1991
Mardi 1er janvier 1991
Le Luxembourg prend la présidence du Conseil
européen. Sur l'affaire du Golfe, la Communauté est divisée en deux
clans : d'un côté, les Britanniques et les Néerlandais, alignés sur
les positions des Américains ; en face, les Français qui tentent de
souder les autres Européens autour d'une ligne plus
conciliatrice.
L'Iran entame des manœuvres militaires sur sa
frontière avec l'Irak.
Selon le Washington
Post, James Baker rencontrerait Saddam Hussein au cours de
son imminente tournée en Europe et au Moyen-Orient. Peu
vraisemblable.
Mercredi 2 janvier
1991
L'OTAN a décidé d'envoyer en Turquie des avions de
combat. Première action de l'Alliance en tant que telle depuis le
début de la crise.
Le Roi de Jordanie est à Londres pour une nouvelle
tentative de médiation.
Michel Vauzelle part pour Bagdad sur un avion de
ligne.
Le prochain Sommet de la francophonie, qui devait
initialement se tenir au Zaïre, aura lieu à Paris. C'est plus
présentable.
Nuit de violence en Corse. L'année dernière s'est
achevée par l'assassinat d'un maire ; celle-ci débute par des
explosions. L'annonce du « statut Joxe », avec la reconnaissance
controversée du peuple corse, n'aura guère eu l'effet
escompté.
Jeudi 3 janvier 1991
Conseil restreint à l'Élysée sur la Corse. Les
attentats ont incité le Président à proposer des mesures radicales
et un nouveau statut dont l'annonce semble maintenant être à
l'origine de la nouvelle vague de violence.
Pierre Joxe :
Quand il y a eu des attentats entre 1986 et
1988, l'opposition de l'époque — c'est-à-dire nous — ne disait
pas que c'était la faute du gouvernement ou de l'État. J'ai des
chiffres qui prouvent qu'il y a eu davantage d'attentats en
1986-1987 que depuis le début du gouvernement Rocard. Le
ministre de l'Intérieur rappelle que l'amnistie pour les Corses a
été demandée par l'Assemblée de l'île présidée par M. Rocca-Serra
(RPR), puis introduite dans le texte du gouvernement par un
amendement de M. Rossi (UDF). Il exprime le souhait que les
ministres soient davantage solidaires en la matière.
Georges Kiejman suggère d'envoyer en Corse un
procureur général de grande envergure [ce sera M. Nadal] et un
policier de gros calibre.
Lionel Jospin développe
quatre points : 1) Nous devons être solidaires
du ministre de l'Intérieur. 2) Il faut
maintenir notre pression politique pour le statut. 3)
Il faut placer les élus corses devant leurs
responsabilités. 4) Il faut donner des
signaux de fermeté.
Roland Dumas :
Malheureusement, tout cela est très
irrationnel. Il faut maintenir notre proposition politique sur le
statut.
Jean-Pierre Chevènement
: La tâche de Pierre Joxe est rude. Si
le but était de diviser les nationalistes, on peut penser qu'il a
en partie réussi ; mais il n'y a plus d'ordre public en Corse.
Accroître la décentralisation n'est pas une solution, car il
n'existe pas là-bas de forces vives suffisantes. Dans le texte du
projet de statut, je propose de rappeler, à un endroit ou à un
autre, que le peuple français est seul détenteur de la
souveraineté, afin d'éviter de confondre deux acceptions
différentes du mot « peuple ».
Pierre Bérégovoy :
Nous devons être solidaires et ne pas donner
le sentiment d'un changement de cap. Ce que je redoute le plus,
c'est l'enchaînement de la violence.
Le Premier ministre rend
un vibrant hommage à Pierre Joxe : C'est le
premier depuis longtemps à avoir compris le problème et recherché
une solution. Il ajoute : J'ai approuvé
et appuyé la totalité de ses raisonnements. Paris donne à la Corse,
par tête d'habitant, de trois à six fois plus qu'à n'importe quel
autre département, y compris les DOM. Le coût total est largement
supérieur à 10 milliards par an si on tient compte de la continuité
territoriale, des exonérations fiscales, du contrat de Plan et des
sureffectifs dans la fonction publique. Michel Rocard se lance
alors dans un long historique : Il ne
faut pas oublier que la Corse a connu un gouvernement militaire
jusqu'à l'aube de ce siècle. Avant 1919, on ne parlait pas de la
paresse corse, pas même dans le folklore. Et, pour la guerre de
1914-1918, on a rappelé en Corse jusqu'aux pères de six enfants, et
le taux des morts y a été plus de deux fois et demie la moyenne
nationale !... Ilfaut maintenir le cap et redresser l'autorité de
l'État. Il ne paraît pas possible, parlementairement, de faire
passer tel quel le texte sur le peuple corse, bien que j'aie partagé cette idée et en assume la
responsabilité.
Le Président
: Nous avons d'abord à faire un choix
politique. Il est clair que la prochaine adoption du statut a servi
de mèche à feu pour tous ceux qui ne veulent pas de statut. Le
gouvernement s'est engagé, il ne peut pas reculer sans perdre la
face. Des amendements ? Si c'est de détail, pourquoi pas ? Si ce
sont des amendements de fond : non ! Il faut donc adopter ce texte
pendant la session extraordinaire. Sur le fond, on continue ainsi.
Pour le reste, je partage l'opinion de nombre d'entre vous, même
après avoir entendu les statistiques très éclairantes de M. le
ministre de l'Intérieur, qui méritent d'être rappelées dans le
débat public. Il faut que la justice et la police agissent avec la
plus grande fermeté. Il y a une confusion dans l'esprit de certains
fonctionnaires qui croient que la politique du statut nouveau
impliquerait je ne sais quelle douceur qui désarmerait l'autorité
de l'État. Il faut un coup de balai dans le domaine de la Justice.
Il faut nommer un procureur de première catégorie : j'attends vos
propositions dans la journée. Il faut aussi rappeler les dirigeants
corses à leurs propres responsabilités. Les Giaccobi et les autres,
que font-ils pour changer les mœurs de leurs villes ? Le Premier
ministre, le ministre de l'Intérieur, le garde des Sceaux doivent
monter à l'assaut, y compris dans l'explication publique. La
formule sur le peuple corse, je n'en suis pas l'auteur. J'ai
accepté l'expression proposée par Gaston Defferre en 1982.
D'ailleurs, M. le ministre de l'Intérieur, vous avez retrouvé une
citation de De Gaulle qui va dans le même sens. Que ce soit bien
clair : nous menons de pair une politique d'ouverture pour le
statut et une politique sévère pour ce qui est des attentats et des
crimes.
Le Président tranche dans le sens souhaité par le
ministre de l'Intérieur pour le préfet délégué à la police (le
garde des Sceaux ne souhaitait pas un policier). Il rejette l'idée
d'état d'urgence, qui d'ailleurs n'a pas été évoquée au cours de la
réunion. A ce propos, il déclare : Il ne sert
à rien de se réfugier derrière les textes. Puis il ajoute :
Mais qui va rendre compte de nos délibérations
? Le Président s'attend à ce que ce soit le Premier
ministre.
Le Premier ministre :
Cela pourrait être Jean-Louis
Bianco.
Le Président :
Il ferait ça très bien, mais ce n'est pas son
travail. Je peux aussi bien le faire moi-même !
Finalement, Georges Kiejman est désigné pour
rendre compte à la presse. Encore un malentendu avec Rocard.
Celui-ci pense que chaque fois qu'une réunion a lieu à l'Élysée, il
ne lui appartient pas d'en rendre compte... Décidément, le fossé se
creuse.
Après le Conseil restreint, le
Président confie à Jean-Louis Bianco : C'est incroyable, l'attitude du Premier ministre ! Il dit
qu'il faut maintenir le cap et il propose de céder sur le
peuple corse... Et c'était évidemment à lui de
parler à la presse après la réunion !
Au sujet d'une communication de Lionel Stoleru qui
doit venir en partie A du Conseil des ministres, sur le
renouvellement à l'identique des membres du Centre des revenus et
des coûts (CERC), le Président,
mécontent, lance avant le Conseil à Michel Rocard : On reconduit
systématiquement les mêmes personnes,
alors que le CERC
publie des rapports sur les inégalités pour le moins
contestables.
Contestables, ou bien contestés ? Dérangeants, en
tout cas. Chacun sait que casser le thermomètre est alors bien
tentant...
En Conseil des ministres, quand vient le sujet,
le Président ajoute : Ces propositions manquent un peu d'imagination, mais
enfin, je les accepte. On pourrait faire toute une série de
reproches au CERC. Par exemple, il prend en compte seulement les
revenus salariaux en oubliant les revenus de l'épargne. Et son
travail consiste parfois à dresser un acte d'accusation contre le
gouvernement. Il donne le sentiment d'être le seul à dire la vérité
sur les inégalités. Monsieur le Premier ministre, ce n'est pas bon
pour le gouvernement. Je fais là une observation qui n'est pas
mince...
Contrit, Lionel Stoleru, auteur des propositions
qui hérissent tant François Mitterrand, déclare alors qu'il mettra
au point avec Pierre Bérégovoy, pour les publications du CERC, une
autre procédure d'ici à l'an prochain. Le
Président, pas très convaincu : Distribuer des verges pour se faire fouetter semble être
une spécialité de ce gouvernement !
Un mini-Sommet se tient à Tripoli, en Libye, entre
Assad, Moubarak et Kadhafi.
Soixante-quinze Irakiens sont expulsés de Londres,
dont sept diplomates.
François Mitterrand
déplore les faibles chances de la paix
au cours de ses vœux à l'Élysée. En fait, il n'y croit plus. Roland
Dumas, lui, souhaiterait tenter encore une ultime démarche en se
rendant à Bagdad où Michel Vauzelle vient d'arriver.
Vendredi 4 janvier
1991
Les Douze sont toujours divisés : les uns sont
prêts à faire des concessions à Saddam Hussein s'il s'engage à
retirer ses troupes du Koweït ; les autres épousent la politique de
fermeté des États-Unis. Comment vont-ils réagir si Saddam Hussein
refuse la proposition de Bush d'une entrevue entre Tarek Aziz et
Baker ? Le rencontreront-ils quand même ?
Les deux tendances aboutissent à un compromis
:
1 La Communauté
invite Tarek Aziz, sans mentionner le projet d'entretien entre ce
dernier et Baker.
2 L'entretien
sera préparé en concertation avec Washington.
3 Si l'Irak
refuse la proposition américaine, les Douze aviseront.
Cette réunion est aussi l'occasion pour la France
de présenter un plan en sept points sur la crise :
1 Respect des
résolutions de l'ONU par l'Irak qui doit annoncer sa décision d'évacuer le Koweït avant la date butoir.
2 Une fois cette
décision acquise, il faut notifier à Bagdad qu'aucune attaque ne
sera entreprise.
3 Dès
l'évacuation, on pourra examiner, dans le cadre d'une ou de deux conférences intemationales, toutes les questions concernant le
Moyen-Orient.
4 Les Douze
doivent inviter Tarek Aziz à rencontrer Jacques Poos (président en
exercice) à la première date possible, si
possible largement avant le 15 janvier.
5 La Communauté
devrait saluer l'initiative de George Bush.
6 La troïka
(Luxembourg, Italie, Pays-Bas) devrait prendre contact avec la
Yougoslavie (présidente des non-alignés), les pays arabes concernés
et le secrétaire général de l' ONU.
7 Il faudra
étudier plus tard une solution pour la sécurité dans la
région.
Bagdad accepte la proposition américaine de
rencontre avec Baker. La rencontre est fixée au 9 janvier à Genève,
six jours avant l'expiration de l'ultimatum ! Mais l'Irak n'a plus
l'air d'attacher la moindre importance à une rencontre avec les
Européens...
Nominations de hauts fonctionnaires en Corse :
procureur général, premier président de la Cour d'appel et préfet
chargé de la sécurité (Bernard Bonnet).
Dans l'après-midi, George Bush téléphone à
François Mitterrand :
George Bush :
Je vous appelle pour vous prévenir que je vais
annoncer dans la journée que j'envoie Jim Baker dans le Golfe. Je
vais proposer une rencontre entre lui et Tarek Aziz en Suisse,
entre le 7 et le 9 janvier. C'est à mon sens la dernière démarche
possible pour la paix. Cela peut embarrasser certains de nos
partenaires de la coalition, mais on les rassurera. Jim Baker
viendra en Europe : pourrez-vous le recevoir ? Quel est votre
sentiment sur le fait que cela doive être la dernière chance
?
François Mitterrand :
Bonne idée, cette réunion des deux ministres
des Affaires étrangères. Je recevrai Baker sans problème, dans la
demi-heure. Quelle date ?
George Bush :
On veut garder une certaine souplesse pour la
date. Ce sera en fonction de la réponse des Irakiens. Il vaudrait
mieux que Baker vous voie après sa rencontre avec TarekAziz. Les
Irakiens ont rejeté quinze propositions de date pour ce rendez-vous
! Sur le fond, Baker ne dira rien d'autre que « retrait total et
sans conditions du Koweït ». C'est donc notre dernière
proposition.
François Mitterrand :
On verra vendredi ce que sera la position
européenne. Le Luxembourg, qui assure la présidence, pourra agir en
connaissance de cause. Nous resterons en contact. Je vous
appellerai sans doute dans la semaine.
(N.B. : le voyage de Michel Vauzelle n'a pas été
mentionné par Bush. Il est pourtant déjà sur place et les
Américains, d'après la presse, en sont furieux.)
Remarque du Président au
sujet de Jean-Pierre Chevènement : Il s'est
déclaré prêt à assumer ses responsabilités, plusieurs fois, sans
états d'âme. Il fait bien son travail. A ce stade, il y aurait plus
d'inconvénients à le faire partir qu'il
n'y en a à le garder.
En revanche, le Président est exaspéré par les
propos à côté de la plaque que le
ministre s'obstine à tenir. Par exemple au sujet d'un protocole
d'accord qui aurait été conclu avec les Américains, limitant nos
interventions au seul territoire koweïtien et dont il a fait état
publiquement. François Mitterrand :
Il n'y a pas de protocole, et Jean-Pierre
Chevènement sait fort bien que nos forces terrestres devront passer
par l'Irak. Il fait sans arrêt des déclarations ambiguës
!
George Bush propose une rencontre Tarek Aziz-James
Baker entre les 7 et 9 janvier à Genève. Il s'agit, explique-t-il,
de son ultime tentative pourfaire les premiers
pas vers la paix.
Samedi 5 janvier
1991
François Mitterrand me
dit : Vous devriez voir plus souvent Édith
Cresson, elle a beaucoup d'idées. Elle, au moins, ne prend pas ce
que disent les inspecteurs des Finances pour argent
comptant.
L'opposition se déchaîne et réclame le retrait du
projet Joxe sur la Corse.
Michel Vauzelle est reçu par Saddam Hussein
pendant quatre heures et demie.
Dimanche 6 janvier
1991
Tarek Aziz confirme son refus de rencontrer les
Douze le 10 janvier. A ses yeux, nous sommes
collectivement disqualifiés pour tout entretien utile, me
confie Roland Dumas. Mais moi, je pourrais y aller.
L'Iran demande une réunion extraordinaire de
l'organisation de la Conférence islamique.
De retour à Paris, Michel Vauzelle vient exposer à
François Mitterrand, vers minuit et demie, le résultat de son
voyage. Il a trouvé Saddam Hussein calme, serein, pédagogue,
conscient de la grave défaite militaire qui attend son pays, mais
certain qu'elle lui apportera une gloire nouvelle. Vauzelle voit
une certaine ouverture dans le fait que le dirigeant irakien a
beaucoup insisté sur la nécessité d'ouvrir à l'Irak un accès à la
mer. Est-il prêt à échanger cet accès contre le Koweït ? Peut-être,
pense le président de la commission des Affaires étrangères.
Lundi 7 janvier
1991
François Mitterrand :
Remplacer Rocard est une première priorité.
Mais pour quoi ? Si c'est pour mettre à la place un homme du même
genre... Il ne restera aucun souvenir de l'action de ce
gouvernement. Une ride sur l'eau...
James Baker exclut tout report de l'ultimatum de
l'ONU à l'Irak sur l'évacuation du Koweït.
La prochaine bataille aura
pour théâtre non seulement l'Irak, mais aussi toute l'étendue de la
patrie arabe, menace Saddam
Hussein ; selon ses propos, le monde arabe dans son entier
sera impliqué dans le conflit : La Palestine,
Jérusalem, la Kaaba et le tombeau du Prophète seront alors
libérés.
Propos corroborés par les affirmations simultanées
de Tarek Aziz, selon qui le Koweït ne sera pas évacué le 15 janvier
et l'Irak ne cédera pas aux pressions occidentales. Le ministre
irakien des Affaires étrangères déclare pourtant avoir des
propositions à soumettre à James Baker lors de leur rencontre, dans
deux jours.
Les gouvernements de divers pays demandent à leurs
ressortissants de quitter la région. Les ambassades au Koweït, qui
ont déjà réduit leurs effectifs après la libération des otages, ne
prennent pas d'autres mesures de sécurité.
Les Américains ont déclaré que leurs
ressortissants et leurs intérêts sont étroitement surveillés en vue
de les protéger d'attaques terroristes éventuelles. Les
ressortissants irakiens installés aux États-Unis font l'objet
d'étroits contrôles.
Moscou envoie des unités de parachutistes dans les
républiques baltes, chargées de faire appliquer la conscription des
appelés qui refusent de rejoindre l'armée soviétique.
Mardi 8 janvier
1991
Le FLNC modéré annonce le gel temporaire de ses
actions militaires en Corse.
Chacun vit l'attente de la déflagration dans le
Golfe rivé devant CNN. Le spectacle de
la guerre, des consultants et experts en tous genres, où tout se
pense et se décide à Washington, transforme les Anglophones en
historiens d'une planète à laquelle les médias étrangers se voient
imposer naturellement une vision américaine des décisions. Les
Européens en sont tout à fait absents ; rien de ce que fait
l'Europe — a fortiori la France — n'est
pris au sérieux ni même mentionné, en tout cas pas plus que ne le
sont le Brésil ou le Japon. Tout se passe comme si Superman
américain affrontait seul le Mal irakien.
George Bush exhorte les alliés de Washington à
n'accepter aucun compromis avec l'Irak. 605 000 hommes de la force
multinationale font dorénavant face à 540 000 soldats irakiens
stationnés au Koweït et en Irak.
Le Président reçoit finalement James Baker avant
qu'il ne voie Tarek Aziz demain à Genève. Le diplomate américain
lui montre un projet de lettre de George
Bush à Saddam Hussein, qui menace l'Irak de destruction. Le
Président indique que lui-même n'aurait pas signé une telle
lettre. Retirez cela, conseille-t-il ; Baker retire la
formule.
Le Président lui explique que notre souhait d'une
Conférence internationale sur le problème des Palestiniens ne remet
nullement en cause notre solidarité sur le Golfe. Baker s'inquiète
qu'après Michel Vauzelle François Mitterrand n'envoie encore
quelqu'un négocier à Bagdad, cette fois officiellement en son nom.
Le Président ne nie pas. Roland Dumas a très envie de faire une
ultime tentative.
Tarek Aziz viendra à
Genève l'esprit ouvert. James Baker,
lui, est plus réservé. La réunion est prévue pour demain en fin de
matinée.
Le numéro deux irakien se trouve aujourd'hui à
Téhéran en visite officielle.
Mercredi 9 janvier
1991
François Mitterrand au
Conseil des ministres : M. Baker m'a lu la
lettre du Président Bush à Saddam Hussein (qu'il doit remettre à
Tarek Aziz). J'ai suggéré des corrections qui ont été apportées. Je
suis très peu optimiste, à moins que le processus mental de Saddam
Hussein ne l'amène à opérer un virage soudain et brutal, comme il
l'a fait avec l'Iran ou les otages. En tout cas, s'il le fait, ce
ne sera que grâce à une position dure de notre côté. Pour la
France, l'ultimatum du 15 est une date irréductible. A cause de la
France, les États-Unis ont déclaré — même si cela a été long à venir et difficile à
obtenir — qu'ils n'attaqueraient pas
l'Irak si celui-ci se retirait du Koweït. Il y a les résolutions de
l'ONU et il y a ce que pensent les uns et les autres —
ou même ce qu'ils disent, comme par exemple M.
Levy à Jérusalem : dans son cas, le non-dit vient d'être dit ; pour
lui, il n'est pas question de s'arrêter au Koweït... De toute
façon, il faudra que l'Irak mette bas les armes, mais ce devrait
être plutôt le rôle d'une conférence internationale de l'obtenir.
Je préférerais que celle-ci soit le prix de la paix plutôt que
celui de la guerre.
La dévolution du Koweït après
un éventuel retrait de l'armée irakienne est l'élément
psychologique qui compte : à qui le remettre ? Peut-être pas à
l'Émir ; en tout cas, je ne ferai pas sacrifier des soldats
français pour seulement remettre l'Émir sur son trône. Les pays
arabes — en particulier ceux du
Maghreb, à qui j'en ai parlé — pourraient jouer un rôle important.
Il faudrait donc une
déclaration d'intention, un début d'évacuation avant le 15 janvier,
une programmation brève de l'évacuation, et naturellement un
contrôle. Saddam Hussein eût été bien avisé de commencer cela en
décembre. Si on veut la paix, il ne faut pas que nous fassions de
concessions sur les principes. L'objectif de Saddam Hussein est
très probablement d'attendre les grosses chaleurs, le Ramadan, le
pèlerinage de La Mecque pour que notre attaque devienne
impossible.
La position française est
difficile à tenir. Émettre un avis différent des États-Unis, c'est,
pour les fanatiques de la guerre, donner un avantage à Saddam
Hussein ; et pour les fanatiques de la paix, ce n'est jamais assez.
En tout cas, si le conflit se déclare, ce ne devra pas être pour
faire tout et n'importe quoi. J'ai dit à M. Baker : «
On répète partout que nous ne sommes pas
d'accord. C'est vrai que nous sommes en désaccord sur le délai, et
surtout sur la Conférence internationale, mais nous sommes d'accord
sur le respect rigoureux des résolutions des Nations unies. » Au
sujet de la Conférence internationale, je suis sûr que nos
arguments sur ce point impressionnent M. Baker et le Président
Bush. Mais leur position peut se comprendre : le Congrès, la
presse, les lobbies... S'ils acceptent soudain une conférence
internationale, ce serait évidemment donner une sorte de
justification à Saddam Hussein, qui verrait son rôle grandi. Mais
nous, cela fait six, sept ans que nous sommes pour cette Conférence
internationale ; on ne va pas y renoncer au moment même où cela
pourrait être utile !
Les Israéliens se trompent gravement sur leurs
intérêts. Ils se trompent, j'en suis sûr.
J'essaie de le leur expliquer, mais en vain : ils ne voient pas
qu'au lendemain de la guerre les États-Unis seront obligés
d'apporter des satisfactions à leurs alliés arabes. Il vaudrait
mieux pour les Israéliens qu'ils entrent dans cette Conférence de
leur plein gré. J'ai dit à Baker : « Ce gouvernement israélien ne
comprend rien. Une négociation internationale, c'est long : cela
durerait plusieurs années pendant lesquelles Israël serait fondé à
attendre des Palestiniens l'arrêt du terrorisme et la paix dans les
Territoires occupés. A l'abri d'une conférence internationale,
toutes les discussions bilatérales pourraient s'engager
discrètement et commodément. La démographie joue en faveur des
Arabes, même si on tient compte de l'arrivée des Juifs d'URSS, et
Gaza n'a jamais été une terre juive, pas plus que le Golan ou le
Sud-Liban. Il va sans doute y avoir une guerre. Israël va avoir
l'impression d'avoir gagné, mais il aura perdu. Nous allons jouer
au maximum les chances de la paix sur la base de l'irréductibilité
des décisions des Nations unies. » Baker m'a répondu : « Si je
comprends bien, dans votre conférence de presse de demain, vous
allez annoncer une initiative française et envoyer quelqu'un à
Bagdad ? » J'ai répondu : « Vous allez trop loin. Une initiative,
oui, sans doute, mais je n'ai pas décidé d'envoyer quelqu'un à
Bagdad. Je n'hésiterais pas à le faire si je pensais que c'est
utile, mais, à l'heure actuelle, j'en doute. Vous allez trop vite
dans le sens de ce que vous redoutez. Bref, nous devrons être sur
le pied de paix jusqu'à mardi prochain, tout en nous préparant à un
conflit armé. Notre choix est celui du droit : si possible, pour la
paix ; s'il le faut, pour la guerre. Les dés roulent ; ils ne sont
pas encore tout à fait arrêtés. Mais la guerre n'est pas un bloc :
il peut y avoir à tout moment des possibilités de paix. La France,
quoi qu'il arrive, sera toujours du côté des tentatives sérieuses
de paix. »
Toujours au Conseil des ministres, à propos du
maintien du général Schmitt dans ses fonctions de chef d'état-major
au-delà de la limite d'âge, le Président
: Le ministre m'en a parlé. J'ai tout à fait
approuvé. On ne va pas changer le chef d'état-major aujourd'hui, 9
janvier !
Michel Rocard rend compte de la visite de Roger
Fauroux à Taïwan (celui-ci s'y trouve encore). Il émet une opinion
favorable (sur la vente de vedettes). Le
Président : Moi, je suis réservé. Je
pense que Taiwan ne vaut pas la Chine. Nos relations avec la Chine
ont besoin de s'améliorer. Qu'on explore avec prudence la voie
taïwanaise, je ne suis pas forcément contre. Mais il faut faire
attention. Il y aura des mesures de rétorsion ; si elles sont
graves, c'est qu'on aura eu tort ; sinon, c'est qu'on aura eu
raison.
Propos du Président sur
le Golfe : Il est très important que l'opinion
soit informée avec précision. Si les choses se compliquent, comme
on peut le penser, il faudra l'informer plus fréquemment encore, et
que l'information ne soit pas forcément dispensée par moi
seul.
Au moment où se termine à Paris le Conseil des
ministres, James Baker et Tarek Aziz se rencontrent à l'hôtel
Intercontinental à Genève. Baker souhaite remettre une lettre de
George Bush que Tarek Aziz refuse de prendre. A l'issue de ces
entretiens, dont strictement rien ne filtre jusqu'à leur
conclusion, Baker appelle le Président Bush une première fois en
fin de matinée, puis une seconde fois. Le secrétaire d'État
américain donne vers 19 h 45 une conférence de presse. Dans une
assez brève et grave déclaration liminaire, James Baker expose la situation : Nous avons eu des conversations sérieuses et
étendues avec M. Tarek Aziz pour trouver une
solution politique à la crise ; nous ne sommes pas venus pour
négocier, mais pour communiquer, c'est-à-dire pour écouter et pour
parler. Notre message était que l'Irak devait appliquer les
résolutions du Conseil de Sécurité, faute de quoi il serait expulsé
du Koweït par la force. En six heures, nous n'avons rien entendu
qui suggère une quelconque flexibilité de l'Irak. Il y a eu trop
d'erreurs d'appréciation de la part de l'Irak : sur la réaction à
l'invasion du Koweït, sur la réaction à
la politique barbare de détention de milliers d'otages, sur la
division de la communauté internationale. Nous espérons qu'il n'y
aura plus d'erreur d'appréciation et que la puissance et la volonté
de vingt-huit nations pour faire évacuer le Koweït seront perçues.
L'Irak ne peut gagner la guerre, qui aura des conséquences
dévastatrices. Je n'étais pas venu pour menacer, mais pour
informer, et je l'ai fait sans aucun sentiment de satisfaction. Le
peuple des États-Unis n'a pas de querelle avec le peuple de l'Irak.
C'est encore une confrontation que l'Irak peut éviter s'il applique
les douze résolutions adoptées par les Nations unies depuis cinq
mois. La balle est dans le camp de la direction
irakienne.
Le secrétaire d'État souligne qu'il n'y a eu
aucune amorce de fléchissement dans la position irakienne, et que
Tarek Aziz n'a fait aucune proposition. Baker n'a pas l'intention
de se rendre à Bagdad ; la date du 12 janvier reste inacceptable
pour un tel voyage. Le compte à rebours a commencé (the clock is ticking). Il indique qu'il a obtenu
de Tarek Aziz l'assurance que les cinq diplomates américains encore
en poste à Bagdad pourraient partir le 12 janvier. Tarek Aziz a lu
longuement et avec attention la lettre du Président Bush, mais ne
l'a pas acceptée.
La rencontre de Genève est donc un échec
retentissant. James Baker admet à l'issue de six heures de
discussions qu'il n'était pas venu pour négocier, et que des
négociations avec son homologue étaient d'ailleurs impossibles,
puisque les termes du débat ont été fixés par les Nations
unies.
Après avoir suivi sur CNN la retransmission en direct de la conférence de
presse de Baker, Tarek Aziz parle un peu
plus tard dans la soirée aux journalistes. Il ne prononce pas une
seule fois le mot « Koweït ». Il déclare être venu à Genève avec un
esprit ouvert et de bonne foi. Comme James Baker, il souligne que,
d'un point de vue professionnel, la rencontre a été sérieuse.
L'Irak, dit-il, n'a pas commis d'erreur d'appréciation. Il est
pleinement conscient de la situation. Il indique les différences
majeures entre l'analyse américaine et celle de l'Irak sur la
question palestinienne, du double point de vue de la sécurité et de
la dignité des peuples, mais, ajoute-t-il, le secrétaire d'État
américain n'est intéressé que par une question : celle du Golfe. Il
lui a expliqué que ce qui est en jeu dans la région, c'est la paix,
la sécurité et la stabilité : Si les
États-Unis sont disposés à parler d'une paix globale et durable,
l'Irak y est prêt s'il s'agit
d'instaurer un ordre mondial, l'Irak aimerait y être associé, mais
à la condition que ce soit un ordre équitable et non pas un ordre
sélectif. Or, tant que la question palestinienne ne sera pas
réglée, l'Irak ne pourra se sentir en sécurité. Selon Tarek
Aziz, la sécurité de l'Irak, celle des Palestiniens, celle de la
Jordanie étaient menacées bien avant le 2 août dernier. L'Irak est
prêt à se joindre à un accord sur l'élimination des armes de
destruction massive dans l'ensemble de la région, alors qu'Israël
ne l'est pas. Quand Israël menace, les
États-Unis restent sereins ; quand les Arabes le font, ils lèvent
le bâton. L'Irak n'acceptera pas d'être traité comme un pays
de seconde zone. C'est une vieille nation qui a contribué à la
civilisation occidentale. Le ministre indique à ce propos que, s'il
n'a pas accepté de recevoir la lettre du Président Bush, c'est
qu'elle est rédigée dans un langage
incompatible avec le style qui doit présider aux relations entre
chefs d'État. Tarek Aziz élude toutes les questions évoquant
directement un éventuel retrait du Koweït. Il n'élude pas, en
revanche, l'évocation de la guerre : L'Irak se défendra
vaillamment. Interrogé, si la guerre éclatait, sur le point
de savoir si l'Irak attaquerait Israël, il répond : Oui. Il précise néanmoins que Bagdad n'attaquera
pas Israël en premier, qu'il ne s'agirait que d'actions de
représailles. Il précise enfin qu'il n'a pas téléphoné au Président
Saddam Hussein à l'issue de ces entretiens.
Deux heures plus tard, à Washington, George Bush tient à son tour une conférence de
presse. Se référant aux déclarations du ministre irakien, il
remarque qu'en quarante-cinq minutes, il n'a
pas évoqué l'évacuation du Koweït, qui est le vrai problème... Je
ne suis pas sûr de conserver quelque espoir [de parvenir à
une solution pacifique]... Rien, rien de ce à
quoi j'ai assisté aujourd'hui ne me donne de l'espoir. Genève est
une rebuffade complète. La conclusion est claire : Saddam Hussein
continue de rejeter toute solution diplomatique.
Sur le principe d'initiatives émanant d'autres
pays, George Bush répond que les
États-Unis ne s'y opposeraient pas, qu'il faut essayer tant que
subsiste le moindre espoir. Il note néanmoins que, depuis le 2
août, de nombreuses tentatives ont été faites et que rien n' en est
sorti. Par exemple, un délégué français
est allé à Bagdad, et rien n'est
arrivé. Il annonce qu'il y a une chance que Javier Perez de
Cuellar s'y rende à son tour. Il approuve cette idée dans la mesure
où il est nécessaire de montrer à Saddam Hussein que la crise
actuelle n'oppose pas les États-Unis à
l'Irak, mais l'ensemble de la communauté
internationale à ce pays. Selon lui, rien ne sépare
Washington de Paris. Certes, sur la manière de
faire la paix au Moyen-Orient, Français et Américains ont des
approches différentes depuis des années... Mais cela n'a rien à
voir avec l'invasion du Koweït, et François Mitterrand le sait, et
je sais qu'il le sait. Il a été très clair là-dessus.
Un peu plus tard dans la soirée, on apprend par
les Américains quelques détails sur le déroulement de la rencontre
de Genève. Elle a duré au total six heures et demie, entrecoupée de
quelques pauses. L'atmosphère a été d'un bout à l'autre correcte.
Sur les nombreux sujets évoqués — certains mineurs — il n'y a eu
aucun rapprochement des points de vue, aucune souplesse ni aucune
intention de manœuvrer du côté de la délégation irakienne. James
Baker a présenté les choses de façon factuelle, dépassionnée, à la
manière d'un juriste, en indiquant qu'il était venu à Genève pour
informer la partie irakienne, non pour menacer, pour écouter ce
qu'elle avait à lui dire, non pour négocier... Il a remis à Tarek
Aziz la lettre sous pli fermé du Président Bush à Saddam Hussein,
accompagnée d'une copie pour le ministre irakien. Tarek Aziz, le seul à s'exprimer de la délégation
irakienne (qui comprenait M. Tahidi, demi-frère du chef de l'État
irakien), a montré une attitude réservée tout au long des
entretiens, mais sans exclure a priori
aucun thème de discussion. Il a déclaré que le régime de Bagdad, au
pouvoir depuis vingt-deux ans et soutenu par la population,
survivrait à la crise, à la différence des amis arabes des États-Unis. Il a placé toutes les
initiatives de l'Irak dans la perspective d'une action défensive
pour la paix et la stabilité dans la région. La principale source
d'instabilité a-t-il dit, est Israël, et, à lui seul, ce problème
justifie l'action de l'Irak au Koweït.
A l'annonce de l'intransigeance de Tarek Aziz, qui
a provoqué l'échec du dialogue de la dernière chance, Javier Perez
de Cuellar décide de se rendre à Bagdad sans mandat du Conseil de
Sécurité.
Rentré dans la nuit de Bagdad, Yasser Arafat
demande à venir voir notre ambassadeur à Tunis. Il se dit porteur
d'un message pour la France. Aux yeux du Président irakien,
l'établissement d'un lien avec le règlement de la question
palestinienne et la fixation d'un
calendrier constituent le cœur du problème. Moyennant cela,
l'Irak procédera à l'évacuation du Koweït, hormis les zones «
disputées » (dont les deux îles situées à l'embouchure du Chott
el-Arab). D'autres questions subsidiaires (indemnisation, etc.)
devraient bien sûr être également réglées.
Roland Dumas a envie d'y aller voir.
Michel Vauzelle a exposé à l'Assemblée nationale
les résultats de ses conversations avec Saddam Hussein. Ce dernier
n'a jamais exclu, à son avis, qu'il soit possible de discuter de
l'évacuation du Koweït de façon formelle et définitive. C'est ce
petit espace qu'il s'agit d'explorer jusqu'au bout,
conclut-il.
Très intéressante analyse d'un prince arabe
confiée à un émissaire français : Le Président
irakien n'a pas qualité pour agir au nom des Arabes dont il n'a
reçu aucun mandat. Il n'a pas non plus la qualification nécessaire,
car, après avoir envahi le Koweït et s'y être conduit de la façon
que l'on sait, il n'a évidemment pas vocation à demander le retrait
d'un pays du territoire d'un autre. Lui donner satisfaction
jetterait la confusion, car Israël a objectivement les mêmes
intérêts que l'Irak : si un lien vient à être établi avec la
Conférence internationale, d'Irak sera fondé à ne pas libérer le
Koweït tant que cette Conférence ne sera pas réunie, cependant
qu'Israël s'emploiera à éviter celle-ci pour ne pas libérer les
Territoires occupés. Au total, on obtiendrait bien le statu quo
recherché par Bagdad et Tel-Aviv. L'issue ne serait donc en rien
favorable à la cause palestinienne.
Selon cet interlocuteur arabe, la véritable
intention de Saddam Hussein n'est pas d'aboutir à un accord destiné
à préserver la paix. Il s'agit, pour lui, d'être reconnu comme
l'interlocuteur privilégié des États-Unis, un peu à la manière de
Mikhaïl Gorbatchev, pour traiter avec eux de toutes les affaires du
Moyen-Orient. Le contenu même de ces négociations lui importe peu
dès lors qu'il n'a pas satisfaction sur son objectif véritable.
Avant même le 2 août, le Koweït avait fait des offres concrètes qui
auraient dû satisfaire le Président irakien : l'Émirat avait
proposé le remboursement des pertes subies (15 000 barils/jour) à
la pompe de Rumailah, l'annulation des dettes de guerre irakiennes,
un bail de 99 ans sur les îles Warda et Banyan, ainsi que 500
millions de dollars par an. Le cadre de la négociation importait
peu (comité d'arbitrage de la Ligue arabe, cadre bilatéral avec ou
sans la présence d'un tiers), la seule contrepartie demandée était
la reconnaissance définitive du tracé de la frontière
irako-koweïtienne. Or l'Irak avait tout refusé, alors même qu'à ce
moment il ne réclamait pas le territoire koweïtien. Le Yougoslave,
Loncar, qui, comme Primakov, avait avancé un « paquet » de
propositions, n'avait obtenu en réponse de Saddam Hussein qu'un
silence curieux de la part de quelqu'un qui se disait désireux
d'engager une négociation.
Le Prince est bien conscient que le dernier
paragraphe de la déclaration du Président des Douze, datée du 4
janvier, ne constitue pas à proprement parler une offre de
négociation ; mais d'aucuns auraient pu le penser. Or, l'Irak n'a
pas manifesté le moindre intérêt pour cette déclaration. C'est la
preuve que l'objectif de Saddam Hussein est tout autre : il s'agit
d'être reconnu pratiquement sur un pied d'égalité par les
États-Unis. Si ce but était atteint, le Président irakien serait
prêt à régler divers problèmes mis en avant par les Américains :
ainsi, comme il l'a déjà déclaré, pour ce qui est de leur
approvisionnement en pétrole. Sinon, le reste lui importe peu, en
particulier la question de savoir si l'on doit préserver la paix ou
aller à la guerre, car, à ses yeux, avoir 200 000 ou 300 000 morts
ou blessés du côté irakien n'a aucune
importance. D'où il ressort que des gens comme les
Saoudiens, qui ont pour
préoccupation essentielle de préserver
la paix, élaborent des solutions qui, en réalité, ne peuvent
qu'échouer, car elles ne répondent pas à l'objectif véritable du
Président irakien et traitent d'un sujet qui ne l'intéresse pas.
Une seule chose peut donc le contraindre à se retirer du Koweït :
la certitude qu'il n'obtiendra pas, à travers des négociations, le
statut international qu'il recherche, mais qu'au contraire, s'il ne
restitue pas le Koweït, il peut être assuré d'une guerre qui le
détruira lui-même.
Jeudi 10 janvier
1991
Conversation capitale : Jean-Pierre Chevènement
informe le Président des objectifs retenus en accord avec les
militaires américains : bombardement aérien pour commencer au
Koweït et en lrak ; puis mouvement vers Koweït City, lorsque
l'armée irakienne au Koweït sera suffisamment détruite. Cela
prendra un mois. Le Président ne veut pas que la France s'interdise
de bombarder des cibles en Irak même si c'est strictement
nécessaire à la libération du Koweït. D'après les Américains, les
Alliés peuvent perdre 200 avions au cours de cette première phase
de la guerre.
L'URSS demande à l'Irak de faire preuve de
responsabilité pour préserver le destin des peuples de la région,
et partage l'inquiétude de Washington après l'échec de la rencontre
de Genève.
Grondements dans les rangs socialistes, pas
seulement chez les amis de Jean-Pierre Chevènement. Pierre Mauroy adresse une sévère mise en garde
aux socialistes qui s'écarteraient de la
politique de François Mitterrand dans le conflit du
Golfe.
François Mitterrand est probablement le seul à
l'Élysée à ne pas avoir CNN branchée en
permanence dans son bureau.
James Baker part pour l'Arabie Saoudite, tandis
que Tarek Aziz rentre à Bagdad.
Le Congrès américain est réuni en session depuis
aujourd'hui pour débattre de l'opportunité du conflit.
Le numéro deux irakien quitte Téhéran sans avoir
pu obtenir le soutien officiel de l' Iran.
Manifestations pacifistes à Toulouse et à
Cherbourg.
Vendredi 11 janvier
1991
Notre ambassade à Bagdad n'abrite plus que quatre
personnes : le chargé d'affaires, André Janier, un chiffreur, un
garde de sécurité et son épouse, qui est aussi secrétaire. Tous les
autres Occidentaux sont partis ou vont le faire aujourd'hui. Les
quatre Français vont essayer de rester jusqu'au 15. Certains, à
Paris, pensent qu'il faut que nos compatriotes partent avant, pour
ne pas courir le risque de devenir des otages ; ils invoquent aussi
le précédent du Vietnam où notre délégué à Hanoi fut tué lors d'un
bombardement américain qui ne fut sans doute pas involontaire.
D'autres font valoir l'intérêt de maintenir notre dispositif à
Bagdad : la guerre ne durera pas indéfiniment ; à un moment ou à un
autre, le besoin de canaux pour faire passer des messages se fera
sentir, et nous pourrions tirer profit d'une présence à proximité
des autorités irakiennes. Tout en étant conscient des risques
encourus, Janier, courageux jusqu'au bout, préconise le maintien en
activité de l'ambassade. Roland Dumas partage plutôt son point de
vue, mais n'a pas encore de position arrêtée, car les arguments des
partisans du repli l'impressionnent aussi.
Nouvelle tentative irakienne secrète pour
approcher la France : par l'intermédiaire du Président du Yémen,
Saddam Hussein annonce qu'il va lancer une nouvelle initiative en
direction de Paris. Il est conscient que cette démarche peut ne pas
être jugée suffisante, que le gouvernement français peut la rejeter
a priori afin de ne pas se désolidariser de ses alliés ; aussi
demande-t-il au Président yéménite d'insister pour qu'elle ne soit
pas rejetée sans examen, car elle pourrait encore être améliorée.
Le Président Saleh a demandé à l'un de ses ministres de se tenir
prêt à partir pour Bagdad afin d'y faire connaître les
améliorations que la France pourrait juger nécessaires, et s'en
faire l'avocat.
François Mitterrand espère encore que Saddam fera
une ouverture à l'ultime seconde, le 14. Roland Dumas se tient prêt
à partir dans ce cas pour Bagdad.
Conseil restreint sur la crise du Golfe, qui fixe
les premiers termes militaires de la bataille :
Le Président :
Les chances de la paix sont faibles. Elles se
sont même amenuisées. Mais il est vrai que, s'il doit y avoir une
ouverture, ce sera plutôt à la toute dernière minute.
Naturellement, si nous devons faire la guerre, ce sera sous le
commandement d'un Américain, puisque les États-Unis représentent la
principale force. Je ne veux pas convoquer le Parlement avant la
fin de l'ultimatum, et je ne veux pas engager un seul soldat sans
avoir obtenu l'aval parlementaire. Il faut réfléchir au problème
des appelés qui servent dans la marine. Il faut réfléchir aussi au
poids des images : en cas de guerre, il y a un risque de choc
psychologique, même si ce n'est pas la guerre mondiale. Et nous
risquons également d'avoir du terrorisme. Mais le terrorisme n'a
jamais empêché une nation résolue de poursuivre son
objectif.
Jean-Pierre Chevènement
: En ce qui concerne la marine, les
appelés qui seront volontaires deviendront des engagés. Je pense
qu'il y en aura environ 40 %. Les autres appelés seront remplacés.
Pour ce qui est des bombardements aériens, des objectifs ont été
retenus par les Américains en concertation avec nous : centres de
commandement, centres de transmissions, missiles, bases aériennes,
dépôts de munitions, forces irakiennes. J'ai demandé que les
frappes françaises aient lieu d'abord sur le territoire koweïtien
[il énumère les premiers objectifs fixés au Koweït]. C'est
seulement ensuite que la France aurait des objectifs de
bombardement sur l'Irak. Nous risquons naturellement d'avoir le
problème de pilotes abattus et pris en otages. Les états-majors
comptent sur 10 à 15 % de pertes pour les avions alliés, ce qui
peut vouloir dire de cent à deux cents avions perdus.
Le Président reprend la
parole : Est-ce que les Irakiens demanderont
une trêve au bout de quelques jours ? Ce n'est pas sûr. Est-ce que
nous devrons l'accepter ? Ce n'est pas absolument évident, parce
que nos armées seront exposées. Enfin, on verra bien. Nos forces
iront en Irak parce que c'est techniquement, militairement
nécessaire pour libérer le Koweït. M. Baker m'a donné connaissance
de la lettre du Président Bush à Saddam Hussein. J'ai dit que je
n'en approuvais pas tous les termes. A ma demande, Bush a supprimé
une phrase évoquant des destructions en Irak ; il m'a ensuite
remercié de cette suggestion. Je ne pense pas que l'armée irakienne
soit dans un état matériel et moral aussi bon que ce qu'on en dit.
Mais je peux me tromper. Il y a des troupes d'élite, mais
elles ne se trouvent pas partout. Si c'est possible, il ne
faut pas écraser l'Irak sous les bombes, mais
cela dépendra de sa résistance militaire et morale. Pour ce qui est
de notre aviation, j'exclus sa participation à des raids massifs
sur l'Irak. Ce n'est pas notre objectif et ce n'est pas dans nos
moyens.
Le Président demande ensuite à Jean-Pierre
Chevènement pourquoi on a envoyé là-bas des Jaguar et non pas des
Mirage FI. La réponse est qu'il y a un risque de confusion avec les
Mirage irakiens : peut-être pas de la part des Occidentaux, mais
chez les Égyptiens et les Saoudiens. Le Président demande des
renseignements très précis sur le travail des Jaguar, des Tornado
et autres appareils, s'assurant que le maximum de précautions a été
pris afin qu'on perde le moins de soldats possible. Il interroge
le général Schmitt sur la durée des
bombardements nécessaires. Celui-ci indique : Plutôt trois semaines que quinze jours.
Javier Ferez de Cuellar
est reçu par François lVlitterrand qui l'encourage dans sa visite
de demain à Bagdad. Le secrétaire général de l'ONU n'a aucune proposition concrète et se rend à Bagdad
en tant que porte-parole de la communauté internationale ; il
compte écouter et échanger avec Saddam Hussein des vues sur les
voies et moyens de trouver une solution pacifique.
Bagdad et La Mecque accueillent chacune une
conférence islamique ; 350 délégués participent à la première, à
l'issue de laquelle ils appellent les musulmans du monde entier à
s'engager contre la coalition et les intérêts américains en cas
d'agression contre l'Irak.
Le gouvernement américain détient la « preuve »
que des terroristes préparent des attentats partout dans le monde
et demande pour la quatrième fois à ses ressortissants de quitter
la région du Golfe.
Les Britanniques adressent la même consigne à
leurs ressortissants qui ont pu obtenir des masques à gaz à
Bahreïn.
Samedi 12 janvier
1991
Evgueni Primakov, conseiller de Mikhaïl
Gorbatchev, est convaincu que Saddam Hussein préférera la guerre à
l'humiliation. C'était aussi l'avis de Michel Vauzelle.
James Baker laisse entendre que l'ultimatum
pourrait être repoussé si, le 15, on assistait à un début de
retrait des troupes irakiennes du Koweït. Peut-être est-ce là une
ouverture pour relancer la négociation.
Kadhafi téléphone à François Mitterrand pour lui
proposer qu'ils servent conjointement de médiateurs entre Saddam
Hussein et les Américains. François Mitterrand l'éconduit poliment
mais en réfrénant difficilement un fou rire...
Après trois jours de débat, le Congrès autorise le
Président Bush à faire usage de la force contre l'Irak par 250 voix
contre 183 à la Chambre des représentants et 52 voix contre 47 au
Sénat. Le speaker de la Chambre, M.
Foley, décrit ce vote comme
pratiquement l'équivalent d'une déclaration de guerre. Le
dirigeant de la majorité démocrate au Sénat parle quant à lui
d'équivalent fonctionnel d'une déclaration de
guerre. En dehors de la résolution sur le Tonkin du 7 août
1964, il faut remonter à l'entrée en guerre des États-Unis après
Pearl Harbour pour trouver un précédent à ce vote. Le débat en
séance plénière a été un des plus longs, des plus dignes et des
plus graves de l'histoire du Congrès des Etats-Ilnis.
En attendant le 16 janvier, 8 heures du matin, les
forces de la coalition se placent. Elles totalisent 500 000 hommes,
dont 380 000 Américains. Tous les itinéraires vers le front sont
encombrés de convois avec hommes, chars et munitions. Les
Américains, d'abord postés autour des champs de pétrole, se
déploient maintenant vers l'ouest à partir de la côte. Les forces
saoudiennes et du Golfe sont en première ligne.
Le commandement arabe est certes séparé, mais les
Américains sont dotés des moyens de communication les plus
performants...
Du côté irakien, 510 000 hommes, 4 000 tanks et 2
700 pièces d'artillerie dans et hors du Koweït.
Lawrence S. Eagleburger rencontre aujourd'hui
Itzhak Shamir et Moshe Arens (Défense), demain David Levy (Affaires
étrangères), puis à nouveau Shamir.
A Jérusalem, les principales personnalités
palestiniennes regroupées autour de Faysal El Husseini ont demandé
cet après-midi à rencontrer les consuls généraux présents sur place
et le responsable de l'UNRWA-Cisjordanie. Déjà soucieux de
constater que l'attention internationale, absorbée par la crise du
Golfe, est quelque peu détournée des Territoires, les Palestiniens
de l'intérieur connaissent une inquiétude accrue dans l'hypothèse
où les hostilités se déclencheraient. La première conséquence en
sera ici une fermeture drastique des Territoires, qui seront alors
plus isolés que jamais.
Manifestation à Paris (20 000 personnes) contre la
guerre à l'appel du PCF, de l'extrême gauche, des Verts et
d'organisations pacifistes. Forte présence socialiste : on y trouve
les amis de Jean-Pierre Chevènement et ceux de Julien Dray.
Chevènement multiplie les démarches auprès du Président et de
Roland Dumas pour les persuader de refuser la guerre avec
l'Irak.
Dimanche 13 janvier
1991
Outre-Atlantique et en Europe, nouvelles
manifestations contre la guerre : Pas de sang
pour le pétrole ! 250 000 participants en Allemagne ; en
France, 100 000 en province et environ 80 000 à Paris.
Javier Perez de Cuellar est découragé par sa
rencontre avec Saddam Hussein, qui n'a permis aucun progrès. Le
dictateur irakien l'a fait de surcroît attendre de longues heures,
de façon humiliante, avant de le recevoir.
Au lieu de diffuser un message de paix après avoir
reçu Perez de Cuellar, Saddam Hussein
réaffirme que le Koweït restera la
dix-neuvième province de l'Irak et
deviendra le théâtre de la grande bataille entre croyants et
infidèles. La guerre est devenue inéluctable.
Profitant de l'ombre portée du Golfe, l'armée
soviétique intervient dans les pays Baltes pour y faire respecter
la conscription. Les parachutistes s'emparent du département de la
Défense lituanien (14 morts, 120 blessés). Gorbatchev désavoue son
armée. Mais le peut-il vraiment ? ou est-il derrière tout cela ?
Va-t-on vers le coup d'État qu'il nous a si souvent annoncé ?
Mario Soares est réélu Président du Portugal dès
le premier tour avec 70,4 % des voix.
Roland Dumas propose au Président un plan de la
dernière chance qui pourrait être annoncé demain et que lui-même
pourrait aller négocier avec Saddam à Bagdad. Il s'appuie sur le
fait que Baker a admis que le 15 pourrait n'être marqué que par un
début de retrait des troupes irakiennes. Il suffirait, à ses yeux,
que l'Irak annonce avant le 15 janvier minuit, heure américaine,
son retrait programmé et contrôlé du Koweït, voire le 16 au matin
ou à midi, avant le déclenchement des opérations militaires.
La troïka européenne est également disposée à se
rendre à Bagdad à la demande de Javier Perez de Cuellar. Mais
Bagdad refuse.
D'après les sondages diffusés hier et aujourd'hui,
les Français s'alignent dans leur majorité sur la position de
François Mitterrand, tout en affirmant leur opposition à une guerre
qu'ils considèrent comme inéluctable.
Jean-Paul II soutient la tenue d'une Conférence de
paix, à la satisfaction des Irakiens, d'autant plus vive que le
Pape condamne haut et fort le sort injuste réservé aux
Palestiniens.
Le gouvernement de Tel-Aviv rejette la demande
américaine de ne pas riposter en cas d'attaque. L'armée israélienne
n'interviendra pas si les États-Unis parviennent à empêcher une
première frappe contre son territoire ; sinon, Israël se réserve le
droit de réagir.
Lundi 14 janvier
1991
Très longue journée, qu' il faudrait pouvoir
raconter en trois dimensions, tant les événements s'y
entrecroisent...
François Mitterrand reçoit Javier Perez de
Cuellar, de retour de Bagdad :
Javier Perez de Cuellar
: J'aurais tant voulu dire quelque
chose de positif ! Mais, malheureusement, après deux réunions et un
dîner avec Tarek Aziz et Saddam Hussein, très poli, il n'y a rien,
rien que je puisse dire, aucune proposition dont je puisse faire
quelque chose. Les Irakiens voudraient donner l'impression qu'ils
sont sérieux, ils souhaiteraient que les Européens et les
Américains les prennent au sérieux pour ce qui est de leurs
objectifs et de leurs actions. Saddam Hussein est très amer
vis-à-vis du Conseil de Sécurité qui l'a jugé in absentia. Il dit
n'avoir jamais déclaré que l'occupation du Koweït était
irréversible. Je lui ai donc posé la question. Ma conclusion est
qu'il serait disposé à rendre une partie des sables...
François Mitterrand :
Il sait que ça ne marchera pas.
Javier Perez de Cuellar
: Je lui ai dit: « Retournez à la position d'avant le 2 août » (au lieu de
dire « retrait »). Il m'a répondu que le peuple irakien était prêt
à tous les sacrifices pour la paix si les autres faisaient eux
aussi des sacrifices. Je lui ai dit : « Je ne peux rentrer les
mains vides à New York. » Il s'est dit prêt à discuter un « paquet
» de négociations et à s'embarquer dans un processus
d'échange, de qui pro quo.
François Mitterrand :
C'est bien tard !
Javier Perez de Cuellar
: Sur une carte, Saddam a tracé des
lignes signifiant qu'il entend garder 40 % du Koweït (les champs
pétroliers et les îles). Il m'a dit : « J'ai cédé aux Iraniens la
moitié du Chott el-Arab. Avec le Koweït, nous aurons un accès au
Golfe. » Comme si c'était là son aspiration ! Il m'a dit en me
rappelant mon comportement durant la guerre Iran/Irak : «
Présentez-moi des propositions. » Mais vous présenter un « paquet »
sans son retrait total du Koweït serait inacceptable. C'est ce que
j'ai dit à TarekAziz. A la fin, il m'a dit : « Ce que je veux,
c'est parler avec les Américains, les Européens et les Arabes pour
trouver une solution. » Durant les deux heures au cours desquelles
il a parlé (j'ai moi-même parlé une heure), je ne l'ai pas trouvé
très intéressé par le problème palestinien (je ne dis cela qu'à
vous). Je lui ai annoncé que j'allais nommer un représentant
spécial, je lui ai fait part des pas accomplis sur la Conférence
internationale, mais il n'a pas paru intéressé. Je ne le dirai pas
aux Américains !... Car on ne peut pas consolider la paix dans la
région s'il n'y a pas d'abord la paix au Proche-Orient ! Sans être
arrogant dans la forme — il a été
courtois, il a même essayé d'être charmeur —, il s'est dit préparé à l'attaque américaine. La sérénité
de cet homme est incroyable. Cela tient de l'inconscience, ce n'est
plus du courage ! Son entourage n'ose même pas avoir peur. Dans ma
vie, j'ai rencontré un fou furieux : Kadhafi ; et un fou serein :
Saddam Hussein.
François Mitterrand :
A propos, Kadhafi m'a téléphoné samedi. Il m'a
dit : « Il y a assez de gens fous, il faut que les gens sages comme
vous et moi fassent entendre la voix de la raison !...
»
Javier Perez de Cuellar
: Je vais présenter mon rapport. Je n'offre
rien. Je reviens les mains vides. Que puis-je proposer
?
François Mitterrand :
On ne peut que vous remercier. En plus, votre
mandat était étriqué...
Javier Perez de Cuellar
: Je lui ai longuement parlé [à Saddam
Hussein] de mon entretien avec Bush, de ses
manifestations de bonne volonté. Bush est un homme déchiré,
contrairement à Saddam Hussein. Bush est inquiet, il
souffre.
François Mitterrand :
Lui [Saddam Hussein], c'est son pays qui est en cause. Le territoire
américain, comme le nôtre, est hors d'atteinte.
Javier Perez de Cuellar
: Je suis persuadé qu'au premier obus
ils attaqueront Israël.
François Mitterrand :
Ils en sont loin. Leurs équipements sont un
peu vieillots. On ne sait ce que Saddam Hussein veut faire, s'il
veut traiter ou s'il ne veut pas... S'il ne veut pas, c'est la
guerre. Dans le cas contraire, il est surprenant qu'il ne vous en
ait rien dit.
Roland Dumas suggère
alors que la France avance un plan.
François Mitterrand :
Lequel ? Il n'y a plus le temps ! On est à la
veille de l'échéance ! On peut faire
des propositions au Conseil de Sécurité. Ce peut être une bonne
chose... Des propositions des Nations unies à Saddam Hussein
?
Javier Perez de Cuellar
: Vous connaissez bien les Nations
unies, le temps que cela prendrait !
François Mitterrand :
Il n'y a aucune variante autre que
l'évacuation totale. Mais il peut y avoir une variante sur le
mécanisme d'évacuation, sur la durée. Si Saddam Hussein proposait
l'évacuation en quinze jours, il l'obtiendrait.
Javier Perez de Cuellar
: Il en est loin ! Le Zimbabwe souhaite
proposer qu'un mandat soit donné au secrétaire général pour qu'il
négocie un « paquet ».
François Mitterrand :
Un « paquet »
comprendra forcément l'évacuation, ou bien Saddam Hussein
n'échappera pas à la guerre. Seule différence : au lieu
d'évacuation « terminée » le 15, ce serait l'évacuation « commencée
» le 15.
Javier Perez de Cuellar
: Mais s'il n'y a pas un geste de sa
part sur l'évacuation, ce sera une manœuvre inutile.
Roland Dumas :
Supposons que le Conseil de Sécurité vous dise
: « Faites des propositions. » Le
premier point pourrait être la phrase de Baker d'il y a deux jours,
parlant d'un « début de retrait ». Le deuxième, le retrait
massif.
Javier Perez de Cuellar
: Cela sera refusé par l'Irak. J'ai bien peur
que l'on ne puisse pas empêcher la guerre, le « coup chirurgical » dont parlent les
Américains.
François Mitterrand :
Je ne crois pas l'Irak aussi puissant qu'on le
dit. C'est un pays fatigué. Il a une seule troupe d'élite, la
Garde, qui ne peut être partout. Les Américains peuvent régler
cette guerre en dixjours, mais il y aura ensuite des
implications.
Javier Perez de Cuellar
: Oui, mais s'ils attaquent Israël et
qu'Israël réagisse ? C'est cela qui m'inquiète
! Le monde arabe basculerait !
François Mitterrand
: Diplomatiquement, on ne voit pas bien ce qui
reste comme possibilité.
Javier Perez de Cuellar
: J'ai vu un Arafat très sensé,
redoutant les conséquences de la guerre. Le Roi Hussein a essayé de
son côté. Tous deux en vain. Saddam Hussein est un inconscient. La
guerre va affecter tout le monde. Il
pourrait faire un retrait unilatéral sur les positions qu'il m'a
montrées...
Roland Dumas :
Ce sont des gens qui ne terminent jamais une
discussion, sauf au tout dernier moment.
François Mitterrand :
Vous ne voyez plus d'initiative possible
?
Javier Perez de Cuellar
: Je ne vois plus ce que je peux
proposer. Tous les faucons en Amérique vont être
heureux.
François Mitterrand :
Il y a des faucons partout : en Égypte, en
Turquie, dans les Émirats...
Javier Perez de Cuellar
: Saddam Hussein m'a d'ailleurs dit: «
Je suis un faucon. »
Après l'échec de la mission de Perez de Cuellar,
Tarek Aziz fait demander d'urgence à Roland Dumas de venir entendre
une ultime proposition de Saddam Hussein. Pour gagner du temps, le
Président autorise Dumas à utiliser un Concorde qui est mis en bout
de piste. Roland Dumas refuse néanmoins de partir aussi longtemps
que Saddam n'aura pas fait une déclaration publique montrant qu'il
est réellement ouvert à une négociation sur la base de nouvelles
propositions françaises.
Après discussion avec Roland Dumas, François
Mitterrand décide aussi de prendre l'initiative d'un projet de
déclaration du Conseil de Sécurité en six points. Le Conseil
offrirait des garanties à l'Irak en échange d'un engagement de
retrait du Koweït sous contrôle de l'ONU. Une Conférence
internationale sur la question palestinienne et le conflit
israélo-arabe serait promise.
Roland Dumas téléphone à Hans-Dietrich Genscher,
qui l'assure de son soutien total à l'initiative française. Douglas
Hurd, informé, téléphone à Dumas : à ses yeux, au contraire,
l'initiative française crée des difficultés à la diplomatie
britannique qui considère que la principale priorité consiste à ne
pas risquer de fissurer le front commun allié à la veille de
l'expiration de l'ultimatum. Les Britanniques ne sont pas opposés à
l'idée d'un ultime appel à Saddam Hussein, mais le libellé de cet
appel devrait recueillir le plus large agrément possible, en
particulier celui des cinq membres permanents du Conseil de
Sécurité. Dans ces conditions, les Britanniques sont hostiles à la
proposition française qui laisse supposer l'existence d'un lien
avec le problème palestinien ; ils sont partisans d'un texte
plus général et plus ramassé dont ils
souhaiteraient poursuivre la mise au point avec nous.
En France, l'opposition critique ce qui lui
apparaît comme une brèche dans la solidarité occidentale.
François Mitterrand reçoit à déjeuner John Major,
qui vient d'être désigné Premier ministre du Royaume-Uni. Pour ce
qui est du Golfe, le successeur de Margaret Thatcher semble pressé
d'en finir par la guerre et se montre très réticent à l'égard de
l'initiative française. Sur l'Europe, il souhaite marquer sa
différence avec son prédécesseur, qu'il s'abstient d'ailleurs de
nommer.
John Major :
Plus vite ce sera terminé, mieux ce sera. Il
n'y a pas intérêt à retarder les choses sur le plan militaire. Plus
ça dure, plus ça risque d'affaiblir l'opinion
publique.
Le Président :
Il n'a jamais été question, dans notre esprit,
de repousser la date de l'ultimatum. George Bush a bien fait
d'aller dans notre direction, il y a trois ou quatre jours, en
parlant d'un « début de retrait ». Saddam Hussein veut-il, pour une
simple question d'amour-propre, attendre le 16 avant d'envisager ce
retrait ?
John Major :
Les Israéliens ont un système anti-missiles
pas très efficace. Mais si un missile tue des Israéliens, je ne
pense pas qu'ils s'abstiendront de s'en servir.
Le Président :
Espérons que les missiles irakiens ne seront
pas trop précis. Il y a beaucoup de désert... Passant à la
situation à l'Est : A Vilnius, on a
l'impression que le pouvoir militaire soviétique a
explosé.
John Major :
Ce qui s'est produit est tout à fait
regrettable. Mais il ne faut pas réagir de façon excessive contre
Gorbatchev.
Le Président :
Ce serait prématuré.
John Major :
Il ne faut pas interrompre l'aide humanitaire
alimentaire à l'Union soviétique.
Le Président :
En effet.
John Major :
Ce qui est essentiel, c'est de voir si, oui ou
non, ils mettent en place de véritables réformes.
Le Président :
Gorbatchev exerce-t-il complètement le pouvoir
politique ? Les révoltes des différentes républiques favorisent
l'action de l'armée.
John Major :
Cela ne nous a pas aidés, ces quarante
dernières années !
Le Président :
Et sur le plan européen ?
John Major :
Les Conférences intergouvernementales ont
commencé, c'est l'essentiel. Nous voulons jouer un rôle
significatif en Europe, c'est l'intérêt de tous. Nous ne voulons
pas nous considérer comme une île en marge de l'Europe. Pour ce qui
est de la Conférence économique, on a proposé des textes du projet
de traité qui mènent plus loin que nos précédentes propositions.
C'est un moyen pratique pour faire avancer le débat. Nous avons de
grosses difficultés, avec notre Parlement et notre opinion, sur une
monnaie unique du type Delors. Si nos idées étaient prises en
compte, ce serait plus aisé. Si l'on veut nous faire prendre un
engagement sur une date précise pour une monnaie unique, sans
période probatoire, cela ne passera pas à notre Parlement.
L'opposition est d'ordre politique et passionnelle. Mais la
crédibilité économique d'un pas en avant sans convergence adéquate
des économies me préoccupe encore davantage. Il y a un
fléchissement très net de l'économie mondiale. Les Américains sont
en récession, nous aussi. C'est ce problème de la convergence au
sein de l'UEM qui me préoccupe le plus. J'espère que personne ne
s'amusera à nous coincer. La France proposera-t-elle des textes
?
Le Président :
Pour l'instant, il n'y en a pas. Mais, en
chemin, c'est tout à fait possible. Vous avez entendu Pierre
Bérégovoy qui a des idées proches des vôtres. Ce projet a des
aspects positifs, mais il rencontrera des oppositions allemandes.
L'objectif est la monnaie unique, mais on peut imaginer une étape.
C'est pour le mark que la situation est difficile. Nous l'étudions
sérieusement. Nous n'avons jamais souhaité mettre la
Grande-Bretagne de côté, même quand la Grande-Bretagne elle-même
semble le souhaiter !
John Major :
L'Allemagne devra augmenter ses impôts et ne
pas avoir une politique de taux d'intérêt élevés. Il est difficile
d'apprécier la véritable position allemande.
Le Président :
Nous sommes moins éloignés de vos propositions
que naguère, mais nous n'abandonnons pas notre objectif final. Il
serait intéressant pour nous d'avoir une monnaie aussi appréciée
que le mark. Nous étudions de près votre projet. A moyen terme, j'y
suis assez favorable, mais, à long terme, on s'éloignerait ainsi
quelque peu de nos objectifs. Je voudrais trouver une synthèse.
Tant que nous n'aurons pas rapproché nos politiques économiques,
votre projet est plus réaliste.
John Major :
Si la phase intermédiaire aboutit à une
convergence, alors les difficultés politiques, économiques et
d'opinion deviendront plus aisées à surmonter. Ce qui était
navrant, par le passé, c'est que l'on pensait que nous,
Britanniques, cherchions à bloquer le processus. Non, il faut qu'il
y ait convergence pendant la phase 2 pour que la phase 3
marche.
Le Président :
L'Europe s'était habituée à l'opposition
britannique et à faire ses plans sans vous, pensant que vous
rattraperiez le train. Ce que vous avez fait à Fontainebleau, à
Luxembourg, à Hanovre... On avait l'impression que votre pays était
ailleurs. Votre démarche de maintenant n'est pas forcément plus
rassurante, mais elle est plus habile !...
Sur sa participation à la construction européenne,
John Major utilise une formule que
n'aurait pas employée Margaret Thatcher : J'espère passer plus de temps dans la cabine du conducteur
qu'à rattraper le train ! Il y a des domaines où nous avons des
intérêts partagés : nous voulons plus d'autorité du Conseil
européen, du Parlement, d'indépendance future pour la Banque
centrale. Nous sommes là-dessus plus proches des Français que des
Allemands. Nous sommes moins éloignés de vous que vous ne le
pensez... A long terme, le moment pourrait venir où un Président
américain serait moins engagé...
Le Président :
Cela pourrait même être un Japonais, comme au
Pérou...
John Major :
Mais je serais inquiet de trop développer
l'UEO à l'intérieur de la Communauté. Il n'est que de voir
l'attitude de certains dans la crise du Golfe : d'aucuns ont été
très mous.
Le Président :
C'est vrai.
John Major :
Nous prenons en compte la capacité européenne
d'agir sous le parapluie de l'OTAN jusqu'au jour où les Européens
seront tous prêts à s'engager.
Le Président :
Pourquoi pas à côté du parapluie de l'OTAN
?
John Major :
Je ne veux pas donner prétexte aux Américains
de diminuer leur engagement.
Le Président :
Mais il l'est déjà ! La solution, c'est de se
garder de l'esprit de système. La vérité n'est pas une UEO
appendice de l'OTAN, ou une UEO totalement spécifique. Une démarche
empirique est nécessaire.
John Major :
C'est un débat qui mérite d'être poursuivi.
L'amiral Lanxade est venu nous voir, les entretiens ont été très
utiles.
Le Conseil de Sécurité discutera du projet de
résolution français, ce soir, à 23 heures. Dernier moment avant
l'expiration de l'ultimatum.
Dans la soirée, François Mitterrand accepte, à la
demande de Roland Dumas, de recevoir l'ambassadeur d'Irak pour lui
exposer le plan de la dernière chance que la France vient de
proposer et qui sera discuté dans la nuit à l'ONU, à New York. Il
ne reste plus que quelques heures. L'instant est très solennel.
Dumas assiste à l'entretien :
Le Président :
Je vous ai demandé de venir pour que nous
puissions parler simplement des graves problèmes qui se posent. Je
le fais sans animosité à l'égard de votre pays. C'est pour moi un
besoin de clarté, afin de savoir s'il y a une chance d'utiliser les
quelques heures qui restent pour la paix. Le Conseil de Sécurité
est convoqué ce soir à 23 heures ; le décalage horaire joue d'une
façon fâcheuse... La France a essayé de développer une stratégie de
paix autour de quelques idées simples :
1 La base de cette discussion, c'est l'évacuation du Koweït
par les forces de votre pays. Certains sont tentés d'interpréter
rigoureusement la date de l'ultimatum. D'autres accepteraient un
engagement et un début de retrait, avec un calendrier programmé.
C'est notre position.
2 S'il y a retrait, nous suggérons que des troupes arabes
neutres se substituent à celles de l'ONU. Nous avons pensé aux pays
du Maghreb. L'Irak ne serait pas attaqué, dans cette hypothèse. M.
Bush en a donné aussi la garantie.
3 Je peux donner, pour la France, la garantie que sera
effectivement organisée une Conférence internationale sur le
problème israélo-arabe. Nous œuvrons en ce sens depuis des années,
sans succès, mais nous avons l'impression que le succès se
rapproche. Nous serons suivis par de nombreux pays en Europe, mais
je ne crois pas que l'accord des Américains et des Anglais sera
donné avant de longs mois.
Vous auriez donc un début
d'évacuation avant la fin de l'ultimatum, un calendrier
d'évacuation rapide avec le remplacement des forces actuelles par
une force arabe, et vous auriez l'assurance qu'il n'y aurait pas
d'ouverture des hostilités.
Si le Président Saddam
Hussein veut lancer un signe favorable, s'il accepte cette
éventualité, nous passerons notre journée de demain à prendre
d'autres initiatives. Vous êtes un patriote irakien. Je n'arrive
pas à croire que, face à la perspective d'une guerre, il y ait la
moindre hésitation à avoir. L'Irak est un pays qui a été l'ami de
la France, avec lequel nous ne souhaitons pas de
rupture.
M. El Hachimi :
Je vous remercie pour ces informations et pour
l'intérêt que vous manifestez à l'Irak. Je dis sincèrement, à
l'heure qu'il est, que la France et le Président Mitterrand peuvent
sauver le monde de ce désastre, car l'Irak et le Président Saddam
Hussein font confiance à la France. Pas une personne vraiment
habilitée n'a négocié avec l'Irak depuis cinq mois. Tous posent des
conditions. Je peux vous l'assurer : nous tenons à la paix, nous ne
voulons pas de destructions. Mais qu'en sera-t-il de l'embargo, du
blocus, des forces américaines ?
Le Président :
L'embargo cessera. Toutefois, les troupes
américaines ne se retireront pas avant l'installation d'un pouvoir
stable et durable au Koweït. J'espère qu'ensuite elles se
retireront. Si le danger de guerre s'éloigne, l'opinion publique
n'acceptera pas qu'elles restent. La France, en tout cas,
retournera chez elle.
M. El Hachimi :
J'ai transmis votre projet à Bagdad. Le
Président Saddam Hussein accepte de discuter de ces idées avec
Roland Dumas pour en déterminer tous les tenants et aboutissants.
Je suis confiant dans le fait qu'une visite de M. Dumas irait dans
le sens de la paix.
Le Président :
Tant que M. Perez de Cuellar n'était pas allé
à Bagdad, nous ne pouvions pas prendre d'initiative. Nous avons
pris l'initiative de cette déclaration qui sera soumise ce soir au
Conseil de Sécurité. Nous sommes, nous aussi, tenus par la
résolution 678. Je ne vais pas exposer la France à une démarche
inutile s'il n'y a pas une chance. Dès cette nuit, je verrai ce
qu'il convient de faire, après la discussion au Conseil de
Sécurité. Beaucoup d'amis arabes sont dans le camp opposé à l'Irak.
Nous ne voulons pas être bafoués par une démarche inutile. Selon
l'accueil fait à notre déclaration, nous aviserons.
M. El Hachimi :
Dès le début de sa rencontre avec Saddam
Hussein, Perez de Cuellar a dit qu'il ne représentait
personne...
Le Président :
C'est vrai...
M. El Hachimi :
... qu'il n'avait aucune proposition à faire
et qu'il était là pour écouter ! La France et M. Dumas ont autorité
pour négocier.
Le Président :
La réponse faite à M. Perez de Cuellar sur
l'évacuation n'est pas satisfaisante. Nous ne pouvons pas nous
dissocier de ce que nous avons voté. Si Saddam Hussein a décidé de
ne pas évacuer le Koweït, je ne le condamne pas, mais notre
position sera différente et il y aura la guerre, une guerre
terrible.
M. El Hachimi :
Je vais transmettre ce message et je prie Dieu
que notre entreprise commune soit couronnée de succès. Pourtant, je
m'inquiète. Je pense que vous pouvez obtenir de l'Irak et de Saddam
Hussein bien plus que vous n'attendez, mais sans conditions. Cette
annonce est une condition.
Le Président :
Nous ne pouvons que demander à Saddam Hussein
l'évacuation du Koweït, en conformité avec les engagements pris.
Nous ne voulons rien d'autre. La guerre fera perdre beaucoup plus
qu'une paix de compromis. Je ne dis pas non à ce que vous proposez.
J'attends le débat aux Nations unies. J'examinerai alors ce qu'il
convient de faire. Si les dés sont jetés, j'aurai fait ce que
j'aurai pu.
M. El Hachimi :
L'Irak ne tirera pas le premier coup de feu.
Le Président Bush fait la même chose que Khomeyni : il donne le
choix entre la capitulation et la guerre.
Le Président :
Je dirai plutôt : l'évacuation et la guerre.
Nous avons beaucoup insisté auprès du Président Bush pour qu'il
dise : « S'il y a retrait, il n'y aura pas de guerre. » Et il l'a
accepté. Jusqu'au 16 à 6 heures du matin, nous restons disponibles.
Si le conflit éclate, toutes les dispositions sont prises pour que
l'ambassadeur que vous êtes et le personnel de l'ambassade soient
protégés. Le ministre de l'Intérieur devra veiller sur vos
personnes et celles de vos familles.
Notre ambassadeur à Tel-Aviv, Alain Pierret
s'inquiète des manifestations croissantes d'amertume des Israéliens
envers la France. Pour eux, non seulement notre pays a armé l'Irak,
mais, avec ses propositions de Conférence internationale, il
établit un lien entre deux questions de nature toute différente. Si
ces propositions aboutissaient, l'agresseur serait récompensé alors
même qu'Israël aurait accepté le risque de se faire bombarder sans
avoir réagi préventivement, afin de ne pas compromettre la solidité
d'une coalition dont notre pays est l'une des composantes.
L'ambassadeur est très mal reçu par les mêmes qui jusqu'à présent
le fêtaient.
Roland Dumas demande qu'on prévienne tous les
ambassadeurs de France en poste à l'étranger que, compte tenu des
conséquences à attendre d'un éventuel déclenchement des hostilités
dans la région du Golfe, tant sur le plan diplomatique qu'en ce qui
concerne la sécurité des communautés françaises à l'étranger, tous
les chefs de missions diplomatiques et consulaires absents de leur
poste à ce jour doivent regagner immédiatement leur affectation.
Ceux qui avaient prévu de s'absenter pour des missions doivent y
renoncer jusqu'à nouvel ordre, sauf instruction expresse du
département. Les événements au Moyen-Orient pouvant d'autre part
avoir des conséquences sérieuses pour la sécurité de nos
ressortissants dans d'autres pays, des consignes de prudence, face
aux risques de terrorisme ou de troubles locaux, devront être
données, de façon générale, à tous nos compatriotes, en particulier
par le biais de leurs représentants.
Que pense, que va faire Saddam dans les heures qui
viennent ? On s'accroche au moindre indice.
Nous apprenons de Riyad que le dirigeant
palestinien Hani El Hassan, qui vient de rencontrer le dirigeant
irakien à Bagdad, affirme que ce dernier lui a déclaré qu'il lui
fallait éviter que quelque chose se passe dans
la semaine suivant le 15 janvier. Il est persuadé que s'il
parvient encore à grignoter quatre à cinq semaines, l'affaire sera
réglée : il ne sera plus attaqué. Si tel est bien son état
d'esprit, alors le plan français ne l'intéresse qu'en vue de gagner
du temps.
La soirée est longue, l'inquiétude palpable.
L'initiative française en six points est présentée aux membres du
Conseil de Sécurité (permanents et non permanents), aux Douze, à
l'ensemble des pays arabes ainsi qu'à Israël et à l'Iran, enfin à
la Yougoslavie au titre de la présidence des non-alignés.
A Damas, dans un appel solennel diffusé par la
radio d'État, Hafez El Assad adjure
Saddam Hussein de retirer ses troupes du Koweït pour éviter à l'Irak et à la Nation arabe les dangers d'une
guerre dévastatrice. Le chef de l'État syrien, qui à aucun
moment ne mentionne la moindre date, estime qu'une décision en ce
sens constituerait un acte héroïque et
courageux. Il assure le Président irakien que la Syrie se
tiendra à ses côtés si l'Irak est attaqué après l'évacuation du Koweït.
Notre texte est présenté au Conseil de Sécurité.
Notre ambassadeur souligne qu'il s'agit, dans notre esprit, d'un
ultime appel lancé aux dirigeants irakiens à vingt-quatre heures de
l'expiration d'un délai au-delà duquel commencerait une période
particulièrement dangereuse : Nous connaissons
tous la gravité de la situation et la nature des moyens,
parfaitement légitimes, auxquels il pourrait alors être recouru
pour assurer l'application des résolutions du Conseil. Nous
souhaitons donc que la déclaration soit adoptée le plus rapidement
possible. Le représentant britannique indique qu'il n'est
pas en mesure de se prononcer dès ce soir sur un projet de
déclaration. L'ambassadeur d'URSS s'exprime dans le même sens en
faisant état de la nécessité de recevoir des instructions relatives
à notre proposition. M. Pickering, l'Américain, est réservé à
l'égard de notre proposition, sur laquelle il n'a pas non plus
d'instructions. Les non-alignés, en revanche, ainsi que l'Autriche,
apportent leur soutien à notre initiative. Tous les pays du Sud, à
l'exception des Ivoiriens, prennent la parole pour exprimer leur
appui chaleureux. L'Autrichien qualifie notre initiative
de pas dans la bonne direction. Sans
citer notre projet de déclaration, Belges, Roumains et Chinois font
état de leur disposition à soutenir toute initiative qui tendra,
tant que cela sera possible, à promouvoir une issue pacifique de la
crise. Le représentant belge, se référant aux travaux des Douze,
indique que son gouvernement a lui-même envisagé une initiative
dont il donne une description assez semblable à celle de notre
propre projet.
Il est décidé que le Conseil se réunira tout à
l'heure pour poursuivre ses consultations autour de notre
proposition. Les Cinq tiendront une nouvelle réunion juste
auparavant.
Si Américains et Anglais s'opposent à notre plan,
c'est parce qu'il mentionne l'idée de Conférence internationale.
Quant à Moscou, il est difficile d'en attendre une position : il
n'y a plus de ministre des Affaires étrangères ! Mikhaïl Gorbatchev
est aux prises avec l'affaire lituanienne et avec la constitution
de son gouvernement. M. Petrovski, le vice-ministre des Affaires
étrangères en charge du dossier du Golfe, approuve notre démarche
et nos idées : Il convient de faire
vite, dit-il à notre ambassadeur. Vous
et nous pensons la même chose. La question, en ce moment, est de
savoir ce qu'Américains et Britanniques peuvent et veulent
faire. A priori, les Américains seront
hostiles aux termes du paragraphe de votre texte relatifs au projet
de Conférence internationale. Sur ce point, un assouplissement de
la rédaction est-il possible ? Sans compter qu'ils peuvent bloquer
toute action au Conseil de Sécurité. Si tel était le cas, ne
pourrait-on pas envisager de charger le secrétaire général de cette
déclaration ?
Jean-Louis Bianco est reçu à Riyad par le Roi,
assisté du Prince héritier. Le Roi Fahd qualifie Saddam Hussein
d'entêté agissant comme un malade qui refuse le médecin, contre les intérêts
de son pays. Saddam Hussein, dit-il, éprouve une vive
satisfaction à voir un si grand nombre d'émissaires ou de
personnalités chercher à entrer en contact avec lui, sans prendre
pour autant au sérieux les mises en garde qu'il reçoit d'eux sur
les risques de guerre. Or, il se trompe lourdement, car avec les
forces américaines, britanniques et françaises, il a en face de lui
les armes les plus sophistiquées du monde. Il serait aisé, s'il y
avait retrait irakien du Koweït, de régler le contentieux entre ce
pays et l'Irak, que ce soit bilatéralement ou avec l'aide des
Arabes, des Européens ou de la Cour internationale de justice. La
tentative de Javier Perez de Cuellar s'est révélée décevante. En
revanche, le roi manifeste beaucoup de confiance pour tout ce que
tenterait la France en liaison étroite avec les États-Unis, la
Grande-Bretagne et d'autres pays arabes. Il conseille que nous ne
nous limitions pas au Maroc et à l'Algérie, mais que soient bien
incluses dans nos consultations l'Égypte et la Syrie. Tout le monde est d'accord, dit-il, sur la grande
estime que mérite la France pour ses prises de position sur la
question palestinienne et sur le rôle qu'elle peut, pour cette
raison même, jouer à présent, tout en évitant d'établir le « lien »
que réclame le Président irakien. En revanche, il déconseille que
le Président de la République se rende en personne à Bagdad. Bien
entendu, tout cela devrait se faire dans un respect complet des
résolutions des Nations unies.
A Amman, le Roi Hussein reçoit notre ambassadeur,
venu lui parler de notre initiative. Le souverain a juste envoyé
son conseiller politique, Abou Odeh, à Bagdad. Celui-ci a rencontré
Tarek Aziz. La position de l'Irak n'a pas évolué. Le Roi souhaite
une solution pacifique : selon lui, un compromis est possible, mais
les Irakiens refuseront de négocier sous la menace.
Toujours pas de déclaration de Bagdad. Le Concorde
de Roland Dumas — lequel flaire un piège — rentre au hangar.
François Mitterrand reçoit le Président Mobutu (le
Zaïre préside actuellement le Conseil de Sécurité). La presse dit
que Roland Dumas est dans l'avion pour Bagdad...
A Bagdad, le Conseil national irakien confère à
l'unanimité les pleins pouvoirs constitutionnels à Saddam Hussein. Celui-ci tient ce soir une conférence
de presse destinée aux seuls journalistes irakiens : Le Koweït est devenu un symbole pour toutes les nations
arabes et le théâtre de la dignité. Nous voulons la paix, mais si
nous voulons qu'une paix globale s'installe dans la région, la clé
de la solution ne peut être que la restitution de la
Palestine aux Palestiniens.
A Amman et Alger, des milliers de manifestants
clament leur soutien à Saddam Hussein. Aucune des six
manifestations prévues à Tunis n'a eu lieu.
Les cours du pétrole augmentent, les milieux
financiers sont inquiets.
Javier Perez de Cuellar fait le compte rendu de
son voyage à Bagdad aux membres du Conseil. Le Yémen propose lui
aussi un nouveau plan : Retrait de l'Irak du
Koweït, déploiement de la force arabe et de la force multinationale
dans la zone litigieuse, engagement du Conseil de Sécurité de l'ONU
à faire appliquer ses résolutions sur le conflit
israélo-arabe.
Mardi 15 janvier
1991
Confirmation à 2 h 30 du matin à Paris : Abou Iyad
et Abou Hal-Hol, deux des principaux dirigeants de l'OLP, ont été
assassinés il y a quelques heures au quartier général de l'OLP à
Tunis.
L'assassin présumé, un garde du corps qui serait
lié au groupe Abou Nidal, aurait été arrêté. Il est encore
impossible de savoir de manière sérieuse qui a ordonné ce crime,
mais il pourrait être interprété dans les Territoires occupés comme
un acte israélien et risque alors d'apparaître comme un détonateur
de plus dans la crise actuelle.
7 heures du matin : le Conseil de Sécurité décide
de siéger toute la journée.
La radio tunisienne annonce que les auteurs de
l'assassinat des chefs de l'OLP ont été arrêtés ; Israël dément
toute implication.
9 heures : Madrid soutient le plan de Paris.
10 heures : des milliers d'Irakiens dénoncent les
« risques de guerre » dans le centre de Bagdad.
13 heures : des ressortissants français sont
rapatriés de Riyad ; les 75 Irakiens expulsés de Grande-Bretagne
quittent Londres.
L'ambassade britannique à Pékin reçoit une lettre
piégée.
15 heures : Tel-Aviv exprime son opposition au
plan français. Le chef de l'État israélien critique l'attitude
européenne : A l'exception de la
Grande-Bretagne, nous voyons à nouveau aujourd'hui des dirigeants
européens se coucher et s'humilier, être prêts à bafouer tous les
principes moraux pour satisfaire un dictateur.
Rome soutient le plan français. Bruxelles propose
la nomination d'un médiateur par l'ONU afin de faciliter
l'organisation d'une Conférence internationale pour la paix.
16 heures : état d'alerte maximale en
Jordanie.
Les établissements scolaires sont fermés en
Tunisie où défilent 6 000 manifestants pro-irakiens.
Des troupes syriennes se rapprochent du plateau du
Golan en prévision d'un éventuel engagement
israélien.
18 heures : le personnel de l'ambassade de France
à Bagdad va quitter l'Irak.
Alors qu'on examine à nouveau le plan français au
Conseil de Sécurité, le représentant britannique propose un autre
projet de déclaration amendé par l'URSS : dernier appel à la paix
adressé à l'Irak, retrait de ses troupes avant mercredi 5 heures
GMT.
Un commandant de l'armée de l'air israélienne
déclare que les chasseurs israéliens abattront
tout avion qui attaquera Israël, même s'il faut pour cela survoler
la Jordanie ou la Syrie.
A New York, M.
Pickering, représentant permanent des États-Unis, demande
avec insistance à son collègue français de retirer notre
proposition de déclaration, Washington ne pouvant y souscrire :
Cette initiative, dit-il, n'est pas conforme à l'engagement pris par les cinq
ministres, le 29 novembre, de ne pas entreprendre de nouvelles
démarches au Conseil de Sécurité avant le 15 janvier. Elle remet en
cause au moins implicitement la date limite du 15 janvier fixée par
la résolution 678. Il serait paradoxal qu'au moment où le
secrétaire général rentre de Bagdad les mains vides du fait de
l'entêtement irakien, le Conseil de Sécurité envisage une ouverture
en direction de Bagdad. Ce serait interprété comme un signe de
faiblesse du Conseil de Sécurité et renforcerait l'intransigeance
de Saddam Hussein. Enfin, la mention de la conférence
internationale dans le projet de déclaration, même si les termes
utilisés reprennent ceux de la déclaration présidentielle
[du Conseil européen] du 20 décembre 1990,
donne l'impression de l'établissement d'un lien entre l'affaire du
Golfe et le conflit israélo-arabe. Washington le refuse
absolument.
Les États-Unis sont en fait hostiles à toute idée
de déclaration du Conseil de Sécurité en ce moment, et Pickering
indique qu'en cas de maintien de notre texte, son pays sera conduit
à y opposer son veto. L'Anglais, Sir David Hannay exprime de
manière plus prudente une position sensiblement identique. Le
Soviétique, Youri Vorontsov, prétend ne pouvoir obtenir
d'instructions de sa capitale avant demain ; lui aussi met l'accent
sur le risque de division des Cinq et suggère que la proposition
française soit reprise dans une déclaration que le secrétaire
général pourrait faire à la presse à l'issue de son rapport au
Conseil. Britanniques et Américains sont d'accord là-dessus. Le
Chinois n'exprime aucune position et se retranche encore une fois
derrière l'absence d'instructions.
Les membres non alignés du Conseil (Côte-d'Ivoire,
Cuba, Équateur, Inde, Yémen, Zaïre, Zimbabwe) nous assurent tous de
leur soutien, tout en se réservant la possibilité de suggérer des
amendements à notre texte. Parmi les autres membres, l'Autriche
marque sa sympathie pour notre proposition ; la Roumanie se montre
prudente, mais ouverte ; la Belgique, tout en se disant favorable
au principe d'une déclaration du type de celle que nous proposons,
demande un délai pour se prononcer et nous a d'ores et déjà indiqué
qu'elle aurait plusieurs amendements substantiels à apporter à
notre texte.
En résumé, l'ensemble des membres non permanents
du Conseil de Sécurité, ainsi que la Yougoslavie et certains pays
arabes (Jordanie, Bahreïn, Oman, Algérie, Libye, Maroc, Yémen) ont
accueilli favorablement notre initiative. D'autres pays arabes
(Arabie Saoudite, Syrie, Tunisie, Égypte, Qatar), sans marquer
d'opposition formelle, formulent à son sujet des doutes (car elle
est trop tardive, se heurte à la position des États-Unis, n'est pas
susceptible d'infléchir l'intransigeance irakienne) ou des
réticences (absence de référence à la date du 15 janvier et au
retour des autorités légitimes du Koweït, formulation du paragraphe
relatif à la « garantie », problème du « lien »). L'Union
soviétique a une attitude évolutive, allant d'une position de
réserve à un encouragement mesuré. La Chine reste prudente tout en
faisant part d'un soutien sceptique. Trois pays marquent leur
franche opposition : les États-Unis, la Grande-Bretagne, qui
formule une contre-proposition, et Israël.
En fin de matinée, heure de New York, le Conseil
de Sécurité constate qu'il n'est pas en mesure de parvenir à
l'accord unanime requis pour l'adoption du projet de déclaration
présenté par la France.
Nous avons dès lors le choix : soit laisser au
président du Conseil de Sécurité le soin de prendre acte de cette
situation, soit poursuivre notre initiative sous une autre forme,
en l'occurrence un projet de résolution. Ce projet recueillerait
peut-être une majorité suffisante, mais se heurterait de toute
façon au veto américain. Une telle division des membres permanents,
pour la première fois depuis le début de la crise, constituerait un
très fâcheux signal à l'adresse de l'Irak. François Mitterrand y
renonce.
Le secrétaire général lancera ce soir au cours
d'une conférence de presse, comme nous le souhaitons, un ultime
appel à la paix à Saddam Hussein.
Le Président décide la convocation du Parlement
pour demain, en séance extraordinaire, afin d'entendre le
gouvernement qui va engager des moyens militaires dans le conflit
qui s'annonce comme inéluctable. Une autorisation formelle n'est
pas nécessaire.
Presque rien à l'Élysée ne diffère de la vie
ordinaire. L'amiral Lanxade est très présent. Jean-Louis Bianco
coordonne toutes les informations qui remontent au Président. Une
machine bien huilée, des réunions régulières. Rien qui ressemble à
l'image que je pouvais me faire de la conduite d'une guerre. La
distance entre l'appareil d'Etat et le théâtre d'opérations, le
caractère virtuel des images confèrent aux événements une certaine
irréalité : une sorte de jeu de la guerre, joué par des adultes qui
s'y seraient de plus en plus sérieusement laissés prendre...
François Mitterrand reçoit le Bureau de
l'Internationale socialiste (Mauroy, Spitaels, Guidoni,
Wishniewski).
François Mitterrand :
Beaucoup de pays ont appuyé notre texte :
non-alignés, européens, scandinaves. Il y a eu opposition formelle
des États-Unis et des Britanniques à cause de la perspective d'une
conférence internationale. On arrive au moment où le secrétaire
général des Nations unies va faire une déclaration résumant
l'ensemble des travaux. La vérité est qu'en dépit des mille et une
démarches irakiennes, on ne va pas se lancer à l'heure qu'il est
dans une nouvelle négociation sans l'aval des membres du Conseil de
Sécurité. C'est à l'Irak de dire : « Je prends ou je laisse. » Je
crains que l'on ne constate demain matin que l'on est entré dans un
véritable état de guerre. Il n'y a eu aucun signe de Bagdad. Nous
avons voté des résolutions ; le moins est qu'on les mette en
application.
Guy Spitaels :
Que faudra-t-il faire par la suite pour ne pas
perdre notre capital de confiance auprès des Arabes ?
François Mitterrand :
Nous nous efforcerons de préserver nos amitiés
arabes. Je suis confiant que d'autres occasions proches permettront
de préciser les points de vue. Si le Conseil de Sécurité est mis
hors d'état de faire respecter ses décisions, nous manquerons une
occasion historique. La Conférence internationale, vous la verrez à
bref délai. Je ne vois pas pour l'instant ce qu'on peut faire de
plus.
19 heures : le Pentagone annonce qu'il y a 415 000
soldats américains dans le Golfe et 265 000 des autres pays de la
coalition. L'Irak, de son côté, aligne 545 000 hommes.
20 heures : aucun des deux textes n'arrive à
l'emporter sur l'autre au Conseil de Sécurité. Il semble qu'on se
bornera à un appel à la raison formulé par le secrétaire
général.
A trois heures de l'expiration de l'ultimatum, le
Pape célèbre une messe tandis que George Bush fait ses
prières.
Minuit : Javier Perez de Cuellar s'adresse à
l'Irak et l'exhorte pour la dernière fois à se retirer du Koweït
afin que le monde n'aille pas à la castastrophe.
Le Roi Fahd demande pour sa part à Saddam Hussein
de prendre une décision courageuse : annoncer le retrait immédiat
de l'Irak du Koweït.
Manifestations pacifistes partout dans le monde et
pro-irakiennes partout dans le monde arabe.
Mercredi 16 janvier
1991
6 heures du matin à Paris, minuit à Washington.
C'est la fin de l'ultimatum, mais la Maison Blanche annonce :
Le 15 janvier est la date limite pour que
l'Irak se retire du Koweït. Ce n'est pas une date limite pour une
action de l'ONU.
L'Irak ferme sa frontière avec la Turquie.
La session extraordinaire du Parlement s'ouvre à
Paris à 11 heures. Les Parlementaires écoutent le message que
François Mitterrand a rédigé la nuit dernière : La France a adopté depuis le 2 août 1990 l'ensemble des
résolutions du Conseil de Sécurité condamnant l'invasion et
l'annexion du Koweït par l'Irak. Elle s'est associée aux démarches
entreprises pour que ce dernier se retirât du territoire qu'il
occupe en violation de la Charte des Nations unies. Elle a pris
part à l'embargo et envoyé près de 12 000 hommes en Arabie Saoudite
et dans la région. Mais, au terme du délai fixé, il nous faut
constater, ce matin 16 janvier, qu'aucune réponse conforme à
l'attente des peuples attachés à la défense de la paix, dans le
respect du droit, n'a été donnée par les dirigeants irakiens.
L'heure est donc venue pour nous, comme pour tout pays responsable
et garant des règles sur lesquelles reposent l'équilibre et la
sécurité de la communauté internationale, d'appliquer les principes
dont nous nous réclamons. Je le dis avec regret mais détermination
: le recours à la force armée pour contraindre l'Irak à évacuer le
Koweït est désormais légitime. C'est pourquoi j'ordonnerai l'emploi
des moyens militaires que commande la participation de notre pays à
la mise en œuvre des résolutions des Nations unies... Le peuple
français, qui en connaît le prix, hait la guerre. Mais il n'y a en
lui aucune faiblesse pour ceux que Jean Jaurès appelait les «
fauteurs de conflits ». La France n'est pas l'ennemie de l'Irak.
Malheureusement, pas un signe, pas un mot de Bagdad n'ont permis
d'espérer que l'on s'y soumettrait aux exigences du droit. Certes,
la communauté internationale n'a pas toujours su ou voulu respecter
ses propres principes, en particulier dans cette région du monde.
Je suis de ceux qui le déplorent, tout en refusant d'y trouver un
alibi à l'inaction. Quoi qu'il en soit, la France continuera de
lutter pour que les mêmes principes prévalent partout et non au gré
des circonstances.
Moscou rappelle à Bagdad qu'il ne participera pas
à l'éventuelle action militaire.
Shamir déclare que les hostilités vont se
déclencher d'ici peu. Il est midi.
L'OLP ordonne à ses militants de se préparer à
attaquer les intérêts américains et britanniques partout dans le
monde.
Roland Dumas :
La phase diplomatique est
terminée.
Au Conseil des ministres, après la communication
sur la politique étrangère, le Président
intervient : J'ai lu et entendu toute une
série d'éléments polémiques sur la proposition française des
dernières quarante-huit heures. Ceux qui s'expriment pensent
uniquement à leurs propres intérêts ; or il n'y a aucun
renoncement, aucun recul, dans cette proposition, par rapport à la
décision du Conseil de Sécurité. Simplement, nous disons clairement
ce que nous pensons, qui va à l'encontre de ce que peuvent penser
certains pays qui sont tentés d'imposer leur loi au-delà des
résolutions du Conseil de Sécurité. D'ailleurs, sur le retrait
irakien, la proposition française ressemble de très près à la
position la plus récente du Président Bush. Pour la dévolution du
Koweït, nous pensions à un certain nombre de pays dont nous avons
l'accord (essentiellement l'Algérie, mais aussi la Tunisie et le
Maroc). En réalité, le désaccord entre les États-Unis et la France
réside dans l'évocation d'une conférence internationale sur le
problème israélo-palestinien, même si la date n'était pas précisée
et si aucun lien direct n'était établi avec le conflit actuel. Bien
sûr, il est évident qu'il y a un lien politique et géographique
entre ces différents conflits. J'ai dit très clairement à Bush et à
Baker : nous ne sommes pas d'accord, et Israël a tort. En quoi la
France a-t-elle affaibli la position des Nations unies, puisqu'elle
reprenait ce qui était dans ses résolutions ?
Une déclaration de Michel Rocard proposant le
recours à la force pour libérer le Koweït est approuvée par 523
voix contre 43 à l'Assemblée et par 290 voix contre 25 au Sénat. La
suppléante de Jean-Pierre Chevènement s'abstient, et six autres
élus socialistes votent contre. François Mitterrand en est
furieux.
Le gouvernement se sent tenu totalement à l'écart
de ce qui se décide entre le Président, Roland Dumas et Jean-Pierre
Chevènement.
Coup de téléphone de George Bush à François
Mitterrand : c'est parti. Mise en place des mécaniques. George Bush
ordonne le bombardement des sites stratégiques irakiens au Koweït
et en Irak.
16 heures : Douglas Hurd déclare que la
Grande-Bretagne pourrait réviser son engagement de ne pas avoir
recours à l'arme nucléaire si l'Irak se révèle doté d'une capacité
nucléaire.
18 heures : le recours à la force peut survenir à
tout moment.
19 heures : un second porte-avions américain entre
dans le Golfe.
20 heures : François Mitterrand annonce à la
télévision que les armes vont parler et qu'il faut faire bloc
autour de nos soldats.
21 heures : le Conseil de commandement de la
Révolution irakienne est en réunion.
22 heures : la France conseille aux journalistes
français envoyés à Bagdad de quitter le pays.
Roland Dumas, Chevènement et d'autres passent une
nuit blanche à leur bureau. Il est convenu que les avions français
sortiront dès demain. Les militaires pensent que nous aurons tout
de suite des morts.
Jeudi 17 janvier
1991
Il est 0 h 40 (23 h 40 GMT) : 2 h 40 à Bagdad.
Début de l'opération « Tempête du désert ». Les installations
chimiques et nucléaires, les défenses anti-aériennes, les postes de
contrôle du commandement irakien sont pilonnés.
Cinq heures après le début de l'offensive, le
commandement général irakien publie son communiqué numéro 1 : les
Alliés ont touché des installations civiles et militaires, et
atteint des zones très peuplées de Bagdad, ainsi que certaines
bases aériennes.
A 9 h 30 (heure locale), après deux heures
d'accalmie, les bombardements reprennent sur Bagdad. Le Pentagone
annonce que 1 300 sorties sont prévues pour les vingt-quatre
premières heures du conflit.
Entre 0 heure et 7 heures GMT, les avions alliés
ont effectué plus de 750 sorties contre les cibles
irakiennes.
10 h 20 : l'artillerie irakienne attaque une
raffinerie de pétrole sur la côte est de l'Arabie Saoudite.
Contre-attaque américaine.
11 heures : selon CNN,
une cinquantaine de chars irakiens se sont rendus aux Alliés.
Information démentie par la suite.
Les analystes américains établissent trois
scénarios économiques selon la longueur de la guerre du Golfe
:
Dans le premier, celui d'un conflit rapide (moins
de deux mois), le baril devrait se stabiliser rapidement à un prix
compris entre 10 et 25 dollars. Les dépenses militaires, la
confiance revenue des consommateurs et une légère reprise de
l'inflation permettraient aux États-Unis de sortir de la récession
avant l'été.
Dans le deuxième scénario, l'Irak, en
contre-attaquant, parvient à réduire les capacités de raffinage
saoudiennes. Le prix du baril s'envole. Les États-Unis
connaîtraient alors une sévère récession.
Dans le troisième cas de figure, le conflit serait
long, mais sans grosses destructions. Pour soutenir l'effort de
guerre, le gouvernement fédéral relancerait fortement l'industrie
d'armement, mais la perte de confiance des ménages l'emporterait
pour plonger l'Amérique dans la récession.
La première hypothèse aurait un effet très positif
sur la croissance mondiale en général. Les marchés — euphoriques
aujourd'hui (7 % de hausse à Paris) — souscrivent à cette
hypothèse. L'offensive alliée est interprétée comme un succès
annonciateur d'une guerre courte et sans destruction des
installations pétrolières en Arabie Saoudite.
François Mitterrand reçoit des informations toutes
les heures. Il est sans cesse au téléphone avec Lanxade,
Chevènement ou Dumas.
Le bilan de la journée est le suivant :
- un avion
américain (un chasseur F18) et un avion britannique perdus ;
- un avion de
combat koweïtien perdu ;
- l'Irak
affirme avoir abattu 55 avions et détruit 23 missiles de croisière
; 23 civils irakiens auraient été tués et 66 blessés ;
- 18 000
tonnes de bombes ont été lâchées pendant les 1 300 sorties.
Les Français ont participé aux attaques de jour :
12 Jaguar sont sortis dans le cadre de raids sur l'aéroport
militaire Al-Jaber, au Koweït.
Vendredi 18 janvier
1991
Forte hausse des marchés boursiers. Forte chute
des cours du pétrole.
2 heures du matin : l'Irak tire des missiles SCUD
sur Israël et l'Arabie Saoudite. Israël ne réagit pas. On a craint
qu'il ne s'agisse de charges chimiques ou radioactives.
Heureusement, il n'en est rien. François
Mitterrand : Si Israël réagit, c'est
peut-être une guerre nucléaire qui commence. Je pense qu'ils auront
les nerfs pour tenir, s'ils n'ont pas trop de morts.
A Téhéran, un haut diplomate iranien explique qu'à
son avis la stratégie de l'Irak consiste à étendre le conflit pour
le faire durer. C'est par calcul politique que la frappe contre
Tel-Aviv et Dahran a été perpétrée. Si Israël riposte et entre à
son tour dans la guerre, la situation risque de devenir vite
incontrôlable dans le monde arabe et musulman. Cette stratégie est
bien calculée. Bagdad a réussi à préserver des premières frappes
alliées une grande partie de son aviation et de ses missiles,
dissimulés de l'autre côté de la frontière. Le commandement irakien
est vraisemblablement encore bien protégé.
Bilan officiel de la journée d'hier : cinq avions
perdus du côté occidental.
La France entreprend aujourd'hui son deuxième raid
contre des installations militaires irakiennes au Koweït.
La Jordanie prévient qu'elle protégera son espace
aérien et ripostera à toute violation de cet espace par
Israël.
La Turquie confirme qu'elle ne s'engagera qu'en
cas d'attaque dirigée contre elle.
Au Maghreb et en Asie du Sud, les manifestations
pro-irakiennes reprennent de plus belle.
George Bush a pris un week-end de trois jours à
Camp David.
Les Européens préparent déjà l'après-guerre. Lors
de la réunion de leurs ministres des Affaires étrangères à Paris,
ils réaffirment leur souci d'aboutir à un engagement clair pour la
convocation d'une conférence sur le conflit israélo-palestinien, et
confirment les liens historiques
d'amitié existant entre eux et le monde arabe.
A la demande — discrète — de François Mitterrand,
douze parlementaires, dont huit membres de « Socialisme et
République », sont sanctionnés pour n'avoir pas respecté la
position de leur parti sur la guerre du Golfe.
Jean-Pierre Chevènement tient une conférence de
presse. Il explique que les interventions françaises ne dépasseront
pas le territoire koweïtien ; il répète qu'il aurait préféré une
solution pacifique et qu'il la préférerait encore.
La guerre du Golfe va peut-être renverser le
pouvoir... en Algérie ! S'y déclenchent des émeutes pro-islamiques,
comme partout dans le monde arabe. A Alger comme à Oran, le FIS
fait cet après-midi la preuve de sa capacité à rassembler de
grandes foules sur un mot d'ordre — pour la première fois explicite
— de soutien à l'Irak, en butte, selon lui, à une nouvelle croisade de l'Occident. A Alger, au
moins 50 000 personnes défilent sur le front de mer. La foule se
porte ensuite vers le ministère de la Défense pour réclamer
l'ouverture immédiate de centres
d'entraînement pour les volontaires désireux de combattre avec
l'Irak. La manifestation se disperse ensuite sans incident,
en dépit de l'excitation de quelques bandes de jeunes qui tranche
sur la discipline du gros des manifestants. Nos bâtiments
diplomatiques n'ont pas souffert.
François Mitterrand
s'emporte contre Chevènement : Mais
naturellement, la guerre du Golfe ne se limitera pas au Koweït.
S'il le faut, on tirera en Irak. Et il le faudra ! Alors, pourquoi
Chevènement dit-il le contraire ? Les Américains, en entendant
cela, craignent que la France ne reprenne l'initiative de demander
une pause dans le conflit. Or ce n'est pas du tout dans mes
intentions !
Samedi 19 janvier
1991
Les Français participent à un troisième raid, tôt
ce matin.
Les Irakiens lancent trois nouveaux missiles sur
Tel-Aviv. Bilan de l'attaque : 10 blessés légers.
Washington décide de doter Israël de nouveaux
lanceurs de missiles Patriot, accompagnés cette fois de militaires
pour les servir.
Hier et aujourd'hui, des attentats sont perpétrés
contre les intérêts de la coalition, notamment en Asie du Sud-Est
(Manille, Bangkok, Djakarta).
Un décompte établi la nuit dernière : les missions
alliées ont atteint le chiffre de 2 000 sur l'Irak et le
Koweït.
La Malaisie a proposé aujourd'hui que La Mecque et
Médine deviennent villes ouvertes.
La guerre entre l'Irak et l'Occident pourrait
s'étendre partout dans le monde. D'après le service de
contre-terrorisme du Département d'État, l'ambassade des États-Unis
à Bangkok a reçu hier des informations
crédibles sur la préparation d'attentats contre des intérêts
américains, britanniques, français et israéliens. L'inspiration
serait irakienne.
Aux Philippines, deux individus auraient été tués
à Manille par l'explosion d'une bombe qu'ils s'apprêtaient à poser
devant un bâtiment américain. Là encore, la piste est
irakienne.
Et si l'Irak ou Israël utilisaient l'arme
nucléaire ?
On en a oublié les désordres en URSS ! Rien ne va
plus dans les pays Baltes.
L'Otan a établi hier une liste de sanctions — dont
la rupture des relations diplomatiques avec l'URSS — qui pourraient
être prises à la suite de l'intervention soviétique dans les
républiques baltes. La CEE menace d'interrompre ses négociations
économiques avec Moscou.
En Géorgie, les affrontements à l'arme automatique
entre la milice géorgienne et les nationalistes ossètes font quatre
nouvelles victimes. L'annonce par les autorités soviétiques d'un
renforcement du dispositif militaire dans la « zone sud », en
liaison avec la guerre du Golfe, crée une atmosphère malsaine dans
les trois républiques où on l'interprète comme la mise en place des
moyens nécessaires à un éventuel coup de force contre les
gouvernements locaux (aucun mouvement de troupe anormal n'a
pourtant été signalé pour l'instant).
Dimanche 20 janvier
1991
Les États-Unis poursuivent leurs raids contre
l'Irak depuis la Turquie. Ils annoncent aujourd'hui l'envoi d'un
septième porte-avions pour protéger Israël.
Nouvelle attaque de SCUD sur Israël. On accuse la
France qui a livré des armes à l'Irak. Tout le monde a peur d'une
réaction de Tel-Aviv. Shamir laisse son aviation en permanence en
état d'alerte, ce qui panique... les Américains !
James Baker écrit à
Roland Dumas. Il craint, après les déclarations de Chevènement, que
la France ne demande au Conseil de Sécurité de déclarer une pause
dans les actions en cours de la coalition, voire un cessez-le-feu.
Il demande avec insistance de résister aux pressions politiques qui
prôneraient une telle attitude. Pour lui, elle affaiblirait
gravement les perspectives de paix au lieu de les renforcer. Il
rappelle que les opérations en cours ont pour but d'obtenir une
mise en œuvre rapide des résolutions du Conseil de Sécurité et la
fin de l'agression perpétrée le 2 août par l'Irak. Les États-Unis
interpréteraient une résolution de cessez-le-feu du Conseil de
Sécurité comme un signe d'affaiblissement de la volonté de la
communauté internationale d'atteindre les buts justes et honorables
que l'ONU a énoncés dans ses douze résolutions. Saddam Hussein
utiliserait cette « pause » pour raffermir son emprise sur le
Koweït et restaurer une partie de sa puissance militaire détruite.
Pour les États-Unis et leurs partenaires de la coalition, une telle
« pause » accroîtrait dans les faits le coût en vies humaines de
leur engagement. L'extension de l'agression irakienne à Israël —
qui n'est pas partie au conflit du Golfe — et à l'Arabie Saoudite
sont des signes certains de l'intention de Saddam Hussein de
continuer le combat : Reculer maintenant
serait une énorme défaite pour la coalition. Saddam Hussein a
encore la possibilité de renoncer à la politique désastreuse dans
laquelle il a engagé son propre pays et son peuple, en retirant
immédiatement, inconditionnellement et complètement les forces
irakiennes du Koweït. C'est le seul message que Saddam Hussein doit
maintenant entendre de la part du Conseil de Sécurité.
François Mitterrand s'inquiète de cette lettre :
il n'a jamais été question pour nous de jouer un tel jeu. Il
demande à Roland Dumas de le câbler sur-le-champ à Baker. Aucun
signe n'est en effet venu de Saddam Hussein qui justifierait de
nouvelles tentatives en vue d'un règlement pacifique. L'heure n'est
pas venue de déclencher une initiative. Le Président parlera ce
soir à la télévision pour le dire très clairement.
François Mitterrand téléphone au Président
israélien, Chaïm Herzog, pour lui exprimer ses profonds regrets et
sa vive émotion après l'attaque, ce matin, des missiles irakiens.
Il lui assure que la France n'a pas vendu à l'Irak d'armes non
conventionnelles. Herzog, très froid, lui réplique que la France
compte parmi les plus importants fournisseurs d'armes du régime
irakien et que c'est à cause de nous que Saddam Hussein est aussi
dangereux aujourd'hui.
Michel Rocard téléphone
à son tour à Shimon Pérès, chef de l'opposition travailliste, pour
lui exprimer sa solidarité avec le peuple
israélien et son admiration pour la retenue dont il fait
preuve. Lui aussi est plutôt mal reçu.
Jean-Pierre Chevènement est à Riyad pour
rencontrer l'un des princes. Fin de la brouille après l'« affaire
Eddy Mitchell ». Les Saoudiens ont peur de ce qu'Israël va faire en
guise de riposte aux attaques des missiles irakiens. Depuis ce
matin, le gouvernement saoudien intervient auprès des États-Unis,
de la Grande-Bretagne et de la France pour que ces trois pays
agissent en vue d'éviter une réplique israélienne. D'après lui,
Saddam Hussein est un fou qui veut étendre le
conflit partout. Pour déjouer sa manœuvre, il faut
faire avancer le projet de Conférence
internationale avec l'aide de la France. Le Prince déclare
que s'il n'a pas d'objection de principe au
bombardement d'Israël, le moment choisi n'est pas opportun.
Aux yeux des Saoudiens, s'il y a une troisième attaque de missiles
contre l'État hébreu, ou bien le gouvernement israélien ripostera,
ou bien il tombera. A l'inverse, si Saddam Hussein échoue dans sa
tentative d'impliquer Tel-Aviv, il se retirera
dans les huit jours du Koweït. Le Prince compte aussi sur la
destruction des sites irakiens pour l'amener à cette décision ; il
mise également sur un soulèvement de l'armée irakienne, qui lui
paraît possible, selon certaines
informations.
En aucun cas on ne peut suspecter le royaume de
complaisance à l'égard d'Israël : contrairement aux allégations de
Bagdad, il n'a pas autorisé Israël à utiliser son espace aérien et
ne le fera jamais.
A Moscou, le mouvement « Russie démocratique »
(coalition de soutien à Boris Eltsine) organise une très importante
manifestation (300 000 personnes) sur le thème du refus de la
dictature. Gorbatchev, dictateur ? Allons donc ! Un message de
Boris Eltsine est lu devant la foule.
Ouverture du Congrès extraordinaire des députés de
Russie (l'instance parlementaire élargie, habilitée, le cas
échéant, à modifier la Constitution de la République russe).
L'après-guerre sera à l'évidence américaine. Un
contrat de 46 millions de dollars a été signé le 14 janvier entre
le gouvernement koweïtien et les États-Unis pour aider à la
reconstruction du pays.
Le Président s'exprime à nouveau ce soir à la
télévision pour faire le point sur le conflit. François Mitterrand met fin à la polémique soulevée
par les propos de Jean-Pierre Chevènement: le
but de la France, c'est celui de l'ONU, qui suppose bien entendu
aussi des opérations de guerre en Irak. Il serait difficile
de faire lâcher prise à l'Irak sans s'attaquer à son potentiel
militaro-industriel, qu'il faut naturellement détruire.
Lundi 21 janvier
1991
Les Irakiens lancent une dizaine de SCUD sur
l'Arabie Saoudite. Tous sont détruits en vol par les missiles
anti-missiles américains Patriot.
Un ami, depuis la Maison Blanche, me raconte que
George Bush a téléphoné au Roi d'Arabie :
Majesté, je dois vous prévenir que des SCUD
ont été lancés sur votre pays, mais que nos Patriot les ont
détruits. Le monarque éclate en sanglots. Bush répète :
Majesté, m'avez-vous entendu ? Les Patriot ont
détruit les SCUD ! — C'est pour cela que je pleure : j'ai payé et
les uns et les autres !...
La coalition bombarde cette nuit la ville et le
port de Bassora.
Radio-Bagdad a annoncé
que la vingtaine de prisonniers de guerre capturés par l'Irak ont
été placés sur des sites stratégiques. Des aviateurs américains
capturés ont fait des « aveux » diffusés par les télévisions du
monde entier. L'Irak viole la Convention de Genève sur le
traitement des prisonniers de guerre. Indignation et colère !
8 100 sorties aériennes ont été effectuées depuis
le début du conflit par les forces coalisées.
Aucun avion irakien ne tente la moindre
manœuvre.
En application de l'accord de Houston, les
représentants du G7, réunis à New York, réduisent de plus d'un
tiers la dette publique de la Pologne et de l' Égypte.
Nous recevons de notre ambassadeur sur place une
note très alarmiste sur la situation dans les pays Baltes. Selon
lui, les risques de transformation de l' « affaire de Vilnius » en
crise politique généralisée se sont substantiellement accrus depuis
quarante-huit heures. Il observe une montée de la tension à tous
les niveaux dans les trois pays Baltes. Les unités spéciales du
ministère de l' Intérieur soviétique (Omos ou « Bérets noirs ») ont
investi la nuit dernière les locaux de la milice (police) lettone ;
il y a eu échange de coups de feu et quatre personnes (dont deux
passants) ont péri. Comme son homologue lituanien, le Comité de
salut national letton (anti-indépendantiste, pro-soviétique) a
annoncé qu'il prenait le pouvoir dans la république. Le Président
letton a, de ce fait, annulé sa tournée en Europe occidentale. Le
parlement de Vilnius s'est transformé en véritable camp retranché,
entouré de défenses fixes anti-chars. Des barricades s'élèvent
désormais à Tallin (Estonie) où les autorités locales ont lancé un
appel aux réservistes estoniens des troupes aéroportées pour
organiser, le cas échéant, la défense des édifices publics. L'état
d'esprit, dans un camp comme dans l'autre, est inquiétant. Le
Président de Russie, Boris Eltsine, et son entourage considèrent de
plus en plus sérieusement l'hypothèse d'une dictature
présidentielle s'appuyant sur l'armée. A l'inverse, Gorbatchev
estime quant à lui qu'il peut avoir à faire face à une tentative
d'insurrection conduite par Eltsine ! Le premier veut assurer la
légalité soviétique ; le second souhaite profiter de la crise pour
s'en débarrasser.
Jacques Chirac approuve
l'intervention télévisée d'hier du Président, mais il relève le
comportement ambigu du ministre de la
Défense. Il n'a pas tort...
Mardi 22 janvier
1991
Déclaration du Président de l'URSS, Mikhaïl Gorbatchev : il veut rétablir le calme et la
stabilité, faire respecter — par tout le monde, sans exception — la
loi, éviter les actions violentes, garantir les droits de l'homme
et les libertés fondamentales, promouvoir un dialogue constructif
entre toutes les forces politiques : l'URSS, dit-il, fera tout ce
qui est indispensable pour remplir sur son propre territoire ses
engagements internationaux, notamment ceux concernant les droits de
l'homme.
En France, vingt-six Irakiens, stagiaires
militaires ou évoluant dans l'industrie d'armement, sont expulsés.
Douze membres de l'ambassade d'Irak à Paris sont eux aussi expulsés
vers Tunis. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l'Italie et le Canada
expulsent eux aussi des ressortissants et diplomates
irakiens.
Poursuivant sa tournée des capitales maghrébines
entamée depuis avant-hier, le secrétaire général du Quai d'Orsay
quitte Tunis pour Tripoli.
Réunion des pays non alignés à Belgrade, sur
l'initiative de l'Inde.
Nouveau tir de missiles contre Tel-Aviv, ce soir.
Les Patriot ne peuvent intercepter tous les missiles irakiens. Une
centaine de blessés. Shamir déclare de façon modérée que son pays
réagira avec sagesse. François Mitterrand
: Ils sont courageux, mais ils vont
finir par réagir. Là, ce sera l'apocalypse sur Bagdad.
Le cap des 10 000 sorties alliées est atteint.
Selon un général soviétique, 9 090 bombardements n'ont pas atteint
leurs objectifs. Qu'en sait-il ?
Mercredi 23 janvier
1991
Gorbatchev souhaite jouer un rôle dans la
recherche d'une paix ou d'une pause, car il a le sentiment que,
pour Saddam Hussein, la vie humaine n'a
aucune valeur ; il est donc prêt à sacrifier
la moitié de la population de l'Irak, sachant que les États-Unis,
eux, ne sacrifieront pas 25 000 hommes. Cette phrase a été
prononcée par Saddam Hussein au Président algérien et rapportée par
Chadli aux Soviétiques !
L'affaire balte risque de s'étendre. Des
mouvements inquiétants, bien qu'encore très minoritaires, se
dessinent dans les républiques musulmanes de l'URSS. Gorbatchev attend beaucoup du référendum du 17
février prochain qui permettra à toute république de décider, dans
le respect de la Constitution, si elle désire entamer un processus
de sécession. Il pense, me dit Zagladine, que seule la Lituanie
votera pour. Il se montre très violent à l'égard de Landsbergis
(un fasciste dont le père et le frère étaient
des criminels de guerre nazis) et ne tarit pas d'éloges sur
les autres dirigeants lituaniens. En attendant ce référendum, il
est dans une situation très délicate, obligé de louvoyer entre les
extrêmes pour éviter que les provocateurs de
droite ne prennent le pouvoir.
D'autres missiles détruits en vol sont lancés sur
Israël et l'Arabie Saoudite. Israël ripostera.
La France effectue son premier raid en Irak contre
des unités mécanisées de la Garde dite républicaine. Le Président : Nous aurons des
pertes. Je suis prêt à les assumer.
Yasser Arafat dénonce le
nouveau plan des grandes puissances, qui vise
à redessiner la carte politique de la région.
Les premiers tirs de missiles contre l'État hébreu
n'ont pas produit le résultat escompté. Les SCUD n'emportent que
des charges explosives n'excédant pas 150 kilos. Saddam Hussein
garde en réserve ses meilleures cartes
: l'arme chimique, l'incendie des champs pétrolifères du Koweït,
l'arme radioactive ou biologique, qui inquiète tant en
Israël.
En Égypte, Frères musulmans et nassériens
commencent à se dresser contre l'engagement du Président Moubarak
aux côtés des Américains. Ils invoquent le million d'Égyptiens
restés en Irak.
Au Conseil des ministres, le Président fait le
point sur la situation militaire. L'ambiance est tendue. Puis
communication sur la réorganisation des Caisses d'Épargne :
Jean-Pierre Soisson :
C'est l'occasion de les réorganiser en mettant
à l'écart des hommes proches de l'opposition, et notamment du
RPR.
Le Président :
Il faut quand même laisser quelque chose à la
droite ! On ne peut pas mettre partout des gens proches de nous
!
Les rires détendent quelque peu
l'atmosphère.
Discussion militaire dans le bureau du Président
avec les ministres compétents et les chefs d'état-major.
Jeudi 24 janvier
1991
Première sortie de l'aviation française au-dessus
du territoire irakien. CNN en parle
avec quelque distance. A la télévision française, les consultants
en font le cœur de la bataille. François
Mitterrand : Saddam est fou. Il se fait
bombarder sans réagir. Qu'attend-il ? Se prépare-t-il à utiliser
l'arme chimique ? L'apocalypse n'est pas loin.
Les services américains estiment maintenant que la
guerre sera longue et s'étendra probablement sur plusieurs
mois.
Les Israéliens se préparent à recevoir des bombes
radiologiques, c'est-à-dire radioactives, et chimiques.
Un îlot koweïtien est repris à l'Irak par les
forces américaines.
L'armée irakienne aurait ouvert les vannes d'une
station de pompage au Koweït. Désastre écologique !
Frénésie de télévision : l'amiral Lanxade est
invité à 7 sur 7, la principale
émission politique de TF1 ; il a très
envie d'y aller. Le Président l'y autorise, alors qu'il ne permet
jamais à ses collaborateurs de s'exprimer politiquement en son nom.
Jean-Pierre Chevènement n'en est pas prévenu.
Roland Dumas et Douglas Hurd se rencontrent à
Paris pour parler des perspectives de la Conférence internationale
de paix au Proche-Orient.
Israël accuse à nouveau les Européens d'avoir
fortement contribué à la constitution de l'arsenal militaire de
l'Irak.
Vendredi 25 janvier
1991
Américains et Saoudiens confirment que Bagdad a
ouvert il y a trois jours les installations d'une station de
pompage dans le port koweïtien d'Al-Ahmadi. Une marée noire s'est
formée sur plus de 15 kilomètres au nord du Golfe. Bush accuse
Saddam Hussein de terrorisme écologique.
Les experts américains pensent que les scénarios
les plus cataclysmiques verront le jour. Et que l'arme chimique,
voire nucléaire, sera employée.
Entre la nuit dernière et cette nuit, 2 707
sorties aériennes alliées, essentiellement en vue de couper les
lignes d'approvisionnement entre Bagdad et Bassora.
Cinquième tir de missiles irakiens contre Israël,
ce soir. Cinq d'entre eux ont été détruits en vol, deux autres ont
tué un homme et blessé une soixantaine de personnes.
Une attaque contre Riyad a également eu lieu cette
nuit, provoquant la mort d'une personne et en blessant trente
autres.
La Syrie dénonce aujourd'hui les attaques contre
Israël.
L'offensive terrestre, nous disent les Américains,
ne commencera pas avant le 15 février.
Le général Schmitt
affirme que le potentiel nucléaire et chimique
de l'Irak est quasiment détruit.
Assassinat de l'imam de la Grande Mosquée de
Jaffa.
Jean-Pierre Chevènement
apprend par le service de presse que l'amiral Lanxade va passer à
7 sur 7. J'étais contre cette guerre, dit-il.
Mais puisqu'il faut la faire, je la fais. Aucun officier, pas même
l'amiral, chef d'état-major du Président n'a à s'exprimer à ma
place. J'en tirerai les conséquences. Il téléphone au
Président. J'imagine que la conversation doit être pénible. Le
Président n'en souffle mot.
Samedi 26 janvier
1991
Des avions de transport militaire et des chasseurs
bombardiers irakiens (7 d'après l'Iran, 39 selon les États-Unis)
atterrissent en catastrophe à Téhéran.
La marée noire s'étend maintenant sur 48
kilomètres.
Des bombardiers F111 détruisent deux collecteurs
qui pompaient le pétrole du champ de Mina-Al-Ahmadi.
L'armée irakienne lance une attaque contre la
ville-frontière saoudienne de Khafji.
Le Président me confie qu'il a déjà une solution
de remplacement pour la Défense : Pierre Joxe est prévenu qu'il
remplacera Chevènement dès que cela se révélera nécessaire.
Le Conseil de Sécurité ne prend aucune décision
sur la demande de réunion immédiate présentée par les pays de
l'UMA, le Yémen et le Soudan.
Dimanche 27 janvier
1991
Jean-Pierre Chevènement
est furieux de la prestation de l'amiral Jacques Lanxade, chef
d'état-major particulier du Président, à 7 sur 7. Il lui reproche
de s'être trop aligné sur les positions américaines.
Lundi 28 janvier
1991
La presse relève les écarts entre le discours de
Jean-Pierre Chevènement et celui de l'amiral Lanxade. En début de
soirée, le ministre de la Défense appelle Jean-Louis Bianco pour
demander un rendez-vous immédiat à François Mitterrand. Refus du
Président. En fait il a déjà décidé de lui demander de partir et de
le remplacer par Pierre Joxe.
Pour la première fois depuis le début de la
guerre, des Irakiens ont demandé asile à l'Iran. Le nombre des
réfugiés pourrait atteindre 80 000 d'après l'Office des Nations
unies pour les secours en cas de catastrophe.
Septième attaque contre Israël, ce soir.
Pierre Mauroy est aujourd'hui à Tel-Aviv pour
présenter un projet de règlement de paix avec les Palestiniens. Il
est mal reçu.
Au Maroc, un arrêt de travail par solidarité avec
l'Irak a été largement suivi.
Nouveaux attentats commis en Grèce, en Turquie et
au Liban.
Mardi 29 janvier
1991
A 10 heures, Chevènement démissionne. Pierre Joxe
est aussitôt nommé ministre de la Défense : Il en rêvait. Il est
remplacé au ministère de l'Intérieur par Philippe Marchand.
James Baker et son homologue soviétique signent
une déclaration conjointe selon laquelle les hostilités prendraient
fin si l'Irak s'engageait sans équivoque à se retirer du Koweït. La
fin de cette crise, disent-ils, encouragerait les deux puissances à
favoriser la paix entre Arabes et Israéliens.
La troisième phase de l'opération aérienne des
coalisés commence aujourd'hui. Après la destruction des centres de
commandement, des terrains d'aviation, des installations chimiques,
bactériologiques, nucléaires, après l'élimination de la Garde
républicaine, concentrée en soutien dans le sud de l'Irak (8 000
tonnes de bombes ont été déversées sur elle depuis le 20 janvier),
cette troisième phase consiste à attaquer les troupes de première
ligne.
Mercredi 30 janvier
1991
La marine irakienne est attaquée ; sept bâtiments
au moins sont détruits.
Les Israéliens réagissent violemment à la
déclaration américano-soviétique dans laquelle ils décèlent un «
lien » entre la crise du Golfe et la question palestinienne, tel
que la France le réclamait.
Dans l'après-midi, le Président reçoit Petre
Roman, le jeune Premier ministre roumain. Intéressante
conversation, qui ramène à la tragédie qui se joue à Moscou où
Gorbatchev est menacé d'un côté par les généraux, de l'autre par
Eltsine.
Le Président :
Comment éviter que cette révolution ne
revienne vers son centre, c'est-à-dire à Moscou, si les autorités
ne maintiennent pas le mouvement voulu par la population ? On peut
avoir une période de régression démocratique, c'est certain. Le
problème est terrible pour Gorbatchev. Il doit préserver le
maintien dans l'Union de deux républiques — l'Ukraine et la Géorgie —,
sinon ce sera la guerre. Pour les autres, si le problème ne se pose
pas d'emblée, il pourrait accepter leur indépendance avec des
traités et des accords régionaux.
Petre Roman :
Il a pris trop tard la décision du
fédéralisme. Il aurait dû le faire dès 1986.
Le Président :
Je le lui ai dit à Kiev en décembre 1989. Mais
l'Union sans l'Ukraine, ce serait la fin de l'empire. Le problème,
c'est que les Baltes ne sont pas sages. Nous ne reconnaissons pas
l'annexion, et nous avons gardé l'or balte. Chaque fois que je suis
amené à écrire à Landsbergis, au Letton, à l'Estonien, c'est pour
leur recommander de prendre patience. Sinon, les Soviétiques leur
tomberont dessus pour faire un exemple.
Petre Roman :
Croyez-vous que Gorbatchev puisse réussir
?
Le Président :
Gorbatchev peut réussir. Il lui faut juguler
la crise économique et la dislocation de l'empire. Il ne peut pas
le faire à 100 %, mais il lui faut garder son pré carré. Les
Baltes, il s'en moque, mais il ne veut pas créer de
précédent.
Petre Roman :
Sur le plan économique, il ne fait pas
beaucoup d'efforts.
Le Président :
Il faut s'interroger sur ses chances de durer.
Il doit franchir une étape, mais il se heurte au réflexe
impérialiste de l'armée et du Parti, qui sont les dernières
structures de l'empire. Quant à la Russie, elle veut s'occuper
d'elle-même. L'armée et le Parti lui feront payer leur soutien ; on
risque donc un retour en arrière. Mieux vaut Gorbatchev, qui est un
homme intelligent et sensible, plutôt que n'importe quel maréchal
qui flattera le nationalisme et noiera les protestations dans le
sang. Ce seront alors des guerres comme chez nous, en 1792, en
Vendée. Je crois que Gorbatchev fera tout pour
l'éviter.
Puis la conversation passe à la guerre du Golfe
:
Le Président :
Saddam encaisse des coups terribles. En quinze
jours, il n'y a eu aucune bataille aérienne, aucun combat avec les
Irakiens. Et, pendant ce temps, l'aviation alliée
pilonne.
Petre Roman :
Une guerre se gagne sur le terrain, au
sol.
Le Président :
Bien sûr, mais la troupe irakienne est coupée
de ses ravitaillements. Je plains les Irakiens. Depuis cinq mois,
ils n'ont plus de revenus. Ils ont récupéré le Koweït dont ils ne
peuvent rien faire, après avoir pillé quelques richesses. Saddam
Hussein est brutal, intelligent, sans scrupules. Que veut-il
?
Petre Roman :
Il compte les morts par milliers. Les
Occidentaux, eux, les comptent à l'unité.
Le Président :
Je n'ai pas le sentiment que l'Irak
gagnera.
Petre Roman :
Il a gagné du temps.
Le Président :
Les bombardements étaient prévus pour trois
semaines, les munitions pour deux mois environ. Je ne comprends pas
son attitude, c'est un homme d'envergure, mais qui conduit son
peuple à la ruine. Que se passerait-il si Israël entrait dans la
guerre ? Mystère. Ce serait fou !
Petre Roman :
Chez les Arabes, il y a une masse de jeunes
analphabètes, sans culture, qui ne comprennent rien à rien. Tout ce
qui leur reste, c'est l'Islam.
Le Président :
Il faut choisir entre les inconvénients. Je
n'ai pas choisi facilement la guerre. Nous aurons des pertes. Nous
bombardons des objectifs militaires, nous avons de bons pilotes,
une bonne tactique, mais cela arrivera...
Poursuite des attaques aériennes. On attend les
décisions d'attaque terrestre. Les troupes françaises sont prêtes à
y participer. Les États-Unis transmettent au Président français des
photographies montrant l'état des dégâts à Bagdad. Nous sommes
correctement traités par les Américains, qui font comme si nos
généraux étaient associés aux décisions.
Jeudi 31 janvier
1991
Très durs combats, cette nuit, entre Irakiens et
Saoudiens autour de la ville de Khafji, déclenchés par les
Irakiens.
Le gouvernement britannique a accepté que sa base
de Fairford serve de point de départ de bombardiers US B 52 à
destination de l'Irak et du Koweït.
Selon des sources confidentielles, Saddam Hussein
ne souhaite pas continuer la guerre au-delà de la fin février. Son
objectif serait de tenir jusque-là, pour enliser le conflit. Il
raisonnerait de moins en moins en termes d'« apocalypse » et se
contenterait d'incendier des puits de pétrole pour provoquer de
nouvelles marées noires au Koweït.
Le ton se durcit à Moscou. Craignant une extension
du conflit du Golfe, malgré l'affirmation américaine selon laquelle
« Tempête du désert » n'a pas pour objectif de détruire l'Irak,
l'URSS invite les États-Unis à limiter leurs buts de guerre et à
envisager un cessez-le-feu. L'agence Tass se demande si Washington
n'a pas pour intention d'établir sa domination sur les réserves
pétrolières mondiales, donc sur le monde entier.
Réponse soviétique à la demande d'explication des
Douze, dans le cadre de la CSCE, sur la situation dans les pays
Baltes. On y trouve le souci de respecter les formes, mais aussi
une « langue de bois » nouvelle manière témoignant d'une évolution
inquiétante. Dans le cadre de la CSCE, des explications ont été
fournies, rappelle Moscou, par le représentant de l'URSS au sein du
Comité des officiels de haut rang, à Vienne, les 28 et 29 janvier.
Les tragiques événements de Vilnius et de Riga ont donné lieu,
conformément à la loi soviétique, à l'ouverture d'une procédure
judiciaire. Toutes les circonstances ayant entraîné l'emploi des
armes font l'objet d'une enquête méticuleuse et seront appréciées
conformément à la loi. Les coupables sur le terrain devront être
punis. Parallèlement, nous dit-on, la commission parlementaire
spéciale du Soviet suprême de l' URSS est à pied d' œuvre. Le
Conseil de la Fédération, qui comprend les plus hauts représentants
de toutes les républiques de l'URSS, réaffirme l'inadmissibilité du
recours à la force militaire pour résoudre les questions
politiques, la nécessité d'éliminer les causes de la situation
conflictuelle et de rétablir l'ordre constitutionnel. Le mécanisme
des pourparlers destinés à aborder l'ensemble des questions
politiques, sociales et économiques avec les représentants des
républiques de Lettonie, de Lituanie et d'Estonie, et appelé à agir
sur une base permanente, vient d'être créé. Le Président de l'URSS,
précise-t-on, approuve la composition des délégations de l'Union
chargées de conduire de tels pourparlers (Gorbatchev en est-il le
chef ou l'otage ?). Le Conseil de la Fédération suggère nombre de
mesures urgentes en vue de surmonter la crise politique et
constitutionnelle : commissions de conciliation regroupant les
différentes formations politiques et sociales, tenue d'une table
ronde avec la participation de toutes les parties concernées,
réalisation d'une expertise juridique — minutieuse et sans parti
pris — des lois adoptées dans les républiques baltes afin de
vérifier qu'elles n'enfreignent pas les dispositions des
Constitutions de l'URSS, de la RSS de Lituanie, de la RSS de
Lettonie, de la RSS d'Estonie, et assurent une garantie
inconditionnelle des droits de l'homme. Bref, que toute la légalité
formelle soit respectée.
Jacques Lesourne succède à André Fontaine à la
direction du Monde.
Les forces irakiennes continuent à résister à
Khafji.
L'offensive terrestre se fait attendre. La
décision appartient aux Américains et à eux seuls. Comment
pourrait-il en être autrement ?
Vendredi 1er février 1991
Au Conseil des ministres, aucun commentaire du
Président sur le départ de Jean-Pierre Chevènement. Pierre Joxe
fait le point de la situation militaire. Roland Dumas propose un
mouvement d'ambassadeurs.
Le Président :
Et notre ambassadeur au Tchad ? Il doit être
remplacé. La France a manqué à ses obligations internationales.
Quelques centaines de prisonniers libyens avaient été organisés en
une sorte de légion privée ; après la prise de pouvoir par Idriss
Déby, nous avons accepté de les transférer à l'étranger si le
nouveau chef d'État nous le demandait et si la Croix-Rouge pouvait
interroger chaque homme pour vérifier quels étaient ses souhaits.
La première condition a été remplie, mais pas la deuxième, et
l'ambassadeur a laissé partir ces prisonniers ! J'ai écrit à
Kadhafi à ce sujet. Nous sommes dans notre tort. Tout ambassadeur
qui se rend coupable d'une négligence grave doit perdre son
poste. Il relève que René Ala, ambassadeur au Liban, quitte
les pays arabes pour le Vatican : Je vois que
le Quai d'Orsay se met à avoir de l'esprit...
Des centaines de chars irakiens, attaqués par
l'aviation de la coalition, des bombardiers B52 et des hélicoptères
se dirigent vers l'Arabie Saoudite. L'Irak entend pousser les
Alliés à lancer leur offensive terrestre plus tôt, afin de
l'enliser jusqu'au printemps.
Un autre missile SCUD atteint Israël sans faire de
victimes.
Israël accuse l'OLP de vouloir ouvrir un deuxième
front dans la ceinture de sécurité au sud du Liban et d'infiltrer à
partir de là des commandos palestiniens en Galilée.
L'Iran menace d'abandonner sa neutralité si Israël
riposte.
Ce soir, le gouvernement irakien ordonne à ses
troupes de se retirer de Khafji. Bilan : 500 prisonniers irakiens
entre les mains de l'armée saoudienne.
Pierre Joxe va se rendre en Arabie Saoudite
inspecter le dispositif « Daguet ».
Javier Perez de Cuellar travaille silencieusement en faveur de la fin du conflit et
étudie une trêve afin de faire prévaloir une solution diplomatique
dont les Américains ne veulent pas.
Question embarrassante : les Américains demandent
à ce que leurs B52 partant d'Angleterre puissent survoler le
territoire français et se ravitailler en France. Le Président est
prêt à donner son accord aux mêmes conditions que les Britanniques
: transport d'armements conventionnels, bombardement de zones
peuplées et de sites religieux exclus. Mais alors que les Anglais
exigent aussi en échange d'être co-décideurs des cibles visées par
ces appareils, François Mitterrand ne pose pas cette exigence, afin
de ne pas être impliqué.
Conseil restreint sur la question :
Roland Dumas :
Nous devons choisir entre deux inconvénients :
d'un côté, si nous acceptons, nous risquons une campagne politique
et des actes terroristes ; de l'autre côté, si nous refusons, nous
manquons à notre devoir de solidarité, y compris pour protéger nos
troupes sur place.
Le Président demande leur avis aux ministres
d'État. Michel Durafour se prononce nettement en faveur de
l'acceptation. Lionel Jospin aussi, qui ajoute que les conditions
anglaises ont été très bien formulées. Michel Delebarre est du même
avis et suggère que ces conditions soient rendues publiques. Pierre
Bérégovoy est également d'accord. Pierre Joxe exprime la crainte
qu'on ne se contente pas de demander le ravitaillement, mais,
ensuite, le stationnement des B52 sur nos bases. Michel Rocard
indique qu'on va avoir un surcroît de problèmes avec le Maghreb,
mais que tout cela est marginal. Le Président conclut à l'accord
pour le survol et le ravitaillement des B52, mais refuse par avance
la possibilité d'utiliser nos bases pour le stationnement de ces
appareils..
A propos du « traitement » de la Garde
républicaine de Saddam Hussein, les militaires prétendent qu'elle a
conservé intactes 81 % de ses
capacités.
François Mitterrand :
Pourquoi 81 % ? Comment peut-on croire à des
chiffres pareils ? C'est ridicule !
L'un des généraux présents murmure : Ce sont les données que nous ont transmises les
Américains. Le Président hausse les épaules.
Frederik De Klerk annonce l'abolition prochaine
des ultimes lois d'apartheid en Afrique du Sud.
Samedi 2 février
1991
Les aviateurs français travaillent efficacement.
Ils ont mis au point des méthodes de vol qui intéressent beaucoup,
paraît-il, les Américains.
Le Président iranien fait savoir qu'il souhaite
parler au Président français.
Dimanche 3 février
1991
Les Marocains ayant été autorisés à manifester
leur soutien à Bagdad, 300 000 personnes effectuent une marche de solidarité avec le peuple
irakien.
En Italie, le PCI devient le « Parti démocratique
de la gauche » (PDS). Le Parti socialiste italien n'a pas su
occuper à temps ce terrain. C'est ce qui se serait passé en France
si le Congrès d'Épinay n'avait pas choisi, il y a vingt ans, la
stratégie d'Union de la gauche.
Lundi 4 février
1991
L'Iran vole-t-il au secours de l'Irak ? A Téhéran,
ce matin, le gouvernement se déclare prêt à rencontrer Saddam
Hussein afin de sauver le peuple musulman
d'Irak par obligation islamique et humanitaire. En réalité,
ce n'est qu'une pure hypocrisie. Les autorités iraniennes reçoivent
aujourd'hui un émissaire de l'Émir du Koweït en exil. Elles
réaffirment leur neutralité, même si la Turquie venait à entrer en
guerre. Washington fait savoir qu'il n'y a rien qui puisse faire
l'objet d'une médiation dans le Golfe, mais les contacts avec
Téhéran semblent bons.
Sur le terrain, tout est plutôt calme, hormis
quelques tirs d'artillerie à la frontière koweïto-saoudienne.
Selon Israël, les potentiels nucléaires, chimiques
et bactériologiques de l'Irak ont été réduits de moitié. C'est dire
que Saddam peut encore déclencher l'apocalypse.
Vu des photographies américaines : dégâts civils
importants ; précision des tirs remarquable.
Les Douze lèvent les sanctions à l'encontre de la
Syrie. Ils libèrent ainsi 1 milliard de francs de crédits bloqués
depuis 1986.
Mon ami Horst Teltschik, avec qui j'ai tant
négocié, m'écrit pour m'annoncer son départ de la Chancellerie à la
fin de l'année. Pendant dix-neuf ans collaborateur d'Helmut Kohl,
ce jeune homme pressé, passionnément allemand, culpabilisé par le
passé de son peuple, soucieux de son destin, a magnifiquement
travaillé. Il aurait aimé devenir ministre ; il en avait la
compétence et le caractère. Le Chancelier n'a pas voulu lui donner
sa chance. Il part pour le privé.
Mardi 5 février
1991
Selon le général Schmitt, la coalition aurait
jusqu'ici détruit de 400 à 500 chars, de 350 à 400 pièces
d'artillerie du côté irakien.
L'Irak ne disposerait plus que de 7 ou 8 rampes de
lancement mobiles de SCUD.
La CEE annonce l'octroi d'une aide financière à
Israël et l'envoi d'une mission diplomatique au Maghreb, au Caire
et à Jérusalem.
La France propose la mise en place d'un plan
d'assistance aux Palestiniens des Territoires occupés.
Conférence de presse de George Bush. Il n'a pas
connaissance d'un plan de paix iranien. L'attitude de Téhéran est
néanmoins considérée comme encourageante.
Le Président s'entretient avec John Major. Ni l'un
ni l'autre ne semblent rien savoir de précis sur le jour « J » de
l'attaque terrestre censée en finir et reprendre le Koweït.
François Mitterrand :
Pierre Bérégovoy est devenu un allié de
Rocard, vous comprenez ça, vous ? Je n'ai pas été élu pour
privatiser et enrichir les capitalistes ! C'est pourtant,
objectivement, ce que fait ce gouvernement avec une ténacité que
récompensent les sondages. Mais les Français sont sages. Ils
comprennent. Après son départ du gouvernement, ils broieront Rocard
: il n'en restera rien.
Dans la soirée, le Président rappelle George Bush
qui a essayé de le joindre ce matin même. Très importante
conversation :
George Bush :
Cher François, je crois qu'il est bon de faire
le point de temps en temps et d'évoquer le déroulement des
événements. J'ai l'impression que les choses vont bien pour ce qui
est de la guerre ; la coalition tient bon. Nous avons un adversaire
costaud, qui est capable de nous réserver des surprises. Je sais
que Brent Scowcroft et l'amiral Lanxade sont en relation très
étroite, ce qui est excellent ; le fait d'avoir la France à nos
côtés nous donne un sentiment de grande force.
Le Président :
Nous sommes effectivement et totalement
engagés à vos côtés.
George Bush :
Je crois que nos opérations sont bien
coordonnées et il n'y a d'ailleurs aucune différence dans notre
approche. Il faut que les Irakiens évacuent totalement le Koweït,
sans concessions. A ce propos, nous n'avons décelé aucun changement
dans la position irakienne. En avez-vous noté de votre côté
?
Le Président :
Non. Tous les contacts directs et indirects
confirment le même fait. Dès que l'on nous parle de trêve, par
exemple, je réponds toujours : peut-être, mais il faut d'abord
l'évacuation du Koweït. Et là, plus rien !
George Bush :
Je me suis entretenu il y a deux heures avec
le Turc Ozal, qui avait eu une conversation téléphonique avec
l'Iranien Rafsandjani.
Le Président :
Oui, Rafsandjani souhaite également
m'appeler.
George Bush :
Ozal partage tout à fait nos positions. Il
estime que l'Irakien est un affreux et qu'il doit quitter le
Koweït. En ce qui concerne les Iraniens, j'ai l'impression que leur
position est bonne, qu'ils continuent à se conformer aux décisions
des Nations unies, et je n'ai rien à redire à ce que Rafsandjani
essaie de faire. Nos relations avec l'Iran sont toujours
exécrables, mais nous avons émis des signaux pour qu'elles
s'améliorent. Pour ce qui est du Maghreb, je me sens un peu fautif,
car vous m'en aviez parlé et j'avoue que je n'ai rien fait. Ce
serait bien que vous me disiez ce que vous en pensez.
Le Président :
Nous avons des contacts assez étroits avec
l'Algérie. Leur ministre des Affaires étrangères nous tient au
courant de ses contacts avec les Iraniens et les Irakiens. Le
gouvernement algérien exprime sa solidarité avec Saddam Hussein,
mais sans passion particulière, et il veille à ce que ses relations
avec nous soient correctes. Pour nous, les pays du Maghreb
constituent un problème délicat, car ce sont des pays francophones
qui nous connaissent bien. Donc, dès qu'il y a une opposition, il
est naturel qu'elle s'exprime contre la France. En outre,
l'opposition politique contre le Roi du Maroc et le Président
algérien en profite, et il faut dire que le Roi du Maroc, en
particulier, est très critiqué. C'est une situation désagréable,
mais que nous pouvons tenir. Le seul endroit où tout est agréable,
c'est du côté de Kadhafi ! Il y a des manifestations à Tripoli,
mais on y réclame l'autodétermination pour le Koweït ! Kadhafi m'a
téléphoné pour la première fois depuis des années afin de dire : «
Il y a tant de fous de par le monde, il faut que les sages comme
nous interviennent ! »
George Bush :
Je serais curieux de connaître votre réaction
diplomatique à cela !
Le Président :
J'ai dit que je me félicitais de le voir dans
cet état d'esprit... Le Maroc est un problème plus difficile. Le
Roi, que j'apprécie beaucoup, est très critiqué sur divers plans
qui n'ont rien à voir avec la guerre. Je pense que lorsque la paix
sera faite — j'espère dans pas trop
longtemps, au printemps —, nous
pourrons raccommoder tout cela, à condition qu'il n'y ait pas d'ici
là de coup d'État. Il faut dire que le fait de gagner la guerre est
important. Car, dans ces pays-là, on a quand même tendance à se
tourner vers le vainqueur. Voilà pour les relations entre la France
et les pays du monde arabe desquels nous sommes le plus proches...
Pour le reste, je ne vois pas de problème particulier. Nous
attendons, comme tout le monde, le signal de l'offensive terrestre.
Nous ne sommes pas pressés. Notre aviation fait son travail aux
côtés de vos troupes.
George Bush :
Je reçois de très bons rapports
là-dessus.
Le Président :
Nos pilotes sont très bien entraînés. Nos
forces terrestres sont là où les a placées l'État-major, et elles
attendent calmement le jour « J ».
George Bush :
C'est important que nous soyons côte à côte
dans cette affaire. De divers côtés, on cherche un moyen de faire
la paix, mais je crois qu'il nous faut tenir bon sur nos
conditions.
Le Président :
La condition sine qua non est la libération du Koweït. Il y a eu une campagne
— un peu en Amérique, mais surtout en
Grande-Bretagne — contre la France.
Mais je me suis entretenu ce matin avec M. Major, et nous avons un
nouveau ministre de la Défense qui prend bien les choses en
main.
George Bush :
Il est excellent que nous puissions avoir ces
conversations, et il est rassurant de savoir que Brent Scowcroft et
votre collaborateur militaire se parlent régulièrement. Je pense
que la présentation de photographies aura été jugée
intéressante.
Le Président :
Je vous remercie de m'avoir appelé. Je voulais
le faire moi-même. Nous aurons l'occasion de recommencer très
prochainement.
Claude Evin, ministre
des Affaires sociales, sur la Sécurité sociale : Il n'y a pas de problème de déficit, seulement un léger
problème de financement... Il faut mettre progressivement en place
un mécanisme d'enveloppe globale pour chaque profession
médicale.
Mercredi 6 février
1991
L'offensive terrestre se prépare. Elle risque
d'être dure.
Selon James Baker, l'Iran n'a toujours reçu aucun
signal de Saddam Hussein. Les Algériens nous disent la même
chose.
Au Conseil des ministres, Pierre Joxe, beaucoup
plus sobrement que son prédécesseur, rend compte de sa visite en
Arabie Saoudite. Puis le Président fait le point sur la situation :
Depuis le 17 janvier, ce sont nos aviateurs
qui sont en action. Ils n'ont eu jusqu'ici aucune perte, et ils
sont les seuls. Là-bas, on les considère parmi les meilleurs. Ils
ont mis au point une méthode qui a été suivie par les Britanniques
et qui intéresse les États-Unis, méthode combinant les vols à haute
et basse altitude de manière à être le moins longtemps possible la
cible de la DCA. Nos raids portent sur le Koweït et sur certains
objectifs en Irak, notamment sur la Garde dite républicaine. La
répartition des tâches pour cette guerre a été préparée au niveau
des états-majors et convenue entre Bush et moi-même une dizaine de
jours avant le début du conflit. [En fait, ce fut le 10
janvier, entre ministres de la Défense et approuvé par lui.]
Nous ne recherchons pas la destruction de
l'Irak, mais nous devons mettre à raison l'armée irakienne
d'invasion du Koweït, qui ne se trouve pas qu'au Koweït. D'où la
destruction d'usines chimiques, de centres de communication, de
réseaux de transmission et de radars. J'ai vu des photographies
réservées à quelques personnes, que m'ont fait passer les
Américains. Certes, il y a eu des dégâts sur des bâtiments civils ;
cependant, la précision des tirs est très impressionnante. Le
combat terrestre risque d'être coûteux en hommes, en raison de la
puissance d'armement et sans doute de la vaillance d'une partie de
l'armée irakienne, je veux parler de la Garde républicaine. On
verra alors que l'armée française assure une mission périlleuse, en
première ligne.
Le Président évoque ensuite le ravitaillement en
France des B52 partis d'Angleterre : A propos
des B52, la décision a été facile à prendre : on ne peut pas mener
deux politiques à la fois. Je précise qu'il ne s'agissait pas de
leur prêter des bases. J'ai vu que, dans l'opposition, on a dit que
nos réserves sur l'utilisation des B52 étaient illusoires ou
hypocrites. Mais je n'ai fait que reprendre les réserves
britanniques ! Je n'imaginais pas que la France pût être moins
exigeante que le Royaume-Uni. Ceux qui ont poussé des cris
d'orfraie n'ont qu'à s'informer. J'ai lu des affirmations
fantaisistes, y compris parmi les organes dirigeants du parti
auquel va ma préférence. L'ignorance ne peut pas trancher sur tout.
Les Britanniques demandaient un pouvoir de co-décision sur les
cibles visées par les B52. Nous ne l'avons pas demandé, jugeant
cette exigence dangereuse.
Dans le monde arabe, il se
passe ce que vous voyez, qui était totalement prévisible et
d'ailleurs évidemment envisagé par nous. Une décision, c'est un
acte chirurgical qui tranche nécessairement dans le vif. Il faut
toujours examiner mentalement ce que donnerait la décision opposée.
Pour la grande majorité de ces peuples, Saddam Hussein est une
figure emblématique. Il est vrai qu'il est courageux et
intelligent. Mais ce n'est pas parce qu'un tyran sans scrupules et
fauteur de guerre est arabe que cela doit nous empêcher de dire
qu'il s'agit d'un tyran, fauteur de guerre et sans scrupules. Si
les Arabes se reconnaissent dans Saddam Hussein, c'est à cause de
leur frustration. N'oublions pas que nous avons été la puissance
coloniale, il n'y a pas si longtemps.
Nous allons traverser une
période difficile, diplomatiquement et militairement. La bataille
terrestre se déroulera sans doute d'ici à la fin du mois de
février. Cela dit, j'ai été invité en visite d'État au Yémen. Nous
avons des relations très actives avec de nombreux chefs d'État,
comme le Président Chadli. Je viens de recevoir une lettre très
aimable de Yasser Arafat, et Rafsandjani demande à me parler au
téléphone. Le plus étonnant de tous, c'est Kadhafi. Il est quand
même le seul à avoir réussi à organiser une manifestation d'un
million de personnes pour réclamer la libération du Koweït
!
Je pense que l'opinion
publique française est prête à supporter le choc, qui est peut-être
le plus important depuis la guerre d'Algérie. Alors, bien sûr, on
dit que de Gaulle, lui, n'a jamais été ambigu. Oui... à quelques
détails près ! Par exemple, le débarquement en France en 1944 : il
a refusé d'y prendre part... Et les bombes sur Sétif en 1945, qui
ont fait 30 000 tués, c'était quand même lui !... La France ne peut
pas être spectatrice. Ce n'est pas un pays abrité dans un creux de
montagne. Les gens y passent, l'Histoire y passe. Elle n'a pas une
grande masse d'hommes, mais elle a un message et une Histoire à
assumer, que nous ont transmis les quarante générations
précédentes. Si nous n'avions pas participé militairement, je suis
certain qu'il y aurait eu en France le sentiment d'une grande
absence, et alors là, on aurait pu parler de déclin.
Le Président parle dans l'après-midi à Rafsandjani
qui lui redit son désir de favoriser la paix et de servir
d'intermédiaire. Le Président l'éconduit très aimablement.
Jeudi 7 février
1991
Les 705 000 soldats (dont 500 000 américains) des
forces navales, terrestres et aériennes sont prêts à passer à
l'attaque.
James Baker suggère la création d'une banque de
reconstruction et de développement au Proche-Orient, principalement
financée par des capitaux régionaux. Elle s'inspirerait du modèle
des banques internationales de développement existantes. La BERD,
que j'ai aussi voulue pour préparer cela, est le modèle de
référence.
François Scheer est ce soir à Damas pour exposer
aux Syriens la position française.
A Londres, attentat au mortier de l'IRA contre le
10, Downing Street.
François Mitterrand :
Rocard ne s'intéresse qu'aux présidentielles.
C'est le plus sûr moyen de les perdre. D'ailleurs, il ne pourrait
être candidat avec quelque chance que s'il était un grand Premier
ministre de gauche. Cela semble mal parti...
Vendredi 8 février
1991
Javier Perez de Cuellar
déclare au journal Le Monde que la
guerre du Golfe n'est pas celle de l'ONU, mais
qu'elle est légale. Il souligne le rôle essentiel des
Nations unies dans l'après-guerre et déclare ne pas comprendre les
critiques lancées par l'Irak à son encontre (il a notamment reçu
deux lettres officielles de Tarek Aziz depuis le début du conflit),
lui reprochant son silence sur les victimes civiles de la
guerre.
Bilan américain des pertes subies par l'Irak : 600
de ses 4 500 chars ont été détruits par l'aviation alliée ; 400
pièces d'artillerie sur 3 200. D'après le ministre britannique de
la Défense, de 15 à 20 % des capacités militaires du pays ont été
détruites. Pour la Garde républicaine, une demi-division (sur 8) a
été éliminée. D'après le général Schmitt, on peut estimer les
pertes humaines à 15 000 (tués et blessés). Le commandement des
forces conjointes arabes a fait état de la reddition de 1 354
soldats irakiens depuis le 2 août.
D'autres appareils irakiens atterrissent à
Téhéran. Il y en aurait maintenant 147. Sont-ce des défections ou
est-ce une façon, pour Saddam, de mettre son aviation à l'abri en
vue d'une contre-attaque ? Nul n'en sait rien.
Le représentant de l'Irak à l'ONU adresse une
lettre à Perez de Cuellar lui précisant que l'Irak se réserve le
droit de réclamer des dommages de guerre à tous les membres de la
coalition.
Bagdad refuse aux représentants de la Croix-Rouge
internationale le droit de visiter ses prisonniers de guerre.
Édith Cresson vient voir
François Mitterrand. Ils parlent d'un prochain gouvernement :
Après tout, je me contenterais volontiers de
l'Économie et de l'Industrie, et je verrais bien Bérégovoy à
Matignon, à condition qu'il me laisse travailler comme je
l'entends. Elle aurait, disent certains, déposé sur le
bureau du Président un carnet ouvert avec, sur une page, inscrite
la lettre P (comme Pierre) et deux colonnes : une colonne «
avantages » (confiance des milieux économiques, continuité
logique), et une colonne « inconvénients » (moins d'espérances,
impact mobilisateur réduit, discours de campagne électorale
difficile à fonder) ; sur une autre page, la lettre E (comme Édith)
et aussi deux colonnes : « avantages » (les jeunes, le PS,
mobilisation plus facile de la population active, surprise, effet
de démarrage positif pour la gauche en vue des élections, hors
courants), et « inconvénients » (risque de blocage de Bercy, moins
d'habileté au Parlement, exploiter la surprise sur la
durée)...
Michel Rocard choisit Melun-Sénart pour implanter
le grand stade destiné à accueillir en 1998 la Coupe du monde de
football.
Samedi 9 février
1991
En Lituanie, référendum — illégal, pour l'URSS — sur l'indépendance : 84 % de
participation, 90,4 % de oui.
Un vice-ministre irakien doit porter à Rafsandjani
la réponse de Saddam Hussein à son message de paix.
Dick Cheney et le général Powell étudient sur le
terrain les conditions du déclenchement de l'offensive
terrestre.
Ce matin, Tel-Aviv est de nouveau la cible de
missiles SCUD ; 25 blessés légers. C'est la onzième attaque
irakienne contre Israël, toujours sans riposte. Magnifique
sang-froid.
Dimanche 10 février
1991
Saddam Hussein rejette
toute idée de cessez-le-feu et confirme sa décision irrévocable
d'affronter l'agression contre son
pays.
Rafsandjani reconnaît que la réponse de Saddam
Hussein à son message n'est pas conforme à son attente.
Dick Cheney, de retour à Washington, se déclare
impressionné par l'énormité de l'appareil militaire irakien.
Les Alliés bombardent quatre ponts en Irak.
D'autres raids sont lancés contre des objectifs situés dans le
Sud-Est irakien.
Lundi 11 février
1991
Dick Cheney et Colin Powell font le compte rendu
de leur tournée dans le Golfe à George Bush. Celui-ci annonce une
extension des raids aériens : 2 900 aujourd'hui.
Des SCUD sont encore lancés sur l'Arabie Saoudite
et sur Israël.
Poursuite des démarches diplomatiques. Le
vice-Premier ministre irakien Hammadi est à Tripoli après être
passé par Amman et avant de gagner Tunis. Il appelle à boycotter totalement les pays coalisés.
Moshe Arens, à Washington, n'exclut toujours pas
une riposte de son pays.
Dans une lettre à ses ministres, Michel Rocard
fixe à 12 milliards les économies budgétaires rendues nécessaires
par la guerre du Golfe.
Mardi 12 février
1991
Pierre Joxe, à Washington, rencontre George Bush
et les responsables militaires américains.
Roland Dumas est à Moscou pour rencontrer
Gorbatchev.
L'émissaire soviétique Evgueni Primakov effectue
une nouvelle démarche à Bagdad. Il est reçu par Saddam Hussein qui se dit prêt à
coopérer avec Moscou [mais sans mentionner un éventuel
retrait du Koweït] pour trouver une solution
pacifique, politique, équitable et honorable aux problèmes de la
région, notamment à la situation dans le Golfe.
Au sud du Koweït, les forces irakiennes sont
attaquées par les unités d'artillerie, l'aviation et la marine
alliées. Les bombardements sur Bagdad se poursuivent.
Une cinquantaine de puits de pétrole sont en
flammes depuis une semaine au Koweït.
Basculement historique : chez Renault, la CGT perd
la majorité absolue ; les autres syndicats font alliance pour
reprendre le contrôle du comité central d'entreprise.
Mercredi 13 février
1991
Michel Rocard et Pierre Joxe se rendent ce soir en
Arabie Saoudite.
Un abri anti-aérien est bombardé à Bagdad ; 94
personnes au moins sont mortes (300 d'après les Irakiens). Bagdad
dénonce ce bombardement délibéré de civils. D'après la Maison
Blanche, cet abri est en fait un centre de commandement et de
contrôle militaire qui accueille des civils à l'étage supérieur.
Les images diffusées par la télévision, terribles, soulèvent une
émotion considérable dans le monde.
Le Conseil des ministres approuve un projet de loi
renforçant la protection du consommateur et autorisant la publicité
comparative.
Au cours de la communication de politique
étrangère, un petit débat se déclenche sur des économies
budgétaires décidées avant-hier par le Premier ministre.
Le Président :
Revenons à la politique extérieure ! Ce n'est
pas que je refuse que ce débat ait lieu, mais c'est d'abord autour
du Premier ministre que doit s'organiser la discussion sur les
économies qu'imposera la guerre du Golfe.
Jeudi 14 février
1991
Après le bombardement civil à Bagdad,
manifestations anti-américaines et grèves générales en Jordanie,
dans les Territoires occupés, dans les camps palestiniens du
Sud-Liban, à Tunis et à Alger. L'Algérie proclame cette journée
jour de deuil national. Le Maroc a interdit l'organisation d'un
rassemblement.
Selon les autorités irakiennes, 288 personnes ont
été tuées lors du bombardement d'avant-hier.
Bilan des pertes irakiennes par les Américains : 1
300 chars, 800 véhicules blindés, 1 100 pièces d' artillerie. Les
États-Unis ont perdu 19 appareils en mission ; 14 hommes sont
morts, 28 ont disparu, 8 ont été capturés.
Saddam Hussein aurait dit à Yasser Arafat qu'il
serait à même de supporter la guerre pendant six ans.
Radio-Bagdad annonce
l'imminence de la victoire irakienne.
Nous finissons par convenir avec Moscou que
l'ambassade soviétique s'occupera de nos intérêts à Bagdad. Les
Soviétiques vont en parler à Tarek Aziz, en visite à Moscou la
semaine prochaine.
Vendredi 15 février
1991
L'Irak annonce ce matin qu'il est prêt à se
retirer du Koweït dans le cadre d'un règlement négocié. Parmi ses
conditions : annulation des douze résolutions de l'ONU ; départ des
forces étrangères dans un délai d'un mois après le cessez-le-feu ;
retrait d'Israël des Territoires occupés, du Golan et du Sud-Liban
; annulation des dettes du pays.
George Bush réagit en
qualifiant cette proposition de farce
cruelle. Il ajoute qu'il serait opportun de renverser Saddam
Hussein et son régime pour éviter un bain de sang.
Gorbatchev se dit plutôt satisfait. François Mitterrand y voit un élément nouveau : le Koweït n'est plus considéré
comme étant pour toujours la dix-neuvième province de l'Irak.
En attendant, les bombardements continuent.
Dimanche 17 février
1991
La date de l'offensive terrestre est fixée. Ce
sera pour samedi ou dimanche prochain. Secret absolu.
Lundi 18 février
1991
Mikhaïl Gorbatchev soumet un plan de paix à Tarek
Aziz, en visite à Moscou. L'originalité de ce plan réside dans la
séquence ininterrompue de phases qui s'enclencheraient à partir de
la décision de l'Irak de se retirer du Koweït, depuis un
cessez-le-feu jusqu'au règlement des autres problèmes du
Moyen-Orient. Les Soviétiques s'attendent à la
compréhension des alliés au sein de la coalition
multinationale ; ils souhaitent en réalité sauver le régime
baasiste, garant du maintien de leur influence et de la défense de
leurs intérêts dans la région, et ils veulent convaincre les
dirigeants de Bagdad qu'un repli en bon ordre du Koweït, assorti
d'un engagement moral de la communauté internationale de traiter
l'ensemble des problèmes du Moyen-Orient, constituerait pour eux un
succès politique aux dépens des États-Unis.
George Bush fait savoir que ce plan n'est pas
totalement conforme aux résolutions de l'ONU.
François Mitterrand :
Aucun plan d'arrêt des hostilités ne doit être
reçu comme un recul sur les exigences initiales. Si Saddam a des
illusions là-dessus, il faut qu'il les perde.
Mardi 19 février
1991
Toujours pas de réponse de Bagdad au plan
soviétique. Examen à huis clos de ce plan au Conseil de
Sécurité.
Tarek Aziz indique aux Soviétiques qu'il n'a pas
d'objection à la protection par l'URSS des intérêts français en
Irak selon les modalités convenues entre Paris et Moscou. En
contrepartie, il demande si les Soviétiques accepteraient d'assurer
la protection des intérêts irakiens en France.
La cinquième session du Soviet Suprême d'URSS
s'est ouverte hier pour environ trois mois. A l'ordre du jour
(encore en discussion) figurent, entre autres, la constitution du
nouveau gouvernement et celle du Conseil national de Sécurité. La
question du Golfe a fait l'objet de l'essentiel des débats d'hier
matin, marqués par une intervention particulièrement virulente du
colonel Alksnis, l'un des principaux
ténors de l'extrême droite conservatrice : On
voit aujourd'hui disparaître le dernier mythe de l'époque de
la perestroïka, le mythe des brillants
succès de la politique extérieure soviétique, ainsi que par
des propos alarmistes de M. Oleinik,
transfuge de la mouvance démocratique ukrainienne et vice-président
du Soviet des nationalités, qui a comparé la situation actuelle à
celle de 1941.
Boris Eltsine demande, en direct, à la télévision
la démission de Mickhaïl Gorbatchev.
François Mitterrand :
Pas question d'un cessez-le-feu qui
permettrait aux Irakiens de regrouper leurs forces. Le plan
soviétique ne dit rien là-dessus. Ni sur les tirs contre Israël, ni
sur la restitution des Koweïtiens disparus, ni sur la fin de
l'évacuation. Il faut être prêt et impitoyable.
Les Américains subordonnent leur approbation du
plan soviétique à une évacuation du Koweït en quatre jours, à la
libération des prisonniers, à la fourniture de la liste des champs
de mines déployés par l'Irak, à un calendrier du retrait irakien, à
la reconnaissance de la légitimité du gouvernement koweïtien, à la
réouverture des ambassades étrangères et à l'échange de
prisonniers.
Mercredi 20 février
1991
L'île koweïtienne de Faylakaa a subi tant de
bombardements américains qu'elle n'existe plus !
Au cours d'un débat sur la guerre au Parlement,
Valéry Giscard d'Estaing souhaite la création d'une agence
européenne des armements placée sous l'autorité de l'UEO et
destinée notamment à contrôler les exportations d'armes. Ce
pourrait être le début de l'outil de défense commun aux pays
européens.
Au Conseil des ministres, Roland Dumas explique que la
proposition soviétique est assez voisine de notre proposition du 15
janvier.
Le Président
l'interrompt : On ne peut pas faire cette
comparaison ! Il y a une énorme différence : avant, c'était la
paix, et maintenant, c'est la guerre ! Il est difficile de fixer
complètement la position française, puisque les Soviétiques n'ont
pas la réponse de Saddam Hussein et que c'est cette réponse qui
conditionne la suite. En tout cas, il faut qu'elle soit immédiate ;
disons, dans les vingt-quatre heures. D'ici là, la guerre doit
continuer. Il ne faut pas que Saddam Hussein ait le moindre doute
sur la nature du choix qui lui est laissé : c'est le retrait, à un
certain nombre de conditions techniques qui ne pouvaient être
prévues par les Nations unies avant la guerre. Saddam Hussein ne
peut répondre qu'en acceptant l'évacuation du Koweït, et vite. S'il
rajoute des conditions, ce sera considéré par nous comme un refus.
Attention qu'il ne cherche pas une fois de plus à gagner du temps
en attendant un avantage à tirer de nouvelles conditions
climatiques ! Il n'est pas possible d'accorder plus d'une semaine
pour cette évacuation car, sinon, nous tomberions dans le piège. Et
il faut régler tout de suite une série de conditions qui ne se
trouvent pas dans le plan soviétique : par où commencer
l'évacuation ? Avec ou sans l'armement lourd ? Avec quels
engagements au sujet des tirs de SCUD ? Quid des prisonniers ? et des Koweïtiens enlevés ? des zones
contaminées par les armes chimiques ou par des pièges ? Un
cessez-le-feu sans conditions rigoureuses lui permettrait de
regrouper ses troupes. Tout cela est dans l'esprit de tous. Mais,
contrairement à ce qui a été dit, ni les Britanniques ni les
Américains ne sont complètement fermés.
La statue d'Enver Hodja à Tirana est déboulonnée
par des manifestants.
Le Parlement slovène propose la dissociation de la
République de Slovénie de la Fédération yougoslave.
Des attentats contre trois ambassades —
Grande-Bretagne, Italie, Turquie — ont eu lieu aujourd'hui à
Téhéran.
Roland Dumas expose à l'Assemblée nationale les
conditions d'un éventuel retrait : l'Irak doit se retirer du Koweït
en quatre jours ; Dumas pense qu'il y a 15 % de chances pour qu'il
le fasse dans les délais exigés.
Jeudi 21 février
1991
Moscou annonce son nouveau plan de paix en six
points prévoyant l'évacuation du Koweït sitôt après le
cessez-le-feu. François Mitterrand :
Cela ne garantit pas l'application des
résolutions de l'ONU.
Saddam Hussein rejette le plan soviétique. Il
affirme que ses troupes continueront le combat.
Tarek Aziz repart pour Moscou en vue de nouvelles
négociations.
Le Président :
Tout se passe mieux que prévu. Bush m'avait
dit que ça durerait un mois. Moi, je lui avais dit quinze jours. A
chaque Conseil de défense, les généraux nous inquiètent. Dumas a
été un des rares à dire depuis le début que le système de défense
irakien allait s'écrouler. L'État-major, lui, n'a pas cessé d'en
rajouter. C'était peut-être pour mieux faire valoir l'efficacité de
la division Daguet, le jour où...
Saddam Hussein soutient
toute la journée que son peuple et son armée veulent continuer la lutte.
Ignatenko, porte-parole de Gorbatchev, annonce que
Bagdad accepte le plan de paix soviétique quelque peu modifié pour
tenir compte des remarques américaines, et qui tient en huit points
: 1) retrait complet et inconditionnel ; 2) début du retrait un
jour après la fin des hostilités ; 3) retrait effectué dans des
délais à fixer ; 4) suspension des sanctions économiques de l'ONU
dès le retrait des deux tiers des troupes ; 5) à la fin du retrait,
les résolutions de l'ONU deviennent caduques ; 6) libération de
tous les prisonniers de guerre dès le cessez-le-feu ; 7) retrait
supervisé par des pays ne participant pas au conflit, sous mandat
du Conseil de Sécurité ; 8) le travail sur les formulations et les
détails du plan sera communiqué vendredi 22.
François Mitterrand :
Il s'agit d'un pas dans la bonne
direction. Shamir : Nouveau stratagème de Saddam Hussein. Bush remercie
Gorbatchev pour ses efforts intensifs, mais n'approuve pas.
La Tchécoslovaquie devient le vingt-cinquième
membre du Conseil de l'Europe. A Prague, l'Assemblée fédérale
décide d'indemniser les anciens propriétaires d'usines, de
commerces et d'immeubles confisqués après le « coup de Prague » du
25 février 1948.
Vendredi 22 février
1991
Ce matin, l'URSS a présenté une nouvelle mouture
de son plan de paix en six points, beaucoup plus stricte et
rigoureuse : 1) respect de la résolution 660 sur le retrait
immédiat et inconditionnel ; 2) retrait effectif au lendemain d'un
cessez-le-feu ; 3) retrait en vingt et un jours du Koweït (en
quatre jours pour la ville de Koweït) ; 4) les résolutions de l'ONU
deviennent caduques une fois le retrait achevé ; 5) libération des
prisonniers de guerre, rapatriés trois jours après l'instauration
du cessez-le-feu ; 6) contrôle du cessez-le-feu et du retrait par
des observateurs ou des forces de maintien de la paix.
Ce plan aurait été accepté par l'Irak ce
matin.
A 16 heures (heure française), les États-Unis
donnent vingt-quatre heures à l'Irak pour se retirer du
Koweït.
George Bush téléphone à François Mitterrand. Ils
se concertent sur le plan soviétique et s'accordent à le rejeter.
Il ne comporte pas d'engagement de retrait immédiat et
inconditionnel. Si les Irakiens ne commencent pas demain le retrait
et s'ils ne le terminent dans les sept jours (et non dans les
quatre mois, comme le propose Saddam, ni dans les vingt et un
jours, comme le propose Gorbatchev), la décision est confirmée de
passer à l'attaque terrestre dès demain. Un communiqué devra être
publié ce soir par les capitales des pays alliés.
Les firmes américaines ont déjà accaparé la
quasi-totalité des contrats pour la reconstruction du Koweït.
L'Élysée organise cet après-midi une réunion avec
les principaux dirigeants de la direction des Relations économiques
extérieures sur les suites industrielles de la guerre afin que la
France n'en soit pas exclue.
Au nom des alliés, comme prévu avec François
Mitterrand, George Bush rejette le plan soviétique et lance un
ultimatum public à Saddam Hussein, à qui il donne vingt-quatre
heures pour commencer à évacuer le Koweït.
Comme convenu, François
Mitterrand fait publier simultanément un communiqué rédigé
avec Pierre Joxe, Roland Dumas et Jean-Louis Bianco : L'annonce soviétique d'hier représente un effort sérieux
et utile, qui est apprécié. Mais des obstacles majeurs subsistent.
Pendant de nombreux mois, la coalition a recherché une solution
pacifique à cette crise, conformément aux résolutions des Nations
unies. Comme le Président Bush l'a souligné auprès du Président
Gorbatchev, les étapes envisagées par les Irakiens constitueraient
un retrait conditionnel et empêcheraient également la mise en œuvre
intégrale des résolutions du Conseil de Sécurité. Il n'y a pas non
plus d'indication selon laquelle l'Irak est prêt à se retirer
immédiatement. La mise en œuvre complète des résolutions du Conseil
de Sécurité a été une exigence cohérente et nécessaire de la
communauté internationale. Le monde doit s'assurer que l'Irak a, de
manière concrète, renoncé à sa revendication sur le Koweït et a
accepté toutes les résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité.
En effet, seul le Conseil de sécurité peut accepter la levée des
sanctions contre l'Irak, et le monde doit avoir l'assurance, en
termes concrets, des intentions pacifiques de l'Irak avant qu'une
telle action puisse être décidée. Dans le cas où les sanctions
auraient été levées, M. Saddam Hussein pourrait à nouveau
réutiliser les revenus pétroliers non pas pour assurer le bien-être
de son peuple, mais, au contraire, pour réarmer. Aussi, dans un
dernier effort pour obtenir de l'Irak qu'il respecte la volonté de
la communauté internationale unanime, la France, après avoir
consulté le gouvernement du Koweït et les autres partenaires de la
coalition, déclare qu'elle n'engagera pas de campagne terrestre
contre les forces de l'Irak si, avant midi, heure de New York
(Nations unies), le samedi 23 février, l'Irak accepte publiquement
les conditions suivantes et communique officiellement cette
acceptation aux Nations unies. Ces conditions se présentent comme
suit : commencer un retrait à grande échelle du Koweït à compter de
midi, heure de New York (Nations unies), le samedi 23 février ;
achever le retrait militaire du Koweït dans le délai d'une semaine
(compte tenu du fait que l'Irak a envahi et occupé le Koweït en
quelques heures, tout délai plus long que celui-ci pour achever ce
retrait ne serait pas conforme aux exigences d'immédiateté de la
résolution 660) ; retirer dans les premières quarante-huit heures
toutes ses forces de Koweït City (pour autoriser le retour rapide
du gouvernement légitime du Koweït), tous les dispositifs de
défense installés le long de la frontière entre l'Arabie Saoudite
et le Koweït et de la frontière entre l'Arabie Saoudite et l'Irak,
des îles de Bubiyan et Warbah, et des champs pétrolifères
koweïtiens de Rumailah ; ramener, durant le délai d'une semaine
mentionné ci-dessus, toutes ses forces à leur position du
1er
août, conformément à la résolution 660 ; en
coopération avec le CICR, libérer tous les prisonniers de guerre et
les civils des pays tiers détenus contre leur volonté, et restituer
les dépouilles des militaires tués ou morts, cette action devant
commencer immédiatement avec le début du retrait et devant être
achevée en quarante-huit heures ; retirer tous les explosifs, les
mines et pièges, y compris sur les installations pétrolières du
Koweït ; désigner des militaires irakiens comme officiers de
liaison pour définir avec les forces de la coalition les détails
pratiques concernant le retrait de l'Irak et fournir toutes les
données sur la localisation et la nature de toutes les catégories
de mines terrestres et maritimes ; cesser tous les vols d'avions de
combat au-dessus de l'Irak et du Koweït à l'exception des avions de
transport emportant des troupes hors du Koweït, et autoriser un
contrôle exclusif de l'aviation de la coalition sur l'ensemble de
l'espace aérien koweïtien et sur son utilisation ; cesser toutes
les actions destructrices dirigées contre les citoyens koweïtiens
et leurs biens, et libérer tous les détenus koweïtiens. La France
et ses partenaires de la coalition réaffirment que leurs forces
n'attaqueront pas les forces irakiennes qui font retrait et feront
preuve de mesure pour autant que ce retrait s'effectuera dans le
respect des directives mentionnées ci-dessus et qu'il n'y aura pas
d'attaques de l'Irak contre d'autres pays. Toute rupture de ces
conditions entraînera une réponse instantanée et adéquate des
forces de la coalition, conformément à la résolution 678 du Conseil
de Sécurité de l'ONU.
Samedi 23 février
1991
L'acceptation du plan soviétique par l'Irak est,
selon la Maison Blanche, sans effet. Aucun mouvement de troupes
irakiennes n'a en effet été constaté à l'expiration de l'ultimatum
de vendredi, qui a pris fin ce samedi à midi, heure
américaine.
Bagdad est bombardé avant l'expiration de
l'ultimatum, tandis qu'un SCUD est lancé sur Israël.
Sur le terrain, les forces terrestres alliées sont
en position d'attaque.
Mikhaïl Gorbatchev
téléphone à François Mitterrand ; Roland Dumas sert d'interprète.
Gorbatchev souhaite que le Président français patronne avec lui une
nouvelle résolution appelant à l'arrêt du conflit. Il explique que
Saddam Hussein refusait d'évacuer avant quatre mois ; mais que,
maintenant, à sa demande, il parle de trois semaines : C'est un progrès... Le Président refuse ; il vient
de décider avec Bush que la coalition exige un retrait
inconditionnel en sept jours. Il en fait part avec beaucoup de
politesse à Gorbatchev.
François Mitterrand, peu
après : Je ne vais quand même pas changer
d'avis toutes les deux heures ! Ce que fait Gorbatchev est
remarquable. Il faut donc lui refuser ce faux compromis, mais sans
lui faire perdre la face chez lui. Non, vraiment, son compromis
n'en est pas un !
Émeutes à Saint-Denis de la Réunion après la
saisie de l'émetteur pirate de Télé-Free-Dom : sept morts.
Aucun mouvement de troupes irakiennes n'est
constaté à l'expiration de l'ultimatum. Les opérations terrestres
vont maintenant commencer. François Mitterrand
: On va voir si l'Irak a vraiment la
quatrième armée du monde, comme disent nos généraux.
Dimanche 24 février
1991
Les opérations terrestres contre les forces
irakiennes au Koweït commencent. La libération
du Koweït est entrée dans sa phase finale, déclare
George Bush.
En fin de matinée, l'Irak prétend qu'il contrôle
la situation et que son armée est parvenue à repousser ses
adversaires.
Les Alliés continuent d'encercler l'Irak de plus
près. Ce soir, le général Schwarzkopf ordonne à ses troupes
d'accélérer le rythme des opérations.
En France, de très nombreuses voix réclament
l'arrêt des hostilités.
François Mitterrand :
Si la Garde républicaine se retire de l'autre
côté de l'Euphrate et que les Américains demandent à la poursuivre,
nous serons très ennuyés.
Le FMI accorde une ligne de crédit de 2 milliards
de dollars à la Pologne. La Tchécoslovaquie, le 7 janvier dernier
et la Hongrie, il y a trois jours en avaient obtenu 1,8
milliard.
Lundi 25 février
1991
5 heures du matin : Radio-Bagdad continue d'affirmer que les Alliés ont
été repoussés.
Le Koweït annonce une aide de 5 milliards à la
France.
21 h 30 : le Conseil de Sécurité se réunit. L'URSS
fait de nouvelles propositions.
23 h 30 : Débandade. Radio-Bagdad annonce que les troupes irakiennes ont
reçu l'ordre de se retirer sur les positions occupées le
1er août.
L'Irak accepte enfin la résolution 660.
François Mitterrand : Et les onze autres résolutions ? C'est une façon d'essayer
de nous diviser. Pas question d'arrêter avant qu'il se couche !
La guerre continue,
déclare pour sa part la Maison Blanche qui exige que Bagdad
respecte les douze résolutions des Nations unies.
François Mitterrand
persiste : Il faut continuer. Avec Saddam, on
peut s'attendre à toutes les traîtrises.
Les ministres des Affaires étrangères et de la
Défense des pays membres du Pacte de Varsovie, réunis à Budapest,
décident la dissolution des structures militaires de l'alliance,
créées en mai 1955 par l'Europe socialiste. Indifférence absolue :
dans la crise du Golfe, personne n'a une pensée pour le Pacte de
Varsovie !
Mardi 26 février
1991
4 heures du matin : la guerre continuera tant que
Bagdad n'aura pas souscrit officiellement et publiquement aux
résolutions de l'ONU.
5 heures : l'ambassadeur d'Irak à l'ONU annonce
officiellement que son pays se conforme à la résolution 660.
7 heures : un SCUD lancé sur Bahrein est détruit
en vol. Un autre atteint al-Dawha (Qatar).
Les troupes irakiennes sont quasiment toutes
anéanties. Les forces de la coalition continuent leur opération
d'encerclement de l'émirat. La guerre s'achève. A moins que Bush ne
souhaite en profiter, comme le croient nos services, pour monter
jusqu'à Bagdad et en finir avec Saddam. Dans ce cas, la France ne
suivra pas. Nouvelle crise franco-américaine en perspective ?
Shamir déclare qu'Israël ne se sentira en sécurité
que si Saddam Hussein quitte le pouvoir. L'Émir du Koweït en exil
décrète l'état d'urgence au Koweït pour trois mois.
18 heures : aux Nations unies, l'ambassadeur
soviétique subordonne la proclamation du cessez-le-feu à
l'acceptation écrite par l'Irak des douze résolutions du Conseil de
Sécurité. Il est imité par les représentants d'autres pays.
20 heures : le Koweït rejette la proclamation d'un
cessez-le-feu. Le Conseil de Sécurité suspend ses débats.
Dans un discours qualifié par George Bush de scandaleux, Saddam
Hussein confirme l'ordre de retrait des troupes irakiennes
du Koweït, mais présente la bataille perdue comme une victoire morale. Il persiste à refuser de souscrire
aux résolutions de l'ONU, mais il parle maintenant de se retirer en
un jour ! C'est mieux que les quatre mois, puis les vingt et un
jours revendiqués précédemment...
Revenant sur ses engagements électoraux, le
Chancelier Kohl annonce des augmentations d'impôts et de taxes. Le
coût de la réunification est plus élevé que prévu, en raison de la
situation économique désastreuse de l'ex-RDA.
Mercredi 27 février
1991
A l'aube, les troupes koweïtiennes entrent,
évidemment les premières, dans Koweït City.
Des combats ont encore lieu en Irak, où les Alliés
coupent la retraite des troupes de Saddam Hussein. Quarante
divisions irakiennes sur quarante-deux sont anéanties. Schwarzkopf
va-t-il pousser vers le Nord ? C'est le plus vraisemblable.
7 heures 30 : selon Radio-Bagdad, l'Irak a achevé son retrait du
Koweït.
Au Conseil des ministres, le Président rend compte en détail de la situation :
Tout est orienté autour d'un débat qui ne se
situe pas qu'au Conseil de Sécurité. Il faut que Saddam Hussein ou
Tarek Aziz s'engagent personnellement sur toutes les résolutions,
qu'ils reconnaissent leur défaite ; sinon, on peut s'attendre à des
traîtrises. Il faut que les choses soient claires pour l'opinion
mondiale. Je vois bien les positions des diverses organisations
pacifistes : le Mouvement de la paix, le MRAP, qui, en temps
normal, ne sont pas avares d'amabilités à l'égard du gouvernement,
surtout quand il s'agit d'obtenir des subventions ; là, ils
obéissent au doigt et à l'œil au Parti communiste ! Il faut
naturellement distinguer ceux qui agissent vraiment par scrupules
de conscience. Cela dit, Saddam Hussein nous aide beaucoup à
éclairer ceux qui se faisaient des illusions. Aux Nations unies, il
est difficile de ne pas dire qu'on est pour les résolutions qu'on a
votées. C'est ce qui explique que l'URSS se soit finalement plutôt
rangée à nos côtés.
Samedi, les pressions
politiques et affectives nous ont occupés beaucoup plus qu'il
n'aurait fallu. En particulier, M. Gorbatchev, avec beaucoup de
ténacité et d'énergie, et peut-être un peu d'anxiété, a souhaité
que nous parrainions ensemble une résolution. Je lui ai expliqué
qu'il était impossible de changer les décisions que nous venions de
prendre avec nos alliés : on ne peut pas, pendant une guerre,
changer de position dans une même journée toutes les deux heures.
On critique notre manque d'indépendance. Mais il ne peut pas y
avoir d'indépendance dans une action militaire sur laquelle nous
avons donné notre parole ! Il faut que la partie diplomatique
prenne du retard sur la partie militaire. Dans la paix, on verra
bien que la France est ce qu'elle est, et n'a pas renoncé à ses
vues.
Comme je le disais, Saddam
Hussein nous a aidés: il s'apporte à lui-même le démenti. Dans ses
négociations avec les Soviétiques, il avait d'abord parlé de quatre
mois pour l'évacuation du Koweït, puis de six semaines, et enfin de
trois semaines. Il a refusé nos conditions, c'est-à-dire sept
jours. Et, mardi, il annonce qu'il évacuera en un jour
!
M. le ministre de la Défense
a été très bon, hier soir, sur TF1. Si la Garde républicaine
s'était retirée de l'autre côté de l'Euphrate et que les États-Unis
aient voulu exercer un droit de suite, cela aurait créé pour la
France un réel embarras. Il y a des troupes irakiennes dans deux
pays, le Koweït et l'Irak, mais, au sud de l'Euphrate, il n'y a
qu'un seul champ de bataille. J'ai en mémoire les lazzi de la
presse française lorsque j'ai dit que la guerre serait terminée
avant la fin du mois. Eh bien, au prochain Conseil des ministres,
nous parlerons de la paix : contrôle des armements, problème
palestinien, Jordanie, Maghreb, etc. D'ailleurs, je note que la «
nation arabe » n'a pas encore évincé un seul des nombreux Chefs
d'État dénoncés comme traîtres à la cause. Et en Algérie, le FIS a
été, permettez-moi de vous le dire, extrêmement modéré à notre
égard et n'a à aucun moment véritablement mis en cause la
France.
Un peu plus tard, communication de Jack Lang sur
le renouveau du service public culturel, incluant la création de
centres de responsabilité et une
augmentation des crédits déconcentrés.
Le Président : Je ne
souhaite pas qu'il y ait trop de dispersion, que de trop petites
unités deviennent autonomes. Attention à ne pas créer un nouvel
établissement chaque fois qu'il y a un nouveau projet
!
Jack Lang : Monsieur le Président, ilfaut bien le dire, c'est fait
aussi pour gagner de l'argent...
Le Président :
Cela fait sans doute plaisir à tout le monde,
mais pas à moi.
Koweït City est libérée. L'Émir Jaber est de
retour. Tous les puits de pétrole de l'Émirat sont en
flammes.
Les Irakiens, encore bombardés par l'aviation
américaine, brandissent des drapeaux blancs. La coalition se
déploie dans le sud du pays, tandis que le Koweït est déjà en
grande partie libéré.
Cet après-midi, les forces alliées ne sont plus
qu'à 240 kilomètres de Bagdad.
Dans la soirée, Bagdad accepte de se conformer
sans conditions aux douze résolutions de l'ONU. L'Irak demande que
la proclamation du cessez-le-feu intervienne avant son acceptation
des résolutions. Tarek Aziz remet une lettre au Conseil de
Sécurité, dans laquelle Bagdad s'engage à reconnaître les
résolutions 662 (l'annexion du Koweït n'a aucun fondement
juridique) à 674 (réparations financières) en cas de cessez-le-feu
immédiat.
Coup de téléphone de George Bush à François
Mitterrand : il accepte la reddition. Saddam a sauvé son
fauteuil.
Jeudi 28 février
1991
Le Président Bush annonce la suspension des
opérations militaires à partir de 5 heures GMT. Les forces
irakiennes reçoivent l'ordre de cesser le feu. Il est 3 heures du
matin à Paris. La guerre du Golfe aura duré quarante-deux jours.
L'offensive terrestre, cent heures. Plus de 106 000 raids aériens,
3 008 chars irakiens détruits sur 4 200 ; 29 des 42 divisions
irakiennes sont anéanties ; la coalition détient au moins 50 000
prisonniers de guerre. 50 000 à 200 000 morts du côté irakien. Du
côté occidental : 58 Américains, 93 parmi les forces arabes, 14
Britanniques et 2 Français sont morts ; 300 Américains, 43 Arabes,
10 Britanniques et 27 Français ont été blessés.
Le dispositif terrestre français en Irak va être
immédiatement retiré, mais les forces présentes en Arabie Saoudite
resteront un peu. Les troupes américaines vont être rapatriées
d'ici peu.
Les États-Unis présentent au Conseil de Sécurité
un projet de résolution sur le cessez-le-feu : l'embargo sur les
ventes d'armes sera maintenu si Saddam Hussein conserve le pouvoir
; l'Irak doit accepter et appliquer les résolutions de l'ONU,
libérer tous les prisonniers, reconnaître sa responsabilité dans
les dommages commis pendant la guerre, restituer tous les avoirs,
capitaux et avions saisis au Koweït ; les sanctions prises à
l'encontre du Koweït après l'invasion irakienne (afin de le
protéger des actions de Bagdad) sont levées.
Roland Dumas est aujourd'hui à la Maison Blanche
pour parler de l'après-guerre. Il discute avec son homologue du
problème palestinien. Les Américains sont opposés à la conférence
internationale sur la paix au Proche-Orient.
Vendredi 1er mars 1991
La guerre finie, François Mitterrand va maintenant
chercher le moindre prétexte pour se débarrasser de Rocard.
François Mitterrand :
Depuis plusieurs semaines, je demande à Michel
Rocard de rétablir les comptes sociaux. Chaque mercredi matin,
avant le Conseil des ministres, je l'interroge : comment allez-vous
boucler les comptes de la Sécurité sociale ? Il faut assumer les
mesures impopulaires maintenant, en 1991. On ne pourra plus le
faire après, en 1992, à l'approche des élections législatives ! Il
se dérobe, il minimise les déficits, renâcle à augmenter les
prélèvements. Il veut manifestement éviter toute décision
impopulaire.
La stratégie de Michel Rocard, telle qu'il me l'a
expliquée, est cohérente : maîtriser la dépense sans augmenter les
prélèvements. Pour cela, Claude Evin négocie avec chacune des
professions concernées pour contenir les dépenses dans une
enveloppe globale limitée chaque année, les tarifs étant liés aux
résultats. Achevées pour les cliniques privées et les laboratoires
d'analyses, ces négociations sont engagées avec les infirmières et
vont commencer avec les médecins et les pharmaciens. Pour Rocard,
il faut y consacrer du temps et s'interdire des mesures
unilatérales. Total désaccord avec le Président.
Samedi 2 mars
1991
Mort de Serge Gainsbourg, ce nomade à la
créativité si française, impertinente et farouche.
62 % des Français font confiance au chef de
l'État.
A New York, la résolution 686 sur les conditions
de la cessation définitive du conflit dans le Golfe est adoptée ce
soir par onze voix pour, une voix contre (Cuba) et trois
abstentions (dont la Chine). Elle reprend presque point par point
le projet américain de jeudi, en y ajoutant néanmoins deux autres
points : le secrétaire général sera informé par Bagdad quand l'Irak
se sera conformé à la présente résolution ; la résolution 678 sur
le recours à la force reste toujours valable et pourrait être
appliquée à nouveau si l'Irak ne se pliait pas à la résolution
adoptée.
Dimanche 3 mars
1991
Allocution télévisée de François Mitterrand : La France
a tenu son rôle et son rang avec fierté. Je souhaite un débat au
Parlement sur la politique de défense française.
Jacques Pilhan au
Président à propos de Michel Rocard : Si vous
voulez sa démission, c'est maintenant. Mais le Président
répugne à donner l'impression qu'il saute sur l'occasion. Il prend
son temps, reçoit un à un les responsables socialistes. Pierre
Bérégovoy est candidat. Lionel Jospin aussi. Mais tous deux jurent
fidélité à Michel Rocard. Laurent Fabius suggère à François
Mitterrand de remplacer Rocard par Bérégovoy. Édith Cresson est
reçue le plus longuement.
François Mitterrand :
Ils pensent tous à ma succession et ne
comprennent pas que leur avenir se décide aujourd'hui. Ceux qui
croient pouvoir mener victorieusement une campagne présidentielle
avec moins de cent députés à l'Assemblée nationale après mars 1993
se trompent lourdement ! Or, c'est ce vers quoi on
va...
Lundi 4 mars
1991
Visite officielle en France de la Reine Beatrix
des Pays-Bas. Avec la paix revient la routine des dîners
d'État.
La loi martiale est proclamée au Koweït. On parle
de règlements de comptes, mais plus du tout d'élections
libres.
Mardi 5 mars
1991
François Mitterrand :
Mais on va dans le mur ! Et Rocard refuse de
réformer quoi que ce soit ! Il faut qu'il mette de l'ordre dans le
budget social !
Le Président est convaincu que le Premier ministre
monte un complot visant à le déstabiliser et à l'empêcher de peser
sur sa propre succession.
Michel Rocard, de son
côté, estime que le Président ne tient plus rien, qu'il conduit les
socialistes à la catastrophe électorale, qu'il faut donc s'en
démarquer le plus possible. Quelqu'un me rapporte qu'il aurait dit
: Mitterrand, aujourd'hui, c'est le cynisme à
l'état pur.
Lionel Jospin :
Il ne faut pas commencer à discuter avec ceux
qui ont voulu déstabiliser leur propre parti. Maintenant, il n'y a
plus de courant mitterrandiste.
Le Président, apercevant
Rocard au détour d'un couloir me dit : Vous
avez vu ce rictus ? Pourquoi tant de haine ?
Mercredi 6 mars
1991
Avant le Conseil, Michel Rocard parle au Président
d'un projet de rapprochement entre le Crédit Lyonnais et la
Kommerzbank. C'est un vieux projet que Haberer prépare depuis
longtemps. Pierre Bérégovoy est pour. On le ressort maintenant que
la crise du Golfe est calmée.
Au Conseil des ministres, le Président ne
s'exprime pas et paraît très tendu.
George Bush déclare au Congrès qu'il souhaite à
présent régler par priorité le conflit israélo-arabe.
Jeudi 7 mars
1991
François Mitterrand
m'interroge longuement sur le projet de rapprochement du Crédit
Lyonnais et de la Kommerzbank. Il ne veut pas autoriser l'échange
de titres si l'on ne dit pas clairement que le Crédit Lyonnais
dominera la banque allemande : Sinon, non
seulement le Crédit Lyonnais basculera dans le privé, mais il
passera en partie sous contrôle d'une banque allemande. Pas
question !
Vendredi 8 mars
1991
François Mitterrand me
lance : Ma seule erreur depuis 1988 ? Avoir
nommé Michel Rocard. J'ai eu tort de vous céder !
François Mitterrand écrit à Michel Rocard pour
s'opposer à l'opération de rapprochement entre le Crédit Lyonnais
et la Kommerzbank. Il explique qu'il ne voit rien qui
représenterait une réelle synergie entre les deux groupes, et que
l'accord pourrait conduire à une domination du Crédit Lyonnais par
la banque d'outre-Rhin. Il accepte que le Crédit Lyonnais prenne
une participation dans cette banque, sans pour autant lui céder de
titres, sauf si la domination relative de la banque française est
clairement établie et si les synergies entre les deux groupes sont
explicitées.
Michel Rocard, à qui
j'en parle, me répond en souriant : Cela fera
évidemment tout capoter. Je ferai ce qu'il dit, mais c'est idiot,
et ce n'est qu'un prétexte pour tenter de montrer que je suis un
réactionnaire !
Dimanche 10 mars
1991
Crise ouverte en URSS. 300 000 partisans d'Eltsine
manifestent devant le Kremlin contre Gorbatchev. Dans un message
enregistré, Boris Eltsine accuse Mikhaïl
Gorbatchev de mentir en permanence et
appelle à déclarer la guerre à la direction
soviétique.
Eltsine veut-il prendre le pouvoir en URSS ou la
faire imploser ?
Réunion à Bagnolet du courant de Jean-Pierre
Chevènement. Michel Charzat et Jean-Marie Bockel s'opposent
violemment à l'ex-ministre de la Défense. Claude
Cheysson critique François Mitterrand qui a fait une colossale erreur en suivant les
États-Unis.
Mardi 12 mars
1991
La BERD est maintenant prête à fonctionner. En un
an, j'ai choisi et recruté dans vingt pays deux cent cinquante
personnes, banquiers, économistes, diplomates, dont cinq
vice-présidents. J'ai défini et négocié les règles de
fonctionnement, la structure, le statut de personnel, les priorités
d'investissement. J'ai installé un siège provisoire dans la City et
je dois apprendre à vivre avec un conseil d'administration
permanent et sous-employé. Je quitterai l'Élysée dans un mois,
quand un nombre suffisant de pays auront ratifié le traité pour que
la banque soit juridiquement opérationnelle.
Mercredi 13 mars
1991
Jacques Mellick présente au Conseil un plan de
restructuration de la flotte de pêche qui prévoit la vente ou la
suppression de mille bateaux.
Le Président donne
ensuite la parole à Michel Delebarre : Vous
avez à rapporter sur un projet très important : la lutte contre la
ségrégation sociale dans les villes. Il intervient à nouveau au terme de cette communication
en disant : L'ensemble de ces
dispositions me paraît excellent. Il s'agit d'un thème majeur, qui
a mis longtemps à entrer dans les faits. Il faut poursuivre. Le
travail du ministre d'État est très utile et je l'approuve
entièrement. Aux objectifs de justice sociale, de meilleures
conditions de logement, d'équilibre des populations il apporte les
outils pratiques que j'avais souhaités lors de mon discours à Bron.
Il s'agit là d'une des actions principales à mener à bien dans les
prochaines années.