Pas un mot pour le Premier ministre.
Le Bureau exécutif du PS adopte à l'unanimité un texte sur la guerre du Golfe approuvant la politique de François Mitterrand.
Jeudi 14 mars 1991
Rencontre à la Martinique entre François Mitterrand et George Bush. Discussions sur la situation dans le Golfe et le Proche-Orient, l'Europe et l'OTAN.
Jean-Pierre Chevènement désavoue les membres de son courant qui, hier, ont adopté la motion du Bureau exécutif du PS soutenant la position française dans la guerre du Golfe.
Vendredi 15 mars 1991
Rétablissement des relations diplomatiques entre les États-Unis et l'Albanie, rompues depuis 1939.
Le Club de Paris annule la moitié de la dette publique polonaise. La Pologne peut maintenant mettre en œuvre sa politique de libéralisation sans payer trop cher les erreurs du régime précédent.
Dimanche 17 mars 1991
Peut-être une erreur historique de Gorbatchev, pourtant célébrée comme une victoire : le référendum sur le « maintien d'une Union rénovée », organisé dans neuf républiques, donne 76 % de oui. Cela permet la sécession balte. En Russie, l'instauration d'un Président élu au suffrage universel est approuvée par 69,8 % des voix. C'est la fin de l'URSS : un Président russe élu au suffrage universel exigera toutes les recettes fiscales et tous les pouvoirs.
Lundi 18 mars 1991
A Leipzig, reprise des « manifestations du lundi » pour protester contre la dégradation de la situation économique dans les Länder de l'Est.
Mardi 19 mars 1991
Pierre Bérégovoy et Michel Rocard proposent au Président d'autoriser le rachat par la BNP, associée à la Dresdner Bank, d'une partie du capital d'une banque anglaise, Klein Worth & Benson. Ce rachat est conforme aux principes dégagés dans la lettre adressée par le Président au Premier ministre à propos du Crédit Lyonnais : oui à un rachat unilatéral de titres par une banque publique française ; non à des participations croisées risquant de mettre en cause l'indépendance de la banque française. La Dresdner et la BNP veulent en effet acheter ainsi toutes les deux, en même temps et unilatéralement, des parts d'une autre entreprise. Mais cela peut conduire ensuite à accepter des participations croisées de la Dresdner dans la BNP, avec le risque d'une domination de celle-là sur celle-ci. François Mitterrand finit par accepter, mais prévient Michel Rocard qu'un rapprochement entre la BNP et la Dresdner ne saurait être autorisé, sauf maintien de l'indépendance (voire de la domination) de la BNP à l'égard de la Dresdner.
Par ailleurs, Michel Rocard propose d'autoriser les actionnaires japonais de Bull à transformer leur participation dans une filiale en participation dans la maison mère. Pas de problème : Bull est déjà ouvert au privé. Il faudra cependant modifier l'actuel décret sur la privatisation. Ce nouveau texte n'interdit pas, en effet, la prise de contrôle de l'entreprise publique par le privé : il suffirait d'une augmentation de capital réservée au privé, supérieure à la part de l'État dans l'entreprise, pour que cela revienne à privatiser l'entreprise par « dilution » du capital, surtout s'il existe des obligations échangeables en actions.
Mercredi 20 mars 1991
Au Conseil des ministres, Michel Rocard fait un long compte rendu de son périple dans l'océan Indien (Réunion, île Maurice, Madagascar) et parle de l'incompréhension suscitée à la Réunion par la brutalité du Conseil supérieur de l'audiovisuel qui a ordonné la saisie de Télé-Free-Dom.
Le Président : Je ne connais pas la raison pour laquelle le Conseil supérieur de l'audiovisuel intervient aussi brutalement, car il est clair que c'est sa décision qui a servi de détonateur. Je ne comprends pas davantage la solution. Cette télévision faisait beaucoup pour le dialogue avec les différentes couches de la population, dont les jeunes qui l'appréciaient. Répondre à cela en autorisant un autre poste, c'est de la provocation. La Réunion présente une des situations les plus inégalitaires de France, et même du monde. Il est très difficile de développer la production locale, parce qu'il existe des lobbies qui veulent importer pour vendre, qui bloquent le système et édifient là-dessus des fortunes. Ceci est au moins aussi vrai pour la Martinique et la Guadeloupe. En dépit d'excellentes mesures, prises en particulier depuis deux ans, les structures de la société, des affaires, du commerce, du monde économique n'ont pas vraiment changé. Les puissants sont de plus en plus puissants, et les pauvres sont toujours pauvres.
Le Président a un mot aimable pour Paul Vergès, quelqu'un d'éminent. Il ne croit pas que le PC réunionnais soit vraiment coupable de ces désordres. Si on ne change rien, dit-il, c'est une situation qui ne peut que se dégrader.
Suite de l'ordre du jour : on passe à la politique étrangère. Au sujet du Liban, François Mitterrand : Contrairement à ce que croient un certain nombre de gens en France, le Liban, ce n'est pas seulement les chrétiens maronites. Il y a au moins sept sectes chrétiennes différentes, et les maronites, ce n'est pas Aoun ! Que pouvions-nous faire, à part appuyer le processus de Taef ? On va probablement assister à une réapparition du patriotisme libanais avec les dirigeants actuels.
Là-dessus, Louis Le Pensec lève la main et demande : Si vous permettez, il y a un détail à propos de la Réunion sur lequel je voudrais intervenir...
Le Président : Non ; j'ai pour vous beaucoup d'estime, mais il faut respecter la discipline du Conseil. On remettra la Réunion à l'ordre du jour une autre fois.
Alain Decaux et Pelletier évoquent la récente réunion du Haut Conseil de la Francophonie.
Le Président : Il ne manquait personne, et le ton est toujours amical à l'égard de la France. Les prochains mois nous permettront de rasséréner, en particulier au Maghreb, une opinion qui s'est inquiétée pour des raisons passionnelles. Il faut que nos différents ministres agissent avec célérité, mais sans précipitation : nous n'avons aucune raison d'avoir mauvaise conscience...
Jeudi 21 mars 1991
Un projet de résolution américain de onze pages au Conseil de Sécurité, fixant définitivement les conditions du cessez-le-feu avec l'Irak. Il exige notamment la liquidation des armes de destruction massive et de celles sous suspension internationale, de ses missiles, de ses armes chimiques, bactériologiques et nucléaires. Le secrétaire général de l'ONU disposera de quarante-cinq jours pour soumettre un plan au Conseil afin qu'il diligente une commission spéciale d'inspection des capacités de l'Irak. L'Irak devra payer des compensations à tous les gouvernements alliés. A cette fin, un fonds va être créé, alimenté par une fraction des recettes pétrolières de l'Irak fixée par le secrétaire général.
L'embargo alimentaire et médical contre l'Irak sera levé dès l'adoption du texte. Les sanctions sur les exportations pétrolières seront levées en fonction des recommandations du secrétaire général de l'ONU.
On sent comme un regret de ne pas avoir abattu Hussein, et le désir d'obtenir du peuple irakien qu'il finisse lui-même la guerre...
François Mitterrand à propos des journalistes : Ces gens-là me haïssent. Et Rocard, qui leur doit tout, aussi. Et il sait que je le sais. A part ça, nous gouvernons en bonne intelligence.
A Londres, John Major annonce la suppression de la poll-tax qui a coûté son poste à Margaret Thatcher.
Vendredi 22 mars 1991
Les prisonniers de guerre vont être échangés au rythme d'un millier par jour.
Lundi 25 mars 1991
A l'Assemblée, début de l'examen du projet de loi Joxe sur l'administration territoriale (déconcentration, démocratie locale, coopération intercommunale et régionale).
Mort de Mgr Lefebvre, le prélat intégriste.
Mardi 26 mars 1991
Comme prévu, les déficits deviennent visibles. La Sécurité sociale a crevé, il y a quinze jours, son plafond de découvert autorisé par la Caisse des Dépôts et Consignations, et se retrouve en cessation de paiement. Pour la première fois, le Trésor devra avancer 5 milliards de francs afin d'assurer les échéances. C'est spectaculaire, mais financièrement dérisoire : à peu près 0,01 % du PNB!
Trois nuits de violence à Sartrouville à la suite de l'assassinat d'un Maghrébin par deux vigiles d'un supermarché.
Mercredi 27 mars 1991
Bull annonce des pertes de 6,8 milliards de francs, ainsi que 8 500 suppressions d'emploi en 1991 et 1992.
Au Conseil des ministres, Lionel Jospin fait une communication sur le « plan social étudiant ».
Le Président : Ce sujet me tient beaucoup à cœur, comme vous le savez. Il y a de plus en plus de jeunes qui accèdent à l'enseignement supérieur. Plus il y aura d'étudiants, et plus ils appartiendront à des familles modestes, plus ce sera un leurre que de leur parler d'accès à l'enseignement supérieur sans leur en donner les moyens. Je suis content, monsieur le ministre d'État, que vous ayez préparé et fait aboutir un tel plan. Il en va à la fois de la priorité de la formation et de notre volonté de justice sociale. Ce n'est pas tous les jours que les nouvelles sont aussi bonnes, du moins sur ce terrain-là.
Le Premier ministre : Le projet de loi sur l'administration territoriale de la République ne se présente pas bien. L'opposition demande une compensation sur l'école privée. Mais, comme il s'agit d'un texte sur les libertés publiques, j'ai l'honneur de ne pas demander à utiliser l'article 49.3.
Le Président, d'un ton très aimable : En général, on intervient pour demander le contraire !... Rien n'interdit d'employer l'article 49.3 sur un texte comme celui-là, et s'agissant des libertés publiques, à votre place, j'aurais presque tendance à le demander. Mais enfin, le gouvernement fait comme il l'entend.
Le fossé ne cesse de s'élargir entre les deux hommes. Le Président aurait souhaité que le gouvernement saisisse cette occasion de déclencher la guerre à l'opposition. Rocard s'y refuse.
Puis Jean Poperen présente une communication sur la session parlementaire de printemps.
Le Président : La IVe République a souffert par excès de pouvoir législatif. En même temps, cela rendait le métier intéressant, puisque les parlementaires pouvaient renverser le gouvernement ! En 1958, on est peut-être allé trop loin dans l'autre sens, mais il est très difficile de trouver un équilibre. Par ailleurs, au sujet des propositions d'amélioration du travail parlementaire, j'ai fait observer au président de l'Assemblée nationale qu'il ne fallait pas trop me demander d'élargir l'absentéisme en augmentant la durée des sessions. Cela dit, aucune des autres propositions du président de l'Assemblée nationale ne me heurte, bien au contraire. Mais la vraie solution n'est pas là. Dans le choc des pouvoirs, il s'agit en définitive de savoir qui décide.
Jeudi 28 mars 1991
Dans la nuit, attaque de la mairie de Sartrouville par les jeunes des cités.
François Mitterrand : La situation parlementaire correspond sans doute assez bien à la situation qui prévaut dans l'opinion publique... Il faut que le groupe parlementaire soit présent et que la majorité soit claire dans tous les débats, spécialement sur la Justice. Je regrette que nos parlementaires n'aillent pas plus loin, à la tribune, pour mettre sur la table la réalité du financement des partis politiques. Il faut de la fermeté, et il faut de la vigueur ! Ça doit venir de là [il montre son cœur], pas de là [il montre sa tête]. Il faut que l'opposition sente physiquement que vous croyez à ce que vous dites. Ce n'est pas toujours la force d'un argument qui porte, c'est aussi la conviction de celui qui l'exprime...
Vendredi 29 mars 1991
Le Président : Toutes les données dont nous disposons sur le budget et sur la Sécurité sociale nous donnent à penser que leurs déficits se sont creusés. Plus de 35 milliards de plus pour l'État, et 30 milliards pour la Sécurité sociale. Soit 65 milliards à trouver! Si l'on continue comme ça, on va se retrouver, en 1992, dans la situation de 1982 : obligés de prendre à chaud des décisions économiques douloureuses, parce que nous aurons été incapables de les prendre à froid.
A Rome, démission du gouvernement Andreotti.
Dimanche 31 mars 1991
En application immédiate de la réforme constitutionnelle, référendum sur l'indépendance en Géorgie : 98,9 % de oui.
Lundi 1er avril 1991
La situation empire au Kurdistan irakien où Saddam Hussein fait massacrer la population dans les villages.
François Mitterrand : C'est abject ! Il faudrait intervenir autant que pour le Koweït, mais on ne fera rien. Au moins, saisissons l'ONU!
A Düsseldorf, assassinat de Detlev Rohwedder, président de la Treuhand, responsable des privatisations sur le territoire de l'ex-RDA.
En Croatie, la Krajina proclame son rattachement à la Serbie.
François Mitterrand : Ça, c'est le début de la fin ! Il ne fallait pas accepter l'indépendance de la Croatie avant de faire reconnaître ses frontières par tous ses voisins ! De même pour les Slovènes.
Mardi 2 avril 1991
Le gouvernement accorde une aide à la recherche de 2,7 milliards de francs à Bull.
L'ONU adopte la résolution 687 fixant les conditions d'un cessez-le-feu définitif dans le Golfe. Cette résolution prive l'Irak de toute capacité d'agression et le contraint à payer des dommages de guerre sous forme d'une partie de ses recettes pétrolières. L'embargo sur les denrées alimentaires est levé. L'Irak doit détruire toutes ses armes non conventionnelles et ses fusées à moyenne et longue portée. Une mission d'observation des Nations unies se déploiera dans une zone démilitarisée entre le Koweït et l'Irak. Washington espère que cette intransigeance poussera les Irakiens à se soulever contre Saddam.
François Mitterrand : Je sens que Rocard renâcle sur le budget social. Il sait que je vais le remplacer. Il ne veut pas partir après avoir pris des mesures impopulaires.
Mais le Président n'entend pas lui donner d'instructions pour augmenter la CSG. Ce déficit social n'est que de 5 pour mille du produit national : y a-t-il une telle urgence ?
Mercredi 3 avril 1991
La guerre du Golfe est officiellement terminée : le Conseil de Sécurité vote la résolution 687 sur le cessez-le-feu définitif. Cuba vote contre, le Yémen et l'Équateur s'abstiennent.
La France demande au Conseil de condamner la répression menée contre les Kurdes en Irak. Mais il n'en est pas fait mention dans la résolution 687. Il n'y a pas de pétrole au Kurdistan...
Au Conseil des ministres, Alain Decaux : Le maréchal Mobutu ne semble pas très conscient des problèmes de son pays, mais s'intéresse beaucoup à l'évolution de l'accent circonflexe dans la langue française.
Le Président : Ah bon ! Il n'y a pas d'accent circonflexe sur « maréchal » ?
Après une communication du ministre de l'Industrie sur l'industrie de l'électronique, François Mitterrand : L'industrie connaît en France comme en Europe de graves échecs. La responsabilité d'un certain nombre d'industriels est en cause, surtout lorsqu'ils font des raisonnements financiers plutôt qu'industriels. Il est vital que la France et l'Europe réagissent, particulièrement dans les domaines de l'électronique et de l'automobile. Nous sommes en train de perdre des points. La pression idéologique libérale est très dangereuse alors que le Japon, l'Allemagne et les États-Unis sont en réalité protectionnistes. C'est un des sujets les plus graves, sur lesquels je vous demande de réfléchir et d'agir.
Au sujet des Kurdes qui se révoltent contre Saddam Hussein, le Président, en Conseil : Il faut prendre au sérieux cette question, parce qu'elle l'est : il s'agit d'un peuple malheureux depuis des siècles, un peuple sans frontières et sans État, qui ne peut espérer trouver un État. Il se rattache aux peuples de Chaldée, mais ni aux Arabes, ni aux Turcs. Les Kurdes sont courageux et imprudents : ils font une révolte tous les vingt-cinq ans, qui aboutit à une répression sanglante. Que peut-on faire pour eux ? Obtenir que dans chaque pays où se trouvent des Kurdes, leur identité, leur culture, leur langue soient protégées. Il y a peu de temps, parler kurde en Turquie était passible de dix ans de prison ! Il faut également que soit reconnu le droit d'ingérence. Il y a une campagne internationale à mener; ce droit ne sera pas admis avant très longtemps. Pensez à ce que la France a opposé à cette idée du temps de l'Algérie, ou aux Noirs des États-Unis, ou aux Républiques soviétiques, ou à l'Irlande du Nord... La frontière est difficile à tracer. Néanmoins, ce serait un progrès de civilisation, une mise en ordre de la société internationale. Nous avons saisi le Conseil de Sécurité: il faut essayer d'ajouter aux autres conditions fixées à l'Irak l'absence de répression envers les minorités. Il faut évidemment organiser d'urgence une aide humanitaire, avec des avions et des relais sur place.
Vendredi 5 avril 1991
Vote à l'ONU, à l'instigation de la France, d'une résolution condamnant la répression des Kurdes par le régime irakien. C'est une grande victoire diplomatique du droit d'ingérence. Une victoire de Bernard Kouchner. Mais les troupes américaines restent l'arme au pied et laissent passer les soldats de Saddam qui vont massacrer les Kurdes...
Le Congrès russe accorde des pouvoirs spéciaux à Boris Eltsine. Gorbatchev attend tout de l'aide occidentale qui ne vient pas. Il se raccroche au prochain Sommet des Sept à Londres, qui devrait lui donner satisfaction. S'il n'en obtient rien, il aura perdu toutes ses cartes et l'URSS disparaîtra. Significatif : le principal problème de l'URSS avec la Russie est le partage des recettes fiscales...
Samedi 6 avril 1991
L'Irak accepte la résolution 687 de l'ONU.
Dimanche 7 avril 1991
Début de l'opération « Provide Comfort » : vivres, tentes et couvertures sont parachutés au-dessus du Kurdistan irakien par des avions américains, britanniques et français.
Lundi 8 avril 1991
François Mitterrand à qui je parle du bilan de ces trois ans : Décidément, votre ami Michel Rocard est un tout petit monsieur... Il n'aura rien fait que durer, lâchement, sans rien réformer. Et les médias l'encensent...
Conseil européen extraordinaire sur l'après-guerre du Golfe. Les Douze décident d'accorder une aide d'1 milliard de francs aux réfugiés irakiens et soutiennent l'initiative britannique portant sur la création d'une zone de protection pour les Kurdes sous le contrôle des Nations unies. Les États-Unis sont contre la proposition.
Mardi 9 avril 1991
Dessaisissement du juge Thierry Jean-Pierre dans l'affaire Urba-Technic, à la demande du Parquet.
François Mitterrand : Rocard m'a imposé l'amnistie. Je n'en voulais pas. C'est la pire erreur, le crime de ce gouvernement ! Il marquera tout mon septennat. Il ne fallait pas ! Et maintenant, Rocard explique partout qu'il n'y était pour rien et que tout est de ma faute...
Le ressentiment du Président monte, fondé non plus sur de noirs désaccords, mais sur une incompréhension entre les deux hommes et dangereuse pour le fonctionnement de l'État.
A propos des « affaires » et du dessaisissement du juge Jean-Pierre, le RPR, l'UDF et l'UDC déposent une motion de censure qui est repoussée.
François Mitterrand : Sur l'amnistie, je n'étais pas chaud ; mais, dès lors qu'il y avait une nouvelle loi, il n'était pas anormal d'apurer le passé. Il y a deux façons d'avoir de l'argent : être ami avec ceux qui en ont, ou avoir la certitude de la victoire. En 1988, nous avons refusé de l'argent qui nous était donné suivant la règle habituelle : quand la gauche reçoit 1, la droite reçoit 3, 4 ou 5...
Les Américains préparent une conférence sur le Moyen-Orient en essayant d'en exclure l'Europe.
Lech Walesa, en visite officielle en France, signe avec François Mitterrand un traité d'amitié et de solidarité franco-polonais.
Le Parlement géorgien proclame l'indépendance. Zviad Gamsakhourdia sera élu président de la République de Géorgie.
Mikhaïl Gorbatchev soumet au Conseil de la Fédération un plan anti-crise, rejeté par plusieurs républiques. Le pouvoir soviétique n'a plus le contrôle de l'économie. S'il perd aussi le Budget, il cesse d'exister.
Mercredi 10 avril 1991
Au Conseil des ministres, revenant sur la question kurde, le Président : On a assisté à un début de bouleversement des notions traditionnelles en droit international. Quelles suites cela aura-t-il ? Je n'en sais rien. La carte des États n'est pas celle des ethnies. Presque toujours, les États se sont constitués par la victoire d'une ethnie sur une autre. Le pouvoir central en Europe a fini par s'imposer aux tendances centrifuges qui représentaient des cultures, des volontés différentes et parfois opposées. Si on devait voter aux Nations unies sur le principe d'ingérence, au moins cent quarante pays refuseraient. Notre action a réussi de façon surprenante. Je n'en attendais pas tant. La pression des opinions publiques sur les gouvernements a transformé en quarante-huit heures une cause mal partie. Au départ, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Union soviétique étaient tout à fait opposés. Le débat se transforme d'ailleurs peu à peu : de débat sur le droit d'ingérence, il devient débat sur le statut des minorités. Le problème, c'est qu'il y a peu de pays qui, comme la France, existent depuis mille ans au moins. En Europe, il n'y a guère que l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal. Les autres pays sont nés hier matin, à l'échelle des nations.
Au sujet du Proche-Orient : Israël acceptera peut-être une conférence régionale, tout en refusant une conférence internationale. Il s'agit là d'un règlement de comptes contre l'Europe et la France, mené par de petits esprits. Il ne faut pas pleurer sur notre absence à cette conférence éventuelle, car cette tentative a malheureusement beaucoup de chances d'échouer.
Jeudi 11 avril 1991
Les onze derniers Juifs albanais arrivent en Israël. Le « rapatriement » de la communauté juive albanaise (300 personnes) a débuté en décembre dernier.
Séminaire du gouvernement sur le renouveau du service public et la modernisation de l'État.
Boris Eltsine vient à Paris. L'ambassade soviétique nous fait savoir que Gorbatchev prendrait mal que le Président reçoive celui qui veut le bouter hors du Kremlin. J'insiste néanmoins pour que François Mitterrand l'accueille. En fin de compte, Jean-Louis Bianco recevra Eltsine, et le Président viendra le saluer. Étrange compromis...
François Mitterrand demande à Michel Rocard le montant précis du déficit de la Sécurité sociale et quelles mesures de financement il compte prendre pour le combler. Le Président : Il m'a apporté sa réponse : le déficit s'élève, selon lui, à 17 ou 18 milliards de francs, et son plan permet d'économiser 8 milliards. Il va dans le mur.
Pierre Bérégovoy dit que le déficit n'est que de 32 milliards et que son plan permet d'économiser 4 milliards. En réalité, le déficit prévisionnel de la Sécurité sociale, estimé à 17 milliards de francs, pourrait être aggravé car les cotisations rentrent mal et provoquent des difficultés de trésorerie. Le plafond des avances de la Caisse des dépôts est dépassé de 5 milliards de francs et le Trésor public doit pour la première fois faire une avance à la Sécurité sociale. Michel Rocard, qui a déjà arrêté un plan de maîtrise des dépenses de 9 milliards de francs le 13 décembre dernier, pesant exclusivement sur les professions de santé (cliniques privées, industrie pharmaceutique, officines, radiologie), doit faire face à une résistance farouche des lobbies médicaux, résistance soutenue par le ministre délégué à la Santé, Bruno Durieux. Il se refuse toujours à augmenter les conditions de remboursement des assurés comme le propose Pierre Bérégovoy, qui veut augmenter le forfait complémentaire, amplifiant les mesures structurelles de rationalisation de l'offre de soins. François Mitterrand ne prend pas parti dans ce conflit.
Rocard semble avoir deviné que ses jours sont comptés et ne souhaite pas proposer des mesures impopulaires.
Vendredi 12 avril 1991
François Mitterrand : L'affaire kurde prend un nouveau tournant. Le Président des États-Unis souhaite recouvrer une partie de la confiance qu'il a perdue depuis la fin de la guerre. J'accepte le principe d'une présence militaire française en Irak pour protéger les relais humanitaires destinés aux Kurdes. Cela va entraîner des obligations et créer une situation compliquée, mais nous ne pouvons pas nous arrêter en chemin.
8 000 hommes, des centaines d'avions et d'hélicoptères sont mobilisés par la Maison Blanche pour étendre « Provide Comfort ».
Jérôme Jaffré, directeur adjoint de la SOFRES, explique, chiffres à l'appui, que le gouvernement a perdu 24 points de popularité chez les employés, 21 chez les salariés du service public, 20 chez les ouvriers, 19 chez les personnes à faible revenu, 14 chez les électeurs de François Mitterrand au second tour de l'élection présidentielle de 1988 ! Et que, dans le même temps, il a gagné 7 points chez les Français disposant d'un revenu mensuel supérieur à 20 000 francs par mois ! Conclusion du Président : Rocard, malgré l'instauration du RMI, s'est coupé du « peuple de gauche », ses soutiens sociologiques sont désormais ceux du centre droit. Il n'est pas le seul coupable : Pierre Bérégovoy, trop enclin à suivre les avis du Trésor, trop soucieux de ne pas heurter les milieux financiers, porte aussi une part de responsabilité. François Mitterrand suspecte le ministre des Finances de faire alliance avec Rocard. Il voit des ennemis partout. Édith Cresson vient presque chaque jour à l'Élysée.
Adoption définitive du nouveau statut de la Corse.
François Mitterrand est hostile au projet de modification du mode de scrutin que propose Michel Rocard pour les élections régionales.
Pierre Bérégovoy semble avoir du mal à faire passer à l'Assemblée le projet de réforme des Caisses d'Épargne.
En Allemagne, le gouvernement et l'opposition sociale-démocrate décident de coopérer pour tenter de résoudre la crise économique et sociale dans l'ex-RDA.
Samedi 13 avril 1991
En Italie, le nouveau gouvernement formé par Giulio Andreotti obtient l'investiture parlementaire. Après la défection du Parti républicain, la coalition — la même depuis 1983 — ne comprend plus que les démocrates-chrétiens, les socialistes, les sociaux-démocrates et les libéraux.
Un texte sur l'Union politique européenne est préparé par la présidence luxembourgeoise. Les Néerlandais souhaitent tout reporter à la fin de l'année, lorsqu'ils exerceront eux-mêmes la présidence, pour faire signer le traité à Maastricht, me dit-on. Dans le texte luxembourgeois, c'est le Conseil européen — c'est-à-dire les gouvernements — qui constituerait l'instance politique suprême. Les pays partisans de la Commission européenne — dont les Pays-Bas — s'y opposent. Les Luxembourgeois hésitent à inscrire dans leur projet un objectif de défense commune : les États-Unis y sont opposés. Et les Hollandais veillent à faire respecter les desiderata américains à Bruxelles.
Lundi 15 avril 1991
Les ministres des Affaires étrangères de la CEE demandent que Saddam Hussein soit jugé pour « tentative de génocide » contre les Kurdes, par un tribunal international. Au total 2 250 000 Kurdes ont dû quitter l'Irak pour se réfugier en Turquie et en Iran.
Interrogé sur l'avenir de Boris Eltsine juste avant qu'il ne soit reçu par Jean-Louis Bianco, François Mitterrand : Les époques révolutionnaires dévorent souvent leurs chefs. Qu'aurais-je dit, en 1793, si on m'avait posé la même question sur Danton ? Mais je dois dire mon admiration pour le courage de celui qui a amorcé une révolution aussi profonde, tout en restant fidèle à ses convictions.
Levée partielle des sanctions de la CEE à l'encontre de l'Afrique du Sud.
Trente-deux personnalités de gauche, dont Charles Fiterman et plusieurs communistes, rendent public un manifeste pour la « refondation » de la gauche.
La Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement est inaugurée à Londres, à Lancaster House, lieu du premier Sommet européen auquel il m'ait été donné d'assister en 1981, en présence d'une trentaine de chefs d'État et de gouvernement. La boucle est bouclée. A la fin du concert donné par Slava Rostropovitch, venu en ami, et qui clôt la cérémonie, je raccompagne François Mitterrand jusqu'à sa voiture et lui dis : Je serai souvent à Paris. Je viendrai vous voir. Il me répond : Mais non, vous n'en aurez pas le temps ! Vous avez choisi.