de La Rochelle ou de Saint-Malo répugnaient à ces méthodes primitives et passaient leur temps à rechercher des arbres qu'ils pourraient débiter en planches et madriers afin de construire des bateaux à l'européenne.
Près de deux siècles plus tôt, au cours de l'hiver 1542, les rescapés de l'expédition de Hernando de Soto avaient dû, pour quitter le pays où leur chef venait de périr, construire sept petits bateaux sur la berge du Mississippi. Leur chantier se trouvait, d'après les chercheurs louisianais, entre Rodney Bend et Waterproof, sur le territoire de la paroisse Tensas, au nord de Natchez. On sait que c'est un Génois, maître Francisco, architecte naval, membre de l'expédition, qui avait dessiné les bateaux, choisi les arbres à abattre et dirigé la construction. Il semble que les colons français du commencement du XVIII e siècle n'aient pas eu la capacité des explorateurs espagnols ! Il faudra en effet attendre 1719 pour que le chantier de Mobile produise le premier bateau digne de ce nom suivant les critères maritimes de l'époque.
Ceux qui ont eu le courage, avant cette date, de remonter le fleuve à partir de Mobile dans les grandes pirogues indiennes ou de le descendre en venant de la Nouvelle-France ont trouvé, sur les rives de l'Ouabache, chez les Indiens Natchez ou Arkansa, et plus au nord, au-delà de l'Ohio, dans la région des Illinois, chère au regretté Henry de Tonty, des terres fertiles, un climat salubre et de meilleures conditions de vie. C'est le cas d'un militaire canadien d'origine gasconne, Antoine Laumet, dit Antoine de La Mothe-Cadillac, établi au détroit Pontchartrain12, entre les lacs Érié et Huron.
Descendant d'une famille honorable mais ruinée – son père était conseiller au parlement du Languedoc – La Mothe-Cadillac est autoritaire, impulsif, convaincu de sa supériorité de naissance et pourvu d'un orgueil que certains qualifient de pathologiquement démesuré. Ayant perdu trop tôt ses parents, il a vécu une adolescence mélancolique dans une tour solitaire « drapée dans une robe de mousse et de lierre », dernier vestige du château familial que les voisins nomment la corbeautière des Cadillac. Au physique, il ne paraît guère séduisant. Non seulement il est affligé d'un gros nez retroussé, mais un strabisme convergent gâte son regard. Sans grande éducation, assez ignorant, c'est un garçon pieux, qui n'espère qu'un riche mariage pour redorer son blason.
En épousant une vieille demoiselle vaguement apparentée au duc de Lauzun, il avait obtenu le grade de capitaine et une compagnie d'infanterie. Après s'être très courageusement battu en Europe, pour la plus grande gloire du Roi-Soleil, il avait été envoyé en Nouvelle-France, où il pensait faire fortune. Il avait déchanté dès son arrivée, et encore plus après le pillage de sa maison acadienne, par les Anglais, pendant qu'il se trouvait en France. On l'avait bientôt entendu proclamer : « Le Canada ne ressemblera pas plus à la France qu'un nain pourra jamais personnifier un géant ! » Devenu veuf, il s'était remarié en trichant sur son âge pour épouser, à Québec, une jeune élève des ursulines, dont les chroniqueurs affirment qu'elle détesta très vite son mari, se mit à le mépriser sans qu'on sache la raison de ce mauvais sentiment qu'elle ne cachait même pas en public. Cette étrange personne donna néanmoins plusieurs filles à l'officier.
Quand La Mothe-Cadillac apparaît dans l'histoire de la Louisiane, il a, pendant vingt ans, parcouru, dans les blizzards de l'hiver et sous le cuisant soleil des étés, les régions inhospitalières du Nord. Il a fini par obtenir le commandement du poste de Michilimackinac où, s'il a su se faire apprécier des Indiens, il s'est aussi attiré la détestation venimeuse des jésuites. D'après Georges Oudard, « les religieux accusent ce bon père de famille, honnête et pieux, de présider aux plus infâmes débauches, et représentent son fort sous le triple aspect d'un cabaret, d'un tripot et d'un endroit qu'ils auraient honte d'appeler par son nom et où les femmes apprennent que leur corps peut leur tenir lieu de marchandise ! ». Promu lieutenant-colonel, c'est à son départ de Michilimackinac qu'il s'était installé au détroit Pontchartrain avec l'intention de faire si possible ériger son domaine en marquisat. Il remâchait ses ambitions déçues quand le duc de Lauzun, dont il conservait l'estime et l'amitié, l'avait appelé en France pour lui confier le poste de gouverneur de la Louisiane, mission qui allait enfin satisfaire le goût du Gascon pour la diplomatie et les affaires.
1 Cité par Pierre Bonassieux dans les Grandes Compagnies de commerce, Plon, Paris, 1892.
2 En 1713, Bienville réduisit de moitié les gages de la sage-femme, qui refusait de soigner les marins scorbutiques parce que « après avoir touché un scorbutique elle ne pouvait plus toucher une femme en couches, ni même un nouveau-né sans risquer pour eux la contagion ». L'affaire remonta jusqu'au roi, qui, de Versailles, approuva la décision de Bienville.
3 Né en 1830, à Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), mort à Thourout, près de Bruges, en 1905. Géographe et théoricien de l'anarchisme. Disciple de Karl Ritter, dont il suivit les cours à l'université de Berlin, il se familiarisa avec la plupart des langues européennes. Opposé au coup d'État du 2 décembre 1851, il dut s'exiler et voyagea en Europe et en Amérique de 1852 à 1857. De retour en France, il adhéra à la première Internationale et participa à la création du Cri du peuple (1869). Membre de la Commune de Paris, il fut, en 1871, condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, mais, sa peine ayant été commuée en dix années de bannissement, il s'installa en Suisse, puis en Belgique, où il devint professeur à l'université libre de Bruxelles. Élisée Reclus est l'auteur de nombreux ouvrages, dont une Nouvelle Géographie universelle en dix-neuf volumes, Hachette, Paris, 1875-1894.
4 « Le Mississippi », dans la Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1889.
5 Le meurtrier du père Saint-Cosme fut retrouvé et capturé, à la demande des Français, par leurs alliés indiens les Arkansa. Le Tchitimacha eut la tête fracassée à coups de bâton.
6 Biographie portative universelle, Garnier frères éditeurs, Paris, 1852.
7 Cité par John Francis McDermott dans Frenchmen and French Ways in the Mississippi Valley, University of Illinois Press, Chicago, 1969. On trouve la même citation dans Philippe V et la Cour de France d'Alfred Baudrillart, Paris, 1890-1901.
8 Nicolas Le Baillif, dit Mesnager (1658-1714), fut envoyé à deux reprises, en 1707 et 1711, en Hollande et en Angleterre par Louis XIV, pour conduire des négociations secrètes. Il fut promu ministre plénipotentiaire pour mener avec le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac les pourparlers qui aboutirent au traité d'Utrecht.
9 Il s'agit de goudron végétal, gomme noire, liquide, gluante, qu'on extrait des arbres résineux, pins, sapins, mélèzes. On s'en servait pour enduire les carènes des bâtiments, les cordages. Petit Dictionnaire de marine, Robert Gruss, Éditions maritimes et d'outre-mer, Paris, 1945.
10 Ou brai : résidu de la distillation du goudron, servant à recouvrir les coutures calfatées pour les préserver de l'humidité et assurer leur étanchéité.
11 Zizania aquatica, avoine des marais.
12 Le poste établi au détroit Pontchartrain prit le nom de Détroit ; actuellement la ville de Detroit, État du Michigan.