2.
La vocation coloniale
Une image d'Épinal
Les notaires sont gens utiles. C'est grâce à l'un d'eux, Jacques de La Métairie, présent le 9 avril 1682 dans les bouches du Mississippi, que nous possédons l'acte de naissance de la Louisiane.
Si l'on en croit les témoins, futurs mémorialistes plus ou moins scrupuleux ou louangeurs, ce fut un moment exceptionnel et émouvant. Les siècles et les chroniqueurs bien intentionnés, en chargeant cet épisode historique d'une signification grandiose et romantique, en ont fait le symbole des fondations coloniales.
Peintres et graveurs, s'inspirant des minutes du notaire et des souvenirs des participants, ont brossé de l'événement des tableaux bucoliques et majestueux comme celui peint, vers 1860, par Jean-Adolphe Bocquin1.
On y voit, devant une colonne fleurdelisée, le chef de l'expédition, Robert Cavelier de La Salle, conquistador à la mode française, présider à la prise de possession d'un territoire dont il ignore les véritables limites et qu'il a choisi de nommer Louisiane par révérence envers le roi Louis XIV. Seul un condottiere poète était capable, pour désigner au monde sa conquête, d'imaginer un assemblage de syllabes aussi harmonieux qu'un prénom de femme.
Le gentilhomme explorateur a revêtu pour la circonstance un habit bleu, d'autres disent grenat, surbrodé d'or. Il porte écharpe, jabot, manchettes de dentelle et un feutre emplumé sur une perruque cascadante. Il désigne de son épée nue le sol américain et lit l'acte notarié qui assure au roi de France la pleine et entière propriété d'un demi-continent.
Des Indiens musclés, nus, visage peint et occiput planté de plumes, armés d'arcs et de javelots, accompagnés de femmes et d'enfants, suivent le déroulement de la cérémonie avec l'étonnement et l'intérêt que provoque souvent l'incompréhension.
Le tabellion et son instrumentaire, en habit noir, ont l'air de se demander ce qu'ils sont venus faire au milieu de ces Sauvages, réputés bons, dont on confisque le pays. La robe de bure d'un capucin prouve que Dieu patronne cette annexion et, à l'arrière-plan, des militaires, qui paraissent accorder plus d'attention aux croupes dodues des Indiennes qu'au discours de leur commandant, présentent les armes.
Le sabre et le goupillon sont, comme chacun le sait depuis Cortés et Pizarro, instruments universels de colonisation !
En toile de fond, le Mississippi étale jusqu'à l'horizon ses eaux verdâtres sur lesquelles glisse la pirogue d'un pêcheur indien, qui n'a pas jugé indispensable de changer ses habitudes.
Dans le delta, le printemps est la plus incertaine des saisons et avril le plus humide des mois2. Les brumes livides qu'exhalent le fleuve écartelé sur des centaines d'hectares, les forêts aqueuses et les marais du plat pays s'obstinent certains jours à résister à la pénétration du soleil. Cependant, l'apparition de ce dernier transforme la lande palustre et désolée en une vaste plaine de bord de mer, lumineuse et toute bruissante de milliers d'oiseaux.
En quelques heures, la température peut passer de la froidure hivernale aux moiteurs de l'été subtropical. Les vents du sud et du sud-est, traversant à grand train, sans rencontrer d'obstacles, le golfe du Mexique, poussent dans un ciel d'apocalypse des nuages boursouflés, couleur d'encre, qui installent le crépuscule en plein midi et crèvent soudain comme des outres trop remplies. Des averses d'une violence extrême douchent, plusieurs fois par jour, ces terres spongieuses du delta, grand corps limoneux irrigué par les innombrables ramifications du Mississippi. Elles laissent à peine aux roseaux et aux herbes hautes le temps de sécher et de se redresser avant qu'une rafale diluvienne ne vienne les abattre à nouveau.
Aussi est-il probable que le baptême de la nouvelle colonie d'Amérique se déroula, le 9 avril 1682, entre deux orages. Le précieux notaire du fort Frontenac, dont Cavelier se faisait accompagner depuis son départ du Canada, rapporte d'ailleurs dans son procès-verbal : « On remonta un peu au-dessus du confluent (des trois bras principaux du fleuve), pour trouver un lieu sec et qui ne fût point inondé3. » Tous ceux qui suivirent La Salle sont unanimes à reconnaître, dans leurs rapports ou mémoires, que les explorateurs eurent beaucoup de mal à trouver un endroit à l'abri des débordements du fleuve pour ériger la colonne symbolique de la prise de possession.
Celle-ci fut dressée « environ à 27 degrés d'élévation du pôle », précise Jacques de La Métairie. Les charpentiers membres de l'expédition décapitèrent un arbre, l'ébranchèrent, obtinrent ainsi un fût enraciné, susceptible de résister aux vents et à la montée fréquente des eaux. Ils dressèrent aussi une croix. Sur la colonne improvisée on cloua les armes royales, découpées dans le flanc d'un chaudron de cuivre, et le plus habile grava l'inscription : « Louis le Grand, Roy de France et de Navarre, règne le 9 avril 1682. » Le roi en question se remettait alors, de l'autre côté des mers, de sa première attaque de goutte !
Au pied de la croix fut enterrée une plaque de plomb portant, d'un côté, les armes de France avec, cette fois, une inscription en latin de sacristie : Ludovicus Magnus regnat nono Aprilis MDCLXXXII, et, de l'autre, Robertus Cavelier, cum domino de Tonty, legato, R.P. Zenobio Membre, Recollecto, et viginti Gallis, primus hoc flumen, inde ab Ilineorum pago enavigavit, ejusque ostium fecit pervium nono Aprilis anni MDCLXXXII.
C'est alors que, mettant l'épée au clair, Cavelier de La Salle donna lecture de l'acte de naissance de la Louisiane.
Ce texte vaut d'être reproduit car il constitue une pièce inestimable de l'anthologie colonialiste du XVII e siècle et de tous les temps. Il prouve aussi le souci des formes, qui distinguait alors les explorateurs patentés des coureurs de bois et autres aventuriers.
« De par très haut, très puissant, très invincible et victorieux prince Louis le Grand, par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre, quatorzième de ce nom, ce jourd'hui, neuvième avril mille six cent quatre-vingt-deux, Je, en vertu de la commission de Sa Majesté, que je tiens en main, prêt à la faire voir à qui il pourrait appartenir, ai pris et prends possession, au nom de Sa Majesté et des successeurs de sa couronne, de ce pays de la Louisiane, mers, havres, ports, baies, détroits adjacents, et toutes les nations, peuples, provinces, villes, bourgs, villages, mines, minières, pêches, fleuves, rivières, compris dans l'étendue de ladite Louisiane, depuis l'embouchure du grand fleuve Saint-Louis du côté de l'Est, appelé autrement Ohio, Olighin Sipou ou Chukagoua, et ce du consentement des Chabanon, Chikacha et autres peuples y demeurant, avec qui nous avons fait alliance, comme aussi le long du fleuve Colbert ou Mississipi4 et rivières qui s'y déchargent, depuis sa naissance au-delà du pays des Sioux ou des Nadouesioux, et ce de leur consentement et des Ohotante, Ilinois, Matsigamea, Akansa, Natchè, Koroa, qui sont les plus considérables nations qui y demeurent, avec qui nous avons fait alliance par nous ou gens de notre part, jusqu'à son embouchure dans la mer ou golfe de Mexique, environ les vingt-sept degrés d'élévation du pôle septentrional jusqu'à l'embouchure des Palmes, sur l'assurance que nous avons eue de toutes ces nations que nous sommes les premiers Européens qui aient descendu ou remonté ledit fleuve Colbert ;
» Proteste contre tous ceux qui voudraient à l'avenir entreprendre de s'emparer de tous ou chacun desdits pays, peuples, terres ci-devant spécifiés, au préjudice du droit que Sa Majesté y acquiert, du consentement des susdites nations, de quoi, et de tout ce que besoin pourra être, prends à témoin ceux qui m'écoutent et en demande acte au notaire présent pour servir ce que de raison. »
« Le père Membré entonna le Vexilla Regis, puis le Domine salvum fac regem, par où la cérémonie finit avec les cris de : “Vive le Roy” », précise l'officier ministériel dans son compte rendu. On ignore ce que dirent et firent les sachems qui n'avaient sans doute retenu du discours de Cavelier que les noms indiens des nations amies ou ennemies de la leur.
Le notaire délivra aussitôt l'acte et le fit signer aux témoins, compagnons de Cavelier, qui, avant d'arriver à cette consécration de leurs efforts, avaient bravé, pendant des mois, tous les dangers que représentait pour une expédition la traversée nord-sud de ce qui constitue aujourd'hui les États-Unis.
Ainsi, après Cavelier, apposèrent leur signature : Zénobe Membré, récollet missionnaire, Henry de Tonty, François de Boisrondet, Jean Bourdon, sieur d'Autray, Jacques Cauchois, Pierre You, Gilles Meneret, Jean Michel, chirurgien, Jean Masse (ou Mas), Jean de Lignon, Nicolas de La Salle et La Métairie, notaire.
Certains de ces hommes seront aussi les témoins, cinq ans plus tard et à peu de distance du site inaugural, dans ce même delta sauvage, de la fin tragique de Robert Cavelier de La Salle.
Catholique et normand
L'homme qui, le 9 avril 1682, prend possession d'un territoire dont il a arbitrairement fixé les frontières est un Normand. D'abord un Normand. Surtout un Normand.
Jusqu'à sa mort, Robert Cavelier de La Salle illustrera le riche tempérament, les fortes qualités – rusticité de mœurs, pugnacité, endurance, esprit d'entreprise – comme les défauts irritants légués par les lointains ancêtres vikings. Descendant de ces demi-barbares, qui arrachèrent des provinces à Charles le Simple et à Raoul de Bourgogne, pour s'en faire un royaume, le fils du drapier, grand bourgeois de Rouen, se comporte comme un Rollon. C'est au nom du roi de France qu'il annexe un pan du continent américain, mais il compte bien que cette colonie sera son domaine, son duché. Il y a un duc de Normandie chez Cavelier comme il y a un vice-roi d'Espagne chez Cortés. Louis XIV ne peut prendre ombrage d'une ambition qu'il a encouragée par lettres patentes du 12 mai 1678. Quant à Colbert, il ne suppute qu'un apport colonial offert par un aventurier de bonne éducation, respectueux du sceptre royal et pieux par-dessus le marché. La permission signée par le roi et délivrée au sieur de La Salle – il a été anobli le 13 mai 1675 « pour ses bonnes actions dans le pays du Canada » – autorise expressément le porteur « à travailler à la découverte de la partie occidentale de la Nouvelle-France, à y construire des forts… ». Tout cela, bien sûr, à ses dépens !
Cette année-là, le Roi-Soleil a non seulement la goutte mais des dettes. Tandis que Cavelier pose symboliquement la première pierre d'une colonie qui fera une grande Amérique française du Canada au golfe du Mexique, le souverain est penché, avec ses architectes, sur les plans de Versailles. Il ne pense qu'à flanquer le château de deux ailes, ce qui coûte cher et donne beaucoup de souci aux responsables des finances royales. Mais cela, l'explorateur l'ignore. Le saurait-il qu'il considérerait sans doute que ce ne sont pas là ses affaires.
Robert Cavelier a de la religion, de l'honneur et un sens inné de la grandeur. C'est un de ces ambitieux intrépides, d'autant plus accrochés à leur ambition que celle-ci les dépasse. Les gens de son acabit voient plus loin qu'une réussite de conquistador. La gloire suffit aux vaniteux, la fortune satisfait les cupides, la possession comble les propriétaires, le pouvoir tient lieu de tout à qui n'est rien. Qui a le sens de la grandeur méprise ces profits trop humains. Il vise au destin exclusif, celui que la postérité ne pourra comparer à nul autre. S'établir dans l'Histoire, grand, unique et solitaire, c'est convoiter l'inaccessible. N'y parviennent que ceux qui osent se saisir des circonstances pour transcender l'extravagance, transmuer la folie en raison et la forfanterie en sagesse. Les petits chefs, ceux qui tranchent de tout, et parfois les têtes, avec suffisance et niaiserie, voient dans une telle aspiration de la mégalomanie et une complexion dictatoriale. Seuls les simples et les éveillés apprécient pareille passion de la grandeur. Les premiers parce qu'ils sont capables d'admiration et de foi, les seconds parce qu'ils admettent l'existence d'hommes providentiels, c'est-à-dire d'êtres agréés par la Providence. Les individus de ce type sont adulés par les uns, haïs par les autres et généralement mieux suivis par les pauvres que par les nantis.
Aux opportunistes, dont il usera avec mépris, le guide distribuera des prébendes et des hochets. Les sincères, les dévoués jusqu'à la mort seront payés de rebuffades, parfois d'injustice, souvent d'ingratitude. Les opposants seront traités en rebelles et ne pourront espérer de clémence. L'homme épris de grandeur ne fait pas de sentiment et ignore les états d'âme. Il va son destin. Mais, comme il faut bien que son action s'exerce pour quelque chose qui en vaille la peine, c'est vers une abstraction incontestable qu'il se tourne : Dieu ou la Patrie. Quelquefois, les deux conjointement soudés, comme le voulut Jeanne d'Arc.
Chez les pères jésuites, le jeune Cavelier a longtemps écrit en tête de ses devoirs la formule : Ad majorem Dei gloriam. Il a failli, en entrant plus tard au service de la Compagnie de Jésus, consacrer sa vie uniquement à la plus grande gloire de Dieu, mais il opta pour une grandeur plus humaine. Ad majorem patriae gloriam : telle aurait pu être sa justification avouée.
Tous les biographes de René Robert s'entendent pour dire que le fondateur de la Louisiane fut un enfant sage, un élève appliqué, un adolescent dévot. Il vint au monde en 1643, l'année où mourut Louis XIII, et fut baptisé le 22 novembre, en l'église Saint-Herbland. Son père, Jean Cavelier, mercier grossier – on dirait aujourd'hui grossiste en draps et tissus – figurait parmi les notables d'une cité prospère qui ne craignait que les épidémies et les bandes de va-nu-pieds qui organisaient parfois des razzias pour tromper leur misère. Le port accueillait des marchandises apportées d'autres continents par d'intrépides marins. La bourgeoisie rouennaise soutenait de ses deniers, et avec profits, les armateurs audacieux. Les revenants-bons de l'import-export ne datent pas d'hier !
Le benjamin des Cavelier avait dix ans quand il assista, à la Chandeleur 1653, à l'élection de son père au poste envié de maître de la Confrérie Notre-Dame. Son oncle Henri était déjà trésorier de la fabrique et figurait en vingt-quatrième position sur la liste des actionnaires de la Compagnie des Cent-Associés. Cette compagnie, fondée en 1627 par Richelieu, et à laquelle avait adhéré Champlain, fondateur de Québec et défunt gouverneur du Canada, détenait le monopole du commerce de la fourrure « sur un territoire allant de la baie de l'Hudson à la Floride et de Terre-Neuve au lac Huron ». Ce ne fut pas une très bonne affaire pour l'oncle Henri, non plus que pour les autres actionnaires. René Robert avait deux ans quand les Cent-Associés durent céder leurs privilèges à une Compagnie des Habitants organisée en Nouvelle-France.
Comme ses deux frères aînés, le petit Cavelier fut envoyé au collège des jésuites fondé en 1592 par Charles de Bourbon5, établissement renommé dans toute la Normandie et qui recevait alors mille six cents élèves. Un ancien, anobli par le roi en 1637, était déjà célèbre pour avoir écrit quelques tragédies à succès : le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte notamment. On ne devait pas manquer de rappeler à René Robert, comme à ses condisciples, que Pierre Corneille avait raflé, en troisième et en première, les prix de vers latins. En revanche, les bons pères s'abstenaient sans doute de raconter que ce même Corneille, fils du maître des Eaux et Forêts de la vicomté de Rouen, était tombé amoureux, à l'âge de seize ans, alors qu'il était encore collégien, de la fille d'un magistrat des Comptes. Cette idylle faisait encore jaser, d'autant plus que le poète s'était permis, dix ans après cette aventure contrariée, de confesser, dans son Excuse à Ariste :


Je me sens tout ému quand je l'entends nommer […]
Je ne vois rien d'aimable après l'avoir aimée.


Personne ne sait si cette histoire d'amour émoustilla le jeune Cavelier, dont les aspirations sentimentales demeurent, aujourd'hui encore, un mystère. Si nous connaissons de façon assez précise et détaillée le déroulement de la carrière de l'explorateur, ses itinéraires, ses épreuves, les intrigues ourdies contre lui et même ses comptes, nous ne savons rien de sa vie amoureuse. Ses biographes se demandent même si les femmes ont jamais intéressé ce gaillard, qui paraît n'avoir eu pour maîtresse attitrée que son ambition de fonder une Amérique française. Les chroniqueurs ne lui connaissent, par on-dit, qu'une seule aventure dont il se défendit toujours d'être le héros.
L'image d'un gentilhomme aussi abstinent qu'il était sobre est plus édifiante pour la postérité que celle d'un défroqué libertin.
On peut penser qu'en se rendant de la rue du Bec, où habitaient ses parents, à la rue du Maulevrier, où se trouvait le collège, René Robert Cavelier croisait parfois dans les rues de Rouen le grand Corneille, qui habitait rue de la Pie, près du Vieux-Marché. Certains biographes avancent que le futur explorateur fut le condisciple d'un des fils du poète, qui eut sept enfants entre 1642 et 1656.
C'est sans doute sur les quais de Rouen où, après de longues courses sur les mers, les vaisseaux de haut bord venaient éparpiller leurs cargaisons exotiques, comme le voyageur vide ses poches devant la famille ébahie, que Robert eut vent de son destin et sentit naître sa vocation. Ce taciturne dut se faire très vite une certaine idée de la colonisation.
Rouen, porte des Amériques
L'Amérique doit beaucoup à Rouen. Depuis le commencement du XVI e siècle, le port était siège d'une Amirauté à « table de marbre6 » qui avait à connaître de toutes les causes concernant la police et le commerce maritimes, tant au civil qu'au criminel. C'est de là qu'était parti, en 1503, le capitaine Paulmier de Gonneville, commandant l'Espoir, un navire de cent vingt tonneaux armé par des négociants rouennais. Il avait reconnu les côtes du Brésil et ramené un Indien nommé Essoméricq qui devait épouser une cousine du navigateur. Un autre marin de Rouen, nommé Canart, pilote à bord du bateau commandé par le Honfleurais Jean Denis, ou Denys, avait, la même année, visité Terre-Neuve et l'embouchure du Saint-Laurent. En 1508, le Dieppois Thomas Aubert, sur la Pensée, un navire armé par Jean Ango, avait fait sensation en ramenant à Rouen, avec leurs vêtements et leur équipement, sept Indiens Beothuk enlevés sur la côte orientale de Terre-Neuve. Le célèbre imprimeur Henri Estienne a laissé une description de ces Indiens importés. On devait encore parler d'eux, dans les familles ayant des intérêts en Nouvelle-France, quand Cavelier de La Salle était enfant.
Ce sont les banquiers florentins de Lyon et des membres de la colonie italienne de Rouen qui commanditèrent, le 23 mars 1523, Giovanni da Verrazano pour conduire « un voyage d'exploration à travers des royaumes différents des pays rencontrés par des Portugais ». Les Portugais visés étaient, bien entendu, Magellan et ses compagnons qui, l'année précédente, avaient bouclé pour la première fois le tour du monde. Pour les grands négociants en soierie, le détroit auquel Fernão de Magellan avait donné son nom, avant d'être assassiné aux Philippines par des indigènes, était, d'après l'historien de la marine Charles de La Roncière, « beaucoup trop méridional pour devenir une route commerciale entre l'Europe et l'Asie ». Il convenait donc d'en découvrir une plus courte et plus rentable. N'ayant pu trouver le fameux détroit interocéanique, Verrazano, qui avait tout de même reconnu l'embouchure de l'Hudson puis débarqué sur la presqu'île de Manhattan, aussitôt baptisée Angoulesme, pour plaire à François Ier, ne pensa qu'à reprendre la mer. Ce furent les Rouennais Adam Godefroy et Alonce de Civille, associés à l'armateur Jean Ango, à l'amiral Philippe de Chabot et au contrôleur des finances Prudhomme, qui fournirent au Florentin (peut-être né à Lyon !) les moyens d'une deuxième expédition et quatre navires qui appareillèrent le 11 mai 1526. Cette exploration n'ayant toujours pas permis au navigateur de situer l'isthme dont il estimait l'existence certaine, une troisième expédition fut montée en 1528, toujours avec le concours des Rouennais. C'est au cours de celle-ci que Verrazano trouva la mort. Tombé dans une embuscade avec six de ses compagnons, il fut, comme eux, dépecé et dévoré par les Sauvages sur une île couverte de hautes herbes qui devait être la Jamaïque. Les Florentins de Rouen, qui avaient des intérêts à Dieppe, représentaient une vraie puissance économique et politique depuis qu'Alexandre Farnèse, duc de Parme et gouverneur général des Pays-Bas, venu en France au secours des catholiques, avait forcé Henri IV à lever le siège de la cité normande en 1592, renouvelant ainsi l'exploit accompli devant Paris en 1590.
Les grands marchands rouennais, qui n'étaient pas des philanthropes, ne se contentaient pas de financer des explorations dont ils laisseraient la gloire aux navigateurs mais recueilleraient les profits. Ils avaient été les premiers à construire des raffineries de sucre aux Antilles, ce qui assurait de nombreux mouvements de navires et de fréquents échanges entre sédentaires curieux et marins au long cours.
Le rôle commercial et colonial de Rouen, la ville la plus peuplée de France après Paris, avec près de quarante mille habitants, était donc primordial à l'époque où le jeune Robert Cavelier regardait les bricks, les trois-mâts et les goélettes remonter le fleuve.
Chacun d'entre nous, se référant aux curiosités de sa propre enfance, peut imaginer le fils du drapier flânant sur les quais les jours de congé, humant les senteurs d'épices, essayant de deviner le contenu des ballots et des caisses tirés des cales par les mâts de charge, observant les gestes des matelots au visage buriné par les vents, au teint recuit par le soleil et les embruns salés des tropiques, saisissant des bribes de confidences pas toujours édifiantes pour un élève des jésuites. Ces navires et ces hommes venant d'un autre monde, du Nouveau Monde, prouvaient que l'inconnu était connaissable. Il suffisait peut-être d'une voile, d'un bon vent et d'un peu de courage pour aborder cette cité décrite par le franciscain Marcos de Niza où les hommes raclaient la sueur de leur corps avec des palettes d'or, portaient aux oreilles et aux ailes du nez d'énormes turquoises et se couvraient de tuniques de bison serrées par des ceintures incrustées de pierres précieuses.
L'animation du port, hérissé de mâts, et les mouvements des navires sous voiles prenaient une signification plus concrète au sein de la famille Cavelier. Les conversations portaient fréquemment sur les affaires de Nouvelle-France où un autre fils Cavelier, Jean, de sept ans plus âgé que Robert, missionnaire de l'ordre de Saint-Sulpice, se dévouait au salut des âmes des Huron. La vue des vaisseaux aurait suffi à inspirer au garçon des idées de partance et d'aventure ; l'engagement des siens dans les affaires coloniales et l'évangélisation des Sauvages lui ouvrait les carrières confusément convoitées.
L'ambiance du collège ajoutait aux rêves d'aventure et d'exploration le cautionnement mystique dont un garçon pieux ne pouvait se passer. Entre deux cours, les pères racontaient les succès évangéliques, les tribulations et parfois le martyre d'anciens du collège devenus missionnaires chez les Iroquois et les Huron.
La Nouvelle-France étant placée sous l'autorité de l'archevêque de Rouen, les rapports étaient constants entre la ville et les lointains territoires où les jésuites, pères et novices, se montraient très actifs. Remy de Gourmont évalue à plus de soixante le nombre des membres de la Compagnie qui, après la mort de Champlain, de 1635 à 1647, avaient exploré la région des Grands Lacs. Le père Jean de Brébeuf, professeur de grammaire de Corneille, et le père Charles Lallemand avaient déjà accompagné Champlain, lors de son voyage au Canada, en 1625. De retour à Rouen, ils n'avaient pensé, avant de repartir, qu'à susciter des vocations de convertisseurs coloniaux en racontant leurs pérégrinations, et surtout en faisant instruire au collège, puis baptiser à la cathédrale, le gentil Huron Amantacha, en français Castor, ramené en France pour l'édification des croyants et la mise en confiance des armateurs !
Depuis 1632, le bulletin d'information Relations de la Nouvelle-France, publié par les jésuites pour faire connaître les activités de la Compagnie de Jésus au Canada, apportait aux élèves du collège des nouvelles des professeurs qu'ils avaient connus et qui s'étaient exilés pour propager la foi chrétienne. Le père Daniel, ami des Huron, était mort percé par les flèches des Iroquois en défendant sa chapelle de la profanation. Ces mêmes Iroquois avaient attaché au poteau de torture le père Jean de Brébeuf et le père Charles Lallemand qui, en 1649, étaient retournés à la mission Saint-Louis pour stimuler le zèle des novices. Les Indiens Mohawk avaient commencé par enlever au père Brébeuf, paré d'un collier de fers de hache chauffés à blanc, des morceaux de chair qu'ils s'étaient empressés de déguster devant leur victime. Puis ils avaient achevé le jésuite, après avoir bu son sang alors qu'il survivait à l'épreuve du scalp. Quant au père Lallemand, il avait fallu lui fendre le crâne à coups de tomahawk pour l'envoyer rejoindre le Dieu qu'il n'avait cessé d'invoquer pendant son martyre.
Le destin du père Isaac Jogues paraissait tout aussi édifiant. Les Iroquois lui avaient tranché les doigts avec des coquillages affûtés avant de l'abandonner à des gamins espiègles qui s'étaient amusés à couvrir le malheureux de tisons ardents ! Le bon père, ayant miraculeusement survécu à ce barbecue barbare, avait reçu pour réconfort un épis de maïs et s'était aussitôt appliqué à recueillir les quelques gouttes de rosée qui perlaient sur les feuilles pour baptiser deux malheureux Huron attachés à son sort. Racheté aux Indiens par des trappeurs hollandais qui entretenaient de bonnes relations avec les Iroquois, le jésuite mutilé avait pu regagner la France. Dès son retour, il avait été reçu avec respect par la reine, et le pape lui avait accordé une dispense, afin qu'il puisse continuer à célébrer la messe sans doigts !
Robert Cavelier entendit ainsi, pendant toute son enfance, chanter les louanges des missionnaires de la Compagnie de Jésus qui méritait déjà le titre de Première Légion du Christ qu'on allait lui donner plus tard. Rien d'étonnant donc qu'au terme de ses études de rhétorique, les jésuites, qui s'y connaissent en hommes et savent distinguer ceux qui peuvent le mieux servir les intérêts conjugués de Dieu et de la Compagnie, aient proposé à cet élève d'entrer dans leurs rangs. M. Cavelier, le riche marchand de tissu, fournisseur du chapitre de la cathédrale, vit dans la proposition un établissement honorable pour son troisième fils. Les bons pères, qui suivaient depuis l'enfance les progrès de Robert, pensèrent qu'il ferait un bon professeur. Quant à l'intéressé, il estima que la Compagnie de Jésus faciliterait grandement les projets de voyage et d'exploration qui lui trottaient par la tête.
Entré comme novice le 15 octobre 1658, à l'âge de quinze ans, dans la « jésuitière » de Paris, il quittera la Compagnie le 28 mars 1667, après avoir été relevé de ses vœux par le révérend père Oliva, général de l'ordre, qui fit simplement savoir au provincial de France : « Nous vous mandons de renvoyer de la Compagnie Robert Ignace Cavelier, scolastique approuvé. » Le futur fondateur de la Louisiane avait mis neuf ans pour se rendre compte qu'il n'était pas fait pour la prêtrise, mais, pendant ces années, il avait beaucoup appris. Non seulement de la logique, de la physique, de la théologie et des mathématiques, mais surtout de la géographie, sa passion, matière qu'il avait parfois enseignée en assurant l'intérim d'un professeur malade.
Il existe toutes sortes de raisons, bonnes, mauvaises ou simplement douteuses, de jeter la soutane au buisson et la plupart des défroqués se montrent fort discrets sur ce genre de strip-tease. La démission de Robert Cavelier n'eut, semble-t-il, rien de trouble. Elle ne cachait ni désir de dissipation ni reniement de la foi ancestrale. Elle paraît plutôt avoir été l'aboutissement loyal de longues réflexions et d'un débat intérieur au cours duquel les scrupules les plus sincères s'allièrent à un irréfragable désir de liberté et à la conviction très orgueilleuse de pouvoir assumer un destin qui dépasserait les buts ordinaires de la Compagnie et ferait plus pour la gloire de Dieu et de la France que la simple pêche aux âmes sauvages.
Avec sagesse, les jésuites n'acceptaient pas qu'on prononçât des vœux définitifs et qu'on accédât à la prêtrise avant l'âge de vingt-cinq ans. À vingt-quatre ans, Cavelier, voyant arriver l'échéance, demande très officiellement, en exposant franchement ses raisons, à rentrer dans le monde. Le perinde ac cadaver, qui est l'obligation absolue du jésuite, lui répugne. Jamais il n'abdiquera comme un cadavre devant qui que ce soit. Robert n'est pas doué pour l'obéissance. Ni pour la diplomatie ni pour le dialogue. C'est un individualiste forcené, qui n'accorde que rarement sa confiance. « Moi, dis-je, et c'est assez ! » aurait-il lancé à l'un de ses compagnons, et quand le dévoué Joutel, un ami inconditionnel, voudra un jour risquer un avis alors que l'expédition patauge dans le delta du Mississippi, il s'entendra répondre sèchement : « Je n'ai pas emmené des conseilleurs avec moi ! »
Dans une lettre du 22 août 1682, écrite alors qu'il vient de regagner Québec après la prise de possession de la Louisiane, l'explorateur, déjà en butte aux incrédules, aux jaloux et aux critiques ignares, qui jugent sa découverte des bouches du Mississippi inutile, se définit avec lucidité face à l'incompréhension que sa personnalité suscite :
« Pour ce que vous me dites de mon extérieur, je le reconnais assez moi-même. Mais naturam expellas et outre qu'il faudrait plus de confiance que je n'en ai pour demeurer égal au milieu de tant d'incidents différents, les domestiques n'ont guère le droit de se plaindre de ces sortes de défauts, quand ils ne leur font point endurer de violences ; et si je manque d'ouvertures ou de caresses pour ceux que je fréquente, c'est uniquement par une timidité qui m'est naturelle et qui m'a fait quitter plusieurs emplois où j'aurais pu réussir sans cela, mais auxquels, me jugeant moi-même peu propre à cause de ce défaut, j'ai choisi une vie approchant à mon humeur solitaire, qui n'a cependant rien de rude pour mes gens7. »
Toutefois ce constat, qui fait la part belle à la timidité et au goût de la solitude, passe sous silence l'autoritarisme. C'est l'autoportrait d'un homme mûr, qui vient de réaliser la première de ses ambitions : prolonger, au long du Mississippi, la Nouvelle-France jusqu'au golfe du Mexique. Reste à savoir comment il y a réussi.
1 Cette gravure coloriée est la propriété de The Historic New Orleans Collection, New Orleans, Louisiana.
2 Il tombe en moyenne mille cinq cents millimètres d'eau.
3 On situe aujourd'hui ce lieu près de Venice, à environ cent quinze kilomètres au sud de La Nouvelle-Orléans.
4 L'ancienne orthographe, avec un seul p, a volontairement été respectée dans les citations.
5 Aujourd'hui lycée Corneille.
6 L'Amirauté constituait avec la Connétablie et les Eaux et Forêts les juridictions dites de la Table de marbre. Ces tribunaux tiraient leur nom de la table placée dans la grande salle du Palais autour de laquelle ils siégeaient.
7 Lettre citée par Léon Lemonnier dans Cavelier de La Salle et l'exploration du Mississippi, Gallimard, Paris, 1942.