2.
La vocation coloniale
Une image
d'Épinal
Les notaires sont gens utiles. C'est grâce à l'un
d'eux, Jacques de La Métairie, présent le 9 avril 1682 dans
les bouches du Mississippi, que nous possédons l'acte de naissance
de la Louisiane.
Si l'on en croit les témoins, futurs mémorialistes
plus ou moins scrupuleux ou louangeurs, ce fut un moment
exceptionnel et émouvant. Les siècles et les chroniqueurs bien
intentionnés, en chargeant cet épisode historique d'une
signification grandiose et romantique, en ont fait le symbole des
fondations coloniales.
Peintres et graveurs, s'inspirant des minutes du
notaire et des souvenirs des participants, ont brossé de
l'événement des tableaux bucoliques et majestueux comme celui
peint, vers 1860, par Jean-Adolphe Bocquin1.
On y voit, devant une colonne fleurdelisée, le
chef de l'expédition, Robert Cavelier de La Salle, conquistador à
la mode française, présider à la prise de possession d'un
territoire dont il ignore les véritables limites et qu'il a choisi
de nommer Louisiane par révérence envers le roi Louis XIV.
Seul un condottiere poète était capable, pour désigner au monde sa
conquête, d'imaginer un assemblage de syllabes aussi harmonieux
qu'un prénom de femme.
Le gentilhomme explorateur a revêtu pour la
circonstance un habit bleu, d'autres disent grenat, surbrodé d'or.
Il porte écharpe, jabot, manchettes de dentelle et un feutre
emplumé sur une perruque cascadante. Il désigne de son épée nue le
sol américain et lit l'acte notarié qui assure au roi de France la
pleine et entière propriété d'un demi-continent.
Des Indiens musclés, nus, visage peint et occiput
planté de plumes, armés d'arcs et de javelots, accompagnés de
femmes et d'enfants, suivent le déroulement de la cérémonie avec
l'étonnement et l'intérêt que provoque souvent
l'incompréhension.
Le tabellion et son instrumentaire, en habit noir,
ont l'air de se demander ce qu'ils sont venus faire au milieu de
ces Sauvages, réputés bons, dont on confisque le pays. La robe de
bure d'un capucin prouve que Dieu patronne cette annexion et, à
l'arrière-plan, des militaires, qui paraissent accorder plus
d'attention aux croupes dodues des Indiennes qu'au discours de leur
commandant, présentent les armes.
Le sabre et le goupillon sont, comme chacun le
sait depuis Cortés et Pizarro, instruments universels de
colonisation !
En toile de fond, le Mississippi étale jusqu'à
l'horizon ses eaux verdâtres sur lesquelles glisse la pirogue d'un
pêcheur indien, qui n'a pas jugé indispensable de changer ses
habitudes.
Dans le delta, le printemps est la plus incertaine
des saisons et avril le plus humide des mois2. Les brumes livides qu'exhalent le fleuve
écartelé sur des centaines d'hectares, les forêts aqueuses et les
marais du plat pays s'obstinent certains jours à résister à la
pénétration du soleil. Cependant, l'apparition de ce dernier
transforme la lande palustre et désolée en une vaste plaine de bord
de mer, lumineuse et toute bruissante de milliers d'oiseaux.
En quelques heures, la température peut passer de
la froidure hivernale aux moiteurs de l'été subtropical. Les vents
du sud et du sud-est, traversant à grand train, sans rencontrer
d'obstacles, le golfe du Mexique, poussent dans un ciel
d'apocalypse des nuages boursouflés, couleur d'encre, qui
installent le crépuscule en plein midi et crèvent soudain comme des
outres trop remplies. Des averses d'une violence extrême douchent,
plusieurs fois par jour, ces terres spongieuses du delta, grand
corps limoneux irrigué par les innombrables ramifications du
Mississippi. Elles laissent à peine aux roseaux et aux herbes
hautes le temps de sécher et de se redresser avant qu'une rafale
diluvienne ne vienne les abattre à nouveau.
Aussi est-il probable que le baptême de la
nouvelle colonie d'Amérique se déroula, le 9 avril 1682, entre
deux orages. Le précieux notaire du fort Frontenac, dont Cavelier
se faisait accompagner depuis son départ du Canada, rapporte
d'ailleurs dans son procès-verbal : « On remonta un peu
au-dessus du confluent (des trois bras principaux du fleuve), pour
trouver un lieu sec et qui ne fût point inondé3. » Tous ceux qui suivirent La Salle
sont unanimes à reconnaître, dans leurs rapports ou mémoires, que
les explorateurs eurent beaucoup de mal à trouver un endroit à
l'abri des débordements du fleuve pour ériger la colonne symbolique
de la prise de possession.
Celle-ci fut dressée « environ à
27 degrés d'élévation du pôle », précise Jacques de La
Métairie. Les charpentiers membres de l'expédition décapitèrent un
arbre, l'ébranchèrent, obtinrent ainsi un fût enraciné, susceptible
de résister aux vents et à la montée fréquente des eaux. Ils
dressèrent aussi une croix. Sur la colonne improvisée on cloua les
armes royales, découpées dans le flanc d'un chaudron de cuivre, et
le plus habile grava l'inscription : « Louis le Grand,
Roy de France et de Navarre, règne le 9 avril 1682. » Le
roi en question se remettait alors, de l'autre côté des mers, de sa
première attaque de goutte !
Au pied de la croix fut enterrée une plaque de
plomb portant, d'un côté, les armes de France avec, cette fois, une
inscription en latin de sacristie : Ludovicus Magnus regnat nono Aprilis MDCLXXXII, et,
de l'autre, Robertus Cavelier, cum domino de
Tonty, legato, R.P. Zenobio Membre, Recollecto, et viginti
Gallis, primus hoc flumen, inde ab Ilineorum pago enavigavit,
ejusque ostium fecit pervium nono Aprilis anni
MDCLXXXII.
C'est alors que, mettant l'épée au clair, Cavelier
de La Salle donna lecture de l'acte de naissance de la
Louisiane.
Ce texte vaut d'être reproduit car il constitue
une pièce inestimable de l'anthologie colonialiste du XVII e siècle et
de tous les temps. Il prouve aussi le souci des formes, qui
distinguait alors les explorateurs patentés des coureurs de bois et
autres aventuriers.
« De par très haut, très puissant, très
invincible et victorieux prince Louis le Grand, par la grâce de
Dieu Roy de France et de Navarre, quatorzième de ce nom, ce
jourd'hui, neuvième avril mille six cent quatre-vingt-deux, Je, en
vertu de la commission de Sa Majesté, que je tiens en main, prêt à
la faire voir à qui il pourrait appartenir, ai pris et prends
possession, au nom de Sa Majesté et des successeurs de sa couronne,
de ce pays de la Louisiane, mers, havres, ports, baies, détroits
adjacents, et toutes les nations, peuples, provinces, villes,
bourgs, villages, mines, minières, pêches, fleuves, rivières,
compris dans l'étendue de ladite Louisiane, depuis l'embouchure du
grand fleuve Saint-Louis du côté de l'Est, appelé autrement Ohio,
Olighin Sipou ou Chukagoua, et ce du consentement des Chabanon,
Chikacha et autres peuples y demeurant, avec qui nous avons fait
alliance, comme aussi le long du fleuve Colbert ou
Mississipi4 et rivières qui s'y déchargent, depuis sa
naissance au-delà du pays des Sioux ou des Nadouesioux, et ce de
leur consentement et des Ohotante, Ilinois, Matsigamea, Akansa,
Natchè, Koroa, qui sont les plus considérables nations qui y
demeurent, avec qui nous avons fait alliance par nous ou gens de
notre part, jusqu'à son embouchure dans la mer ou golfe de Mexique,
environ les vingt-sept degrés d'élévation du pôle septentrional
jusqu'à l'embouchure des Palmes, sur l'assurance que nous avons eue
de toutes ces nations que nous sommes les premiers Européens qui
aient descendu ou remonté ledit fleuve Colbert ;
» Proteste contre tous ceux qui voudraient à
l'avenir entreprendre de s'emparer de tous ou chacun desdits pays,
peuples, terres ci-devant spécifiés, au préjudice du droit que Sa
Majesté y acquiert, du consentement des susdites nations, de quoi,
et de tout ce que besoin pourra être, prends à témoin ceux qui
m'écoutent et en demande acte au notaire présent pour servir ce que
de raison. »
« Le père Membré entonna le Vexilla Regis, puis le Domine
salvum fac regem, par où la cérémonie finit avec les cris
de : “Vive le Roy” », précise l'officier ministériel dans
son compte rendu. On ignore ce que dirent et firent les sachems qui
n'avaient sans doute retenu du discours de Cavelier que les noms
indiens des nations amies ou ennemies de la leur.
Le notaire délivra aussitôt l'acte et le fit
signer aux témoins, compagnons de Cavelier, qui, avant d'arriver à
cette consécration de leurs efforts, avaient bravé, pendant des
mois, tous les dangers que représentait pour une expédition la
traversée nord-sud de ce qui constitue aujourd'hui les
États-Unis.
Ainsi, après Cavelier, apposèrent leur
signature : Zénobe Membré, récollet missionnaire, Henry de
Tonty, François de Boisrondet, Jean Bourdon, sieur d'Autray,
Jacques Cauchois, Pierre You, Gilles Meneret, Jean Michel,
chirurgien, Jean Masse (ou Mas), Jean de Lignon, Nicolas de La
Salle et La Métairie, notaire.
Certains de ces hommes seront aussi les témoins,
cinq ans plus tard et à peu de distance du site inaugural, dans ce
même delta sauvage, de la fin tragique de Robert Cavelier de La
Salle.
Catholique et
normand
L'homme qui, le 9 avril 1682, prend
possession d'un territoire dont il a arbitrairement fixé les
frontières est un Normand. D'abord un Normand. Surtout un
Normand.
Jusqu'à sa mort, Robert Cavelier de La Salle
illustrera le riche tempérament, les fortes qualités
– rusticité de mœurs, pugnacité, endurance, esprit
d'entreprise – comme les défauts irritants légués par les
lointains ancêtres vikings. Descendant de ces demi-barbares, qui
arrachèrent des provinces à Charles le Simple et à Raoul de
Bourgogne, pour s'en faire un royaume, le fils du drapier, grand
bourgeois de Rouen, se comporte comme un Rollon. C'est au nom du
roi de France qu'il annexe un pan du continent américain, mais il
compte bien que cette colonie sera son domaine, son duché. Il y a
un duc de Normandie chez Cavelier comme il y a un vice-roi
d'Espagne chez Cortés. Louis XIV ne peut prendre ombrage d'une
ambition qu'il a encouragée par lettres patentes du 12 mai
1678. Quant à Colbert, il ne suppute qu'un apport colonial offert
par un aventurier de bonne éducation, respectueux du sceptre royal
et pieux par-dessus le marché. La permission signée par le roi et
délivrée au sieur de La Salle – il a été anobli le 13 mai
1675 « pour ses bonnes actions dans le pays du
Canada » – autorise expressément le porteur « à
travailler à la découverte de la partie occidentale de la
Nouvelle-France, à y construire des forts… ». Tout cela, bien
sûr, à ses dépens !
Cette année-là, le Roi-Soleil a non seulement la
goutte mais des dettes. Tandis que Cavelier pose symboliquement la
première pierre d'une colonie qui fera une grande Amérique
française du Canada au golfe du Mexique, le souverain est penché,
avec ses architectes, sur les plans de Versailles. Il ne pense qu'à
flanquer le château de deux ailes, ce qui coûte cher et donne
beaucoup de souci aux responsables des finances royales. Mais cela,
l'explorateur l'ignore. Le saurait-il qu'il considérerait sans
doute que ce ne sont pas là ses affaires.
Robert Cavelier a de la religion, de l'honneur et
un sens inné de la grandeur. C'est un de ces ambitieux intrépides,
d'autant plus accrochés à leur ambition que celle-ci les dépasse.
Les gens de son acabit voient plus loin qu'une réussite de
conquistador. La gloire suffit aux vaniteux, la fortune satisfait
les cupides, la possession comble les propriétaires, le pouvoir
tient lieu de tout à qui n'est rien. Qui a le sens de la grandeur
méprise ces profits trop humains. Il vise au destin exclusif, celui
que la postérité ne pourra comparer à nul autre. S'établir dans
l'Histoire, grand, unique et solitaire, c'est convoiter
l'inaccessible. N'y parviennent que ceux qui osent se saisir des
circonstances pour transcender l'extravagance, transmuer la folie
en raison et la forfanterie en sagesse. Les petits chefs, ceux qui
tranchent de tout, et parfois les têtes, avec suffisance et
niaiserie, voient dans une telle aspiration de la mégalomanie et
une complexion dictatoriale. Seuls les simples et les éveillés
apprécient pareille passion de la grandeur. Les premiers parce
qu'ils sont capables d'admiration et de foi, les seconds parce
qu'ils admettent l'existence d'hommes providentiels, c'est-à-dire
d'êtres agréés par la Providence. Les individus de ce type sont
adulés par les uns, haïs par les autres et généralement mieux
suivis par les pauvres que par les nantis.
Aux opportunistes, dont il usera avec mépris, le
guide distribuera des prébendes et des hochets. Les sincères, les
dévoués jusqu'à la mort seront payés de rebuffades, parfois
d'injustice, souvent d'ingratitude. Les opposants seront traités en
rebelles et ne pourront espérer de clémence. L'homme épris de
grandeur ne fait pas de sentiment et ignore les états d'âme. Il va
son destin. Mais, comme il faut bien que son action s'exerce pour
quelque chose qui en vaille la peine, c'est vers une abstraction
incontestable qu'il se tourne : Dieu ou la Patrie.
Quelquefois, les deux conjointement soudés, comme le voulut Jeanne
d'Arc.
Chez les pères jésuites, le jeune Cavelier a
longtemps écrit en tête de ses devoirs la formule :
Ad majorem Dei gloriam. Il a failli, en
entrant plus tard au service de la Compagnie de Jésus, consacrer sa
vie uniquement à la plus grande gloire de Dieu, mais il opta pour
une grandeur plus humaine. Ad majorem patriae
gloriam : telle aurait pu être sa justification
avouée.
Tous les biographes de René Robert s'entendent
pour dire que le fondateur de la Louisiane fut un enfant sage, un
élève appliqué, un adolescent dévot. Il vint au monde en 1643,
l'année où mourut Louis XIII, et fut baptisé le
22 novembre, en l'église Saint-Herbland. Son père, Jean
Cavelier, mercier grossier – on dirait aujourd'hui grossiste
en draps et tissus – figurait parmi les notables d'une cité
prospère qui ne craignait que les épidémies et les bandes de
va-nu-pieds qui organisaient parfois des razzias pour tromper leur
misère. Le port accueillait des marchandises apportées d'autres
continents par d'intrépides marins. La bourgeoisie rouennaise
soutenait de ses deniers, et avec profits, les armateurs audacieux.
Les revenants-bons de l'import-export ne datent pas
d'hier !
Le benjamin des Cavelier avait dix ans quand il
assista, à la Chandeleur 1653, à l'élection de son père au poste
envié de maître de la Confrérie Notre-Dame. Son oncle Henri était
déjà trésorier de la fabrique et figurait en vingt-quatrième
position sur la liste des actionnaires de la Compagnie des
Cent-Associés. Cette compagnie, fondée en 1627 par Richelieu, et à
laquelle avait adhéré Champlain, fondateur de Québec et défunt
gouverneur du Canada, détenait le monopole du commerce de la
fourrure « sur un territoire allant de la baie de l'Hudson à
la Floride et de Terre-Neuve au lac Huron ». Ce ne fut pas une
très bonne affaire pour l'oncle Henri, non plus que pour les autres
actionnaires. René Robert avait deux ans quand les Cent-Associés
durent céder leurs privilèges à une Compagnie des Habitants
organisée en Nouvelle-France.
Comme ses deux frères aînés, le petit Cavelier fut
envoyé au collège des jésuites fondé en 1592 par Charles de
Bourbon5, établissement renommé dans
toute la Normandie et qui recevait alors mille six cents élèves. Un
ancien, anobli par le roi en 1637, était déjà célèbre pour avoir
écrit quelques tragédies à succès : le
Cid, Horace, Cinna, Polyeucte
notamment. On ne devait pas manquer de rappeler à René Robert,
comme à ses condisciples, que Pierre Corneille avait raflé, en
troisième et en première, les prix de vers latins. En revanche, les
bons pères s'abstenaient sans doute de raconter que ce même
Corneille, fils du maître des Eaux et Forêts de la vicomté de
Rouen, était tombé amoureux, à l'âge de seize ans, alors qu'il
était encore collégien, de la fille d'un magistrat des Comptes.
Cette idylle faisait encore jaser, d'autant plus que le poète
s'était permis, dix ans après cette aventure contrariée, de
confesser, dans son Excuse à
Ariste :
Je me sens tout ému quand je
l'entends nommer […]
Je ne vois rien d'aimable
après l'avoir aimée.
Personne ne sait si cette histoire d'amour
émoustilla le jeune Cavelier, dont les aspirations sentimentales
demeurent, aujourd'hui encore, un mystère. Si nous connaissons de
façon assez précise et détaillée le déroulement de la carrière de
l'explorateur, ses itinéraires, ses épreuves, les intrigues ourdies
contre lui et même ses comptes, nous ne savons rien de sa vie
amoureuse. Ses biographes se demandent même si les femmes ont
jamais intéressé ce gaillard, qui paraît n'avoir eu pour maîtresse
attitrée que son ambition de fonder une Amérique française. Les
chroniqueurs ne lui connaissent, par on-dit, qu'une seule aventure
dont il se défendit toujours d'être le héros.
L'image d'un gentilhomme aussi abstinent qu'il
était sobre est plus édifiante pour la postérité que celle d'un
défroqué libertin.
On peut penser qu'en se rendant de la rue du Bec,
où habitaient ses parents, à la rue du Maulevrier, où se trouvait
le collège, René Robert Cavelier croisait parfois dans les rues de
Rouen le grand Corneille, qui habitait rue de la Pie, près du
Vieux-Marché. Certains biographes avancent que le futur explorateur
fut le condisciple d'un des fils du poète, qui eut sept enfants
entre 1642 et 1656.
C'est sans doute sur les quais de Rouen où, après
de longues courses sur les mers, les vaisseaux de haut bord
venaient éparpiller leurs cargaisons exotiques, comme le voyageur
vide ses poches devant la famille ébahie, que Robert eut vent de
son destin et sentit naître sa vocation. Ce taciturne dut se faire
très vite une certaine idée de la colonisation.
Rouen, porte des
Amériques
L'Amérique doit beaucoup à Rouen. Depuis le
commencement du XVI e siècle, le port était siège d'une Amirauté à
« table de marbre6 » qui avait à connaître de toutes les
causes concernant la police et le commerce maritimes, tant au civil
qu'au criminel. C'est de là qu'était parti, en 1503, le
capitaine Paulmier de Gonneville, commandant l'Espoir, un navire de cent vingt tonneaux armé par
des négociants rouennais. Il avait reconnu les côtes du Brésil et
ramené un Indien nommé Essoméricq qui devait épouser une cousine du
navigateur. Un autre marin de Rouen, nommé Canart, pilote à bord du
bateau commandé par le Honfleurais Jean Denis, ou Denys, avait, la
même année, visité Terre-Neuve et l'embouchure du Saint-Laurent. En
1508, le Dieppois Thomas Aubert, sur la Pensée, un navire armé par Jean Ango, avait fait
sensation en ramenant à Rouen, avec leurs vêtements et leur
équipement, sept Indiens Beothuk enlevés sur la côte orientale de
Terre-Neuve. Le célèbre imprimeur Henri Estienne a laissé une
description de ces Indiens importés. On devait encore parler d'eux,
dans les familles ayant des intérêts en Nouvelle-France, quand
Cavelier de La Salle était enfant.
Ce sont les banquiers florentins de Lyon et des
membres de la colonie italienne de Rouen qui commanditèrent, le
23 mars 1523, Giovanni da Verrazano pour conduire « un
voyage d'exploration à travers des royaumes différents des pays
rencontrés par des Portugais ». Les Portugais visés étaient,
bien entendu, Magellan et ses compagnons qui, l'année précédente,
avaient bouclé pour la première fois le tour du monde. Pour les
grands négociants en soierie, le détroit auquel Fernão de Magellan
avait donné son nom, avant d'être assassiné aux Philippines
par des indigènes, était, d'après l'historien de la marine Charles
de La Roncière, « beaucoup trop méridional pour devenir une
route commerciale entre l'Europe et l'Asie ». Il convenait
donc d'en découvrir une plus courte et plus rentable. N'ayant pu
trouver le fameux détroit interocéanique, Verrazano, qui avait tout
de même reconnu l'embouchure de l'Hudson puis débarqué sur la
presqu'île de Manhattan, aussitôt baptisée Angoulesme, pour plaire
à François Ier, ne pensa qu'à
reprendre la mer. Ce furent les Rouennais Adam Godefroy et Alonce
de Civille, associés à l'armateur Jean Ango, à l'amiral Philippe de
Chabot et au contrôleur des finances Prudhomme, qui fournirent au
Florentin (peut-être né à Lyon !) les moyens d'une deuxième
expédition et quatre navires qui appareillèrent le 11 mai
1526. Cette exploration n'ayant toujours pas permis au navigateur
de situer l'isthme dont il estimait l'existence certaine, une
troisième expédition fut montée en 1528, toujours avec le concours
des Rouennais. C'est au cours de celle-ci que Verrazano trouva la
mort. Tombé dans une embuscade avec six de ses compagnons, il fut,
comme eux, dépecé et dévoré par les Sauvages sur une île couverte
de hautes herbes qui devait être la Jamaïque. Les Florentins de
Rouen, qui avaient des intérêts à Dieppe, représentaient une vraie
puissance économique et politique depuis qu'Alexandre Farnèse, duc
de Parme et gouverneur général des Pays-Bas, venu en France au
secours des catholiques, avait forcé Henri IV à lever le siège
de la cité normande en 1592, renouvelant ainsi l'exploit accompli
devant Paris en 1590.
Les grands marchands rouennais, qui n'étaient pas
des philanthropes, ne se contentaient pas de financer des
explorations dont ils laisseraient la gloire aux navigateurs mais
recueilleraient les profits. Ils avaient été les premiers à
construire des raffineries de sucre aux Antilles, ce qui assurait
de nombreux mouvements de navires et de fréquents échanges entre
sédentaires curieux et marins au long cours.
Le rôle commercial et colonial de Rouen, la ville
la plus peuplée de France après Paris, avec près de quarante mille
habitants, était donc primordial à l'époque où le jeune Robert
Cavelier regardait les bricks, les trois-mâts et les goélettes
remonter le fleuve.
Chacun d'entre nous, se référant aux curiosités de
sa propre enfance, peut imaginer le fils du drapier flânant sur les
quais les jours de congé, humant les senteurs d'épices, essayant de
deviner le contenu des ballots et des caisses tirés des cales par
les mâts de charge, observant les gestes des matelots au visage
buriné par les vents, au teint recuit par le soleil et les embruns
salés des tropiques, saisissant des bribes de confidences pas
toujours édifiantes pour un élève des jésuites. Ces navires et ces
hommes venant d'un autre monde, du Nouveau Monde, prouvaient que
l'inconnu était connaissable. Il suffisait peut-être d'une voile,
d'un bon vent et d'un peu de courage pour aborder cette cité
décrite par le franciscain Marcos de Niza où les hommes raclaient
la sueur de leur corps avec des palettes d'or, portaient aux
oreilles et aux ailes du nez d'énormes turquoises et se couvraient
de tuniques de bison serrées par des ceintures incrustées de
pierres précieuses.
L'animation du port, hérissé de mâts, et les
mouvements des navires sous voiles prenaient une signification plus
concrète au sein de la famille Cavelier. Les conversations
portaient fréquemment sur les affaires de Nouvelle-France où un
autre fils Cavelier, Jean, de sept ans plus âgé que Robert,
missionnaire de l'ordre de Saint-Sulpice, se dévouait au salut des
âmes des Huron. La vue des vaisseaux aurait suffi à inspirer au
garçon des idées de partance et d'aventure ; l'engagement des
siens dans les affaires coloniales et l'évangélisation des Sauvages
lui ouvrait les carrières confusément convoitées.
L'ambiance du collège ajoutait aux rêves
d'aventure et d'exploration le cautionnement mystique dont un
garçon pieux ne pouvait se passer. Entre deux cours, les pères
racontaient les succès évangéliques, les tribulations et parfois le
martyre d'anciens du collège devenus missionnaires chez les
Iroquois et les Huron.
La Nouvelle-France étant placée sous l'autorité de
l'archevêque de Rouen, les rapports étaient constants entre la
ville et les lointains territoires où les jésuites, pères et
novices, se montraient très actifs. Remy de Gourmont évalue à plus
de soixante le nombre des membres de la Compagnie qui, après la
mort de Champlain, de 1635 à 1647, avaient exploré la région des
Grands Lacs. Le père Jean de Brébeuf, professeur de grammaire de
Corneille, et le père Charles Lallemand avaient déjà accompagné
Champlain, lors de son voyage au Canada, en 1625. De retour à
Rouen, ils n'avaient pensé, avant de repartir, qu'à susciter des
vocations de convertisseurs coloniaux en racontant leurs
pérégrinations, et surtout en faisant instruire au collège, puis
baptiser à la cathédrale, le gentil Huron Amantacha, en français
Castor, ramené en France pour l'édification des croyants et la mise
en confiance des armateurs !
Depuis 1632, le bulletin d'information
Relations de la Nouvelle-France, publié
par les jésuites pour faire connaître les activités de la Compagnie
de Jésus au Canada, apportait aux élèves du collège des nouvelles
des professeurs qu'ils avaient connus et qui s'étaient exilés pour
propager la foi chrétienne. Le père Daniel, ami des Huron, était
mort percé par les flèches des Iroquois en défendant sa chapelle de
la profanation. Ces mêmes Iroquois avaient attaché au poteau de
torture le père Jean de Brébeuf et le père Charles Lallemand qui,
en 1649, étaient retournés à la mission Saint-Louis pour stimuler
le zèle des novices. Les Indiens Mohawk avaient commencé par
enlever au père Brébeuf, paré d'un collier de fers de hache
chauffés à blanc, des morceaux de chair qu'ils s'étaient empressés
de déguster devant leur victime. Puis ils avaient achevé le
jésuite, après avoir bu son sang alors qu'il survivait à l'épreuve
du scalp. Quant au père Lallemand, il avait fallu lui fendre le
crâne à coups de tomahawk pour l'envoyer rejoindre le Dieu qu'il
n'avait cessé d'invoquer pendant son martyre.
Le destin du père Isaac Jogues paraissait tout
aussi édifiant. Les Iroquois lui avaient tranché les doigts avec
des coquillages affûtés avant de l'abandonner à des gamins
espiègles qui s'étaient amusés à couvrir le malheureux de tisons
ardents ! Le bon père, ayant miraculeusement survécu à ce
barbecue barbare, avait reçu pour réconfort un épis de maïs et
s'était aussitôt appliqué à recueillir les quelques gouttes de
rosée qui perlaient sur les feuilles pour baptiser deux malheureux
Huron attachés à son sort. Racheté aux Indiens par des trappeurs
hollandais qui entretenaient de bonnes relations avec les Iroquois,
le jésuite mutilé avait pu regagner la France. Dès son retour, il
avait été reçu avec respect par la reine, et le pape lui avait
accordé une dispense, afin qu'il puisse continuer à célébrer la
messe sans doigts !
Robert Cavelier entendit ainsi, pendant toute son
enfance, chanter les louanges des missionnaires de la Compagnie de
Jésus qui méritait déjà le titre de Première Légion du Christ qu'on
allait lui donner plus tard. Rien d'étonnant donc qu'au terme de
ses études de rhétorique, les jésuites, qui s'y connaissent en
hommes et savent distinguer ceux qui peuvent le mieux servir les
intérêts conjugués de Dieu et de la Compagnie, aient proposé à cet
élève d'entrer dans leurs rangs. M. Cavelier, le riche
marchand de tissu, fournisseur du chapitre de la cathédrale, vit
dans la proposition un établissement honorable pour son troisième
fils. Les bons pères, qui suivaient depuis l'enfance les progrès de
Robert, pensèrent qu'il ferait un bon professeur. Quant à
l'intéressé, il estima que la Compagnie de Jésus faciliterait
grandement les projets de voyage et d'exploration qui lui
trottaient par la tête.
Entré comme novice le 15 octobre 1658, à
l'âge de quinze ans, dans la « jésuitière » de Paris, il
quittera la Compagnie le 28 mars 1667, après avoir été relevé
de ses vœux par le révérend père Oliva, général de l'ordre, qui fit
simplement savoir au provincial de France : « Nous vous
mandons de renvoyer de la Compagnie Robert Ignace Cavelier,
scolastique approuvé. » Le futur fondateur de la Louisiane
avait mis neuf ans pour se rendre compte qu'il n'était pas fait
pour la prêtrise, mais, pendant ces années, il avait beaucoup
appris. Non seulement de la logique, de la physique, de la
théologie et des mathématiques, mais surtout de la géographie, sa
passion, matière qu'il avait parfois enseignée en assurant
l'intérim d'un professeur malade.
Il existe toutes sortes de raisons, bonnes,
mauvaises ou simplement douteuses, de jeter la soutane au buisson
et la plupart des défroqués se montrent fort discrets sur ce genre
de strip-tease. La démission de Robert Cavelier n'eut, semble-t-il,
rien de trouble. Elle ne cachait ni désir de dissipation ni
reniement de la foi ancestrale. Elle paraît plutôt avoir été
l'aboutissement loyal de longues réflexions et d'un débat intérieur
au cours duquel les scrupules les plus sincères s'allièrent à un
irréfragable désir de liberté et à la conviction très orgueilleuse
de pouvoir assumer un destin qui dépasserait les buts ordinaires de
la Compagnie et ferait plus pour la gloire de Dieu et de la France
que la simple pêche aux âmes sauvages.
Avec sagesse, les jésuites n'acceptaient pas qu'on
prononçât des vœux définitifs et qu'on accédât à la prêtrise avant
l'âge de vingt-cinq ans. À vingt-quatre ans, Cavelier, voyant
arriver l'échéance, demande très officiellement, en exposant
franchement ses raisons, à rentrer dans le monde. Le perinde ac cadaver, qui est l'obligation absolue du
jésuite, lui répugne. Jamais il n'abdiquera comme un cadavre devant
qui que ce soit. Robert n'est pas doué pour l'obéissance. Ni pour
la diplomatie ni pour le dialogue. C'est un individualiste forcené,
qui n'accorde que rarement sa confiance. « Moi, dis-je, et
c'est assez ! » aurait-il lancé à l'un de ses compagnons,
et quand le dévoué Joutel, un ami inconditionnel, voudra un jour
risquer un avis alors que l'expédition patauge dans le delta du
Mississippi, il s'entendra répondre sèchement : « Je n'ai
pas emmené des conseilleurs avec moi ! »
Dans une lettre du 22 août 1682, écrite alors
qu'il vient de regagner Québec après la prise de possession de la
Louisiane, l'explorateur, déjà en butte aux incrédules, aux jaloux
et aux critiques ignares, qui jugent sa découverte des bouches du
Mississippi inutile, se définit avec lucidité face à
l'incompréhension que sa personnalité suscite :
« Pour ce que vous me dites de mon extérieur,
je le reconnais assez moi-même. Mais naturam
expellas et outre qu'il faudrait plus de confiance que je
n'en ai pour demeurer égal au milieu de tant d'incidents
différents, les domestiques n'ont guère le droit de se plaindre de
ces sortes de défauts, quand ils ne leur font point endurer de
violences ; et si je manque d'ouvertures ou de caresses pour
ceux que je fréquente, c'est uniquement par une timidité qui m'est
naturelle et qui m'a fait quitter plusieurs emplois où j'aurais pu
réussir sans cela, mais auxquels, me jugeant moi-même peu propre à
cause de ce défaut, j'ai choisi une vie approchant à mon humeur
solitaire, qui n'a cependant rien de rude pour mes gens7. »
Toutefois ce constat, qui fait la part belle à la
timidité et au goût de la solitude, passe sous silence
l'autoritarisme. C'est l'autoportrait d'un homme mûr, qui vient de
réaliser la première de ses ambitions : prolonger, au long du
Mississippi, la Nouvelle-France jusqu'au golfe du Mexique. Reste à
savoir comment il y a réussi.
1 Cette gravure coloriée est la propriété de
The Historic New Orleans Collection, New Orleans, Louisiana.
2 Il tombe en moyenne mille cinq cents
millimètres d'eau.
3 On situe aujourd'hui ce lieu près de Venice,
à environ cent quinze kilomètres au sud de La
Nouvelle-Orléans.
4 L'ancienne orthographe, avec un seul p, a
volontairement été respectée dans les citations.
5 Aujourd'hui lycée Corneille.
6 L'Amirauté constituait avec la Connétablie
et les Eaux et Forêts les juridictions dites de la Table de marbre.
Ces tribunaux tiraient leur nom de la table placée dans la grande
salle du Palais autour de laquelle ils siégeaient.
7 Lettre citée par Léon Lemonnier dans
Cavelier de La Salle et l'exploration du
Mississippi, Gallimard, Paris, 1942.