A l'issue du Conseil, François Mitterrand revient sur le discours de Michel Rocard à Joué-lès-Tours: C'est fou. Un des points forts de la nouvelle doctrine socialiste souhaitée par Rocard est qu'il ne faut pas imposer aux Français une mesure qu'ils réprouvent! C'est l'abdication complète de la responsabilité politique, la négation des clivages politiques, la stratégie du chien crevé au fil de l'eau...
Manifestement, il n'a pas lu ce discours; on y trouve en effet ces phrases, certes alambiquées: Seule une volonté collective est douée d'assez d'intelligence et d'assez de puissance pour faire prévaloir l'intérêt de tous sur les égoïsmes de chacun... Il n'y a pas synonymie entre mesures difficiles et mesures impopulaires...
Le Parquet ordonne enfin une information judiciaire à la suite de la plainte déposée par Serge Klarsfeld contre Bousquet le 13 septembre 1989. Pourquoi si tard ? Parce que rien n'a été fait sous les gouvernements précédents et que Pierre Arpaillange, me dit Rocard, est venu lui confier: J'en ai parlé au Président. Il me dit tout à la fois « Faites comme bon vous semble » et « Il est dangereux de réveiller tous ces miasmes »... Michel Rocard lui a demandé s'il avait reçu du Président une interdiction de poursuivre. Non, a répondu Arpaillange. Alors, poursuivez, a dit le Premier ministre.
Jeudi 27 septembre 1990
Rétablissement des relations diplomatiques entre l'Iran et la Grande-Bretagne.
Le poste de président de la Cour des comptes est libre. Le Président souhaite y nommer Pierre Arpaillange, qui devra donc quitter le gouvernement.
Édith Cresson vient de plus en plus souvent critiquer Michel Rocard auprès du Président. Elle partira si on ne lui donne pas les Finances ou un grand ministère de l'Économie. Mais, dans ce cas, c'est Rocard qui s'en ira... Le Président paraît tenté. A mon sens, seule la crise du Golfe l'en dissuade.
Vendredi 28 septembre 1990
Des manifestations d'agriculteurs empêchent l'inauguration du TGV Atlantique Paris-Bordeaux. Le Président : L'imbécillité crasse le dispute à l'impolitesse brute pour m'épargner une corvée!
A Beyrouth, un blocus est imposé par le nouveau président Hraoui contre les forces rebelles du général Aoun, retranché dans le réduit chrétien.
Samedi 29 septembre 1990
Dans l'indifférence, une décision peut-être majeure: à New York, l'UNI-CEF adopte un plan destiné à réduire d'un tiers, en dix ans, la mortalité infantile dans le monde.
Dimanche 30 septembre 1990
L'aggiornamento continue: l'URSS et la Corée du Sud établissent des relations diplomatiques.
Entre Israël et l'URSS, nouvelle étape dans la voie de la normalisation: les missions consulaires des deux pays, installées à Moscou et à Tel-Aviv, sont élevées au rang de consulats généraux.
François Mitterrand : Si on pouvait profiter de tout cela — Israël et l'Arabie du même côté — pour régler le problème palestinien...
Lundi 1er octobre 1990
A Moscou, le Soviet Suprême adopte un projet de loi sur la liberté de conscience et des organisations religieuses.
Riyad et Téhéran lèvent les obstacles qui empêchaient les pèlerins iraniens de se rendre sur les Lieux saints de l'Islam.
François Mitterrand: Édith Cresson veut partir. Elle en a assez de travailler avec Rocard et Bérégovoy. Elle souhaiterait un ministère regroupant Finances, Industrie et Commerce extérieur. Mais ce n'est pas possible. Je ne peux pas la retenir. C'est elle ou Rocard. Et je ne peux pas changer de Premier ministre en pleine crise du Golfe. Ce n'est pourtant pas l'envie qui m'en manque!
Les Serbes de Croatie vont proclamer leur autonomie sur la base d'un référendum organisé en août dernier, auquel presque personne n'a prêté attention.
Bagdad annonce la libération de 9 otages français. François Mitterrand: Trop peu. Et trop tard. Pas question de se désolidariser des Américains.
Mardi 2 octobre 1990
Remaniement du gouvernement Rocard: Pierre Arpaillange et Édith Cresson s'en vont; Henri Nallet passe à la Justice, Louis Mermaz va à l'Agriculture, Élisabeth Guigou remplace Édith Cresson aux Affaires européennes.
François Mitterrand me dit: Édith Cresson n'était pas à l'aise au milieu des diplomates qui méprisent son origine et s'inquiètent de ses parti-pris. Élisabeth Guigou est plus malléable. Elle saura se mouvoir au milieu des technocrates de Bruxelles.
Mercredi 3 octobre 1990
Devant les journalistes, Édith Cresson parle d'un gouvernement où elle a constaté une totale absence de volonté; elle dénonce une tendance rocardienne au non-traitement des affaires.
James Baker et Édouard Chevardnadze lèvent les tout derniers obstacles à un accord de désarmement conventionnel qui doit être signé en préalable au Sommet de Paris de la CSCE, dans un mois.
Point final du processus d'unification des deux Allemagnes.
En Hongrie, la Cour constitutionnelle rejette un projet de loi prévoyant la redistribution des terres en coopérative à leurs anciens propriétaires.
Le Conseil des ministres adopte le projet de contribution sociale généralisée. Vive opposition au projet, à droite comme au PC et dans tous les syndicats, sauf à la CFDT. Après l'exposé de Claude Evin, le Président : La semaine dernière, j'ai dit quelles précautions il fallait prendre. Cela a été enregistré et entendu. Il y a un certain nombre de points auxquels il faut veiller dans l'explication. Il s'agit de modifier la répartition du financement social, et non d'augmenter les prélèvements. Ce sera reçu comme vrai si la Sécurité sociale est équilibrée indépendamment de la cotisation sociale généralisée. Il n'est pas possible de laisser se perpétuer le gaspillage, pour ne pas dire la gabegie de la Sécurité sociale.
Puis, s'adressant au Premier ministre: Puisque vous ne craignez pas l'impopularité sur la cotisation sociale généraliséeet cela est bien, car le rôle d'un gouvernement, c'est de savoir braver l'impopularité —, il faut aller jusqu'au bout. Si vous vous donnez quelques mois, ou plutôt quelques années, pour assainir la situation de la Sécurité sociale, ce sera une grande chose.
Important: le Président confie ainsi, en passant, une grande mission au Premier ministre: réformer la Sécurité sociale. Celui-ci saura-t-il s'en saisir?
A propos de la nomination de Pierre Arpaillange à la présidence de la Cour des comptes, le Président: Ce sera l'occasion de rendre justice au garde des Sceaux qui nous quitte... Un peu bref, comme éloge.
A propos de l'unité allemande enfin parachevée: C'est évidemment une bonne chose. C'est une Allemagne sans doute nouvelle qui apparaît. C'est une vaste nation démocratique dont les ailes sont encore limitées. Les Allemands ont le sentiment de rejoindre la profondeur de leur pays ; cela doit être célébré. On jugera l'Allemagne sur ses actes. Il faut considérer l'Europe dans sa réalité, la réalité allemande en fait partie. Je souhaite que le gouvernement exprime avec moi ses vœux à l'Allemagne d'aujourd'hui.
François Mitterrand part pour le Golfe. Il se rend d'abord dans les Émirats arabes unis, où l'agression irakienne a été fortement ressentie. Sensibles à l'attaque dirigée contre une monarchie féodale d'autant plus facile à déstabiliser que la population y est composée à 80 % d'étrangers, les Émirats ont aussitôt adopté, après l'invasion du Koweït, une position d'une grande fermeté en se prononçant pour un engagement total et en incitant les États du Golfe à les suivre dans cette voie. Le déploiement américain a été accueilli avec soulagement par Cheikh Zayed qui souhaitait discrètement, dès les premiers jours du conflit, qu'il débouche sur une opération militaire contre l'Irak et Saddam, qu'il surnomme l'ignorant. François Mitterrand rencontre une nouvelle fois celui qui l'avait déjà reçu il y a trois ans, en pleine tourmente terroriste à Paris:
François Mitterrand : Nous sommes deux mois exactement après l'agression de l'Irak contre le Koweït. Je n'observe pas de parole ou de geste conciliant de la part de l'Irak. Pendant ce temps, rien n'apparaît qui pourrait laisser penser que l'on peut sauver la paix. Je sais que, pour vous, s'il y avait conciliation, le danger resterait très grand.
Cheikh Zayed : Oui, le danger resterait. Car l'ignorant, tant qu'il a une bombe entre les mains, inquiète le sage.
François Mitterrand : Vous estimez qu'il faudrait lui enlever la bombe?
Cheikh Zayed : Oui. Autrement, l'ignorant l'utilisera une autre fois. Si Saddam Hussein voulait comprendre, c'est maintenant qu'il verrait ce qu'endure son peuple. Saddam Hussein utilise la ruse, le stratagème pour temporiser ; il compte sur la lassitude des autres.
François Mitterrand : Mais l'embargo, le blocus est sévère. Le peuple irakien souffre.
Cheikh Zayed : Oui, mais le leader irakien ne prend pas en compte la souffrance de son peuple. Si Saddam Hussein compatissait, il n'aurait pas laissé ses troupes, ses officiers, pendant huit années, sur la ligne de front, pour les placer ensuite sur une nouvelle ligne de front. C'est du mini-nazisme. Ses conseillers voient bien que leurs prédécesseurs, qui avaient des voix dissonantes, ont été liquidés par Saddam Hussein.
François Mitterrand : Être conseiller de Saddam Hussein est une situation dangereuse!
Cheikh Zayed : Certainement!
François Mitterrand : Mais c'est un homme intelligent...
Cheikh Zayed: Quand elle passe les bornes, l'intelligence devient de la folie.
François Mitterrand : Nous allons assister dans les semaines à venir à un renforcement des dispositifs militaires. Ça ne pourra pas durer très longtemps comme cela. Quelle est votre pensée là-dessus?
Cheikh Zayed: On peut traiter le problème comme actuellement. S'il y a un autre recours, il est laissé à la sagesse des hommes d'État.
François Mitterrand : Votre sentiment est-il que la guerre puisse être évitée ? Et que la guerre doive être évitée?
Cheikh Zayed : Oui, il faut éviter la guerre, jusqu'à ce que l'on n'ait plus d'autre recours possible. Saddam Hussein est là ; il écoute, voit ce que disent les uns et les autres, il observe, se raccroche à une parole, respire s'il entend quelque chose qui lui est un réconfort...
François Mitterrand : Il doit penser que rien n'arrêtera les armées qui sont en Arabie Saoudite! Il doit savoir qu'il n'a aucune chance de gagner!
Cheikh Zayed: S'il ne comprend pas maintenant, il ne le comprendra jamais. L'agresseur doit d'abord se retirer ; après, on peut discuter.
François Mitterrand : C'est ce qu'on a décidé au Conseil de Sécurité. Par la voix de M. Dumas, la France a été la première à saisir le Conseil de Sécurité.
Cheikh Zayed : Il faut parachever le traitement pour mettre un terme au fléau.
François Mitterrand : Pensez-vous que l'embargo puisse réussir?
Cheikh Zayed : Si Saddam Hussein avait un peu de clémence vis-à-vis de son peuple, l'embargo aurait déjà produit ses effets.
François Mitterrand : Oui, mais déjà avant l'invasion du Koweït, la situation économique de l'Irak était mauvaise. Il ne vend plus son pétrole. Il n'a plus de revenus, il vit sur ses réserves, qui s'épuisent. Même s'il a l'argent qu'il a pris au Koweït, que peut-il acheter?
Cheikh Zayed : Il a aussi des avoirs en Suisse.
François Mitterrand: Oui, mais pas suffisamment! On doit souhaiter que l'embargo réussisse d'ici à la fin de l'année. Cela pourrait éviter un conflit sanglant.
Cheikh Zayed : Mais si cela devait durer, que deviendraient les Koweïtiens exilés ?
François Mitterrand: Ils continueront à être exilés jusqu'au jour du dénouement. Pour hâter les délais, seule une opération militaire peut se faire.
Cheikh Zayed: Si on peut s'en passer, tant mieux. Mais s'il n'y a pas d'autre recours... Le Roi Hussein remue, alors que Saddam Hussein reste immobile. Je m'étonne que les pays de la communauté internationale aient accordé une aide à la Jordanie alors qu'il n'y a pas de blocus contre la Jordanie qui ne souffre pas.
François Mitterrand : Si, elle souffre, parce que la plupart de ses échanges étaient avec l'Irak.
Cheikh Zayed : Oui, mais ce sont les conséquences de son action.
François Mitterrand : Certes, mais l'opinion jordanienne soutient massivement Saddam Hussein, ce qui rend la position du Roi difficile.
Cheikh Zayed: L'Irak accordait des subsides à la Jordanie; l'Irak y a acheté le peuple, le Parlement!
François Mitterrand : Cela, c'est le passé. Le Roi Hussein a dit qu'il appliquait l'embargo.
Cheikh Zayed: Il ne peut pas dire le contraire, s'opposer au monde entier!
François Mitterrand: Il ne peut pas s'opposer non plus à Saddam Hussein...
Cheikh Zayed : On aurait pu s'attendre à ce que le Roi soutienne l'agressé!
François Mitterrand : Il en est de même d'Arafat. C'est surtout en Arabie Saoudite que les différentes forces doivent se préparer. Vous pensez que Saddam Hussein avait l'ambition, après le Koweït, de s'attaquer à d'autres pays?
Cheikh Zayed : C'était son plan. Il voulait toute la péninsule arabique.
Jeudi 4 octobre 1990
Aujourd'hui, le Président est reçu par le Roi Fahd d'Arabie. Les Saoudiens ont été pris au dépourvu par l'invasion du Koweït, car ils avaient cru aux déclarations apaisantes de Saddam Hussein à la fin de juillet. Ce n'est que plusieurs jours après, à la suite de la visite du secrétaire d'État américain à la Défense Dick Cheney, et à l'issue de profonds débats au sein de la famille royale à propos d'une présence étrangère à proximité des Lieux saints, qu'ils ont accepté de faire appel à l'assistance américaine. Les dirigeants saoudiens insistent sur le caractère provisoire de ce dispositif militaire, sur sa finalité purement défensive et sur leur réticence à imaginer une opération déclenchée à partir de leur territoire. Ils espèrent que l'application stricte de l'embargo fera plier l'Irak et déstabilisera le régime de Saddam Hussein. Ils ont apporté d'emblée leur contribution à cet embargo par la fermeture de l'oléoduc de Yanbu, l'octroi de facilités aux unités navales occidentales, l'augmentation de leur production de pétrole de 5,3 à 7,4 millions de barils par jour. Ils n'excluent pas pour autant un recours à la force en cas de nécessité et accueillent avec scepticisme les tentatives de solution politique préconisées par certains pays arabes. Ils se montrent particulièrement sévères à l'égard du Yémen et du Roi de Jordanie, soupçonnés de vouloir se substituer à eux comme gardiens des Lieux saints. Riad n'a pas encore repris de relations normales avec Téhéran.
Le Roi Fahd : Il y a eu un tort porté par un grand État à un petit État, sans aucune justification. De telles situations peuvent se reproduire en Afrique, en Asie, en Europe même. Que la force soit le moyen employé, c'est inacceptable. Nous remercions ceux qui nous sont venus en aide, car nos forces ne sont pas égales aux forces irakiennes. Sans l'aide des pays amis, je suis sûr que Sad dam Hussein aurait essayé de s'attaquer à l'Arabie Saoudite par l'est. Saddam Hussein a voulu faire du Koweït un test. Il ne pensait pas que toute cette aide viendrait si rapidement. La question est de savoir comment Saddam Hussein pourrait se retirer du Koweït. Il y a eu des appels de tous les coins du monde. Je crois qu'il ne se retirera pas, car il pense que les forces multinationales ne vont pas l'attaquer. Saddam Hussein a compris que ces forces étaient pour l'empêcher d'aller plus avant. S'il répond à ces appels et si le retour à la normale se fait au Koweït, on pourra à ce moment-là discuter des problèmes entre les deux pays. Si Saddam Hussein ne veut pas évacuer le Koweït, la solution, c'est la force. Si les puissances multinationales utilisent la force, personne ne protestera. Les forces multinationales sont venues pour faire respecter le droit. Personne ne dira qu'un tort a été commis.
Que veut l'Irak? Il veut phagocyter un État ayant des ressources pétrolières. L'Irak a gaspillé ses richesses à essayer d'avoir la bombe atomique. Si Saddam Hussein ne répond pas aux appels, il faudra utiliser la force. Cela ne fait aucun doute. Je ne dis pas qu'il faut s'attaquer à l'Irak. Je dis qu'il faut que celui-ci se retire du Koweït. Après le Koweït, pourquoi ne s'attaquerait-il pas à d'autres pays? Si on accepte cela, ce sera l'anarchie partout! Il s'agit du problème d'un homme. Je pense que vous portez la même appréciation?
Le Président : Il faut que le Conseil de Sécurité continue son œuvre. Si l'on doit arriver au moment d'un affrontement militaire, il faut que le Conseil de Sécurité adopte les résolutions correspondantes. Je sais qu'un texte d'accord est discuté entre nos représentants pour harmoniser notre façon d'agir. Nous n'avons pas d'intentions belliqueuses, mais la situation laisse peu de chances à une solution pacifique. Nous sommes à vos côtés. Notre effort est inférieur à celui des Américains, mais apporte une caution internationale. Nous l'avons conçu comme un acte de solidarité à l'égard de ceux qui sont encore menacés.
Rentré à Paris, le Président trouve une très longue lettre de Helmut Kohl qui le remercie, ainsi que tous ceux qui ont défendu le droit des Allemands à l'autodétermination et facilité leur marche vers l'unité. Le Chancelier y fait diverses promesses. L'Allemagne contribuera à la paix dans le monde et accélérera l'unification de l'Europe; elle assumera les obligations morales et juridiques qui découlent de son histoire; elle exercera une plus grande responsabilité au sein de la communauté des peuples; seule la paix partira de son sol. Il insiste sur l'inviolabilité des frontières et le respect de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de tous les États en Europe; il réitère le caractère définitif des frontières de l'Allemagne unie, dont celle avec la République de Pologne, et jure qu'il n'élèvera à l'avenir aucune revendication territoriale vis-à-vis de qui que ce soit. Il réaffirme la renonciation de l'Allemagne à la production, à la détention et au contrôle d'armes nucléaires, biologiques et chimiques. Il renouvelle son engagement d'aider le Sud et de participer aux mesures que les Nations unies adopteront pour préserver et rétablir la paix, en faisant également entrer en action [ses] forces armées (point très nouveau pour lui).
François Mitterrand : Le Chancelier est sincère. Et il fera tout cela, s'il en a le temps. C'est un homme de très grande valeur. Mais après lui ? Il faut arrimer l'Allemagne, la dissoudre dans l'Union politique de l'Europe avant que Kohl ne passe la main. Sinon, l'arrogance allemande — cette fois bavaroise, et non plus prussienne — menacera de nouveau la paix en Europe.
Premières réflexions relatives à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, qui se tiendra à Paris fin novembre. On y attend tous les chefs d'État d'Europe, plus George Bush et Brian Mulroney. Faut-il inviter les Baltes à cette première réunion plénière? Ils se sont calmés, et sont très demandeurs. Chevardnadze a dit à Dumas qu'il n'y voyait pas d'obstacle, mais qu'ils ne pourraient être conviés officiellement.
Le Président : Les pays du Golfe n'ont qu'une peur: c'est que l'embargo réussisse, que Saddam se retire du Koweït et qu'il reste au pouvoir à Bagdad ! Ils veulent la guerre.
Le Président décide l'envoi de parachutistes français pour protéger les étrangers contre des rebelles venus d'Ouganda.
Vendredi 5 octobre 1990
La Grande-Bretagne annonce l'entrée de la livre sterling dans le SME. Margaret Thatcher est de plus en plus impopulaire. L'affaire de la poll tax est une blessure ouverte. Elle va sans doute souffrir à la réunion annuelle de son parti.
La Slovénie et la Croatie proposent un modèle « confédéral » au sein duquel les deux républiques bénéficieraient d'un statut comparable à celui des États membres de la Communauté.
Évaluation reçue de notre chancellerie à Bagdad: il se pourrait que Saddam Hussein commence enfin à se rendre compte de son isolement et de la détermination sans faille de la communauté internationale. Selon l'ambassadeur russe, Saddam aurait sérieusement accusé le coup face à la fermeté des Soviétiques. Les Palestiniens disent aussi que toutes les capitales arabes l'exhortent à la modération. Selon plusieurs autres diplomates, le dictateur irakien serait prêt à négocier, mais il répugnerait à faire le premier pas.
Il ne faut pas céder à ces « signaux ». Tout relâchement de la détermination et de la fermeté affichées jusqu'à présent par la communauté internationale quasi unanime serait interprété par lui comme une marque de faiblesse et l'encouragerait à coup sûr à persévérer dans ses tergiversations.
Samedi 6 octobre 1990
Scènes d'émeute à Vaulx-en-Velin après la mort d'un jeune motard entré en collision avec une voiture de police. Ce que la presse révèle des conditions de vie et de l'état d'esprit des jeunes démontre l'imprévision et l'insuffisance de la politique menée dans les banlieues. François Mitterrand : Rocard va-t-il se décider à agir? Voilà deux ans que je lui dis que ça va exploser. Et il ne fait rien!
Les forces syriennes, appelées à l'aide par le président libérien Hraoui, s'apprête à attaquer Aoun pour le déloger.
Dimanche 7 octobre 1990
Élections législatives en Autriche: forte poussée de la droite populiste. Les seuls pays où se développe l'extrême droite sont ceux où la Seconde Guerre mondiale n'a pas encore été exorcisée.
François Mitterrand se rend à Longchamp — ce qu'il déteste ! — à l'occasion du grand prix de l'Arc de Triomphe, en compagnie de Giulio Andreotti, président du Conseil italien, qui a insisté pour que la date du Sommet franco-italien lui permette d'assister à cette course!
Lundi 8 octobre 1990
A Jérusalem, 22 Palestiniens tués et 150 blessés par les forces de l'ordre israéliennes sur l'esplanade des mosquées. François Mitterrand : Cela n'est pas fortuit. C'est un signe donné par Israël aux Palestiniens pour qu'ils ne profitent pas de la crise du Golfe et de la modération israélienne pour prendre des gages.
Signature de l'acte officiel mettant un terme définitif aux séquelles de la Seconde Guerre mondiale. Une fois le traité ratifié par les parlements de France, des États-Unis et de Grande-Bretagne, l'Allemagne retrouvera le statut de nation pleinement et entièrement souveraine. Mais plus personne n'y prête attention.
Mardi 9 octobre 1990
François Mitterrand : J'ai demandé à Rocard de mettre à plat la Sécurité sociale. Il ne me parle que de négociations avec les syndicats. C'est absurde! Il faut lancer des réformes d'ensemble. Et mettre à genoux les baronnies médicales, qui contrôlent tout. Là encore, si nous avions été vraiment socialistes, nous aurions dû nationaliser.
Mercredi 10 octobre 1990
Au Conseil des ministres, le Président intervient à propos de l'évolution des négociations sur les salaires: Le ministre du Travail a tenu son calendrier. Il y a déjà des résultats intéressants, mais nous sommes encore loin du compte. Cette affaire a été bien menée; il ne faut pas qu'elle soit ralentie. Nous ferons le point en décembre.
Le Président demande aux ministres concernés de s'exprimer sur l'affaire de Vaulx-en-Velin. Pierre Joxe parle du maintien de l'ordre. Claude Evin, de la situation sociale. Le Président : Il y a également un aspect important: celui de l'affrontement, qui tend à devenir naturel dans ces quartiers, entre les jeunes et la police. Cela dit, c'est un problème de fond qui va peser des années sur notre société. Il faut bâtir des villes qui ne provoquent pas le désespoir, l'ennui et la laideur. Il y a des réussites. Il faut que tous les responsables s'en occupent activement.
Jeudi 11 octobre 1990
Discussion d'un plan d'urgence pour les logements sociaux avec Michel Rocard et Michel Delebarre. L'un et l'autre y attachent de l'importance. Michel Delebarre est l'une des meilleures promesses de cette génération de socialistes. Fin politique, techniquement compétent, il est, avec Louis Mermaz et Roland Dumas, le seul ministre à avoir vraiment de l'humour, qui tempère chez lui la fausse gravité de la plupart des autres.
Vendredi 12 octobre 1990
Le président du Parlement égyptien, Rifaat El Mahgoub, est tué dans un attentat imputé aux intégristes. Menace sur la coalition, réponse au massacre de l'Esplanade à Jérusalem?
Samedi 13 octobre 1990
Le général Michel Aoun vient se réfugier à l'ambassade de France à Beyrouth. Beaucoup de ses partisans sont désolés de sa reddition.
François Mitterrand: Qu'est-ce qu'on fait au Koweït alors qu'on massacre nos amis au Liban? Il sera difficile de rester longtemps là-bas sans s'occuper d'ici ! Recevez bien Aoun, mais pas comme un chef d'État : nous ne le reconnaissons pas comme tel.
Michel Delebarre prépare maintenant un projet de loi « anti-ghettos » qui permettrait de favoriser la construction de logements sociaux ailleurs qu'à la périphérie des villes.
Lundi 15 octobre 1990
George Bush déclare que Saddam Hussein pourrait devoir répondre devant des tribunaux des atrocités commises au Koweït. C'est un signe de plus de l'irréversibilité de l'évolution vers la bataille.
Le Président: Y a-t-il quelque chose que nous pourrions faire? Peut-être en liant le conflit à la question palestinienne? Mais sans donner le sentiment de manquer de solidarité à l'égard des Américains...
Mardi 16 octobre 1990
Au Rwanda des rebelles venus d'Ouganda ont envahi le nord du pays. Violents combats. L'armée massacre les civils tutsis.
Mercredi 17 octobre 1990
Au Conseil des ministres, le Président, à propos du Rwanda: Il faut sauvegarder nos compatriotes et ne pas se mêler des combats interethniques.
Au sujet du Golfe: Il n'y a rien de vraiment nouveau. De plusieurs côtés, on cherche à intéresser la France à des discussions. Toute information utile qui nous parviendrait serait aussitôt transmise par nous au Conseil de Sécurité. Il y a des jusqu'au-boutistes, de l'Égypte à la Syrie, en passant par les Émirats arabes et l'Arabie Saoudite. A la limite, on se demande s'ils ne craignent pas que l'embargo réussisse. En tout cas, le danger de guerre est aussi présent que le 2 ou le 15 août. Que veulent les États-Unis ? Est-ce qu'ils se détermineront à partir de considérations de politique intérieure? En tout cas, le parti de la guerre continue à y peser lourd.
Sur le Liban: A Paris, des responsables politiques de l'opposition hurlent à propos d'Aoun, du Liban, des Libanais. Ils oublient que beaucoup de chrétiens sont contre Aoun, en particulier le Patriarche maronite. Le 1er juin 1976, le Président chrétien du Liban a appelé les Syriens à envahir le Liban. Que croyez-vous que firent alors ceux qui nous critiquent aujourd'hui? Eh bien, le 19 juin 1976, le Président Giscard d'Estaing reçut en grande pompe à Paris le Président Assad. J'ai même entendu un responsable de l'opposition dire qu'Aoun était peut-être un avatar de Jeanne d'Arc! En tout cas, nous ne livrerons pas Aoun aux Syriens...
Mis en cause par la chambre régionale des comptes de Poitou-Charentes pour sa gestion municipale, Jean-Michel Boucheron, député-maire d'Angoulême, demande sa mise en congé du PS. François Mitterrand : On n'avait pas besoin de ça !
Vendredi 19 octobre 1990
Le Parquet général déclare la chambre d'accusation incompétente dans l'affaire Bousquet. Celui-ci ne serait justiciable que de la Haute Cour de justice de la Libération (tombée en désuétude depuis 1950). L'affaire paraît bloquée. François Mitterrand ne semble toujours guère désireux de presser le mouvement.
Lundi 22 octobre 1990
François Mitterrand reçoit l'Émir du Koweït, Cheikh Jaber, en compagnie de Roland Dumas et de Cheikh Sabah. Rendez-vous difficile après ce que le Président a déclaré publiquement et à plusieurs dirigeants arabes sur la famille régnante et les lacunes de la démocratie au Koweït.
François Mitterrand : Je suis heureux de vous recevoir, et d'autant plus sensible à votre visite qu'elle se passe à un moment d'épreuves pour votre pays, votre famille, vous-même. J'espère que vous êtes en bonne santé.
Cheikh Jaber : Grâce à Dieu.
François Mitterrand : Votre installation en Arabie Saoudite?
Cheikh Jaber : Je vous remercie. Je ne saurais oublier l'amitié chaleureuse qui nous lie. Je suis venu ici par le passé, j'avais alors une patrie! Elle est maintenant occupée. Cette agression ne visait pas à régler un différend frontalier ni à mettre la main sur des avoirs financiers. Mais elle est politique: nous sommes un danger pour Saddam. Il y a deux ans, à travers une question posée par le ministre irakien de l'Information au nôtre, nous nous sommes rendu compte que l'audience en Irak de notre radio-télévision était plus importante que celle de la télévision irakienne! Il y avait une libre expression dans notre information, et le peuple irakien aspirait à la même. En Irak, seul le langage du Président est glorifié, et les gens trouvent cela fastidieux. Après la guerre entre l'Irak et l'Iran, le peuple irakien a commencé à aspirer à la libre expression. Au cours de ma visite à Bagdad en septembre 1989, on m'a escorté partout, on ne m'a pas laissé seul un instant, on m'a décoré, mais ensuite, le dictateur a essayé d'attenter à ma vie! Ce qu'il a fait au Koweït, même Israël ne l'a pas fait en Palestine: l'occupation, les terribles exactions qu'il y commet. Les pays du monde entier ont montré une position ferme, surtout les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité. Nous nous devons de remercier la France et Votre Excellence pour ses prises de position.
François Mitterrand : Nous avons reçu ces événements avec beaucoup d'inquiétude et nous nous sommes rendu compte que Saddam Hussein n'était arrêté par aucun scrupule moral. Je me rappelle la guerre Irak/Iran au cours de laquelle vous me demandiez — tout comme les autres dirigeants arabes — de ne pas arrêter notre soutien à son égard. Ce que nous avons fait. Son ingratitude touche même à l'honneur; c'est comme une trahison!
Les résolutions du Conseil de Sécurité doivent être appliquées. Nous avons pris part à l'embargo. Notre flotte est la deuxième dans la zone. Nous avons procédé à 1 500 interpellations. Sur terre, nous avons pris des dispositions. Nous aurons 6 000 hommes au nord du dispositif américain, pour protéger l'Arabie Saoudite contre une agression du même type. Si les Nations unies en décident autrement, nous serons à la disposition du Conseil de Sécurité. Nous avons toujours considéré le Koweït comme un pays souverain, indépendant.
Les événements qui se sont déroulés récemment à Jérusalem nous embarrassent. Nous souhaitons des dispositions plus fermes. Même chose pour le Liban. Nous sommes plus proches du Liban que de n'importe quel pays arabe. J'ai fait dire à M. Bush que si les massacres y continuent, il me sera difficile d'expliquer à notre opinion publique que nous sommes militairement présents en Arabie Saoudite et pas au Liban. J'espère que Bush se montrera ferme à ce sujet.
Je sais qu'on s'est inquiété chez vous des expressions que j'ai utilisées aux Nations unies à propos de la démocratie au Koweït. En raison de nos traditions, de nos mentalités, il est très difficile de mener notre armée à une guerre sans que l'ensemble de la région, une fois débarrassée de la dictature de Saddam Hussein, adopte un processus démocratique. Sans quoi, notre opinion publique réagirait. Je ne crois pasje ne crois plus — que l'Irak puisse se livrer à une nouvelle agression contre l'Arabie Saoudite. L'intérêt de l'Irak, c'est de faire durer, pour que nous nous lassions.
Cheikh Jaber: Je voudrais vous exprimer ma reconnaissance. Vous ne laisserez pas libre cours à l'usurpateur. Pour les Palestiniens, au moment du partage, sous le mandat britannique, il n'y avait pas encore d'État. Pour le Liban, l'État subsiste. Alors que le Koweït est un cas sans précédent, depuis la Seconde Guerre mondiale, d'un État envahi et annulé. Vous avez entendu parler du Congrès du peuple koweïtien et des résolutions qu'il a adoptées. Je suis mandaté par le Conseil de coopération du Golfe pour demander l'application des résolutions du Conseil de Sécurité. Le Koweït avait une certaine démocratie, une liberté relative ; le Liban est une démocratie: ce sont pourtant les deux pays en butte à d'autres pays arabes.
François Mitterrand: Votre famille, qui a incarné l'histoire du Koweït a droit à nos égards. Chaque fois que vous jugerez bon de me saisir, de m'écrire, faites-le.
Cheikh Jaber : Je sens dans vos propos une réelle estime, une affection sincère. J'espère ne pas vous importuner.
Très subtil dialogue: aucun des deux interlocuteurs n'a cédé sur ce qu'il pense de la démocratie, sans pour autant que la coalition, essentielle, ait été remise en cause.
Les initiatives se multiplient pour sortir de la crise. A l'instigation de Moubarak s'esquisse un projet de rencontre (pour l'instant ultra-secret) entre François Mitterrand, le chef de l'État égyptien, le Roi Hussein et Yasser Arafat.
Maintien par les Douze des sanctions contre la Syrie. Elles sont levées pour la Chine et l'Iran.
Mardi 23 octobre 1990
Les projets d'union politique des Douze constitueront le thème central du prochain Sommet européen exceptionnel réuni à Rome en fin de semaine. Priorités pour la France: y mettre en place une vraie politique étrangère et de sécurité commune, définir les pouvoirs qui utiliseront ces instruments, établir le rôle central du Conseil européen, associer le Parlement européen et les parlements nationaux, et renforcer les trois institutions (Commission, Conseil, Parlement) dans le respect des équilibres. Tout cela vise à la préparation d'un traité, sous présidence hollandaise, dans un an: un traité de La Haye ?...
On parlera aussi du Golfe et de la situation en URSS où le pouvoir se dérobe sous les pieds de Gorbatchev, faute d'assistance concrète de l'Occident. Les promesses de Dublin et de Houston n'ont pas été tenues. Pourtant l'URSS est bien raisonnable dans la crise du Golfe.
Mercredi 24 octobre 1990
Vote à l'ONU d'une résolution déplorant le refus par Israël d'une mission d'enquête de l'ONU après la tuerie de l'esplanade des mosquées.
François Mitterrand sur le Golfe : Le curseur est dans le rouge. Tout indique que le conflit est imminent. Les Irakiens vont chercher à impliquer Israël pour dissuader les Saoudiens d'apparaître comme les alliés d'Israël.
Roland Dumas ira voir Itzhak Shamir à Jérusalem pour lui parler du projet de rencontre entre François Mitterrand, Hosni Moubarak, Yasser Arafat et le Roi de Jordanie au Caire.
Jeudi 25 octobre 1990
Yasser Arafat écrit à François Mitterrand pour lui demander, lorsqu'il verra cette semaine Mikhaïl Gorbatchev à Paris, de lui rappeler l'idée de la conférence internationale sur le Moyen-Orient, qui tarde à se concrétiser, bien que le principe en ait été approuvé par l'ensemble de la communauté internationale, à l'exception d'Israël et des États-Unis. C'est pour lui la procédure adéquate pour faire progresser le processus de paix et garantir aux Palestiniens la protection internationale. Il y voit aussi — mais ne le dit pas — une façon de lier le problème palestinien à la crise du Golfe.
François Mitterrand, à Bonn, a croisé Shimon Pérès et lui a parlé en secret du projet de rencontre du Caire. Pérès n'a pas émis de commentaire. Les Israéliens feront tout pour rester à l'écart du conflit même si Shamir, qui n'aime pas Bush, semble avoir très envie de s'en mêler.
Vendredi 26 octobre 1990
Visite en Espagne de Mikhaïl Gorbatchev. Il y obtient la promesse d'un prêt de l'ordre de 7,5 milliards de francs.
L'URSS se disloque chaque jour davantage. Proclamation de l'état d'urgence dans le sud de la Moldavie où les Gagaouz menacent d'élire leur propre parlement. Le gouvernement soviétique envoie des troupes. Le Kazakhstan proclame sa souveraineté et la suprématie de ses lois sur celles de l'URSS: même le plus fidèle allié de Moscou s'éloigne. Gorbatchev risque d'être balayé par des militaires qui mettront fin à cette anarchie, pronostique à nouveau François Mitterrand.
Samedi 27 octobre 1990
Finalement, malgré les réticences de François Mitterrand, réunion d'un Conseil européen extraordinaire à Rome. A Dublin, en juin dernier, il avait été décidé de lancer la réunion de la Conférence intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire, avant la fin de l'année, afin de poursuivre les études techniques et de préciser les procédures garantissant une bonne articulation entre l'Union économique et monétaire et l'Union politique. Et d'en arriver au Traité en un an.
Le Président rencontre Margaret Thatcher qui lui confirme son opposition irrévocable à la troisième phase de l'Union monétaire: Je ne peux pas abandonner le droit de battre monnaie.
Puis commence la réunion de travail, d'abord consacrée à l'Union politique, puis à l'Union économique et monétaire.
Le Président: Sur l'Union politique, la conférence intergouvernementale exigera du courage intellectuel. L'existence réelle de la monnaie unique sera un élément psychologique essentiel. On se rendra compte alors du besoin d'un instrument politique adapté.
La conférence intergouvernementale doit se prononcer sur la politique extérieure et de sécurité, sur la citoyenneté, la démocratie.
En ce qui concerne l'extérieur, les États membres continueront à avoir leur mot à dire, même si la politique extérieure de l'Europe devient un jour unique. Les États membres ont déjà fait un bout de chemin (sur l'apartheid, l'Afghanistan, l'Amérique centrale). Il leur faut maintenant se prononcer ensemble sur des problèmes plus proches et plus risqués, et, pour cela, être sensibles aux arguments de tous. Pour réussir, il faut considérer tous les efforts, être fiers de la vocation de rassemblement de l'Europe.
En matière de démocratie, le Conseil européen pèche par modestie, car il est le plus démocratiquement élu, plus encore que le Parlement. La démocratie vient du Conseil européen. On peut accroître le contrôle du Parlement européen sur le Conseil et la Commission, mais le Conseil européen est seul habilité à décider... Quand l'Europe sera fédérée, les choses changeront.
Sur l'Union économique et monétaire (après une longue intervention de Margaret Thatcher): En ce qui concerne l'Union économique et monétaire, toutes les chances doivent être données à l'écu. Il y a des difficultés pour déterminer le début de la deuxième étape. Il ne faut pas se battre sur le choix des dates. Il faut définir un calendrier pour le passage à la troisième phase: quatre, cinq ou six ans devraient suffire. Le travail des ministres des Affaires étrangères est acceptable tel quel. La conférence intergouvernementale choisira entre les différentes options qui lui sont présentées. Sur la procédure de la conférence intergouvernementale, j'approuve les propositions de la présidence: chaque État membre doit déterminer sa propre délégation. Les ministres des Affaires étrangères et des Finances représenteront la France.
Ils passent ensuite à l'examen des projets d'aide à l'URSS et aux pays de l'Est. C'est en décembre, décide-t-on, que le Conseil européen prendra des mesures de soutien vis-à-vis de l'URSS, mais si des situations requérant une action d'urgence se présentaient avant, le Conseil prendrait des décisions sur la base de propositions de la Commission. Une aide d'urgence à la Hongrie est d'ores et déjà décidée.
Au cours du diner, la conversation roule principalement sur la situation dans le Golfe. Tout en condamnant l'Irak, les Douze rappellent leur solidarité dans la crise du Golfe et réaffirment leur soutien au principe de la convocation d'une Conférence internationale de paix sur le Moyen-Orient.
A la fin de ses travaux, le Conseil européen confirme sa volonté de transformer progressivement la Communauté en une Union européenne, en renforçant sa capacité d'action et en étendant sa compétence. Il juge nécessaire que cette évolution s'accompagne d'un développement en matière législative, exigence confortée par la définition d'une citoyenneté européenne. Il constate un consensus sur l'objectif d'une politique étrangère et de sécurité commune et une volonté commune d'accorder une place importante à la politique de développement. Sur tous ces points, la délégation britannique oppose sa censure.
Sur le plan monétaire, pour onze des États membres, les modifications à apporter au traité doivent prévoir la création d'une nouvelle institution qui sera formée des banques centrales nationales et d'un organe central, et qui exercera la responsabilité entière de la politique monétaire. Dans la phase finale, les taux de change seront irrévocablement fixés, tandis que la Communauté aura une monnaie unique: un écu fort et stable. La deuxième phase commencera le 1er janvier 1994, après qu'une série de conditions auront été remplies: achèvement du programme du marché unique, interdiction du financement monétaire des déficits budgétaires, non-responsabilité de la Communauté ou des États membres vis-à-vis des dettes d'un État membre, engagement du processus visant à l'indépendance des membres de la nouvelle institution monétaire. Il n'est plus nécessaire que toutes les monnaies européennes participent au SME pour que la deuxième étape soit enclenchée. La délégation britannique n'accepte pas, là non plus, ces conclusions très importantes qui fixent un cadre très strict à la rédaction du futur traité de La Haye (ou d'Amsterdam).
Roland Dumas rend compte au Président de sa rencontre avec Itzhak Shamir à Jérusalem. Il lui a fait part en tête à tête du projet de rencontre au Caire entre Moubarak, le Roi de Jordanie, Arafat et François Mitterrand. Itzhak Shamir a répondu : Cela ne me rend pas heureux, mais je peux comprendre et je n'ai rien à dire. L'impression de Dumas est qu'il s'attendait à cette nouvelle ou qu'il en avait été prévenu, peut-être par Shimon Pérès, mis au courant par François Mitterrand à Bonn. Shamir a simplement demandé à quelle date cette entrevue pourrait avoir lieu, ajoutant: Cela m'ennuierait qu'elle se produise avant mon voyage à Paris. Dumas l'a rassuré. A la réflexion, ce n'est d'ailleurs peut-être pas plus mal ainsi...
Hosni Moubarak fait savoir au Président qu'il a reçu il y a quelques jours un envoyé soviétique, Evgueni Primakov, en route vers Bagdad. Moscou souhaite prévenir une action militaire. Pour les responsables soviétiques, cela implique le retrait total et inconditionnel de l'Irak et la restauration du gouvernement légitime du Koweït. On déploierait ensuite des forces arabes dans les zones frontalières afin d'éviter toute nouvelle détérioration de la situation et de permettre l'ouverture de négociations entre les deux parties, loin des pressions et des menaces, sous les auspices de la Ligue des États arabes. En aucun cas l'Irak ne saurait être récompensé de son agression injustifiée du Koweït. On ne peut à terme établir un lien direct entre le règlement de la crise du Golfe et le règlement des autres problèmes complexes de la région, car cela équivaudrait à accepter l'occupation irakienne du Koweït pour une période qui risquerait de s'étaler sur plusieurs années, et à lier la solution de problèmes inter-arabes au règlement de conflits entre les Arabes et d'autres pays. Le retrait de l'Irak du Koweït et le rétablissement de la stabilité dans la région du Golfe seraient en revanche de nature à créer une dynamique qui pourrait être mise à profit pour réaliser des progrès concernant les autres problèmes, dont le problème palestinien. Nul n'a intérêt, disent les Soviétiques, à ce que la direction politique irakienne ait la fausse impression qu'il existe une faille dans les rangs des principales puissances, car si on la laissait se prévaloir d'une pareille impression, elle ne serait pas incitée à coopérer avec les efforts déployés en vue d'un règlement pacifique, ce qui favoriserait les risques de l'option militaire que nous voulons tous éviter. Après la solution pacifique du conflit, il faudra examiner d'autres problèmes essentiels dont l'invasion du Koweït par l'Irak a révélé l'importance, plus particulièrement l'instauration d'un système de sécurité et de maintien de la paix visant à faire de la région une zone exempte d'armes de destruction massive.
En somme, les Soviétiques n'entendent lier qu'avec prudence la crise du Golfe et le problème palestinien. On en saura davantage après-demain avec Mikhaïl Gorbatchev.
Lundi 29 octobre 1990
Evgueni Primakov se trouve maintenant à Bagdad en vue de tenter une négociation. George Bush en est inquiet. Il ne veut pas de compromis, et le fait savoir à Gorbatchev et à François Mitterrand avant que le second ne reçoive le premier.
George Bush écrit à François Mitterrand sur un autre sujet: Le Sommet de Rome ne lui a pas plu. En particulier, le communiqué sur le Golfe, dans la mesure où il évoque aussi le problème palestinien. Il demande à être consulté à l'avance sur toutes les prises de position importantes de la Communauté, comme celle-là. Le Président s'agace: Dans un mois, il va me demander de connaître mon agenda à l'avance!
Rencontre à Paris entre François Mitterrand et Mikhaïl Gorbatchev à trois semaines de la réunion de la CSCE. Le Président soviétique est toujours aussi libre, détendu et souverain. On sent pourtant qu'il a basculé dans la tragédie, que le cours de l'Histoire lui échappe pour la première fois, y compris en URSS. Il a besoin de Paris, tout comme Paris a besoin de lui pour équilibrer une alliance chancelante avec l'Allemagne.
Mikhaïl Gorbatchev: J'ai du mal à me représenter comment les choses auraient pu se passer — et je pense aussi à mon propre sort — s'il n'y avait pas eu cet élément déterminant: les rapports de confiance, les relations chaleureuses que j'ai eues avec vous. A une certaine époque, nous sommes parvenus ensemble à la conclusion qu'il fallait réfléchir au rôle des relations franco-soviétiques. Notre entretien d'aujourd'hui doit se concentrer sur ce thème. Sans être trop ambitieux, nous devrions laisser entendre à l'extérieur que nous voudrions que nos riches relations historiques se développent, que leur valeur s'accroisse. Parfois, les succès économiques empêchent de trouver des solutions politiques raisonnables ; dans certaines parties du monde, d'aucuns envisagent leur rôle politique comme un étalage de puissance économique. L'époque actuelle exige des approches différentes. Miser sur les seules forces économique et militaire n'est plus acceptable si l'on veut trouver des solutions pour l'avenir. Une telle approche ne permettra pas de maîtriser les défis des temps modernes. Je constate, à l'échelle internationale, le manque d'une politique fondée sur un travail de réflexion sérieux, sur une philosophie. De ce point de vue, la politique française est irremplaçable.
En Union soviétique, nous comptons que le Sommet de Paris de la CSCE apportera une contribution très sérieuse à la construction de l'avenir des relations internationales. Il est important de disposer de bons repères pour l'avenir. Il est dangereux que la politique de certains pays reste sous l'emprise des approches anciennes ou d'intérêts mercantiles étroits. Si, à l'époque de la confrontation, on a pu estimer que l'affaiblissement d'un des deux camps était un bienfait pour l'autre, ce n'est plus acceptable aujourd'hui. Les « nouvelles valeurs » émergeantes sont fondées sur la compréhension des intérêts réciproques. Il ne faut surtout pas permettre un retour de la confrontation. C'est dans ce contexte qu'il faut considérer la situation découlant de l'unification allemande et de la transformation de la politique de l'administration américaine. J'estime en particulier qu'on n'a toujours pas bien compris ce qui se passe en Europe de l'Est...
François Mitterrand: On pouvait penser que le règne des rapports de forces allait s'achever après la fin de la confrontation Est/Ouest. Malheureusement, l'affaire du Golfe est survenue. La force prévaut dans nombre de conflits régionaux: en Israël, en Jordanie, au Liban, au Koweït et ailleurs. C'est normal, on ne peut attendre de la société humaine qu'elle change soudain de caractère. En revanche, on peut attendre des principaux dirigeants qu'ils aient une nouvelle conception de leurs relations: entre l'URSS et l'Allemagne, entre la Pologne et l'Allemagne, entre les États-Unis, l'Europe et l'Union soviétique, par exemple. Avec Reagan, puis avec Bush, vous avez déjà réussi une grande chose en mettant un terme aux risques d'affrontement Est/ Ouest. C'est un pas très important. Il faut maintenant réussir la réunion de la CSCE ; c'est l'un des rendez-vous les plus importants de l'année. Il faut bien le préparer, afin que s'y dessine une forme nouvelle de coopération de l'Europe avec les États-Unis et le Canada, dont la présence est pour le moment nécessaire à cause des problèmes de sécurité et de désarmement. A l'occasion de cette réunion, dans trois semaines, il faut mettre sur pied un début de structure permanente où tous les Européens pourront se rencontrer avec les Américains et les Canadiens. Si on peut donner un contenu politique à ces accords, on aura franchi un grand pas. Les pays européens le désirent, mais les États-Unis également. Ceux-ci se trouvent dans une situation ambiguë: sous la pression du Congrès et de leur opinion, ils désirent s'éloigner militairement de l'Europe, mais ils ont un besoin d'une compensation qui les pousse à s'occuper de plus en plus des problèmes de l'Europe, dont ils redoutent d'être écartés. Je l'ai déduit des propos de Bush à Houston, par exemple, sur la transformation politique de l'OTAN. Ce matin encore, j'ai reçu une demande américaine, adressée à la Communauté, de consultations à propos de chacune des décisions de celle-ci! Bref, ils s'intéressent beaucoup — ils s'intéressent trop! — à l'Europe.
Cela tombe bien, nous en parlerons dans vingt jours à la CSCE ! Saisissons cette opportunité pour créer une structure de travail, de concertation, d'entraide propre à nos pays, veillant d'abord à un désarmement équilibré. Mais cela, c'est déjà presque le passé ; il faut aussi s'occuper des problèmes d'aujourd'hui qui nous sont communs. Créons l'institution qui nous permette de le faire. La CSCE n'est pas la « maison commune » ni la confédération, mais on va commencer ainsi à prendre de bonnes habitudes. Que nos diplomates mettent à profit ces trois semaines!
J'ai souhaité un accord de coopération entre la Communauté et l'URSS. Je rencontre des résistances, mais, avant-hier, mes collègues ont accepté d'aller dans cette direction. Nous avons créé la BERD, dont le rôle sera très important dès le début de l'année prochaine. La création de la BERD a été mal accueillie aux États-Unis, pas très bien en Grande-Bretagne, jusqu'au jour où nous avons décidé d'en installer le siège à Londres. Mme Thatcher estime maintenant que c'est son enfant...
J'ai observé des réticences sur l'aide à vous apporter, qui est maintenant nécessaire. Plusieurs délégations pensent que votre plan ne consiste pas à aller jusqu'au libre marché. Mais nous avons été quelques-uns à dire qu'il fallait considérer le chemin parcouru. L'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, la France le comprennent bien. Les idéologues, eux, aimeraient que l'URSS fasse acte d'adhésion aux principes de la société libérale capitaliste...
Les événements du Golfe, d'une certaine manière, sont indirectement positifs. Les Américains ont besoin de l'unité des cinq Grands. Il faut donc que votre pays et le mien soient pris en compte par eux dans la crainte de rompre cette cohésion, ce qui serait tout à fait regrettable. Vous avez fait faire de très grands progrès à votre situation dans le monde, et la consécration du prix Nobel dépasse ici les aspects personnels.
Je me résume: il faut beaucoup travailler à la préparation du Sommet de la CSCE. Sur le plan du désarmement, il est normal que les États-Unis soient vos principaux interlocuteurs, mais, sur le plan politique, nous devons travailler ensemble. Il faut maintenir l'unité des Cinq, mais pas à n'importe quel prix. Voilà ce dont on parlera tout à l'heure. Si nous y arrivons, nous aurons réussi une œuvre rare. Tellement qu'il m'arrive d'en douter...
Mikhaïl Gorbatchev : Je suis tout à fait d'accord sur le fait qu'il faut profiter des chances offertes par la préparation du Sommet de la CSCE. Il faut être clair sur le système d'institutions nouvelles. S'agissant du document final, il faut retenir ce qui est acquis de l'expérience passée, mais aussi refléter les profonds changements en cours.
François Mitterrand : M. Dumas et M. Chevardnadze ont déjà dû commencer ce travail. C'est une circonstance très importante qu'on ne retrouvera pas de sitôt.
Un peu plus tard:
Mikhaïl Gorbatchev: Parlons de l'Irak. J'espère recevoir des nouvelles de Primakov [actuellement à Bagdad] cette nuit. Peut-être à la fin de notre dîner.
François Mitterrand : Saddam Hussein ne veut pas transmettre le Koweït à Jaber, mais, au Conseil de Sécurité ou à des pays arabes, ce serait peut-être envisageable.
Mikhaïl Gorbatchev : A des pays arabes, moyennant négociation sur des modifications de frontières.
Le numéro un soviétique se fait pressant sur l'aide qu'il attend de l'Ouest: Décembre, c'est trop tard. C'est urgent! Nous avons 40 milliards de dollars de dettes. Ce n'est pas grand-chose. Pourquoi ne pas nous accorder des facilités de paiement? D'autant que, si les échéances de 1991 sont lourdes, la charge diminue à partir de 1992.
François Mitterrand : Nous sommes prêts à vous aider. J'ai dit qu'il faut vous aider maintenant. Qu'est-ce qui est le plus difficile pour vous? Les problèmes économiques ou les problèmes ethniques?
Mikhaïl Gorbatchev : C'est lié, car les uns nourrissent les autres.
Un traité d'entente et de coopération ainsi qu'un accord financier prévoyant l'octroi par la France de 5 milliards de francs de crédits à l'URSS sont signés. (En Espagne, Gorbatchev a obtenu 7,5 milliards.)
Mardi 30 octobre 1990
Trois militaires français sont arrêtés par les Irakiens à la frontière saoudienne et immédiatement remis au chargé d'affaires de l'ambassade de France à Bagdad.
George Bush laisse entendre aux membres du Congrès américain qu'il n'exclut pas de lancer l'offensive militaire sans les consulter au préalable. Protestations.
Roland Dumas continue de privilégier, sans trop y croire, la solution pacifique inter-arabe.
Le Roi Hussein de Jordanie poursuit ses démarches à al-Dawha (Qatar) pour étudier les possibilités de solution pacifique.
Gorbatchev suggère la tenue d'une conférence inter-arabe à laquelle Hosni Moubarak est résolument opposé: Nous refusons un Sommet d'insultes, dit joliment le Chef de l'État égyptien.
Deuxième entretien Mitterrand-Gorbatchev, à Latché. On parle du Golfe. Reprenant une suggestion de Saddam Hussein, Gorbatchev propose que soit lancée une initiative franco-soviétique en vue de faire libérer les otages. Le Président élude.
François Mitterrand : J'ai plaisir à vous recevoir dans un autre lieu que le palais de l'Élysée, pour vous montrer d'autres aspects de la France, que vous connaissez déjà.
Mikhaïl Gorbatchev : Le mieux serait de nous promener, si le ciel s'y prête.
François Mitterrand : J'en ai bien l'intention!
Mikhaïl Gorbatchev: J'ai enfin reçu la dépêche que j'attendais de Primakov, de Bagdad. Il a eu un entretien prolongé d'abord avec le Président et la direction irakienne, puis en tête à tête avec Saddam Hussein. Ces entretiens ont été intéressants, mais je dirais que Saddam a toujours une lueur d'espoir que la cohésion des autres pays vienne à se fissurer. Primakov lui a dit carrément qu'il serait peu réaliste de compter sur un « paquet » avec un lien rigide entre la crise du Koweït et le problème palestinien. A ce stade, Saddam Hussein se dit favorable à une solution pacifique, mais à une condition: « Nous ne voudrions pas être soumis à une humiliation publique à la suite du retrait de nos troupes du Koweït », a-t-il déclaré à Primakov. On décèle chez lui une espèce d'idée fixe: le complot contre l'Irak fomenté par les États-Unis, la Grande-Bretagne et Israël pour l'éliminer. Il a formulé trois variantes possibles de solution: 1) l'URSS ou tout autre État influent mettrait au point un « paquet » digne de ce nom ; 2) convocation d'une conférence internationale appelée à débattre, sans aucun préalable, du problème irakien et de tous les problèmes du Proche-Orient; 3) solution arabe sans aucune pression de l'extérieur.
Primakov a eu l'impression que, sous la pression des circonstances, la direction irakienne s'achemine vers un retrait du Koweït. Mais c'est un processus très pénible. Il est à noter, par rapport au premier entretien de Primakov, que Saddam Hussein paraît mieux disposé vis-à-vis de l'Arabie Saoudite. Cela corrobore notre conclusion qu'une chance de solution politique existe, plutôt par un biais arabe. Mais, d'autre part, il y a la tentative de Saddam Hussein de gagner du temps dans l'espoir de voir se lézarder la cohésion des Cinq. Primakov doit aujourd'hui aller voir le Roi Fahd, puis il se rendra en Jordanie.
Il y a donc un certain nombre de « signaux » indiquant un changement de la direction irakienne en faveur d'une solution politique, et il y a l'importance de la variante arabe. Cela confirme ce que nous pensons, vous et moi: Saddam Hussein n'acceptera pas une solution signifiant sa défaite politique, morale ou autre. S'il se révélait nécessaire de faire quelques pas vers lui, fussent-ils minimes, symboliques, mieux vaudrait les faire dans le cadre du monde arabe.
François Mitterrand: Cela suppose l'accord du Roi d'Arabie.
Mikhaïl Gorbatchev: Dans l'hypothèse d'une variante arabe, c'est le Roi Fahd que Saddam Hussein compte voir jouer le rôle primordial, et non pas à Moubarak, qu'il n'acceptera jamais. Saddam Hussein a demandé à Primakov de le dire aux Saoudiens. Donc, il y a là des éléments positifs, mais on ne peut escompter à coup sûr qu'ils passent dans les faits, compte tenu de la personnalité de Saddam Hussein. Il y a chez lui une part de manœuvres. Par ailleurs, il a suggéré à Primakov que Mikhaïl Gorbatchev et François Mitterrand fassent une déclaration conjointe à propos des otages ! Je vous lis le projet qu'il a remis à Primakov: « Les Présidents d'URSS et de France s'adressent au Président de l'Irak, l'invitant à donner aux résidents étrangers la possibilité de quitter l'Irak. Les deux Présidents réaffirment leur attachement à une issue politique de la situation et des autres problèmes de la région ; ils ont l'intention de poursuivre leurs efforts en vue d'un règlement pacifique excluant toute solution militaire et tout recours aux armes. »
François Mitterrand: Il en demande beaucoup! La première partie de cette déclaration conjointe serait acceptable, moyennant une légère modification, mais pas la fin ! Nous devons nous en tenir aux exigences du Conseil de Sécurité. Il ne s'attend naturellement pas à ce que nous acceptions ce texte comme ça ! La sagesse serait que nous adoptions une position partant du problème des otages et souhaitant une solution pacifique. Sur le fond, certaines exigences de Saddam Hussein peuvent être satisfaites. Mais nous ne pouvons pas condamner le recours à la force, car c'est la menace de ce recours qui peut conduire à une solution.
Mikhaïl Gorbatchev: Lorsque Primakov lui a fait part de sa première réaction à cette suggestion, indiquant qu'il était improbable qu'elle soit jugée acceptable, les Irakiens ont dit qu'ils étaient ouverts à toute contre-proposition émanant de nous deux.
François Mitterrand: C'est le ton, et non le fond de notre démarche qui tranche sur la démarche américaine. Notre ton n'est pas celui de la complaisance, mais du sang-froid et du calme. Nous devons le conserver...
Mikhaïl Gorbatchev: Je crois que Saddam Hussein voudrait bien profiter des relations de nos deux pays avec le sien pour pratiquer une fissure entre les Cinq. Nous allons être interrogés par la presse et, après la mission Primakov, soumis à un interrogatoire précis. Nous devrions mettre l'accent sur la nécessité de suivre les décisions prises par le Conseil de Sécurité à la suite de l'agression irakienne. D'ailleurs, j'ai reçu hier une lettre de Bush et une autre de Mme Thatcher. Ces deux pays ont une attitude particulièrement réservée par rapport à la mission Primakov, qui affaiblirait selon eux la solidarité. Il ne faut surtout pas fournir un prétexte, quel qu'il soit, aux Irakiens de faire apparaître une divergence entre les membres du Conseil de Sécurité. Il n'empêche que la mission Primakov s'inscrit bien parmi les chances de concevoir un règlement politique. Cette démarche traduit notre volonté de faire preuve de sang-froid, notre sens des responsabilités, le sérieux de nos analyses, en vue de rechercher les moyens d'éviter une solution militaire. Les bouleversements qui en résulteraient pour l'ensemble de la région nous atteindraient, nous aussi, et créeraient un fossé entre le monde arabe et les pays industrialisés. La position de Saddam Hussein évolue...
François Mitterrand : On le sent!
Mikhaïl Gorbatchev : Il faut faire preuve de résolution, maintenir la cohésion, mais exclure la solution militaire.
François Mitterrand: Il est difficile de l'exclure a priori. Si Saddam Hussein ne bouge pas, ou bien si George Bush et Mme Thatcher ne veulent rien entendre, il y aura une guerre avant la fin de l'année ; mais il faut l'assortir de buts politiques acceptables pour les Arabes. A long terme, il faudra un jour, à la fin du processus, examiner l'ensemble des problèmes du Proche et du Moyen-Orient. Il faut qu'il y ait cette espérance dans le monde arabe, et pas une espérance trompeuse. Cette perspective peut fournir à Saddam Hussein un alibi pour céder. Mais, à court terme, la principale difficulté tient au fait que les Américains et nous avons mis sur le même plan le retrait des troupes, la libération des otages et la restauration du régime koweïtien. Cela se traduit par la remise du Koweït à la famille El Sabah comme préalable. On le lui demande sans qu'il ait obtenu de garanties sur quoi que ce soit, conférence internationale ou statut du Koweït. Autant dire: « C'est impossible, c'est la guerre. » Il faudrait donc introduire une notion de temps, et que les choses ne soient pas simultanées: le retrait d'abord, plus tard la restauration de la souveraineté, et, dans l'intervalle, un pouvoir nouveau engageant la négociation et trouvant pour Saddam Hussein des concessions, des satisfactions d'amour-propre (sur le pétrole? territoriales?). Saddam Hussein n'acceptera pas de remettre le Koweït entre les mains américaines ou entre celles de l'Émir Jaber. Ce serait pour lui perdre mortellement la face. Mais il peut abandonner le Koweït s'il sait que c'est une force différente, arabe par exemple, qui vient y assumer les responsabilités. Ces Arabesà moins que ce ne soit le Conseil de Sécurité, ou une conférence internationale, mais tout cela est un peu lourd — commenceraient à discuter avec Saddam Hussein d'un futur statut, d'un compromis territorial... De toute façon, nous n'en sommes pas là, mais Saddam Hussein doit pouvoir espérer un schéma de ce genre, sans quoi il n'échappera pas à l'épreuve de force. Notre difficulté, c'est d'imaginer cette phase transitoire, d'imaginer ce pouvoir intermédiaire. S'il y a ainsi un engagement non public qu'on discutera à long terme des problèmes du Moyen-Orient et qu'à court terme, ce seront les Arabes qui prépareront la solution, Saddam Hussein sauve la face. Il n'est pas humilié, il peut dire: c'est grâce à moi que l'on discute de l'ensemble des problèmes du Proche et du Moyen-Orient, et il dira à son peuple: « On aura quand même obtenu quelque chose. » Je ne vois rien d'autre. Autrement, ce sera la guerre. Ni les Américains ni les Anglais ne sont sans doute prêts à accepter cette phase transitoire. Mais ils ont besoin de nous au Conseil de Sécurité. C'est là qu'il peut y avoir du jeu.
Je voudrais aborder avec vous une deuxième question: les Américains disent que l'article 51 de la Charte leur suffirait pour déclencher une opération militaire. Si on lit cet article, on voit que tout pays a le droit de légitime défense et peut appeler quelqu'un à son secours. Cette interprétation laisse le champ entièrement libre aux décisions américaines et nous prive de la possibilité d'en discuter au Conseil de Sécurité. J'en conclus que dans cette situation, les Américains seraient seuls maîtres de la guerre et du moment de la guerre. Nous n'aurions plus le moyen d'agir.
Mikhaïl Gorbatchev: Les divergences avec les États-Unis et la Grande-Bretagne apparaissent quand il s'agit d'envisager la manière de proposer une solution politique et les moyens d'accorder quelque chose à Saddam Hussein. Une chose est de parler à Saddam Hussein, une autre est de pouvoir évoquer ce sujet avec nos partenaires. Ce que nous avons fait jusqu'ici nous a permis de gagner une première bataille: la cohésion d'un front uni, l'adoption d'une attitude résolue face à l'acte de banditisme de Saddam Hussein.
François Mitterrand: Nous sommes tout à fait d'accord.
Mikhaïl Gorbatchev: Compte tenu qu'il existe une chance de déboucher sur un règlement politique, même flou, pourquoi perdre le sang-froid, l'espoir ? Je proposerais une double approche: d'une part, dire à nos partenaires du Conseil de Sécurité qu'il convient d'agir dans cette ligne ; d'autre part, faire comprendre à Saddam Hussein qu'il n'est plus temps pour lui de continuer à essayer de gagner du temps!
Je suis d'accord avec vos arguments sur les perspectives à long et à court termes. Il faut bien chercher des mécanismes de règlement. J'estime qu'il serait plus réaliste d'espérer dans une solution rapide où l'organisation arabe jouerait un rôle d'initiateur sous la forme d'une conférence qui formulerait les exigences à communiquer à Saddam Hussein sur le destin du Koweït, le processus de dévolution du pouvoir, les litiges inter-arabes.
François Mitterrand: Oui, encore faut-il que cela soit possible...
Mikhaïl Gorbatchev: Un point à préciser: si on commence à émettre cette idée à Cinq, nos partenaires ne l'accepteront pas. Je pense qu'on pourrait songer à la solution suivante: on pourrait débattre des résultats de la mission Primakov et rédiger, vous et moi, une lettre commune aux autres membres permanents du Conseil de Sécurité, mettant l'accent sur le facteur arabe. Si on constate qu'il existe chez les Arabes une volonté de pourparlers au sein de leur famille, nos partenaires pourraient se rallier à cette idée. Mais si les Cinq ne sont pas d'accord entre eux, les Arabes ne pourront pas convoquer une telle conférence. Si nous faisions chacun de notre côté une démarche auprès des Arabes, ceux-ci consulteraient les Cinq et on verrait alors apparaître les divergences d'opinions...
Les deux chefs d'État demandent à Roland Dumas et à Édouard Chevardnadze d'affiner cette idée dont le Président ne veut pas...
Discussion sur la préparation de la prochaine réunion de la CSCE : que faire des pays Baltes? Les inviter à la table de la Conférence, avec leur nom et leur drapeau, comme des pays souverains? Gorbatchev s'y oppose maintenant absolument. Il en fait même un casus belli. Il est inquiet des risques d'éclatement de l'URSS. Il a appris que, pour le défier, la République de Russie prend aujourd'hui le contrôle de toutes ses ressources. Pour la première fois, il donne le sentiment d'avoir peur de perdre le contrôle du processus. Tout ce qui le valorise internationalement comme seul représentant de l'Union l'aide à tenir à l'intérieur, explique-t-il. Sa voix reste suave, son visage serein face à la tempête qui paraît se déchaîner.
262 otages français arrivent cette nuit à Paris.
Mercredi 31 octobre 1990
Au Conseil des ministres, rien de saillant, sinon le projet de loi sur la Corse, qui reconnaît l'existence d'un « peuple corse, composante du peuple français ». Elle aura le statut de quasi-autonomie, voisin de celui des DOM.
En Grande-Bretagne, le débat sur la poll tax s'envenime. Margaret Thatcher va être obligée de faire campagne au sein de son propre parti si elle veut montrer qu'elle est encore capable de tenir les rênes.
Le Président ne veut pas pour l'instant d'une initiative en direction de Saddam. Il recherche une solution par laquelle l'évacuation du Koweït par l'Irak se traduirait par sa remise temporaire à un consortium arabe qui déciderait de son avenir. Les Américains, eux, veulent une évacuation sans conditions et le retour immédiat de l'Émir. François Mitterrand ne croit pas vraiment à l'idée de Gorbatchev, mais souhaite montrer que tout a été essayé.
Michel Vauzelle propose à nouveau au chef de l'État d'aller rencontrer Saddam Hussein en tant que président de la commission des Affaires étrangères. Fermé, François Mitterrand répond: Je note. C'est une idée à examiner plus tard. J'en parlerai à Dumas. [Lequel n'a pas été avisé par Vauzelle de son idée de voyage.]
Alors que chaque libération d'otage s'accompagne de slogans, de discours, d'interviews, celle des Français se déroule dans une relative discrétion. D'autre part, les Irakiens n'ont jamais cherché à exploiter l'incident qui a mis des soldats français en cause à la frontière saoudienne; ils l'ont gardé secret jusqu'à ce que la France en fasse part elle-même; voilà qui ne leur ressemble pas.
Jeudi 1er novembre 1990
George Bush et Saddam Hussein multiplient les phrases menaçantes. Bush déclare au sujet des otages retenus sur les sites stratégiques irakiens que c'est quelque chose que même Adolf Hitler n'a pas fait. Il veut obtenir le vote d'une nouvelle résolution de l'ONU contre l'Irak.
François Mitterrand au quotidien égyptien El Ahram : Les règles de droit dont le respect est exigé à propos de l'invasion du Koweït [doivent] être également respectées partout dans le monde, en conformité avec les résolutions des Nations unies, et dans le conflit israélo-arabe et au Liban. Il préconise la mise en place d'un système de sécurité et de coopération du Golfe à l'Atlantique, à concevoir par les intéressés eux-mêmes, une fois réglées les crises de la région.
Les renforts français débarquent à Yanbu: 550 hommes, 22 hélicoptères antichars, 24 blindés légers Anx 10 RC ; 5 500 soldats français au total se trouvent en Arabie Saoudite.
Le moral des troupes américaines baisse: Livrons combat pour en finir, ou rentrons chez nous.
A propos de la libération des otages français, Tarek Aziz déclare aux représentants des pays membres de la Communauté européenne : Il n'y a eu à ce sujet aucune demande, aucun contact, aucun marchandage ni aucun accord d'aucune sorte. Il s'agit d'une décision irakienne unilatérale... Mais, selon notre ambassade à Bagdad, les autres Occidentaux n'en sont pas convaincus. La libération de nos trois militaires interceptés à la frontière saoudienne sème un doute supplémentaire: pourquoi les Irakiens privilégieraient-ils la France de façon désintéressée? Ils agissent ainsi pour diviser la coalition internationale et parce qu'aujourd'hui plus que jamais, Saddam a besoin de la France au sein de la communauté internationale comme auprès du monde arabe. Il paraît avoir compris qu'il a perdu la partie, qu'il lui faut désormais songer à discuter et à faire d'importantes concessions. D'où les rumeurs plus ou moins contrôlées sur un éventuel retrait du Koweït, les promesses de libération de tous les otages en échange de certaines garanties de sécurité, les discours sur la nécessité de dégager une solution pacifique de la crise, les propositions de réunion d'une conférence internationale ou d'un Sommet arabe. Saddam compte sur l'URSS et la France pour l'y aider. Nous ne nous faisons aucune illusion quant à la fermeté et à la détermination de la France à notre égard, disait encore il y a trois jours le ministre irakien des Affaires étrangères. Toujours est-il que, vu de Bagdad, voilà le message que Saddam Hussein cherche à faire passer. A-T-IL changé d'état d'esprit au cours de ces dernières semaines? Est-il sincère?
Vendredi 2 novembre 1990
L'ambassadeur koweïtien en Grande-Bretagne réclame une intervention militaire immédiate.
Londres et Washington condamnent la prochaine visite de Willy Brandt, ancien Chancelier ouest-allemand, à Bagdad pour faire libérer les otages. Hans-Dietrich Genscher, ministre des Affaires étrangères, approuve l'initiative de Brandt.
Bagdad présente pour la première fois à la presse les otages servant de boucliers humains sur ses sites stratégiques. Le gouvernement irakien maintient son invitation à accueillir leurs familles pour les fêtes de fin d'année. La presse irakienne prévient que la guerre, si elle a lieu, sera illimitée et généralisée.
Les grèves lycéennes, sporadiques le mois dernier, s'étendent. Les revendications sont floues: amélioration des conditions de travail dans les établissements, « démocratisation » de leur fonctionnement, tout cela traduisant un malaise diffus et une grande déception vis-à-vis des socialistes. Ce ressentiment inquiète le Président, soucieux de son image dans la jeunesse. A l'occasion de la Conférence nationale des jeunes socialistes, François Mitterrand déclare: Les jeunes doivent être entendus, car une société qui n'écouterait pas sa jeunesse préparerait mal son avenir. Et plus tard : Ce n'est pas vraiment le moment de rappeler le gouvernement à l'ordre, mais c'est nécessaire. Il faut que Rocard le comprenne: je ne veux pas que son gouvernement manque à mes promesses.
Samedi 3 novembre 1990
L'Irak décide la libération de 690 ressortissants bulgares.
Dimanche 4 novembre 1990
James Baker entame sa tournée au Moyen-Orient et en Europe pour savoir à quelles conditions et avec quelles restrictions la coalition soutiendrait l'action contre l'Irak.
Saddam Hussein reçoit l'ancien Premier ministre japonais Yasuhiro Nakasone au sujet des 350 Japonais détenus. Celui-ci recueille l'assurance de repartir quelques jours plus tard avec quelques-uns d'entre eux.
François Mitterrand, à Alexandrie, réaffirme avec Hosni Moubarak la nécessité d'une application ferme de l'embargo contre l'Irak pour éviter la guerre.
100 chars et 2 500 soldats syriens arrivent en Arabie Saoudite. Difficilement imaginable: Israël et la Syrie dans la même coalition!
Les États-Unis comptent renforcer leurs effectifs dans le Golfe en rappelant des unités de combat de réserve.
Lundi 5 novembre 1990
François Mitterrand : La popularité de Rocard tient à ce qu'il ne s'éloigne jamais des milieux dirigeants. Il les voit, les cajole. Il en est. Ils le savent et lui pardonnent. Il est le Premier ministre rêvé de la droite...
A New York, assassinat du rabbin Meir Kahane, leader d'extrême droite israélien.
A Moscou, l'inquiétude manifestée par Gorbatchev à Latché se confirme: court la rumeur d'un pronunciamiento militaro-conservateur. Même la date en est rendue publique: on parle du 7, du 15 ou du 21 novembre prochains!
Il ne s'agit pas que de ragots: une commission parlementaire a découvert qu'il y avait eu effectivement des mouvements de parachutistes dans les environs de Moscou, en septembre, pour d'obscurs motifs et contrairement à ce qu'avait affirmé alors le ministre de la Défense, le maréchal Iazov. Il semble que Gorbatchev s'oppose à un lobby militaire qui serait favorable à Saddam Hussein. Certains, à Moscou, émettent l'hypothèse que les services du renseignement militaire soviétiques en Irak, parfaitement au courant avant le 2 août des projets d'invasion du Koweït, en auraient informé leur hiérarchie qui aurait omis de prévenir Gorbatchev. Une telle accusation ne semble pas avoir été lancée à la légère.
Une campagne sur les décès de conscrits est déclenchée par les milieux les plus hostiles au commandement militaire; les chiffres les plus fantastiques circulent : on parle de 15 000 morts par an, dont un millier dans les seules forces stationnées en Allemagne. On doit s'attendre à une nouvelle purge de généraux, mais nul ne peut en prévoir l'ampleur: le maréchal Iazov, un des plus virulents conservateurs de l'armée, ou les généraux Rodionov et Makachov ? ou encore d'autres responsables, comme le chef d'état-major de l'Armée de terre, le général Varennikov ?
Les États-Unis et l'Arabie Saoudite signent un accord sur le commandement des opérations en cas d'intervention militaire contre l'Irak. Selon cet accord, les troupes seront placées sous commandement conjoint pour la défense du royaume, et sous commandement unique américain lors des interventions militaires hors de l'Arabie Saoudite. Il est clair que nous passerons le même type d'accord en cas de conflit.
François Mitterrand reçoit le Roi Hussein de Jordanie, à nouveau en tournée en Europe et qui lui ressert l'idée soufflée par Saddam Hussein à Primakov.
François Mitterrand : Où en êtes-vous de vos réflexions ?
Le Roi Hussein : Nos espoirs sont confortés par vos remarques, par le rôle que peut jouer la France dans une solution pacifique.
François Mitterrand : Les choses n'ont pas avancé dans cette voie. Espérons qu'elles n'ont pas reculé!
Le Roi Hussein : Y a-t-il un événement en particulier qui vous fasse dire cela ?
François Mitterrand: Le temps qui passe... Aucun élément n'arrête les forces qui sont face à face. C'est l'absence d'événement qui peut inquiéter.
Le Roi Hussein : Tarek Aziz est venu à Amman immédiatement après votre remarquable discours à New York. Son message était que ce discours, du point de vue irakien, était positif, constructif, et qu'il permettait un dialogue avec leurs « anciens amis ». La vision qu'a la France des événements du Golfe est l'objet d'appréciations positives de leur part. Les Irakiens sont pour une solution pacifique et souhaitent contacter la France et l'Union soviétique. J'ai à nouveau reçu, samedi, le ministre des Affaires étrangères d'Irak qui a réitéré le désir d'une orientation pacifique, dans l'intérêt des peuples de la région et du monde entier. Il y a pour lui deux orientations à concilier : l'évacuation du Koweït et la sauvegarde des intérêts irakiens. C'est mon interprétation de leur vision des choses. Il faut qu'il y ait des contacts apaisés entre l'Arabie Saoudite et l'Irak dans le but de déterminer ces « intérêts irakiens » (frontières, par exemple). Ensuite, un Sommet arabe demanderait à l'Irak de se retirer du Koweït.
François Mitterrand : Ce contact a-t-il été établi entre Saoudiens et Irakiens?
Le Roi Hussein : Je n'ai pas d'éléments là-dessus. Pour montrer les bonnes intentions de l'Irak, Tarek Aziz nous a dit qu'il avait proposé un projet aux Soviétiques pour la libération de tous les otages. En voici le texte. [Il sort une feuille de papier.] C'est un avant-projet de lettre de Gorbatchev et de vous-même disant d'abord que « les Présidents de l'URSS et de la France conjurent Saddam Hussein de laisser les étrangers quitter l'Irak ». Il y a un deuxième paragraphe disant ceci: « Les deux pays déclarent poursuivre leurs efforts en vue d'une solution pacifique, contre toute solution militaire et tout recours aux armes. » Il n'y a pas encore de réponse.
François Mitterrand, dissimulant qu'il a déjà reçu cette proposition la semaine dernière par l'intermédiaire de Gorbatchev et qu'il l'a rejetée: Je prends note. Comme au premier jour, le problème se pose en termes d'évacuation du Koweït. Le problème des otages peut certes être résolu, et cela créerait un choc psychologique important. Mais, politiquement, c'est le problème du Koweït qui reste central. Tant que le Président Saddam Hussein n'aura pas manifesté de compréhension sur ce point, le temps jouera contre lui. J'avais conseillé la libération de tous les otages; je vous en avais parlé, l'autre jour. C'est un geste qui impressionnerait les opinions publiques.
La meilleure formule serait l'annonce par l'Irak d'une évacuation et de la remise du Koweït. Mais à qui? A un pouvoir médiateur arabe? Ce serait très intelligent. Si le Koweït n'est pas évacué militairement, on n'échappera pas à la guerre. Vous avez vu que j'avais fait une distinction indiquant que la « restauration » n'était pas de même importance. Donc, il faut une remise du Koweït au Conseil de Sécurité ou, mieux, à un pouvoir arabe qui examinerait les problèmes (accès de l'Irak à la mer, etc.). Mais les dirigeants arabes sont très divisés. Est-ce qu'ils accepteront? Cela dépend surtout du Roi d'Arabie, qui peut en entraîner beaucoup derrière lui. A mon sens, la restitution des otages et cette décision ne répondraient pas exactement aux résolutions des Nations unies, mais constitueraient un choc suffisant pour que la guerre ne soit plus possible. Si les dirigeants arabes en discutaient, il serait difficile au Conseil de Sécurité de s'y opposer. Mais y a-t-il volonté des Saoudiens de nouer un contact avec les Irakiens? 628
Le Roi Hussein : Je ne sais pas. J'ai essayé d'avoir ces contacts. J'ai découvert des choses douloureuses, car la situation s'est envenimée depuis deux ans. Ce n'était pas aussi clair pour moi avant la crise. L'Irak, semble-t-il, a été poussé à son geste inconsidéré sur un arrière-plan de suspicions, de doutes...
François Mitterrand : Il faut que vous compreniez qu'il n'y a que deux membres permanents du Conseil de Sécurité, la France et l'Union soviétique — la Chine aussi, peut-être, je n'en sais rien — , qui souhaitent une solution pacifique sur la base des résolutions des Nations unies. S'il n'y a rien de tout cela, il sera difficile pour ces deux pays de se séparer des autres. Pour l'heure, les Cinq font bloc sur les principes du droit. Vraiment, l'annonce d'une évacuation et de la remise du Koweït à un comité arabe serait un coup de tonnerre modifiant les données du problème tel qu'il se pose depuis le 2 août. Dans le cas contraire, tout geste de notre part conforterait Saddam Hussein. Il faut qu'il fasse des gestes sur le terrain (libération des otages et remise du Koweït à un pouvoir arabe).
Ce plan soulève cependant deux difficultés: il n'est pas conforme aux résolutions du Conseil de Sécurité et il s'agit d'une idée nouvelle. D'autre part, d'autres résolutions du Conseil de Sécurité resteraient en suspens. Mais je ne suis pas opposé à ce que des gens sages, des Arabes responsables discutent ensuite de ce que deviendra le territoire koweïtien dans sa réalité future. Mais, si rien ne change, je vous le dis avec gravité, l'issue est fatale. Ce sera très violent. Les Américains y inclinent. Des chefs d'État arabes y poussent. Quand on envoie une armée si loin, c'est pour en faire quelque chose. Il faut que des hommes comme vous et moi exercent leur influence. Mais il n'est pas possible d'aller contre les résolutions du Conseil de Sécurité. Nous, la France, n'avons pas d'intentions agressives envers l'Irak; mais nous ne pouvons nous séparer des Cinq.
Est-ce un problème de « face » pour Saddam Hussein? Remettre le Koweït à un pouvoir arabe, afin d'en négocier ensuite le statut futur, lui permettrait de sauver la face. Il se passerait ensuite des semaines, des mois. La guerre s'éloignerait. Les Nations unies ont parlé de restauration de l'Émir. Mais cela peut être sur la base d'une médiation arabe (Maroc, Algérie, Arabie Saoudite), et le monde s'inclinerait.
Le Roi Hussein: Nous allons essayer... Je vais tenter, même si certains s'illusionnent sur mon influence sur Saddam Hussein.
François Mitterrand: Comme on s'illusionne sur la mienne sur M. Bush!... Il faut que Saddam Hussein ait une claire conscience que, s'il ne cède rien, l'horloge tourne et que la guerre peut venir soudainement.
Le Roi Hussein: Ce que j'ai toujours recherché, c'est un accord inter-arabe, même tacite, avec une présence arabe sur le terrain, sous supervision internationale.
François Mitterrand : Vous avez raison.
Le Roi Hussein : Cela nous amènerait ensuite à la question palestinienne.
François Mitterrand : Vous connaissez mon sentiment là-dessus. Mais ce doit être traité ensuite.
Lionel Jospin présente au Parlement son projet de budget: il est salué partout en France par des manifestations lycéennes rassemblant plusieurs dizaines de milliers de manifestants.
Mardi 6 novembre 1990
La Hongrie est le premier pays de l'Est à adhérer au Conseil de l'Europe.
James Baker est à Ankara après avoir rencontré Qian Qichen, son homologue chinois, au Caire. Il a obtenu de celui-ci l'assurance que la Chine ne s'opposera pas à l'adoption par le Conseil de Sécurité d'une résolution autorisant le recours à la force.
Un dirigeant d'Arabie Saoudite à notre ambassadeur à Riyad: Saddam est comme un enfant qui ne veut pas lâcher une pierre. Chaque fois qu'il entend des paroles lui laissant penser qu'on ne veut pas la guerre quoi qu'il arrive, il s'obstine davantage à garder son bien. Son attitude finit par lasser. C'est à partir de là qu'il a des chances de gagner. Chaque fois qu'il pense à un éventuel retrait du Koweït, on lui fait entendre, à travers la presse, qu'on ne recourra pas à la force ni à la guerre. Alors il se cramponne davantage à sa position et renonce à se retirer.
Critique voilée, mais sévère, des messages en provenance de Paris.
Le budget de l'Éducation a été augmenté de 50 milliards de francs en trois ans. Sur ces 50 milliards, 43 ont été affectés aux salaires des enseignants, 7 seulement destinés aux élèves ou aux étudiants. Trop peu pour la pédagogie, pour les aspirations des lycéens. D'où ces manifestations. Face à ce mouvement, que fait le gouvernement? Il crée quelques postes de surveillants, il déclare que les lycéens ne savent pas ce qu'ils veulent, qu'ils sont manipulés, qu'il les recevra quand ils s'expliqueront clairement. Ces propos ne font qu'accroître la mobilisation. Que fait alors le gouvernement? Il commence par ne pas s'occuper du dossier. Puis il augmente le nombre des postes de surveillants. Michel Rocard reçoit les lycéens, une demi-heure à la sauvette. La mobilisation s'accroît encore. Avant son départ pour le Japon, le Premier ministre tranche: Il faudra mettre de l'argent; j'envisage 2 milliards.
Lionel Jospin suggère au Président de proposer à nos partenaires une nouvelle réunion exceptionnelle du Conseil européen sur la guerre du Golfe. François Mitterrand: Mêler les Italiens et les Grecs à tout ça ? Vous n'y pensez pas!
Mercredi 7 novembre 1990
Débat au Conseil des ministres sur l'agitation lycéenne. Le Président demande au gouvernement de prendre davantage d'initiatives. Il critique les régions qui n'ont pas entrepris la moindre action pour les lycées et qui, pour l'essentiel, sont dirigées par l'opposition. Il a fait de l'Éducation, rappelle-t-il, sa première priorité.
Saddam Hussein autorise le départ de cent vingt étrangers, dont cent Allemands, en hommage aux efforts pour la paix de Willy Brandt; 77 Japonais quittent l'Irak avec l'ex-Premier ministre Nakasone ; 4 Suédois partent aujourd'hui ; 52 otages britanniques pourront partir la semaine prochaine; mille ressortissants soviétiques quitteront Bagdad dimanche 11 novembre.
Jeudi 8 novembre 1990
Trois porte-avions et leurs groupes de bataille, le cuirassé Missouri, la moitié des unités blindées basées en Europe seront envoyées dans le Golfe. D'autres renforts des États-Unis, dont des renforts d'aviation, s'ajouteront à la force américaine. Trois brigades de réserve vont également être appelées. Au total, 200 000 militaires américains se joindront aux 230 000 déjà sur place.
Le Japon renonce à l'envoi de 2 000 soldats dans le Golfe. Là aussi, c'eût été une grande première. N'aurait plus manqué que des soldats allemands... Les Japonais vont se contenter de financer les Américains, qui, décidément savent vendre leurs services aux plus offrants.
Tournée de James Baker du Caire à Moscou : tous les responsables rencontrés de la coalition lui ont affirmé leur soutien à la nouvelle résolution que les États-Unis souhaitent faire adopter par le Conseil de Sécurité, sur l'usage de la force. Soviétiques et Chinois aspirent toujours à un règlement pacifique, mais Moscou n'exclut plus le recours à la force.
Hussein de Jordanie : Une guerre serait une catastrophe qui engendrerait une rupture des équilibres.
Désaccord entre Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac à propos de l'organisation de « primaires » en vue de désigner un candidat unique à l'élection présidentielle. Alors que la Charte de l'UPF prévoit ces primaires en cas d'élections anticipées, Giscard s'y oppose, invoquant l'impossibilité matérielle de les réaliser. Chirac se fâche et annule la manifestation commune prévue pour le 14. François Mitterrand : Il n'y aura pas de candidat unique. Jamais! Et, contrairement à ce qu'il croit, Giscard n'est plus en situation d'être le patron de l'opposition.
L'Irak menace de réduire en cendres la péninsule arabique. George Bush ordonne l'envoi de 100 000 hommes supplémentaires en Arabie Saoudite où les forces américaines dépassent à présent 300 000 hommes. Les Américains proposent qu'une nouvelle résolution des Nations unies autorise explicitement l'usage de la force. François Mitterrand : Très bien ! L'article 51 de la Charte ne suffit pas. Je l'ai toujours dit! Ce n'est pas la légitime défense.
Margaret Thatcher est très menacée dans son parti. Elle ne viendra sans doute pas au Sommet de la CSCE à Paris, dans quelques jours.
Les sondages, en revanche, donnent Kohl largement gagnant aux prochaines élections dans l'Allemagne unifiée. Lui, viendra sûrement.
Il rencontre Tadeusz Mazowiecki près de la ligne Oder-Neisse, avec qui il convient de signer, avant la fin du mois, un traité confirmant la frontière germano-polonaise.
Vendredi 9 novembre 1990
L'échéance que m'avait annoncée Scowcroft est bouleversée. La paix armée se prolonge. Les états-majors américains nous consultent sur divers scénarios de bataille.
James Baker reçoit à Londres un soutien total de Margaret Thatcher : Les Alliés ont l'autorité légale pour intervenir militairement, déclare-t-elle.
A Londres, le représentant de l'OLP, Ali Sfieti, annonce que son mouvement tente d'organiser une rencontre entre Saddam Hussein et le Roi Fahd d'Arabie. A ma connaissance, cela n'a aucune chance d'aboutir.
A Paris, le ministre estonien des Affaires étrangères réclame une « reconnaissance à part entière » des pays Baltes.
Depuis octobre 1988, à l'initiative de Michel Rocard, 150 000 logements par an en moyenne ont été réhabilités. Dans l'année 1990, ce rythme s'est accéléré pour atteindre, selon le budget, 200 000 logements. En 1991, entre les fonds des administrations centrales et ceux des collectivités locales, environ 2 milliards de francs seront injectés dans la politique de la Ville. Jamais les acteurs institutionnels — ministères, Caisse des dépôts, mairies... — n'auront été autant mobilisés. Colloques et conférences s' enchaînent. Les multiples rapports s'accumulent dans une impression d'urgence. L'architecte Roland Castro et l'association Banlieues 89 plaident de moins en moins dans le désert pour la création d'un ministère de la Ville doté de 1 % du budget de l'État. Pourtant, la révolte enfle toujours plus vite... Il faudra faire davantage.
Jean-Louis Bianco suggère au Président la création d'un ministère de la Ville ayant autorité sur toutes les administrations concernées.
Roland Dumas est à Rabat. Hassan II semble avoir mal apprécié la publication, en septembre, de Mon ami le Roi. 632
Dimanche 11 novembre 1990
Le ministre chinois des Affaires étrangères est reçu à Bagdad. Les Irakiens souhaitent que la Chine use de son droit de veto lors du vote de la résolution sur le recours à la force.
Le Roi du Maroc propose la tenue d'un Sommet arabe exceptionnel de la dernière chance. Saddam Hussein accepte l'invitation à condition qu'y soient traitées les questions concernant tous les Arabes. Yasser Arafat propose un plan de paix en cinq points: retrait des soldats irakiens des territoires koweïtiens non soumis à contestation ; retrait des forces étrangères de la région ; remplacement des Irakiens par des troupes arabes, et des étrangers par des forces internationales ; consultation du peuple koweïtien sur son avenir.
Deuxième rencontre égypto-syro-saoudienne entre ministres des Affaires étrangères au Caire. Elle se conclut par l'affirmation par les trois pays d'un désir de retrait de l'Irak et le rétablissement de la légalité au Koweït.
Sommet soviéto-russe : Eltsine et Gorbatchev se mettent d'accord sur les termes du traité de l'Union.
A Beyrouth, on commence à croire à la fin de la guerre avec le début du retrait des milices libanaises.
Lundi 12 novembre 1990
Saddam Hussein se déclare prêt à consentir des sacrifices pour sauvegarder la paix dans le Golfe. Le Secrétaire général de l'ONU se dit déçu par la dureté de l'Irak et croit difficilement en l'issue pacifique du conflit.
Les Douze se réunissent à Bruxelles au sujet des otages. Volonté de trouver une solution pacifique ; prise en compte du problème palestinien.
Marche nationale pour l'Éducation à Paris: 100 000 manifestants. Des groupes de « casseurs » saccagent tout sur leur passage. La police les regarde faire sans intervenir.
Dans la soirée, sans en aviser Michel Rocard, François Mitterrand reçoit les délégués lycéens. Il leur parle, sans préciser davantage, de quelques milliards destinés à financer le plan d'urgence de Lionel Jospin. En sortant de l'Élysée, Nasser Ramdane, un responsable de la FIDL, déclare à la presse: Le Président de la République est d'accord avec nos revendications. C'est au gouvernement Rocard de prendre ses responsabilités... L'Élysée ne dément pas.
Matignon est ulcéré. D'autant plus que Rocard est à Tokyo et que c'est justement Jospin qui assure l'intérim!
Le Président a été très frappé d'apprendre que les jeunes manifestants criaient: « Nous sommes tous de Vaulx-en-Velin ! » En 1968, me fait-il remarquer, ils criaient: « Nous sommes tous des juifs allemands! »
Lionel Jospin est furieux: C'est le second coup de poignard du Président dans mon dos en moins d'une semaine! Le premier, c'était le message de solidarité adressé au mouvement des jeunes socialistes. Si Mitterrand voulait nous compliquer la tâche, il n'agirait pas autrement. C'est facile de garder le beau rôle et de nous mettre tout sur le dos!
Longue conversation téléphonique entre François Mitterrand et Lionel Jospin.
Michel Rocard considère que le Président l'a trahi. Celui-ci, à l'inverse, estime que son attitude a permis de sauver la mise au gouvernement en instituant un climat de confiance avec les lycéens. Lesquels, chez Rocard, s'étaient heurtés à un mur.
Mardi 13 novembre 1990
Sur Europe 1, ce matin, Lionel Jospin se refuse à citer un chiffre précis pour son « plan d'urgence ».
Michel Charasse m'apprend que Jean-Paul Huchon lui aurait dit: La réception des lycéens par le Président est un mauvais coup. Pas question de financer les milliards du Président.
A la demande du Président, Jean-Louis Bianco proteste auprès de Huchon.
Le Président estime que le gouvernement doit faire un plus grand effort pour l'Université. Il est très mécontent de la campagne de presse dirigée contre lui et alimentée, pense-t-il, par Matignon.
François Mitterrand : On approche dangereusement du point critique dans la crise du Golfe.
Deux émissaires soviétiques sont envoyés par Gorbatchev dans plusieurs pays arabes: le premier à Rabat, Alger, Tunis et Tripoli; le second en Égypte, Yémen, Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Leur mission: évaluer le soutien à la proposition de Hassan II.
Le premier vice-Premier ministre irakien est à Rabat. Il demande à ce que le Sommet efface les résolutions du Caire, qui avaient créé un schisme dans la position arabe au sujet des dangers et conspirations auxquels le monde arabe est confronté de la part de ses ennemis, États-Unis en tête.
Un second vice-Premier ministre irakien est envoyé à Tunis et Tripoli.
Un déserteur irakien affirme que cent vingt officiers et six généraux irakiens ont été exécutés début août pour avoir refusé d'envahir le Koweït.
Les sondages témoignent d'un affaiblissement du soutien des Américains à la stratégie de George Bush. Les sénateurs Robert Dole et Richard Lugar demandent au Président américain de convoquer spécialement le Congrès afin d'obtenir son autorisation de recourir à la force.
Qian Qichen finit sa tournée dans le Golfe. La Chine s'abstiendra sur la résolution sur le recours à la force. Elle n'utilisera pas son droit de veto.
Mercredi 14 novembre 1990
L'Arabie Saoudite rejette les conditions irakiennes émises à Rabat.
Le traité sur la ligne Oder-Neisse est paraphé par les ministres des Affaires étrangères allemand et polonais. L'Allemagne s'engage juridiquement à renoncer aux 104 000 kilomètres carrés, qu'elle considérait comme siens, au profit de la Pologne.
Avant le Conseil, le Président suggère au Premier ministre de demander la confiance du Parlement sur la CSG: Ne vous inquiétez pas, vous l'aurez !
Au Conseil des ministres, discussion du collectif budgétaire. Jean-Pierre Chevènement et Roland Dumas se plaignent de l'insuffisance de leurs crédits. Michel Rocard remercie avec humour les ministres... qui ne sont pas intervenus! Il s'exprime aussi sur l'Éducation nationale: Nous avons accueilli 320 000 élèves de plus en quatre ans dans les lycées. Aucun État n'aurait pu y faire face sans problème. Devant la menace d'incendie, l'énervement, il faut jouer vite et fort. Ce soir, à 17 heures, je réunirai les ministres pour adopter un amendement au collectif de façon à répondre à la nervosité ambiante.
Jean-Pierre Chevènement demande la parole: Je voulais dire que les régions ne font pas leur travail à propos des lycées.
Le Président, agacé: Je sais, je sais. D'ailleurs, je l'ai déjà dit en Conseil. Cela a été répété par M. Le Pensec, et cela m'est revenu sous forme de protestation des présidents de région...
Le Premier ministre rend compte de son voyage au Japon. Il parle de ses excellentes relations avec son homologue Kaifu. Il raconte avoir rencontré le ministre du Miti : Je peux dire qu'à notre manière à tous deux, brutale et franche, nous nous comprenons très bien. Il ajoute: J'ai reçu beaucoup de messages de respect, d'admiration, de sympathie des chefs d'État à votre intention, monsieur le Président.
Le Président : Cela me console de ce que je lis dans la presse française!
Cet après-midi, un Comité interministériel établit à 4,5 milliards le montant des fonds qui seront affectés au financement du plan Jospin pour les lycées.
François Mitterrand : Si je n'étais pas intervenu, ils n'auraient rien fait. Et maintenant, ils vont se gargariser de leur succès.
Jeudi 15 novembre 1990
Des manœuvres américano-saoudiennes vont commencer. Elles dureront six jours. Six navires de guerre, 1 100 avions et hélicoptères et 7 000 hommes seront mobilisés. Elles comporteront notamment des exercices de débarquement.
Saddam Hussein déclare à la chaîne américaine ABC être disposé à négocier séparément avec les États-Unis et l'Arabie Saoudite, mais en rejetant toute condition préalable.
George Bush: La crise du Golfe ne sera pas pour les États-Unis un nouveau Vietnam. Il n'y aura pas de compromis avec ce genre d'agression caractérisée.
D'après l'État-Major, si la guerre était déclarée, elle durerait des mois et ferait des dizaines de milliers de victimes occidentales. Shimon Pérès pense au contraire que l'armée irakienne s'effondrerait en quarante-huit heures.
Si la guerre doit éclater, ce ne peut être qu'avant février, en raison des conditions climatiques.
Pierre Bérégovoy est reçu par le Président. En sortant, il me dit: François Mitterrand semble décidé à mettre quelqu'un dans les pattes de Rocard. Mais qui? Pas moi, en tout cas.
Il est très amer.
Lionel Jospin reçoit les délégués lycéens pour leur exposer son plan. L'ambiance est agressive. Les ministres n'en peuvent plus de voir le Président agir en sorte de démontrer le caractère conservateur de Rocard qui, lui, reste calme et détendu.
Vendredi 16 novembre 1990
James Baker entame une nouvelle série de consultations avec les Alliés au sujet de la résolution sur le recours à la force. George Bush part pour une tournée de huit jours.
L'ancien président Jimmy Carter, lui, est contre une intervention militaire : Le pétrole ne vaut pas que l'on sacrifie des vies.
Seize otages danois libérés regagnent Copenhague.
A l'Assemblée, le gouvernement engage sa responsabilité sur le projet de CSG.
Après-demain commenceront déjà à arriver les chefs d'État pour la réunion de la CSCE ! Malgré le vote de confiance qui doit avoir lieu au sein de son parti la semaine prochaine, Margaret Thatcher a confirmé son intention de venir; elle doit disposer de très bons sondages, bien que Michael Heseltine ait l'air assuré de la battre.
Encore de jolis embouteillages en perspective dans la capitale...
Samedi 17 novembre 1990
Le Parlement accepte la proposition de Gorbatchev sur une réorganisation du pouvoir central: l'exécutif sera sous l'autorité du Président, et associé au Conseil de la Fédération des quinze républiques.
Dimanche 18 novembre 1990
Saddam Hussein propose de libérer progressivement les deux mille Occidentaux et Japonais encore détenus, entre le 25 décembre et le 25 mars. François Mitterrand : Il cherche par tous les moyens à retarder l'échéance. Ce serait grotesque, si ce n'était ignoble.
Déjeuner avec Shimon Pérès qui réfléchit à l'idée d'abandonner Gaza aux Palestiniens.
Arrivée de George Bush à Paris. Longtemps protégé par une cote de popularité exceptionnelle, le Président américain est devenu vulnérable. En quelques semaines, il a perdu trente points dans les sondages. La détérioration de l'économie, le scandale des caisses d'épargne, ses volte-face sur la politique fiscale, un pilotage de la crise du Golfe jugé injustement indécis font resurgir l'image d'un homme aux convictions incertaines. A la veille du Sommet de la CSCE, François Mitterrand reçoit à dîner cet interlocuteur toujours amical, détendu, le plus européen des Présidents qu'on puisse imaginer.
George Bush: J'arrive d'Allemagne. Kohl m'a l'air en pleine forme, confiant, sûr de lui pour les élections. Il m'a dit qu'il obtiendra 45 % des suffrages.
François Mitterrand: L'issue du vote ne fait pas question...
George Bush : Il dit néanmoins qu'il ne pourrait pas gagner sans sa coalition. Mais que pensez-vous des chances de Mme Thatcher?
François Mitterrand: Je n'ai pas d'opinion. Elle a encore la possibilité de regagner du terrain. Elle est très avisée. Si elle vient ici pour la CSCE, c'est qu'elle pense qu'elle peut le faire. Je ne la crois pas menacée dans son poste, mais elle s'est mise dans une situation difficile avec son projet de poll tax, qui est ressenti comme très injuste. Ajoutez à cela les 8 % d'inflation...
George Bush: Aux États-Unis, pour ce qui est de l'inflation, on est entre la Grande-Bretagne et la France. Beaucoup pensent que la récession actuelle ne sera pas très profonde.
François Mitterrand: Je ne crois pas non plus qu'elle le sera. Ce sera un simple ralentissement.
George Bush: Ce qui est dominant, c'est le prix du pétrole. Ce n'est pasà une pénurie, c'est une spéculation.
François Mitterrand: Oui, c'est de la spéculation.
George Bush: Des petits pays vont être tués. Par exemple, le Sénégal. Diouf a demandé à Mulroney de voir Saddam Hussein pour lui dire qu'il tue les petits pays.
François Mitterrand: Et l'Union soviétique? Elle avait besoin de notre attention, et l'attention s'est détournée vers le Golfe.
George Bush: Gorbatchev est quelqu'un de bien.
François Mitterrand: Il est courageux, intelligent. Il y a dix jours, pour la première fois, je l'ai trouvé inquiet. Il est menacé par l'éclatement de l'empire. Cela nous crée des problèmes avec les Baltes. On n'a jamais reconnu leur annexion par l'URSS, on a conservé leur or. Il n'empêche que le droit international a consacré l'existence de l'URSS telle qu'elle est.
George Bush: Je suis de plus en plus inquiet sur le Golfe. Baker a été très satisfait de sa visite là-bas. Il est important que les Nations unies adoptent une nouvelle résolution autorisant l'usage de la force si Saddam Hussein ne se retire pas. Je ne sais si Gorbatchev sera d'accord. Faire croire à Saddam Hussein qu'il peut y avoir la guerre est le seul moyen de le convaincre de se retirer.
François Mitterrand: Sous réserve d'une discussion sur la rédaction, l'idée d'une nouvelle résolution me paraît utile. Il est bon de rester sous le couvert des Nations unies. Je ne demande pas que les Nations unies dirigent tout sur le terrain, ce serait absurde. Mais le label politique de l'ONU est indispensable. Après le vote de ce texte, Saddam Hussein saura qu'il n'y a plus d'issue pour lui. La Russie, je crois, pourra voter, si le texte est bien rédigé.
George Bush: Je crois que ce serait un signal pour Saddam Hussein. Vous le connaissez mieux que moi...
François Mitterrand: Je ne le connais pas du tout! J'ai toujours eu des problèmes avec lui. Il avait de bonnes relations avec la France, mais, après le raid israélien sur Tamouz, cela s'est détérioré. Je ne l'ai jamais invité. Il m'a invité, mais j'ai laissé traîner les choses...
George Bush: On dit qu'il est cruel, mais qu'il est devenu plus humble depuis la guerre contre l'Iran.
François Mitterrand : Je recevais à ce moment-là des lettres pressantes de l'Émir du Koweït et du Roi d'Arabie me reprochant de ne pas armer assez l'Irak!
George Bush : Nous-mêmes, nous donnions des renseignements aux Irakiens!
François Mitterrand : Nous n'avions qu'une idée: arrêter la révolution intégriste de Khomeyni.
George Bush : Maintenant, l'Iran joue le jeu et soutient la position des Nations unies.
On passe à Israël:
George Bush : Je suis découragé sur la Cisjordanie. Shamir est difficile... Les Juifs américains me disent: « Si vous ne traitez pas avec Shamir, vous aurez Sharon. »
François Mitterrand: Un gouvernement de coalition aurait été mieux. Mais Shamir ne fera jamais rien.
A Paris, la délégation estonienne informe la presse de la présence des trois pays Baltes au Sommet de la CSCE en tant qu'« invités de la République française ».
Lundi 19 novembre 1990
Débat au Parlement sur la CSG. Motion de censure déposée par les trois groupes parlementaires de l'opposition, RPR, UDF et UDC. C'est la dixième motion de censure depuis le début de la législature. Mais, pour la première fois, celle-ci a des chances d'être adoptée; pour la première fois depuis 1981, en effet, le Parti communiste a annoncé qu'il mêlerait ses voix à celles des partis de droite.
Au Parlement, Michel Rocard : La seule réforme que l'on accepte spontanément, c'est celle qui pèse d'abord sur le voisin. Je tiens à vous dire, et, à travers vous, à dire aux Français que si, dans ce pays, on consacrait au succès des réformes seulement 10 % de l'énergie dépensée à les combattre, notre pays pourrait être en tête de toutes les nations modernes, et ses habitants vivraient dans beaucoup plus de prospérité... Tout est bon pour tenter de retarder la réforme ou y faire échec: les droits acquis, baptisés du nom plus noble de conquêtes historiques, les corporatismes qui cherchent à se dissimuler derrière une pseudo-défense de l'intérêt général, les groupes de pression qui s'affichent modestement en donneurs d'informations...
Il s'en faut de cinq voix que la censure ne soit votée sur la CSG. Deux députés UDF et trois élus d'outre-mer ont sauvé la mise au gouvernement. Guy Carcassonne y a passé ses nuits.
Le Président est hors de lui: juste après son dîner avec George Bush, les diplomates américains ont déclaré à la presse que la France était d'accord pour l'usage de la force en Irak. Ce sont des voyous! me dit-il. Je n'ai rien dit de tel! J'ai dit qu'il fallait que l'ONU donne son approbation avant tout usage de la force.
Donner et reprendre : selon Farouk el Chara, ministre syrien des Affaires étrangères, les troupes de son pays déployées dans le Golfe ne joueront qu'un rôle défensif.
Saddam Hussein annonce l'envoi de 250 000 soldats supplémentaires sur le front sud de l'Irak et à l'intérieur du Koweït.
George Bush et Mikhaïl Gorbatchev se rencontrent à Paris. Ils ne tiennent pas de conférence de presse commune, mais leurs porte-parole soulignent qu'ils sont en accord sur toutes les questions majeures (Fitzwater) et qu'il n'y a pas de désaccord entre eux (Ignatenko).
Réunion de la CSCE. Les Baltes sont là et veulent entrer en séance. Ils ont leur badge. Gorbatchev refuse absolument qu'ils y assistent. Roland Dumas les reçoit pour leur dire qu'ils ne sont pas les bienvenus en séance. Il les fait attendre toute l'après-midi avenue Kléber et les reçoit dans la soirée au Quai d'Orsay. Pénible moment.
Margaret Thatcher m'explique en détail comment elle voit l'aménagement, qu'elle veut grandiose, de la BERD à Londres, et qui sera financé entièrement par le gouvernement britannique. La grande table de la réunion de la CSCE lui plaît beaucoup. Elle me suggère d'essayer de la récupérer pour la salle du conseil de la Banque.
François Mitterrand voit Mikhaïl Gorbatchev dans les couloirs de la CSCE. Ils recherchent encore un compromis sur le Golfe. Gorbatchev souhaite toujours un texte franco-soviétique. François Mitterrand lui parle du projet de résolution en cours de négociation à New York, dont il lui vante les mérites en pesant chaque mot. Gorbatchev paraît très tendu. On cherche un autre mot que « force » dans l'expression « emploi de la force », pour y apporter un bémol. Mais le mot ne gêne pas du tout François Mitterrand : L'ONU doit autoriser l'usage de la force. Mais la décision de faire usage de la force dépend de moi et des autres pays engagés.
Mardi 20 novembre 1990
En l'absence de Margaret Thatcher, retenue à Paris, vote annuel, dans les prochaines heures, des députés conservateurs pour élire le chef de leur parti. Margaret Thatcher risque d'être mise en difficulté dès le premier tour de scrutin. François Mitterrand la reçoit juste avant. Elle crâne...
Le Président : Je comptais vous parler du Golfe. L'exacte position qui est la mienne, c'est que j'ai accédé à la requête de Bush me demandant si la France serait d'accord pour mettre au point une nouvelle résolution sur l'usage de la force. C'est à cela seulement que j'ai dit oui. La délégation américaine a alors prétendu que j'étais d'accord pour l'usage de la force. C'est aller un peu vite en besogne ! Je veux pouvoir regarder les termes de la résolution. Mais j'estime qu'il faut adopter un texte en ce sens : c'est le dernier argument dont nous disposons, avec l'embargo, vis-à-vis de Saddam Hussein. Il ne faut pas qu'il doute de notre résolution. Mais ce n'est pas au Pentagone de nous dicter le texte de la résolution. En revanche, je suis tout prêt à discuter de ce texte avec les Américains et vous-même.
Margaret Thatcher : Je suis heureuse d'entendre cela. Je ne crois pas que Saddam Hussein se retirera, c'est un dictateur. Il nous faudra user de la force à bref délai, en raison des conditions climatiques qui prévalent après février. La résolution doit être adoptée ce mois-ci, avant que, le 1er décembre, la présidence du Conseil de Sécurité passe au Yémen. Certains ne voudront pas utiliser le mot « force ». Si nous devions utiliser la force, ce serait pour la défense du droit international.
François Mitterrand : Je verrais les ordres à donner à notre armée. Pour le moment, sa mission est défensive : défendre l'Arabie Saoudite et faire appliquer l'embargo. Nos troupes sont au nord, près des troupes saoudiennes. Pour passer à une mission offensive, il faudrait un constat de carence de Saddam Hussein et un texte des Nations unies. Que le mot « force » figure dans le texte ne me gêne pas.
Margaret Thatcher : Moi non plus...
François Mitterrand, souriant : Cela, je l'ai bien compris ! Ce texte devrait avoir un impact psychologique sur Saddam Hussein. Je ne sais pas quel texte pourra accepter Gorbatchev. Il m'a dit hier qu'il souhaitait que soit poussée la recherche d'une solution pacifique. Je lui ai dit oui, à condition que cette position n'aboutisse pas à ne rien faire. Quant à la Chine, je ne pense pas qu'elle mettra son veto.
Margaret Thatcher : Je ne le pense pas non plus.
François Mitterrand : Il faut être clair. L'effort essentiel sera celui des États-Unis. Je l'ai dit à Bush : je n'ai pas l'intention d'envoyer 100 000 soldats de plus. Nous avons en France des difficultés à cause du Liban. Le Koweït ne nous intéresse pas, le Liban nous intéresse. Et les Américains me diraient non si je leur demandais d'amener leurs troupes au Liban.
Margaret Thatcher : Ce n'est pas la même chose... Il faut stopper Saddam Hussein dès maintenant. Je vais envoyer un peu plus de troupes.
François Mitterrand : Aviez-vous des accords de défense avec le Koweït ?
Margaret Thatcher : Non, mais nous étions la puissance « protectrice » depuis 1961.
François Mitterrand : Nous, nous n'avons aucun accord. Le Koweït ne nous achetait même pas nos avions ! Nous sommes donc très libres. Et je n'ai pas l'entention de faire tuer des soldats français seulement pour rendre son trône à l'Émir Jaber. Je reviens à la résolution de l'ONU : je veux distinguer l'« autorisation » d'utiliser la force, donnée par les Nations unies, de la « décision » de l'utiliser, qui dépend de nous. Il ne doit pas y avoir passage automatique de l'une à l'autre. Je veux être consulté. J'ai besoin de l'accord du Parlement si l'on se lance dans une guerre.
Margaret Thatcher : Les États-Unis nous consulteront sans doute, mais il faudra garder le secret.
François Mitterrand : Oui, mais il y a là deux décisions différentes.
Margaret Thatcher: Nous n'avons pas à aller devant le Parlement! Ce n'est pas une déclaration de guerre, mais une action au titre du chapitre VII de la Charte de l'ONU, article 51. C'est donc de la légitime défense.
François Mitterrand, souriant : C'est une interprétation juridique qui ne séduirait sans doute pas le Parlement français !... Je voudrais votre opinion sur la capacité de résistance de Saddam Hussein, que je ne crois pas si forte.
Margaret Thatcher : Turgut Ozal et Shimon Pérès m'ont dit que ce ne sont pas de bons soldats, qu'ils fuiront, sauf la garde présidentielle.
François Mitterrand : Je n'arrive pas à croire les spécialistes qui disent qu'ilfaudrait des mois pour en venir à bout.
Margaret Thatcher : Peut-être trois mois.
François Mitterrand : Moubarak dit six heures.
Margaret Thatcher : C'est un homme... effervescent ! Nous devons compter huit semaines, et il y aura des bavures. Pour l'invasion de l'Iran, on avait dit aussi que cela ne prendrait que cinq jours !
François Mitterrand : En fait, les forces étaient égales. Je crois que le matériel irakien est très usé.
Margaret Thatcher : Oui. On dit que la maintenance n'est pas bonne. Leur armée n'est pas la nôtre. Mais ils se sont bien retranchés au Koweït Il y a des mines chimiques. Ce sera une grosse affaire. Et il n'y a qu'une seule voie d'accès et de retraite...
Elle repart pour Londres, donnant le sentiment que, demain, tout se passera bien. Il y a cependant en elle comme une fêlure : celle dont souffrent parfois les victimes de trahison.
Les Américains nous laissent entendre qu'ils recherchent un contact direct avec Saddam. Curieux : Bush n'en a pas soufflé mot à François Mitterrand.
Margaret Thatcher avait raison et François Mitterrand avait tort : l'autorisation du Parlement, même en France, n'est pas nécessaire pour une opération militaire au sens du chapitre VII de la charte de l'ONU. Ce n'est pas une déclaration de guerre.
Mercredi 21 novembre 1990
La charte de Paris pour une nouvelle Europe est signée. Yalta, c'est terminé, déclare François Mitterrand.
George Bush est à Djedda pour vingt-quatre heures afin de soutenir ses troupes à l'occasion du Thanksgiving Day.
Une étude du Conseil national des villes, que préside Michel Rocard, établit que les « casseurs » du 12 novembre dernier sont tous des exclus du système scolaire. Voilà l'essentiel : en France, l'intégration ne passe que par l'école. Hors de l'école, l'exclusion est quasi irréversible.
Petit déjeuner entre François Mitterrand et Helmut Kohl. Le Président confie au Chancelier sa colère contre la presse, qui, du Sommet de la CSCE n'a retenu que les embouteillages.
Helmut Kohl : C'est toujours comme cela. Mais cela n'a aucune importance. Pour un Président qui n'a plus besoin d'être élu, c'est vraiment sans importance !
François Mitterrand : Oui, mais la presse est un pouvoir sans conscience, sans règles, qui n'a rien de démocratique, sauf qu'il est nécessaire à la démocratie. Le pouvoir de l'information est totalement maître de lui-même. Mais si l'on dit cela en public, on est traité de mauvais démocrate !
Helmut Kohl : Au XXIe siècle, on trouvera une solution...
François Mitterrand : En France, dans une réunion, quand j'apprends que « la presse est là », je pense à part moi : « Hou-hou... » Mais après, publiquement, je dis comme nous le disons tous : « Protégeons la presse ! »
On passe au Golfe :
Helmut Kohl : Si Saddam Hussein relâche tous les otages sauf les Américains, ce sera la guerre.
François Mitterrand : J'en avais parlé avec le Roi de Jordanie, en septembre. Je lui avais dit : si Saddam Hussein relâche tous les otages avec un beau discours humanitaireil en est capable, il sera impossible aux Occidentaux de faire la guerre.
Helmut Kohl: Saddam Hussein a-t-il cru le Roi ? Seriez-vous d'accord pour que je lui fasse passer un message : « François Mitterrand pense que vous devez libérer les otages » ?
François Mitterrand : Non. Je ne veux pas envoyer de message ni direct, ni indirect, car la France est dans une situation délicate à cause de notre appui et de nos ventes d'armes passées à l'Irak. Je ne veux pas que l'on pense que la France joue un double jeu. Et il n'est pas possible de garder les messages secrets. Mais il semble que les États-Unis, après le vote d'une résolution nouvelle, commencent à penser eux-mêmes à un contact direct avec l'Irak. Bush ne me l'a pas dit, mais ses collaborateurs l'ont donné à penser hier soir aux miens.
Helmut Kohl : D'accord avec vous. Mais il faudrait qu'il y ait beaucoup de messages envoyés à Saddam Hussein dans le même sens : « Si vous gardez les otages, vous risquez la guerre. »
François Mitterrand : Sa décision de libérer les otages par « paquets » est tellement habile qu'elle en est naïve.
Helmut Kohl : Il se trompe sur Bush. Bush ne reculera pas. Encore moins que Reagan. Il ne veut pas d'un nouveau Vietnam, mais, s'il s'agit de l'honneur américain...
François Mitterrand : L'estimation de la durée de la guerre est très difficile. Moubarak m'a dit que ce serait réglé en six heures.
Helmut Kohl : Les pronostics égyptiens ne sont pas souvent exacts...
François Mitterrand : Shimon Pérès, lui, parle de vingt-quatre heures !
Helmut Kohl : On se pose une question en Allemagne : ne peut-on à la fois gagner des batailles et perdre la guerre ?
François Mitterrand : Mme Thatcher m'a dit qu'il faudra deux semaines. Les experts disent des mois. S'il s'agit de ne parler que de la guerre, et non de ses conséquences, l'Irak est moins fort qu'on ne le dit.
Helmut Kohl : Oui, mais ensuite ? Qui va occuper le pays ? Que se passera-t-il avec la région ? avec Israël ?
Conseil des ministres : Michel Durafour annonce une hausse de 1,3 % du traitement des fonctionnaires, ce qui est jugé insuffisant par les organisations syndicales. Le Président interroge : Il y a peut-être des avis divergents ? Ce n'est pas que je les sollicite... Non, décidément, il n'y en a pas.
Après la communication de politique internationale, le Président : Il est dommage que la réunion de la CSCE n'ait pas été mieux et davantage commentée dans la presse française, qui en a surtout retenu les embouteillages. C'est pourtant un spectacle auquel on n'avait jamais assisté sur le continent, dans notre histoire. Aucune comparaison n'est possible avec les grands congrès qui se sont tenus par le passé. Car, cette fois, il ne s'agissait pas, pour des vainqueurs, de sanctionner une défaite. Je suis heureux que Yalta se soit achevé à Paris par consentement général.
Puis il revient sur la politique intérieure : Le gouvernement et le Premier ministre ont très bien passé le cap de la censure. J'avais dit au Premier ministre que je n'avais aucune inquiétude et même, par une sorte de prescience, je lui avais annoncé à l'avance le score du vote. Ce qui prouve bien, comme le dit la presse, que je tire toutes les ficelles !... De toute manière, l'opposition est hors d'état d'assumer des responsabilités. Le vote de l'Assemblée nationale correspond certainement au désir profond du pays. Certes, la majorité n'est que relative ; mais une majorité relative forte vaut mieux qu'une majorité absolue faible. Le gouvernement reste et doit poursuivre sa tâche avec confiance. L'essentiel est de travailler pendant le temps qui vous est accordé par la confiance du Parlement. Alors, continuons.
A l'oreille, Jean-Louis Bianco me fait remarquer que le Président n'a pas dit qu'il accordait sa confiance, lui, au gouvernement.
A propos d'une communication de Paul Quilés sur notre industrie spatiale, le Président parle de sa réussite et des quelques échecs d'Ariane : C'est une remarquable continuité. Car, finalement, Ariane n'a connu de difficultés notables qu'en présence des Présidents de la République. Le Président Giscard d'Estaing s'était fait projeter Ariane sur grand écran, et ce fut un échec. J'y suis allé avec M. Curien, et notre présence a fait tomber la fusée ! Débat électrique à l'Assemblée nationale sur le projet de statut de la Corse.
Jeudi 22 novembre 1990
Après onze années de présence ininterrompue aux affaires, Margaret Thatcher se retire de la compétition pour l'élection de chef du Parti conservateur et démissionne en même temps de son poste de Premier ministre. Son dernier acte consiste à envoyer 14 000 soldats supplémentaires dans le Golfe. François Mitterrand : Elle n'aurait pas dû venir à Paris. Si elle était restée à Londres, elle aurait certainement gagné assez de députés à sa cause. Mais, si elle est venue, c'est peut-être qu'elle voulait perdre, d'une certaine façon, avec panache.
George Bush rencontre Hosni Moubarak au Caire.
Les Britanniques confirment l'envoi de 14 000 hommes supplémentaires dans le Golfe. Au total, ils y ont 30 000 soldats : une brigade d'infanterie blindée, un bataillon d'infanterie avec des véhicules de combat Warrior et des troupes de soutien, des chasseurs bombardiers et deux chasseurs de mines.
Le Yémen, membre du Conseil de Sécurité, est hostile à la présence des forces étrangères dans le Golfe et ne peut soutenir la stratégie américaine, déclare son président à James Baker.
Vendredi 23 novembre 1990
Suite du débat sur la Corse à l'Assemblée.
Jean-Pierre Chevènement est de plus en plus réservé sur notre politique dans le Golfe. Il persiste à penser que tout cela n'est qu'une provocation américaine et qu'on ne laisse pas Saddam trouver une porte de sortie en le plaçant devant des ultimatums toujours plus inacceptables.
L'Irak commence à rappeler ses réservistes. Le couvre-feu sur le Koweït est levé.
Nouvel appel chinois et soviétique à l'Irak pour qu'il se retire du Koweït le plus tôt possible.
George Bush rencontre à Genève Hafez El Assad : un tête-à-tête complet et franc de trois heures.
Les États-Unis demandent à leurs alliés de l'OTAN de mettre à leur disposition navires et avions pour transporter vers le Golfe leurs nouveaux renforts en hommes et en matériels.
Samedi 24 novembre 1990
François Léotard abandonne la présidence du Parti républicain à Gérard Longuet pour acquérir une dimension nouvelle, dit-on, loin de la politique politicienne. Il fixe un calendrier pour l'opposition : contrat de législature en 1991, formation commune en 1992, victoire en 1993.
Lundi 26 novembre 1990
La discussion sur la résolution de l'ONU se poursuit. James Baker transmet à Roland Dumas un nouveau projet de texte autorisant une action militaire contre l'Irak — sans nouvelle décision du Conseil — si ce pays n'a pas appliqué pleinement les résolutions déjà votées. Le projet se réfère au chapitre VII de la Charte, sans mentionner aucun article ni a fortiori aucun mécanisme de contrôle. Il fixe l'expiration d'un ultimatum au 15 janvier 1991. Mais il n'y aura pas automatisme du déclenchement des hostilités à cette date. Il appartiendra alors aux États coalisés de prendre les initiatives nécessaires, dit le texte.
La Libye demande au secrétaire général de l'ONU et au président du Conseil de Sécurité la tenue d'une réunion extraordinaire du Conseil sur le Golfe.
Tarek Aziz rencontre Mikhaïl Gorbatchev à Moscou. Il établit avec Chevardnadze un calendrier pour le rapatriement des 3 300 Soviétiques restants.
Mardi 27 novembre 1990
Toujours pas de conclusion des pourparlers à New York. L'URSS est maintenant ralliée au texte. Il faut en finir avant la fin du mois. Les Américains souhaitent que ce texte soit parrainé par les Cinq. La Chine refuse. François Mitterrand se dit prêt à accepter, à condition qu'une démarche soit faite auprès de Saddam avant l'expiration de l'ultimatum.
C'est John Major qui succède à Margaret Thatcher.
François Mitterrand : Pourquoi Heseltine a-t-il perdu ? Il voulait mettre en pièces l'héritage. La trahison n'a pas payé. Elle a emporté sa dernière victoire. Mais Major sera peut-être pire que les autres sur ce terrain. Je ne suis pas sûr que cela soit un bien pour l'Europe... Elle, c'était un adversaire, mais elle avait au moins une vision. Je m'entendais finalement très bien avec elle.
État d'urgence au Bangladesh après des manifestations contre le Président Ershad. Comment acheminer vers la démocratie le pays le plus pauvre, le plus dense, le plus inondé de la planète ?
L'Italie rejoint le groupe de Schengen.
Mercredi 28 novembre 1990
La Chine ne mettra pas son veto à la résolution examinée demain au Conseil de Sécurité, mais sans pour autant voter en sa faveur, nous fait savoir Qian Qichen.
Au Conseil des ministres, Roland Dumas évoque la résolution de l'ONU en cours de discussion. Il explique que, malgré la date limite proposée pour le 15 janvier, il n'y aurait pas déclenchement automatique d'un conflit à cette date.
Jean-Pierre Chevènement : Dans la coalition des nations, il existe des membres dont le but n'est pas la libération du Koweït Selon eux, ce serait un « scénario-catastrophe » si Saddam Hussein acceptait de libérer le Koweït. Je suis sceptique quand Roland Dumas dit qu'il n'y a pas d'automatisme, alors que l'on fixe un ultimatum au 15 janvier. Je vois mal comment l'initiative pourrait être autre que celle du pays qui a 400 000 hommes sur le terrain, c'est-à-dire les États-Unis. Je vois mal comment la France échapperait à l'engrenage. Si, comme je le pense, il y a une certaine flexibilité irakienne, comment pourrions-nous l'utiliser dès lors que nous serions liés par une résolution aussi contraignante ?
Le Président, extrêmement fâché, redonne la parole d'un geste à Roland Dumas.
Roland Dumas : Il n'y a pas d'automatisme dans la mise en œuvre de cette résolution, au moins pour ce qui concerne la France, puisque cela a été dit par le Président de la République. D'autre part, le texte même précise qu'il appartient aux États membres de prendre les initiatives nécessaires. Ce qui n'est pas du tout la même chose qu'une action de guerre décidée et pilotée par le Conseil de Sécurité. Quant à la « flexibilité » de l'Irak, je ne la vois pas apparaître. A mon avis, si elle apparaît, ce sera seulement parce que nous serons fermes, et jusqu'à la dernière minute.
Le Président approuve d'un geste.
Michel Rocard intervient alors... pour commenter sa rencontre avec Martelli, vice-président italien, sur un tout autre sujet : Il m'a proposé quelque chose de très intéressant : que l'Italie, l'Espagne, la France engagent une coopération à vocation structurante et géopolitique... L'Italie est aussi favorable à l'Europe sociale...
Agacé, le Président lui répond d'en revenir à la guerre du Golfe : J'ai moi aussi constaté la bonne volonté italienne. L'Italie est très européenne, sauf quand il s'agit de prendre une décision. Quand j'ai parlé de l'Europe sociale en 1981, j'ai été accueilli par des lazzis. Les Italiens s'opposent rarement directement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis ; ils espèrent toujours se débrouiller pour passer entre les récifs. Mais enfin, s'ils sont dans de bonnes dispositions, tant mieux !...
Quant à la résolution du Conseil de Sécurité, il est bien clair que c'est la seule voie possible. Il y a une épreuve de force psychologique, en raison de l'intelligence tactique de Saddam Hussein qui profite du moindre interstice entre les Occidentaux. On ne peut malheureusement pas espérer parvenir à la paix simplement par les vertusignorées à Bagdaddu Saint-Esprit ! Il faut se préparer à des échéances difficiles. Notre logique n'est pas une logique de guerre. Mais si l'Irak ne se prête pas à une logique de paix, ce sera la guerre. Il n'y a aucune illusion à se faire là-dessus. Bien peu s'en font, y compris moi. Ce texte représente la dernière chance, l'ultime pression. Ne pas le faire, ce serait donner raison à Saddam Hussein. Je n'imagine pas la France se désolidarisant de la Grande-Bretagne, des États-Unis et de l'URSS. Les intentions sont-elles pures ? Là, je réponds à M. le ministre de la Défense : non ! Elles sont mélangées. Mais nous, nous n'avons pas envoyé 400 000 hommes. Notre posture continue à être défensive. Ce qui est vrai, c'est que la plupart des États arabes de la région, tout comme Israël et la Grande-Bretagnedu moins Mme Thatcher —, ont des objectifs qui dépassent la simple exécution des décisions de l'ONU et qui sont la destruction de Saddam Hussein, de l'Irak, de sa capacité nucléaire et chimique. On ne peut pas dire que ce raisonnement soit complètement fou. Mais chaque chose en son temps : on ne peut tout traiter à la fois. Nous avons des relations amicales avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS, ce qui ne nous empêche pas d'avoir des divergences avec eux sur leur politique intérieure ou extérieure. Mais il y a un moment où il faut dire oui ou non. On ne peut pas rester dans la grisaille, sauf à renoncer au rôle de notre pays, reconnu à la naissance de l'ONU. J'ai longuement parlé avec M. Gorbatchev pour donner un maximum de délié à un projet de texte de résolution qui était par trop brutal.
Je n'aime pas cette situation. Mais qui l'aime ? Je ne peux pas me réfugier dans l'abstention. Je prends mes responsabilités devant l'opinion. Cela sera jugé négativement par une large fraction. L'argument que j'ai entendu depuis le mois d'août, selon lequel la France, s'opposant à Saddam, se brouillerait avec le monde arabe, s'est révélé faux. Je sais bien que cela peut changer ; mais, jusqu'ici, ces relations se sont plutôt amédiorées : l'OLP ne nous lâche plus, le Yémen m'invite en visite d'État. Ce que j'ai dit à l'ONU aurait dû permettre — devrait permettre — à Saddam Hussein d'annoncer des décisions. Il n'y a donc pas un ultimatum sans discussion possible ; une main reste tendue. Si Saddam Hussein libérait les otages et annonçait qu'il était prêt à quitter le Koweït, on ne ferait pas la guerre pour l'Émir ou pour je ne sais quelle étendue de terre marécageuse. La France ne peut pas se trouver dans le camp de ceux qu'elle dénonce en se séparant de ceux qu'elle approuve. Peut-être bien que la mission de nos troupes changera, qu'elle deviendra, avec l'accord du gouvernement, offensive. C'est probable, ou du moins c'est possible. Je veux d'abord voir ce qui va se passer après le vote de la résolution à New York. En tout cas, je ne m'y refuse pas. Il faudra que le gouvernement prenne sa responsabilité, ainsi que les ministres qui le composent. Voilà le schéma auquel je n'entends rien changer.
François Mitterrand reçoit un envoyé du Roi Fahd qui vient lui dire : Le Gardien des Lieux saints [c'est ainsi qu'il appelle le souverain] m'a demandé de vous voir pour vous parler de nos relations bilatérales. Il souhaiterait améliorer les relations et la coopération entre nos deux pays. Le Gardien des Lieux saints relève un certain déséquilibre dans nos échanges. Il y a des rencontres entre hommes d'affaires, certes. Mais nous avons l'idée d'une coopération plus profonde, resserrant nos liens sur une base plus équilibrée. Nous découvrons de nouveaux champs pétroliers, l'ARAMCO en surveillera la prospection. Nous vous proposons une coopération en matière d'exploitation des champs déjà prospectés. Il pourrait y avoir une garantie d'enlèvements à long terme. Et peut-être aussi de commercialisation commune.
François Mitterrand : Je vous remercie. Je crois qu'Elf discute déjà avec l'ARAMCO.
Il y a six mois, François Mitterrand avait demandé au gouvernement de préparer une nouvelle législation renforçant les sanctions contre le « pantouflage » des hauts fonctionnaires. Il y a un mois, le Président a enjoint au gouvernement de publier enfin les décrets d'application d'une loi votée à ce sujet en... 1946 ! Aucune de ces deux consignes n'a été suivie du moindre commencement d'exécution. L'État a le plus grand mal à faire respecter les textes..., surtout quand il charge de leur rédaction les premiers intéressés eux-mêmes !
Jeudi 29 novembre 1990
Le Conseil de Sécurité condamne, à travers la résolution 677, la destruction par l'Irak des actes d'état-civil au Koweït.
A l'ONU, juste avant la fin du mois, vote de la résolution 678 autorisant le recours à la force contre l'Irak après le 15 janvier 1991 si ce pays n'a pas évacué le Koweït d'ici là.
Ce soir, dîner des cinq ministres des Affaires étrangères à New York. On évoque l'idée d'un contact pris au nom des cinq avec Bagdad. On parle même d'un sommet des cinq Présidents. James Baker reste silencieux.
Vendredi 30 novembre 1990
Les États-Unis, nous fait savoir le Pentagone, commenceront l'envoi au Moyen-Orient de 300 avions supplémentaires la semaine prochaine, dont un escadron d'une vingtaine de bombardiers FI 17.
L'Irak rejette l'ultimatum de l'ONU.
Surprise : George Bush invite le ministre irakien des Affaires étrangères, Tarek Aziz, à Washington et propose d'envoyer à Bagdad son secrétaire d'État, James Baker.
François Mitterrand est furieux : lors du dîner des Cinq, hier à New York, Baker n'en a rien dit à Dumas ni à ses autres collègues. En fait, les Américains ne veulent pas, d'ici au 15 janvier, que leur politique dépende d'un contact des Cinq avec Bagdad. Ils souhaitent tout garder sous leur contrôle. On les comprend.
Samedi 1er décembre 1990
Bagdad accepte le principe d'une discussion avec les Américains, mais dit vouloir discuter en même temps d'autres questions, notamment du problème palestinien.
Convention nationale du PS. Malaise entre le PS, l'Élysée et Matignon. Manifeste signé par douze jeunes députés (Balligand, Belorgey, Bredin, Hollande, Le Déaut, Le Drian, Poignant, Royal, Worms) sur « la démocratie en danger » (discrédit des politiques, déclin du Président, « américanisation » sociale). Mauroy est furieusement contre, Fabius est pour. François Mitterrand est choqué par ce qu'il analyse comme une attaque de Jacques Delors contre lui.
Au bout de trois ans de travaux, les ouvriers anglais et français se rejoignent dans le tunnel sous la Manche. Madame Thatcher n'est plus là pour célébrer le triomphe de sa vision et de son entêtement.
Saddam Hussein propose à la France de participer à un dialogue global sur la région.
L'ambassadeur du Yémen à l'ONU présente un plan de paix élaboré par son gouvernement : garantir à l'Irak qu'il ne sera pas attaqué ; lever les sanctions économiques contre l'Irak ; retirer les troupes étrangères ; une force de maintien de paix contrôlera temporairement le Koweït évacué par l'Irak ; entamer des négociations au sujet des plaintes de l'Irak contre le Koweït ; œuvrer pour le règlement du conflit israélo-palestinien.
Ce plan a évidemment été négocié à l'avance par les Yéménites avec Bagdad.
Depuis Vilnius, les trois parlementaires des trois républiques baltes, réunis en session parlementaire conjointe, demandent aux parlementaires du monde entier d'« user de leur influence » sur le Kremlin afin que celui-ci engage des « négociations interétatiques » sur la question de l'indépendance balte.
Le Président Ershad du Bangladesh démissionne après huit ans de pouvoir.
Lundi 3 décembre 1990
Il faut préparer le prochain Conseil européen en Italie. L'enjeu est clair : va-t-il se borner à photographier la situation et donner les pleins pouvoirs à la Conférence intergouvernementale, ou bien va-t-il définir une sorte de mandat assorti d'orientations générales ? Thèmes sur lesquels la France insiste : la réforme du rôle du Conseil européen, la création d'un lien institutionnel entre le Parlement européen et les parlements nationaux. Questions gênantes pour la France : le droit de codécision du Parlement européen, la création d'un organe représentant les régions, l'inclusion des questions budgétaires dans la négociation.
La République de Russie autorise la propriété privée de la terre.
En Turquie, démission inattendue du chef des forces armées, le général Toruntay, à propos du rôle d'Ankara en cas de conflit dans le Golfe. L'armée irakienne et l'armée turque ont gardé des liens qui remontent à l'Empire ottoman, et les militaires turcs répugnent à affronter d'autres généraux sunnites et laïcs.
Mardi 4 décembre 1990
Idriss Déby, qui a renversé le 1er décembre Hissène Habré, est nommé chef de l'État du Tchad. Habré a trouvé refuge au Sénégal.
Helmut Kohl propose une initiative franco-allemande, avant le Sommet européen, allant dans le sens d'une politique étrangère commune.
Le Soviet suprême approuve le plan de concentration des pouvoirs que lui soumet Gorbatchev.
A Lyon, François Mitterrand ouvre les assises nationales de Banlieues 89. Il annonce la création d'un ministère d'État chargé de la Ville, et un plan de cinq ans pour les quartiers défavorisés.
Mercredi 5 décembre 1990
Au Conseil des ministres, le Président s'exprime sur la politique de la Ville : Nous engageons une nouvelle phase dans notre politique pour la Ville. Le Premier ministre et moi-même avons coordonné entre nous nos interventions à Bron. Souhaitons que tout cela soit suivi activement.
Rocard annonce la péréquation des recettes entre communes aisées et pauvres.
François Mitterrand et Helmut Kohl écrivent au président du Conseil européen, Giulio Andreotti, pour définir une position commune sur l'Union politique : élargissement des compétences, légitimité démocratique (citoyenneté européenne, pouvoirs du Parlement), élargissement du rôle du Conseil et vote à la majorité qualifiée, politique étrangère et de sécurité commune en relation organique avec l'UEO. Les décisions seraient prises à l'unanimité, et leurs modalités d'application à la majorité.
Jeudi 6 décembre 1990
Bagdad annonce la libération de tous les étrangers encore détenus en Irak ou au Koweït avant le 15 janvier. François Mitterrand : Dans ce cas, la guerre n'aura peut-être plus lieu.
Michel Noir et Michèle Barzach démissionnent du RPR et du Parlement. La France est malade, déclare Michel Noir. La presse déplore l'échec de la démocratisation d'un parti qui accepte mal la contestation.
François Mitterrand ne se fait plus aucune illusion sur les chances de la gauche. Il confie : Les législatives de 1993 sont déjà perdues. Il faut pourtant éviter le désastre. Je suis contraint de garder un Premier ministre que j'ai cru pouvoir renvoyer et qui conduit inévitablement la gauche à l'échec.
Vendredi 7 décembre 1990
Suspension de la négociation du GATT par suite du désaccord sur les questions agricoles entre les États-Unis et la CEE.
Le Président décide un renforcement du dispositif militaire français dans le Golfe. 9 500 soldats français au total se trouveront en Arabie Saoudite avant le 11 janvier.
Le Conseil de Sécurité de l'ONU examine un projet de résolution condamnant les traitements infligés par Israël aux Palestiniens et proposant la tenue d'une Conférence internationale pour la paix au Proche-Orient. Ce projet a été présenté par les non-alignés et la Malaisie.
L'Iran annonce qu'il ne participera à aucune guerre contre l'Irak ni contre aucun autre pays de la région.
Washington demande aux membres de l'OTAN d'envoyer des unités lourdes supplémentaires dans le Golfe, avions et navires.
Le prix du pétrole descend à 26 dollars le baril, plus bas niveau atteint depuis le début de la crise.
Les diplomates américains au Koweït seront rappelés dès que les otages américains seront libérés, nous fait savoir la Maison Blanche. L'Irak a toujours exigé la fermeture des ambassades au Koweït.
Tarek Aziz déclare à ABC que les Américains ont proposé les dates du 20 décembre pour sa rencontre avec Bush à Washington, et du 3 janvier pour les entretiens Baker-Hussein à Bagdad. Les Irakiens avaient suggéré la date du 17 décembre pour la visite de Tarek Aziz à Washington et du 12 janvier pour celle de James Baker à Bagdad.
Samedi 8 décembre 1990
En réponse à la proposition américaine, Saddam Hussein suggère de recevoir James Baker à Bagdad... le 12 janvier. C'est bien tard ! James Baker rejette cette date et dénonce une manœuvre visant à brouiller la date limite du 15 janvier. Il déclare qu'après le retrait de l'envahisseur, l'Irak et le Koweït pourraient négocier directement leur différend, notamment sur la cession du gisement de Roumalak et les deux îles koweïtiennes de Warbanx Boubiyane. Il exige que cette rencontre ait lieu le 3 janvier au plus tard. Saddam refuse.
L'ambassadeur soviétique à l'ONU conforte les Américains en demandant le report du vote sur le texte des non-alignés.
Les États-Unis menacent d'user de leur droit de veto si ceux-ci ne modifient pas certains points de leur projet de résolution relatifs à la tenue d'une Conférence internationale sur la paix au Proche-Orient à savoir principalement :
1 le point attribuant au secrétaire général de l'ONU le rôle de suivre et d'observer la situation dans les Territoires occupés et d'informer régulièrement le Conseil de Sécurité de l'évolution de la situation en Israël, est interprété par Washington comme une ingérence dans les affaires intérieures de ce pays qui se considère comme seul responsable de la sécurité dans les Territoires occupés ;
2 le point considérant que la tenue, à un moment approprié, de la Conférence internationale, dotée d'une structure appropriée, à laquelle participeraient toutes les parties concernées, faciliterait un règlement et l'instauration d'une paix durable est, pour Washington, sans lien avec la crise du Golfe.
Pour les Américains, ces points, pour qu'ils les acceptent, doivent être placés en annexe, en précisant qu'il n'y a aucun lien entre la crise du Golfe et les Territoires occupés, et que le moment approprié de la Conférence internationale n'est pas encore arrivé.
La Chine et l'URSS sont favorables au texte, comme la France.
Dimanche 9 décembre 1990
Un pont aérien est mis en place pour l'évacuation des otages restants. Leur rapatriement se fait à bord d'avions irakiens, selon l'exigence de Saddam Hussein.
Élections en Pologne ; taux d'abstention : 47 %. Lech Walesa est élu avec 75 % des voix.
Lundi 10 décembre 1990
Les réactions à l'initiative européenne prise par la France et l'Allemagne sont « très positives ». Les (rares) critiques portent sur la proposition de renforcement des pouvoirs du Conseil européen (elles émanent des membres de la Commission) et sur le projet de défense européenne (la Grande-Bretagne).
Les Soviétiques obtiennent pour la seconde fois le report du vote sur la résolution des non-alignés jusqu'au 12. La position américaine est toujours la même : déconnexion du Golfe et des Territoires occupés.
L'évacuation des otages se poursuit.
Le ministre irakien de l'Information, Nassif Jassen, dément les rumeurs d'un retrait par l'Irak de la majeure partie du Koweït : le Koweït est le 19e gouvernorat de l'Irak. Il fait historiquement partie du territoire irakien et le demeurera à l'avenir.
Les neuf pays membres de l'UEO exhortent Saddam Hussein à saisir la dernière chance de se retirer du Koweït.
Bagdad accuse Washington de chercher à provoquer par l'embargo la mort lente des 19 millions d'Irakiens.
Renforcement du dispositif Daguet : envoi de 18 à 24 pièces tractées d'artillerie et d'éléments du génie ; 800 hommes supplémentaires s'ajoutent aux 6 250 déjà sur place. Envoi ultérieur prévu de chars AMX 30 B2 et d'avions de combat (Mirage et Jaguar). On atteindra alors les 9 800 soldats.
François Mitterrand reçoit le dirigeant nicaraguayen Daniel Ortega, qui rentre de Bagdad où il a longuement vu Saddam Hussein.
Daniel Ortega : Nous avons parlé avec lui de la question des otages. Nous avons eu plusieurs entretiens. Les Irakiens ont avancé l'idée de créer un groupe de contact : Willy Brandt, Rajiv Gandhi, Yasuhiro Nakasone, Nelson Mandela et moi. Ils auraient voulu y inclure également Arafat, mais on a fait remarquer qu'il valait mieux n'y mettre personne de la région. Il faut des gens du Nord et du Sud dans ce groupe de contact, et il serait important d'y avoir aussi un dirigeant français. Saddam Hussein est très impressionné par la position française, par celle de Brandt et celle de Nakasone. J'ai vu ensuite Rajiv Gandhi. On a progressé sur certaines idées. Puis je suis à nouveau retourné à Bagdad du 29 novembre au 2 décembre. J'ai également parlé avec le Roi Hussein et avec Arafat. Il est urgent que ce groupe de contact se concrétise. Le retrait progressif et total de l'Irak du Koweit est le point de départ. Il faudrait fixer une date pour un retrait effectif. L'Irak ne peut formuler cette proposition, mais notre groupe pourrait le faire, de même que d'autres propositions comme la conférence internationale, la destruction massive des armements, la protection des Palestiniens. Tout un processus pourrait alors être mis en œuvre. En ce qui concerne la question territoriale, elle devrait être discutée dans un cadre bilatéral. Les Irakiens sont réceptifs à ce genre d'idées, mais l'initiative ne peut venir d'eux-mêmes. On a ensuite parlé avec Willy Brandt : il est d'accord. Saddam Hussein et Tarek Aziz ont dit qu'il est important de parler avec vous. Tarek Aziz souhaiterait passer par Paris à son retour de Washington.
François Mitterrand : C'est tout à fait acceptable. La France peut apporter un élément utile. On sera obligé de revenir au plan que j'ai proposé aux Nations unies. Les otages, c'est fait. A partir de là, on peut discuter de tout. Il faudra aussi un plan de désarmement, comme on l'a fait en Europe. Il faudra une conférence internationale. Bien sûr, cela suppose l'évacuation du Koweït par l'Irak. Il faut en profiter pour traiter des problèmes non réglés depuis des années : Israël, Palestine, Liban, etc. Cela peut durer des années. Seulement, Saddam Hussein n'a pas bougé sur la question du Koweït. N'est-ce pas ?
Daniel Ortega : Il n'a rien dit.
François Mitterrand : S'il ne dit rien avant le 15 janvier, il sera écrasé. Naturellement, il faut lui permettre de sauver la face. Il peut y avoir quelques concessions, mais il ne peut y en avoir à l'avance. Il est important qu'il y ait des gens comme vous, comme moi, qui proposent. Nous, nous n'avons pas de problèmes d'amour-propre.
Daniel Ortega : Le projet de rencontre de Tarek Aziz avec George Bush, et de James Baker avec Saddam Hussein, suscite une polémique, car les Américains veulent obliger les Irakiens à accepter leurs dates pour ces rencontres.
François Mitterrand : Oui, mais le 12 janvier, comme le propose Saddam, c'est trop tard ! Saddam Hussein a tort de proposer une date aussi tardive, car entre le 12 et le 15, on n'aura plus le temps de trouver un compromis.
Daniel Ortega: Après la rencontre entre TarekAziz et Bush, on pourrait se réunir en Allemagne ou en Norvège.
François Mitterrand : Conseillez à Saddam Hussein de fixer une date pour ces rencontres durant les premiers jours de janvier. Si Baker dit non à tout le 12 janvier, ce peut être la guerre le 15. Saddam Hussein d'un côté, Baker de l'autre ne sont pas les plus conciliants.
En visite à Washington, Itzhak Shamir reçoit l'assurance que les intérêts israéliens ne seront pas sacrifiés à une négociation avec l'Irak.
Mardi 11 décembre 1990
George Bush annonce une série de mesures d'aide à l'URSS (un milliard de dollars pour acheter du blé américain). En fait, il s'agit d'un prêt permettant aux paysans américains d'écouler leur production, rien de plus.
Chadli Bendjedid entame une tournée au Proche-Orient pour tenter une médiation. Après Amman, il sera demain à Bagdad. Il propose deux étapes pour aboutir à une solution de la crise : 1) mettre en place une force arabe de paix au Koweït dès le retrait des troupes irakiennes et obtenir de l'Irak une garantie de non-agression contre l'Arabie Saoudite ; 2) règlement définitif du conflit.
Mercredi 12 décembre 1990
Au Conseil des ministres, intervention de Louis Mermaz, ministre de l'Agriculture, à propos des résultats du GATT. L'ambassadeur du Pérou lui a dit : Cela fait plaisir de voir la Communauté européenne résister enfin aux États-Unis !
Le Président interroge Roland Dumas pour savoir où on en est, aux Nations unies, dans les discussions sur le Golfe et les autres problèmes de la région. Roland Dumas rappelle la procédure concernant la résolution d'ensemble. Le Président insiste pour qu'on continue à parler du règlement du problème israélo-palestinien, ce qui ne veut évidemment pas dire qu'on freine au sujet de l'échéance du 15 janvier : Il faudra sans doute des années pour y parvenir, mais le principe de la Conférence internationale doit être posé. J'aurais préféré des négociations directes, mais ça ne marchera pas. La Conférence internationale permettra d'organiser entre les Israéliens et les Palestiniens des conversations bilatérales qui pourront se dérouler à l'abri des indiscrétions. Il faudra exprimer clairement notre position et, si nécessaire, avec brutalité. On ne peut pas être des alliés loyaux des Américains quand il s'agit du Koweït et n'obtenir d'eux aucune réponse positive sur les autres problèmes de la région.
Au sujet du RMI, le Président : Il y a des différences trop sensibles d'un département à l'autre dans le domaine de l'insertion. Il est urgent de mobiliser les préfets, peut-être de publier un palmarès.
Saddam Hussein nomme un nouveau ministre de la Défense : le général Saadi To'ma Abbas remplace le général Abdel Jalobar Chanchar, devenu ministre d'État chargé des Affaires militaires. Nos services sont incapables de nous dire ce que cela signifie.
Le vote sur la résolution des non-alignés traitant de la question palestinienne est encore reporté, cette fois au 17 décembre. Les États-Unis refusent maintenant la mention de Jérusalem dans le paragraphe sur les Territoires occupés. À l'inverse, François Mitterrand décide que la France ne votera pas ce projet de résolution si le passage sur la Conférence internationale en est exclu.
Vendredi 14 décembre 1990
Conseil européen à Rome. Une fois de plus porte-parole des Américains, les Néerlandais s'opposent à l'établissement de tout lien, même chronologique, entre la crise du Golfe et les autres problèmes du Moyen-Orient. Les Américains obtiennent ainsi de contrôler la nouvelle rédaction d'un texte communautaire qui leur avait déjà semblé inacceptable au Conseil extraordinaire de novembre. Les Italiens préparent des textes distincts qui n'apportent pas grand-chose de nouveau par rapport à la doctrine connue de la Communauté. Nous soumettons quelques amendements pour atténuer l'impression de « suivisme » par rapport à la position américaine.
Le Conseil européen affirme la nécessité du retrait irakien avant le 15 janvier. Il soutient le principe de la convocation au moment approprié d'une Conférence internationale sur le conflit israélo-palestinien, et demande à Israël d'appliquer les résolutions 672 et 673 du Conseil de Sécurité.
En ce qui concerne la Conférence intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire préparée par le rapport des gouverneurs de banques centrales, l'objectif est d'arriver à la ratification d'un traité avant la fin de 1992. François Mitterrand propose d'élargir les compétences du Conseil européen ; il s'oppose à ce que le Parlement européen ratifie ce traité. Il rappelle que, pour la France, le contenu de l'Union, c'est : une politique étrangère et de sécurité commune, des pouvoirs plus grands au Parlement européen, des institutions plus efficaces (par exemple : une investiture plus formalisée des membres de la Commission), une citoyenneté européenne (au contenu encore imprécis : participation aux élections locales dans les pays de la Communauté où l'on séjourne ?) pour tous les ressortissants de la Communauté.
Le Conseil s'entend sur les montants d'aides à l'URSS et aux autres pays de l'Europe de l'Est.
Aucun compromis n'est trouvé dans la querelle sur le siège des institutions, la France souhaitant conserver à Strasbourg le Parlement, qui lui, désire s'installer à Bruxelles.
Clôture de la réunion de l'OPEP. Les délégations irakienne et koweïtienne y ont participé assises côte à côte, sans s'adresser la parole.
Samedi 15 décembre 1990
Contrordre : Bagdad annonce que Tarek Aziz n'ira pas à Washington lundi 17 comme il l'avait proposé. Les États-Unis n'ont reçu aucune notification officielle de cette annulation.
A l'issue du Conseil européen, s'ouvrent les deux Conférences intergouvernementales : l'une sur l'Union économique et monétaire, l'autre sur l'Union politique. Deux représentants par pays — un pour chaque conférence — se rencontreront chaque semaine. Pour nous, ce sera Pierre de Boissieu, choisi par Roland Dumas, pour l'Union politique, et Jean-Claude Trichet, choisi par Pierre Bérégovoy, pour l'Union économique et monétaire.
Dimanche 16 décembre 1990
Le père Jean-Bertrand Aristide est élu Président d'Haïti avec près de 68 % des suffrages.
Lundi 17 décembre 1990
Si la guerre éclate, toutes les installations pétrolières et industrielles seront détruites dans le Golfe, affirme l'ambassadeur d'Irak en France.
Chadli Bendjedid considère qu'il existe des possibilités et des espoirs pour un début de règlement de la crise du Golfe dans un cadre arabe. Il affirme qu'il n'y a pas de lien organique entre la crise et la question palestinienne : la crise du Golfe est en premier lieu une affaire arabo-arabe, alors que la crise du Proche-Orient, ou ce que l'on nomme la question palestinienne, est une affaire entre les Arabes et Israël et ses alliés.
Nouveau rappel des réservistes irakiens.
Le général américain Schwarzkopf, commandant en chef dans le Golfe, déclare qu'une guerre dans le Golfe pourrait durer six mois et qu'il ne s'agira pas d'un combat facile. Les services de renseignement américains estiment maintenant de 500 à 580 000 le nombre de soldats irakiens déployés au Koweït et dans la région.
A Moscou, réunion du Congrès des députés du peuple, qui refuse de débattre d'un « vote de défiance » contre Mikhaïl Gorbatchev. Le Président propose un référendum sur le traité de l'Union. Le Congrès lui accorde l'extension des pouvoirs présidentiels. A-t-il gagné ?
Mardi 18 décembre 1990
La Communauté refuse la proposition irakienne d'un dialogue indépendant de celui prévu entre Bagdad et Washington.
Les experts soviétiques vont pouvoir quitter Bagdad.
Le Japon décide d'accroître sa contribution financière à l'effort de guerre de 300 millions de dollars.
Saddam Hussein exige à nouveau que la solution de la question palestinienne constitue un préalable aux négociations sur le Koweït. Dérisoire...
Nouvelle coopération Est/Ouest en Europe : les ministres de trente et un États, réunis à Strasbourg, adoptent un programme de sauvetage de la forêt en Europe.
XVIIe Congrès du PCF à Saint-Ouen. Charles Fiterman et les « refondateurs » sont réélus au Comité central. Mais ce symbole ne veut rien dire : aucune contestation de la ligne du Parti n'est admise, aucune tentative de renouvellement, aucune évolution de la pensée et des statuts du Parti n'est examinée.
La négociation se poursuit à l'ONU autour d'une résolution portant sur les problèmes d'ensemble du Moyen-Orient et des Territoires occupés. Les Américains refusent toujours qu'on y mentionne l'idée d'une conférence internationale.
Brent Scowcroft : Nous prendrons une vaste initiative, mais après la fin de cette histoire. Sinon, on va établir un lien avec l'occupation du Koweït et Saddam s'en servira pour ergoter. Il n'en est pas question.
Mercredi 19 décembre 1990
Nomination de Michel Delebarre au poste de ministre de la Ville.
Au Conseil des ministres, après une communication de Claude Evin au sujet de la réforme hospitalière :
Le Président : M. Durieux a-t-il quelque chose à ajouter ?
Bruno Durieux : Non, monsieur le Président.
Le Président : Je note avec plaisir que M. Durieux échappe à une règle fréquente qui consiste à parler quand on n'a rien à dire !
Puis se réunit un Conseil restreint sur la crise du Golfe, avant la conférence de presse que doit tenir le Président dans la soirée :
François Mitterrand : Nous avons besoin de faire le point sur les événements qui se sont produits au cours des dernières semaines. Il faut que l'opinion comprenne que l'on va bientôt buter sur la date du 15 janvier. M. Dumas nous fera un bref rappel des faits. Après, il faudra voir si, jusqu'au 15 janvier, on reste paralysé, le facteur solidarité étant important, ou bien s'il y a encore une marge de manœuvre.
Roland Dumas : Quels sont les événements essentiels les plus récents ? Le vote de la résolution 678, que nous avons coparrainée. En langage décodé, elle signifie que n'importe quel État membre des Nations unies peut intervenir par la force armée. La résolution comporte une date butoir : le 15 janvier. C'est la pièce maîtresse du dispositif. Les pays de la coalition ont renforcé leur dispositif.
François Mitterrand : Vous omettez vos conversations préalables avec Baker...
Roland Dumas : Les Américains souhaitaient obtenir le coparrainage des Cinq (Chine exclue). J'ai dit à Baker que nous n'acceptions le coparrainage que dans la mesure où une démarche serait faite auprès de l'Irak avant expiration de l'ultimatum. Il était important que nous en discutions à Cinq pour garder la situation sous notre contrôle. Après avoir hésité, Baker a été d'accord. On a eu un dîner de travail : au cours du dîner, on a discuté de ce que l'on ferait ou pas. La Chine est venue. Chevardnadze a décalé son départ pour être là. J'ai redit à Baker : il est indispensable que quelque chose soit fait auprès de Bagdad. Pourquoi pas une démarche commune ou une réunion au sommet des Cinq ? Chevardnadze était tout à fait d'accord. Baker aussi, mais pas sous l'égide des Cinq. Il préférait des démarches bilatérales. Il n'avait rien dit alors de l'annonce, faite par Bush le lendemain, de l'envoyer, lui, Baker à Bagdad. Les Américains sont donc revenus en arrière et ont écarté l'hypothèse que d'autres s'entremettent. Douglas Hurd m'a dit que les Britanniques n'avaient pas non plus été informés du projet de voyage de Baker à Bagdad.
Les autres aspects de la situation : d'abord, le renforcement du dispositif militaire. Nous l'avons dit, d'autres pays aussi (l'Égypte envoie une division). Il n'y a pas désescalade, au contraire. Il y a échec répété des tentatives de négociations faites par les uns et les autres : Chadli n'a pas entendu à Bagdad un seul mot encourageant de Saddam Hussein, et il n'a même pas été reçu à Riad. Le « Comité des sages » d'Ortega semble avoir renoncé. Les sollicitations irakiennes s'adressent à d'autres : ils essaient d'attirer les Européens. Le débat à Bruxelles, hier, à Douze, a été houleux et très long. De Michelis voulait aller rencontrer Tarek Aziz. Mais il a reçu une volée de bois vert du Hollandais (« Nous n'avons rien à dire ni à faire, les Américains sont seuls concernés ! » a dit Van den Broeck), l'Anglais a dit la même chose et j'ai dû le remettre à sa place. J'ai fait remarquer que d'autres avaient des troupes sur place et ne pouvaient se désintéresser de la question !
François Mitterrand, en riant : La Hollande, combien de divisions ?
Roland Dumas : Si la rencontre de l'Occident avec l'Irak n'a pas lieu, il y aura débandade communautaire le 15 janvier. On aura la France, l'Italie, la Belgique, l'Espagne d'un côté, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas de l'autre...
Jean-Pierre Chevènement, s'adressant au Président : Au point où en sont les choses, il n'y a qu'une intervention de votre part, pas très loin du 15 janvier, reprenant votre intervention du 24 septembre, qui puisse encore prévenir le conflit. Il y a deux buts de guerre : libération du Koweït et destruction du potentiel irakien. Or, ce dernier objectif n'est pas le nôtre...
Pierre Bérégovoy : Je crois qu'il faut expliquer à l'opinion publique où nous en sommes, ce que nous avons fait et où l'on va, avec ce constat que le gouvernement irakien n'a bougé que sur un point : la libération des otages.
Peut-être une certaine dramatisation, pour se préparer à des échéances ultimes, est-elle nécessaire. Il n'est pas possible à la France d'être absente. Espérons que la détermination des Nations unies et des alliés fera caler Saddam Hussein.
Lionel Jospin : Je pense aussi qu'il faut préparer l'opinion à toutes les hypothèses. Ce qui est difficile, c'est le degré d'appréciation de l'inéluctabilité du conflit. Une date est fixée, mais cela ne nous dit pas quand les Américains veulent intervenir. Il y a des problèmes d'appréciation à très court terme. Les Américains peuvent « oublier » de nous informer, comme lors du dîner de New York. Il faut montrer qu'il y a un lien logique entre la position adoptée dès le début, approuvée par l'opinion, et la position d'arrivée. Il faut établir la logique de cette position. La France a perdu encore plus l'habitude de la guerre que celle du terrorisme. Comme Jean-Pierre Chevènement, je pense que la France devrait effectuer une démarche, tout en faisant attention par rapport aux Américains. Je n'imagine pas qu'il puisse y avoir une guerre sans nous. Nous sommes libres, mais l'idée que les Américains s'engagent, et pas nous, est difficile à retenir, même s'ils décident du moment sans nous...
Michel Rocard : Je crois que Saddam Hussein est résolu à ne rien céder. Je pense qu'il est persuadé que les démocraties ne peuvent faire la guerre si elles ne sont pas attaquées. Je suis pessimiste. Je pense que la solution militaire est la plus probable, que nous serons impliqués, sans être consultés par les Américains. Il faut informer l'opinion publique. J'hésite à recommander une démarche française, si ce n'est sous la forme d'un discours général. Il n'y a pas de lien, dans la résolution 678, avec les problèmes de la région. La reprise de cette idée risquerait de donner un espace dont Saddam Hussein pourrait se servir.
François Mitterrand : Je suis l'auteur d'une formule, la « logique de guerre », qui remonte à début août. Ce qui veut dire que, dès cette époque, je n'étais pas optimiste. J'ai essayé de faire comprendre que la France s'efforcerait de contrarier cette logique. Si l'opinion a tendance à l'oublier, il faut le lui rappeler. Je suis intervenu quatre fois. Je le ferai à nouveau ce soir, en direct. J'interviendrai encore le 31 décembre, mais pendant peu de temps. J'aurai l'occasion de le faire entre le 1er et le 15 janvier. Il ne faut pas céder à l'affolement, se couper des chances de négociation. Avant les rencontres, qui n'auront sans doute pas lieu, toute annonce serait inutile, effacée par l'outrecuidance américaine et l'inflexibilité irakienne. Il convient de maintenir la solidarité. Mais s'il existe une chance, on ne peut pas ne pas l'utiliser. Il y a eu sept ou huit appels du pied : le Roi Hussein, l'OLP, des envoyés de toute sorte. Nous n'y avons pas répondu, si ce n'est en rappelant les termes de mon discours à l'ONU. Nous devons nous ménager une possibilité s'il y avait évacuation. On pourrait, dans ce cas, garantir qu'il n'y aurait pas d'agression contre l'Irak, mais ce ne serait valable que pour nous. Le terrain est miné. Plus on s'approchera du 15 janvier, plus les réalités trancheront. Les Nations unies nous ont donné un mandat et un seul : la libération des otages et l'évacuation du Koweït ; mais pas la destruction du potentiel militaire irakien. Si le Koweït est évacué, on ne pourra se contenter de ramener l'Émir et de fermer la porte à tout arrangement. Il faut qu'il y ait des conditions. Il faudrait organiser un pouvoir intermédiaire qui gère le Koweït, rassure l'Irak, discute des problèmes territoriaux. Un pouvoir sous le contrôle des Nations unies, ou inter-arabe. Si l'Irak a cette garantie, cela ira. Autrement, c'est la mort, le ratissage. Cela ne doit pas être une perspective très attrayante pour Saddam Hussein et pour son pays. La sortie honorable, ce sont les termes de mon discours de l'ONU. Si, le 15 janvier, il n'y a plus personne au Koweït, il sera difficile que le Conseil de Sécurité n'accepte pas la discussion ! Mais, s'il y a la guerre, nous y participerons. Ce serait une illusion de croire que nous pourrions rester à côté. La France est engagée par ce qu'elle décide. Elle doit se garder une posture de négociation, de conciliation chaque fois que cela se présentera. Il faut qu'elle soit présente au règlement de ce conflit. Si nous sommes absents du conflit, nous serons absents de son règlement, et l'opinion nous en voudra. De plus, nous ne justifierons pas notre position de membre permanent du Conseil de Sécurité. Lorsque le monde arabe sera pris par l'ampleur du drame, après une guerre gagnée par les Occidentaux, il ne sera pas difficile à la France d'expliquer ce qu'auront été nos objectifs. L'opinion arabe souhaitera que nous soyons partie au règlement. Les Britanniques, eux, sont trop soumis aux Américains. Nous devons être sûrs de nous, et logiques avec nous-mêmes, mais aussi tout faire pour que la France joue un rôle de négociateur, d'apaisement, en évitant de « se faire envoyer paître » par Saddam Hussein. Comment ? C'est une question de doigté, de maîtrise... Ne vous payez pas d'illusions : l'évacuation partielle du Koweït ne marchera pas.
Roland Dumas : Les Américains y veillent...
Le Président : Pour le moment, la préparation à faire, c'est la préparation au courage. Tout est possible pour la paix à partir de l'évacuation du Koweït. Dans le cas contraire, rien n'est possible.
Lionel Jospin : Un Saddam Hussein qui, au dernier moment, accepterait une négociation et arriverait à faire poser des problèmes politiques non résolus y trouverait un prestige évident.
Le Président : Ce n'est pas exclu, ce serait une issue heureuse. Les jusqu'au-boutistes, majoritaires en Occident, seraient déconcertés.
Roland Dumas: Le cauchemar, pour les Américains, c'est l'évacuation partielle.
Jean-Pierre Chevènement : Saddam Hussein ne peut accepter l'évacuation totale ou quasi totale du Koweït que si on peut trouver le moyen de lui sauver la face.
Michel Rocard : Oui, mais il lui faudrait des certitudes sur les négociations ultérieures.
Le Président : Il y a à New York une bagarre épouvantable à propos du projet de résolution sur les Territoires occupés et au sujet de la Conférence internationale.
Roland Dumas : Il y a manque de parole du côté des Américains. Sur ce sujet, ce sont des combats de retardement sans fin...
Sixième conférence de presse de François Mitterrand : il veut préparer la France à une guerre de plus en plus probable. Il n'exclut pas de prendre des initiatives d'ici à l'expiration de l'ultimatum. La France va assumer son rôle historique.
Les États-Unis parviennent encore à reporter l'examen de la résolution sur la question palestinienne. L'Assemblée générale de l'ONU adopte une résolution condamnant les violations des droits de l'homme au Koweït.
La Turquie demande officiellement à l'OTAN qu'il l'assiste pour protéger sa frontière Sud contre une attaque de l'Irak.
Jeudi 20 décembre 1990
François Mitterrand : Tout ce que fait Rocard au gouvernement vise à prendre le Parti. Il n'y a que ça qui l'intéresse. J'ai voulu en faire un homme d'État. Il me démontre tous les jours qu'il est encore mentalement au PSU.
La résolution 681 sur la question palestinienne est votée à l'unanimité. Il a fallu soixante jours de discussions pour aboutir à son adoption. Elle est accompagnée en annexe d'une déclaration sur la Conférence internationale. Jérusalem est citée comme faisant partie des Territoires occupés.
Aucun moment n'est approprié pour une Conférence internationale, mais n'importe quel moment pour des négociations directes entre Israël et ses voisins, déclare l'ambassadeur israélien aux Nations unies. Il dénonce le traitement séparé et inégal dont son pays est victime, et le qualifie d'apartheid.
La France a tout mis en œuvre pour que ce texte soit adopté. Évidemment, Israël hurle à la trahison ! François Mitterrand : C'est un texte très important. Saddam devrait voir qu'il est essentiel pour lui sauver la face.
Édouard Chevardnadze, ministre des Affaires étrangères soviétiques depuis 1985, démissionne pour protester contre l'avancée de la dictature à Moscou. Déjà, à Paris, à la CSCE, il s'était trouvé marginalisé. L'autorisation qu'il avait donnée aux Baltes d'être là — annulée peu après par Gorbatchev — en a fait la cible des militaires.
Vendredi 21 décembre 1990
Saddam Hussein ne retirera pas ses troupes avant le 15 janvier. Il se déclare sûr de battre l'agresseur. Les exercices de défense civile se multiplient en Irak. Près d'un million de personnes ont participé aujourd'hui à un exercice d'évacuation de Bagdad.
Samedi 22 décembre 1990
Bendjedid arrive à Paris aujourd'hui de Rome, avant de se rendre à Madrid, au Maroc puis en Mauritanie.
Eddy Mitchell n'est pas autorisé par les autorisés saoudiennes à venir chanter pour les soldats français stationnés en Arabie Saoudite. Motif : « La publicité inévitable faite en France à l'occasion d'un tel événement. » Une annulation d'autant plus étrange que les festivités organisées pour les troupes britanniques et américaines sont, elles, maintenues. François Mitterrand : C'est humiliant ! Mais on aurait dû le prévoir. Il n'aurait pas fallu se mettre dans ce cas, ni mettre un artiste dans une situation aussi frustrante.
La résolution 681 n'a rien changé. L'Irak réaffirme l'appartenance du Koweït à son territoire et menace d'utiliser l'arme chimique s'il est attaqué. Deux mois d'efforts pour rien. Saddam Hussein n'a pas saisi l'ultime perche qu'on lui tendait. La guerre est inéluctable.
François Mitterrand : Il n'y a plus rien à tenter. Les chances d'éviter un conflit, c'est-à-dire celles de voir Saddam Hussein quitter spontanément le Koweït, sont quasi nulles ; les Français vont être « pris dans l'étau » et entraînés plus loin qu'ils ne voudraient aller. Bush ne s'arrêtera pas à la reconquête du Koweït, il voudra aller jusqu'à Bagdad. Car l'objectif véritable des Américains, ce n'est pas la libération du Koweït, mais la destruction du potentiel irakien...
Dimanche 23 décembre 1990
A la demande de François Mitterrand, et pour répliquer à l'affront fait à Eddy Mitchell, Jean-Pierre Chevènement refuse de rencontrer le ministre saoudien de la Défense.
Lundi 24 décembre 1990
Une prime de risque sera accordée aux soldats français dans le Golfe.
Tel Aviv sera la première cible des missiles irakiens en cas de conflit armé, et ce, même si Israël n'y participe pas, déclare Saddam Hussein.
Washington réagit en parlant de riposte absolument écrasante et dévastatrice contre l'Irak s'il emploie ses armes chimiques ou bactériologiques.
Chadli Bendjedid, lui, veut toujours croire dans les chances d'une solution pacifique. Le ministre algérien Ghozali affirme qu'un signal concret sur la question palestinienne constituerait un pas décisif.
Mardi 25 décembre 1990
État d'alerte des forces israéliennes sur la frontière israélo-jordanienne.
Mercredi 26 décembre 1990
Revirement irakien. Saddam Hussein se dit à nouveau prêt au dialogue avec les États-Unis ; mais la famille El Sabah ne gouvernera jamais plus le pays. Il y a un demi-million de soldats irakiens au Koweït, appuyés sur 4 000 chars, 2 500 véhicules de transport de troupes et 2 700 pièces d'artillerie.
Les ressortissants américains sont encouragés à quitter la Jordanie avant le 15 janvier.
Un « bateau arabe pour la paix », Ibn Khaldoun, est arraisonné par la marine américaine. Les vivres qu'il transportait étaient destinés aux Irakiens.
Gorbatchev obtient du Congrès la plus grande partie des pouvoirs accrus qu'il lui a demandés.
Jeudi 27 décembre 1990
Les militaires préparent le plan d'attaque. La guerre, la vraie guerre contre un pays étranger, rôde dans les couloirs de l'Elysée pour la première fois depuis cinquante ans.
Michel Vauzelle fait à nouveau savoir à l'Élysée qu'il est disponible pour aller voir Saddam Hussein.
François Mitterrand estime l'idée mûre. Il demande à Roland Dumas d'envoyer Vauzelle à Bagdad.
Vendredi 28 décembre 1990
De nouveaux renforts américains partent pour le Golfe : deux porte-avions transportant chacun 90 avions (chasseurs, bombardiers, appareils de lutte anti-sous-marin), avec 16 000 hommes.
Un programme de vaccination pour protéger les soldats américains et britanniques d'une éventuelle attaque bactériologique va être prochainement exécuté. L'armée française n'a pas les moyens d'en faire autant. Nos experts doutent que cela soit le cas des Américains.
Le Parlement lituanien renonce aux conditions qu'il avait posées pour les négociations avec Moscou sur l'indépendance de la république.
Samedi 29 décembre 1990
Selon nos services, l'Irak a entraîné des commandos-suicides afin de lancer des opérations contre les alliés.
Dimanche 30 décembre 1990
Bush est Judas et les Saoudiens les traîtres à l'Islam, déclare Saddam Hussein dans son message de fin d'année. Les commandos-suicides sont prêts à réagir, en cas de conflit armé, contre les forces américaines, déclare le ministre de la Défense irakien.
Genscher demande à son homologue luxembourgeois de convoquer une réunion extraordinaire du Conseil, le 4 janvier. Il expose les trois points qui conditionnent selon lui une issue pacifique de la crise :
- application des résolutions du Conseil de Sécurité par l'Irak ;
- poursuite des efforts diplomatiques ;
- renforcement éventuel des sanctions contre l'Irak.
Lundi 31 décembre 1990
Les Douze acceptent de discuter avec l'Irak à condition qu'il se retire du Koweït.