Le présent ouvrage constitue le troisième et dernier tome de Verbatim. Avec lui se referme une parenthèse dans mon travail d'écrivain et se conclut l'entreprise de dévoilement d'une aventure politique à laquelle j'ai eu l'honneur de participer.
Je me suis déjà expliqué à plusieurs reprises sur la forme choisie pour ce témoignage.
Je rappelle que les notes nécessaires à la rédaction de ces trois volumes ont été prises à la demande du Président de la République de l'époque. Elles sont rapportées ici exactement dans les mêmes conditions que dans les deux tomes précédents, c'est-à-dire qu'il s'agit exclusivement de mes notes personnelles, non officielles, consignées chez moi au jour le jour, reflétant ce que j'ai vu ou entendu directement, ou qui parfois m'a été rapporté par un témoin direct. Pour la commodité de la lecture, j'ai transcrit le plus souvent en style direct les propos des divers protagonistes ; leur reconstitution ne saurait être prise pour la reproduction mot pour mot des paroles prononcées à l'époque par ceux à qui elles sont prêtées et n'engagent évidemment que moi, comme il en va pour tout mémorialiste.
Ce tome est publié un peu plus vite que les précédents après les événements qu'il relate, dans la mesure où ceux-ci forment un ensemble historiquement clos, allant jusqu'à la fin de l'affrontement Est/Ouest. Certains des acteurs, voire des pays dont il est question ici sont sortis de l'Histoire.
Plus encore que les précédents, ce volume soulèvera des polémiques. Parce qu'il contient maintes révélations sur une des périodes les plus riches de notre histoire contemporaine ; parce qu'on y voit notamment se défaire le dernier empire du siècle et qu'on y révèle comment s'est décidée et a été conduite la première guerre de l' après-communisme, celle du Golfe.
Aujourd'hui comme hier, il ne s'agit pas pour moi de régler des comptes, mais de rendre compte. Mon propos n'est pas de rapporter des confidences de boudoir ou de dévoiler des secrets de pacotille, mais, en livrant crûment la vérité sur des faits essentiels à la compréhension de l'Histoire, de permettre aux citoyens de comprendre l'action de ceux qu'ils ont choisi et de les inciter à réfléchir sur ce qui se produit quand les projets des gouvernements sont dépassés, voire balayés par la volonté des peuples.
Comme les deux précédents tomes, Verbatim III n'aurait pas vu le jour si François Mitterrand ne m'avait pas demandé, dès le premier jour de son premier septennat, d'entreprendre un tel projet. C'est une marque de la grandeur de son action que d'avoir voulu qu'elle soit racontée par un des acteurs les plus proches de lui. Je m'en suis acquitté sans avoir subi la moindre censure de qui que ce soit, et dans le seul souci de servir la vérité, même si elle n'est pas toujours flatteuse, ni pour le Président, ni pour moi, ni pour nos compagnons. En publiant ce récit, je n'ignore pas que je m'expose aux critiques de contemporains et de certains acteurs, que j'attends avec sérénité et curiosité.
Comme avant la publication des deux précédents volumes, j'ai communiqué les épreuves de celui-ci à François Mitterrand sans que, pour autant, il en assume évidemment en rien le contenu.
Cette troisième et dernière partie commence le 8 mai 1988, jour de la réélection de François Mitterrand à la Présidence de la République. Elle se termine le 15 avril 1991, soit un mois avant l'éviction de Michel Rocard du gouvernement, jour où j'ai quitté mes fonctions de Conseiller spécial à l'Élysée pour prendre, à Londres, la présidence d'une institution internationale nouvelle dont je venais de négocier la création, la Banque européenne de Reconstruction et de Développement (BERD). Dès le mois de septembre 1989, sans abandonner mon rôle auprès du Président de la République, j'avais œuvré à la fondation de cette Banque, m'éloignant parfois de la vie quotidienne à l'Élysée — le matin à Paris, le soir à Londres ou à Moscou — sans délaisser pour autant les responsabilités que j'y assumais. Je n'évoque ici que ce dont j'ai eu à connaître dans mes fonctions parisiennes ; j'ai raconté ailleurs ce qui relève de l'autre aventure1. Quand les aspects internationaux de cette période deviennent écrasants, j'ai réduit au minimum le récit des incidents ou polémiques de politique intérieure qui pouvaient paraître essentiels à l'époque aux yeux de certains, mais qui, vus d'aujourd'hui, n'ont plus valeur que d'anecdotes.
Quand s'ouvre le second septennat de François Mitterrand, les socialistes ne semblent pas avoir d'autre projet que de consolider les acquis du premier, ce qui n'est pas en soi déshonorant. Il a fallu cinq ans pour mener à bien des réformes considérables dans les domaines sociaux, économiques et politiques. Rien d'étonnant à ce que, après deux années de cohabitation, cinq autres années paraissent nécessaires pour enraciner les réformes dans la réalité du pays.
Personne, pas plus à Paris que dans une autre grande capitale, ne devine que l'on est à la veille de la réunification allemande et de la disparition de l'Union soviétique. Les deux superpuissances du moment s'enlisent dans d'interminables débats sur un éventuel désarmement nucléaire. La Communauté européenne s'embourbe dans des discussions technocratiques sur l'éventualité d'une monnaie unique et d'une politique sociale commune. Le chaotique aggiornamento à l'Est paraît menacé chaque jour davantage par une reprise en mains des partis communistes, qu'elle soit le fait de généraux ou d'apparatchiks traditionnels. Au Sud, la guerre entre l'Iran et l'Irak accapare l'attention des observateurs, l'Occident comme l'URSS redoutant tout autant la victoire de l'un que celle de l'autre.
En France, la classe politique vit dans une ambiance de double remake: comme en 1981, le Président doit dissoudre un Parlement largement dominé par la droite ; comme en 1986, il est contraint de nommer Premier ministre un homme politique dont tout l'éloigne mais que les circonstances — cet autre nom de la résignation — lui imposent.
Non que François Mitterrand n'ait d'autres candidats à sa disposition, et d'abord le Premier secrétaire du Parti socialiste, Lionel Jospin. Celui-ci a révélé un jugement politique sûr dans la conduite du parti du Président et dans la gestion de ses rivalités institutionnelles et personnelles avec Laurent Fabius. Mais, justement, parce qu'il s'est montré si efficace à cet endroit, François Mitterrand le verrait bien y demeurer sept ans encore. Devant son refus, il en fera le numéro deux du nouveau gouvernement.
Il aurait pu aussi bien renvoyer Laurent Fabius à Matignon, où il avait incontestablement réussi ; il l'a envisagé un moment. Mais quand les plus fidèles de ses amis socialistes viennent lui dire ce qu'ils en pensent, et quand Laurent Fabius lui-même manifeste son désir de prendre la direction du Parti socialiste, il se garde d'insister.
Aussi ne lui reste-t-il plus qu'à choisir Michel Rocard, imposé par les sondages, figure incontournable dans l'opinion qui voit déjà en lui son successeur naturel à la tête de la gauche, peut-être même un jour à l'Élysée.
Quand le Président le nomme Premier ministre, Michel Rocard n'est certes pas, comme Jacques Chirac, le chef du parti majoritaire, ni naturellement un homme de droite ; mais, comme son prédécesseur à Matignon, il est l'un de ses plus anciens adversaires politiques. A peine lui a-t-il demandé de constituer son premier gouvernement, en mai 1988, que François Mitterrand est persuadé qu'il va échouer, et peut-être même, sans se l'avouer, le souhaite-t-il, s'installant dans l'attente d'un prétexte qui lui permettra de s'en débarrasser, de « lever l'hypothèque ».
Étrange situation, difficile à comprendre pour qui n'a pas longuement côtoyé les deux hommes. Leur opposition va en effet plus loin qu'une simple rivalité tactique ou une incompatibilité d'humeur. Pour avoir connu Michel Rocard bien avant d'avoir rencontré François Mitterrand, et pour avoir gardé avec lui, à travers les années, une complicité intellectuelle et une amitié intactes, sans pour autant jamais choisir son camp contre celui de François Mitterrand, je puis témoigner du caractère irréconciliable de leurs personnalités, de leurs pratiques politiques, de leurs visions du monde.
En 1974, quand j'ai entraîné Michel Rocard dans l'équipe de campagne électorale de François Mitterrand, j'ai senti d'emblée chez l'intellectuel lyrique, l'avocat provincial, le souci de tenir à l'écart l'économiste utopique, le technocrate parisien. Vieille revanche de l'humiliation subie par le futur Président, des années auparavant, quand lui fut refusée par Rocard et ses amis l'entrée dans l'un des obscurs groupuscules de la gauche d'alors ? Peut-être. En tout cas, par la suite, toutes les tentatives d'instaurer entre eux un armistice échouèrent. Et François Mitterrand ne me parla jamais de son rival que comme de votre ami Rocard.
Tout les sépare, il est vrai : l'un est pragmatique, l'autre théoricien ; l'un est un solitaire, l'autre un homme d'équipe ; l'un se nourrit de mystère, l'autre fait profession de parler vrai ; l'un vient d'un milieu catholique de droite, l'autre est resté marqué par un milieu protestant de gauche ; l'un est un homme de culture, l'autre se flatte de ne pas avoir lu un livre depuis vingt ans ; mais, surtout, l'un croit à une gauche politique capable de l'emporter par la bataille électorale, les jeux et les armes qu'elle implique ; l'autre croit à une gauche sociologique capable de l'emporter par le débat si ses intérêts deviennent socialement majoritaires et ses projets rationnellement convaincants.
C'est donc cet étrange attelage — chacun convaincu que l'autre veut sa perte — qui prend le pouvoir en mai 1988 dans une France où un chômage croissant continue de faire des ravages, où l'idéologie dominante laisse la meilleure place aux riches, où les « affaires » ruinent la confiance des Français dans leur classe politique, où le Front national installe sa niche là où se développent le chômage, la faillite urbaine, l'échec scolaire, les difficultés d'intégration, la complaisance à l'égard des thèses et du passé vichyssois, la peur de l'étranger et l'incertitude face à l'avenir.
Pendant la campagne présidentielle, ni la gauche ni la droite n'ont proposé de réponses convaincantes à ces angoisses et à ces problèmes. Les paris sur une forte croissance économique ont masqué les déficits et permis de se contenter de vagues discours sur les nécessaires changements de structures. En se faisant réélire, François Mitterrand ne paraît pas habité par une ambition particulière : il ne veut ni recomposer la gauche, ni nationaliser l'industrie, ni décentraliser le pouvoir politique — tout cela est déjà fait. Les bastilles à prendre, les défis à relever, qui restent innombrables, appellent des actions trop complexes, même en politique sociale, pour être résumées en quelques lignes d'un programme : il s'agit de redonner vie aux banlieues et d'intégrer les jeunes qui s' y perdent, de repenser la Sécurité sociale et les systèmes de retraite, d'humaniser les administrations, de faire reculer l'intolérance et l'exclusion, bref, de battre en brèche ce qui apparaît partout comme une régression au sein d'une société qui a cessé de croire en un progrès linéaire de la condition des hommes. Sa Lettre à tous les Français, rédigée juste avant sa réélection, se garde bien d'en donner les clés. Il ne s'agit plus pour lui de changer la vie, mais, au mieux, d'accompagner les énormes transformations à l'œuvre de par le monde et, par contrecoup, dans le tissu social français ; au pire, de garder jalousement le pouvoir dans une ambiance qu'empoisonne dès le début la multiplication des « affaires » et les circonvolutions de l' « auto-amnistie ».
En dépit de cette posture de départ si peu volontariste — y compris, on le verra, sur le terrain européen —, ces trois premières années du second septennat ont été à mon avis les plus créatives de la présidence de François Mitterrand : n'ayant pas de programme à appliquer, il lui fallut innover, réagir à des mutations sans précédent et qui bouleversèrent jusqu'au regard que l'on pouvait encore porter sur les affaires publiques. Et il le fit dans l'ensemble avec un rare bonheur, tant en politique intérieure qu'en politique étrangère.
Pour commencer, le bilan du gouvernement de Michel Rocard, principalement en charge de l'économique et du social, est loin d'être dérisoire : il a pacifié la Nouvelle-Calédonie, modernisé le système éducatif, instauré le revenu minimum et la contribution sociale généralisée, réformé la Fonction publique, et, profitant de la forte vague de croissance mondiale, réduit un peu — trop peu — le chômage.
Mais c'est évidemment en politique extérieure que cette période restera comme l'une des plus fécondes et des plus inattendues de l'histoire contemporaine : la chute du Mur de Berlin, la réunification allemande, la dislocation du Pacte de Varsovie et de l'Union soviétique, la tortueuse négociation de ce qui allait devenir le traité de Maastricht en marquent les grandes étapes. Au terme de sa vie politique, François Mitterrand fut, pendant ces années-là, animé d'une ambition unique : la construction européenne. Il est prêt à tout lorsqu'il la sent menacée d'un quelconque ralentissement. Contrairement à la légende, il n'est pas plus pris de court que les autres par la réunification allemande, qu'il s'attache à gérer au mieux des intérêts français. On vit à Paris l' « Alliance russe » rééquilibrer peu à peu l' « Alliance allemande », comme au bon vieux temps. On commença d'assister à la dislocation de la Yougoslavie, chacun laissant comme par inadvertance s'en développer les ferments. Enfin, à peine terminé le conflit Est/Ouest, on vit éclater la première guerre Nord/Sud, dont on n'a pas fini de mesurer les conséquences. Car l'invasion du Koweït par l'Irak, provoquant une union sacrée des consommateurs de pétrole du Nord contre un de leurs principaux fournisseurs du Sud, a marqué le retour de la France dans le bercail de l'Alliance, dans l'espoir sans cesse réaffirmé, seulement en privé, par François Mitterrand de tirer quelques profits économiques, sinon politiques, de sa présence parmi le camp des vainqueurs. Incidemment, la gestion de cette guerre a constitué une éclatante démonstration de la nécessité d'avoir au plus haut niveau de l'État une personnalité calme et résolue, constante dans ses analyses, insensible aux états d'âme ou à la désinformation des militaires.
D'autres événements considérables jalonnent cette période : la première rencontre de François Mitterrand avec Yasser Arafat à Paris, qui aboutit à l'abandon par l'OLP de sa Charte et à sa reconnaissance d'Israël ; le Sommet de La Haye sur le climat, prélude aux décisions de Rio sur la protection de la couche d'ozone ; le bicentenaire de la Révolution française, trois Sommets des Sept et une rencontre Nord/Sud à Paris, etc.
Au total, ces trois années resteront parmi les plus inventives, les plus chahutées, les plus allègres et les plus éclairantes de ce siècle terrible. Peut-être même ne devraient-elles être comparées à aucune autre période que celle de 1848, avec son cortège de promesses et d'espoirs manqués. Les discussions entre hommes d'État qu'on trouvera rapportées ici mériteront sans doute, plus que beaucoup d'autres, de figurer dans les livres d'Histoire : ainsi celles de François Mitterrand, à la fin de 1989, avec Helmut Kohl à Bonn, avec Mikhaïl Gorbatchev à Kiev, avec George Bush à Saint-Martin ; puis d'autres avec les mêmes interlocuteurs, singulièrement différentes, à peine trois mois plus tard.
Un Gorbatchev confiant dans la force du système communiste réformé et dans les promesses occidentales d'assistance, ne prévoyant rien de ce qui allait détruire son empire.
Un Bush aimable, attentif, soucieux des intérêts de l'Europe, mais sans aucune des qualités de visionnaire et d'autorité nécessaires à l'exercice d'un leadership mondial.
Un Kohl de plus en plus sûr de lui, toujours sincère, mais cachant derrière des airs de notable lourdaud une redoutable intelligence au service d'un rêve grandiose : réunifier l'Allemagne dans une Europe libre et rassemblée ; parfois menteur, au moins par omission, défenseur passionné des intérêts de son pays, capable de concessions dérisoires en échange d'avancées majeures, sans que nul n'ose jamais lui réclamer un prix même raisonnable pour une réunification que tous estiment alors impossible ; et qui non seulement la réalise à marches forcées, mais encore la fait payer par les autres ! Rien de plus romanesque que cette superbe désinvolture d'éphémères maîtres du monde vis-à-vis de celui qu'ils prennent jusqu'au bout pour un politicien naïf et provincial, mais qui les berne tous au bout du compte !
Au terme de ce récit, le monde n'est évidemment plus du tout le même qu'à son début. Tous les schémas de stratégie internationale sont bouleversés ou caducs. Les menaces d'affrontements militaires Est/Ouest qui avaient fondé pendant cinquante ans la légitimité des politiques et justifié les diplomaties s'effacent, au grand dam de ceux qui en avaient fait leurs fonds de commerce.
1 Europe(s), Fayard, 1993.