1991
Mardi 1er janvier 1991
Le Luxembourg prend la présidence du Conseil européen. Sur l'affaire du Golfe, la Communauté est divisée en deux clans : d'un côté, les Britanniques et les Néerlandais, alignés sur les positions des Américains ; en face, les Français qui tentent de souder les autres Européens autour d'une ligne plus conciliatrice.
L'Iran entame des manœuvres militaires sur sa frontière avec l'Irak.
Selon le Washington Post, James Baker rencontrerait Saddam Hussein au cours de son imminente tournée en Europe et au Moyen-Orient. Peu vraisemblable.
Mercredi 2 janvier 1991
L'OTAN a décidé d'envoyer en Turquie des avions de combat. Première action de l'Alliance en tant que telle depuis le début de la crise.
Le Roi de Jordanie est à Londres pour une nouvelle tentative de médiation.
Michel Vauzelle part pour Bagdad sur un avion de ligne.
Le prochain Sommet de la francophonie, qui devait initialement se tenir au Zaïre, aura lieu à Paris. C'est plus présentable.
Nuit de violence en Corse. L'année dernière s'est achevée par l'assassinat d'un maire ; celle-ci débute par des explosions. L'annonce du « statut Joxe », avec la reconnaissance controversée du peuple corse, n'aura guère eu l'effet escompté.
Jeudi 3 janvier 1991
Conseil restreint à l'Élysée sur la Corse. Les attentats ont incité le Président à proposer des mesures radicales et un nouveau statut dont l'annonce semble maintenant être à l'origine de la nouvelle vague de violence.
Pierre Joxe : Quand il y a eu des attentats entre 1986 et 1988, l'opposition de l'époquec'est-à-dire nousne disait pas que c'était la faute du gouvernement ou de l'État. J'ai des chiffres qui prouvent qu'il y a eu davantage d'attentats en 1986-1987 que depuis le début du gouvernement Rocard. Le ministre de l'Intérieur rappelle que l'amnistie pour les Corses a été demandée par l'Assemblée de l'île présidée par M. Rocca-Serra (RPR), puis introduite dans le texte du gouvernement par un amendement de M. Rossi (UDF). Il exprime le souhait que les ministres soient davantage solidaires en la matière.
Georges Kiejman suggère d'envoyer en Corse un procureur général de grande envergure [ce sera M. Nadal] et un policier de gros calibre.
Lionel Jospin développe quatre points : 1) Nous devons être solidaires du ministre de l'Intérieur. 2) Il faut maintenir notre pression politique pour le statut. 3) Il faut placer les élus corses devant leurs responsabilités. 4) Il faut donner des signaux de fermeté.
Roland Dumas : Malheureusement, tout cela est très irrationnel. Il faut maintenir notre proposition politique sur le statut.
Jean-Pierre Chevènement : La tâche de Pierre Joxe est rude. Si le but était de diviser les nationalistes, on peut penser qu'il a en partie réussi ; mais il n'y a plus d'ordre public en Corse. Accroître la décentralisation n'est pas une solution, car il n'existe pas là-bas de forces vives suffisantes. Dans le texte du projet de statut, je propose de rappeler, à un endroit ou à un autre, que le peuple français est seul détenteur de la souveraineté, afin d'éviter de confondre deux acceptions différentes du mot « peuple ».
Pierre Bérégovoy : Nous devons être solidaires et ne pas donner le sentiment d'un changement de cap. Ce que je redoute le plus, c'est l'enchaînement de la violence.
Le Premier ministre rend un vibrant hommage à Pierre Joxe : C'est le premier depuis longtemps à avoir compris le problème et recherché une solution. Il ajoute : J'ai approuvé et appuyé la totalité de ses raisonnements. Paris donne à la Corse, par tête d'habitant, de trois à six fois plus qu'à n'importe quel autre département, y compris les DOM. Le coût total est largement supérieur à 10 milliards par an si on tient compte de la continuité territoriale, des exonérations fiscales, du contrat de Plan et des sureffectifs dans la fonction publique. Michel Rocard se lance alors dans un long historique : Il ne faut pas oublier que la Corse a connu un gouvernement militaire jusqu'à l'aube de ce siècle. Avant 1919, on ne parlait pas de la paresse corse, pas même dans le folklore. Et, pour la guerre de 1914-1918, on a rappelé en Corse jusqu'aux pères de six enfants, et le taux des morts y a été plus de deux fois et demie la moyenne nationale !... Ilfaut maintenir le cap et redresser l'autorité de l'État. Il ne paraît pas possible, parlementairement, de faire passer tel quel le texte sur le peuple corse, bien que j'aie partagé cette idée et en assume la responsabilité.
Le Président : Nous avons d'abord à faire un choix politique. Il est clair que la prochaine adoption du statut a servi de mèche à feu pour tous ceux qui ne veulent pas de statut. Le gouvernement s'est engagé, il ne peut pas reculer sans perdre la face. Des amendements ? Si c'est de détail, pourquoi pas ? Si ce sont des amendements de fond : non ! Il faut donc adopter ce texte pendant la session extraordinaire. Sur le fond, on continue ainsi. Pour le reste, je partage l'opinion de nombre d'entre vous, même après avoir entendu les statistiques très éclairantes de M. le ministre de l'Intérieur, qui méritent d'être rappelées dans le débat public. Il faut que la justice et la police agissent avec la plus grande fermeté. Il y a une confusion dans l'esprit de certains fonctionnaires qui croient que la politique du statut nouveau impliquerait je ne sais quelle douceur qui désarmerait l'autorité de l'État. Il faut un coup de balai dans le domaine de la Justice. Il faut nommer un procureur de première catégorie : j'attends vos propositions dans la journée. Il faut aussi rappeler les dirigeants corses à leurs propres responsabilités. Les Giaccobi et les autres, que font-ils pour changer les mœurs de leurs villes ? Le Premier ministre, le ministre de l'Intérieur, le garde des Sceaux doivent monter à l'assaut, y compris dans l'explication publique. La formule sur le peuple corse, je n'en suis pas l'auteur. J'ai accepté l'expression proposée par Gaston Defferre en 1982. D'ailleurs, M. le ministre de l'Intérieur, vous avez retrouvé une citation de De Gaulle qui va dans le même sens. Que ce soit bien clair : nous menons de pair une politique d'ouverture pour le statut et une politique sévère pour ce qui est des attentats et des crimes.
Le Président tranche dans le sens souhaité par le ministre de l'Intérieur pour le préfet délégué à la police (le garde des Sceaux ne souhaitait pas un policier). Il rejette l'idée d'état d'urgence, qui d'ailleurs n'a pas été évoquée au cours de la réunion. A ce propos, il déclare : Il ne sert à rien de se réfugier derrière les textes. Puis il ajoute : Mais qui va rendre compte de nos délibérations ? Le Président s'attend à ce que ce soit le Premier ministre.
Le Premier ministre : Cela pourrait être Jean-Louis Bianco.
Le Président : Il ferait ça très bien, mais ce n'est pas son travail. Je peux aussi bien le faire moi-même !
Finalement, Georges Kiejman est désigné pour rendre compte à la presse. Encore un malentendu avec Rocard. Celui-ci pense que chaque fois qu'une réunion a lieu à l'Élysée, il ne lui appartient pas d'en rendre compte... Décidément, le fossé se creuse.
Après le Conseil restreint, le Président confie à Jean-Louis Bianco : C'est incroyable, l'attitude du Premier ministre ! Il dit qu'il faut maintenir le cap et il propose de céder sur le peuple corse... Et c'était évidemment à lui de parler à la presse après la réunion !
Au sujet d'une communication de Lionel Stoleru qui doit venir en partie A du Conseil des ministres, sur le renouvellement à l'identique des membres du Centre des revenus et des coûts (CERC), le Président, mécontent, lance avant le Conseil à Michel Rocard : On reconduit systématiquement les mêmes personnes, alors que le CERC publie des rapports sur les inégalités pour le moins contestables.
Contestables, ou bien contestés ? Dérangeants, en tout cas. Chacun sait que casser le thermomètre est alors bien tentant...
En Conseil des ministres, quand vient le sujet, le Président ajoute : Ces propositions manquent un peu d'imagination, mais enfin, je les accepte. On pourrait faire toute une série de reproches au CERC. Par exemple, il prend en compte seulement les revenus salariaux en oubliant les revenus de l'épargne. Et son travail consiste parfois à dresser un acte d'accusation contre le gouvernement. Il donne le sentiment d'être le seul à dire la vérité sur les inégalités. Monsieur le Premier ministre, ce n'est pas bon pour le gouvernement. Je fais là une observation qui n'est pas mince...
Contrit, Lionel Stoleru, auteur des propositions qui hérissent tant François Mitterrand, déclare alors qu'il mettra au point avec Pierre Bérégovoy, pour les publications du CERC, une autre procédure d'ici à l'an prochain. Le Président, pas très convaincu : Distribuer des verges pour se faire fouetter semble être une spécialité de ce gouvernement !
Un mini-Sommet se tient à Tripoli, en Libye, entre Assad, Moubarak et Kadhafi.
Soixante-quinze Irakiens sont expulsés de Londres, dont sept diplomates.
François Mitterrand déplore les faibles chances de la paix au cours de ses vœux à l'Élysée. En fait, il n'y croit plus. Roland Dumas, lui, souhaiterait tenter encore une ultime démarche en se rendant à Bagdad où Michel Vauzelle vient d'arriver.
Vendredi 4 janvier 1991
Les Douze sont toujours divisés : les uns sont prêts à faire des concessions à Saddam Hussein s'il s'engage à retirer ses troupes du Koweït ; les autres épousent la politique de fermeté des États-Unis. Comment vont-ils réagir si Saddam Hussein refuse la proposition de Bush d'une entrevue entre Tarek Aziz et Baker ? Le rencontreront-ils quand même ?
Les deux tendances aboutissent à un compromis :
1 La Communauté invite Tarek Aziz, sans mentionner le projet d'entretien entre ce dernier et Baker.
2 L'entretien sera préparé en concertation avec Washington.
3 Si l'Irak refuse la proposition américaine, les Douze aviseront.
Cette réunion est aussi l'occasion pour la France de présenter un plan en sept points sur la crise :
1 Respect des résolutions de l'ONU par l'Irak qui doit annoncer sa décision d'évacuer le Koweït avant la date butoir.
2 Une fois cette décision acquise, il faut notifier à Bagdad qu'aucune attaque ne sera entreprise.
3 Dès l'évacuation, on pourra examiner, dans le cadre d'une ou de deux conférences intemationales, toutes les questions concernant le Moyen-Orient.
4 Les Douze doivent inviter Tarek Aziz à rencontrer Jacques Poos (président en exercice) à la première date possible, si possible largement avant le 15 janvier.
5 La Communauté devrait saluer l'initiative de George Bush.
6 La troïka (Luxembourg, Italie, Pays-Bas) devrait prendre contact avec la Yougoslavie (présidente des non-alignés), les pays arabes concernés et le secrétaire général de l' ONU.
7 Il faudra étudier plus tard une solution pour la sécurité dans la région.
Bagdad accepte la proposition américaine de rencontre avec Baker. La rencontre est fixée au 9 janvier à Genève, six jours avant l'expiration de l'ultimatum ! Mais l'Irak n'a plus l'air d'attacher la moindre importance à une rencontre avec les Européens...
Nominations de hauts fonctionnaires en Corse : procureur général, premier président de la Cour d'appel et préfet chargé de la sécurité (Bernard Bonnet).
Dans l'après-midi, George Bush téléphone à François Mitterrand :
George Bush : Je vous appelle pour vous prévenir que je vais annoncer dans la journée que j'envoie Jim Baker dans le Golfe. Je vais proposer une rencontre entre lui et Tarek Aziz en Suisse, entre le 7 et le 9 janvier. C'est à mon sens la dernière démarche possible pour la paix. Cela peut embarrasser certains de nos partenaires de la coalition, mais on les rassurera. Jim Baker viendra en Europe : pourrez-vous le recevoir ? Quel est votre sentiment sur le fait que cela doive être la dernière chance ?
François Mitterrand : Bonne idée, cette réunion des deux ministres des Affaires étrangères. Je recevrai Baker sans problème, dans la demi-heure. Quelle date ?
George Bush : On veut garder une certaine souplesse pour la date. Ce sera en fonction de la réponse des Irakiens. Il vaudrait mieux que Baker vous voie après sa rencontre avec TarekAziz. Les Irakiens ont rejeté quinze propositions de date pour ce rendez-vous ! Sur le fond, Baker ne dira rien d'autre que « retrait total et sans conditions du Koweït ». C'est donc notre dernière proposition.
François Mitterrand : On verra vendredi ce que sera la position européenne. Le Luxembourg, qui assure la présidence, pourra agir en connaissance de cause. Nous resterons en contact. Je vous appellerai sans doute dans la semaine.
(N.B. : le voyage de Michel Vauzelle n'a pas été mentionné par Bush. Il est pourtant déjà sur place et les Américains, d'après la presse, en sont furieux.)
Remarque du Président au sujet de Jean-Pierre Chevènement : Il s'est déclaré prêt à assumer ses responsabilités, plusieurs fois, sans états d'âme. Il fait bien son travail. A ce stade, il y aurait plus d'inconvénients à le faire partir qu'il n'y en a à le garder.
En revanche, le Président est exaspéré par les propos à côté de la plaque que le ministre s'obstine à tenir. Par exemple au sujet d'un protocole d'accord qui aurait été conclu avec les Américains, limitant nos interventions au seul territoire koweïtien et dont il a fait état publiquement. François Mitterrand : Il n'y a pas de protocole, et Jean-Pierre Chevènement sait fort bien que nos forces terrestres devront passer par l'Irak. Il fait sans arrêt des déclarations ambiguës !
George Bush propose une rencontre Tarek Aziz-James Baker entre les 7 et 9 janvier à Genève. Il s'agit, explique-t-il, de son ultime tentative pourfaire les premiers pas vers la paix.
Samedi 5 janvier 1991
François Mitterrand me dit : Vous devriez voir plus souvent Édith Cresson, elle a beaucoup d'idées. Elle, au moins, ne prend pas ce que disent les inspecteurs des Finances pour argent comptant.
L'opposition se déchaîne et réclame le retrait du projet Joxe sur la Corse.
Michel Vauzelle est reçu par Saddam Hussein pendant quatre heures et demie.
Dimanche 6 janvier 1991
Tarek Aziz confirme son refus de rencontrer les Douze le 10 janvier. A ses yeux, nous sommes collectivement disqualifiés pour tout entretien utile, me confie Roland Dumas. Mais moi, je pourrais y aller.
L'Iran demande une réunion extraordinaire de l'organisation de la Conférence islamique.
De retour à Paris, Michel Vauzelle vient exposer à François Mitterrand, vers minuit et demie, le résultat de son voyage. Il a trouvé Saddam Hussein calme, serein, pédagogue, conscient de la grave défaite militaire qui attend son pays, mais certain qu'elle lui apportera une gloire nouvelle. Vauzelle voit une certaine ouverture dans le fait que le dirigeant irakien a beaucoup insisté sur la nécessité d'ouvrir à l'Irak un accès à la mer. Est-il prêt à échanger cet accès contre le Koweït ? Peut-être, pense le président de la commission des Affaires étrangères.
Lundi 7 janvier 1991
François Mitterrand : Remplacer Rocard est une première priorité. Mais pour quoi ? Si c'est pour mettre à la place un homme du même genre... Il ne restera aucun souvenir de l'action de ce gouvernement. Une ride sur l'eau...
James Baker exclut tout report de l'ultimatum de l'ONU à l'Irak sur l'évacuation du Koweït.
La prochaine bataille aura pour théâtre non seulement l'Irak, mais aussi toute l'étendue de la patrie arabe, menace Saddam Hussein ; selon ses propos, le monde arabe dans son entier sera impliqué dans le conflit : La Palestine, Jérusalem, la Kaaba et le tombeau du Prophète seront alors libérés.
Propos corroborés par les affirmations simultanées de Tarek Aziz, selon qui le Koweït ne sera pas évacué le 15 janvier et l'Irak ne cédera pas aux pressions occidentales. Le ministre irakien des Affaires étrangères déclare pourtant avoir des propositions à soumettre à James Baker lors de leur rencontre, dans deux jours.
Les gouvernements de divers pays demandent à leurs ressortissants de quitter la région. Les ambassades au Koweït, qui ont déjà réduit leurs effectifs après la libération des otages, ne prennent pas d'autres mesures de sécurité.
Les Américains ont déclaré que leurs ressortissants et leurs intérêts sont étroitement surveillés en vue de les protéger d'attaques terroristes éventuelles. Les ressortissants irakiens installés aux États-Unis font l'objet d'étroits contrôles.
Moscou envoie des unités de parachutistes dans les républiques baltes, chargées de faire appliquer la conscription des appelés qui refusent de rejoindre l'armée soviétique.
Mardi 8 janvier 1991
Le FLNC modéré annonce le gel temporaire de ses actions militaires en Corse.
Chacun vit l'attente de la déflagration dans le Golfe rivé devant CNN. Le spectacle de la guerre, des consultants et experts en tous genres, où tout se pense et se décide à Washington, transforme les Anglophones en historiens d'une planète à laquelle les médias étrangers se voient imposer naturellement une vision américaine des décisions. Les Européens en sont tout à fait absents ; rien de ce que fait l'Europe — a fortiori la France — n'est pris au sérieux ni même mentionné, en tout cas pas plus que ne le sont le Brésil ou le Japon. Tout se passe comme si Superman américain affrontait seul le Mal irakien.
George Bush exhorte les alliés de Washington à n'accepter aucun compromis avec l'Irak. 605 000 hommes de la force multinationale font dorénavant face à 540 000 soldats irakiens stationnés au Koweït et en Irak.
Le Président reçoit finalement James Baker avant qu'il ne voie Tarek Aziz demain à Genève. Le diplomate américain lui montre un projet de lettre de George Bush à Saddam Hussein, qui menace l'Irak de destruction. Le Président indique que lui-même n'aurait pas signé une telle lettre. Retirez cela, conseille-t-il ; Baker retire la formule.
Le Président lui explique que notre souhait d'une Conférence internationale sur le problème des Palestiniens ne remet nullement en cause notre solidarité sur le Golfe. Baker s'inquiète qu'après Michel Vauzelle François Mitterrand n'envoie encore quelqu'un négocier à Bagdad, cette fois officiellement en son nom. Le Président ne nie pas. Roland Dumas a très envie de faire une ultime tentative.
Tarek Aziz viendra à Genève l'esprit ouvert. James Baker, lui, est plus réservé. La réunion est prévue pour demain en fin de matinée.
Le numéro deux irakien se trouve aujourd'hui à Téhéran en visite officielle.
Mercredi 9 janvier 1991
François Mitterrand au Conseil des ministres : M. Baker m'a lu la lettre du Président Bush à Saddam Hussein (qu'il doit remettre à Tarek Aziz). J'ai suggéré des corrections qui ont été apportées. Je suis très peu optimiste, à moins que le processus mental de Saddam Hussein ne l'amène à opérer un virage soudain et brutal, comme il l'a fait avec l'Iran ou les otages. En tout cas, s'il le fait, ce ne sera que grâce à une position dure de notre côté. Pour la France, l'ultimatum du 15 est une date irréductible. A cause de la France, les États-Unis ont déclarémême si cela a été long à venir et difficile à obtenirqu'ils n'attaqueraient pas l'Irak si celui-ci se retirait du Koweït. Il y a les résolutions de l'ONU et il y a ce que pensent les uns et les autresou même ce qu'ils disent, comme par exemple M. Levy à Jérusalem : dans son cas, le non-dit vient d'être dit ; pour lui, il n'est pas question de s'arrêter au Koweït... De toute façon, il faudra que l'Irak mette bas les armes, mais ce devrait être plutôt le rôle d'une conférence internationale de l'obtenir. Je préférerais que celle-ci soit le prix de la paix plutôt que celui de la guerre.
La dévolution du Koweït après un éventuel retrait de l'armée irakienne est l'élément psychologique qui compte : à qui le remettre ? Peut-être pas à l'Émir ; en tout cas, je ne ferai pas sacrifier des soldats français pour seulement remettre l'Émir sur son trône. Les pays arabesen particulier ceux du Maghreb, à qui j'en ai parlépourraient jouer un rôle important.
Il faudrait donc une déclaration d'intention, un début d'évacuation avant le 15 janvier, une programmation brève de l'évacuation, et naturellement un contrôle. Saddam Hussein eût été bien avisé de commencer cela en décembre. Si on veut la paix, il ne faut pas que nous fassions de concessions sur les principes. L'objectif de Saddam Hussein est très probablement d'attendre les grosses chaleurs, le Ramadan, le pèlerinage de La Mecque pour que notre attaque devienne impossible.
La position française est difficile à tenir. Émettre un avis différent des États-Unis, c'est, pour les fanatiques de la guerre, donner un avantage à Saddam Hussein ; et pour les fanatiques de la paix, ce n'est jamais assez. En tout cas, si le conflit se déclare, ce ne devra pas être pour faire tout et n'importe quoi. J'ai dit à M. Baker : « On répète partout que nous ne sommes pas d'accord. C'est vrai que nous sommes en désaccord sur le délai, et surtout sur la Conférence internationale, mais nous sommes d'accord sur le respect rigoureux des résolutions des Nations unies. » Au sujet de la Conférence internationale, je suis sûr que nos arguments sur ce point impressionnent M. Baker et le Président Bush. Mais leur position peut se comprendre : le Congrès, la presse, les lobbies... S'ils acceptent soudain une conférence internationale, ce serait évidemment donner une sorte de justification à Saddam Hussein, qui verrait son rôle grandi. Mais nous, cela fait six, sept ans que nous sommes pour cette Conférence internationale ; on ne va pas y renoncer au moment même où cela pourrait être utile !
Les Israéliens se trompent gravement sur leurs intérêts. Ils se trompent, j'en suis sûr. J'essaie de le leur expliquer, mais en vain : ils ne voient pas qu'au lendemain de la guerre les États-Unis seront obligés d'apporter des satisfactions à leurs alliés arabes. Il vaudrait mieux pour les Israéliens qu'ils entrent dans cette Conférence de leur plein gré. J'ai dit à Baker : « Ce gouvernement israélien ne comprend rien. Une négociation internationale, c'est long : cela durerait plusieurs années pendant lesquelles Israël serait fondé à attendre des Palestiniens l'arrêt du terrorisme et la paix dans les Territoires occupés. A l'abri d'une conférence internationale, toutes les discussions bilatérales pourraient s'engager discrètement et commodément. La démographie joue en faveur des Arabes, même si on tient compte de l'arrivée des Juifs d'URSS, et Gaza n'a jamais été une terre juive, pas plus que le Golan ou le Sud-Liban. Il va sans doute y avoir une guerre. Israël va avoir l'impression d'avoir gagné, mais il aura perdu. Nous allons jouer au maximum les chances de la paix sur la base de l'irréductibilité des décisions des Nations unies. » Baker m'a répondu : « Si je comprends bien, dans votre conférence de presse de demain, vous allez annoncer une initiative française et envoyer quelqu'un à Bagdad ? » J'ai répondu : « Vous allez trop loin. Une initiative, oui, sans doute, mais je n'ai pas décidé d'envoyer quelqu'un à Bagdad. Je n'hésiterais pas à le faire si je pensais que c'est utile, mais, à l'heure actuelle, j'en doute. Vous allez trop vite dans le sens de ce que vous redoutez. Bref, nous devrons être sur le pied de paix jusqu'à mardi prochain, tout en nous préparant à un conflit armé. Notre choix est celui du droit : si possible, pour la paix ; s'il le faut, pour la guerre. Les dés roulent ; ils ne sont pas encore tout à fait arrêtés. Mais la guerre n'est pas un bloc : il peut y avoir à tout moment des possibilités de paix. La France, quoi qu'il arrive, sera toujours du côté des tentatives sérieuses de paix. »
Toujours au Conseil des ministres, à propos du maintien du général Schmitt dans ses fonctions de chef d'état-major au-delà de la limite d'âge, le Président : Le ministre m'en a parlé. J'ai tout à fait approuvé. On ne va pas changer le chef d'état-major aujourd'hui, 9 janvier !
Michel Rocard rend compte de la visite de Roger Fauroux à Taïwan (celui-ci s'y trouve encore). Il émet une opinion favorable (sur la vente de vedettes). Le Président : Moi, je suis réservé. Je pense que Taiwan ne vaut pas la Chine. Nos relations avec la Chine ont besoin de s'améliorer. Qu'on explore avec prudence la voie taïwanaise, je ne suis pas forcément contre. Mais il faut faire attention. Il y aura des mesures de rétorsion ; si elles sont graves, c'est qu'on aura eu tort ; sinon, c'est qu'on aura eu raison.
Propos du Président sur le Golfe : Il est très important que l'opinion soit informée avec précision. Si les choses se compliquent, comme on peut le penser, il faudra l'informer plus fréquemment encore, et que l'information ne soit pas forcément dispensée par moi seul.
Au moment où se termine à Paris le Conseil des ministres, James Baker et Tarek Aziz se rencontrent à l'hôtel Intercontinental à Genève. Baker souhaite remettre une lettre de George Bush que Tarek Aziz refuse de prendre. A l'issue de ces entretiens, dont strictement rien ne filtre jusqu'à leur conclusion, Baker appelle le Président Bush une première fois en fin de matinée, puis une seconde fois. Le secrétaire d'État américain donne vers 19 h 45 une conférence de presse. Dans une assez brève et grave déclaration liminaire, James Baker expose la situation : Nous avons eu des conversations sérieuses et étendues avec M. Tarek Aziz pour trouver une solution politique à la crise ; nous ne sommes pas venus pour négocier, mais pour communiquer, c'est-à-dire pour écouter et pour parler. Notre message était que l'Irak devait appliquer les résolutions du Conseil de Sécurité, faute de quoi il serait expulsé du Koweït par la force. En six heures, nous n'avons rien entendu qui suggère une quelconque flexibilité de l'Irak. Il y a eu trop d'erreurs d'appréciation de la part de l'Irak : sur la réaction à l'invasion du Koweït, sur la réaction à la politique barbare de détention de milliers d'otages, sur la division de la communauté internationale. Nous espérons qu'il n'y aura plus d'erreur d'appréciation et que la puissance et la volonté de vingt-huit nations pour faire évacuer le Koweït seront perçues. L'Irak ne peut gagner la guerre, qui aura des conséquences dévastatrices. Je n'étais pas venu pour menacer, mais pour informer, et je l'ai fait sans aucun sentiment de satisfaction. Le peuple des États-Unis n'a pas de querelle avec le peuple de l'Irak. C'est encore une confrontation que l'Irak peut éviter s'il applique les douze résolutions adoptées par les Nations unies depuis cinq mois. La balle est dans le camp de la direction irakienne.
Le secrétaire d'État souligne qu'il n'y a eu aucune amorce de fléchissement dans la position irakienne, et que Tarek Aziz n'a fait aucune proposition. Baker n'a pas l'intention de se rendre à Bagdad ; la date du 12 janvier reste inacceptable pour un tel voyage. Le compte à rebours a commencé (the clock is ticking). Il indique qu'il a obtenu de Tarek Aziz l'assurance que les cinq diplomates américains encore en poste à Bagdad pourraient partir le 12 janvier. Tarek Aziz a lu longuement et avec attention la lettre du Président Bush, mais ne l'a pas acceptée.
La rencontre de Genève est donc un échec retentissant. James Baker admet à l'issue de six heures de discussions qu'il n'était pas venu pour négocier, et que des négociations avec son homologue étaient d'ailleurs impossibles, puisque les termes du débat ont été fixés par les Nations unies.
Après avoir suivi sur CNN la retransmission en direct de la conférence de presse de Baker, Tarek Aziz parle un peu plus tard dans la soirée aux journalistes. Il ne prononce pas une seule fois le mot « Koweït ». Il déclare être venu à Genève avec un esprit ouvert et de bonne foi. Comme James Baker, il souligne que, d'un point de vue professionnel, la rencontre a été sérieuse. L'Irak, dit-il, n'a pas commis d'erreur d'appréciation. Il est pleinement conscient de la situation. Il indique les différences majeures entre l'analyse américaine et celle de l'Irak sur la question palestinienne, du double point de vue de la sécurité et de la dignité des peuples, mais, ajoute-t-il, le secrétaire d'État américain n'est intéressé que par une question : celle du Golfe. Il lui a expliqué que ce qui est en jeu dans la région, c'est la paix, la sécurité et la stabilité : Si les États-Unis sont disposés à parler d'une paix globale et durable, l'Irak y est prêt s'il s'agit d'instaurer un ordre mondial, l'Irak aimerait y être associé, mais à la condition que ce soit un ordre équitable et non pas un ordre sélectif. Or, tant que la question palestinienne ne sera pas réglée, l'Irak ne pourra se sentir en sécurité. Selon Tarek Aziz, la sécurité de l'Irak, celle des Palestiniens, celle de la Jordanie étaient menacées bien avant le 2 août dernier. L'Irak est prêt à se joindre à un accord sur l'élimination des armes de destruction massive dans l'ensemble de la région, alors qu'Israël ne l'est pas. Quand Israël menace, les États-Unis restent sereins ; quand les Arabes le font, ils lèvent le bâton. L'Irak n'acceptera pas d'être traité comme un pays de seconde zone. C'est une vieille nation qui a contribué à la civilisation occidentale. Le ministre indique à ce propos que, s'il n'a pas accepté de recevoir la lettre du Président Bush, c'est qu'elle est rédigée dans un langage incompatible avec le style qui doit présider aux relations entre chefs d'État. Tarek Aziz élude toutes les questions évoquant directement un éventuel retrait du Koweït. Il n'élude pas, en revanche, l'évocation de la guerre : L'Irak se défendra vaillamment. Interrogé, si la guerre éclatait, sur le point de savoir si l'Irak attaquerait Israël, il répond : Oui. Il précise néanmoins que Bagdad n'attaquera pas Israël en premier, qu'il ne s'agirait que d'actions de représailles. Il précise enfin qu'il n'a pas téléphoné au Président Saddam Hussein à l'issue de ces entretiens.
Deux heures plus tard, à Washington, George Bush tient à son tour une conférence de presse. Se référant aux déclarations du ministre irakien, il remarque qu'en quarante-cinq minutes, il n'a pas évoqué l'évacuation du Koweït, qui est le vrai problème... Je ne suis pas sûr de conserver quelque espoir [de parvenir à une solution pacifique]... Rien, rien de ce à quoi j'ai assisté aujourd'hui ne me donne de l'espoir. Genève est une rebuffade complète. La conclusion est claire : Saddam Hussein continue de rejeter toute solution diplomatique.
Sur le principe d'initiatives émanant d'autres pays, George Bush répond que les États-Unis ne s'y opposeraient pas, qu'il faut essayer tant que subsiste le moindre espoir. Il note néanmoins que, depuis le 2 août, de nombreuses tentatives ont été faites et que rien n' en est sorti. Par exemple, un délégué français est allé à Bagdad, et rien n'est arrivé. Il annonce qu'il y a une chance que Javier Perez de Cuellar s'y rende à son tour. Il approuve cette idée dans la mesure où il est nécessaire de montrer à Saddam Hussein que la crise actuelle n'oppose pas les États-Unis à l'Irak, mais l'ensemble de la communauté internationale à ce pays. Selon lui, rien ne sépare Washington de Paris. Certes, sur la manière de faire la paix au Moyen-Orient, Français et Américains ont des approches différentes depuis des années... Mais cela n'a rien à voir avec l'invasion du Koweït, et François Mitterrand le sait, et je sais qu'il le sait. Il a été très clair là-dessus.
Un peu plus tard dans la soirée, on apprend par les Américains quelques détails sur le déroulement de la rencontre de Genève. Elle a duré au total six heures et demie, entrecoupée de quelques pauses. L'atmosphère a été d'un bout à l'autre correcte. Sur les nombreux sujets évoqués — certains mineurs — il n'y a eu aucun rapprochement des points de vue, aucune souplesse ni aucune intention de manœuvrer du côté de la délégation irakienne. James Baker a présenté les choses de façon factuelle, dépassionnée, à la manière d'un juriste, en indiquant qu'il était venu à Genève pour informer la partie irakienne, non pour menacer, pour écouter ce qu'elle avait à lui dire, non pour négocier... Il a remis à Tarek Aziz la lettre sous pli fermé du Président Bush à Saddam Hussein, accompagnée d'une copie pour le ministre irakien. Tarek Aziz, le seul à s'exprimer de la délégation irakienne (qui comprenait M. Tahidi, demi-frère du chef de l'État irakien), a montré une attitude réservée tout au long des entretiens, mais sans exclure a priori aucun thème de discussion. Il a déclaré que le régime de Bagdad, au pouvoir depuis vingt-deux ans et soutenu par la population, survivrait à la crise, à la différence des amis arabes des États-Unis. Il a placé toutes les initiatives de l'Irak dans la perspective d'une action défensive pour la paix et la stabilité dans la région. La principale source d'instabilité a-t-il dit, est Israël, et, à lui seul, ce problème justifie l'action de l'Irak au Koweït.
A l'annonce de l'intransigeance de Tarek Aziz, qui a provoqué l'échec du dialogue de la dernière chance, Javier Perez de Cuellar décide de se rendre à Bagdad sans mandat du Conseil de Sécurité.
Rentré dans la nuit de Bagdad, Yasser Arafat demande à venir voir notre ambassadeur à Tunis. Il se dit porteur d'un message pour la France. Aux yeux du Président irakien, l'établissement d'un lien avec le règlement de la question palestinienne et la fixation d'un calendrier constituent le cœur du problème. Moyennant cela, l'Irak procédera à l'évacuation du Koweït, hormis les zones « disputées » (dont les deux îles situées à l'embouchure du Chott el-Arab). D'autres questions subsidiaires (indemnisation, etc.) devraient bien sûr être également réglées.
Roland Dumas a envie d'y aller voir.
Michel Vauzelle a exposé à l'Assemblée nationale les résultats de ses conversations avec Saddam Hussein. Ce dernier n'a jamais exclu, à son avis, qu'il soit possible de discuter de l'évacuation du Koweït de façon formelle et définitive. C'est ce petit espace qu'il s'agit d'explorer jusqu'au bout, conclut-il.
Très intéressante analyse d'un prince arabe confiée à un émissaire français : Le Président irakien n'a pas qualité pour agir au nom des Arabes dont il n'a reçu aucun mandat. Il n'a pas non plus la qualification nécessaire, car, après avoir envahi le Koweït et s'y être conduit de la façon que l'on sait, il n'a évidemment pas vocation à demander le retrait d'un pays du territoire d'un autre. Lui donner satisfaction jetterait la confusion, car Israël a objectivement les mêmes intérêts que l'Irak : si un lien vient à être établi avec la Conférence internationale, d'Irak sera fondé à ne pas libérer le Koweït tant que cette Conférence ne sera pas réunie, cependant qu'Israël s'emploiera à éviter celle-ci pour ne pas libérer les Territoires occupés. Au total, on obtiendrait bien le statu quo recherché par Bagdad et Tel-Aviv. L'issue ne serait donc en rien favorable à la cause palestinienne.
Selon cet interlocuteur arabe, la véritable intention de Saddam Hussein n'est pas d'aboutir à un accord destiné à préserver la paix. Il s'agit, pour lui, d'être reconnu comme l'interlocuteur privilégié des États-Unis, un peu à la manière de Mikhaïl Gorbatchev, pour traiter avec eux de toutes les affaires du Moyen-Orient. Le contenu même de ces négociations lui importe peu dès lors qu'il n'a pas satisfaction sur son objectif véritable. Avant même le 2 août, le Koweït avait fait des offres concrètes qui auraient dû satisfaire le Président irakien : l'Émirat avait proposé le remboursement des pertes subies (15 000 barils/jour) à la pompe de Rumailah, l'annulation des dettes de guerre irakiennes, un bail de 99 ans sur les îles Warda et Banyan, ainsi que 500 millions de dollars par an. Le cadre de la négociation importait peu (comité d'arbitrage de la Ligue arabe, cadre bilatéral avec ou sans la présence d'un tiers), la seule contrepartie demandée était la reconnaissance définitive du tracé de la frontière irako-koweïtienne. Or l'Irak avait tout refusé, alors même qu'à ce moment il ne réclamait pas le territoire koweïtien. Le Yougoslave, Loncar, qui, comme Primakov, avait avancé un « paquet » de propositions, n'avait obtenu en réponse de Saddam Hussein qu'un silence curieux de la part de quelqu'un qui se disait désireux d'engager une négociation.
Le Prince est bien conscient que le dernier paragraphe de la déclaration du Président des Douze, datée du 4 janvier, ne constitue pas à proprement parler une offre de négociation ; mais d'aucuns auraient pu le penser. Or, l'Irak n'a pas manifesté le moindre intérêt pour cette déclaration. C'est la preuve que l'objectif de Saddam Hussein est tout autre : il s'agit d'être reconnu pratiquement sur un pied d'égalité par les États-Unis. Si ce but était atteint, le Président irakien serait prêt à régler divers problèmes mis en avant par les Américains : ainsi, comme il l'a déjà déclaré, pour ce qui est de leur approvisionnement en pétrole. Sinon, le reste lui importe peu, en particulier la question de savoir si l'on doit préserver la paix ou aller à la guerre, car, à ses yeux, avoir 200 000 ou 300 000 morts ou blessés du côté irakien n'a aucune importance. D'où il ressort que des gens comme les Saoudiens, qui ont pour préoccupation essentielle de préserver la paix, élaborent des solutions qui, en réalité, ne peuvent qu'échouer, car elles ne répondent pas à l'objectif véritable du Président irakien et traitent d'un sujet qui ne l'intéresse pas. Une seule chose peut donc le contraindre à se retirer du Koweït : la certitude qu'il n'obtiendra pas, à travers des négociations, le statut international qu'il recherche, mais qu'au contraire, s'il ne restitue pas le Koweït, il peut être assuré d'une guerre qui le détruira lui-même.
Jeudi 10 janvier 1991
Conversation capitale : Jean-Pierre Chevènement informe le Président des objectifs retenus en accord avec les militaires américains : bombardement aérien pour commencer au Koweït et en lrak ; puis mouvement vers Koweït City, lorsque l'armée irakienne au Koweït sera suffisamment détruite. Cela prendra un mois. Le Président ne veut pas que la France s'interdise de bombarder des cibles en Irak même si c'est strictement nécessaire à la libération du Koweït. D'après les Américains, les Alliés peuvent perdre 200 avions au cours de cette première phase de la guerre.
L'URSS demande à l'Irak de faire preuve de responsabilité pour préserver le destin des peuples de la région, et partage l'inquiétude de Washington après l'échec de la rencontre de Genève.
Grondements dans les rangs socialistes, pas seulement chez les amis de Jean-Pierre Chevènement. Pierre Mauroy adresse une sévère mise en garde aux socialistes qui s'écarteraient de la politique de François Mitterrand dans le conflit du Golfe.
François Mitterrand est probablement le seul à l'Élysée à ne pas avoir CNN branchée en permanence dans son bureau.
James Baker part pour l'Arabie Saoudite, tandis que Tarek Aziz rentre à Bagdad.
Le Congrès américain est réuni en session depuis aujourd'hui pour débattre de l'opportunité du conflit.
Le numéro deux irakien quitte Téhéran sans avoir pu obtenir le soutien officiel de l' Iran.
Manifestations pacifistes à Toulouse et à Cherbourg.
Vendredi 11 janvier 1991
Notre ambassade à Bagdad n'abrite plus que quatre personnes : le chargé d'affaires, André Janier, un chiffreur, un garde de sécurité et son épouse, qui est aussi secrétaire. Tous les autres Occidentaux sont partis ou vont le faire aujourd'hui. Les quatre Français vont essayer de rester jusqu'au 15. Certains, à Paris, pensent qu'il faut que nos compatriotes partent avant, pour ne pas courir le risque de devenir des otages ; ils invoquent aussi le précédent du Vietnam où notre délégué à Hanoi fut tué lors d'un bombardement américain qui ne fut sans doute pas involontaire. D'autres font valoir l'intérêt de maintenir notre dispositif à Bagdad : la guerre ne durera pas indéfiniment ; à un moment ou à un autre, le besoin de canaux pour faire passer des messages se fera sentir, et nous pourrions tirer profit d'une présence à proximité des autorités irakiennes. Tout en étant conscient des risques encourus, Janier, courageux jusqu'au bout, préconise le maintien en activité de l'ambassade. Roland Dumas partage plutôt son point de vue, mais n'a pas encore de position arrêtée, car les arguments des partisans du repli l'impressionnent aussi.
Nouvelle tentative irakienne secrète pour approcher la France : par l'intermédiaire du Président du Yémen, Saddam Hussein annonce qu'il va lancer une nouvelle initiative en direction de Paris. Il est conscient que cette démarche peut ne pas être jugée suffisante, que le gouvernement français peut la rejeter a priori afin de ne pas se désolidariser de ses alliés ; aussi demande-t-il au Président yéménite d'insister pour qu'elle ne soit pas rejetée sans examen, car elle pourrait encore être améliorée. Le Président Saleh a demandé à l'un de ses ministres de se tenir prêt à partir pour Bagdad afin d'y faire connaître les améliorations que la France pourrait juger nécessaires, et s'en faire l'avocat.
François Mitterrand espère encore que Saddam fera une ouverture à l'ultime seconde, le 14. Roland Dumas se tient prêt à partir dans ce cas pour Bagdad.
Conseil restreint sur la crise du Golfe, qui fixe les premiers termes militaires de la bataille :
Le Président : Les chances de la paix sont faibles. Elles se sont même amenuisées. Mais il est vrai que, s'il doit y avoir une ouverture, ce sera plutôt à la toute dernière minute. Naturellement, si nous devons faire la guerre, ce sera sous le commandement d'un Américain, puisque les États-Unis représentent la principale force. Je ne veux pas convoquer le Parlement avant la fin de l'ultimatum, et je ne veux pas engager un seul soldat sans avoir obtenu l'aval parlementaire. Il faut réfléchir au problème des appelés qui servent dans la marine. Il faut réfléchir aussi au poids des images : en cas de guerre, il y a un risque de choc psychologique, même si ce n'est pas la guerre mondiale. Et nous risquons également d'avoir du terrorisme. Mais le terrorisme n'a jamais empêché une nation résolue de poursuivre son objectif.
Jean-Pierre Chevènement : En ce qui concerne la marine, les appelés qui seront volontaires deviendront des engagés. Je pense qu'il y en aura environ 40 %. Les autres appelés seront remplacés. Pour ce qui est des bombardements aériens, des objectifs ont été retenus par les Américains en concertation avec nous : centres de commandement, centres de transmissions, missiles, bases aériennes, dépôts de munitions, forces irakiennes. J'ai demandé que les frappes françaises aient lieu d'abord sur le territoire koweïtien [il énumère les premiers objectifs fixés au Koweït]. C'est seulement ensuite que la France aurait des objectifs de bombardement sur l'Irak. Nous risquons naturellement d'avoir le problème de pilotes abattus et pris en otages. Les états-majors comptent sur 10 à 15 % de pertes pour les avions alliés, ce qui peut vouloir dire de cent à deux cents avions perdus.
Le Président reprend la parole : Est-ce que les Irakiens demanderont une trêve au bout de quelques jours ? Ce n'est pas sûr. Est-ce que nous devrons l'accepter ? Ce n'est pas absolument évident, parce que nos armées seront exposées. Enfin, on verra bien. Nos forces iront en Irak parce que c'est techniquement, militairement nécessaire pour libérer le Koweït. M. Baker m'a donné connaissance de la lettre du Président Bush à Saddam Hussein. J'ai dit que je n'en approuvais pas tous les termes. A ma demande, Bush a supprimé une phrase évoquant des destructions en Irak ; il m'a ensuite remercié de cette suggestion. Je ne pense pas que l'armée irakienne soit dans un état matériel et moral aussi bon que ce qu'on en dit. Mais je peux me tromper. Il y a des troupes d'élite, mais elles ne se trouvent pas partout. Si c'est possible, il ne faut pas écraser l'Irak sous les bombes, mais cela dépendra de sa résistance militaire et morale. Pour ce qui est de notre aviation, j'exclus sa participation à des raids massifs sur l'Irak. Ce n'est pas notre objectif et ce n'est pas dans nos moyens.
Le Président demande ensuite à Jean-Pierre Chevènement pourquoi on a envoyé là-bas des Jaguar et non pas des Mirage FI. La réponse est qu'il y a un risque de confusion avec les Mirage irakiens : peut-être pas de la part des Occidentaux, mais chez les Égyptiens et les Saoudiens. Le Président demande des renseignements très précis sur le travail des Jaguar, des Tornado et autres appareils, s'assurant que le maximum de précautions a été pris afin qu'on perde le moins de soldats possible. Il interroge le général Schmitt sur la durée des bombardements nécessaires. Celui-ci indique : Plutôt trois semaines que quinze jours.
Javier Ferez de Cuellar est reçu par François lVlitterrand qui l'encourage dans sa visite de demain à Bagdad. Le secrétaire général de l'ONU n'a aucune proposition concrète et se rend à Bagdad en tant que porte-parole de la communauté internationale ; il compte écouter et échanger avec Saddam Hussein des vues sur les voies et moyens de trouver une solution pacifique.
Bagdad et La Mecque accueillent chacune une conférence islamique ; 350 délégués participent à la première, à l'issue de laquelle ils appellent les musulmans du monde entier à s'engager contre la coalition et les intérêts américains en cas d'agression contre l'Irak.
Le gouvernement américain détient la « preuve » que des terroristes préparent des attentats partout dans le monde et demande pour la quatrième fois à ses ressortissants de quitter la région du Golfe.
Les Britanniques adressent la même consigne à leurs ressortissants qui ont pu obtenir des masques à gaz à Bahreïn.
Samedi 12 janvier 1991
Evgueni Primakov, conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, est convaincu que Saddam Hussein préférera la guerre à l'humiliation. C'était aussi l'avis de Michel Vauzelle.
James Baker laisse entendre que l'ultimatum pourrait être repoussé si, le 15, on assistait à un début de retrait des troupes irakiennes du Koweït. Peut-être est-ce là une ouverture pour relancer la négociation.
Kadhafi téléphone à François Mitterrand pour lui proposer qu'ils servent conjointement de médiateurs entre Saddam Hussein et les Américains. François Mitterrand l'éconduit poliment mais en réfrénant difficilement un fou rire...
Après trois jours de débat, le Congrès autorise le Président Bush à faire usage de la force contre l'Irak par 250 voix contre 183 à la Chambre des représentants et 52 voix contre 47 au Sénat. Le speaker de la Chambre, M. Foley, décrit ce vote comme pratiquement l'équivalent d'une déclaration de guerre. Le dirigeant de la majorité démocrate au Sénat parle quant à lui d'équivalent fonctionnel d'une déclaration de guerre. En dehors de la résolution sur le Tonkin du 7 août 1964, il faut remonter à l'entrée en guerre des États-Unis après Pearl Harbour pour trouver un précédent à ce vote. Le débat en séance plénière a été un des plus longs, des plus dignes et des plus graves de l'histoire du Congrès des Etats-Ilnis.
En attendant le 16 janvier, 8 heures du matin, les forces de la coalition se placent. Elles totalisent 500 000 hommes, dont 380 000 Américains. Tous les itinéraires vers le front sont encombrés de convois avec hommes, chars et munitions. Les Américains, d'abord postés autour des champs de pétrole, se déploient maintenant vers l'ouest à partir de la côte. Les forces saoudiennes et du Golfe sont en première ligne.
Le commandement arabe est certes séparé, mais les Américains sont dotés des moyens de communication les plus performants...
Du côté irakien, 510 000 hommes, 4 000 tanks et 2 700 pièces d'artillerie dans et hors du Koweït.
Lawrence S. Eagleburger rencontre aujourd'hui Itzhak Shamir et Moshe Arens (Défense), demain David Levy (Affaires étrangères), puis à nouveau Shamir.
A Jérusalem, les principales personnalités palestiniennes regroupées autour de Faysal El Husseini ont demandé cet après-midi à rencontrer les consuls généraux présents sur place et le responsable de l'UNRWA-Cisjordanie. Déjà soucieux de constater que l'attention internationale, absorbée par la crise du Golfe, est quelque peu détournée des Territoires, les Palestiniens de l'intérieur connaissent une inquiétude accrue dans l'hypothèse où les hostilités se déclencheraient. La première conséquence en sera ici une fermeture drastique des Territoires, qui seront alors plus isolés que jamais.
Manifestation à Paris (20 000 personnes) contre la guerre à l'appel du PCF, de l'extrême gauche, des Verts et d'organisations pacifistes. Forte présence socialiste : on y trouve les amis de Jean-Pierre Chevènement et ceux de Julien Dray. Chevènement multiplie les démarches auprès du Président et de Roland Dumas pour les persuader de refuser la guerre avec l'Irak.
Dimanche 13 janvier 1991
Outre-Atlantique et en Europe, nouvelles manifestations contre la guerre : Pas de sang pour le pétrole ! 250 000 participants en Allemagne ; en France, 100 000 en province et environ 80 000 à Paris.
Javier Perez de Cuellar est découragé par sa rencontre avec Saddam Hussein, qui n'a permis aucun progrès. Le dictateur irakien l'a fait de surcroît attendre de longues heures, de façon humiliante, avant de le recevoir.
Au lieu de diffuser un message de paix après avoir reçu Perez de Cuellar, Saddam Hussein réaffirme que le Koweït restera la dix-neuvième province de l'Irak et deviendra le théâtre de la grande bataille entre croyants et infidèles. La guerre est devenue inéluctable.
Profitant de l'ombre portée du Golfe, l'armée soviétique intervient dans les pays Baltes pour y faire respecter la conscription. Les parachutistes s'emparent du département de la Défense lituanien (14 morts, 120 blessés). Gorbatchev désavoue son armée. Mais le peut-il vraiment ? ou est-il derrière tout cela ? Va-t-on vers le coup d'État qu'il nous a si souvent annoncé ?
Mario Soares est réélu Président du Portugal dès le premier tour avec 70,4 % des voix.
Roland Dumas propose au Président un plan de la dernière chance qui pourrait être annoncé demain et que lui-même pourrait aller négocier avec Saddam à Bagdad. Il s'appuie sur le fait que Baker a admis que le 15 pourrait n'être marqué que par un début de retrait des troupes irakiennes. Il suffirait, à ses yeux, que l'Irak annonce avant le 15 janvier minuit, heure américaine, son retrait programmé et contrôlé du Koweït, voire le 16 au matin ou à midi, avant le déclenchement des opérations militaires.
La troïka européenne est également disposée à se rendre à Bagdad à la demande de Javier Perez de Cuellar. Mais Bagdad refuse.
D'après les sondages diffusés hier et aujourd'hui, les Français s'alignent dans leur majorité sur la position de François Mitterrand, tout en affirmant leur opposition à une guerre qu'ils considèrent comme inéluctable.
Jean-Paul II soutient la tenue d'une Conférence de paix, à la satisfaction des Irakiens, d'autant plus vive que le Pape condamne haut et fort le sort injuste réservé aux Palestiniens.
Le gouvernement de Tel-Aviv rejette la demande américaine de ne pas riposter en cas d'attaque. L'armée israélienne n'interviendra pas si les États-Unis parviennent à empêcher une première frappe contre son territoire ; sinon, Israël se réserve le droit de réagir.
Lundi 14 janvier 1991
Très longue journée, qu' il faudrait pouvoir raconter en trois dimensions, tant les événements s'y entrecroisent...
François Mitterrand reçoit Javier Perez de Cuellar, de retour de Bagdad :
Javier Perez de Cuellar : J'aurais tant voulu dire quelque chose de positif ! Mais, malheureusement, après deux réunions et un dîner avec Tarek Aziz et Saddam Hussein, très poli, il n'y a rien, rien que je puisse dire, aucune proposition dont je puisse faire quelque chose. Les Irakiens voudraient donner l'impression qu'ils sont sérieux, ils souhaiteraient que les Européens et les Américains les prennent au sérieux pour ce qui est de leurs objectifs et de leurs actions. Saddam Hussein est très amer vis-à-vis du Conseil de Sécurité qui l'a jugé in absentia. Il dit n'avoir jamais déclaré que l'occupation du Koweït était irréversible. Je lui ai donc posé la question. Ma conclusion est qu'il serait disposé à rendre une partie des sables...
François Mitterrand : Il sait que ça ne marchera pas.
Javier Perez de Cuellar : Je lui ai dit: « Retournez à la position d'avant le 2 août » (au lieu de dire « retrait »). Il m'a répondu que le peuple irakien était prêt à tous les sacrifices pour la paix si les autres faisaient eux aussi des sacrifices. Je lui ai dit : « Je ne peux rentrer les mains vides à New York. » Il s'est dit prêt à discuter un « paquet » de négociations et à s'embarquer dans un processus d'échange, de qui pro quo.
François Mitterrand : C'est bien tard !
Javier Perez de Cuellar : Sur une carte, Saddam a tracé des lignes signifiant qu'il entend garder 40 % du Koweït (les champs pétroliers et les îles). Il m'a dit : « J'ai cédé aux Iraniens la moitié du Chott el-Arab. Avec le Koweït, nous aurons un accès au Golfe. » Comme si c'était là son aspiration ! Il m'a dit en me rappelant mon comportement durant la guerre Iran/Irak : « Présentez-moi des propositions. » Mais vous présenter un « paquet » sans son retrait total du Koweït serait inacceptable. C'est ce que j'ai dit à TarekAziz. A la fin, il m'a dit : « Ce que je veux, c'est parler avec les Américains, les Européens et les Arabes pour trouver une solution. » Durant les deux heures au cours desquelles il a parlé (j'ai moi-même parlé une heure), je ne l'ai pas trouvé très intéressé par le problème palestinien (je ne dis cela qu'à vous). Je lui ai annoncé que j'allais nommer un représentant spécial, je lui ai fait part des pas accomplis sur la Conférence internationale, mais il n'a pas paru intéressé. Je ne le dirai pas aux Américains !... Car on ne peut pas consolider la paix dans la région s'il n'y a pas d'abord la paix au Proche-Orient ! Sans être arrogant dans la formeil a été courtois, il a même essayé d'être charmeur —, il s'est dit préparé à l'attaque américaine. La sérénité de cet homme est incroyable. Cela tient de l'inconscience, ce n'est plus du courage ! Son entourage n'ose même pas avoir peur. Dans ma vie, j'ai rencontré un fou furieux : Kadhafi ; et un fou serein : Saddam Hussein.
François Mitterrand : A propos, Kadhafi m'a téléphoné samedi. Il m'a dit : « Il y a assez de gens fous, il faut que les gens sages comme vous et moi fassent entendre la voix de la raison !... »
Javier Perez de Cuellar : Je vais présenter mon rapport. Je n'offre rien. Je reviens les mains vides. Que puis-je proposer ?
François Mitterrand : On ne peut que vous remercier. En plus, votre mandat était étriqué...
Javier Perez de Cuellar : Je lui ai longuement parlé [à Saddam Hussein] de mon entretien avec Bush, de ses manifestations de bonne volonté. Bush est un homme déchiré, contrairement à Saddam Hussein. Bush est inquiet, il souffre.
François Mitterrand : Lui [Saddam Hussein], c'est son pays qui est en cause. Le territoire américain, comme le nôtre, est hors d'atteinte.
Javier Perez de Cuellar : Je suis persuadé qu'au premier obus ils attaqueront Israël.
François Mitterrand : Ils en sont loin. Leurs équipements sont un peu vieillots. On ne sait ce que Saddam Hussein veut faire, s'il veut traiter ou s'il ne veut pas... S'il ne veut pas, c'est la guerre. Dans le cas contraire, il est surprenant qu'il ne vous en ait rien dit.
Roland Dumas suggère alors que la France avance un plan.
François Mitterrand : Lequel ? Il n'y a plus le temps ! On est à la veille de l'échéance ! On peut faire des propositions au Conseil de Sécurité. Ce peut être une bonne chose... Des propositions des Nations unies à Saddam Hussein ?
Javier Perez de Cuellar : Vous connaissez bien les Nations unies, le temps que cela prendrait !
François Mitterrand : Il n'y a aucune variante autre que l'évacuation totale. Mais il peut y avoir une variante sur le mécanisme d'évacuation, sur la durée. Si Saddam Hussein proposait l'évacuation en quinze jours, il l'obtiendrait.
Javier Perez de Cuellar : Il en est loin ! Le Zimbabwe souhaite proposer qu'un mandat soit donné au secrétaire général pour qu'il négocie un « paquet ».
François Mitterrand : Un « paquet » comprendra forcément l'évacuation, ou bien Saddam Hussein n'échappera pas à la guerre. Seule différence : au lieu d'évacuation « terminée » le 15, ce serait l'évacuation « commencée » le 15.
Javier Perez de Cuellar : Mais s'il n'y a pas un geste de sa part sur l'évacuation, ce sera une manœuvre inutile.
Roland Dumas : Supposons que le Conseil de Sécurité vous dise : « Faites des propositions. » Le premier point pourrait être la phrase de Baker d'il y a deux jours, parlant d'un « début de retrait ». Le deuxième, le retrait massif.
Javier Perez de Cuellar : Cela sera refusé par l'Irak. J'ai bien peur que l'on ne puisse pas empêcher la guerre, le « coup chirurgical » dont parlent les Américains.
François Mitterrand : Je ne crois pas l'Irak aussi puissant qu'on le dit. C'est un pays fatigué. Il a une seule troupe d'élite, la Garde, qui ne peut être partout. Les Américains peuvent régler cette guerre en dixjours, mais il y aura ensuite des implications.
Javier Perez de Cuellar : Oui, mais s'ils attaquent Israël et qu'Israël réagisse ? C'est cela qui m'inquiète ! Le monde arabe basculerait !
François Mitterrand : Diplomatiquement, on ne voit pas bien ce qui reste comme possibilité.
Javier Perez de Cuellar : J'ai vu un Arafat très sensé, redoutant les conséquences de la guerre. Le Roi Hussein a essayé de son côté. Tous deux en vain. Saddam Hussein est un inconscient. La guerre va affecter tout le monde. Il pourrait faire un retrait unilatéral sur les positions qu'il m'a montrées...
Roland Dumas : Ce sont des gens qui ne terminent jamais une discussion, sauf au tout dernier moment.
François Mitterrand : Vous ne voyez plus d'initiative possible ?
Javier Perez de Cuellar : Je ne vois plus ce que je peux proposer. Tous les faucons en Amérique vont être heureux.
François Mitterrand : Il y a des faucons partout : en Égypte, en Turquie, dans les Émirats...
Javier Perez de Cuellar : Saddam Hussein m'a d'ailleurs dit: « Je suis un faucon. »
Après l'échec de la mission de Perez de Cuellar, Tarek Aziz fait demander d'urgence à Roland Dumas de venir entendre une ultime proposition de Saddam Hussein. Pour gagner du temps, le Président autorise Dumas à utiliser un Concorde qui est mis en bout de piste. Roland Dumas refuse néanmoins de partir aussi longtemps que Saddam n'aura pas fait une déclaration publique montrant qu'il est réellement ouvert à une négociation sur la base de nouvelles propositions françaises.
Après discussion avec Roland Dumas, François Mitterrand décide aussi de prendre l'initiative d'un projet de déclaration du Conseil de Sécurité en six points. Le Conseil offrirait des garanties à l'Irak en échange d'un engagement de retrait du Koweït sous contrôle de l'ONU. Une Conférence internationale sur la question palestinienne et le conflit israélo-arabe serait promise.
Roland Dumas téléphone à Hans-Dietrich Genscher, qui l'assure de son soutien total à l'initiative française. Douglas Hurd, informé, téléphone à Dumas : à ses yeux, au contraire, l'initiative française crée des difficultés à la diplomatie britannique qui considère que la principale priorité consiste à ne pas risquer de fissurer le front commun allié à la veille de l'expiration de l'ultimatum. Les Britanniques ne sont pas opposés à l'idée d'un ultime appel à Saddam Hussein, mais le libellé de cet appel devrait recueillir le plus large agrément possible, en particulier celui des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité. Dans ces conditions, les Britanniques sont hostiles à la proposition française qui laisse supposer l'existence d'un lien avec le problème palestinien ; ils sont partisans d'un texte plus général et plus ramassé dont ils souhaiteraient poursuivre la mise au point avec nous.
En France, l'opposition critique ce qui lui apparaît comme une brèche dans la solidarité occidentale.
François Mitterrand reçoit à déjeuner John Major, qui vient d'être désigné Premier ministre du Royaume-Uni. Pour ce qui est du Golfe, le successeur de Margaret Thatcher semble pressé d'en finir par la guerre et se montre très réticent à l'égard de l'initiative française. Sur l'Europe, il souhaite marquer sa différence avec son prédécesseur, qu'il s'abstient d'ailleurs de nommer.
John Major : Plus vite ce sera terminé, mieux ce sera. Il n'y a pas intérêt à retarder les choses sur le plan militaire. Plus ça dure, plus ça risque d'affaiblir l'opinion publique.
Le Président : Il n'a jamais été question, dans notre esprit, de repousser la date de l'ultimatum. George Bush a bien fait d'aller dans notre direction, il y a trois ou quatre jours, en parlant d'un « début de retrait ». Saddam Hussein veut-il, pour une simple question d'amour-propre, attendre le 16 avant d'envisager ce retrait ?
John Major : Les Israéliens ont un système anti-missiles pas très efficace. Mais si un missile tue des Israéliens, je ne pense pas qu'ils s'abstiendront de s'en servir.
Le Président : Espérons que les missiles irakiens ne seront pas trop précis. Il y a beaucoup de désert... Passant à la situation à l'Est : A Vilnius, on a l'impression que le pouvoir militaire soviétique a explosé.
John Major : Ce qui s'est produit est tout à fait regrettable. Mais il ne faut pas réagir de façon excessive contre Gorbatchev.
Le Président : Ce serait prématuré.
John Major : Il ne faut pas interrompre l'aide humanitaire alimentaire à l'Union soviétique.
Le Président : En effet.
John Major : Ce qui est essentiel, c'est de voir si, oui ou non, ils mettent en place de véritables réformes.
Le Président : Gorbatchev exerce-t-il complètement le pouvoir politique ? Les révoltes des différentes républiques favorisent l'action de l'armée.
John Major : Cela ne nous a pas aidés, ces quarante dernières années !
Le Président : Et sur le plan européen ?
John Major : Les Conférences intergouvernementales ont commencé, c'est l'essentiel. Nous voulons jouer un rôle significatif en Europe, c'est l'intérêt de tous. Nous ne voulons pas nous considérer comme une île en marge de l'Europe. Pour ce qui est de la Conférence économique, on a proposé des textes du projet de traité qui mènent plus loin que nos précédentes propositions. C'est un moyen pratique pour faire avancer le débat. Nous avons de grosses difficultés, avec notre Parlement et notre opinion, sur une monnaie unique du type Delors. Si nos idées étaient prises en compte, ce serait plus aisé. Si l'on veut nous faire prendre un engagement sur une date précise pour une monnaie unique, sans période probatoire, cela ne passera pas à notre Parlement. L'opposition est d'ordre politique et passionnelle. Mais la crédibilité économique d'un pas en avant sans convergence adéquate des économies me préoccupe encore davantage. Il y a un fléchissement très net de l'économie mondiale. Les Américains sont en récession, nous aussi. C'est ce problème de la convergence au sein de l'UEM qui me préoccupe le plus. J'espère que personne ne s'amusera à nous coincer. La France proposera-t-elle des textes ?
Le Président : Pour l'instant, il n'y en a pas. Mais, en chemin, c'est tout à fait possible. Vous avez entendu Pierre Bérégovoy qui a des idées proches des vôtres. Ce projet a des aspects positifs, mais il rencontrera des oppositions allemandes. L'objectif est la monnaie unique, mais on peut imaginer une étape. C'est pour le mark que la situation est difficile. Nous l'étudions sérieusement. Nous n'avons jamais souhaité mettre la Grande-Bretagne de côté, même quand la Grande-Bretagne elle-même semble le souhaiter !
John Major : L'Allemagne devra augmenter ses impôts et ne pas avoir une politique de taux d'intérêt élevés. Il est difficile d'apprécier la véritable position allemande.
Le Président : Nous sommes moins éloignés de vos propositions que naguère, mais nous n'abandonnons pas notre objectif final. Il serait intéressant pour nous d'avoir une monnaie aussi appréciée que le mark. Nous étudions de près votre projet. A moyen terme, j'y suis assez favorable, mais, à long terme, on s'éloignerait ainsi quelque peu de nos objectifs. Je voudrais trouver une synthèse. Tant que nous n'aurons pas rapproché nos politiques économiques, votre projet est plus réaliste.
John Major : Si la phase intermédiaire aboutit à une convergence, alors les difficultés politiques, économiques et d'opinion deviendront plus aisées à surmonter. Ce qui était navrant, par le passé, c'est que l'on pensait que nous, Britanniques, cherchions à bloquer le processus. Non, il faut qu'il y ait convergence pendant la phase 2 pour que la phase 3 marche.
Le Président : L'Europe s'était habituée à l'opposition britannique et à faire ses plans sans vous, pensant que vous rattraperiez le train. Ce que vous avez fait à Fontainebleau, à Luxembourg, à Hanovre... On avait l'impression que votre pays était ailleurs. Votre démarche de maintenant n'est pas forcément plus rassurante, mais elle est plus habile !...
Sur sa participation à la construction européenne, John Major utilise une formule que n'aurait pas employée Margaret Thatcher : J'espère passer plus de temps dans la cabine du conducteur qu'à rattraper le train ! Il y a des domaines où nous avons des intérêts partagés : nous voulons plus d'autorité du Conseil européen, du Parlement, d'indépendance future pour la Banque centrale. Nous sommes là-dessus plus proches des Français que des Allemands. Nous sommes moins éloignés de vous que vous ne le pensez... A long terme, le moment pourrait venir où un Président américain serait moins engagé...
Le Président : Cela pourrait même être un Japonais, comme au Pérou...
John Major : Mais je serais inquiet de trop développer l'UEO à l'intérieur de la Communauté. Il n'est que de voir l'attitude de certains dans la crise du Golfe : d'aucuns ont été très mous.
Le Président : C'est vrai.
John Major : Nous prenons en compte la capacité européenne d'agir sous le parapluie de l'OTAN jusqu'au jour où les Européens seront tous prêts à s'engager.
Le Président : Pourquoi pas à côté du parapluie de l'OTAN ?
John Major : Je ne veux pas donner prétexte aux Américains de diminuer leur engagement.
Le Président : Mais il l'est déjà ! La solution, c'est de se garder de l'esprit de système. La vérité n'est pas une UEO appendice de l'OTAN, ou une UEO totalement spécifique. Une démarche empirique est nécessaire.
John Major : C'est un débat qui mérite d'être poursuivi. L'amiral Lanxade est venu nous voir, les entretiens ont été très utiles.
Le Conseil de Sécurité discutera du projet de résolution français, ce soir, à 23 heures. Dernier moment avant l'expiration de l'ultimatum.
Dans la soirée, François Mitterrand accepte, à la demande de Roland Dumas, de recevoir l'ambassadeur d'Irak pour lui exposer le plan de la dernière chance que la France vient de proposer et qui sera discuté dans la nuit à l'ONU, à New York. Il ne reste plus que quelques heures. L'instant est très solennel. Dumas assiste à l'entretien :
Le Président : Je vous ai demandé de venir pour que nous puissions parler simplement des graves problèmes qui se posent. Je le fais sans animosité à l'égard de votre pays. C'est pour moi un besoin de clarté, afin de savoir s'il y a une chance d'utiliser les quelques heures qui restent pour la paix. Le Conseil de Sécurité est convoqué ce soir à 23 heures ; le décalage horaire joue d'une façon fâcheuse... La France a essayé de développer une stratégie de paix autour de quelques idées simples :
1 La base de cette discussion, c'est l'évacuation du Koweït par les forces de votre pays. Certains sont tentés d'interpréter rigoureusement la date de l'ultimatum. D'autres accepteraient un engagement et un début de retrait, avec un calendrier programmé. C'est notre position.
2 S'il y a retrait, nous suggérons que des troupes arabes neutres se substituent à celles de l'ONU. Nous avons pensé aux pays du Maghreb. L'Irak ne serait pas attaqué, dans cette hypothèse. M. Bush en a donné aussi la garantie.
3 Je peux donner, pour la France, la garantie que sera effectivement organisée une Conférence internationale sur le problème israélo-arabe. Nous œuvrons en ce sens depuis des années, sans succès, mais nous avons l'impression que le succès se rapproche. Nous serons suivis par de nombreux pays en Europe, mais je ne crois pas que l'accord des Américains et des Anglais sera donné avant de longs mois.
Vous auriez donc un début d'évacuation avant la fin de l'ultimatum, un calendrier d'évacuation rapide avec le remplacement des forces actuelles par une force arabe, et vous auriez l'assurance qu'il n'y aurait pas d'ouverture des hostilités.
Si le Président Saddam Hussein veut lancer un signe favorable, s'il accepte cette éventualité, nous passerons notre journée de demain à prendre d'autres initiatives. Vous êtes un patriote irakien. Je n'arrive pas à croire que, face à la perspective d'une guerre, il y ait la moindre hésitation à avoir. L'Irak est un pays qui a été l'ami de la France, avec lequel nous ne souhaitons pas de rupture.
M. El Hachimi : Je vous remercie pour ces informations et pour l'intérêt que vous manifestez à l'Irak. Je dis sincèrement, à l'heure qu'il est, que la France et le Président Mitterrand peuvent sauver le monde de ce désastre, car l'Irak et le Président Saddam Hussein font confiance à la France. Pas une personne vraiment habilitée n'a négocié avec l'Irak depuis cinq mois. Tous posent des conditions. Je peux vous l'assurer : nous tenons à la paix, nous ne voulons pas de destructions. Mais qu'en sera-t-il de l'embargo, du blocus, des forces américaines ?
Le Président : L'embargo cessera. Toutefois, les troupes américaines ne se retireront pas avant l'installation d'un pouvoir stable et durable au Koweït. J'espère qu'ensuite elles se retireront. Si le danger de guerre s'éloigne, l'opinion publique n'acceptera pas qu'elles restent. La France, en tout cas, retournera chez elle.
M. El Hachimi : J'ai transmis votre projet à Bagdad. Le Président Saddam Hussein accepte de discuter de ces idées avec Roland Dumas pour en déterminer tous les tenants et aboutissants. Je suis confiant dans le fait qu'une visite de M. Dumas irait dans le sens de la paix.
Le Président : Tant que M. Perez de Cuellar n'était pas allé à Bagdad, nous ne pouvions pas prendre d'initiative. Nous avons pris l'initiative de cette déclaration qui sera soumise ce soir au Conseil de Sécurité. Nous sommes, nous aussi, tenus par la résolution 678. Je ne vais pas exposer la France à une démarche inutile s'il n'y a pas une chance. Dès cette nuit, je verrai ce qu'il convient de faire, après la discussion au Conseil de Sécurité. Beaucoup d'amis arabes sont dans le camp opposé à l'Irak. Nous ne voulons pas être bafoués par une démarche inutile. Selon l'accueil fait à notre déclaration, nous aviserons.
M. El Hachimi : Dès le début de sa rencontre avec Saddam Hussein, Perez de Cuellar a dit qu'il ne représentait personne...
Le Président : C'est vrai...
M. El Hachimi : ... qu'il n'avait aucune proposition à faire et qu'il était là pour écouter ! La France et M. Dumas ont autorité pour négocier.
Le Président : La réponse faite à M. Perez de Cuellar sur l'évacuation n'est pas satisfaisante. Nous ne pouvons pas nous dissocier de ce que nous avons voté. Si Saddam Hussein a décidé de ne pas évacuer le Koweït, je ne le condamne pas, mais notre position sera différente et il y aura la guerre, une guerre terrible.
M. El Hachimi : Je vais transmettre ce message et je prie Dieu que notre entreprise commune soit couronnée de succès. Pourtant, je m'inquiète. Je pense que vous pouvez obtenir de l'Irak et de Saddam Hussein bien plus que vous n'attendez, mais sans conditions. Cette annonce est une condition.
Le Président : Nous ne pouvons que demander à Saddam Hussein l'évacuation du Koweït, en conformité avec les engagements pris. Nous ne voulons rien d'autre. La guerre fera perdre beaucoup plus qu'une paix de compromis. Je ne dis pas non à ce que vous proposez. J'attends le débat aux Nations unies. J'examinerai alors ce qu'il convient de faire. Si les dés sont jetés, j'aurai fait ce que j'aurai pu.
M. El Hachimi : L'Irak ne tirera pas le premier coup de feu. Le Président Bush fait la même chose que Khomeyni : il donne le choix entre la capitulation et la guerre.
Le Président : Je dirai plutôt : l'évacuation et la guerre. Nous avons beaucoup insisté auprès du Président Bush pour qu'il dise : « S'il y a retrait, il n'y aura pas de guerre. » Et il l'a accepté. Jusqu'au 16 à 6 heures du matin, nous restons disponibles. Si le conflit éclate, toutes les dispositions sont prises pour que l'ambassadeur que vous êtes et le personnel de l'ambassade soient protégés. Le ministre de l'Intérieur devra veiller sur vos personnes et celles de vos familles.
Notre ambassadeur à Tel-Aviv, Alain Pierret s'inquiète des manifestations croissantes d'amertume des Israéliens envers la France. Pour eux, non seulement notre pays a armé l'Irak, mais, avec ses propositions de Conférence internationale, il établit un lien entre deux questions de nature toute différente. Si ces propositions aboutissaient, l'agresseur serait récompensé alors même qu'Israël aurait accepté le risque de se faire bombarder sans avoir réagi préventivement, afin de ne pas compromettre la solidité d'une coalition dont notre pays est l'une des composantes. L'ambassadeur est très mal reçu par les mêmes qui jusqu'à présent le fêtaient.
Roland Dumas demande qu'on prévienne tous les ambassadeurs de France en poste à l'étranger que, compte tenu des conséquences à attendre d'un éventuel déclenchement des hostilités dans la région du Golfe, tant sur le plan diplomatique qu'en ce qui concerne la sécurité des communautés françaises à l'étranger, tous les chefs de missions diplomatiques et consulaires absents de leur poste à ce jour doivent regagner immédiatement leur affectation. Ceux qui avaient prévu de s'absenter pour des missions doivent y renoncer jusqu'à nouvel ordre, sauf instruction expresse du département. Les événements au Moyen-Orient pouvant d'autre part avoir des conséquences sérieuses pour la sécurité de nos ressortissants dans d'autres pays, des consignes de prudence, face aux risques de terrorisme ou de troubles locaux, devront être données, de façon générale, à tous nos compatriotes, en particulier par le biais de leurs représentants.
Que pense, que va faire Saddam dans les heures qui viennent ? On s'accroche au moindre indice.
Nous apprenons de Riyad que le dirigeant palestinien Hani El Hassan, qui vient de rencontrer le dirigeant irakien à Bagdad, affirme que ce dernier lui a déclaré qu'il lui fallait éviter que quelque chose se passe dans la semaine suivant le 15 janvier. Il est persuadé que s'il parvient encore à grignoter quatre à cinq semaines, l'affaire sera réglée : il ne sera plus attaqué. Si tel est bien son état d'esprit, alors le plan français ne l'intéresse qu'en vue de gagner du temps.
La soirée est longue, l'inquiétude palpable. L'initiative française en six points est présentée aux membres du Conseil de Sécurité (permanents et non permanents), aux Douze, à l'ensemble des pays arabes ainsi qu'à Israël et à l'Iran, enfin à la Yougoslavie au titre de la présidence des non-alignés.
A Damas, dans un appel solennel diffusé par la radio d'État, Hafez El Assad adjure Saddam Hussein de retirer ses troupes du Koweït pour éviter à l'Irak et à la Nation arabe les dangers d'une guerre dévastatrice. Le chef de l'État syrien, qui à aucun moment ne mentionne la moindre date, estime qu'une décision en ce sens constituerait un acte héroïque et courageux. Il assure le Président irakien que la Syrie se tiendra à ses côtés si l'Irak est attaqué après l'évacuation du Koweït.
Notre texte est présenté au Conseil de Sécurité. Notre ambassadeur souligne qu'il s'agit, dans notre esprit, d'un ultime appel lancé aux dirigeants irakiens à vingt-quatre heures de l'expiration d'un délai au-delà duquel commencerait une période particulièrement dangereuse : Nous connaissons tous la gravité de la situation et la nature des moyens, parfaitement légitimes, auxquels il pourrait alors être recouru pour assurer l'application des résolutions du Conseil. Nous souhaitons donc que la déclaration soit adoptée le plus rapidement possible. Le représentant britannique indique qu'il n'est pas en mesure de se prononcer dès ce soir sur un projet de déclaration. L'ambassadeur d'URSS s'exprime dans le même sens en faisant état de la nécessité de recevoir des instructions relatives à notre proposition. M. Pickering, l'Américain, est réservé à l'égard de notre proposition, sur laquelle il n'a pas non plus d'instructions. Les non-alignés, en revanche, ainsi que l'Autriche, apportent leur soutien à notre initiative. Tous les pays du Sud, à l'exception des Ivoiriens, prennent la parole pour exprimer leur appui chaleureux. L'Autrichien qualifie notre initiative de pas dans la bonne direction. Sans citer notre projet de déclaration, Belges, Roumains et Chinois font état de leur disposition à soutenir toute initiative qui tendra, tant que cela sera possible, à promouvoir une issue pacifique de la crise. Le représentant belge, se référant aux travaux des Douze, indique que son gouvernement a lui-même envisagé une initiative dont il donne une description assez semblable à celle de notre propre projet.
Il est décidé que le Conseil se réunira tout à l'heure pour poursuivre ses consultations autour de notre proposition. Les Cinq tiendront une nouvelle réunion juste auparavant.
Si Américains et Anglais s'opposent à notre plan, c'est parce qu'il mentionne l'idée de Conférence internationale. Quant à Moscou, il est difficile d'en attendre une position : il n'y a plus de ministre des Affaires étrangères ! Mikhaïl Gorbatchev est aux prises avec l'affaire lituanienne et avec la constitution de son gouvernement. M. Petrovski, le vice-ministre des Affaires étrangères en charge du dossier du Golfe, approuve notre démarche et nos idées : Il convient de faire vite, dit-il à notre ambassadeur. Vous et nous pensons la même chose. La question, en ce moment, est de savoir ce qu'Américains et Britanniques peuvent et veulent faire. A priori, les Américains seront hostiles aux termes du paragraphe de votre texte relatifs au projet de Conférence internationale. Sur ce point, un assouplissement de la rédaction est-il possible ? Sans compter qu'ils peuvent bloquer toute action au Conseil de Sécurité. Si tel était le cas, ne pourrait-on pas envisager de charger le secrétaire général de cette déclaration ?
Jean-Louis Bianco est reçu à Riyad par le Roi, assisté du Prince héritier. Le Roi Fahd qualifie Saddam Hussein d'entêté agissant comme un malade qui refuse le médecin, contre les intérêts de son pays. Saddam Hussein, dit-il, éprouve une vive satisfaction à voir un si grand nombre d'émissaires ou de personnalités chercher à entrer en contact avec lui, sans prendre pour autant au sérieux les mises en garde qu'il reçoit d'eux sur les risques de guerre. Or, il se trompe lourdement, car avec les forces américaines, britanniques et françaises, il a en face de lui les armes les plus sophistiquées du monde. Il serait aisé, s'il y avait retrait irakien du Koweït, de régler le contentieux entre ce pays et l'Irak, que ce soit bilatéralement ou avec l'aide des Arabes, des Européens ou de la Cour internationale de justice. La tentative de Javier Perez de Cuellar s'est révélée décevante. En revanche, le roi manifeste beaucoup de confiance pour tout ce que tenterait la France en liaison étroite avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et d'autres pays arabes. Il conseille que nous ne nous limitions pas au Maroc et à l'Algérie, mais que soient bien incluses dans nos consultations l'Égypte et la Syrie. Tout le monde est d'accord, dit-il, sur la grande estime que mérite la France pour ses prises de position sur la question palestinienne et sur le rôle qu'elle peut, pour cette raison même, jouer à présent, tout en évitant d'établir le « lien » que réclame le Président irakien. En revanche, il déconseille que le Président de la République se rende en personne à Bagdad. Bien entendu, tout cela devrait se faire dans un respect complet des résolutions des Nations unies.
A Amman, le Roi Hussein reçoit notre ambassadeur, venu lui parler de notre initiative. Le souverain a juste envoyé son conseiller politique, Abou Odeh, à Bagdad. Celui-ci a rencontré Tarek Aziz. La position de l'Irak n'a pas évolué. Le Roi souhaite une solution pacifique : selon lui, un compromis est possible, mais les Irakiens refuseront de négocier sous la menace.
Toujours pas de déclaration de Bagdad. Le Concorde de Roland Dumas — lequel flaire un piège — rentre au hangar.
François Mitterrand reçoit le Président Mobutu (le Zaïre préside actuellement le Conseil de Sécurité). La presse dit que Roland Dumas est dans l'avion pour Bagdad...
A Bagdad, le Conseil national irakien confère à l'unanimité les pleins pouvoirs constitutionnels à Saddam Hussein. Celui-ci tient ce soir une conférence de presse destinée aux seuls journalistes irakiens : Le Koweït est devenu un symbole pour toutes les nations arabes et le théâtre de la dignité. Nous voulons la paix, mais si nous voulons qu'une paix globale s'installe dans la région, la clé de la solution ne peut être que la restitution de la Palestine aux Palestiniens.
A Amman et Alger, des milliers de manifestants clament leur soutien à Saddam Hussein. Aucune des six manifestations prévues à Tunis n'a eu lieu.
Les cours du pétrole augmentent, les milieux financiers sont inquiets.
Javier Perez de Cuellar fait le compte rendu de son voyage à Bagdad aux membres du Conseil. Le Yémen propose lui aussi un nouveau plan : Retrait de l'Irak du Koweït, déploiement de la force arabe et de la force multinationale dans la zone litigieuse, engagement du Conseil de Sécurité de l'ONU à faire appliquer ses résolutions sur le conflit israélo-arabe.
Mardi 15 janvier 1991
Confirmation à 2 h 30 du matin à Paris : Abou Iyad et Abou Hal-Hol, deux des principaux dirigeants de l'OLP, ont été assassinés il y a quelques heures au quartier général de l'OLP à Tunis.
L'assassin présumé, un garde du corps qui serait lié au groupe Abou Nidal, aurait été arrêté. Il est encore impossible de savoir de manière sérieuse qui a ordonné ce crime, mais il pourrait être interprété dans les Territoires occupés comme un acte israélien et risque alors d'apparaître comme un détonateur de plus dans la crise actuelle.
7 heures du matin : le Conseil de Sécurité décide de siéger toute la journée.
La radio tunisienne annonce que les auteurs de l'assassinat des chefs de l'OLP ont été arrêtés ; Israël dément toute implication.
9 heures : Madrid soutient le plan de Paris.
10 heures : des milliers d'Irakiens dénoncent les « risques de guerre » dans le centre de Bagdad.
13 heures : des ressortissants français sont rapatriés de Riyad ; les 75 Irakiens expulsés de Grande-Bretagne quittent Londres.
L'ambassade britannique à Pékin reçoit une lettre piégée.
15 heures : Tel-Aviv exprime son opposition au plan français. Le chef de l'État israélien critique l'attitude européenne : A l'exception de la Grande-Bretagne, nous voyons à nouveau aujourd'hui des dirigeants européens se coucher et s'humilier, être prêts à bafouer tous les principes moraux pour satisfaire un dictateur.
Rome soutient le plan français. Bruxelles propose la nomination d'un médiateur par l'ONU afin de faciliter l'organisation d'une Conférence internationale pour la paix.
16 heures : état d'alerte maximale en Jordanie.
Les établissements scolaires sont fermés en Tunisie où défilent 6 000 manifestants pro-irakiens.
Des troupes syriennes se rapprochent du plateau du Golan en prévision d'un éventuel engagement israélien.
18 heures : le personnel de l'ambassade de France à Bagdad va quitter l'Irak.
Alors qu'on examine à nouveau le plan français au Conseil de Sécurité, le représentant britannique propose un autre projet de déclaration amendé par l'URSS : dernier appel à la paix adressé à l'Irak, retrait de ses troupes avant mercredi 5 heures GMT.
Un commandant de l'armée de l'air israélienne déclare que les chasseurs israéliens abattront tout avion qui attaquera Israël, même s'il faut pour cela survoler la Jordanie ou la Syrie.
A New York, M. Pickering, représentant permanent des États-Unis, demande avec insistance à son collègue français de retirer notre proposition de déclaration, Washington ne pouvant y souscrire : Cette initiative, dit-il, n'est pas conforme à l'engagement pris par les cinq ministres, le 29 novembre, de ne pas entreprendre de nouvelles démarches au Conseil de Sécurité avant le 15 janvier. Elle remet en cause au moins implicitement la date limite du 15 janvier fixée par la résolution 678. Il serait paradoxal qu'au moment où le secrétaire général rentre de Bagdad les mains vides du fait de l'entêtement irakien, le Conseil de Sécurité envisage une ouverture en direction de Bagdad. Ce serait interprété comme un signe de faiblesse du Conseil de Sécurité et renforcerait l'intransigeance de Saddam Hussein. Enfin, la mention de la conférence internationale dans le projet de déclaration, même si les termes utilisés reprennent ceux de la déclaration présidentielle [du Conseil européen] du 20 décembre 1990, donne l'impression de l'établissement d'un lien entre l'affaire du Golfe et le conflit israélo-arabe. Washington le refuse absolument.
Les États-Unis sont en fait hostiles à toute idée de déclaration du Conseil de Sécurité en ce moment, et Pickering indique qu'en cas de maintien de notre texte, son pays sera conduit à y opposer son veto. L'Anglais, Sir David Hannay exprime de manière plus prudente une position sensiblement identique. Le Soviétique, Youri Vorontsov, prétend ne pouvoir obtenir d'instructions de sa capitale avant demain ; lui aussi met l'accent sur le risque de division des Cinq et suggère que la proposition française soit reprise dans une déclaration que le secrétaire général pourrait faire à la presse à l'issue de son rapport au Conseil. Britanniques et Américains sont d'accord là-dessus. Le Chinois n'exprime aucune position et se retranche encore une fois derrière l'absence d'instructions.
Les membres non alignés du Conseil (Côte-d'Ivoire, Cuba, Équateur, Inde, Yémen, Zaïre, Zimbabwe) nous assurent tous de leur soutien, tout en se réservant la possibilité de suggérer des amendements à notre texte. Parmi les autres membres, l'Autriche marque sa sympathie pour notre proposition ; la Roumanie se montre prudente, mais ouverte ; la Belgique, tout en se disant favorable au principe d'une déclaration du type de celle que nous proposons, demande un délai pour se prononcer et nous a d'ores et déjà indiqué qu'elle aurait plusieurs amendements substantiels à apporter à notre texte.
En résumé, l'ensemble des membres non permanents du Conseil de Sécurité, ainsi que la Yougoslavie et certains pays arabes (Jordanie, Bahreïn, Oman, Algérie, Libye, Maroc, Yémen) ont accueilli favorablement notre initiative. D'autres pays arabes (Arabie Saoudite, Syrie, Tunisie, Égypte, Qatar), sans marquer d'opposition formelle, formulent à son sujet des doutes (car elle est trop tardive, se heurte à la position des États-Unis, n'est pas susceptible d'infléchir l'intransigeance irakienne) ou des réticences (absence de référence à la date du 15 janvier et au retour des autorités légitimes du Koweït, formulation du paragraphe relatif à la « garantie », problème du « lien »). L'Union soviétique a une attitude évolutive, allant d'une position de réserve à un encouragement mesuré. La Chine reste prudente tout en faisant part d'un soutien sceptique. Trois pays marquent leur franche opposition : les États-Unis, la Grande-Bretagne, qui formule une contre-proposition, et Israël.
En fin de matinée, heure de New York, le Conseil de Sécurité constate qu'il n'est pas en mesure de parvenir à l'accord unanime requis pour l'adoption du projet de déclaration présenté par la France.
Nous avons dès lors le choix : soit laisser au président du Conseil de Sécurité le soin de prendre acte de cette situation, soit poursuivre notre initiative sous une autre forme, en l'occurrence un projet de résolution. Ce projet recueillerait peut-être une majorité suffisante, mais se heurterait de toute façon au veto américain. Une telle division des membres permanents, pour la première fois depuis le début de la crise, constituerait un très fâcheux signal à l'adresse de l'Irak. François Mitterrand y renonce.
Le secrétaire général lancera ce soir au cours d'une conférence de presse, comme nous le souhaitons, un ultime appel à la paix à Saddam Hussein.
Le Président décide la convocation du Parlement pour demain, en séance extraordinaire, afin d'entendre le gouvernement qui va engager des moyens militaires dans le conflit qui s'annonce comme inéluctable. Une autorisation formelle n'est pas nécessaire.
Presque rien à l'Élysée ne diffère de la vie ordinaire. L'amiral Lanxade est très présent. Jean-Louis Bianco coordonne toutes les informations qui remontent au Président. Une machine bien huilée, des réunions régulières. Rien qui ressemble à l'image que je pouvais me faire de la conduite d'une guerre. La distance entre l'appareil d'Etat et le théâtre d'opérations, le caractère virtuel des images confèrent aux événements une certaine irréalité : une sorte de jeu de la guerre, joué par des adultes qui s'y seraient de plus en plus sérieusement laissés prendre...
François Mitterrand reçoit le Bureau de l'Internationale socialiste (Mauroy, Spitaels, Guidoni, Wishniewski).
François Mitterrand : Beaucoup de pays ont appuyé notre texte : non-alignés, européens, scandinaves. Il y a eu opposition formelle des États-Unis et des Britanniques à cause de la perspective d'une conférence internationale. On arrive au moment où le secrétaire général des Nations unies va faire une déclaration résumant l'ensemble des travaux. La vérité est qu'en dépit des mille et une démarches irakiennes, on ne va pas se lancer à l'heure qu'il est dans une nouvelle négociation sans l'aval des membres du Conseil de Sécurité. C'est à l'Irak de dire : « Je prends ou je laisse. » Je crains que l'on ne constate demain matin que l'on est entré dans un véritable état de guerre. Il n'y a eu aucun signe de Bagdad. Nous avons voté des résolutions ; le moins est qu'on les mette en application.
Guy Spitaels : Que faudra-t-il faire par la suite pour ne pas perdre notre capital de confiance auprès des Arabes ?
François Mitterrand : Nous nous efforcerons de préserver nos amitiés arabes. Je suis confiant que d'autres occasions proches permettront de préciser les points de vue. Si le Conseil de Sécurité est mis hors d'état de faire respecter ses décisions, nous manquerons une occasion historique. La Conférence internationale, vous la verrez à bref délai. Je ne vois pas pour l'instant ce qu'on peut faire de plus.
19 heures : le Pentagone annonce qu'il y a 415 000 soldats américains dans le Golfe et 265 000 des autres pays de la coalition. L'Irak, de son côté, aligne 545 000 hommes.
20 heures : aucun des deux textes n'arrive à l'emporter sur l'autre au Conseil de Sécurité. Il semble qu'on se bornera à un appel à la raison formulé par le secrétaire général.
A trois heures de l'expiration de l'ultimatum, le Pape célèbre une messe tandis que George Bush fait ses prières.
Minuit : Javier Perez de Cuellar s'adresse à l'Irak et l'exhorte pour la dernière fois à se retirer du Koweït afin que le monde n'aille pas à la castastrophe.
Le Roi Fahd demande pour sa part à Saddam Hussein de prendre une décision courageuse : annoncer le retrait immédiat de l'Irak du Koweït.
Manifestations pacifistes partout dans le monde et pro-irakiennes partout dans le monde arabe.
Mercredi 16 janvier 1991
6 heures du matin à Paris, minuit à Washington. C'est la fin de l'ultimatum, mais la Maison Blanche annonce : Le 15 janvier est la date limite pour que l'Irak se retire du Koweït. Ce n'est pas une date limite pour une action de l'ONU.
L'Irak ferme sa frontière avec la Turquie.
La session extraordinaire du Parlement s'ouvre à Paris à 11 heures. Les Parlementaires écoutent le message que François Mitterrand a rédigé la nuit dernière : La France a adopté depuis le 2 août 1990 l'ensemble des résolutions du Conseil de Sécurité condamnant l'invasion et l'annexion du Koweït par l'Irak. Elle s'est associée aux démarches entreprises pour que ce dernier se retirât du territoire qu'il occupe en violation de la Charte des Nations unies. Elle a pris part à l'embargo et envoyé près de 12 000 hommes en Arabie Saoudite et dans la région. Mais, au terme du délai fixé, il nous faut constater, ce matin 16 janvier, qu'aucune réponse conforme à l'attente des peuples attachés à la défense de la paix, dans le respect du droit, n'a été donnée par les dirigeants irakiens. L'heure est donc venue pour nous, comme pour tout pays responsable et garant des règles sur lesquelles reposent l'équilibre et la sécurité de la communauté internationale, d'appliquer les principes dont nous nous réclamons. Je le dis avec regret mais détermination : le recours à la force armée pour contraindre l'Irak à évacuer le Koweït est désormais légitime. C'est pourquoi j'ordonnerai l'emploi des moyens militaires que commande la participation de notre pays à la mise en œuvre des résolutions des Nations unies... Le peuple français, qui en connaît le prix, hait la guerre. Mais il n'y a en lui aucune faiblesse pour ceux que Jean Jaurès appelait les « fauteurs de conflits ». La France n'est pas l'ennemie de l'Irak. Malheureusement, pas un signe, pas un mot de Bagdad n'ont permis d'espérer que l'on s'y soumettrait aux exigences du droit. Certes, la communauté internationale n'a pas toujours su ou voulu respecter ses propres principes, en particulier dans cette région du monde. Je suis de ceux qui le déplorent, tout en refusant d'y trouver un alibi à l'inaction. Quoi qu'il en soit, la France continuera de lutter pour que les mêmes principes prévalent partout et non au gré des circonstances.
Moscou rappelle à Bagdad qu'il ne participera pas à l'éventuelle action militaire.
Shamir déclare que les hostilités vont se déclencher d'ici peu. Il est midi.
L'OLP ordonne à ses militants de se préparer à attaquer les intérêts américains et britanniques partout dans le monde.
Roland Dumas : La phase diplomatique est terminée.
Au Conseil des ministres, après la communication sur la politique étrangère, le Président intervient : J'ai lu et entendu toute une série d'éléments polémiques sur la proposition française des dernières quarante-huit heures. Ceux qui s'expriment pensent uniquement à leurs propres intérêts ; or il n'y a aucun renoncement, aucun recul, dans cette proposition, par rapport à la décision du Conseil de Sécurité. Simplement, nous disons clairement ce que nous pensons, qui va à l'encontre de ce que peuvent penser certains pays qui sont tentés d'imposer leur loi au-delà des résolutions du Conseil de Sécurité. D'ailleurs, sur le retrait irakien, la proposition française ressemble de très près à la position la plus récente du Président Bush. Pour la dévolution du Koweït, nous pensions à un certain nombre de pays dont nous avons l'accord (essentiellement l'Algérie, mais aussi la Tunisie et le Maroc). En réalité, le désaccord entre les États-Unis et la France réside dans l'évocation d'une conférence internationale sur le problème israélo-palestinien, même si la date n'était pas précisée et si aucun lien direct n'était établi avec le conflit actuel. Bien sûr, il est évident qu'il y a un lien politique et géographique entre ces différents conflits. J'ai dit très clairement à Bush et à Baker : nous ne sommes pas d'accord, et Israël a tort. En quoi la France a-t-elle affaibli la position des Nations unies, puisqu'elle reprenait ce qui était dans ses résolutions ?
Une déclaration de Michel Rocard proposant le recours à la force pour libérer le Koweït est approuvée par 523 voix contre 43 à l'Assemblée et par 290 voix contre 25 au Sénat. La suppléante de Jean-Pierre Chevènement s'abstient, et six autres élus socialistes votent contre. François Mitterrand en est furieux.
Le gouvernement se sent tenu totalement à l'écart de ce qui se décide entre le Président, Roland Dumas et Jean-Pierre Chevènement.
Coup de téléphone de George Bush à François Mitterrand : c'est parti. Mise en place des mécaniques. George Bush ordonne le bombardement des sites stratégiques irakiens au Koweït et en Irak.
16 heures : Douglas Hurd déclare que la Grande-Bretagne pourrait réviser son engagement de ne pas avoir recours à l'arme nucléaire si l'Irak se révèle doté d'une capacité nucléaire.
18 heures : le recours à la force peut survenir à tout moment.
19 heures : un second porte-avions américain entre dans le Golfe.
20 heures : François Mitterrand annonce à la télévision que les armes vont parler et qu'il faut faire bloc autour de nos soldats.
21 heures : le Conseil de commandement de la Révolution irakienne est en réunion.
22 heures : la France conseille aux journalistes français envoyés à Bagdad de quitter le pays.
Roland Dumas, Chevènement et d'autres passent une nuit blanche à leur bureau. Il est convenu que les avions français sortiront dès demain. Les militaires pensent que nous aurons tout de suite des morts.
Jeudi 17 janvier 1991
Il est 0 h 40 (23 h 40 GMT) : 2 h 40 à Bagdad. Début de l'opération « Tempête du désert ». Les installations chimiques et nucléaires, les défenses anti-aériennes, les postes de contrôle du commandement irakien sont pilonnés.
Cinq heures après le début de l'offensive, le commandement général irakien publie son communiqué numéro 1 : les Alliés ont touché des installations civiles et militaires, et atteint des zones très peuplées de Bagdad, ainsi que certaines bases aériennes.
A 9 h 30 (heure locale), après deux heures d'accalmie, les bombardements reprennent sur Bagdad. Le Pentagone annonce que 1 300 sorties sont prévues pour les vingt-quatre premières heures du conflit.
Entre 0 heure et 7 heures GMT, les avions alliés ont effectué plus de 750 sorties contre les cibles irakiennes.
10 h 20 : l'artillerie irakienne attaque une raffinerie de pétrole sur la côte est de l'Arabie Saoudite. Contre-attaque américaine.
11 heures : selon CNN, une cinquantaine de chars irakiens se sont rendus aux Alliés. Information démentie par la suite.
Les analystes américains établissent trois scénarios économiques selon la longueur de la guerre du Golfe :
Dans le premier, celui d'un conflit rapide (moins de deux mois), le baril devrait se stabiliser rapidement à un prix compris entre 10 et 25 dollars. Les dépenses militaires, la confiance revenue des consommateurs et une légère reprise de l'inflation permettraient aux États-Unis de sortir de la récession avant l'été.
Dans le deuxième scénario, l'Irak, en contre-attaquant, parvient à réduire les capacités de raffinage saoudiennes. Le prix du baril s'envole. Les États-Unis connaîtraient alors une sévère récession.
Dans le troisième cas de figure, le conflit serait long, mais sans grosses destructions. Pour soutenir l'effort de guerre, le gouvernement fédéral relancerait fortement l'industrie d'armement, mais la perte de confiance des ménages l'emporterait pour plonger l'Amérique dans la récession.
La première hypothèse aurait un effet très positif sur la croissance mondiale en général. Les marchés — euphoriques aujourd'hui (7 % de hausse à Paris) — souscrivent à cette hypothèse. L'offensive alliée est interprétée comme un succès annonciateur d'une guerre courte et sans destruction des installations pétrolières en Arabie Saoudite.
François Mitterrand reçoit des informations toutes les heures. Il est sans cesse au téléphone avec Lanxade, Chevènement ou Dumas.
Le bilan de la journée est le suivant :
- un avion américain (un chasseur F18) et un avion britannique perdus ;
- un avion de combat koweïtien perdu ;
- l'Irak affirme avoir abattu 55 avions et détruit 23 missiles de croisière ; 23 civils irakiens auraient été tués et 66 blessés ;
- 18 000 tonnes de bombes ont été lâchées pendant les 1 300 sorties.
Les Français ont participé aux attaques de jour : 12 Jaguar sont sortis dans le cadre de raids sur l'aéroport militaire Al-Jaber, au Koweït.
Vendredi 18 janvier 1991
Forte hausse des marchés boursiers. Forte chute des cours du pétrole.
2 heures du matin : l'Irak tire des missiles SCUD sur Israël et l'Arabie Saoudite. Israël ne réagit pas. On a craint qu'il ne s'agisse de charges chimiques ou radioactives. Heureusement, il n'en est rien. François Mitterrand : Si Israël réagit, c'est peut-être une guerre nucléaire qui commence. Je pense qu'ils auront les nerfs pour tenir, s'ils n'ont pas trop de morts.
A Téhéran, un haut diplomate iranien explique qu'à son avis la stratégie de l'Irak consiste à étendre le conflit pour le faire durer. C'est par calcul politique que la frappe contre Tel-Aviv et Dahran a été perpétrée. Si Israël riposte et entre à son tour dans la guerre, la situation risque de devenir vite incontrôlable dans le monde arabe et musulman. Cette stratégie est bien calculée. Bagdad a réussi à préserver des premières frappes alliées une grande partie de son aviation et de ses missiles, dissimulés de l'autre côté de la frontière. Le commandement irakien est vraisemblablement encore bien protégé.
Bilan officiel de la journée d'hier : cinq avions perdus du côté occidental.
La France entreprend aujourd'hui son deuxième raid contre des installations militaires irakiennes au Koweït.
La Jordanie prévient qu'elle protégera son espace aérien et ripostera à toute violation de cet espace par Israël.
La Turquie confirme qu'elle ne s'engagera qu'en cas d'attaque dirigée contre elle.
Au Maghreb et en Asie du Sud, les manifestations pro-irakiennes reprennent de plus belle.
George Bush a pris un week-end de trois jours à Camp David.
Les Européens préparent déjà l'après-guerre. Lors de la réunion de leurs ministres des Affaires étrangères à Paris, ils réaffirment leur souci d'aboutir à un engagement clair pour la convocation d'une conférence sur le conflit israélo-palestinien, et confirment les liens historiques d'amitié existant entre eux et le monde arabe.
A la demande — discrète — de François Mitterrand, douze parlementaires, dont huit membres de « Socialisme et République », sont sanctionnés pour n'avoir pas respecté la position de leur parti sur la guerre du Golfe.
Jean-Pierre Chevènement tient une conférence de presse. Il explique que les interventions françaises ne dépasseront pas le territoire koweïtien ; il répète qu'il aurait préféré une solution pacifique et qu'il la préférerait encore.
La guerre du Golfe va peut-être renverser le pouvoir... en Algérie ! S'y déclenchent des émeutes pro-islamiques, comme partout dans le monde arabe. A Alger comme à Oran, le FIS fait cet après-midi la preuve de sa capacité à rassembler de grandes foules sur un mot d'ordre — pour la première fois explicite — de soutien à l'Irak, en butte, selon lui, à une nouvelle croisade de l'Occident. A Alger, au moins 50 000 personnes défilent sur le front de mer. La foule se porte ensuite vers le ministère de la Défense pour réclamer l'ouverture immédiate de centres d'entraînement pour les volontaires désireux de combattre avec l'Irak. La manifestation se disperse ensuite sans incident, en dépit de l'excitation de quelques bandes de jeunes qui tranche sur la discipline du gros des manifestants. Nos bâtiments diplomatiques n'ont pas souffert.
François Mitterrand s'emporte contre Chevènement : Mais naturellement, la guerre du Golfe ne se limitera pas au Koweït. S'il le faut, on tirera en Irak. Et il le faudra ! Alors, pourquoi Chevènement dit-il le contraire ? Les Américains, en entendant cela, craignent que la France ne reprenne l'initiative de demander une pause dans le conflit. Or ce n'est pas du tout dans mes intentions !
Samedi 19 janvier 1991
Les Français participent à un troisième raid, tôt ce matin.
Les Irakiens lancent trois nouveaux missiles sur Tel-Aviv. Bilan de l'attaque : 10 blessés légers.
Washington décide de doter Israël de nouveaux lanceurs de missiles Patriot, accompagnés cette fois de militaires pour les servir.
Hier et aujourd'hui, des attentats sont perpétrés contre les intérêts de la coalition, notamment en Asie du Sud-Est (Manille, Bangkok, Djakarta).
Un décompte établi la nuit dernière : les missions alliées ont atteint le chiffre de 2 000 sur l'Irak et le Koweït.
La Malaisie a proposé aujourd'hui que La Mecque et Médine deviennent villes ouvertes.
La guerre entre l'Irak et l'Occident pourrait s'étendre partout dans le monde. D'après le service de contre-terrorisme du Département d'État, l'ambassade des États-Unis à Bangkok a reçu hier des informations crédibles sur la préparation d'attentats contre des intérêts américains, britanniques, français et israéliens. L'inspiration serait irakienne.
Aux Philippines, deux individus auraient été tués à Manille par l'explosion d'une bombe qu'ils s'apprêtaient à poser devant un bâtiment américain. Là encore, la piste est irakienne.
Et si l'Irak ou Israël utilisaient l'arme nucléaire ?
On en a oublié les désordres en URSS ! Rien ne va plus dans les pays Baltes.
L'Otan a établi hier une liste de sanctions — dont la rupture des relations diplomatiques avec l'URSS — qui pourraient être prises à la suite de l'intervention soviétique dans les républiques baltes. La CEE menace d'interrompre ses négociations économiques avec Moscou.
En Géorgie, les affrontements à l'arme automatique entre la milice géorgienne et les nationalistes ossètes font quatre nouvelles victimes. L'annonce par les autorités soviétiques d'un renforcement du dispositif militaire dans la « zone sud », en liaison avec la guerre du Golfe, crée une atmosphère malsaine dans les trois républiques où on l'interprète comme la mise en place des moyens nécessaires à un éventuel coup de force contre les gouvernements locaux (aucun mouvement de troupe anormal n'a pourtant été signalé pour l'instant).
Dimanche 20 janvier 1991
Les États-Unis poursuivent leurs raids contre l'Irak depuis la Turquie. Ils annoncent aujourd'hui l'envoi d'un septième porte-avions pour protéger Israël.
Nouvelle attaque de SCUD sur Israël. On accuse la France qui a livré des armes à l'Irak. Tout le monde a peur d'une réaction de Tel-Aviv. Shamir laisse son aviation en permanence en état d'alerte, ce qui panique... les Américains !
James Baker écrit à Roland Dumas. Il craint, après les déclarations de Chevènement, que la France ne demande au Conseil de Sécurité de déclarer une pause dans les actions en cours de la coalition, voire un cessez-le-feu. Il demande avec insistance de résister aux pressions politiques qui prôneraient une telle attitude. Pour lui, elle affaiblirait gravement les perspectives de paix au lieu de les renforcer. Il rappelle que les opérations en cours ont pour but d'obtenir une mise en œuvre rapide des résolutions du Conseil de Sécurité et la fin de l'agression perpétrée le 2 août par l'Irak. Les États-Unis interpréteraient une résolution de cessez-le-feu du Conseil de Sécurité comme un signe d'affaiblissement de la volonté de la communauté internationale d'atteindre les buts justes et honorables que l'ONU a énoncés dans ses douze résolutions. Saddam Hussein utiliserait cette « pause » pour raffermir son emprise sur le Koweït et restaurer une partie de sa puissance militaire détruite. Pour les États-Unis et leurs partenaires de la coalition, une telle « pause » accroîtrait dans les faits le coût en vies humaines de leur engagement. L'extension de l'agression irakienne à Israël — qui n'est pas partie au conflit du Golfe — et à l'Arabie Saoudite sont des signes certains de l'intention de Saddam Hussein de continuer le combat : Reculer maintenant serait une énorme défaite pour la coalition. Saddam Hussein a encore la possibilité de renoncer à la politique désastreuse dans laquelle il a engagé son propre pays et son peuple, en retirant immédiatement, inconditionnellement et complètement les forces irakiennes du Koweït. C'est le seul message que Saddam Hussein doit maintenant entendre de la part du Conseil de Sécurité.
François Mitterrand s'inquiète de cette lettre : il n'a jamais été question pour nous de jouer un tel jeu. Il demande à Roland Dumas de le câbler sur-le-champ à Baker. Aucun signe n'est en effet venu de Saddam Hussein qui justifierait de nouvelles tentatives en vue d'un règlement pacifique. L'heure n'est pas venue de déclencher une initiative. Le Président parlera ce soir à la télévision pour le dire très clairement.
François Mitterrand téléphone au Président israélien, Chaïm Herzog, pour lui exprimer ses profonds regrets et sa vive émotion après l'attaque, ce matin, des missiles irakiens. Il lui assure que la France n'a pas vendu à l'Irak d'armes non conventionnelles. Herzog, très froid, lui réplique que la France compte parmi les plus importants fournisseurs d'armes du régime irakien et que c'est à cause de nous que Saddam Hussein est aussi dangereux aujourd'hui.
Michel Rocard téléphone à son tour à Shimon Pérès, chef de l'opposition travailliste, pour lui exprimer sa solidarité avec le peuple israélien et son admiration pour la retenue dont il fait preuve. Lui aussi est plutôt mal reçu.
Jean-Pierre Chevènement est à Riyad pour rencontrer l'un des princes. Fin de la brouille après l'« affaire Eddy Mitchell ». Les Saoudiens ont peur de ce qu'Israël va faire en guise de riposte aux attaques des missiles irakiens. Depuis ce matin, le gouvernement saoudien intervient auprès des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France pour que ces trois pays agissent en vue d'éviter une réplique israélienne. D'après lui, Saddam Hussein est un fou qui veut étendre le conflit partout. Pour déjouer sa manœuvre, il faut faire avancer le projet de Conférence internationale avec l'aide de la France. Le Prince déclare que s'il n'a pas d'objection de principe au bombardement d'Israël, le moment choisi n'est pas opportun. Aux yeux des Saoudiens, s'il y a une troisième attaque de missiles contre l'État hébreu, ou bien le gouvernement israélien ripostera, ou bien il tombera. A l'inverse, si Saddam Hussein échoue dans sa tentative d'impliquer Tel-Aviv, il se retirera dans les huit jours du Koweït. Le Prince compte aussi sur la destruction des sites irakiens pour l'amener à cette décision ; il mise également sur un soulèvement de l'armée irakienne, qui lui paraît possible, selon certaines informations.
En aucun cas on ne peut suspecter le royaume de complaisance à l'égard d'Israël : contrairement aux allégations de Bagdad, il n'a pas autorisé Israël à utiliser son espace aérien et ne le fera jamais.
A Moscou, le mouvement « Russie démocratique » (coalition de soutien à Boris Eltsine) organise une très importante manifestation (300 000 personnes) sur le thème du refus de la dictature. Gorbatchev, dictateur ? Allons donc ! Un message de Boris Eltsine est lu devant la foule.
Ouverture du Congrès extraordinaire des députés de Russie (l'instance parlementaire élargie, habilitée, le cas échéant, à modifier la Constitution de la République russe).
L'après-guerre sera à l'évidence américaine. Un contrat de 46 millions de dollars a été signé le 14 janvier entre le gouvernement koweïtien et les États-Unis pour aider à la reconstruction du pays.
Le Président s'exprime à nouveau ce soir à la télévision pour faire le point sur le conflit. François Mitterrand met fin à la polémique soulevée par les propos de Jean-Pierre Chevènement: le but de la France, c'est celui de l'ONU, qui suppose bien entendu aussi des opérations de guerre en Irak. Il serait difficile de faire lâcher prise à l'Irak sans s'attaquer à son potentiel militaro-industriel, qu'il faut naturellement détruire.
Lundi 21 janvier 1991
Les Irakiens lancent une dizaine de SCUD sur l'Arabie Saoudite. Tous sont détruits en vol par les missiles anti-missiles américains Patriot.
Un ami, depuis la Maison Blanche, me raconte que George Bush a téléphoné au Roi d'Arabie : Majesté, je dois vous prévenir que des SCUD ont été lancés sur votre pays, mais que nos Patriot les ont détruits. Le monarque éclate en sanglots. Bush répète : Majesté, m'avez-vous entendu ? Les Patriot ont détruit les SCUD ! — C'est pour cela que je pleure : j'ai payé et les uns et les autres !...
La coalition bombarde cette nuit la ville et le port de Bassora.
Radio-Bagdad a annoncé que la vingtaine de prisonniers de guerre capturés par l'Irak ont été placés sur des sites stratégiques. Des aviateurs américains capturés ont fait des « aveux » diffusés par les télévisions du monde entier. L'Irak viole la Convention de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre. Indignation et colère !
8 100 sorties aériennes ont été effectuées depuis le début du conflit par les forces coalisées.
Aucun avion irakien ne tente la moindre manœuvre.
En application de l'accord de Houston, les représentants du G7, réunis à New York, réduisent de plus d'un tiers la dette publique de la Pologne et de l' Égypte.
Nous recevons de notre ambassadeur sur place une note très alarmiste sur la situation dans les pays Baltes. Selon lui, les risques de transformation de l' « affaire de Vilnius » en crise politique généralisée se sont substantiellement accrus depuis quarante-huit heures. Il observe une montée de la tension à tous les niveaux dans les trois pays Baltes. Les unités spéciales du ministère de l' Intérieur soviétique (Omos ou « Bérets noirs ») ont investi la nuit dernière les locaux de la milice (police) lettone ; il y a eu échange de coups de feu et quatre personnes (dont deux passants) ont péri. Comme son homologue lituanien, le Comité de salut national letton (anti-indépendantiste, pro-soviétique) a annoncé qu'il prenait le pouvoir dans la république. Le Président letton a, de ce fait, annulé sa tournée en Europe occidentale. Le parlement de Vilnius s'est transformé en véritable camp retranché, entouré de défenses fixes anti-chars. Des barricades s'élèvent désormais à Tallin (Estonie) où les autorités locales ont lancé un appel aux réservistes estoniens des troupes aéroportées pour organiser, le cas échéant, la défense des édifices publics. L'état d'esprit, dans un camp comme dans l'autre, est inquiétant. Le Président de Russie, Boris Eltsine, et son entourage considèrent de plus en plus sérieusement l'hypothèse d'une dictature présidentielle s'appuyant sur l'armée. A l'inverse, Gorbatchev estime quant à lui qu'il peut avoir à faire face à une tentative d'insurrection conduite par Eltsine ! Le premier veut assurer la légalité soviétique ; le second souhaite profiter de la crise pour s'en débarrasser.
Jacques Chirac approuve l'intervention télévisée d'hier du Président, mais il relève le comportement ambigu du ministre de la Défense. Il n'a pas tort...
Mardi 22 janvier 1991
Déclaration du Président de l'URSS, Mikhaïl Gorbatchev : il veut rétablir le calme et la stabilité, faire respecter — par tout le monde, sans exception — la loi, éviter les actions violentes, garantir les droits de l'homme et les libertés fondamentales, promouvoir un dialogue constructif entre toutes les forces politiques : l'URSS, dit-il, fera tout ce qui est indispensable pour remplir sur son propre territoire ses engagements internationaux, notamment ceux concernant les droits de l'homme.
En France, vingt-six Irakiens, stagiaires militaires ou évoluant dans l'industrie d'armement, sont expulsés. Douze membres de l'ambassade d'Irak à Paris sont eux aussi expulsés vers Tunis. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l'Italie et le Canada expulsent eux aussi des ressortissants et diplomates irakiens.
Poursuivant sa tournée des capitales maghrébines entamée depuis avant-hier, le secrétaire général du Quai d'Orsay quitte Tunis pour Tripoli.
Réunion des pays non alignés à Belgrade, sur l'initiative de l'Inde.
Nouveau tir de missiles contre Tel-Aviv, ce soir. Les Patriot ne peuvent intercepter tous les missiles irakiens. Une centaine de blessés. Shamir déclare de façon modérée que son pays réagira avec sagesse. François Mitterrand : Ils sont courageux, mais ils vont finir par réagir. Là, ce sera l'apocalypse sur Bagdad.
Le cap des 10 000 sorties alliées est atteint. Selon un général soviétique, 9 090 bombardements n'ont pas atteint leurs objectifs. Qu'en sait-il ?
Mercredi 23 janvier 1991
Gorbatchev souhaite jouer un rôle dans la recherche d'une paix ou d'une pause, car il a le sentiment que, pour Saddam Hussein, la vie humaine n'a aucune valeur ; il est donc prêt à sacrifier la moitié de la population de l'Irak, sachant que les États-Unis, eux, ne sacrifieront pas 25 000 hommes. Cette phrase a été prononcée par Saddam Hussein au Président algérien et rapportée par Chadli aux Soviétiques !
L'affaire balte risque de s'étendre. Des mouvements inquiétants, bien qu'encore très minoritaires, se dessinent dans les républiques musulmanes de l'URSS. Gorbatchev attend beaucoup du référendum du 17 février prochain qui permettra à toute république de décider, dans le respect de la Constitution, si elle désire entamer un processus de sécession. Il pense, me dit Zagladine, que seule la Lituanie votera pour. Il se montre très violent à l'égard de Landsbergis (un fasciste dont le père et le frère étaient des criminels de guerre nazis) et ne tarit pas d'éloges sur les autres dirigeants lituaniens. En attendant ce référendum, il est dans une situation très délicate, obligé de louvoyer entre les extrêmes pour éviter que les provocateurs de droite ne prennent le pouvoir.
D'autres missiles détruits en vol sont lancés sur Israël et l'Arabie Saoudite. Israël ripostera.
La France effectue son premier raid en Irak contre des unités mécanisées de la Garde dite républicaine. Le Président : Nous aurons des pertes. Je suis prêt à les assumer.
Yasser Arafat dénonce le nouveau plan des grandes puissances, qui vise à redessiner la carte politique de la région.
Les premiers tirs de missiles contre l'État hébreu n'ont pas produit le résultat escompté. Les SCUD n'emportent que des charges explosives n'excédant pas 150 kilos. Saddam Hussein garde en réserve ses meilleures cartes : l'arme chimique, l'incendie des champs pétrolifères du Koweït, l'arme radioactive ou biologique, qui inquiète tant en Israël.
En Égypte, Frères musulmans et nassériens commencent à se dresser contre l'engagement du Président Moubarak aux côtés des Américains. Ils invoquent le million d'Égyptiens restés en Irak.
Au Conseil des ministres, le Président fait le point sur la situation militaire. L'ambiance est tendue. Puis communication sur la réorganisation des Caisses d'Épargne :
Jean-Pierre Soisson : C'est l'occasion de les réorganiser en mettant à l'écart des hommes proches de l'opposition, et notamment du RPR.
Le Président : Il faut quand même laisser quelque chose à la droite ! On ne peut pas mettre partout des gens proches de nous !
Les rires détendent quelque peu l'atmosphère.
Discussion militaire dans le bureau du Président avec les ministres compétents et les chefs d'état-major.
Jeudi 24 janvier 1991
Première sortie de l'aviation française au-dessus du territoire irakien. CNN en parle avec quelque distance. A la télévision française, les consultants en font le cœur de la bataille. François Mitterrand : Saddam est fou. Il se fait bombarder sans réagir. Qu'attend-il ? Se prépare-t-il à utiliser l'arme chimique ? L'apocalypse n'est pas loin.
Les services américains estiment maintenant que la guerre sera longue et s'étendra probablement sur plusieurs mois.
Les Israéliens se préparent à recevoir des bombes radiologiques, c'est-à-dire radioactives, et chimiques.
Un îlot koweïtien est repris à l'Irak par les forces américaines.
L'armée irakienne aurait ouvert les vannes d'une station de pompage au Koweït. Désastre écologique !
Frénésie de télévision : l'amiral Lanxade est invité à 7 sur 7, la principale émission politique de TF1 ; il a très envie d'y aller. Le Président l'y autorise, alors qu'il ne permet jamais à ses collaborateurs de s'exprimer politiquement en son nom. Jean-Pierre Chevènement n'en est pas prévenu.
Roland Dumas et Douglas Hurd se rencontrent à Paris pour parler des perspectives de la Conférence internationale de paix au Proche-Orient.
Israël accuse à nouveau les Européens d'avoir fortement contribué à la constitution de l'arsenal militaire de l'Irak.
Vendredi 25 janvier 1991
Américains et Saoudiens confirment que Bagdad a ouvert il y a trois jours les installations d'une station de pompage dans le port koweïtien d'Al-Ahmadi. Une marée noire s'est formée sur plus de 15 kilomètres au nord du Golfe. Bush accuse Saddam Hussein de terrorisme écologique.
Les experts américains pensent que les scénarios les plus cataclysmiques verront le jour. Et que l'arme chimique, voire nucléaire, sera employée.
Entre la nuit dernière et cette nuit, 2 707 sorties aériennes alliées, essentiellement en vue de couper les lignes d'approvisionnement entre Bagdad et Bassora.
Cinquième tir de missiles irakiens contre Israël, ce soir. Cinq d'entre eux ont été détruits en vol, deux autres ont tué un homme et blessé une soixantaine de personnes.
Une attaque contre Riyad a également eu lieu cette nuit, provoquant la mort d'une personne et en blessant trente autres.
La Syrie dénonce aujourd'hui les attaques contre Israël.
L'offensive terrestre, nous disent les Américains, ne commencera pas avant le 15 février.
Le général Schmitt affirme que le potentiel nucléaire et chimique de l'Irak est quasiment détruit.
Assassinat de l'imam de la Grande Mosquée de Jaffa.
Jean-Pierre Chevènement apprend par le service de presse que l'amiral Lanxade va passer à 7 sur 7. J'étais contre cette guerre, dit-il. Mais puisqu'il faut la faire, je la fais. Aucun officier, pas même l'amiral, chef d'état-major du Président n'a à s'exprimer à ma place. J'en tirerai les conséquences. Il téléphone au Président. J'imagine que la conversation doit être pénible. Le Président n'en souffle mot.
Samedi 26 janvier 1991
Des avions de transport militaire et des chasseurs bombardiers irakiens (7 d'après l'Iran, 39 selon les États-Unis) atterrissent en catastrophe à Téhéran.
La marée noire s'étend maintenant sur 48 kilomètres.
Des bombardiers F111 détruisent deux collecteurs qui pompaient le pétrole du champ de Mina-Al-Ahmadi.
L'armée irakienne lance une attaque contre la ville-frontière saoudienne de Khafji.
Le Président me confie qu'il a déjà une solution de remplacement pour la Défense : Pierre Joxe est prévenu qu'il remplacera Chevènement dès que cela se révélera nécessaire.
Le Conseil de Sécurité ne prend aucune décision sur la demande de réunion immédiate présentée par les pays de l'UMA, le Yémen et le Soudan.
Dimanche 27 janvier 1991
Jean-Pierre Chevènement est furieux de la prestation de l'amiral Jacques Lanxade, chef d'état-major particulier du Président, à 7 sur 7. Il lui reproche de s'être trop aligné sur les positions américaines.
Lundi 28 janvier 1991
La presse relève les écarts entre le discours de Jean-Pierre Chevènement et celui de l'amiral Lanxade. En début de soirée, le ministre de la Défense appelle Jean-Louis Bianco pour demander un rendez-vous immédiat à François Mitterrand. Refus du Président. En fait il a déjà décidé de lui demander de partir et de le remplacer par Pierre Joxe.
Pour la première fois depuis le début de la guerre, des Irakiens ont demandé asile à l'Iran. Le nombre des réfugiés pourrait atteindre 80 000 d'après l'Office des Nations unies pour les secours en cas de catastrophe.
Septième attaque contre Israël, ce soir.
Pierre Mauroy est aujourd'hui à Tel-Aviv pour présenter un projet de règlement de paix avec les Palestiniens. Il est mal reçu.
Au Maroc, un arrêt de travail par solidarité avec l'Irak a été largement suivi.
Nouveaux attentats commis en Grèce, en Turquie et au Liban.
Mardi 29 janvier 1991
A 10 heures, Chevènement démissionne. Pierre Joxe est aussitôt nommé ministre de la Défense : Il en rêvait. Il est remplacé au ministère de l'Intérieur par Philippe Marchand.
James Baker et son homologue soviétique signent une déclaration conjointe selon laquelle les hostilités prendraient fin si l'Irak s'engageait sans équivoque à se retirer du Koweït. La fin de cette crise, disent-ils, encouragerait les deux puissances à favoriser la paix entre Arabes et Israéliens.
La troisième phase de l'opération aérienne des coalisés commence aujourd'hui. Après la destruction des centres de commandement, des terrains d'aviation, des installations chimiques, bactériologiques, nucléaires, après l'élimination de la Garde républicaine, concentrée en soutien dans le sud de l'Irak (8 000 tonnes de bombes ont été déversées sur elle depuis le 20 janvier), cette troisième phase consiste à attaquer les troupes de première ligne.
Mercredi 30 janvier 1991
La marine irakienne est attaquée ; sept bâtiments au moins sont détruits.
Les Israéliens réagissent violemment à la déclaration américano-soviétique dans laquelle ils décèlent un « lien » entre la crise du Golfe et la question palestinienne, tel que la France le réclamait.
Dans l'après-midi, le Président reçoit Petre Roman, le jeune Premier ministre roumain. Intéressante conversation, qui ramène à la tragédie qui se joue à Moscou où Gorbatchev est menacé d'un côté par les généraux, de l'autre par Eltsine.
Le Président : Comment éviter que cette révolution ne revienne vers son centre, c'est-à-dire à Moscou, si les autorités ne maintiennent pas le mouvement voulu par la population ? On peut avoir une période de régression démocratique, c'est certain. Le problème est terrible pour Gorbatchev. Il doit préserver le maintien dans l'Union de deux républiquesl'Ukraine et la Géorgie, sinon ce sera la guerre. Pour les autres, si le problème ne se pose pas d'emblée, il pourrait accepter leur indépendance avec des traités et des accords régionaux.
Petre Roman : Il a pris trop tard la décision du fédéralisme. Il aurait dû le faire dès 1986.
Le Président : Je le lui ai dit à Kiev en décembre 1989. Mais l'Union sans l'Ukraine, ce serait la fin de l'empire. Le problème, c'est que les Baltes ne sont pas sages. Nous ne reconnaissons pas l'annexion, et nous avons gardé l'or balte. Chaque fois que je suis amené à écrire à Landsbergis, au Letton, à l'Estonien, c'est pour leur recommander de prendre patience. Sinon, les Soviétiques leur tomberont dessus pour faire un exemple.
Petre Roman : Croyez-vous que Gorbatchev puisse réussir ?
Le Président : Gorbatchev peut réussir. Il lui faut juguler la crise économique et la dislocation de l'empire. Il ne peut pas le faire à 100 %, mais il lui faut garder son pré carré. Les Baltes, il s'en moque, mais il ne veut pas créer de précédent.
Petre Roman : Sur le plan économique, il ne fait pas beaucoup d'efforts.
Le Président : Il faut s'interroger sur ses chances de durer. Il doit franchir une étape, mais il se heurte au réflexe impérialiste de l'armée et du Parti, qui sont les dernières structures de l'empire. Quant à la Russie, elle veut s'occuper d'elle-même. L'armée et le Parti lui feront payer leur soutien ; on risque donc un retour en arrière. Mieux vaut Gorbatchev, qui est un homme intelligent et sensible, plutôt que n'importe quel maréchal qui flattera le nationalisme et noiera les protestations dans le sang. Ce seront alors des guerres comme chez nous, en 1792, en Vendée. Je crois que Gorbatchev fera tout pour l'éviter.
Puis la conversation passe à la guerre du Golfe :
Le Président : Saddam encaisse des coups terribles. En quinze jours, il n'y a eu aucune bataille aérienne, aucun combat avec les Irakiens. Et, pendant ce temps, l'aviation alliée pilonne.
Petre Roman : Une guerre se gagne sur le terrain, au sol.
Le Président : Bien sûr, mais la troupe irakienne est coupée de ses ravitaillements. Je plains les Irakiens. Depuis cinq mois, ils n'ont plus de revenus. Ils ont récupéré le Koweït dont ils ne peuvent rien faire, après avoir pillé quelques richesses. Saddam Hussein est brutal, intelligent, sans scrupules. Que veut-il ?
Petre Roman : Il compte les morts par milliers. Les Occidentaux, eux, les comptent à l'unité.
Le Président : Je n'ai pas le sentiment que l'Irak gagnera.
Petre Roman : Il a gagné du temps.
Le Président : Les bombardements étaient prévus pour trois semaines, les munitions pour deux mois environ. Je ne comprends pas son attitude, c'est un homme d'envergure, mais qui conduit son peuple à la ruine. Que se passerait-il si Israël entrait dans la guerre ? Mystère. Ce serait fou !
Petre Roman : Chez les Arabes, il y a une masse de jeunes analphabètes, sans culture, qui ne comprennent rien à rien. Tout ce qui leur reste, c'est l'Islam.
Le Président : Il faut choisir entre les inconvénients. Je n'ai pas choisi facilement la guerre. Nous aurons des pertes. Nous bombardons des objectifs militaires, nous avons de bons pilotes, une bonne tactique, mais cela arrivera...
Poursuite des attaques aériennes. On attend les décisions d'attaque terrestre. Les troupes françaises sont prêtes à y participer. Les États-Unis transmettent au Président français des photographies montrant l'état des dégâts à Bagdad. Nous sommes correctement traités par les Américains, qui font comme si nos généraux étaient associés aux décisions.
Jeudi 31 janvier 1991
Très durs combats, cette nuit, entre Irakiens et Saoudiens autour de la ville de Khafji, déclenchés par les Irakiens.
Le gouvernement britannique a accepté que sa base de Fairford serve de point de départ de bombardiers US B 52 à destination de l'Irak et du Koweït.
Selon des sources confidentielles, Saddam Hussein ne souhaite pas continuer la guerre au-delà de la fin février. Son objectif serait de tenir jusque-là, pour enliser le conflit. Il raisonnerait de moins en moins en termes d'« apocalypse » et se contenterait d'incendier des puits de pétrole pour provoquer de nouvelles marées noires au Koweït.
Le ton se durcit à Moscou. Craignant une extension du conflit du Golfe, malgré l'affirmation américaine selon laquelle « Tempête du désert » n'a pas pour objectif de détruire l'Irak, l'URSS invite les États-Unis à limiter leurs buts de guerre et à envisager un cessez-le-feu. L'agence Tass se demande si Washington n'a pas pour intention d'établir sa domination sur les réserves pétrolières mondiales, donc sur le monde entier.
Réponse soviétique à la demande d'explication des Douze, dans le cadre de la CSCE, sur la situation dans les pays Baltes. On y trouve le souci de respecter les formes, mais aussi une « langue de bois » nouvelle manière témoignant d'une évolution inquiétante. Dans le cadre de la CSCE, des explications ont été fournies, rappelle Moscou, par le représentant de l'URSS au sein du Comité des officiels de haut rang, à Vienne, les 28 et 29 janvier. Les tragiques événements de Vilnius et de Riga ont donné lieu, conformément à la loi soviétique, à l'ouverture d'une procédure judiciaire. Toutes les circonstances ayant entraîné l'emploi des armes font l'objet d'une enquête méticuleuse et seront appréciées conformément à la loi. Les coupables sur le terrain devront être punis. Parallèlement, nous dit-on, la commission parlementaire spéciale du Soviet suprême de l' URSS est à pied d' œuvre. Le Conseil de la Fédération, qui comprend les plus hauts représentants de toutes les républiques de l'URSS, réaffirme l'inadmissibilité du recours à la force militaire pour résoudre les questions politiques, la nécessité d'éliminer les causes de la situation conflictuelle et de rétablir l'ordre constitutionnel. Le mécanisme des pourparlers destinés à aborder l'ensemble des questions politiques, sociales et économiques avec les représentants des républiques de Lettonie, de Lituanie et d'Estonie, et appelé à agir sur une base permanente, vient d'être créé. Le Président de l'URSS, précise-t-on, approuve la composition des délégations de l'Union chargées de conduire de tels pourparlers (Gorbatchev en est-il le chef ou l'otage ?). Le Conseil de la Fédération suggère nombre de mesures urgentes en vue de surmonter la crise politique et constitutionnelle : commissions de conciliation regroupant les différentes formations politiques et sociales, tenue d'une table ronde avec la participation de toutes les parties concernées, réalisation d'une expertise juridique — minutieuse et sans parti pris — des lois adoptées dans les républiques baltes afin de vérifier qu'elles n'enfreignent pas les dispositions des Constitutions de l'URSS, de la RSS de Lituanie, de la RSS de Lettonie, de la RSS d'Estonie, et assurent une garantie inconditionnelle des droits de l'homme. Bref, que toute la légalité formelle soit respectée.
Jacques Lesourne succède à André Fontaine à la direction du Monde.
Les forces irakiennes continuent à résister à Khafji.
L'offensive terrestre se fait attendre. La décision appartient aux Américains et à eux seuls. Comment pourrait-il en être autrement ?
Vendredi 1er février 1991
Au Conseil des ministres, aucun commentaire du Président sur le départ de Jean-Pierre Chevènement. Pierre Joxe fait le point de la situation militaire. Roland Dumas propose un mouvement d'ambassadeurs.
Le Président : Et notre ambassadeur au Tchad ? Il doit être remplacé. La France a manqué à ses obligations internationales. Quelques centaines de prisonniers libyens avaient été organisés en une sorte de légion privée ; après la prise de pouvoir par Idriss Déby, nous avons accepté de les transférer à l'étranger si le nouveau chef d'État nous le demandait et si la Croix-Rouge pouvait interroger chaque homme pour vérifier quels étaient ses souhaits. La première condition a été remplie, mais pas la deuxième, et l'ambassadeur a laissé partir ces prisonniers ! J'ai écrit à Kadhafi à ce sujet. Nous sommes dans notre tort. Tout ambassadeur qui se rend coupable d'une négligence grave doit perdre son poste. Il relève que René Ala, ambassadeur au Liban, quitte les pays arabes pour le Vatican : Je vois que le Quai d'Orsay se met à avoir de l'esprit...
Des centaines de chars irakiens, attaqués par l'aviation de la coalition, des bombardiers B52 et des hélicoptères se dirigent vers l'Arabie Saoudite. L'Irak entend pousser les Alliés à lancer leur offensive terrestre plus tôt, afin de l'enliser jusqu'au printemps.
Un autre missile SCUD atteint Israël sans faire de victimes.
Israël accuse l'OLP de vouloir ouvrir un deuxième front dans la ceinture de sécurité au sud du Liban et d'infiltrer à partir de là des commandos palestiniens en Galilée.
L'Iran menace d'abandonner sa neutralité si Israël riposte.
Ce soir, le gouvernement irakien ordonne à ses troupes de se retirer de Khafji. Bilan : 500 prisonniers irakiens entre les mains de l'armée saoudienne.
Pierre Joxe va se rendre en Arabie Saoudite inspecter le dispositif « Daguet ».
Javier Perez de Cuellar travaille silencieusement en faveur de la fin du conflit et étudie une trêve afin de faire prévaloir une solution diplomatique dont les Américains ne veulent pas.
Question embarrassante : les Américains demandent à ce que leurs B52 partant d'Angleterre puissent survoler le territoire français et se ravitailler en France. Le Président est prêt à donner son accord aux mêmes conditions que les Britanniques : transport d'armements conventionnels, bombardement de zones peuplées et de sites religieux exclus. Mais alors que les Anglais exigent aussi en échange d'être co-décideurs des cibles visées par ces appareils, François Mitterrand ne pose pas cette exigence, afin de ne pas être impliqué.
Conseil restreint sur la question :
Roland Dumas : Nous devons choisir entre deux inconvénients : d'un côté, si nous acceptons, nous risquons une campagne politique et des actes terroristes ; de l'autre côté, si nous refusons, nous manquons à notre devoir de solidarité, y compris pour protéger nos troupes sur place.
Le Président demande leur avis aux ministres d'État. Michel Durafour se prononce nettement en faveur de l'acceptation. Lionel Jospin aussi, qui ajoute que les conditions anglaises ont été très bien formulées. Michel Delebarre est du même avis et suggère que ces conditions soient rendues publiques. Pierre Bérégovoy est également d'accord. Pierre Joxe exprime la crainte qu'on ne se contente pas de demander le ravitaillement, mais, ensuite, le stationnement des B52 sur nos bases. Michel Rocard indique qu'on va avoir un surcroît de problèmes avec le Maghreb, mais que tout cela est marginal. Le Président conclut à l'accord pour le survol et le ravitaillement des B52, mais refuse par avance la possibilité d'utiliser nos bases pour le stationnement de ces appareils..
A propos du « traitement » de la Garde républicaine de Saddam Hussein, les militaires prétendent qu'elle a conservé intactes 81 % de ses capacités.
François Mitterrand : Pourquoi 81 % ? Comment peut-on croire à des chiffres pareils ? C'est ridicule !
L'un des généraux présents murmure : Ce sont les données que nous ont transmises les Américains. Le Président hausse les épaules.
Frederik De Klerk annonce l'abolition prochaine des ultimes lois d'apartheid en Afrique du Sud.
Samedi 2 février 1991
Les aviateurs français travaillent efficacement. Ils ont mis au point des méthodes de vol qui intéressent beaucoup, paraît-il, les Américains.
Le Président iranien fait savoir qu'il souhaite parler au Président français.
Dimanche 3 février 1991
Les Marocains ayant été autorisés à manifester leur soutien à Bagdad, 300 000 personnes effectuent une marche de solidarité avec le peuple irakien.
En Italie, le PCI devient le « Parti démocratique de la gauche » (PDS). Le Parti socialiste italien n'a pas su occuper à temps ce terrain. C'est ce qui se serait passé en France si le Congrès d'Épinay n'avait pas choisi, il y a vingt ans, la stratégie d'Union de la gauche.
Lundi 4 février 1991
L'Iran vole-t-il au secours de l'Irak ? A Téhéran, ce matin, le gouvernement se déclare prêt à rencontrer Saddam Hussein afin de sauver le peuple musulman d'Irak par obligation islamique et humanitaire. En réalité, ce n'est qu'une pure hypocrisie. Les autorités iraniennes reçoivent aujourd'hui un émissaire de l'Émir du Koweït en exil. Elles réaffirment leur neutralité, même si la Turquie venait à entrer en guerre. Washington fait savoir qu'il n'y a rien qui puisse faire l'objet d'une médiation dans le Golfe, mais les contacts avec Téhéran semblent bons.
Sur le terrain, tout est plutôt calme, hormis quelques tirs d'artillerie à la frontière koweïto-saoudienne.
Selon Israël, les potentiels nucléaires, chimiques et bactériologiques de l'Irak ont été réduits de moitié. C'est dire que Saddam peut encore déclencher l'apocalypse.
Vu des photographies américaines : dégâts civils importants ; précision des tirs remarquable.
Les Douze lèvent les sanctions à l'encontre de la Syrie. Ils libèrent ainsi 1 milliard de francs de crédits bloqués depuis 1986.
Mon ami Horst Teltschik, avec qui j'ai tant négocié, m'écrit pour m'annoncer son départ de la Chancellerie à la fin de l'année. Pendant dix-neuf ans collaborateur d'Helmut Kohl, ce jeune homme pressé, passionnément allemand, culpabilisé par le passé de son peuple, soucieux de son destin, a magnifiquement travaillé. Il aurait aimé devenir ministre ; il en avait la compétence et le caractère. Le Chancelier n'a pas voulu lui donner sa chance. Il part pour le privé.
Mardi 5 février 1991
Selon le général Schmitt, la coalition aurait jusqu'ici détruit de 400 à 500 chars, de 350 à 400 pièces d'artillerie du côté irakien.
L'Irak ne disposerait plus que de 7 ou 8 rampes de lancement mobiles de SCUD.
La CEE annonce l'octroi d'une aide financière à Israël et l'envoi d'une mission diplomatique au Maghreb, au Caire et à Jérusalem.
La France propose la mise en place d'un plan d'assistance aux Palestiniens des Territoires occupés.
Conférence de presse de George Bush. Il n'a pas connaissance d'un plan de paix iranien. L'attitude de Téhéran est néanmoins considérée comme encourageante.
Le Président s'entretient avec John Major. Ni l'un ni l'autre ne semblent rien savoir de précis sur le jour « J » de l'attaque terrestre censée en finir et reprendre le Koweït.
François Mitterrand : Pierre Bérégovoy est devenu un allié de Rocard, vous comprenez ça, vous ? Je n'ai pas été élu pour privatiser et enrichir les capitalistes ! C'est pourtant, objectivement, ce que fait ce gouvernement avec une ténacité que récompensent les sondages. Mais les Français sont sages. Ils comprennent. Après son départ du gouvernement, ils broieront Rocard : il n'en restera rien.
Dans la soirée, le Président rappelle George Bush qui a essayé de le joindre ce matin même. Très importante conversation :
George Bush : Cher François, je crois qu'il est bon de faire le point de temps en temps et d'évoquer le déroulement des événements. J'ai l'impression que les choses vont bien pour ce qui est de la guerre ; la coalition tient bon. Nous avons un adversaire costaud, qui est capable de nous réserver des surprises. Je sais que Brent Scowcroft et l'amiral Lanxade sont en relation très étroite, ce qui est excellent ; le fait d'avoir la France à nos côtés nous donne un sentiment de grande force.
Le Président : Nous sommes effectivement et totalement engagés à vos côtés.
George Bush : Je crois que nos opérations sont bien coordonnées et il n'y a d'ailleurs aucune différence dans notre approche. Il faut que les Irakiens évacuent totalement le Koweït, sans concessions. A ce propos, nous n'avons décelé aucun changement dans la position irakienne. En avez-vous noté de votre côté ?
Le Président : Non. Tous les contacts directs et indirects confirment le même fait. Dès que l'on nous parle de trêve, par exemple, je réponds toujours : peut-être, mais il faut d'abord l'évacuation du Koweït. Et là, plus rien !
George Bush : Je me suis entretenu il y a deux heures avec le Turc Ozal, qui avait eu une conversation téléphonique avec l'Iranien Rafsandjani.
Le Président : Oui, Rafsandjani souhaite également m'appeler.
George Bush : Ozal partage tout à fait nos positions. Il estime que l'Irakien est un affreux et qu'il doit quitter le Koweït. En ce qui concerne les Iraniens, j'ai l'impression que leur position est bonne, qu'ils continuent à se conformer aux décisions des Nations unies, et je n'ai rien à redire à ce que Rafsandjani essaie de faire. Nos relations avec l'Iran sont toujours exécrables, mais nous avons émis des signaux pour qu'elles s'améliorent. Pour ce qui est du Maghreb, je me sens un peu fautif, car vous m'en aviez parlé et j'avoue que je n'ai rien fait. Ce serait bien que vous me disiez ce que vous en pensez.
Le Président : Nous avons des contacts assez étroits avec l'Algérie. Leur ministre des Affaires étrangères nous tient au courant de ses contacts avec les Iraniens et les Irakiens. Le gouvernement algérien exprime sa solidarité avec Saddam Hussein, mais sans passion particulière, et il veille à ce que ses relations avec nous soient correctes. Pour nous, les pays du Maghreb constituent un problème délicat, car ce sont des pays francophones qui nous connaissent bien. Donc, dès qu'il y a une opposition, il est naturel qu'elle s'exprime contre la France. En outre, l'opposition politique contre le Roi du Maroc et le Président algérien en profite, et il faut dire que le Roi du Maroc, en particulier, est très critiqué. C'est une situation désagréable, mais que nous pouvons tenir. Le seul endroit où tout est agréable, c'est du côté de Kadhafi ! Il y a des manifestations à Tripoli, mais on y réclame l'autodétermination pour le Koweït ! Kadhafi m'a téléphoné pour la première fois depuis des années afin de dire : « Il y a tant de fous de par le monde, il faut que les sages comme nous interviennent ! »
George Bush : Je serais curieux de connaître votre réaction diplomatique à cela !
Le Président : J'ai dit que je me félicitais de le voir dans cet état d'esprit... Le Maroc est un problème plus difficile. Le Roi, que j'apprécie beaucoup, est très critiqué sur divers plans qui n'ont rien à voir avec la guerre. Je pense que lorsque la paix sera faitej'espère dans pas trop longtemps, au printemps, nous pourrons raccommoder tout cela, à condition qu'il n'y ait pas d'ici là de coup d'État. Il faut dire que le fait de gagner la guerre est important. Car, dans ces pays-là, on a quand même tendance à se tourner vers le vainqueur. Voilà pour les relations entre la France et les pays du monde arabe desquels nous sommes le plus proches... Pour le reste, je ne vois pas de problème particulier. Nous attendons, comme tout le monde, le signal de l'offensive terrestre. Nous ne sommes pas pressés. Notre aviation fait son travail aux côtés de vos troupes.
George Bush : Je reçois de très bons rapports là-dessus.
Le Président : Nos pilotes sont très bien entraînés. Nos forces terrestres sont là où les a placées l'État-major, et elles attendent calmement le jour « J ».
George Bush : C'est important que nous soyons côte à côte dans cette affaire. De divers côtés, on cherche un moyen de faire la paix, mais je crois qu'il nous faut tenir bon sur nos conditions.
Le Président : La condition sine qua non est la libération du Koweït. Il y a eu une campagneun peu en Amérique, mais surtout en Grande-Bretagnecontre la France. Mais je me suis entretenu ce matin avec M. Major, et nous avons un nouveau ministre de la Défense qui prend bien les choses en main.
George Bush : Il est excellent que nous puissions avoir ces conversations, et il est rassurant de savoir que Brent Scowcroft et votre collaborateur militaire se parlent régulièrement. Je pense que la présentation de photographies aura été jugée intéressante.
Le Président : Je vous remercie de m'avoir appelé. Je voulais le faire moi-même. Nous aurons l'occasion de recommencer très prochainement.
Claude Evin, ministre des Affaires sociales, sur la Sécurité sociale : Il n'y a pas de problème de déficit, seulement un léger problème de financement... Il faut mettre progressivement en place un mécanisme d'enveloppe globale pour chaque profession médicale.
Mercredi 6 février 1991
L'offensive terrestre se prépare. Elle risque d'être dure.
Selon James Baker, l'Iran n'a toujours reçu aucun signal de Saddam Hussein. Les Algériens nous disent la même chose.
Au Conseil des ministres, Pierre Joxe, beaucoup plus sobrement que son prédécesseur, rend compte de sa visite en Arabie Saoudite. Puis le Président fait le point sur la situation : Depuis le 17 janvier, ce sont nos aviateurs qui sont en action. Ils n'ont eu jusqu'ici aucune perte, et ils sont les seuls. Là-bas, on les considère parmi les meilleurs. Ils ont mis au point une méthode qui a été suivie par les Britanniques et qui intéresse les États-Unis, méthode combinant les vols à haute et basse altitude de manière à être le moins longtemps possible la cible de la DCA. Nos raids portent sur le Koweït et sur certains objectifs en Irak, notamment sur la Garde dite républicaine. La répartition des tâches pour cette guerre a été préparée au niveau des états-majors et convenue entre Bush et moi-même une dizaine de jours avant le début du conflit. [En fait, ce fut le 10 janvier, entre ministres de la Défense et approuvé par lui.] Nous ne recherchons pas la destruction de l'Irak, mais nous devons mettre à raison l'armée irakienne d'invasion du Koweït, qui ne se trouve pas qu'au Koweït. D'où la destruction d'usines chimiques, de centres de communication, de réseaux de transmission et de radars. J'ai vu des photographies réservées à quelques personnes, que m'ont fait passer les Américains. Certes, il y a eu des dégâts sur des bâtiments civils ; cependant, la précision des tirs est très impressionnante. Le combat terrestre risque d'être coûteux en hommes, en raison de la puissance d'armement et sans doute de la vaillance d'une partie de l'armée irakienne, je veux parler de la Garde républicaine. On verra alors que l'armée française assure une mission périlleuse, en première ligne.
Le Président évoque ensuite le ravitaillement en France des B52 partis d'Angleterre : A propos des B52, la décision a été facile à prendre : on ne peut pas mener deux politiques à la fois. Je précise qu'il ne s'agissait pas de leur prêter des bases. J'ai vu que, dans l'opposition, on a dit que nos réserves sur l'utilisation des B52 étaient illusoires ou hypocrites. Mais je n'ai fait que reprendre les réserves britanniques ! Je n'imaginais pas que la France pût être moins exigeante que le Royaume-Uni. Ceux qui ont poussé des cris d'orfraie n'ont qu'à s'informer. J'ai lu des affirmations fantaisistes, y compris parmi les organes dirigeants du parti auquel va ma préférence. L'ignorance ne peut pas trancher sur tout. Les Britanniques demandaient un pouvoir de co-décision sur les cibles visées par les B52. Nous ne l'avons pas demandé, jugeant cette exigence dangereuse.
Dans le monde arabe, il se passe ce que vous voyez, qui était totalement prévisible et d'ailleurs évidemment envisagé par nous. Une décision, c'est un acte chirurgical qui tranche nécessairement dans le vif. Il faut toujours examiner mentalement ce que donnerait la décision opposée. Pour la grande majorité de ces peuples, Saddam Hussein est une figure emblématique. Il est vrai qu'il est courageux et intelligent. Mais ce n'est pas parce qu'un tyran sans scrupules et fauteur de guerre est arabe que cela doit nous empêcher de dire qu'il s'agit d'un tyran, fauteur de guerre et sans scrupules. Si les Arabes se reconnaissent dans Saddam Hussein, c'est à cause de leur frustration. N'oublions pas que nous avons été la puissance coloniale, il n'y a pas si longtemps.
Nous allons traverser une période difficile, diplomatiquement et militairement. La bataille terrestre se déroulera sans doute d'ici à la fin du mois de février. Cela dit, j'ai été invité en visite d'État au Yémen. Nous avons des relations très actives avec de nombreux chefs d'État, comme le Président Chadli. Je viens de recevoir une lettre très aimable de Yasser Arafat, et Rafsandjani demande à me parler au téléphone. Le plus étonnant de tous, c'est Kadhafi. Il est quand même le seul à avoir réussi à organiser une manifestation d'un million de personnes pour réclamer la libération du Koweït !
Je pense que l'opinion publique française est prête à supporter le choc, qui est peut-être le plus important depuis la guerre d'Algérie. Alors, bien sûr, on dit que de Gaulle, lui, n'a jamais été ambigu. Oui... à quelques détails près ! Par exemple, le débarquement en France en 1944 : il a refusé d'y prendre part... Et les bombes sur Sétif en 1945, qui ont fait 30 000 tués, c'était quand même lui !... La France ne peut pas être spectatrice. Ce n'est pas un pays abrité dans un creux de montagne. Les gens y passent, l'Histoire y passe. Elle n'a pas une grande masse d'hommes, mais elle a un message et une Histoire à assumer, que nous ont transmis les quarante générations précédentes. Si nous n'avions pas participé militairement, je suis certain qu'il y aurait eu en France le sentiment d'une grande absence, et alors là, on aurait pu parler de déclin.
Le Président parle dans l'après-midi à Rafsandjani qui lui redit son désir de favoriser la paix et de servir d'intermédiaire. Le Président l'éconduit très aimablement.
Jeudi 7 février 1991
Les 705 000 soldats (dont 500 000 américains) des forces navales, terrestres et aériennes sont prêts à passer à l'attaque.
James Baker suggère la création d'une banque de reconstruction et de développement au Proche-Orient, principalement financée par des capitaux régionaux. Elle s'inspirerait du modèle des banques internationales de développement existantes. La BERD, que j'ai aussi voulue pour préparer cela, est le modèle de référence.
François Scheer est ce soir à Damas pour exposer aux Syriens la position française.
A Londres, attentat au mortier de l'IRA contre le 10, Downing Street.
François Mitterrand : Rocard ne s'intéresse qu'aux présidentielles. C'est le plus sûr moyen de les perdre. D'ailleurs, il ne pourrait être candidat avec quelque chance que s'il était un grand Premier ministre de gauche. Cela semble mal parti...
Vendredi 8 février 1991
Javier Perez de Cuellar déclare au journal Le Monde que la guerre du Golfe n'est pas celle de l'ONU, mais qu'elle est légale. Il souligne le rôle essentiel des Nations unies dans l'après-guerre et déclare ne pas comprendre les critiques lancées par l'Irak à son encontre (il a notamment reçu deux lettres officielles de Tarek Aziz depuis le début du conflit), lui reprochant son silence sur les victimes civiles de la guerre.
Bilan américain des pertes subies par l'Irak : 600 de ses 4 500 chars ont été détruits par l'aviation alliée ; 400 pièces d'artillerie sur 3 200. D'après le ministre britannique de la Défense, de 15 à 20 % des capacités militaires du pays ont été détruites. Pour la Garde républicaine, une demi-division (sur 8) a été éliminée. D'après le général Schmitt, on peut estimer les pertes humaines à 15 000 (tués et blessés). Le commandement des forces conjointes arabes a fait état de la reddition de 1 354 soldats irakiens depuis le 2 août.
D'autres appareils irakiens atterrissent à Téhéran. Il y en aurait maintenant 147. Sont-ce des défections ou est-ce une façon, pour Saddam, de mettre son aviation à l'abri en vue d'une contre-attaque ? Nul n'en sait rien.
Le représentant de l'Irak à l'ONU adresse une lettre à Perez de Cuellar lui précisant que l'Irak se réserve le droit de réclamer des dommages de guerre à tous les membres de la coalition.
Bagdad refuse aux représentants de la Croix-Rouge internationale le droit de visiter ses prisonniers de guerre.
Édith Cresson vient voir François Mitterrand. Ils parlent d'un prochain gouvernement : Après tout, je me contenterais volontiers de l'Économie et de l'Industrie, et je verrais bien Bérégovoy à Matignon, à condition qu'il me laisse travailler comme je l'entends. Elle aurait, disent certains, déposé sur le bureau du Président un carnet ouvert avec, sur une page, inscrite la lettre P (comme Pierre) et deux colonnes : une colonne « avantages » (confiance des milieux économiques, continuité logique), et une colonne « inconvénients » (moins d'espérances, impact mobilisateur réduit, discours de campagne électorale difficile à fonder) ; sur une autre page, la lettre E (comme Édith) et aussi deux colonnes : « avantages » (les jeunes, le PS, mobilisation plus facile de la population active, surprise, effet de démarrage positif pour la gauche en vue des élections, hors courants), et « inconvénients » (risque de blocage de Bercy, moins d'habileté au Parlement, exploiter la surprise sur la durée)...
Michel Rocard choisit Melun-Sénart pour implanter le grand stade destiné à accueillir en 1998 la Coupe du monde de football.
Samedi 9 février 1991
En Lituanie, référendum — illégal, pour l'URSS — sur l'indépendance : 84 % de participation, 90,4 % de oui.
Un vice-ministre irakien doit porter à Rafsandjani la réponse de Saddam Hussein à son message de paix.
Dick Cheney et le général Powell étudient sur le terrain les conditions du déclenchement de l'offensive terrestre.
Ce matin, Tel-Aviv est de nouveau la cible de missiles SCUD ; 25 blessés légers. C'est la onzième attaque irakienne contre Israël, toujours sans riposte. Magnifique sang-froid.
Dimanche 10 février 1991
Saddam Hussein rejette toute idée de cessez-le-feu et confirme sa décision irrévocable d'affronter l'agression contre son pays.
Rafsandjani reconnaît que la réponse de Saddam Hussein à son message n'est pas conforme à son attente.
Dick Cheney, de retour à Washington, se déclare impressionné par l'énormité de l'appareil militaire irakien.
Les Alliés bombardent quatre ponts en Irak. D'autres raids sont lancés contre des objectifs situés dans le Sud-Est irakien.
Lundi 11 février 1991
Dick Cheney et Colin Powell font le compte rendu de leur tournée dans le Golfe à George Bush. Celui-ci annonce une extension des raids aériens : 2 900 aujourd'hui.
Des SCUD sont encore lancés sur l'Arabie Saoudite et sur Israël.
Poursuite des démarches diplomatiques. Le vice-Premier ministre irakien Hammadi est à Tripoli après être passé par Amman et avant de gagner Tunis. Il appelle à boycotter totalement les pays coalisés.
Moshe Arens, à Washington, n'exclut toujours pas une riposte de son pays.
Dans une lettre à ses ministres, Michel Rocard fixe à 12 milliards les économies budgétaires rendues nécessaires par la guerre du Golfe.
Mardi 12 février 1991
Pierre Joxe, à Washington, rencontre George Bush et les responsables militaires américains.
Roland Dumas est à Moscou pour rencontrer Gorbatchev.
L'émissaire soviétique Evgueni Primakov effectue une nouvelle démarche à Bagdad. Il est reçu par Saddam Hussein qui se dit prêt à coopérer avec Moscou [mais sans mentionner un éventuel retrait du Koweït] pour trouver une solution pacifique, politique, équitable et honorable aux problèmes de la région, notamment à la situation dans le Golfe.
Au sud du Koweït, les forces irakiennes sont attaquées par les unités d'artillerie, l'aviation et la marine alliées. Les bombardements sur Bagdad se poursuivent.
Une cinquantaine de puits de pétrole sont en flammes depuis une semaine au Koweït.
Basculement historique : chez Renault, la CGT perd la majorité absolue ; les autres syndicats font alliance pour reprendre le contrôle du comité central d'entreprise.
Mercredi 13 février 1991
Michel Rocard et Pierre Joxe se rendent ce soir en Arabie Saoudite.
Un abri anti-aérien est bombardé à Bagdad ; 94 personnes au moins sont mortes (300 d'après les Irakiens). Bagdad dénonce ce bombardement délibéré de civils. D'après la Maison Blanche, cet abri est en fait un centre de commandement et de contrôle militaire qui accueille des civils à l'étage supérieur. Les images diffusées par la télévision, terribles, soulèvent une émotion considérable dans le monde.
Le Conseil des ministres approuve un projet de loi renforçant la protection du consommateur et autorisant la publicité comparative.
Au cours de la communication de politique étrangère, un petit débat se déclenche sur des économies budgétaires décidées avant-hier par le Premier ministre.
Le Président : Revenons à la politique extérieure ! Ce n'est pas que je refuse que ce débat ait lieu, mais c'est d'abord autour du Premier ministre que doit s'organiser la discussion sur les économies qu'imposera la guerre du Golfe.
Jeudi 14 février 1991
Après le bombardement civil à Bagdad, manifestations anti-américaines et grèves générales en Jordanie, dans les Territoires occupés, dans les camps palestiniens du Sud-Liban, à Tunis et à Alger. L'Algérie proclame cette journée jour de deuil national. Le Maroc a interdit l'organisation d'un rassemblement.
Selon les autorités irakiennes, 288 personnes ont été tuées lors du bombardement d'avant-hier.
Bilan des pertes irakiennes par les Américains : 1 300 chars, 800 véhicules blindés, 1 100 pièces d' artillerie. Les États-Unis ont perdu 19 appareils en mission ; 14 hommes sont morts, 28 ont disparu, 8 ont été capturés.
Saddam Hussein aurait dit à Yasser Arafat qu'il serait à même de supporter la guerre pendant six ans.
Radio-Bagdad annonce l'imminence de la victoire irakienne.
Nous finissons par convenir avec Moscou que l'ambassade soviétique s'occupera de nos intérêts à Bagdad. Les Soviétiques vont en parler à Tarek Aziz, en visite à Moscou la semaine prochaine.
Vendredi 15 février 1991
L'Irak annonce ce matin qu'il est prêt à se retirer du Koweït dans le cadre d'un règlement négocié. Parmi ses conditions : annulation des douze résolutions de l'ONU ; départ des forces étrangères dans un délai d'un mois après le cessez-le-feu ; retrait d'Israël des Territoires occupés, du Golan et du Sud-Liban ; annulation des dettes du pays.
George Bush réagit en qualifiant cette proposition de farce cruelle. Il ajoute qu'il serait opportun de renverser Saddam Hussein et son régime pour éviter un bain de sang.
Gorbatchev se dit plutôt satisfait. François Mitterrand y voit un élément nouveau : le Koweït n'est plus considéré comme étant pour toujours la dix-neuvième province de l'Irak.
En attendant, les bombardements continuent.
Dimanche 17 février 1991
La date de l'offensive terrestre est fixée. Ce sera pour samedi ou dimanche prochain. Secret absolu.
Lundi 18 février 1991
Mikhaïl Gorbatchev soumet un plan de paix à Tarek Aziz, en visite à Moscou. L'originalité de ce plan réside dans la séquence ininterrompue de phases qui s'enclencheraient à partir de la décision de l'Irak de se retirer du Koweït, depuis un cessez-le-feu jusqu'au règlement des autres problèmes du Moyen-Orient. Les Soviétiques s'attendent à la compréhension des alliés au sein de la coalition multinationale ; ils souhaitent en réalité sauver le régime baasiste, garant du maintien de leur influence et de la défense de leurs intérêts dans la région, et ils veulent convaincre les dirigeants de Bagdad qu'un repli en bon ordre du Koweït, assorti d'un engagement moral de la communauté internationale de traiter l'ensemble des problèmes du Moyen-Orient, constituerait pour eux un succès politique aux dépens des États-Unis.
George Bush fait savoir que ce plan n'est pas totalement conforme aux résolutions de l'ONU.
François Mitterrand : Aucun plan d'arrêt des hostilités ne doit être reçu comme un recul sur les exigences initiales. Si Saddam a des illusions là-dessus, il faut qu'il les perde.
Mardi 19 février 1991
Toujours pas de réponse de Bagdad au plan soviétique. Examen à huis clos de ce plan au Conseil de Sécurité.
Tarek Aziz indique aux Soviétiques qu'il n'a pas d'objection à la protection par l'URSS des intérêts français en Irak selon les modalités convenues entre Paris et Moscou. En contrepartie, il demande si les Soviétiques accepteraient d'assurer la protection des intérêts irakiens en France.
La cinquième session du Soviet Suprême d'URSS s'est ouverte hier pour environ trois mois. A l'ordre du jour (encore en discussion) figurent, entre autres, la constitution du nouveau gouvernement et celle du Conseil national de Sécurité. La question du Golfe a fait l'objet de l'essentiel des débats d'hier matin, marqués par une intervention particulièrement virulente du colonel Alksnis, l'un des principaux ténors de l'extrême droite conservatrice : On voit aujourd'hui disparaître le dernier mythe de l'époque de la perestroïka, le mythe des brillants succès de la politique extérieure soviétique, ainsi que par des propos alarmistes de M. Oleinik, transfuge de la mouvance démocratique ukrainienne et vice-président du Soviet des nationalités, qui a comparé la situation actuelle à celle de 1941.
Boris Eltsine demande, en direct, à la télévision la démission de Mickhaïl Gorbatchev.
François Mitterrand : Pas question d'un cessez-le-feu qui permettrait aux Irakiens de regrouper leurs forces. Le plan soviétique ne dit rien là-dessus. Ni sur les tirs contre Israël, ni sur la restitution des Koweïtiens disparus, ni sur la fin de l'évacuation. Il faut être prêt et impitoyable.
Les Américains subordonnent leur approbation du plan soviétique à une évacuation du Koweït en quatre jours, à la libération des prisonniers, à la fourniture de la liste des champs de mines déployés par l'Irak, à un calendrier du retrait irakien, à la reconnaissance de la légitimité du gouvernement koweïtien, à la réouverture des ambassades étrangères et à l'échange de prisonniers.
Mercredi 20 février 1991
L'île koweïtienne de Faylakaa a subi tant de bombardements américains qu'elle n'existe plus !
Au cours d'un débat sur la guerre au Parlement, Valéry Giscard d'Estaing souhaite la création d'une agence européenne des armements placée sous l'autorité de l'UEO et destinée notamment à contrôler les exportations d'armes. Ce pourrait être le début de l'outil de défense commun aux pays européens.
Au Conseil des ministres, Roland Dumas explique que la proposition soviétique est assez voisine de notre proposition du 15 janvier.
Le Président l'interrompt : On ne peut pas faire cette comparaison ! Il y a une énorme différence : avant, c'était la paix, et maintenant, c'est la guerre ! Il est difficile de fixer complètement la position française, puisque les Soviétiques n'ont pas la réponse de Saddam Hussein et que c'est cette réponse qui conditionne la suite. En tout cas, il faut qu'elle soit immédiate ; disons, dans les vingt-quatre heures. D'ici là, la guerre doit continuer. Il ne faut pas que Saddam Hussein ait le moindre doute sur la nature du choix qui lui est laissé : c'est le retrait, à un certain nombre de conditions techniques qui ne pouvaient être prévues par les Nations unies avant la guerre. Saddam Hussein ne peut répondre qu'en acceptant l'évacuation du Koweït, et vite. S'il rajoute des conditions, ce sera considéré par nous comme un refus. Attention qu'il ne cherche pas une fois de plus à gagner du temps en attendant un avantage à tirer de nouvelles conditions climatiques ! Il n'est pas possible d'accorder plus d'une semaine pour cette évacuation car, sinon, nous tomberions dans le piège. Et il faut régler tout de suite une série de conditions qui ne se trouvent pas dans le plan soviétique : par où commencer l'évacuation ? Avec ou sans l'armement lourd ? Avec quels engagements au sujet des tirs de SCUD ? Quid des prisonniers ? et des Koweïtiens enlevés ? des zones contaminées par les armes chimiques ou par des pièges ? Un cessez-le-feu sans conditions rigoureuses lui permettrait de regrouper ses troupes. Tout cela est dans l'esprit de tous. Mais, contrairement à ce qui a été dit, ni les Britanniques ni les Américains ne sont complètement fermés.
La statue d'Enver Hodja à Tirana est déboulonnée par des manifestants.
Le Parlement slovène propose la dissociation de la République de Slovénie de la Fédération yougoslave.
Des attentats contre trois ambassades — Grande-Bretagne, Italie, Turquie — ont eu lieu aujourd'hui à Téhéran.
Roland Dumas expose à l'Assemblée nationale les conditions d'un éventuel retrait : l'Irak doit se retirer du Koweït en quatre jours ; Dumas pense qu'il y a 15 % de chances pour qu'il le fasse dans les délais exigés.
Jeudi 21 février 1991
Moscou annonce son nouveau plan de paix en six points prévoyant l'évacuation du Koweït sitôt après le cessez-le-feu. François Mitterrand : Cela ne garantit pas l'application des résolutions de l'ONU.
Saddam Hussein rejette le plan soviétique. Il affirme que ses troupes continueront le combat.
Tarek Aziz repart pour Moscou en vue de nouvelles négociations.
Le Président : Tout se passe mieux que prévu. Bush m'avait dit que ça durerait un mois. Moi, je lui avais dit quinze jours. A chaque Conseil de défense, les généraux nous inquiètent. Dumas a été un des rares à dire depuis le début que le système de défense irakien allait s'écrouler. L'État-major, lui, n'a pas cessé d'en rajouter. C'était peut-être pour mieux faire valoir l'efficacité de la division Daguet, le jour où...
Saddam Hussein soutient toute la journée que son peuple et son armée veulent continuer la lutte.
Ignatenko, porte-parole de Gorbatchev, annonce que Bagdad accepte le plan de paix soviétique quelque peu modifié pour tenir compte des remarques américaines, et qui tient en huit points : 1) retrait complet et inconditionnel ; 2) début du retrait un jour après la fin des hostilités ; 3) retrait effectué dans des délais à fixer ; 4) suspension des sanctions économiques de l'ONU dès le retrait des deux tiers des troupes ; 5) à la fin du retrait, les résolutions de l'ONU deviennent caduques ; 6) libération de tous les prisonniers de guerre dès le cessez-le-feu ; 7) retrait supervisé par des pays ne participant pas au conflit, sous mandat du Conseil de Sécurité ; 8) le travail sur les formulations et les détails du plan sera communiqué vendredi 22.
François Mitterrand : Il s'agit d'un pas dans la bonne direction. Shamir : Nouveau stratagème de Saddam Hussein. Bush remercie Gorbatchev pour ses efforts intensifs, mais n'approuve pas.
La Tchécoslovaquie devient le vingt-cinquième membre du Conseil de l'Europe. A Prague, l'Assemblée fédérale décide d'indemniser les anciens propriétaires d'usines, de commerces et d'immeubles confisqués après le « coup de Prague » du 25 février 1948.
Vendredi 22 février 1991
Ce matin, l'URSS a présenté une nouvelle mouture de son plan de paix en six points, beaucoup plus stricte et rigoureuse : 1) respect de la résolution 660 sur le retrait immédiat et inconditionnel ; 2) retrait effectif au lendemain d'un cessez-le-feu ; 3) retrait en vingt et un jours du Koweït (en quatre jours pour la ville de Koweït) ; 4) les résolutions de l'ONU deviennent caduques une fois le retrait achevé ; 5) libération des prisonniers de guerre, rapatriés trois jours après l'instauration du cessez-le-feu ; 6) contrôle du cessez-le-feu et du retrait par des observateurs ou des forces de maintien de la paix.
Ce plan aurait été accepté par l'Irak ce matin.
A 16 heures (heure française), les États-Unis donnent vingt-quatre heures à l'Irak pour se retirer du Koweït.
George Bush téléphone à François Mitterrand. Ils se concertent sur le plan soviétique et s'accordent à le rejeter. Il ne comporte pas d'engagement de retrait immédiat et inconditionnel. Si les Irakiens ne commencent pas demain le retrait et s'ils ne le terminent dans les sept jours (et non dans les quatre mois, comme le propose Saddam, ni dans les vingt et un jours, comme le propose Gorbatchev), la décision est confirmée de passer à l'attaque terrestre dès demain. Un communiqué devra être publié ce soir par les capitales des pays alliés.
Les firmes américaines ont déjà accaparé la quasi-totalité des contrats pour la reconstruction du Koweït.
L'Élysée organise cet après-midi une réunion avec les principaux dirigeants de la direction des Relations économiques extérieures sur les suites industrielles de la guerre afin que la France n'en soit pas exclue.
Au nom des alliés, comme prévu avec François Mitterrand, George Bush rejette le plan soviétique et lance un ultimatum public à Saddam Hussein, à qui il donne vingt-quatre heures pour commencer à évacuer le Koweït.
Comme convenu, François Mitterrand fait publier simultanément un communiqué rédigé avec Pierre Joxe, Roland Dumas et Jean-Louis Bianco : L'annonce soviétique d'hier représente un effort sérieux et utile, qui est apprécié. Mais des obstacles majeurs subsistent. Pendant de nombreux mois, la coalition a recherché une solution pacifique à cette crise, conformément aux résolutions des Nations unies. Comme le Président Bush l'a souligné auprès du Président Gorbatchev, les étapes envisagées par les Irakiens constitueraient un retrait conditionnel et empêcheraient également la mise en œuvre intégrale des résolutions du Conseil de Sécurité. Il n'y a pas non plus d'indication selon laquelle l'Irak est prêt à se retirer immédiatement. La mise en œuvre complète des résolutions du Conseil de Sécurité a été une exigence cohérente et nécessaire de la communauté internationale. Le monde doit s'assurer que l'Irak a, de manière concrète, renoncé à sa revendication sur le Koweït et a accepté toutes les résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité. En effet, seul le Conseil de sécurité peut accepter la levée des sanctions contre l'Irak, et le monde doit avoir l'assurance, en termes concrets, des intentions pacifiques de l'Irak avant qu'une telle action puisse être décidée. Dans le cas où les sanctions auraient été levées, M. Saddam Hussein pourrait à nouveau réutiliser les revenus pétroliers non pas pour assurer le bien-être de son peuple, mais, au contraire, pour réarmer. Aussi, dans un dernier effort pour obtenir de l'Irak qu'il respecte la volonté de la communauté internationale unanime, la France, après avoir consulté le gouvernement du Koweït et les autres partenaires de la coalition, déclare qu'elle n'engagera pas de campagne terrestre contre les forces de l'Irak si, avant midi, heure de New York (Nations unies), le samedi 23 février, l'Irak accepte publiquement les conditions suivantes et communique officiellement cette acceptation aux Nations unies. Ces conditions se présentent comme suit : commencer un retrait à grande échelle du Koweït à compter de midi, heure de New York (Nations unies), le samedi 23 février ; achever le retrait militaire du Koweït dans le délai d'une semaine (compte tenu du fait que l'Irak a envahi et occupé le Koweït en quelques heures, tout délai plus long que celui-ci pour achever ce retrait ne serait pas conforme aux exigences d'immédiateté de la résolution 660) ; retirer dans les premières quarante-huit heures toutes ses forces de Koweït City (pour autoriser le retour rapide du gouvernement légitime du Koweït), tous les dispositifs de défense installés le long de la frontière entre l'Arabie Saoudite et le Koweït et de la frontière entre l'Arabie Saoudite et l'Irak, des îles de Bubiyan et Warbah, et des champs pétrolifères koweïtiens de Rumailah ; ramener, durant le délai d'une semaine mentionné ci-dessus, toutes ses forces à leur position du 1er août, conformément à la résolution 660 ; en coopération avec le CICR, libérer tous les prisonniers de guerre et les civils des pays tiers détenus contre leur volonté, et restituer les dépouilles des militaires tués ou morts, cette action devant commencer immédiatement avec le début du retrait et devant être achevée en quarante-huit heures ; retirer tous les explosifs, les mines et pièges, y compris sur les installations pétrolières du Koweït ; désigner des militaires irakiens comme officiers de liaison pour définir avec les forces de la coalition les détails pratiques concernant le retrait de l'Irak et fournir toutes les données sur la localisation et la nature de toutes les catégories de mines terrestres et maritimes ; cesser tous les vols d'avions de combat au-dessus de l'Irak et du Koweït à l'exception des avions de transport emportant des troupes hors du Koweït, et autoriser un contrôle exclusif de l'aviation de la coalition sur l'ensemble de l'espace aérien koweïtien et sur son utilisation ; cesser toutes les actions destructrices dirigées contre les citoyens koweïtiens et leurs biens, et libérer tous les détenus koweïtiens. La France et ses partenaires de la coalition réaffirment que leurs forces n'attaqueront pas les forces irakiennes qui font retrait et feront preuve de mesure pour autant que ce retrait s'effectuera dans le respect des directives mentionnées ci-dessus et qu'il n'y aura pas d'attaques de l'Irak contre d'autres pays. Toute rupture de ces conditions entraînera une réponse instantanée et adéquate des forces de la coalition, conformément à la résolution 678 du Conseil de Sécurité de l'ONU.
Samedi 23 février 1991
L'acceptation du plan soviétique par l'Irak est, selon la Maison Blanche, sans effet. Aucun mouvement de troupes irakiennes n'a en effet été constaté à l'expiration de l'ultimatum de vendredi, qui a pris fin ce samedi à midi, heure américaine.
Bagdad est bombardé avant l'expiration de l'ultimatum, tandis qu'un SCUD est lancé sur Israël.
Sur le terrain, les forces terrestres alliées sont en position d'attaque.
Mikhaïl Gorbatchev téléphone à François Mitterrand ; Roland Dumas sert d'interprète. Gorbatchev souhaite que le Président français patronne avec lui une nouvelle résolution appelant à l'arrêt du conflit. Il explique que Saddam Hussein refusait d'évacuer avant quatre mois ; mais que, maintenant, à sa demande, il parle de trois semaines : C'est un progrès... Le Président refuse ; il vient de décider avec Bush que la coalition exige un retrait inconditionnel en sept jours. Il en fait part avec beaucoup de politesse à Gorbatchev.
François Mitterrand, peu après : Je ne vais quand même pas changer d'avis toutes les deux heures ! Ce que fait Gorbatchev est remarquable. Il faut donc lui refuser ce faux compromis, mais sans lui faire perdre la face chez lui. Non, vraiment, son compromis n'en est pas un !
Émeutes à Saint-Denis de la Réunion après la saisie de l'émetteur pirate de Télé-Free-Dom : sept morts.
Aucun mouvement de troupes irakiennes n'est constaté à l'expiration de l'ultimatum. Les opérations terrestres vont maintenant commencer. François Mitterrand : On va voir si l'Irak a vraiment la quatrième armée du monde, comme disent nos généraux.
Dimanche 24 février 1991
Les opérations terrestres contre les forces irakiennes au Koweït commencent. La libération du Koweït est entrée dans sa phase finale, déclare George Bush.
En fin de matinée, l'Irak prétend qu'il contrôle la situation et que son armée est parvenue à repousser ses adversaires.
Les Alliés continuent d'encercler l'Irak de plus près. Ce soir, le général Schwarzkopf ordonne à ses troupes d'accélérer le rythme des opérations.
En France, de très nombreuses voix réclament l'arrêt des hostilités.
François Mitterrand : Si la Garde républicaine se retire de l'autre côté de l'Euphrate et que les Américains demandent à la poursuivre, nous serons très ennuyés.
Le FMI accorde une ligne de crédit de 2 milliards de dollars à la Pologne. La Tchécoslovaquie, le 7 janvier dernier et la Hongrie, il y a trois jours en avaient obtenu 1,8 milliard.
Lundi 25 février 1991
5 heures du matin : Radio-Bagdad continue d'affirmer que les Alliés ont été repoussés.
Le Koweït annonce une aide de 5 milliards à la France.
21 h 30 : le Conseil de Sécurité se réunit. L'URSS fait de nouvelles propositions.
23 h 30 : Débandade. Radio-Bagdad annonce que les troupes irakiennes ont reçu l'ordre de se retirer sur les positions occupées le 1er août.
L'Irak accepte enfin la résolution 660. François Mitterrand : Et les onze autres résolutions ? C'est une façon d'essayer de nous diviser. Pas question d'arrêter avant qu'il se couche !
La guerre continue, déclare pour sa part la Maison Blanche qui exige que Bagdad respecte les douze résolutions des Nations unies.
François Mitterrand persiste : Il faut continuer. Avec Saddam, on peut s'attendre à toutes les traîtrises.
Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des pays membres du Pacte de Varsovie, réunis à Budapest, décident la dissolution des structures militaires de l'alliance, créées en mai 1955 par l'Europe socialiste. Indifférence absolue : dans la crise du Golfe, personne n'a une pensée pour le Pacte de Varsovie !
Mardi 26 février 1991
4 heures du matin : la guerre continuera tant que Bagdad n'aura pas souscrit officiellement et publiquement aux résolutions de l'ONU.
5 heures : l'ambassadeur d'Irak à l'ONU annonce officiellement que son pays se conforme à la résolution 660.
7 heures : un SCUD lancé sur Bahrein est détruit en vol. Un autre atteint al-Dawha (Qatar).
Les troupes irakiennes sont quasiment toutes anéanties. Les forces de la coalition continuent leur opération d'encerclement de l'émirat. La guerre s'achève. A moins que Bush ne souhaite en profiter, comme le croient nos services, pour monter jusqu'à Bagdad et en finir avec Saddam. Dans ce cas, la France ne suivra pas. Nouvelle crise franco-américaine en perspective ?
Shamir déclare qu'Israël ne se sentira en sécurité que si Saddam Hussein quitte le pouvoir. L'Émir du Koweït en exil décrète l'état d'urgence au Koweït pour trois mois.
18 heures : aux Nations unies, l'ambassadeur soviétique subordonne la proclamation du cessez-le-feu à l'acceptation écrite par l'Irak des douze résolutions du Conseil de Sécurité. Il est imité par les représentants d'autres pays.
20 heures : le Koweït rejette la proclamation d'un cessez-le-feu. Le Conseil de Sécurité suspend ses débats.
Dans un discours qualifié par George Bush de scandaleux, Saddam Hussein confirme l'ordre de retrait des troupes irakiennes du Koweït, mais présente la bataille perdue comme une victoire morale. Il persiste à refuser de souscrire aux résolutions de l'ONU, mais il parle maintenant de se retirer en un jour ! C'est mieux que les quatre mois, puis les vingt et un jours revendiqués précédemment...
Revenant sur ses engagements électoraux, le Chancelier Kohl annonce des augmentations d'impôts et de taxes. Le coût de la réunification est plus élevé que prévu, en raison de la situation économique désastreuse de l'ex-RDA.
Mercredi 27 février 1991
A l'aube, les troupes koweïtiennes entrent, évidemment les premières, dans Koweït City.
Des combats ont encore lieu en Irak, où les Alliés coupent la retraite des troupes de Saddam Hussein. Quarante divisions irakiennes sur quarante-deux sont anéanties. Schwarzkopf va-t-il pousser vers le Nord ? C'est le plus vraisemblable.
7 heures 30 : selon Radio-Bagdad, l'Irak a achevé son retrait du Koweït.
Au Conseil des ministres, le Président rend compte en détail de la situation : Tout est orienté autour d'un débat qui ne se situe pas qu'au Conseil de Sécurité. Il faut que Saddam Hussein ou Tarek Aziz s'engagent personnellement sur toutes les résolutions, qu'ils reconnaissent leur défaite ; sinon, on peut s'attendre à des traîtrises. Il faut que les choses soient claires pour l'opinion mondiale. Je vois bien les positions des diverses organisations pacifistes : le Mouvement de la paix, le MRAP, qui, en temps normal, ne sont pas avares d'amabilités à l'égard du gouvernement, surtout quand il s'agit d'obtenir des subventions ; là, ils obéissent au doigt et à l'œil au Parti communiste ! Il faut naturellement distinguer ceux qui agissent vraiment par scrupules de conscience. Cela dit, Saddam Hussein nous aide beaucoup à éclairer ceux qui se faisaient des illusions. Aux Nations unies, il est difficile de ne pas dire qu'on est pour les résolutions qu'on a votées. C'est ce qui explique que l'URSS se soit finalement plutôt rangée à nos côtés.
Samedi, les pressions politiques et affectives nous ont occupés beaucoup plus qu'il n'aurait fallu. En particulier, M. Gorbatchev, avec beaucoup de ténacité et d'énergie, et peut-être un peu d'anxiété, a souhaité que nous parrainions ensemble une résolution. Je lui ai expliqué qu'il était impossible de changer les décisions que nous venions de prendre avec nos alliés : on ne peut pas, pendant une guerre, changer de position dans une même journée toutes les deux heures. On critique notre manque d'indépendance. Mais il ne peut pas y avoir d'indépendance dans une action militaire sur laquelle nous avons donné notre parole ! Il faut que la partie diplomatique prenne du retard sur la partie militaire. Dans la paix, on verra bien que la France est ce qu'elle est, et n'a pas renoncé à ses vues.
Comme je le disais, Saddam Hussein nous a aidés: il s'apporte à lui-même le démenti. Dans ses négociations avec les Soviétiques, il avait d'abord parlé de quatre mois pour l'évacuation du Koweït, puis de six semaines, et enfin de trois semaines. Il a refusé nos conditions, c'est-à-dire sept jours. Et, mardi, il annonce qu'il évacuera en un jour !
M. le ministre de la Défense a été très bon, hier soir, sur TF1. Si la Garde républicaine s'était retirée de l'autre côté de l'Euphrate et que les États-Unis aient voulu exercer un droit de suite, cela aurait créé pour la France un réel embarras. Il y a des troupes irakiennes dans deux pays, le Koweït et l'Irak, mais, au sud de l'Euphrate, il n'y a qu'un seul champ de bataille. J'ai en mémoire les lazzi de la presse française lorsque j'ai dit que la guerre serait terminée avant la fin du mois. Eh bien, au prochain Conseil des ministres, nous parlerons de la paix : contrôle des armements, problème palestinien, Jordanie, Maghreb, etc. D'ailleurs, je note que la « nation arabe » n'a pas encore évincé un seul des nombreux Chefs d'État dénoncés comme traîtres à la cause. Et en Algérie, le FIS a été, permettez-moi de vous le dire, extrêmement modéré à notre égard et n'a à aucun moment véritablement mis en cause la France.
Un peu plus tard, communication de Jack Lang sur le renouveau du service public culturel, incluant la création de centres de responsabilité et une augmentation des crédits déconcentrés. Le Président : Je ne souhaite pas qu'il y ait trop de dispersion, que de trop petites unités deviennent autonomes. Attention à ne pas créer un nouvel établissement chaque fois qu'il y a un nouveau projet !
Jack Lang : Monsieur le Président, ilfaut bien le dire, c'est fait aussi pour gagner de l'argent...
Le Président : Cela fait sans doute plaisir à tout le monde, mais pas à moi.
Koweït City est libérée. L'Émir Jaber est de retour. Tous les puits de pétrole de l'Émirat sont en flammes.
Les Irakiens, encore bombardés par l'aviation américaine, brandissent des drapeaux blancs. La coalition se déploie dans le sud du pays, tandis que le Koweït est déjà en grande partie libéré.
Cet après-midi, les forces alliées ne sont plus qu'à 240 kilomètres de Bagdad.
Dans la soirée, Bagdad accepte de se conformer sans conditions aux douze résolutions de l'ONU. L'Irak demande que la proclamation du cessez-le-feu intervienne avant son acceptation des résolutions. Tarek Aziz remet une lettre au Conseil de Sécurité, dans laquelle Bagdad s'engage à reconnaître les résolutions 662 (l'annexion du Koweït n'a aucun fondement juridique) à 674 (réparations financières) en cas de cessez-le-feu immédiat.
Coup de téléphone de George Bush à François Mitterrand : il accepte la reddition. Saddam a sauvé son fauteuil.
Jeudi 28 février 1991
Le Président Bush annonce la suspension des opérations militaires à partir de 5 heures GMT. Les forces irakiennes reçoivent l'ordre de cesser le feu. Il est 3 heures du matin à Paris. La guerre du Golfe aura duré quarante-deux jours. L'offensive terrestre, cent heures. Plus de 106 000 raids aériens, 3 008 chars irakiens détruits sur 4 200 ; 29 des 42 divisions irakiennes sont anéanties ; la coalition détient au moins 50 000 prisonniers de guerre. 50 000 à 200 000 morts du côté irakien. Du côté occidental : 58 Américains, 93 parmi les forces arabes, 14 Britanniques et 2 Français sont morts ; 300 Américains, 43 Arabes, 10 Britanniques et 27 Français ont été blessés.
Le dispositif terrestre français en Irak va être immédiatement retiré, mais les forces présentes en Arabie Saoudite resteront un peu. Les troupes américaines vont être rapatriées d'ici peu.
Les États-Unis présentent au Conseil de Sécurité un projet de résolution sur le cessez-le-feu : l'embargo sur les ventes d'armes sera maintenu si Saddam Hussein conserve le pouvoir ; l'Irak doit accepter et appliquer les résolutions de l'ONU, libérer tous les prisonniers, reconnaître sa responsabilité dans les dommages commis pendant la guerre, restituer tous les avoirs, capitaux et avions saisis au Koweït ; les sanctions prises à l'encontre du Koweït après l'invasion irakienne (afin de le protéger des actions de Bagdad) sont levées.
Roland Dumas est aujourd'hui à la Maison Blanche pour parler de l'après-guerre. Il discute avec son homologue du problème palestinien. Les Américains sont opposés à la conférence internationale sur la paix au Proche-Orient.
Vendredi 1er mars 1991
La guerre finie, François Mitterrand va maintenant chercher le moindre prétexte pour se débarrasser de Rocard.
François Mitterrand : Depuis plusieurs semaines, je demande à Michel Rocard de rétablir les comptes sociaux. Chaque mercredi matin, avant le Conseil des ministres, je l'interroge : comment allez-vous boucler les comptes de la Sécurité sociale ? Il faut assumer les mesures impopulaires maintenant, en 1991. On ne pourra plus le faire après, en 1992, à l'approche des élections législatives ! Il se dérobe, il minimise les déficits, renâcle à augmenter les prélèvements. Il veut manifestement éviter toute décision impopulaire.
La stratégie de Michel Rocard, telle qu'il me l'a expliquée, est cohérente : maîtriser la dépense sans augmenter les prélèvements. Pour cela, Claude Evin négocie avec chacune des professions concernées pour contenir les dépenses dans une enveloppe globale limitée chaque année, les tarifs étant liés aux résultats. Achevées pour les cliniques privées et les laboratoires d'analyses, ces négociations sont engagées avec les infirmières et vont commencer avec les médecins et les pharmaciens. Pour Rocard, il faut y consacrer du temps et s'interdire des mesures unilatérales. Total désaccord avec le Président.
Samedi 2 mars 1991
Mort de Serge Gainsbourg, ce nomade à la créativité si française, impertinente et farouche.
62 % des Français font confiance au chef de l'État.
A New York, la résolution 686 sur les conditions de la cessation définitive du conflit dans le Golfe est adoptée ce soir par onze voix pour, une voix contre (Cuba) et trois abstentions (dont la Chine). Elle reprend presque point par point le projet américain de jeudi, en y ajoutant néanmoins deux autres points : le secrétaire général sera informé par Bagdad quand l'Irak se sera conformé à la présente résolution ; la résolution 678 sur le recours à la force reste toujours valable et pourrait être appliquée à nouveau si l'Irak ne se pliait pas à la résolution adoptée.
Dimanche 3 mars 1991
Allocution télévisée de François Mitterrand : La France a tenu son rôle et son rang avec fierté. Je souhaite un débat au Parlement sur la politique de défense française.
Jacques Pilhan au Président à propos de Michel Rocard : Si vous voulez sa démission, c'est maintenant. Mais le Président répugne à donner l'impression qu'il saute sur l'occasion. Il prend son temps, reçoit un à un les responsables socialistes. Pierre Bérégovoy est candidat. Lionel Jospin aussi. Mais tous deux jurent fidélité à Michel Rocard. Laurent Fabius suggère à François Mitterrand de remplacer Rocard par Bérégovoy. Édith Cresson est reçue le plus longuement.
François Mitterrand : Ils pensent tous à ma succession et ne comprennent pas que leur avenir se décide aujourd'hui. Ceux qui croient pouvoir mener victorieusement une campagne présidentielle avec moins de cent députés à l'Assemblée nationale après mars 1993 se trompent lourdement ! Or, c'est ce vers quoi on va...
Lundi 4 mars 1991
Visite officielle en France de la Reine Beatrix des Pays-Bas. Avec la paix revient la routine des dîners d'État.
La loi martiale est proclamée au Koweït. On parle de règlements de comptes, mais plus du tout d'élections libres.
Mardi 5 mars 1991
François Mitterrand : Mais on va dans le mur ! Et Rocard refuse de réformer quoi que ce soit ! Il faut qu'il mette de l'ordre dans le budget social !
Le Président est convaincu que le Premier ministre monte un complot visant à le déstabiliser et à l'empêcher de peser sur sa propre succession.
Michel Rocard, de son côté, estime que le Président ne tient plus rien, qu'il conduit les socialistes à la catastrophe électorale, qu'il faut donc s'en démarquer le plus possible. Quelqu'un me rapporte qu'il aurait dit : Mitterrand, aujourd'hui, c'est le cynisme à l'état pur.
Lionel Jospin : Il ne faut pas commencer à discuter avec ceux qui ont voulu déstabiliser leur propre parti. Maintenant, il n'y a plus de courant mitterrandiste.
Le Président, apercevant Rocard au détour d'un couloir me dit : Vous avez vu ce rictus ? Pourquoi tant de haine ?
Mercredi 6 mars 1991
Avant le Conseil, Michel Rocard parle au Président d'un projet de rapprochement entre le Crédit Lyonnais et la Kommerzbank. C'est un vieux projet que Haberer prépare depuis longtemps. Pierre Bérégovoy est pour. On le ressort maintenant que la crise du Golfe est calmée.
Au Conseil des ministres, le Président ne s'exprime pas et paraît très tendu.
George Bush déclare au Congrès qu'il souhaite à présent régler par priorité le conflit israélo-arabe.
Jeudi 7 mars 1991
François Mitterrand m'interroge longuement sur le projet de rapprochement du Crédit Lyonnais et de la Kommerzbank. Il ne veut pas autoriser l'échange de titres si l'on ne dit pas clairement que le Crédit Lyonnais dominera la banque allemande : Sinon, non seulement le Crédit Lyonnais basculera dans le privé, mais il passera en partie sous contrôle d'une banque allemande. Pas question !
Vendredi 8 mars 1991
François Mitterrand me lance : Ma seule erreur depuis 1988 ? Avoir nommé Michel Rocard. J'ai eu tort de vous céder !
François Mitterrand écrit à Michel Rocard pour s'opposer à l'opération de rapprochement entre le Crédit Lyonnais et la Kommerzbank. Il explique qu'il ne voit rien qui représenterait une réelle synergie entre les deux groupes, et que l'accord pourrait conduire à une domination du Crédit Lyonnais par la banque d'outre-Rhin. Il accepte que le Crédit Lyonnais prenne une participation dans cette banque, sans pour autant lui céder de titres, sauf si la domination relative de la banque française est clairement établie et si les synergies entre les deux groupes sont explicitées.
Michel Rocard, à qui j'en parle, me répond en souriant : Cela fera évidemment tout capoter. Je ferai ce qu'il dit, mais c'est idiot, et ce n'est qu'un prétexte pour tenter de montrer que je suis un réactionnaire !
Dimanche 10 mars 1991
Crise ouverte en URSS. 300 000 partisans d'Eltsine manifestent devant le Kremlin contre Gorbatchev. Dans un message enregistré, Boris Eltsine accuse Mikhaïl Gorbatchev de mentir en permanence et appelle à déclarer la guerre à la direction soviétique.
Eltsine veut-il prendre le pouvoir en URSS ou la faire imploser ?
Réunion à Bagnolet du courant de Jean-Pierre Chevènement. Michel Charzat et Jean-Marie Bockel s'opposent violemment à l'ex-ministre de la Défense. Claude Cheysson critique François Mitterrand qui a fait une colossale erreur en suivant les États-Unis.
Mardi 12 mars 1991
La BERD est maintenant prête à fonctionner. En un an, j'ai choisi et recruté dans vingt pays deux cent cinquante personnes, banquiers, économistes, diplomates, dont cinq vice-présidents. J'ai défini et négocié les règles de fonctionnement, la structure, le statut de personnel, les priorités d'investissement. J'ai installé un siège provisoire dans la City et je dois apprendre à vivre avec un conseil d'administration permanent et sous-employé. Je quitterai l'Élysée dans un mois, quand un nombre suffisant de pays auront ratifié le traité pour que la banque soit juridiquement opérationnelle.
Mercredi 13 mars 1991
Jacques Mellick présente au Conseil un plan de restructuration de la flotte de pêche qui prévoit la vente ou la suppression de mille bateaux.
Le Président donne ensuite la parole à Michel Delebarre : Vous avez à rapporter sur un projet très important : la lutte contre la ségrégation sociale dans les villes. Il intervient à nouveau au terme de cette communication en disant : L'ensemble de ces dispositions me paraît excellent. Il s'agit d'un thème majeur, qui a mis longtemps à entrer dans les faits. Il faut poursuivre. Le travail du ministre d'État est très utile et je l'approuve entièrement. Aux objectifs de justice sociale, de meilleures conditions de logement, d'équilibre des populations il apporte les outils pratiques que j'avais souhaités lors de mon discours à Bron. Il s'agit là d'une des actions principales à mener à bien dans les prochaines années.