L'Égypte a soumis un questionnaire aux
Palestiniens et aux Israéliens, leur demandant de se prononcer par
écrit sur les règles du jeu évoquées ci-dessus. Elle attend les
réponses, mais ne pense pas que le dialogue puisse se nouer avant
octobre-novembre. Moubarak ne pense pas s'être rapproché du plan
Shamir, dont il disait encore récemment qu'il s'agissait d'une
supercherie. Aujourd'hui, c'est le dialogue direct entre
Palestiniens et Israéliens qui est à l'ordre du jour. Les Égyptiens
plaident en somme désormais pour que les Palestiniens suivent leur
exemple. L'objectif doit être un règlement d'ensemble, un statut
final. La négociation prendra du temps.
En Israël, le débat sur le plan d'Hosni Moubarak a
aggravé l'atmosphère de crise gouvernementale, déjà perceptible
depuis le week-end à Tel-Aviv, malgré le succès de la diplomatie
israélienne avec la visite du ministre des Affaires étrangères à
Budapest et le rétablissement des relations diplomatiques avec la
Hongrie. Itzhak Shamir lui-même a été accusé de faiblesse par le
vice-Premier ministre, David Levy, pour avoir autorisé Itzhak Rabin
à se rendre au Caire. Il l'a été également par Sharon, qui lui
reproche de déposséder le cabinet de ses prérogatives.
Itzhak Rabin a déclaré
ce soir à son retour du Caire : Il est
important qu'Israël n'apparaisse pas comme un pays qui hésite à
prendre des risques pour faire la paix alors qu'il n'hésite pas à
en prendre lorsqu'il s'agit de faire la
guerre.
Les travaillistes estiment que, si le Likoud
refuse de saisir une opportunité réelle de négocier, ils devront
marquer leurs distances. Dans l'immédiat, les deux partis peuvent
souhaiter différer quelque peu l'issue de la crise. Dans la mesure
où la solidarité ministérielle n'a pas été techniquement rompue, le
gouvernement peut rester en place jusqu'au moment où il pourra
prendre officiellement position sur les propositions égyptiennes,
après le retour des États-Unis de Moshe Arens et Shimon Pérès. Dans
l'intervalle, le plan Shamir reste la plate-forme qui lie ses
membres sur la question des élections dans les Territoires
occupés.
Mardi 19 septembre
1989
Devant le Comité central du PCUS, Mikhaïl
Gorbatchev annonce un accroissement de l'autonomie des républiques.
Le Plénum remanie la direction du Parti, dont sont exclus plusieurs
conservateurs.
Étrange, cette autonomie croissante : Gorbatchev
n'évoque jamais directement les problèmes de ses républiques. Pour
lui, il existe bel et bien un homo sovieticus. Aucune personnalité
d'Ukraine ou d'Ouzbékistan au sein de la direction.
François Mitterrand se rend à Lisbonne pour
examiner les dossiers européens.
Dans l'affaire du carmel d'Auschwitz, le Vatican
met fin à plus de deux mois de confusion et de polémique
entretenues par les déclarations de Mgr Glemp, primat de Pologne,
en demandant le respect des accords signés entre Juifs et
catholiques en février 1987, à Genève, sur le transfert des
carmélites dans le centre d'information, de rencontres et de
prières sur la Shoah qui sera construit à l'extérieur du camp de
concentration d'Auschwitz.
A l'Assemblée nationale, réunion de la Commission
des lois pour examiner le projet de financement des partis
politiques. Sur l'amnistie, comme prévu, les esprits ont quelque
peu évolué à droite et au centre. L'adoption sans recours au 49.3
se profile, mais il est encore trop tôt pour en être assuré. C'est
pourquoi Matignon décide de se donner du temps et de ne pas se
battre pour faire adopter le texte en première lecture.
Michel Sapin défend la thèse de
l'inutilité de l'article, puisque la
loi pénale la plus douce [c'est-à-dire
la nouvelle loi] s'appliquera automatiquement aux gens jugés pour
affaires de financement politique. Deux amendements de suppression
de l'article sur l'amnistie sont déposés par le PC et l'UDF. Aussi,
contre la garantie formelle qu'il ne s'agit que de reculer pour
mieux sauter, le groupe socialiste se résigne en commission à ne
pas prendre part au vote sur l'amendement de suppression.
Mercredi 20 septembre
1989
Le Bureau exécutif du PS a annoncé, à midi, une
déclaration solennelle sur le financement des partis et l'amnistie.
Ce soir, seul son silence est solennel ! Tout cela semble bien mal
engagé : ni l'Élysée, ni Matignon, ni le PS ne souhaitent prendre
une position claire. Ils espèrent tous que l'opposition réglera
pour eux le problème...
La nouvelle ligne du TGV-Atlantique, qui met Le
Mans à cinquante-cinq minutes de Paris, est inaugurée.
Le projet de loi sur le financement des partis est
adopté par la Commission des lois de l'Assemblée nationale. Le RPR,
l'UDF et l'UDC ont voté la suppression de l'article sur l'amnistie.
Les socialistes ont courageusement refusé de prendre part au vote !
De toute façon, cet article reviendra en discussion en
séance.
Guy Carcassonne me fait remarquer que, mine de
rien, les socialistes ont réussi à faire adopter un amendement
légalisant les dons des entreprises aux partis et aux candidats...
Voilà qui dépénaliserait l'abus de biens sociaux !
Vendredi 22 septembre
1989
Vu Boutros Boutros-Ghali avant la réunion des
ministres des Affaires étrangères des Sept, à New York. Il est
désolé de ne pas y avoir été convié. Il espère que les Sept vont
amorcer le processus de préparation d'un Sommet Nord/Sud.
Moscou renonce à lier la conclusion d'un accord
sur la limitation des armements stratégiques (START) à l'abandon
par Washington du projet de « guerre des étoiles ». Cette
concession soviétique est annoncée lors de la rencontre
ministérielle entre James Baker et Édouard Chevardnadze dans une
retraite montagneuse du Wyoming.
Michel Rocard écrit au Président, comme chaque
fois qu'une grande décision économique se prépare. Cette fois, il
propose une vraie révolution dans l'organisation des entreprises
publiques : la création d'une holding qui les recouvrirait toutes.
Il suggère de déposer les dividendes de toutes les entreprises
publiques dans une société à créer. Les fonds ainsi collectés lui
seraient apportés en fonds propres. Les entreprises publiques,
devenues filiales de cette société holding, seraient financées par
cette même société qui emprunterait sur le marché et rembourserait
ce qu'elle emprunterait grâce à ces dividendes. Cela reviendrait à
placer ces entreprises sous la tutelle d'une maison mère qui
déciderait à leur place de leur stratégie et de leur financement.
C'est ce dont rêve depuis longtemps Roger Fauroux et que voulait
Pierre Mauroy en 1981 : la Banque nationale d'investissement. Au
total, cela équivaudrait à confier à une société holding notre
politique industrielle, qui est du rôle strict de l'État.
Pour rembourser les emprunts contractés par cette
société holding, on recourrait soit aux dividendes qu'elle
percevrait de ses filiales, soit à la vente d'une partie de leurs
titres, c'est-à-dire à leur privatisation. La société holding
priverait ainsi l'État des recettes constituées par ces
dividendes.
En fait, l'opération vise à réduire les dotations
en capital directement versées par l'État. Opération apparemment
budgétaire, mais permettant en fait de privatiser les entreprises
publiques actuelles, devenues filiales d'une société holding, sans
avoir à modifier la loi, puisqu'il s'agirait à présent de filiales
et non plus de maisons mères.
On se retrouve devant le même projet, en beaucoup
plus large, que celui qu'a repoussé le Président en mai dernier et
qui devait aboutir à une privatisation non avouée des compagnies
d'assurances (sauf qu'il concerne ici tout le secteur
public).
Tout se passe en somme comme si l'on voulait
instituer un mécanisme en apparence neutre, mais qui, en réalité,
rendrait nécessaire, inévitable et très facile la privatisation au
moins partielle de toutes les entreprises publiques. Le Président
est furieux contre le Premier ministre qui, dans sa lettre, a
présenté ce projet comme un innocent montage technique. Il est bien
décidé à s'y opposer.
Samedi 23 septembre
1989
Les ministres des Finances des sept pays les plus
industrialisés, réunis à Washington, condamnent la hausse
persistante du dollar qui a brièvement atteint, le 15, 2 Deutsche
Mark, 149 yens et 6,75 francs.
George Bush écrit à François Mitterrand pour
protester contre la livraison de machines-outils de haute
technologie à l'URSS, qu'il considère comme des biens
stratégiques.
Dimanche 24 septembre
1989
Élections sénatoriales : la droite obtient 65 des
102 sièges à pourvoir.
Ça bouge beaucoup chez le personnel pénitentiaire.
Ils se plaignent d'avoir demandé en vain, depuis le 7 septembre, à
rencontrer leur ministre de tutelle.
Lundi 25 septembre
1989
Devant l'Assemblée générale de l'ONU, George Bush
propose une réduction drastique des stocks d'armes nucléaires des
deux Grands.
Mardi 26 septembre
1989
Édouard Chevardnadze répond à George Bush en
acceptant des négociations bilatérales sur ces stocks, mais en
demandant leur élimination totale.
A Matignon, les réunions se succèdent sur
l'amnistie, sans déboucher sur rien de précis. On envisage
maintenant de la réserver aux seuls intermédiaires, à l'exclusion
des hommes politiques.
Mercredi 27 septembre
1989
Juste avant le Conseil des ministres, le Président explique à Michel Rocard que le
mécanisme qu'il lui a proposé par lettre pour les entreprises
nationales prépare en fait la privatisation du secteur public :
Un dispositif de cette nature fragiliserait
les entreprises au point de mettre en cause à terme leur caractère
public. Michel Rocard répond qu'au
contraire, ce mécanisme pourrait permettre de renforcer les fonds
propres des entreprises publiques et de consolider leur statut :
Il n'est pas question de s'en servir pour
privatiser.
Dialogue de sourds. Rocard dit au Président qu'il
va lui répondre par écrit.
La Commission européenne se prononce sur le projet
de Charte communautaire des droits sociaux.
La Slovénie inscrit dans sa Constitution le droit
à l'autodétermination, en dépit des avertissements de
Belgrade.
L'OPEP décide une nouvelle hausse du plafond de
production.
La grève éclate chez les gardiens de prison.
Climat tendu. Des violences se produisent à Draguignan. Pierre
Arpaillange annonce une rencontre avec les syndicats pour
demain.
Jeudi 28 septembre
1989
Michel Rocard répond point par point, par écrit,
aux arguments du Président. A première vue, il est convaincant,
puisqu'il s'engage à ce que la société holding ne vende jamais de
titres de ses filiales pour rembourser les emprunts qu'elle sera
amenée à faire. Le principal danger semble donc écarté. Mais, pour
y parvenir, le Premier ministre est conduit à dire que cette
holding limitera ses dotations aux entreprises aux seuls
dividendes, certains ou prévisibles, dégagés par elles. J'en déduis
qu'il n'y aura donc aucun financement nouveau par rapport à celui
dont ces entreprises peuvent disposer aujourd'hui. Le Premier
ministre reconnaît d'ailleurs que si la holding n'a pas
suffisamment d'argent pour rembourser ses emprunts, elle demandera
une dotation en capital à l'Etat. Ce montage n'apportera donc rien
de plus aux entreprises par rapport à ce que l'État leur consacre
déjà directement par ses dotations budgétaires. En revanche, les
inconvénients sont évidents : au lieu de dépendre de l'État, les
entreprises publiques dépendraient d'une holding qui les
financerait en fonction de besoins d'expansion qu'elles devraient
justifier devant le PDG de cette holding.
On ne sort pas de cette lapalissade : la seule
façon pour l'État d'apporter de l'argent aux entreprises, c'est...
de leur apporter de l'argent !
Il n'y a au demeurant aucun problème en la
matière. Pour l'instant, les entreprises publiques trouvent
l'argent qu'elles veulent sur le marché et par leurs filiales,
comme le montre encore l'exemple de Rhône-Poulenc cette semaine. Et
s'il y avait un problème, la holding proposée ne serait pas la
solution : ou bien elle apporterait de l'argent nouveau, et cela
entraînerait une privatisation ; ou bien elle n'en apporterait pas,
et cela entraînerait une bureaucratisation.
Le Président, convaincu pourtant par la lettre de
Michel Rocard, hésite à faire siens mes arguments.
Vendredi 29 septembre
1989
Fin d'un rêve. Enterrement poli, au dîner des sept
ministres des Affaires étrangères à New York, du projet de Sommet
Nord/Sud. Roland Dumas l'a pourtant bien
défendu. Il a rappelé la demande que quatre chefs d'État avaient
faite au Président de la République, en marge du Sommet de l'Arche,
pour l'ouverture d'un tel dialogue : La
décence, a-t-il expliqué, exige qu'on leur fasse réponse. Une réunion des sherpas très discrète, qui
pourrait être organisée en octobre ou en novembre, permettrait d'examiner /a question. Aucune discussion sur la substance n'aurait
lieu à ce stade. Sa proposition est tombée à plat. James
Baker a réitéré les réserves américaines. Joe
Clark a demandé que l'on ne réponde pas sur le mode
défensif, mais que, bien sûr, il convenait d'éviter une répétition
de Cancún, conférence sur laquelle il y aurait
beaucoup à dire ; mais, a-t-il
ajouté, pourquoi écarter l'idée d'un Sommet
pour évoquer des problèmes spécifiques qui présentent un intérêt
pour les Sept, par exemple la drogue, les investissements,
l'environnement ? Les Britanniques se sont prononcés contre.
Les Allemands et les Japonais aussi.
Rien n'a été décidé. Autant dire que c'est
fini.
La détermination des ministres des Finances des
Sept et les interventions massives des banques centrales
parviennent à faire revenir le dollar à 1,87 Deutsche Mark, 139
yens et 6,33 francs.
Samedi 30 septembre
1989
Je suis à Washington, invité au colloque
qu'organise le Congrès des États-Unis sur le système financier
mondial, avec une cinquantaine de financiers venus du monde entier.
J'en profite pour déjeuner à la Maison Blanche avec Brent Scowcroft
afin de procéder à un tour d'horizon général. Scowcroft me confirme
l'intérêt du Président pour un grand effort de rapprochement des
États-Unis avec la CEE. Je rencontre les sherpas du Sud, pour la plupart à New York afin
d'assister aux réunions de l'Assemblée générale de l'ONU. Ils sont
terriblement déçus par le dîner des Sept. Ils me demandent
d'essayer encore ; mais comment lancer un Sommet Nord/Sud sans les
Américains ?
Le Président accueille les Assises européennes de
l'audiovisuel qui se tiennent à Paris et regroupent vingt-trois
pays membres du Conseil de l'Europe, plus quatre pays de l'Est. Il
avait fait de la réalisation d'Eurêka audiovisuel l'une des
priorités de la présidence française ; c'est fait. C'est un succès
personnel pour Édith Cresson et Roland Dumas qui prennent tour à
tour la parole. Il s'inscrit dans la suite d'Eurêka, première
organisation européenne à s'être ouverte à l'Est.
Dimanche 1er octobre 1989
Huit mille réfugiés est-allemands arrivent en RFA,
en provenance de Prague et de Varsovie.
Lundi 2 octobre
1989
Dans la voiture qui nous conduit au golf,
François Mitterrand : Ceux qui parlent de
réunification allemande ne comprennent
rien. L'Union soviétique ne l'acceptera
jamais. Ce serait la mort du Pacte de Varsovie : vous imaginez ça ?
Et la RDA, c'est la Prusse. Elle ne
voudra pas passer sous la coupe de la
Bavière.
Le Président s'inquiète
: Où en est-on avec les inégalités ? J'ai
l'impression que rien n'est fait par ce gouvernement pour
les réduire !
Je fais le point à son intention. Depuis 1981,
certaines inégalités semblent s'être réduites, en particulier
celles entre hommes et femmes et entre actifs et retraités. Mais se
sont aggravées celles liées au patrimoine, au logement, et celles
qui séparent salariés des grandes entreprises privées et
fonctionnaires. De plus, celles liées au pouvoir au sein des
entreprises ne se sont pas modifiées. Enfin, le caractère
redistributif de l'impôt n'est pas beaucoup mieux assuré qu'en
1981. Au total, l'égalité des chances ne s'est pas améliorée.
La baisse de l'inflation, le passage à un taux
d'intérêt réel positif, le développement de la Bourse, l'allégement
de la fiscalité du capital et le régime des stocks-options
expliquent que des fortunes colossales se soient bâties depuis huit
ans. L'argent va à l'argent, des retraités deviennent plus riches
que les actifs, les golden boys font
fortune en huit jours, les placements financiers sont plus
rentables que les placements industriels, le capital prospère
beaucoup plus vite que l'épargne.
L'accès au logement est de plus en plus difficile.
Pour la génération précédente, accéder à la propriété de son
logement en ville était possible au coût du mètre carré et au taux
d'inflation qui prévalaient à l'époque. C'est impossible
aujourd'hui, même pour un cadre supérieur. Tout jeune ménage est
pratiquement incapable de prélever sur son revenu les annuités de
remboursement nécessaires à l'achat d'un logement, et se trouve
donc condamné à la location à des niveaux interdisant pratiquement
de se constituer un capital pour acheter ultérieurement. Cela
engendre d'énormes disparités dans les villes où les temps et
dépenses de transport et l'accès aux services collectifs (gardes
d'enfants, santé, éducation) sont de moins en moins
équitables.
Les impôts ne sont pas redistributifs. Les bases
de la fiscalité datent d'un siècle ; celles des charges sociales,
de l'entre-deux-guerres. Or, entre temps, l'économie s'est trouvée
bouleversée et les sources de revenus se sont transformées. Le
smicard contribue à la Sécurité sociale comme le PDG, la gratuité
de l'enseignement supérieur et les allocations familiales
bénéficient relativement plus aux enfants riches qu'aux enfants
pauvres, l'ISF rapporte moins à l'État que l'exonération des SICAV
de capitalisation aux épargnants aisés, et les dégrèvements fiscaux
sur l'épargne ont permis que 150 000 personnes seulement paient
l'ISF alors qu'il existe à Paris plusieurs centaines de milliers de
logements d'une valeur manifestement supérieure au seuil de cet
impôt.
Pour agir sur ces distorsions, en faire un
véritable enjeu politique, en débattre régulièrement, il
conviendrait d'abord de faire établir chaque année par le CERC un
rapport sur l'évolution des inégalités en France (revenus et
patrimoines, conditions de vie, de travail, de logement, etc.), et
de faire établir par les différents ministères une évaluation des
effets réducteurs d'inégalités des dépenses et des recettes
publiques. Cette étude serait publiée en annexe au budget de
l'année suivante. On organiserait un débat annuel au Parlement sur
l'état de la justice sociale à l'occasion de la publication de ces
rapports. « Politiser » les inégalités est une condition nécessaire
pour les réduire.
Sur le pouvoir au sein de l'entreprise : demander
au gouvernement un rapport sur l'application concrète des lois
Auroux et les conditions de leur extension éventuelle. Il faut
aller dans plusieurs directions : obligation de la présence de
salariés au conseil d'administration ou de surveillance ;
obligation de négociation au bout d'une certaine durée de conflit ;
suppression des aides publiques aux entreprises qui ne respectent
pas le droit du travail.
En ce qui concerne la fiscalité du patrimoine, il
convient de faire table rase du système actuel et de reprendre à
zéro une fiscalité patrimoniale compatible avec l'Europe. Au moins,
pour commencer, faudrait-il relever les impôts sur les plus-values
et lutter contre la fraude à l'ISF. Enfin, la contribution de
solidarité pour la Sécurité sociale devrait être progressive sur
tous les revenus, y compris ceux du capital.
Le Président demande que je lui prépare une lettre
à l'intention du Premier ministre, reprenant tous ces éléments et
l'invitant à les mettre en place.
Pierre Joxe, toujours à l'affût de ce qui pourrait
moderniser l'administration dont il a la charge, propose la
création d'un Institut des hautes études de sécurité intérieure,
chargé de réfléchir à une conception moderne et élargie des
questions de sécurité englobant, au-delà des problèmes de
délinquance et de criminalité, les risques comme le terrorisme, le
« piratage » informatique ou scientifique, les risques
technologiques majeurs et les atteintes à l'environnement.
Après réflexion, François
Mitterrand écrit à Michel Rocard pour rejeter aimablement le
projet de société holding des entreprises publiques, dans la mesure
où il n'apporte aucun financement nouveau à ces entreprises :
J'aimerais pouvoir vous répondre
favorablement, mais ce dossier ne me paraît pas conforme aux
options que j'ai soumises aux Français.
Je crois de plus en plus à mon idée de Banque de
l'Europe. Jean-Claude Trichet m'a conforté dans mon intuition. J'ai
fait préparer des projets de statuts que je compte faire déposer
sur la table des Douze. Encore faut-il que le Président en fasse
l'annonce. Hormis Jean-Claude Trichet, au sein de l'administration,
personne n'y croit.
Mardi 3 octobre
1989
Grâce au soutien de Charles Pasqua — qui espère
bien recueillir l'héritage ensuite —, Alain Poher est réélu à la
présidence du Sénat (qu'il assure depuis 1968 !).
François Mitterrand souhaite que la lutte contre
la drogue fasse partie des grandes questions évoquées au Conseil
européen. Il adresse une lettre à ce sujet aux chefs d'État et de
gouvernement.
Pierre Bérégovoy répond au Président qui lui a
demandé d'étudier la possibilité d'alourdir la taxation des
plus-values boursières. Le Président souhaiterait que soit appliqué
aux plus-values à long terme le taux normal de l'impôt sur les
sociétés, au lieu du taux réduit de 15 %. Cette mesure mettrait fin
à l'avantage actuellement consenti aux plus-values issues
d'opérations financières par rapport aux bénéfices dégagés par
l'activité industrielle elle-même.
Pierre Bérégovoy est
contre : Nous avons aujourd'hui le choix, dans
le budget de 1990, entre un alourdissement de l'ISF et un
alourdissement de la taxation des plus-values. Autrement, il en
résulterait un risque de délocalisation de l'épargne, c'est-à-dire
de fuite des capitaux qui pourrait compromettre, au bout de
quelques mois, le respect par la France de l'échéance de la
libération des mouvements de capitaux du 1er juillet 1990. Il a suffi en RFA de l'instauration d'une
retenue à /a source de 10 % pour
déclencher, l'an dernier, un transfert
massif d'actifs à l'étranger.
Bérégovoy préfère un alourdissement de l'impôt sur
la fortune par une augmentation des taux — jusqu'à 1,5 % — pour les
patrimoines les plus élevés. A ses yeux, un alourdissement de la
fiscalité des plus-values des personnes physiques serait mal
ressenti par la grande masse des petits actionnaires. En outre, une
telle mesure serait inefficace, car elle ne garantirait pas
l'appréhension des cas d'enrichissement boursier spéculatif. Il
estime que c'est la détention de ces titres qu'il convient de taxer
chaque année à travers l'impôt de solidarité sur la fortune.
Le ministre refuse donc toute réforme en avançant
des arguments, à mon avis, très contestables. Par exemple, il
prétend que la fiscalité du capital serait déjà chez nous
supérieure à ce qu'elle est en Allemagne. C'est ce qu'avait déjà
avancé Jacques Chirac, à tort, à
François Mitterrand lors de leur face-à-face de mai 1988 !
Concernant les plus-values des sociétés, il propose que le taux
actuel d'imposition passe de 15 % à 20 % en 1990, puis à 35 % en
1991 ; mais il demande que cette mesure soit compensée par une
baisse simultanée de l'impôt sur les sociétés touchant les
bénéfices réinvestis ! Or il est déjà prévu dans le Budget, contre
l'avis du Président, que cet impôt passera de 39 % à 37 % en 1990 ;
le ministre souhaite qu'on annonce qu'il baissera encore jusqu'à 35
% en 1991, pour égaler le taux d'impôt sur les plus-values.
Ainsi, on ne ferait rien sur ce qui est
l'essentiel en termes de justice sociale, à savoir les plus-values
distribuées aux particuliers. On n'augmenterait les impôts sur les
plus-values des entreprises qu'en leur offrant en échange non
seulement l'actuelle baisse de l'impôt sur les sociétés, si
contestable, mais encore une baisse plus importante de ce même
impôt l'an prochain ! Sur le plan de la justice sociale, ce serait
un marché de dupes. Pierre Bérégovoy
écrit qu'on alourdit la fiscalité du capital
par la suppression du PER et que cela rapportera 4,9
milliards en 1991. Il omet de dire que cela rapportera zéro en
1990, qui est le budget dont on parle, et qu'on allège en fait la
fiscalité du capital de 4 milliards en abaissant la fiscalité sur
les obligations et les bons de caisse (qui, comme chacun sait, ne
sont pas vraiment des placements de smicards !). Il prétend que le
budget de l'Éducation nationale augmente de 18,2 milliards, mais il
oublie de préciser que 10,2 milliards sont dus à la reconduction
des services votés et que les vraies mesures nouvelles ne se
montent qu'à 7 milliards, dont 2 seulement liés à la lutte contre
l'échec scolaire. Il avance que les fonctionnaires participent aux
fruits de la croissance par une augmentation de leur pouvoir
d'achat de 2 % ; il ne dit pas que la croissance, cette année, sera
de 4 %, que ces 2 % d'augmentation résultent pour l'essentiel de
l'effet mécanique du vieillissement et que, hors GVT, le pouvoir d'achat n'augmente que de 0,7
% ! Il affirme que les dotations en capital augmentent en priorité dans la filière électronique (3
milliards) ; il ne dit pas que, pour les autres entreprises
publiques, on a refusé toute dotation en capital et qu'elles
devront se partager 1 milliard, ce qui est dérisoire !
Le Président peste contre ce conservatisme, mais
laisse faire : Je ne suis pas à Bercy. Je ne
peux rien imposer, surtout à quelques jours de la discussion du
budget au Parlement!
Panique. Le gouvernement de RDA décide, avec effet
immédiat, que ses ressortissants ne pourront plus se rendre en
Tchécoslovaquie sans autorisation de sortie. Mais les autorités de
ce dernier pays permettent d'émigrer aux quelque dix mille réfugiés
de Prague et de Varsovie. Tout cela ne fera qu'accélérer le
mouvement d'exode de RDA vers la Tchécoslovaquie, pour passer
ensuite en Autriche.
Nouvelle tentative de coup d'État. Le général
Noriega, l'homme fort du Panama dénonce l'agression des
États-Unis.
Mercredi 4 octobre
1989
Le Conseil des ministres examine le projet de loi
créant des « fondations d'entreprises ».
Le Président :
Pourquoi ce vocabulaire ? On risque de
confondre avec les fondations d'intérêt général.
Pierre Joxe :
Moi, je suis opposé à ce terme.
Jack Lang : On pourrait sûrement faire un effort d'invention
verbale.
Michel Rocard :
Je ne sais pas quoi dire... Je suis d'accord
avec ce qui vient d'être dit. Oui, il faudrait arriver à inventer
quelque chose...
A la suite d'une intervention sur le problème des
télécommunications, le Président : Il y a un
échec grave de notre réseau câblé.
Puis il change de sujet. Le 1er octobre, la République populaire de Chine a fêté
son quarantième anniversaire ; la France n'a pas boycotté les
cérémonies et quelques ministres ont fait part de leurs états d'âme
à des journalistes. Le Président : Chaque
ministre a toujours tendance à se sentir un peu ministre des
Affaires étrangères. C'était d'ailleurs le cas sous le gouvernement
précédent. Je comprends bien le complexe des ministres qui ont eu,
à la suite des événements chinois, une
réaction humaine, mais il faut resserrer le dispositif
[autrement dit : cesser de critiquer la Chine]. Personne ne peut intervenir sur ce sujet sans passer par
le canal du ministère des Affaires étrangères. Il serait fâcheux
d'en arriver à la rupture des relations diplomatiques : c'est
l'honneur de la France de s'opposer à cette répression, mais il ne
faut pas être trop seuls et il ne faut pas en rajouter en
permanence. (Le Président vise Bernard Kouchner et Jack
Lang.)
Le projet de loi sur le financement des partis
politiques vient en première lecture à l'Assemblée. Tous les
commentaires, comme prévu, tournent autour de l'article concernant
l'amnistie des infractions commises en relation avec le financement
des campagnes ou des partis avant le 15 juin. La droite et le PC
ont déposé un amendement de suppression. Mais on me rapporte qu'un
amendement socialiste — signé Michel Pezet !... — viserait à
conserver l'amnistie tout en excluant de son bénéfice les seuls
parlementaires ! Décidément, une chatte n'y retrouverait pas ses
petits. J'essaie de sonder le Président
là-dessus, lequel se contente de gestes exaspérés et de haussements
d'épaules : Qu'ils se débrouillent
!...
Jeudi 5 octobre
1989
Le Dalaï-Lama se voit décerner le prix Nobel de la
paix. Le plus justifié de ces prix, depuis de longues années.
Vendredi 6 octobre
1989
Les députés votent en séance de nuit la loi sur le
financement de la vie politique. Seul le PS a voté pour. UDF et UDC
se sont courageusement abstenus, PC et RPR ont voté contre.
L'article 18 a été supprimé grâce aux voix du PC, du RPR, de l'UDF
et de l'UDC. Les socialistes n'ont pas pris part à ce vote. Il n'y
a donc toujours pas d'amnistie !
Samedi 7 octobre
1989
L'article sur l'amnistie ayant été supprimé à
l'Assemblée nationale, le reste du texte est adopté sans
difficulté.
Le Parti communiste hongrois prend le nouveau nom
de Parti socialiste hongrois (par 80 % des voix lors de son Congrès
extraordinaire).
Au cours des cérémonies du 40e anniversaire de la RDA, Mikhaïl Gorbatchev lâche à Erich Honecker :
Celui qui réagit en retard est puni par la
vie.
Manifestations dans les principales villes
est-allemandes.
Dimanche 8 octobre
1989
Comité directeur du PS : pas moins de neuf motions
sont déposées en vue du futur Congrès de Rennes, en mars prochain,
lequel s'annonce particulièrement délicat.
Le Président :
Mais pourquoi, pourquoi ? Je leur ai tout
donné et ils détruisent tout ! L'orgueil de Jospin, la suffisance
de Fabius, la mesquinerie de Rocard...
Lundi 9 octobre
1989
Sur l'initiative de la France, les ministres des
Finances des Douze autorisent la banque de la Communauté, la BEI, à
financer des investissements publics en Hongrie et en Pologne.
Beaucoup espèrent que c'est ainsi, en étendant petit à petit les
compétences de la BEI, que l'on créera une institution européenne
commune à l'Est et à l'Ouest. Je reste sceptique : il faudrait pour
les associer à ces décisions que les pays de l'Est rejoignent le
Marché commun, ce qui est aujourd'hui impensable. Je persiste à
penser qu'une banque en tous points nouvelle est nécessaire comme
ancrage européen de l'URSS et des pays de l'Est.
François Mitterrand part pour le Venezuela,
l'Équateur et la Colombie. Au programme : dette, drogue et rapports
Nord-Sud.
Dans l'avion, le
Président : Décidément, je m'ennuie beaucoup.
Alors, je voyage. Que voulez-vous que je fasse d'autre ? Le Premier
ministre s'occupe de la politique intérieure et, manifestement, il
ne souhaite pas que je m'en mêle. Comme tout Premier ministre, il
est jaloux de ses prérogatives...
Ce qui m'intéresse, ce n'est
pas le dialogue avec les Allemands de l'Est, mais celui avec
Gorbatchev. Je ne vois pas pourquoi je chercherais à le mettre en
difficulté par des déclarations intempestives.
Le Président a un malaise dû à la chaleur et à la
fatigue. Les journalistes en font l'événement. François Mitterrand commentera : J'ai eu un coup de chaud, on ne va pas en faire une histoire !
Mais le plus grand risque, ce n'est pas moi qui l'ai pris. Vous
rendez-vous compte de tous ceux qui ont frisé l'infarctus en
pensant que mon heure, donc la leur, était enfin arrivée ? J'en
connais trois ou quatre dans l'opposition. A peine plus au Parti
socialiste. Je mesure leur déception, mais je n'arrive pas à le
regretter. Il faut me comprendre...
A Caracas, le président du Venezuela Carlos Andrés Pérez Rodriguez lui pose une question
qui est la seule dont les Occidentaux devraient se soucier :
A quel degré de pauvreté peut résister la
démocratie ?
Mardi 10 octobre
1989
James Baker présente un plan en cinq points pour
l'ouverture d'un dialogue israélo-palestinien.
Comme Pierre Joxe, Michel Rocard n'a peur de rien : il veut faire de la police
le véritable laboratoire de la
modernisation du service public. Ah, si
les mots suffisaient !...
Mercredi 11 octobre
1989
Le gouvernement annonce des négociations sur une
rénovation de la grille salariale de la fonction publique.
Jeudi 12 octobre
1989
Quatre mille cinq cents infirmières défilent dans
Paris. Elles réclament elles aussi de la dignité.
Visite pathétique de quelques heures en Colombie,
au milieu des attentats.
A Bogota, le ministre des Affaires étrangères me
dit : Il y a trois mois, nos réserves ont
baissé de 500 millions de dollars, en raison de la chute des cours
du café. Or, 40 % de nos exportations sont du café et trois
millions de personnes en vivent. Les trafiquants disent que la
Colombie lutte seule. Et le cours du café s'effondre. C'est une
coïncidence fâcheuse. La rupture de l'accord sur le café est un
problème tragique. Si nous pouvions avoir un cadre pour ouvrir le
marché mondial aux produits colombiens,
le peuple se rangerait contre les terroristes. Si le peuple
colombien voyait un geste des pays riches, prouvant qu'ils luttent,
cela aurait un énorme impact psychologique.
Retour à Paris dans la nuit.
Vendredi 13 octobre
1989
Michel Rocard présente au Conseil des ministres un
plan d'urgence pour l'Ile-de-France, qui prévoit de doubler le
nombre des logements sociaux à Paris et en proche banlieue. A peine
a-t-il terminé que Michel Charasse, ministre du Budget et élu
auvergnat, fait passer une note au Président pour protester contre
ce qu'il vient d'entendre. Alors que l'Ile-de-France est la région
la plus riche du pays, l'État va payer très cher la mise en œuvre
du plan annoncé par le Premier ministre. Il financera ainsi très
largement la rente foncière sur la région parisienne. En décidant
de taxer les bureaux publics, le Budget va apporter aux
collectivités parisiennes, qui sont les plus riches de France, une
subvention annuelle de l'ordre de 250 millions de francs. La
réalisation des opérations Météore et Éole coûtera entre 15 et 20
milliards de francs. Le Premier ministre semble bien, pense
Charasse, avoir cédé aux pressions du maire de Paris. Mais, faute
d'une nécessaire concertation interministérielle, nul ne sait qui
paiera ni comment.
Michel Charasse :
Les élus socialistes de toute la France
réclament depuis longtemps un prélèvement sur les énormes
ressources fiscales et de taxe professionnelle des collectivités
parisiennes. Bien que ce soit techniquement très facile à réaliser,
le Premier ministre l'a écarté. M. Pasqua
peut donc dormir tranquillement sur les milliards qu'il accumule au
conseil général des Hauts-de-Seine, et M. Chirac pourra
continuer à financer ses opérations tous
azimuts en se payant le luxe de réduire les impôts des
Parisiens.
Mini-krach à Wall Street. Michel Rocard: Ce choc boursier
a au moins une vertu : il justifie les
discours prudents de Bérégovoy et les miens sur la politique
économique, et il va faire comprendre aux élus du Parti socialiste
que l'heure n'est pas au maximalisme. Ça va prouver aux
fonctionnaires que le gouvernement ne peut pas céder n'importe quoi
et qu'une certaine rigueur salariale doit rester la
règle.
Au sujet de la préparation de la conférence
intergouvernementale en vue du nouveau traité, Helmut Kohl, qui ne
peut se déplacer, fait part de sa position par un message de
Joachim Bitterlisch à Élisabeth Guigou. Cette conférence se tiendra
du second semestre 1990 à la fin de 1991 ; la ratification des
nouveaux traités interviendrait en 1992 et l'Union économique et
monétaire pourrait voir le jour au début de 1993. Tout cela pourra
être annoncé au Sommet de Strasbourg.
François Mitterrand relit le discours qu'il
prononcera au Parlement européen dans quinze jours. J'aimerais
qu'il y annonce le projet de Banque de l'Europe. J'écris un
paragraphe dans le projet.
Lundi 16 octobre
1989
Rencontre Kadhafi-Moubarak pour sceller la reprise
du dialogue égypto-libyen rompu depuis 1977.
Quatrième réunion des « représentants personnels »
chargés de préparer la Conférence intergouvernementale. La question
centrale réside dans un renforcement du pouvoir politique face au
futur pouvoir monétaire. Faut-il des ministres des Finances forts
et unis (donc un pouvoir fédéral) face à la future Banque centrale
? Nul ne se prononce.
Mardi 17 octobre
1989
Michel Rocard décide
d'engager en décembre, avec les organisations syndicales
représentatives des fonctionnaires, une négociation portant sur
l'amélioration des déroulements de carrière et
de la prise en compte des nouvelles qualifications de l'ensemble
des catégories des trois fonctions publiques. Le montant de
l'enveloppe sera naturellement fonction des conditions économiques
générales, notamment de l'aptitude de notre économie à absorber
sans risques une injection supplémentaire de pouvoir d'achat.
Divers éléments conduisent à fixer aux alentours de 20 milliards de
francs, pour la seule fonction publique, le seuil minimal de
crédibilité de la réforme.
Décidément, tout se défait en Europe de l'Est :
l'autodissolution du communisme hongrois, l'infléchissement de la
politique intérieure est-allemande, l'annonce par Mieczyslaw
Rakowski, à Moscou même, que le PC polonais pourrait suivre le même
chemin que le PC hongrois. Tout a commencé cet été avec la
nomination d'un chef de gouvernement non communiste à Varsovie et
les débuts de l'affaire des réfugiés est-allemands.
Les Soviétiques ont décidé de s'en tenir à la
non-ingérence. L'URSS n'a pas plus imposé sa volonté à Berlin-Est
et à Budapest qu'elle ne l'a fait, en août, à Varsovie. La
rencontre de Mikhaïl Gorbatchev avec la direction est-allemande n'a
pas été étrangère à l'infléchissement de la ligne du SED. C'est à
la suite d'un entretien avec le même Mikhaïl Gorbatchev que le
Polonais Rakowski a choisi de rendre publiques, à Moscou, les
orientations qu'il souhaite voir imprimer à son parti. La révision,
à Budapest et à Varsovie, introduit dans le vocabulaire le terme de
« social-démocratie ». Rakowski l'a employé publiquement. Beaucoup,
à Moscou même, voient l'avenir du communisme dans un retour à ses
sources social-démocrates, même si le Parti communiste soviétique
n'est pas prêt à adopter le concept pour ce qui le concerne.
L'URSS privilégie le Pacte de Varsovie, les
convergences d'intérêts géostratégiques, d'État à État, sur les
liens idéologiques de Parti à Parti. Une réforme des mécanismes
internes du Pacte de Varsovie est désormais évoquée couramment à
Moscou et à Varsovie.
Mercredi 18 octobre
1989
Au Conseil des ministres, le Président: La préparation du
Conseil européen de Strasbourg avance mieux que je ne le pensais.
Pour ce qui est de l'Union économique et monétaire, on devrait être
en mesure d'obtenir un accord sur la tenue, la date et le gros de
l'ordre du jour de la conférence intergouvernementale. Sur l'Europe
sociale, on ne fera pas bouger les Britanniques. Les Pays-Bas
tendent à se placer en position d'arbitre entre les Britanniques et
tous les autres. Ils veulent l'Europe, mais leur politique tend
toujours à favoriser la Grande-Bretagne. Je serais cependant étonné
qu'on n'arrive pas à un résultat concret.
A propos de Strasbourg, siège du Parlement
européen : Je considère que le problème de
Strasbourg n'est pas posé. Les responsables français doivent
opposer un veto tranquille et absolu à ceux qui proposent de tout
transférer à Bruxelles.
Sur l'évolution de l'Allemagne et les mouvements à
l'Est, le Président se montre péremptoire
: Je lis dans la presse des critiques selon
lesquelles nous n'aurions pas de politique. Qu'est-ce que cela veut
dire ? La réunification de l'Allemagne n'est pas pour demain. La
phrase de François Mauriac (« J'aime
tellement l'Allemagne que je suis content qu'il y en ait deux »)
représentait tout à fait le point de vue du général de Gaulle.
Il a voulu faire une sorte de
super-OTAN à trois, sans l'Allemagne. La politique étrangère à
l'égard de l'Allemagne, de 1958 à 1960, reposait sur de tout autres
données que celle qui est menée aujourd'hui. De toute manière, la
France ne serait pas en mesure de s'opposer à la réunification si
celle-ci se faisait. On ne peut quand même pas faire la guerre à
l'Allemagne pour empêcher sa réunification ! La seule chose que la
France peut faire, c'est faire respecter certains principes. La
réunification devra s'opérer de manière démocratique et pacifique.
Mais les deux Allemagnes ont des régimes différents. La
réunification supposerait l'abandon, par la RDA, de l'appartenance
au Pacte de Varsovie. Donc, on a le temps de voir venir ! Pour les
Soviétiques, le tabou, c'est l'appartenance au Pacte de Varsovie.
Ne pas l'avoir compris fut l'erreur d'Imre Nagy, mais, cette fois,
les Polonais et les Hongrois ne l'ont pas commise.
Est-ce que nous avons une
politique de rechange ? Nous pouvons seulement rendre la Communauté
plus attractive afin qu'une Allemagne éventuellement réunifiée
préfère la Communauté au lieu d'un balancement entre l'Est et
l'Ouest. Mais on dira que l'Allemagne de l'Ouest plus l'Allemagne
de l'Est et l'Autriche, cela peutfaire une puissance économique
redoutable. Je vais vous dire quelque chose... (Je ne vous demande
pas la discrétion : ici, on est même assuré de l'indiscrétion !)
Cette perspective inquiète vivement la Grande-Bretagne et l'Italie.
L'Histoire nous montre qu'une force qui naît provoque toujours la
naissance d'une force qui l'équilibre. L'Europe pratique cette
vieille histoire depuis mille ans. En tout cas, je suis serein
devant les événements récents.
Notre politique à l'Est est
très importante, nous sommes considérés par l'URSS comme un élément
sûr. Cela ne peut être le cas de l'Allemagne, on le comprend. Cela
aurait pu être celui de la Grande-Bretagne, mais elle a choisi une
autre voie. Quant aux autres, cela ne compte pas. Je le dis sans
mépris. Je sais bien que, commercialement, l'Allemagne est beaucoup
plus présente que la France à l'Est. Ce
n'est pas étonnant, cela a toujours été comme cela ; c'était leur
monde et pas le nôtre. A d'exception peut-être de la Roumanie et de
la Bulgarie qui, commercialement, sont en rapport avec l'Allemagne,
mais préfèrent la France. Nous avons beaucoup de raisons d'être
optimistes si nous y mettons de la volonté et si notre politique
intérieure est suffisamment ferme pour que nous soyons considérés
comme un pays qui marche bien. C'est le cas
aujourd'hui.
La Pologne commerce avec
l'Allemagne, mais ne l'aime pas. Kohl devait s'y rendre peu après
moi ; la date n'est pas encore fixée. La grande presse oublie
toujours le contentieux entre ces deux pays. Il ne faut pas oublier
que la Silésie polonaise a été arrachée à la Grande Prusse, que ses
habitants sont considérés comme des citoyens allemands par la RFA,
ce qui a le don d'exaspérer les Polonais. Et que les souvenirs de
la guerre sont encore vifs.
La disposition d'esprit des
Français est généralement de se juger plus faibles qu'ils ne le
sont. Moi-même j'y cède parfois. Tenez, je me fâche presque chaque
jour sur l'état de notre commerce extérieur, sur les carences, sur
les nullités que je constate [l'attaque vise nettement le ministre
du Commerce extérieur, Jean-Marie Rausch], et pourtant, nous sommes
toujours le quatrième exportateur mondial !
Une bonne politique
intérieure, en particulier sur le plan économique, mais aussi une
bonne approche psychologique nous mettront en mesure d'utiliser le
terrain. Même si nous ne pouvons le peindre à l'avance, la France
est parfaitement apte à y prendre sa place. Il faut que nous soyons
sûrs de nous, sans perdre notre esprit critique. Mais, sur ce
chapitre, je n'ai pas beaucoup d'inquiétude...
Quant à la libération des
capitaux et à l'harmonisation des fiscalités au 1er juillet 1990, c'est une décision qui était pratiquement
prise avant ce gouvernement. De toute manière, si nous voulons
exercer une autorité au sein de
l'Europe, nous ne pouvons pas nous placer dans la position du
mauvais élève. Cela nous amène évidemment à avaler quelques
pilules.
A propos du CEA, Jean-Pierre Chevènement : Je
voudrais dire un mot.
Le Président :
Si vous voulez, mais le temps
passe.
Jean-Pierre Chevènement
: Cela concerne aussi la politique de
défense.
Le Président
l'interrompt : C'est une communication, pas
une décision. On aura le temps d'en reparler.
Jean-Pierre Chevènement
: J'aimerais bien savoir ce que l'on
fait sur le programme électro-nucléaire.
Le Président :
On ne va pas en
débattre maintenant. Vous n'avez qu'à en parler avec
M. Fauroux. Cela
doit bien vous arriver de vous rencontrer !
Le Président appuie Michel Rocard qui déplore, en
matière de politique intérieure et de conflits sociaux, les propos
discordants tenus par plusieurs ministres. François Mitterrand évoque à nouveau la nécessaire cohésion du gouvernement.
Travail avec le Président sur son prochain
discours au Parlement européen de Strasbourg. Je glisse un
paragraphe sur mon projet de création d'une Banque de
l'Europe.
Nouveau changement majeur en RDA : Erich Honecker,
secrétaire général du SED depuis 1971, est remplacé par Egon Krenz
à la tête du Parti et de l'État est-allemands. C'est un changement
dans la continuité, mais pour combien de temps ? Les réfugiés, qui
continuent de passer à l'Ouest, semblent en être conscients, qui
accélèrent leur départ, craignant le pire.
En Hongrie, le Parlement abandonne l'essentiel de
la Constitution stalinienne de 1949 et dote le pays d'une loi
fondamentale ouvrant la voie au retour au pluralisme, assortie
notamment de la création de la fonction de Président de la
République.
Jeudi 19 octobre
1989
Jack Lang me suggère de lancer l'idée d'une «
Grande Europe de la Culture » pour le Sommet de Strasbourg. Bonne
suggestion. Il souhaiterait une action commune à tous les pays :
pourquoi pas quelque chose comme une confédération européenne de la
Culture ?
Samedi 21 octobre
1989
La controverse sur le port du foulard islamique à
l'école s'étend depuis l'exclusion, avant-hier, de trois élèves du
lycée de Creil. Pas d'alternative possible : il faut maintenir le
principe de l'unité et de la laïcité du système public.
Dimanche 22 octobre
1989
Signature à Taëf d'un document d'« entente
nationale » par les députés libanais, et ce au détriment de
l'indépendance du Liban. N'assiste-t-on pas à la vassalisation du
Liban sous contrôle syrien ?
Dans toutes les émissions politiques du week-end,
on ne parle que du foulard, de la laïcité et de l'immigration.
Voilà enfin mis au jour le problème : la France a une composante
islamique. Saura-t-elle l'accepter ?
Lundi 23 octobre
1989
Marc Boudier, conseiller
technique à l'Élysée chargé des problèmes économiques
internationaux, propose de supprimer le paragraphe sur la Banque de
l'Europe figurant dans le projet de discours du Président à
Strasbourg : Personne n'y croit, à ton truc ! Je le maintiens. Il s'agira
pour moi d'une banque de tous les Européens, Soviétiques y compris.
Et des seuls Européens.
Fin de la grève chez Peugeot : les plus bas
salaires ont obtenu 400 francs d'augmentation après deux mois de
grève ! Les dirigeants de Peugeot reconnaissent avoir voulu «
briser » et surtout humilier les grévistes. Politique à courte
vue.
Mardi 24 octobre
1989
Helmut Kohl vient dîner à Paris avant le Sommet
officiel franco-allemand. Avant l'arrivée du Chancelier, j'ai une
discussion sur le nucléaire militaire avec le
Président qui est toujours décidé à refuser tout accord sur
ce sujet avec les Allemands. Il ne veut pas que l'arme nucléaire
française protège le territoire allemand : Ce
n'est pas à nous de faire ça, c'est aux
Américains.
Échange de vues au cours du dîner :
Helmut Kohl :
J'ai des problèmes nouveaux : recensement,
logement des réfugiés de l'Est. En deux ans, deux millions de
personnes sont arrivées. Les chiffres du chômage sont faux car, en
réalité, les immigrés venus de RDA ont tous trouvé du travail. Ils
arrivent avec plus de volonté et d'optimisme. Ce n'est pas
pareil pour ceux qui viennent de
Roumanie, qui ont beaucoup souffert. Il y a deux millions d'Allemands en URSS : Gorbatchev a
créé une république pour eux. Le plus
difficile, ce sont les Allemands qui viennent de Pologne : ils ont
été successivement russes, polonais et allemands. Si l'hiver est
normal, donc froid, ce sera une catastrophe en Pologne. Ils n'ont
pas les moyens de passer
l'hiver.
Le Sommet de Strasbourg doit
émettre un message clair à l'intention de l'Est. La Tchécoslovaquie
va bouger, la RDA aussi. Je vais faire cesser ces racontars
prétendant que nous intervenons moins en Europe à cause de l'Est.
Notre problème ne peut être résolu que dans le cadre de l'Europe.
Sans unification européenne, il n'y aura pas de mouvement de
réforme en Europe de l'Est.
François Mitterrand :
La situation économique est très critique en
URSS.
Helmut Kohl :
Gorbatchev m'a appelé au téléphone, la semaine
dernière, pour me dire que la situation
économique empire. Il n'y a aucun progrès de l'agriculture, les
petits producteurs s'effondrent. En URSS, il y a des
profiteurs.
François Mitterrand :
Ils me font penser aux Frères Karamazov où les
héros passent leur temps à faire leur mea culpa..
Sur les questions communautaires, les Pays-Bas
semblent tentés par une alliance
avec la Grande-Bretagne.
Helmut Kohl :
Oui, il faut s'y faire. C'est qu'aux Pays-Bas
la tête a toujours été autrichienne...
François Mitterrand :
Lubbers est brillant, mais je ne comprends
rien à ses interventions... Que pensez-vous de la date d'une
Conférence intergouvernementale ?
Helmut Kohl :
On ne peut rien décider avant de voir ce qui
se passe à Strasbourg. Il faut en parler avant les élections. Le
Sommet de décembre 1991, aux Pays-Bas, permettra
de tout régler.
François Mitterrand :
Il faudrait en avoir terminé avec l'ouverture
du marché unique ! On peut tenir ces
délais.
Helmut Kohl :
Je suis plus réticent que vous. Je ne veux pas
de déboires électoraux avec ça. Je suis prudent.
François Mitterrand :
Je ferai tout pour que ça réussisse ; sinon,
on fera autre chose.
Helmut Kohl :
Il faudrait qu'après l'économique on aille
vers un projet politique européen... Je suis venu vous dire que les
progrès à l'Est dépendent de notre coopération.
François Mitterrand :
Jusqu'ici, nous vivions dans un ordre
désagréable pour nous, Européens, mais dans un ordre rassurant. A
présent, l'Europe entre dans l'inconnu. Un des deux empires
s'effondre, et c'est justement de l'Europe de l'Est qu'il
s'agit. La Communauté européenne
va demeurer la seule force, elle va constituer
un pôle de réaction.
Helmut Kohl :
En l'an 2000, une guerre dans notre région reste prévisible.
François Mitterrand :
Il y aura des guerres locales longues. La
Hongrie et la Roumanie peuvent fort bien s'opposer.
Helmut Kohl :
La guerre mondiale s'éloigne. Le Japon va
décliner, les États-Unis aussi. L'Europe va voir sa puissance
augmenter si la France et la RFA demeurent très
alliées.
François Mitterrand :
Sitôt que l'empire soviétique sera
disloqué, tout va changer. L'URSS aura à s'intéresser à son seul
développement économique, à ses problèmes de nationalités, elle
n'aura pas les moyens de faire autre chose, et surtout pas
la guerre... C'est à nous de faire
l'Histoire. Gorbatchev peut faire bouger les choses, mais il faut
que nous nous en occupions nous-mêmes.
Conversation très importante. Vertigineuse.
Beaucoup de non-dits. Je sens pour la première fois que le
Chancelier ne nous confie pas tout ce qu'il sait et ce qu'il
veut.
Mercredi 25 octobre
1989
Conseil des ministres. A propos de la Pologne,
le Président parle de l'aide française :
Nous avons été les premiers à décider une aide
qui a été bien accueillie, mais ce n'est pas suffisant. Depuis
lors, d'autres pays ont fait plus et mieux. J'ai demandé au
ministre responsable et au Premier ministre de
me faire leurs propositions.
Le Premier ministre :
C'est un problème très difficile. Le
gouvernement vous fera des propositions, mais nous sommes aussi
sollicités par l'Afrique avec, en plus, la Namibie, l'Angola, le
Mozambique, le Vietnam, le Cambodge, le Laos, sans compter
l'Amérique latine. Nous aurons du mal à tout faire.
Cet après-midi, François Mtterrand prononce son
discours devant le Parlement européen à Strasbourg. Il énumère les
chantiers : Union économique et monétaire, Charte sociale, Europe
audiovisuelle, protection de l'environnement, Lomé IV, Espace sans
frontières. Il évoque le secret bancaire susceptible de couvrir des
opérations frauduleuses, le blanchiment de l'argent sale. Mais
l'Europe n'est pas qu'un marché : c'est aussi l'Europe des
citoyens, notamment pour la reconnaissance des diplômes. La France
souhaite mener de front la première étape et la Conférence
intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire. Une liste
de questions va être dressée. François Mitterrand souhaite que la
Conférence intergouvernementale s'ouvre à l'automne 1990 afin que
le nouveau traité soit ratifié avant le 1er janvier 1993.
Le Président sur
l'Europe sociale : Faire l'Europe sans le
concours des travailleurs serait une façon de la faire contre
eux.
Il ajoute : A Madrid, au mois
de juin, nous avons constaté un accord sur le principe d'une telle
Charte sociale. Le 30 octobre prochain, les ministres compétents
examineront le projet qui sera soumis le 8 décembre au Conseil
européen de Strasbourg. Je demanderai de surcroît qu'un bilan de
l'application de la Charte soit remis chaque année au Conseil
européen et aux institutions qui le désireront.
Sur l'élargissement de l'Europe des Douze :
C'est l'accélération, c'est le renforcement de
la construction commune de l'Europe qui contribueront de façon
éminente à une évolution positive de l'Est.
Il plaide pour le soutien à Mikhail Gorbatchev et
affirme que la seule réponse aux transformations en cours dans les
pays de l'Est est la construction de l'Europe politique.
Puis il aborde le projet qui me tient plus
particulièrement à cœur, la Banque de l'Europe : Pourquoi ne pas créer une Banque pour l'Europe qui, comme
la Banque Européenne d'Investissement, financerait les grands
projets en associant à son conseil d'administration les Douze
européens et puis les autres : la Pologne, la Hongrie, pourquoi pas
l'Union soviétique et d'autres encore ? C'est ce qui a été fait
pour la technologie ou pour l'audiovisuel avec Eurêka. Qu'est-ce
qui nous retient ? Serait-ce que ce domaine de la finance est
sacrosaint, ou, lorsqu'on n'est pas un expert ou président de
quelque chose, on n'aurait pas le droit d'y toucher ? C'est une
décision éminemment politique que cette création d'une Banque pour
l'Europe.
Jeudi 26 octobre
1989
Réunis à Paris, les membres du COCOM refusent
d'assouplir le contrôle des exportations stratégiques à destination
de la Pologne et de la Hongrie.
Vendredi 27 octobre
1989
Le groupe des experts sur l'Union économique et
monétaire tient sa cinquième et dernière réunion. Le rapport est
concret et progressif. Il constitue une base pour un traité — sans
les Britanniques. Mais quand commencera la négociation ? Rien n'est
décidé.
Samedi 28 octobre
1989
A Prague, près de six mille manifestants célèbrent
le 71e anniversaire de la République aux
cris de : « Liberté ! » La répression est brutale.
Dimanche 29 octobre
1989
Élections législatives anticipées en Espagne. Le
PSOE conserve la majorité aux Cortes... à une seule voix ! Felipe
Gonzalez garde le pouvoir.
Lundi 30 octobre
1989
En RDA, cinq cent mille manifestants réclament
ouvertement des élections libres et « la démocratie maintenant
».
Conseil des ministres des Affaires sociales des
Douze. Le projet de Charte est approuvé par onze pays sur douze.
Jean-Pierre Cot aurait écrit aux partis socialistes européens pour
leur demander de rejeter ce texte, insuffisant à ses yeux.
Élisabeth Guigou présente le rapport du « groupe
des experts » institué à la suite du rapport du Comité Delors du 17
avril 1989. Il se présente sous la forme d'un questionnaire. Deux
questions posées par les Britanniques n'ont pas fait l'objet d'un
accord : elles remettaient définitivement en question l'Union
économique et monétaire.
L'accord de Taëf n'a pas fait l'unanimité entre
les libanais. Jean-François Deniau rapporte une lettre personnelle
du général Aoun au Président. Pour le chef militaire chrétien,une
des grandes affaires de notre siècle finissant sera de nouveau la
confrontation entre l'Islam et la Chrétienté. Accepter la
disparition du Liban, c'est, dit-il, se priver d'une terre, de sa
culture constitutive, de sa façon de se présenter au reste du
monde. Hostile aux accords de Taëf qui, pour lui, consacrent le
rôle de la Syrie et placent pratiquement le gouvernement libanais
sous son influence, il n'entend pas laisser se créer l'irréversible
et rappelle que les députés présents à Taëf n'ont pas reçu
l'investiture du suffrage universel depuis 1972 ! Aucun Libanais de
moins de quarante ans n'a donc pu voter pour eux ! Ces députés
peuvent-ils vraiment engager l'avenir du Liban ? Il saisit le
Conseil de Sécurité.
Le Président estime cette lettre importante et
souhaite qu'il y soit répondu avec grande attention, en liaison
étroite avec Roland Dumas.
Mardi 31 octobre
1989
François Mitterrand écrit à Michel Rocard pour
dresser un bilan de son action après dix-huit mois de gouvernement.
Il souhaite marquer le coup, comme si nous étions en
cohabitation.
Pour ce qui est de la politique sociale, après
l'avoir félicité de nombreuses réalisations positives (création du
revenu minimum d'insertion et du crédit-formation, rétablissement
de l'impôt sur les grandes fortunes, suppression des mesures
pénalisant les grands malades et les personnes âgées, amélioration
des procédures de licenciement économique, rééquilibrage des
rapports entre propriétaires et locataires), il s'enquiert du
projet d'approfondissement des lois Auroux. Pas encore réalisés non
plus, le renforcement de la présence des salariés dans les conseils
d'administration, le respect du droit du travail comme condition
d'obtention des aides publiques par les entreprises, l'égalité
entre hommes et femmes dans la vie sociale, familiale et
professionnelle, un meilleur partage des revenus, condition
indispensable de la cohésion sociale et donc du succès économique.
Il demande qu'il soit veillé à l'insertion sans laquelle le RMI ne
serait que charité, et de prendre garde à ce que la fraude ne
dénature pas l'impôt de solidarité sur la fortune. Il souligne
enfin que les inégalités se sont accentuées : il conviendrait de
dresser un constat impartial de l'évolution des inégalités de
revenus, de patrimoines et de conditions de vie.
Jeudi 2 novembre
1989
Élisabeth Badinter, Régis Debray et d'autres «
intellectuels de gauche » (Élisabeth de Fontenay, Alain
Finkielkraut, Catherine Kintzler...) adressent à Lionel Jospin, via
Le Nouvel Observateur, une lettre
ouverte sur la laïcité à propos de l'affaire du voile islamique.
Elle commence ainsi : Monsieur le Ministre,
l'avenir dira si l'année du Bicentenaire aura vu le Munich de
l'école républicaine...
Le mot « Munich » met le
Président hors de lui : Pourquoi ne pas
parler, tant qu'on y est, de Pétain et de Hitler ? Jospin a raison
; il gère très bien cette affaire.
A Bonn, 54e Sommet
franco-allemand. Entretien important entre François Mitterrand et
Helmut Kohl. Le Chancelier presse le
Président de dire quelque chose en
public sur la réunification. Celui-ci accède à sa demande.
Helmut Kohl :
Le PC polonais fait tout pour faire capoter
mon voyage à Varsovie.
(Il explique pourquoi il souhaite se rendre en
Silésie : s'y trouve la tombe de Moltke.)
François Mitterrand :
La Silésie représente pour vous une blessure
profonde.
Helmut Kohl :
Je veux utiliser cela pour faire un pas vers
la réconciliation. En RDA, la situation
devient critique et la répression n'est plus possible. Egon Krenz
ne convainc pas son peuple. Il veut de moi beaucoup d'argent. Je
lui ai dit : « Faites d'abord des réformes, vous aurez ensuite
de l'argent. Mais si vous n'accordez
pas de visas pour l'Allemagne de l'Ouest, rien ne sera possible. »
Mais il accorde maintenant des visas sans faire de réformes ! Tout
le monde va fuir vers l'Allemagne de l'Ouest. En vingt-quatre
heures, cinq mille Allemands ont débarqué à Prague. Le secrétaire
général du Parti communiste, Hans Modrow, a plutôt un bon contact
avec les gens... En URSS, l'approvisionnement est très mauvais.
Toutes des forces sont en mouvement...
François Mitterrand :
Peut-on agir ? On
peut aider la Pologne. On devra peut-être envoyer des vivres en
URSS. La négociation de Vienne va être remise en cause. La marge de
manœuvre, pour Gorbatchev, est de plus en plus
étroite...
Helmut Kohl :
Il faudra une dimension sociale au Sommet de
Strasbourg, et avancer sur une union monétaire. A mon retour de
Pologne, j'aurai besoin d'un accord à Strasbourg. Nous voulons
montrer que nous allons de l'avant. Il
faudra parler du renforcement du pouvoir parlementaire européen.
Que faire après 1992 ? Il faudra faire progresser l'Union
politique. Chez moi, je ne m'inquiète pas, les républicains feront
moins que 5 % et les Verts sont anti-européens, le nationalisme
allemand est maintenant à droite.
François Mitterrand :
Ce qui se passe à l'Est doit nous amener à
accélérer et à renforcer l'allure.
Helmut Kohl :
Absolument. Il faut faire l'Europe pour que le
problème allemand ne soit plus un problème.
François Mitterrand :
La construction de l'Europe aidera l'Allemagne
à se réunifier. Si c'est au sein de
l'Europe unie, l'URSS ne pourra pas s'y opposer. Le problème
allemand se réglera par la force magnétique de
l'Europe.
Helmut Kohl :
Ah, si vous pouviez dire cela
en conférence de presse !
François Mitterrand :
Beaucoup de gens en France me critiquent parce
que je ne règle pas le problème allemand...
Helmut Kohl :
En RDA, l'opposition actuelle n'est pas
crédible, elle est compromise avec le régime. Des gens inconnus
apparaîtront, comme en Hongrie...
Il y a certaines irritations à propos de la brigade
franco-allemande, parce que les régiments ne viennent pas de
France, mais des forces françaises stationnées en Allemagne, et ce
n'est pas bien du tout.
François Mitterrand:
C'est vrai, mais on peut en discuter. Pour
vous, c'est important qu'ils viennent de France ?
Helmut Kohl:
Oui, c'est très important.
François Mitterrand :
Vous êtes contre une réduction des forces
françaises en Allemagne ?
Helmut Kohl :
Oui, je suis contre. Si la brigade
franco-allemande vient des forces françaises en Allemagne, ça veut
dire qu'on n'ajoute rien de plus.
François Mitterrand :
Nous allons examiner ce problème de façon
politique. Cela dépend de ce que vont devenir les négociations de
Vienne.
Helmut Kohl :
Non, il faut que nous lancions cette brigade
ensemble au plus vite...
Au cours de cet entretien très important, François
Mitterrand vient en somme de donner explicitement son feu vert à la
réunification.
Vendredi 3 novembre
1989
A l'issue de la 54e
consultation franco-allemande à Bonn, le
Président déclare à la presse : Je n'ai
pas peur de la réunification. Je ne me pose pas ce genre de
questions à mesure que l'Histoire avance. L'Histoire est là. Je la prends comme elle est. Je pense
que le souci de réunification est légitime chez les Allemands,
s'ils la veulent et s'ils peuvent la réaliser. La France adaptera sa politique de telle sorte
qu'elle agira au mieux des intérêts de l'Europe et des siens... Je
ne saurais faire de pronostic, mais, à l'allure où ça va, je serais
étonné que les dix années qui viennent se passent sans que nous
ayons à affronter une nouvelle structure de l'Europe. Oui, cela
m'étonnerait beaucoup. Je comprends très bien que beaucoup
d'Allemands le désirent. Il faut simplement qu'ils comprennent que
l'Histoire ne se fait pas comme ça... Alors, mon pronostic partira
d'une constatation évidente : c'est que ça va vite, très vite. Cela
n'ira pas ensuite aussi vite que le désirent ceux qui parlent de
réunification pour maintenant. Mais pas un homme politique européen
ne doit désormais raisonner sans intégrer cette donnée, cela me
paraît évident. Je ne fais pas de pronostics précis, la
réunification pose tant de problèmes que j'aviserai au fur et à
mesure que les faits se produiront.
Le Président me dit :
Observez le mouvement de l'Histoire telle
qu'elle se déroule sous nos yeux : notre Europe démocratique qui se
forme et grandit, et l'autre Europe qui s'en inspire et s'en
rapproche... Mais la réunification n'est pas pour
demain.
Richard McCormack m'annonce que George Bush a
décidé de tenir le prochain Sommet soit durant la deuxième semaine
de mars, soit... durant la première quinzaine de juillet 1990
!
Samedi 4 novembre
1989
Pour tenter d'apaiser les polémiques sur le port
du foulard islamique à l'école, Lionel Jospin saisit le Conseil
d'État. Dans son communiqué, le ministre semble prudemment se
ranger dans le camp des « tolérants ».
François Mitterrand : Jospin a raison.
Il ne faut pas être dogmatique. C'est la pire façon de prendre ce
problème. Ces jeunes filles se rendront compte que le foulard les
exclut. Elles le quitteront. Pas besoin de le leur
arracher.
Cinquante mille personnes manifestent à
Berlin-Est.
Dimanche 5 novembre
1989
Le gouvernement israélien accepte, moyennant des
réserves, le Plan Baker.
A l'occasion d'un colloque des clubs rocardiens «
Convaincre » à Paris, Michel Rocard
déclare : Depuis la fin de la
guerre et la reconstruction du pays, la
réduction de l'écart des salaires et des revenus, la réduction des
inégalités ont connu, bon an mal an, une avancée continue. Depuis
une quinzaine d'années environ, le mouvement de réduction des
inégalités a marqué un arrêt sensible.
François Mitterrand me
dit à ce sujet : Et alors, qu'est-ce qu'il
fait pour ça ? Il oublie qu'il est Premier ministre... Puis,
passant aux affaires européennes : Il
faut, à Strasbourg, fixer la date de la Conférence
intergouvernementale et celle de l'achèvement de l'Union économique
et monétaire. Le rapport Delors adopté au Sommet de Madrid ne
fixait pas de date.
A propos de l'Allemagne : Une
Allemagne réunifiée représenterait un double danger pour l'Europe.
Par sa puissance. Et parce qu'elle pousserait à l'alliance
Grande-Bretagne -France- Union soviétique. Ce
serait la guerre assurée au XXIe siècle. Il faut faire très vite l'Europe pour désamorcer
la réunification allemande.
Élection de René Moawad à la tête du Liban. Elle
met fin à 407 jours de vacance du pouvoir, en application de
l'accord de Taëf. Le général Aoun, chef
de l'armée libanaise, la déclare inconstitutionnelle.
François Mitterrand, à
propos du général de Gaulle : C'était un
dictateur. Deux fois, en 1940 et en 1958, il a accaparé une
résistance dont il n'était qu'une facette, détruisant autant qu'il
pouvait la résistance de l'intérieur.
Lundi 6 novembre
1989
Publication à Berlin-Est d'un projet de loi
autorisant les Allemands de l'Est à voyager « librement » trente
jours par an. Panique : les gens comprennent au contraire que
partir à l'étranger leur sera bientôt interdit. Les départs
s'accélèrent.
Mardi 7 novembre
1989
Au petit déjeuner des « éléphants », tous
soutiennent la position de Lionel Jospin sur le foulard, sauf
Laurent Fabius qui déclare : Je ne dirai rien, parce que, en dépit du caractère
purement amical de ces réunions, tout ce qui est dit ici est répété
et souvent utilisé de mauvaise manière.
A l'occasion d'un Forum CNRS-Entreprises,
Michel Rocard : La
recherche en France reste insuffisante. Les comparaisons
internationales montrent qu'en effet la France consacre en moyenne
à la recherche un pourcentage de son
PNB inférieur à celui de ses principaux partenaires
économiques : 2,3 % en 1987, quand les
États-Unis et le Japon frôlent 2,7 % et que la RFA dépasse 2,8 %.
En 1990, nous atteindrons 2,4 % quand nos concurrents les mieux
placés approcheront les 3 %.
François Mitterrand :
Rocard ne me parle jamais des lettres que je
lui écris. Quand je lui en reparle, il me dit qu'il est d'accord et
qu'il les fait étudier. Il ne veut pas se prononcer sur le foulard.
Pourtant, il est de son devoir d'aider Jospin.
Réunion du groupe socialiste à l'Assemblée
nationale. Audition de Lionel Jospin sur l'affaire du foulard. La
salle est comble.
Le ministre refait l'historique de l'affaire.
Légèrement sur la défensive au début, il rappelle avec clarté et
fermeté ses quatre principes : laïcité, interdiction du
prosélytisme, respect des règles d'organisation de l'école, action
par le dialogue et non par l'exclusion. Il souligne qu'il n'existe
pas de base juridique pour exclure les élèves portant le foulard.
Il se dit choqué par la lettre des intellectuels publiée dans
Le Nouvel Observateur, qu'il estime
très violente à son égard et hors de raison sur certains points.
Mais il existe pour lui, dit-il, une contrainte d'État et d'éthique qui le conduit à ne
pas polémiquer sur ce sujet. Depuis le communiqué qu'il a diffusé
samedi, il dit se situer maintenant sur le
terrain du droit. Il se prononce en faveur d'un débat sur
l'immigration et l'intégration, en souhaitant que l'ensemble de
cette affaire ait au moins permis d'aboutir en France à un
consensus sur la défense de la laïcité.
Une douzaine d'interventions suivent. Les avis
pour ou contre la position du ministre sont plus partagés que lors
de la première réunion de groupe consacrée à ce sujet. Nombre des
arguments dans un sens ou dans l'autre sont néanmoins les mêmes
qu'il y a quinze jours.
Tous s'accordent en principe pour ne pas faire de
ce débat un enjeu du prochain congrès. D'aucuns insistent sur le
flou de la position du gouvernement ; sur le fait que ce sont les
jeunes filles qui s'excluent elles-mêmes, et non pas l'école qui
les exclut ; sur l'inanité de la saisine du Conseil d'État ; sur le
risque d'une conception plus « tolérante » que « neutre » de la
laïcité ; sur la reculade — et non le moyen d'intégration — que
constitue l'acceptation du voile.
Yvette Roudy pose
l'équation voile = signe extérieur de soumission. Le droit à la différence
s'arrête là où commence l'inégalité, dit-elle. La loi est là quand on n'a pas réussi à convaincre ; or la
loi dit que l'école doit travailler à gommer l'inégalité
hommes/femmes.
A l'appui des positions de Lionel Jospin
interviennent Jean-Pierre Michel, Bernard Poignant, Jean Le Garrec,
Pierre Mauroy et Julien Dray. Ce dernier
déclare : On ne demande pas aux individus
d'être laïcs, on demande à l'État d'avoir un fonctionnement
laïc.
Louis Mermaz intervient en conciliateur pour
approuver Lionel Jospin quand il dit que c'est un problème de
terrain, et Laurent Fabius quand il réclame un débat sur l'islam en
France. Il souhaite que l'accent soit mis sur le corpus que les socialistes ont en commun : laïcité,
dialogue, émancipation. Pierre Mauroy insiste également sur la
nécessité de convaincre. L'application de nos principes en ce
domaine est très difficile ; si on a, dit-il, une idée claire de ce
que doit être l'intégration et qu'on se montre souple dans
l'application, le voile tombera de lui-même.
Le Président en veut à Michel Rocard de son
silence dans l'affaire du foulard. Il est tout à fait sur la même
position que Lionel Jospin, même s'il en désapprouve l'expression,
trop nuancée à ses yeux.
Il n'y aura pas de Sommet Nord/Sud, mais on va
vers un G15 du Sud qui fera pendant au G7 du Nord. La première
réunion des représentants personnels des quinze chefs d'État du Sud
se tient à Genève. Certains pays (Algérie, Brésil, Indonésie,
Jamaïque, Malaisie, Nigeria, Venezuela, Zimbabwe) sont représentés
par leurs ambassadeurs à Genève, assistés le plus souvent de hauts
fonctionnaires venus des capitales. Un premier Sommet des quinze
chefs d'État se tiendra dès que possible, de
préférence en mai 1990 ; il est demandé aux pays intéressés
de faire des offres (l'Inde, qui prend le relais du Pérou pour
assumer le secrétariat, paraît la mieux placée). Lors de ce premier
Sommet, les chefs d'État seront conviés à décider de la création
éventuelle d'une structure permanente légère, ainsi que des dates
et lieux des Sommets suivants. L'objectif du G15 est donc de doter
le Sud d'une instance de concertation. Tous les participants
souhaitent vivement que les efforts français en vue de relancer le
dialogue Nord/Sud soient couronnés de succès. Les pays le plus
directement associés à notre action (Inde, Égypte, Sénégal,
Venezuela, Yougoslavie) reçoivent les encouragements des dix
autres, sans qu'il s'agisse à proprement parler d'un mandat.
Boutros Boutros-Ghali, qui me raconte la
réunion de Genève me dit : Au Nord, vous avez
le G7 ; il est bon qu'au Sud, nous nous organisions. Même si, ce
qu'à Dieu ne plaise, le dialogue Nord/Sud ne pouvait être
rapidement relancé du fait des objections de certains pays, nous
irons de l'avant. Décidément, voilà un homme exceptionnel
par sa culture, sa volonté, son expérience. Malgré ses années
harassantes de diplomatie africaine, il a gardé intactes sa
capacité d'indignation, sa volonté de paix, sa liberté d'esprit
même à l'égard du monde dont il vient. Copte au sein de l'islam,
marginal et universel, il est la plus parfaite esquisse du citoyen
du monde de demain, si celui-ci se tourne vers le Bien. Autrement,
il figurera parmi les derniers représentants d'un humanisme
englouti.
Helmut Kohl écrit à François Mitterrand pour lui
annoncer que la RFA va accorder 3 milliards de marks (environ 10
milliards de francs) à la Pologne et 2 milliards de marks à la
Hongrie. Le Chancelier explique qu'en prenant ces décisions
d'urgence, le gouvernement fédéral s'est laissé guider, dans
l'esprit d'une répartition des charges entre Occidentaux, par
l'idée qu'il apporte ainsi une contribution substantielle à
l'accomplissement des tâches de l'avenir que l'alliance entre Paris
et Bonn a de nouveau confirmées à l'occasion du Sommet
franco-allemand de mai dernier.
François Mitterrand :
Quelde formule alambiquée ! S'il croit qu'il
va tout pouvoir acheter avec de l'argent, il se trompe ! Les
Soviétiques ne lui laisseront jamais la Pologne. Ne nous en mêlons
pas. Gorbatchev fera le travail à lui tout seul.
Mercredi 8 novembre
1989
Avant le Conseil, la discussion sur le foulard
entre le Premier ministre et le Président est sèche. Le Président
lui demande de parler pour soutenir Jospin. Michel Rocard répond que s'il intervenait
publiquement, il nationaliserait le problème qui reste, jusqu'à
présent, dans le seul domaine de l'Éducation
nationale.
François Mitterrand :
Et moi, si j'en parle, je l'internationalise
?... C'est le rôle d'un Premier ministre de venir en aide à un
ministre en difficulté !...
Au Conseil, le Président ne dit mot. Le
Premier ministre expose les difficultés
de financement de la Sécurité sociale, que prévoit la Commission
des Comptes : Nous sommes au cœur des
problèmes les plus difficiles de la société française. Je crois que
c'est une affaire de société, pas de gouvernement. Le gouvernement
doit être transparent, il lui appartient d'essayer de
canaliser la société française vers ce
qu'elle accepte, et, à la limite, je me demande s'il ne faudrait
pas un référendum demandant aux Français s'ils veulent plus de
cotisations ou moins de retraites.
Roland Dumas, au cours
de son traditionnel exposé de politique étrangère, évoque la
situation en Grande-Bretagne en faisant remarquer qu'après la
démission du chancelier de l'Échiquier, Nigel Lawson, le remplacement du ministre des Affaires étrangères par
celui de l'Intérieur a fait là-bas au moins un heureux, le ministre
de l'Intérieur.
Cette allusion à Pierre Joxe — dont chacun connaît
l'envie de s'installer au Quai d'Orsay — fait rire tous les
ministres, sauf l'intéressé.
François Mitterrand écrit à George Bush à propos
de la Pologne et de la Hongrie. Pour lui, le moment n'est peut-être
pas encore venu de dissocier pleinement le cas de ces deux pays de
celui des autres pays de l'Est européen dans le domaine des «
moyens de la sécurité », comme le souhaitent les Américains, même
s'il faut s'y préparer. Il n'imagine pas que l'URSS laisse ces deux
pays quitter son orbite.
François Mitterrand écrit à Michel Rocard pour lui
signifier son accord sur le projet de rapprochement entre le Crédit
Lyonnais et Thomson-CSF Finance, mais il s'inquiète des modalités
de cette opération (prise de participation de la seconde, filiale
privée à 49 % d'une société nationale dans le capital de la
première, très grande entreprise publique) qui risqueraient de
conduire à une privatisation partielle d'une entreprise publique de
premier rang. Le Président ne manque pas une occasion de faire
respecter le « ni-ni » qui résume décidément sa politique
industrielle.
François Mitterrand :
On vient encore de me rapporter un dîner entre
Rocard et Peyrefitte. Vous imaginez ! Peyrefitte est peut-être un
homme parfaitement respectable et sans doute intéressant, mais,
politiquement, il ne faut pas voir ces gens-là. Ça ne sert à
rien.
Jeudi 9 novembre
1989
Je suis à Séville, à la demande du Président, pour
préparer l'Exposition universelle. J'ai l'idée de faire du pavillon
français une bibliothèque et un centre culturel français qui
resteraient sur place après la fin de l'Exposition. Ce sera le
programme du concours.
Alors que François Mitterrand est au Danemark et
Helmut Kohl en Pologne, le Mur de Berlin s'écroule. Les autorités
est-allemandes ouvrent leur frontière vers l'Ouest. Au cours de
cette nuit d'allégresse, des milliers de Berlinois de l'Est
s'engouffrent dans les brèches du Mur. J'ai idée que Gorbatchev
n'est pas pour rien dans ce renversement, dans cette fin d'un
monde.
Vendredi 10 novembre
1989
Helmut Kohl se rend à
Berlin-Ouest depuis Varsovie, quelques heures après l'ouverture du
Mur. Il déclare : Je reconnais la frontière
avec la Pologne en tant qu'Allemand de l'Ouest, mais je ne suis pas
habilité à parler au nom de l'Allemagne
tout entière, et l'Histoire a sa dynamique.
Réunion du Comité central du Parti est-allemand :
annonce d'élections « libres et secrètes ». Gorbatchev est-il aussi
derrière cela ?
François Mitterrand,
resté à Copenhague malgré les conseils de Jacques Pilhan qui lui
conseillait d'aller à Berlin, déclare : Cet
événement heureux marque un progrès de la liberté en Europe. Il est
vraisemblable que ce grand mouvement populaire sera contagieux,
c'est-à-dire qu'il ira ailleurs et plus loin... Nous sortons d'un
ordre établi, celui mis en place à la fin de la Deuxième Guerre
mondiale, que, d'une façon très sommaire, très inexacte, on appelle
l'« ordre de Yalta ». Cela
ne peut que réjouir ceux qui, comme moi,
appelaient cette sortie de leurs vœux... Mais nous sortons d'un
ordre établi et nous ne pouvons pas dessiner un nouvel équilibre.
Ce qui veut dire que cela ira sans doute bien mieux, mais que
ce sera aussi plus
difficile.
Lorsque Michel Rocard, à Paris, salue avec
enthousiasme la paix retrouvée, François
Mitterrand commente, acide, en privé : La paix ! Comment peut-il
parler de paix ? C'est tout le contraire qui nous attend !
Décidément, il ne comprendra jamais rien à la politique étrangère !
Jamais Gorbatchev n'acceptera d'aller plus loin. Ou alors il sera
remplacé par un dur. Ces gens jouent avec la guerre mondiale, sans
le voir.
En Bulgarie, limogeage de Todor Jivkov, au pouvoir
depuis 1954. Il cède la place à son ministre des Affaires
étrangères (depuis 1971), Mladenov.
Gorbatchev est-il derrrière tout cela ? Peut-être
pas, après tout. Margaret Thatcher fait parvenir à François
Mitterand une copie de sa lettre à Mikhail Gorbatchev qui lui avait
fait part de son inquiétude devant l'évolution des événements en
RDA et dans l'ensemble des pays de l'Est. Elle estime elle aussi
que la rapidité avec laquelle se produisent ces changements recèle
un risque d'instabilité. Elle rappelle qu'elle a publiquement
souligné la nécessité de procéder dans un ordre qui préserve la
stabilité, et de mûrement réfléchir à la suite à donner à ces
événements. Elle assure Gorbatchev qu'aucun pays de l'Ouest n'a la
moindre intention d'intervenir en RDA ni d'agir de façon
susceptible de nuire aux intérêts de la RDA ou de l'Union
soviétique. Elle souligne que le gouvernement britannique reste
attaché à l'accord quadripartite de 1971 sur Berlin et attache
beaucoup d'importance à la disposition stipulant que les quatre
gouvernements s'efforceront d'éliminer les tensions et de prévenir
d'éventuelles complications. « Madame T. », comme l'appellent ses
collaborateurs, est de plus en plus soucieuse de créer une
coalition des Quatre destinée à contrer les ambitions de
Kohl.
Dimanche 12 novembre
1989
Au Club de la presse,
sur Europe 1, Georges Marchais défend bec et ongles les
avancées obtenues par le communisme à
l'Est. Le socialisme, reconnaît-il, traverse
une crise de croissance, alors que la crise du capitalisme est une
crise du système. Nuances d'une dialectique
moribonde...
Lundi 13 novembre
1989
Concernant la monnaie unique, le Conseil des
ministres de l'Économie et des Finances des Douze décide de
transmettre le rapport du groupe de haut niveau au Conseil européen
; les Douze prennent note d'un document présenté par le Royaume-Uni
et exprimant une approche différente de l'Union économique et
monétaire.
Dans le journal Bild
Zeitung, Hans-Dietrich Genscher réaffirme solennellement le
caractère intangible des frontières à l'Est. Cet homme sait
décidément ce qu'il faut dire pour compenser les maladresses du
Chancelier. A moins qu'il ne s'agisse là d'un très subtil partage
des rôles.
A propos du projet de réforme constitutionnelle
qui permettrait à un simple citoyen de saisir le Conseil
constitutionnel, trois questions se posent : 1) Faut-il une
exception d'illégalité (c'est l'avis de Robert Badinter) soulevable
à tout moment, ou un recours enfermé dans des délais ? La solution
de Robert Badinter renforcerait davantage les libertés, mais
risquerait de faire naître beaucoup de contentieux (cela
permettrait l'annulation d'une loi appliquée depuis plusieurs
années). 2) Peut-on invoquer tout argument, ou seulement les «
droits fondamentaux » ? 3) Faut-il que la réforme passe en Conseil
des ministres avant la fin 1989 ?
Le Président veut une révision constitutionnelle qui permettrait à tout Français
de saisir le Conseil constitutionnel s'il estime ses droits
fondamentaux méconnus (14 Juillet), puis en formulant le
voeu que tout Français, lorsqu'il sera
fait application d'une loi qui n'aurait pas
été soumise au Conseil constitutionnel, puisse faire valoir en
justice que cette loi manque aux droits
fondamentaux (26 août). Robert Badinter veut l'institution
d'une exception d'inconstitutionnalité pouvant être soulevée devant
l'ensemble des juridictions françaises, avec renvoi au Conseil
constitutionnel, aboutissent à généraliser cette exception qui
pourrait être invoquée dans tous les cas d'inconstitutionnalité (à
l'exception seulement de ceux qui sont liés à la procédure
d'élaboration de la loi).
Le projet devrait pouvoir être envoyé au Conseil
d'État avant la fin du mois ; à moins d'un hiatus entre l'adoption
du projet par le Conseil des ministres et son envoi aux assemblées,
la révision sera discutée au cours du premier semestre 1990.
Deux questions méritent encore d'être signalées
:
1 L'exception
d'inconstitutionnalité peut-elle être soulevée devant les
juridictions d'instruction ?
2 Le Conseil
constitutionnel, lorsqu'il constate la non-conformité d'une
disposition législative, est-il habilité à fixer lui-même les
modalités d'application de sa décision ?
Beaucoup poussent François Mitterrand à
avancer le Sommet européen de Strasbourg pour parler de la chute du
Mur de Berlin. Il ne le souhaite pas : Il n'y
a rien d'urgent. Puis il accepte d'improviser un dîner des
Douze, samedi prochain, à l'Elysée : Pour
occuper le terrain, mais cela ne servira à rien.
Mardi 14 novembre
1989
A midi, coup de téléphone de Mikhaïl Gorbatchev au Président : Kohl
m'a dit en secret qu'il tenait ferme contre ceux qui, en RFA,
poussent à la réunification. Et moi, je ne peux pas aller plus
loin.
Qui ment : Kohl ? Gorbatchev ? Les deux ?
L'hypothèse selon laquelle aucun des deux ne ment est peut-être la
moins plausible, mais c'est pourtant, à mon avis, la plus
vraisemblable. Kohl a fort bien pu le dire et le penser à ce
moment-là.
Mercredi 15 novembre
1989
Conseil des ministres. A propos du collectif
budgétaire, Jean-Pierre Chevènement se plaint de l'annulation de
crédits dans son secteur. Le ministre du Budget lui répond.
Chevènement veut reprendre la parole, mais le Président : Vous n'avez pas
la parole. Ce débat est clos.
Le Président enchaîne :
Il se développe toute une campagne médiatique
pour que je décide d'avancer la date du Conseil européen de
Strasbourg. L'ancien président [Valéry Giscard d'Estaing]
saute sur toutes les idées qui passent.
Si j'ai décidé une réunion informelle
[qui réunira les chefs d'État ou de gouvernement des Douze, le 18,
à l'Élysée], c'est précisément pour ne pas
encombrer le Conseil de Strasbourg [des 8-9 décembre] qui a pour tâche
principale de parachever la construction européenne avec
la Charte sociale, la monnaie,
etc.
Certains, qui voudraient que
l'on multiplie les parlotes, offriraient volontiers à la
Grande-Bretagne, peut-être à la RFA, l'occasion de ne rien faire.
Il y a une propension des responsables politiques et de la presse à
vouloir tout, tout de suite, sans tenir compte du temps. Si nous
nous étions réunis avant samedi, nous n'aurions parlé que de la réunification, alors que cette question
n'est plus au premier plan.
Gorbatchev ne peut pas
supporter à la fois la dégradation économique de son pays, les
tensions des nationalités, la perte
d'influence sur ses satellites et la remise en cause des pactes et
des frontières. Demander cela, c'est le pousser à la
culbute. Évoquer les problèmes des frontières
risque de réveiller la Roumanie, la Moldavie, la Transylvanie, la
Rhénanie, la Prusse-Orientale, la Mazurie... J'ai déjà reçu un
message personnel de Gorbatchev, comme sans doute les autres
dirigeants occidentaux, indiquant clairement son non possumus. Cela
conduira sans doute le Chancelier Kohl à adopter une attitude plus
prudente.
Puis le Président
critique Valéry Giscard d'Estaing qui, sur RTL, dimanche, a souhaité l'adhésion prochaine de
la RDA à la Communauté et évoqué les problèmes de défense en
Europe, ce qui est sans doute le meilleur
moyen de tout déstabiliser.
A propos du Sommet américano-soviétique qui doit
se tenir les 2 et 3 décembre prochains à Malte, le Président réplique vivement à ceux (Giscard,
encore) qui déplorent l'absence de la France : Dites-moi ce que peuvent se dire les deux principales
puissances qui influerait sur le sort de l'Europe (en dehors
du veto à la réunification que Gorbatchev
réitérera naturellement) ? Quelle différence par rapport à l'époque
de Staline ou de Brejnev ! Face aux mouvements populaires, à leurs
propres problèmes, à l'affirmation de la Communauté, les deux
Grands sont obligés de suivre le mouvement. Et il faudrait que
j'aille rendre compte sur un bateau de guerre étranger aux deux
grands tuteurs de la planète qui me remercieraient poliment et
passeraient aux choses sérieuses après m'avoir congédié ? Et ceux
qui me demandent de le faire parlent de la grandeur de la France et
de l'Europe ! Si l'on me proposait de m'asseoir à la table des
négociations sur le désarmement, je refuserais, puisque la seule
demande qui me serait faite serait d'abandonner la force de frappe
de la France. C'est peut-être dommage, mais on n'en est pas
au point où les rencontres de ce genre
pourraient se tenir en la présence de l'Europe.
Michel Rocard demande le droit de recourir à
l'article 49.3 pour faire voter le budget. Le
Président : L'appréciation appartient
au Premier ministre. C'est un droit constitutionnel, je n'ai aucune
raison de rogner sur ce droit. Le gouvernement assume les services
qu'il doit remplir. Parmi ces services figure la
durée.
Conseil de Défense restreint. Y assistent Michel
Rocard, Jean-Pierre Chevènement, l'amiral Lanxade, le général
Schmitt et Jean-Louis Bianco. On soumet au Président les plans de
frappe atomique. Le Président :
La situation actuelle est peut-être plus
dangereuse que la précédente. Elle peut mener au réveil des
nationalités. La RFA, à très long terme, ne voudra-t-elle pas
prendre plus que la RDA ?
A l'Élysée comme au Quai d'Orsay, chacun reconnaît
cependant qu'un responsable européen, et un seul, le ministre
allemand des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, aura fait
preuve de perspicacité. Depuis plus d'un an, il n'a cessé de
répéter à ses interlocuteurs que la RDA allait bouger, que la
vieille garde menée par Honecker allait être balayée et qu'une
évolution à la polonaise avait des chances de s'y produire.
Roland Dumas me raconte que Mikhaïl Gorbatchev lui a fait, à Moscou, l'éloge de la
social-démocratie. Et lui a dit sa grande préoccupation face au
danger allemand en Europe : Il ne faut pas
toucher aux ensembles des pactes.
A présent, Gorbatchev ne contrôle peut-être plus
ces évolutions. Il doit seulement les préférer à la violence.
Jeudi 16 novembre
1989
Michel Rocard a l'intention de se rendre au
Conseil européen à Strasbourg. Il voudrait y prendre la place de
Roland Dumas. Mais il n'a pas son expérience des négociations.
François Mitterrand demande qu'on prévienne Dumas et qu'on fasse en
sorte que le Premier ministre ne vienne qu'à un certain
moment.
Après trois jours de discussions agitées, le Sénat
adopte le texte sur le financement de la vie politique. Relancé par
Daniel Percheron, le débat sur l'amnistie
repart de plus belle ; il évoque l'amère
solitude de quelques personnalités montrées du doigt,
dénonce le manque de courage de tous les politiques et réclame que
soit rétablie la disposition supprimée. La Haute Assemblée ne le
suit pas mais, chez les socialistes, c'est reparti !...
Vendredi 17 novembre
1989
François Mitterrand confirme par écrit à Michel
Rocard qu'il ne voit pas d'objection de principe à la mise en
commun des activités de construction de satellites entre
l'Aérospatiale et Alcatel, sous forme d'une société détenue à 50 %
par chacune.
En ce qui concerne le statut de Framatome, il
demande l'égalité absolue des parts du capital détenues par les
entreprises publiques, Commissariat à l'énergie Atomique et
Électricité de France, d'une part, par les entreprises privées, CGE
et Dumez, d'autre part ; il veut aussi que le gouvernement impose
la nécessité d'un accord explicite de l'actionnaire public sur la
désignation ou la révocation du président, la fixation d'une règle
sur la détermination du dividende empêchant qu'il dépasse la moitié
des bénéfices, afin de préserver les moyens de développement de
l'entreprise, des décisions conjointes sur un certain nombre
d'orientations stratégiques dont la liste reste à établir :
alliances internationales, politique d'exportation, grandes
diversifications...
Le Chancelier fédéral d'Autriche, Frantz
Vranitzky, propose, pour la réunion des Douze, demain 18 novembre,
à Paris, l'installation à Vienne des nouvelles institutions
européennes qui viendraient en aide à l'Est. Déjà un pays candidat
pour accueillir le siège de la Banque de l'Europe...
Les Pays-Bas font officiellement connaître leur
hostilité à ce dernier projet. Ils préfèrent un élargissement des
compétences de la Banque Européenne d'Investissement.
La question des frontières préoccupe George Bush.
Au cours de deux entretiens téléphoniques avec le Président
français, à la veille du dîner des Douze, il lui assure que sa
prochaine rencontre avec Gorbatchev, à Malte, ne sera pas un
nouveau Yalta, qu'on n'y discutera que du désarmement nucléaire des
deux pays, et qu'il n'est pas question d'y aborder le problème des
frontières européennes ni celui de la réunification
allemande.
Samedi 18 novembre
1989
20 heures. Les douze chefs d'État et de
gouvernement de la CEE, Jacques Delors et Michel Rocard sont réunis
à l'Élysée pour un dîner à l'invitation de François Mitterrand.
Le Président ouvre la discussion en
posant quatre questions :
- Faut-il aider tout de suite les pays de l'Est, ou attendre
que le processus démocratique soit plus engagé ? Son avis
est qu'il faut aider immédiatement la
Pologne et la Hongrie, peut-être aussi la RDA.
- Faut-il soulever la question des frontières ? Pour
sa part, il y est franchement hostile.
- Quelle attitude faut-il avoir par rapport à Gorbatchev
? Sa propre réponse est qu'il ne faut pas le
déstabiliser.
- Que pouvons-nous faire dans le cadre de la
Communauté ? Lui-même commence par répondre : On pourrait donner mandat au président de la Communauté et
à la troïka pour... Mais il ne développe pas et se borne à
ajouter : Il faut tenir compte de l'inquiétude
de nos partenaires habituels.
Rien n'est dit explicitement sur la
réunification.
Helmut Kohl, lui,
s'exprime très longuement : Je vous parle en
tant qu'Allemand, mais aussi en tant que Chancelier. Pour la
majorité de mes concitoyens, la raison d'État commande que la RFA
reste dans la Communauté. Je vous confirme solennellement mon
engagement européen. Je vois deux raisons à l'évolution à l'Est:
l'Alliance est restée stable grâce à la double décision de
1983 [le Chancelier fait allusion au discours de François
Mitterrand au Bundestag] et le fait que
la Communauté soit dynamique.
Le déclencheur de tout cela
est Gorbatchev. Nous devons souhaiter son succès. Mais je dois
respecter la volonté des Allemands de l'Est. Pour ce qui est de la
Communauté, chacun peut monter dans un train, mais le train, lui,
doit continuer à avancer.
L'Espagnol Felipe
Gonzalez: Nous devons d'abord nous montrer
contents. Il faut traiter chaque pays selon ses mérites. Il
insiste beaucoup sur les questions de
sécurité. Il faut aider Gorbatchev. Il faut l'Union économique et
monétaire et le renforcement de la coopération
politique.
Margaret Thatcher :
Il ne faut pas évoquer la question des
frontières, sinon on risque la balkanisation. Il ne faut pas réagir
sous le coup de l'euphorie et de l'émotion. Il faut renforcer la
stabilité de l'OTAN et, pour le moment, du Pacte de
Varsovie. Il faut aider plutôt que
consentir des prêts, car ces pays sont trop endettés.
L'Irlandais James
Haughey : L'unité de la Communauté est
importante. Elle sert de référence aux pays de l'Est. Il faut aider
Gorbatchev.
Michel Rocard insiste sur la nécessité de
participer à la formation des hommes qui devront s'atteler à la
reconstruction de l'Est.
Jacques Delors décrit l'état économique de la
Pologne, de la Hongrie et de la RDA ; il explique les différentes
formes d'accords possibles entre la Communauté et chaque pays. Il
insiste sur la nécessité de ne pas oublier
la Yougoslavie.
L'Italien Giulio Andreotti: Il faut maintenir les
alliances. La CSCE, c'est important.
Le Belge Wilfried
Martens : Il faut aider
Gorbatchev.
Le Portugais Cavaco
Silva : Il faut le Grand Marché de 1992, et
quelque chose en plus. Il faut aller plus loin. Il ne faut pas
oublier non plus l'Afrique et l'Amérique du Sud.
Pendant tout le repas, on ne souffle pas mot de la
réunification. Le Chancelier fait pour qu'on n'en dise rien. Au
dessert, Margaret Thatcher met les pieds dans le plat. Helmut Kohl
cite alors une obscure déclaration d'un Sommet de l'OTAN de 1970
disant que l'OTAN est favorable à la réunification.
Margaret Thatcher :
Mais cette déclaration date d'un moment où on
pensait qu'elle n'aurait pas lieu !
Helmut Kohl :
Oui, mais nous l'avons décidé ! Et cette
décision vaut toujours. Et vous ne pouvez pas empêcher le peuple
allemand de vivre son destin !
Margaret Thatcher
trépigne, folle de rage : Vous voyez,
vous voyez !
François Mitterrand paraît l'approuver.
Le Danois Poul Schlüter
: Une banque pour l'Europe de l'Est ? Pourquoi
pas ? Mais faut-il vraiment de nouvelles institutions
?
Le Grec Khristos Sardzetakis
: Oui à la Banque.
Jacques Santer, le Luxembourgeois, est lui aussi
plutôt favorable à la Banque européenne.
Le Néerlandais Rudolf
Lubbers félicite Helmut Kohl pour son attitude face aux
événements de RDA, tout comme le Belge
Martens et Haughey, l'Irlandais, l'ont déjà fait : Il faut traiter les pays au cas par cas. La Banque
de l'Europe ? Non. Il y a déjà beaucoup
d'institutions. Il est préférable d'utiliser le Conseil de
l'Europe.
Le Président propose ses conclusions.
Margaret Thatcher déclare qu'elle n'est pas
d'accord sur la banque pour l'Est.
Le Président :
Peut-on quand même l'étudier ?
Sous la pression des autres participants au dîner,
qui souhaitent partir, Margaret Thatcher est obligée
d'acquiescer.
Deux autres dîners ont lieu en même temps : celui
des Affaires étrangères et celui des sherpas. Au cours d'un dîner
parallèle que je préside, j'expose aux représentants des Douze le
projet de la Banque de l'Europe. Opposition générale, ricanements.
Sauf de l'Italien.
En présentant à la presse les conclusions du
dîner, le Président annonce que le projet est mis à l'étude et
qu'il sera à l'ordre du jour de Strasbourg.
Le congrès du Parti socialiste, en mars prochain,
probablement à Rennes, se prépare dans les pires conditions. Pierre
Mauroy vient dire au Président que, si les mitterrandistes
présentent deux motions, ce sera l'éclatement définitif du «
courant Mitterrand ».
Le Président :
Ah bon ! Vous croyez ?
C'est tout. Pas d'autre incitation à l'éviter.
Pierre Mauroy demande au Président s'il accepterait de le recevoir
avec Laurent Fabius et Lionel Jospin, lui-même tentant une
médiation. Le Président lâche un oui de lassitude.
Pierre Mauroy pense que
si Fabius s'obstine à présenter une motion, il apparaîtra comme le
diviseur et ne sera jamais présenté par le Parti comme candidat à
l'Élysée en 1995 : Ce n'est pas son intérêt.
Pourquoi le fait-il ? A mon avis, François Mitterrand l'y
pousse.
Le Congrès américain vote une aide de 852 millions
de dollars à la Pologne.
Dimanche 19 novembre
1989
A Prague, douze mouvements indépendants
constituent, sur l'initiative de Vaclav Havel, un « Forum civique »
qui propose aux autorités tchécoslovaques l'ouverture de
négociations sur la situation critique
du pays.
Lundi 20 novembre
1989
L'Assemblée générale de l'ONU adopte la Convention
internationale sur les droits de l'enfant.
A La Haye, le président indique au Premier
ministre hollandais qu'il demandera à Strasbourg à ce que la
Conférence intergouvernementale de révision du Traité ait lieu
avant la fin de 1990. Rudd Lubbers accepte. Pourtant, les
Néerlandais restent les meilleurs alliés des Britanniques.
Hans-Dietrich Genscher est lui aussi d'accord pour
que la conférence intergouvernementale s'ouvre avant la fin 1990,
mais pas Helmut Kohl, confronté aux événements de RDA et à la
perspective d'élections générales à l'automne 1990 : pas de cactus
européen en pleine campagne.
Victoire écrasante de Slobodan Milosevic à la
première élection présidentielle au suffrage universel en
Serbie.
Mardi 21 novembre
1989
En RDA, nouvelle manifestation à Leipzig en faveur
d'une accélération des réformes. Apparition, pour la première fois,
de slogans favorables à la réunification.
François Mitterrand écrit à Margaret Thatcher sur
la Charte sociale. Il faut, dit-il, se mettre autour d'une table et
examiner point par point les choses auxquelles tiennent Paris et
Londres, et celles que Londres refuse. Il ajoute qu'il tient à
cette Charte et l'exhorte à travailler concrètement la question. Il
lui propose de clarifier le principe de subsidiarité et fait
référence aux modalités propres à chaque pays ; il exclut toute
extension des compétences de la Communauté. Voilà qui devrait
rassurer la Dame de fer, avant Strasbourg.
Quatre pays membres de la CEE (Royaume-Uni, RFA,
Belgique et Pays-Bas) soulèvent des objections
a priori à l'idée du Président français de créer une
Banque européenne pour le développement et la
modernisation de l'Europe de l'Est, affirme ce matin un
journal d'Amsterdam, De Volkskrant
(centre gauche). Il souligne que les chefs d'État et de
gouvernement de la CEE ont évoqué cette question à leur réunion
informelle de samedi soir, à Paris, en termes
généraux, et n'ont donné leur feu vert qu'à une étude du
projet. Il y aura sans nul doute encore des
possibilités d'enterrer le projet pour des raisons techniques et
administratives, sans brusquer le chef de l'État français. A
l'issue de la réunion, M. Mitterrand, pour sa part, a présenté le
mandat donné pour l'étude du projet comme une forme déguisée
d'approbation, précise le journal néerlandais, ajoutant que
le projet a été reçu froidement à la
Commission européenne de Bruxelles. Bien informé : de fait,
Bruxelles fera tout pour que soit rejeté un projet qu'elle ne
contrôle pas.
François Mitterrand téléphone à Mikhaïl Gorbatchev
pour discuter de l'évolution à l'Est. Le leader soviétique demande
au Président français de bien laisser entendre à Helmut Kohl qu'il
peut faire tout ce qu'il veut avec la RDA, mais à deux conditions
intangibles : ne toucher ni aux traités en général, ni aux
frontières en particulier. Donc, pas de réunification !
Jean-Claude Trichet et Pierre Pissaloux, en
parfaits fonctionnaires du Trésor, m'apportent le projet de traité,
que je leur ai demandé, instituant la Banque de l'Europe. Il sera
distribué aux participants au prochain Comité monétaire,
après-demain. Stratégie du fait accompli : un tel texte la rend
déjà presque réelle.
Mercredi 22 novembre
1989
Au Conseil des ministres, François Mitterrand : En Hongrie
et en Pologne, c'est pire qu'au Venezuela ou au Brésil ! Non
seulement leur économie est en ruine, mais ces pays ne disposent
même pas d'économistes capables de chiffrer les besoins et de
proposer des programmes d'aide. Alors, on va payer, mais sans très
bien savoir comment cet argent va être utilisé.
A l'occasion de la réception annuelle du corps
préfectoral, qu'il offre au palais de l'Élysée, François Mitterrand évoque la réaction de «
solidarité » que la Communauté européenne manifeste à l'égard des
pays de l'Europe de l'Est : Comment aider à ce
que réussisse ce mouvement populaire qui n'a eu d'équivalent, dans
l'Histoire, qu'en 1789 ? demande-t-il avant de répondre que
la priorité est celle de la formation des élites. Aux yeux du chef
de l'État, cette tâche revient aux pays qui...
ont su bâtir un système très structuré dans leurs administrations
publiques. Il ajoute: J'attends des
fonctionnaires que vous êtes qu'ils servent de relais pour que,
partout où il y a des institutions, des organismes, des
associations, les Français s'engagent dans cette œuvre de formation
des personnes venues des pays de l'Est. Vous pouvez inciter
l'ensemble des responsables de toutes les forces économiques,
culturelles, sociales et associatives à éveiller cet
intérêt.
Après avoir indiqué qu'il a demandé au Premier
ministre et au ministre de l'Intérieur de dresser des plans pour
que nous soyons capables de répondre à ce besoin de formation, le
Président déplore que certaines grandes écoles aient réduit le
nombre des bourses qu'elles accordent à des étrangers. Il demandera
que ce budget soit accru pour répondre à la demande, en mettant
l'accent sur l'importance du lien qui unit celui qui enseigne à
celui qui est enseigné, et qui dure toute la vie.
François Mitterrand :
Même si la réunification a lieu un jour,
jamais la Prusse, c'est-à-dire la RDA, n'acceptera de passer sous
le contrôle de la Bavière, c'est-à-dire de la RFA.
Cela n'aura pas duré longtemps : à peine élu, le
nouveau Président du Liban, René Moawad est assassiné. Exactement
comme Gemayel, il y a sept ans.
Jeudi 23 novembre
1989
Un rapport de la Banque mondiale estime que, pour
enrayer le déclin de l'Afrique subsaharienne, l'aide publique au
développement devrait passer à 22 milliards de dollars par an d'ici
à l'an 2000, soit le double de son niveau de 1986. Avec ce qui se
passe à l'Est, l'Afrique est en passe d'être oubliée.
Première réunion du Comité monétaire où il est
question de la Banque de l'Europe. Tour d'horizon sceptique et
poli.
Vendredi 24 novembre
1989
Je rencontre à Moscou Vadim
Zagladine, l'inébranlable conseiller de Mikhaïl Gorbatchev
après avoir été celui de Leonid Brejnev. Il me paraît résigné au
rapprochement — au moins économique — entre les deux Allemagnes :
L'intégration de la RDA et de la RFA est
inévitable d'un point de vue économique, à la fois pour profiter
des avantages mutuels et pour fixer la population. Cela peut créer
un pont entre la Communauté européenne et le Comecon. L'intégration
économique de l'Europe ira beaucoup plus vite qu'on ne le croit ;
au-delà de cette intégration économique se profile l'intégration
politique, qui se fera d'abord par une confédération.
La seule période où l'unité
allemande a été totale a été le Troisième Reich. Si le peuple
allemand demande le retrait des forces soviétiques, il se fera.
Tout va si vite, les télégrammes ne suivent plus... Les États-Unis
voudront rester avec nous dans l'Allemagne
réunifiée...
C'est la première fois que
j'entends un responsable soviétique envisager aussi froidement
la réunification.
Concernant la Banque de l'Europe, les Soviétiques
posent de nombreuses questions techniques et se montrent très
intéressés. Ils comprennent l'importance financière et politique du
projet, qu'ils considèrent comme la première manifestation concrète
de ce qu'ils appellent la maison
commune. Il est possible qu'à la suite de cette
conversation, Mikhaïl Gorbatchev parle de la Banque au Président
Bush à Malte, et la cite comme un projet important dans le discours
qu'il doit prononcer jeudi à Milan sur l'avenir économique de
l'Europe.
Pour ce qui est de la situation en Europe de
l'Est, Vadim Zagladine me dit que personne ne contrôle plus rien ;
que leur homme en Tchécoslovaquie était Adamec (le Premier
ministre, très réformiste), que si le peuple de RDA réclame la
réunification, nul ne pourra s'y opposer, pas même l'URSS. Il
faudra alors que les quatre Alliés contrôlent la situation. En
URSS, il s'attend à ce que 90 % des dirigeants locaux soient
balayés aux élections de janvier prochain.
Je le trouve tendu, hésitant, incertain, inquiet.
De fait, rien n'est plus contrôlable, et cela désoriente jusqu'au
plus occidental des diplomates soviétiques.
Joachim Bitterlisch,
l'un des collaborateurs de Kohl, appelle Hubert Védrine pour lui
annoncer une prochaine note du Chancelier proposant un calendrier
de mise en place de l'Union économique et monétaire : Le Chancelier souhaite un accord là-dessus avec le
Président Mitterrand avant Strasbourg.
En Roumanie, réélection à l'unanimité de
Nicolae Ceausescu (au pouvoir depuis
1965) au poste de secrétaire général du Parti. Il exclut toute
remise en cause du socialisme et condamne les déviations qui se produisent dans les autres pays
d'Europe de l'Est.
En Tchécoslovaquie, démission en bloc des membres
du Parti communiste. Éviction de plusieurs responsables de la
répression du «printemps de Prague ».
Le Comité central du Parti communiste italien
approuve les propositions de réforme d'Achille Occhetto. Parmi
elles, la disparition du mot « communiste » dans l'appellation du
Parti !
Samedi 25 novembre
1989
Dans une interview au Financial Times, Egon Krenz, président du Conseil
d'État de RDA, annonce des élections libres dans son pays avant la
fin 1990. François Mitterrand :
Vous voyez bien qu'il faut que j'y aille !
Cela devient une démocratie. Vous allez voir, ces Prussiens vont
tenir tête aux Bavarois. Ils ne se laisseront pas avaler par eux
!
Le voyage est prévu pour dans un mois. Beaucoup,
ici, estiment qu'il tombe mal.
Dimanche 26 novembre
1989
Premier tour de deux législatives partielles à
Marseille et en Eure-et-Loir. Poussée du Front national : sa
candidate arrive en seconde position à Marseille (33,04 %), avec
treize points de mieux qu'en 1988, et en première position à Dreux
(42,49 %), où le candidat socialiste est carrément éliminé !
François Mitterrand
téléphone à George Bush : Je reconnais le
gouvernement du Liban. Poussez les Syriens à éviter la guerre... Je
vais demander aux Russes de faire de même.
Lundi 27 novembre
1989
Accord de commerce et de coopération entre la CEE
et l'URSS.
Comme annoncé, Helmut
Kohl écrit à François Mitterrand et lui propose un
calendrier pour la mise en place de l'Union européenne. Lettre
capitale et alambiquée dans laquelle le Chancelier ne dit rien de
précis sur la conférence intergouvernementale qui doit réformer le
Traité de Rome. Il ne parle que de la première phase de l'Union,
qui n'implique aucun changement institutionnel. Il insiste surtout
sur ce qui, à ses yeux, pourrait compromettre le déroulement de
cette première phase, et donc l'objectif de convergence des
économies. Il cite comme obstacle le déficit budgétaire de certains
États membres (il doit songer à l'Italie), l'absence d'accord en
vue sur l'harmonisation des taux de TVA et des autres taxes à la
consommation. Il propose de donner mandat aux instances spécialisées compétentes d'établir un
rapport pour le Conseil européen italien de la mi-décembre 1990.
Autrement dit, les ministres des Finances et le Comité des
gouverneurs seraient chargés de préparer la
Conférence intergouvernementale en élaborant des principes —
notamment stabilité des prix et indépendance des banques centrales
— conformes aux principaux objectifs allemands. Il suggère une
première discussion à Strasbourg sur les autres réformes institutionnelles et propose de
charger les instances compétentes de régler les problèmes d'ici au
Conseil européen de Dublin.
Il noie ainsi l'Union économique et monétaire dans
un vaste projet de réforme d'ensemble des institutions de la
Communauté et renvoie la décision politique portant sur la mise en
place d'une Conférence intergouvernementale de réforme du Traité de
Rome au Conseil européen italien de la mi-décembre 1990, tout en
faisant dépendre cette décision du rapport des instances
spécialisées compétentes. L'ouverture de la Conférence
intergouvernementale paraît de la sorte reportée, au mieux, au
début de 1991. Il fait en outre dépendre l'ouverture de cette
conférence — et pas seulement sa date — du rapport des ministres
des Finances et des comités spécialisés, mais aussi de
l'application de la première étape.
Si telle est vraiment la position du Chancelier,
cela signifie qu'il s'est aligné sur l'argumentation britannique.
Et que tout est enterré. Les problèmes allemands vont balayer la
construction européenne.
Le Conseil d'État rend son avis dans l'« affaire »
du foulard islamique. Un compromis, comme il fallait s'y attendre :
le foulard ne serait pas incompatible avec la
laïcité, mais le prosélytisme ou
les signes ostentatoires, oui. Lionel
Jospin va devoir se débrouiller avec ça ! Il annonce pour bientôt
une circulaire que les chefs d'établissement devront « aménager ».
Il leur donne des instructions : demander aux jeunes filles de
quitter leur foulard, dialoguer avec les parents ; en cas de refus,
accueillir s'il n'y a pas prosélytisme, exclure après mesure
disciplinaire s'il y a prosélytisme. Il estime qu'il faut faire
confiance à la communauté éducative, cesser d'enflammer le débat et
le ramener à ce qu'il est, à savoir un problème de terrain (six
jeunes filles dans trois établissements).
Le Président est du même avis.
La circulaire aux chefs d'établissement sera
soumise le 12 décembre au Conseil supérieur de l'Éducation
nationale.
Mardi 28 novembre
1989
Incroyable ! Alors qu'il écrivait hier au
Président français à propos du calendrier des discussions sur
l'Union monétaire, Helmut Kohl ne lui a
rien dit sur l'essentiel, à savoir ce qu'il annonce aujourd'hui à
propos de la réunification : Nous apprenons en effet par des
dépêches d'agence que, devant le Bundestag, il vient de présenter
un plan en dix points visant à la réalisation de l'unité allemande
dans le cadre de structures
confédératives ! Personne, à Paris, n'en a été prévenu !
(Genscher avoue dans la soirée à Dumas qu'il a pris lui aussi
connaissance de ce plan quand Kohl l'a évoqué devant le Bundestag.
Teltschik, qui doit en être l'auteur, ne m'en a pas non plus
soufflé mot. Lui aussi est un adepte de la stratégie du fait
accompli...)
Dans ce plan très détaillé, le Chancelier affirme
d'abord le droit à l'autodétermination des Allemands de l'Est à
travers des élections libres. Il envisage ensuite la création d'une
confédération germanique, première étape de la réunification. Il ne
fixe aucun calendrier.
Enthousiasme en RFA — à l'exception des Verts, et
notamment de Daniel Cohn-Bendit. Fortes réticences à Berlin-Est et
à Moscou où l'on rappelle l'existence des deux alliances et
l'intangibilité des frontières fixées à la Libération.
François Mitterrand :
Mais il ne m'a rien dit ! Rien dit ! Je ne
l'oublierai jamais ! Gorbatchev sera furieux ; il ne laissera pas
faire, c'est impossible ! Je n'ai pas besoin de m'y opposer, les
Soviétiques le feront pour moi. Pensez, jamais ils n'accepteront
cette grande Allemagne face à eux ! En fait, Kohl est d'accord avec
la RDA : il ne veut pas que des commissions gèrent les intérêts
communs des deux Allemagnes. Mais il ne parle pas de modification
du statut politique des Allemagnes. Il n'obtiendra rien de moi
là-dessus avant que l'unité de l'Europe n'ait beaucoup progressé.
Et en plus la RDA n'en voudra pas. Ce sont des Prussiens. Ils ne
voudront pas être sous contrôle bavarois.
Conseil des ministres de l'Environnement des
Douze. Accord sur la création d'une Agence européenne de
l'environnement. Reste à déterminer où sera son siège. Il y a déjà
quarante-quatre villes candidates !
Horst Teltschik réunit
en début d'après-midi les trois ambassadeurs américain, britannique
et français, pour leur expliquer les dix points présentés par le
Chancelier devant le Bundestag. Il affirme que ce discours est le
fruit d'une réflexion personnelle, mais aussi de nombreuses
conversations menées avec les dirigeants amis
de l'Allemagne (il cite notamment le Président Bush et
François Mitterrand), des représentants de l'Est, des dirigeants de
l'Union soviétique et des représentants des différentes formations
politiques de République fédérale. Le Chancelier l'a prononcé
aujourd'hui, prétend-il, pour saisir l'occasion que lui fournissait
l'ouverture du débat budgétaire.
Teltschik affirme que tout cela a été plus ou
moins négocié avec Moscou. D'après les contacts secrets qu'il a eus
avec les Soviétiques, ceux-ci mettent actuellement deux conditions
à la réunification : d'abord, que le Pacte de Varsovie soit
maintenu ; ensuite, que le caractère étatique de la RDA ne soit pas
remis en question. Mais ce sont, dit-il, des conditions que les
Soviétiques avancent pour la période actuelle
; ils semblent, pense-t-il, ne pas y tenir pour la suite. Il
raconte que les discussions se sont engagées avec les Soviétiques, qui sont venus nous trouver pour nous
demander: « Vous voulez un traité de paix ? Avec qui ? Et comment
concevez-vous l'unité de l'Allemagne si les pactes militaires
existants doivent être conservés et les systèmes économiques
maintenus ? » Ils ont paru montrer de l'intérêt pour une
Conférence des quatre puissances. Les Allemands en ont déduit que
le moment était venu, pour le Chancelier, d'exposer sur tout cela
les idées qui lui sont personnelles.
Horst Teltschik souligne que les dix points
constituent un tout et que ceux concernant plus spécialement les
rapports entre la RFA et la RDA ne sauraient être dissociés des
points relatifs aux implications internationales de la politique
allemande du gouvernement fédéral. Les relations entre les deux
Allemagnes font partie intégrante de sa politique en matière de
relations Est/Ouest et de sa politique européenne, dont elles ne
sauraient être dissociées. Le Chancelier s'efforce de trouver une
date possible pour se rendre en RDA sitôt après le congrès de la
SED, c'est-à-dire avant la visite de François Mitterrand dans ce
pays ; il s'oriente vers le 19 décembre, ou pendant la période de
Noël. Il tient à avoir des entretiens à Berlin-Est pour régler la
question de la création d'un fonds de devises avant le 1er janvier 1990.
Le point 1 concerne les mesures d'urgence que doit
prendre le gouvernement fédéral face à l'accroissement des
mouvements de personnes en provenance ou à destination de la
RDA.
Le point 2 vise à
poursuivre l'action déjà entreprise entre les deux États allemands.
Il s'agit en somme de la continuation de ce qui a déjà été
fait.
Le point 3 apporte des précisions aux déclarations
précédentes du Chancelier sur la nouvelle dimension que devraient
revêtir les relations inter-allemandes, et donc l'aide que la
République fédérale est disposée à consentir à la RDA. Il doit être
entendu qu'un certain nombre de réformes devraient avoir atteint un
point de non-retour dans la réalisation
de la démocratie pour que ces mesures d'aide puissent être
appliquées. Nous jugeons les déclarations du
SED encore insuffisantes, précise Teltschik, en particulier
lorsqu'on paraît considérer à Berlin-Est que ce sont les partis
déjà établis, les Blockparteien, qui doivent seuls s'engager dans
la compétition électorale, et lorsqu'on prétend que le socialisme
ne doit pas être abandonné. Cela veut-il dire que les partis non
socialistes ne seront pas admis à présenter des candidats ? Cela
exclut-il la possibilité que soit formé un gouvernement non
socialiste à Berlin-Est ? On ne saurait admettre en République
fédérale que de tels principes soient avancés; on ne souhaite pas
poser le problème sous la forme de pré-conditions, mais il y a des
cas de figure que l'on ne saurait accepter.
Le point 4 reprend
l'idée, avancée par Hans Modrow, le dirigeant est-allemand, d'une
communauté contractuelle entre les deux
États allemands. Il s'agit de renforcer le système d'accords
existants, de faire fonctionner les commissions qui ont déjà été
créées et de mettre en place une nouvelle commission chargée de
traiter principalement les problèmes économiques et
financiers.
Dans le point 5, le
Chancelier avance l'idée de créer des structures confédérales. Teltschik fait remarquer
que Helmut Kohl n'a pas parlé de confédération, ce qui impliquerait la conclusion
d'un traité entre les deux États. Les structures confédérales
ouvriraient une période de transition allant vers une future unité
étatique. D'ailleurs, fait observer Horst
Teltschik, il n'aurait pas été possible
de parler de confédération sans poser le problème du maintien des
deux États dans leurs alliances militaires respectives. Or, il est
évident que la République fédérale entend rester dans l'OTAN. Mais,
à la fin du processus, tout cela doit déboucher sur
l'unité.
Très habile dialectique pour laisser tout ouvert
sans être critiquable par personne. Et tout cela aurait été mis au
point sans Genscher ! Quelle gifle pour le ministre !
Michel Rocard écrit à
François Mitterrand qui a critiqué, mercredi dernier, en Conseil,
la politique suivie dans les domaines des réseaux câblés, des
nouvelles normes de télévision et de l'industrie de programmes.
Pour lui, le câble semble désormais dans une
phase de décollage. Il propose une communication à ce sujet
au Conseil des ministres vers la fin janvier.
Retour sur les questions européennes : de Bonn,
Joachim Bitterlisch, qui a rédigé pour le
Chancelier la lettre et le calendrier de travail reçus hier,
appelle Élisabeth Guigou pour s'assurer qu'il
n'y a pas eu d'erreur d'interprétation. Cette conversation
révèle d'abord deux erreurs de traduction. A la neuvième ligne du
dernier paragraphe de la lettre, il fallait lire : perception de
la TVA au lieu de hausse de la TVA. Dans le calendrier, au deuxième
alinéa du paragraphe 2, au lieu de: le Conseil
européen donne pour mission aux instances compétentes de régler les
problèmes, il convenait de lire: le Conseil européen donne pour
mission aux instances compétentes d'élaborer les questions qui y
correspondent.
Singulier retour sur des détails de procédure
communautaire, alors que se joue dans d'autres bureaux de la
Chancellerie la réunification allemande...
Mercredi 29 novembre
1989
Cet après-midi, le
Président m'entraîne pour une longue promenade. Il est de
méchante humeur. D'abord à cause de Kohl et de son annonce-surprise
; ensuite à cause des socialistes, qu'il critique durement :
Déficit d'explication, déficit social, déficit
du Parti socialiste. Il y a, depuis plusieurs mois, un décrochage
de l'électorat populaire. Il suffisait d'examiner de près les
résultats des cantonales partielles pour s'en apercevoir. Les
socialistes ne parviennent pas à récupérer l'électorat qui fuit le
Parti communiste, et les bagarres surréalistes entre tendances ne
font rien pour améliorer leur image.
Rocard mène une politique de
l'autruche sur le problème de l'immigration. Il ne dit rien, il ne
fait rien. Du coup, le Front national s'engouffre dans la brèche.
Quand quelqu'un propose au Premier ministre une mesure, quelle
qu'elle soit, il la refuse en disant : il ne faut rien faire qui
puisse cristalliser les passions.
Au contraire de Pierre Mauroy, François Mitterrand
pense qu'il faut que les courants socialistes se comptent au
prochain Congrès afin que Fabius apparaisse comme le plus fort. Il
ne souhaite donc pas de synthèse entre eux avant janvier. Jospin,
Mauroy et Mermaz sont convaincus que c'est la mort du
mitterrandisme au sein du PS, et le lui ont dit. Il n'a pas l'air
de s'en soucier le moins du monde : Il est
temps qu'ils s'assument et apprennent à vivre
ensemble.
L'Assemblée fédérale tchécoslovaque supprime la
notion de rôle dirigeant du Parti communiste dans la
Constitution.
Jeudi 30 novembre
1989
A Rome, Mikhaïl Gorbatchev évoque l'avenir d'une
Europe réconciliée, mais dans le respect des équilibres actuels.
Afin de réaffirmer l'intangibilité des frontières issues de la
guerre, il suggère une réunion au sommet, dès 1990, des trente-cinq
membres de la Conférence sur la sécurité et la coopération en
Europe (CSCE).
Hans-Dietrich Genscher vient voir François
Mitterrand. Dumas assiste à l'entretien. C'est lui qui a arrangé le
rendez-vous à la demande de son collègue allemand.
Le Président lui demande en plaisantant si
l'Allemagne réunifiée resterait dans la CEE. Genscher lui répond
pour la première fois que le gouvernement allemand a changé d'avis
et qu'il est prêt à fixer, à Strasbourg, la semaine prochaine, la
date de la Conférence internationale sur l'Union monétaire, afin
que le mark reste dans l'UEM et ne s'en éloigne pas du fait de
l'évolution à l'Est. Autrement dit, les Allemands sentent bien que
la grogne commence à monter à Paris devant les actes unilatéraux de
Bonn, et sont prêts à lâcher un peu de lest.
Peu après l'entrevue, le
Président me confie avoir dit à Genscher : Ou l'unité allemande se fait après l'unité européenne, ou
vous trouverez contre vous la triple alliance [France,
Grande-Bretagne, Russie], et cela se terminera
par une guerre. Si l'unité allemande se fait après celle de
l'Europe, nous vous aiderons.
Brian Mulroney fait transmettre au Président, par
notre ambassadeur à Ottawa, François Bujon de l'Estang, les
impressions et conclusions qu'il rapporte de sa visite en Union
soviétique et de l'entretien de six heures qu'il a eu hier soir à
la Maison Blanche, autour d'un dîner de travail, avec le Président
Bush. Comme toujours, des remarques fines et constructives.
Pour Mukoney, Mikhaïl Gorbatchev est solidement en
selle et y demeurera. Il n'a aucun adversaire sérieux ni au sein du
Comité central, ni au-dehors. Ses chances de survie dépendront
avant tout des solutions qu'il saura apporter à la grave crise
économique que traverse l'URSS, et de la réponse de l'Occident.
Gorbatchev suit avec anxiété les développements en Allemagne et
compte sur la France pour faire prévaloir dans la question
allemande une approche souple et pragmatique. Il a montré un très
grand intérêt pour la proposition de création d'une banque pour les
pays d'Europe de l'Est. Brian Mulroney
ajoute que Gorbatchev lui a dit : J'ai fait ce
que j'avais à faire. Je pourrais partir, maintenant.
Mulroney a conseillé hier soir à Bush de soumettre
à Gorbatchev, lors de leur prochaine rencontre de Malte, un
ensemble de propositions de coopération entre les pays occidentaux
et l'URSS. Il a suggéré au Président américain que François
Mitterrand soit chargé par ses six partenaires d'aller informer
Gorbatchev, au nom des Sept, des perspectives du prochain Sommet de
Paris. Mulroney a constaté dans sa conversation avec Bush que
Margaret Thatcher se trouvait aujourd'hui quelque peu mise à
l'écart à Washington. Pour lui, la France peut jouer un rôle de
catalyseur dans cette conjoncture historique. Bush et Gorbatchev
pensent également que la France se trouve en position de jouer un
rôle spécial dans l'évolution de la question allemande, notamment
pour faire prévaloir une approche modérée,
prudente et souple.
Tout cela tombe plutôt bien, avant la prochaine
rencontre franco-soviétique à Kiev.
D'après une source italienne, Mikhail Gorbatchev aurait dit à Giulio Andreotti :
Le plan de réunification allemande est
absurde. Il faut s'en tenir à la CSCE et à l'intangibilité des
frontières.
Vendredi 1er décembre 1989
Les Alliés vont devoir réfléchir aux répercussions
de l'évolution des rapports inter-berlinois sur le statut de la
ville : le maire de Berlin fait endosser par Helmut Kohl le projet
de faire élire au suffrage direct les députés berlinois au
Bundestag, ce qui n'est pas évident au regard de l'accord
quadripartite.
François Mitterrand écrit à Helmut Kohl après sa
rencontre avec Genscher. Il lui confirme qu'il posera à Strasbourg
la question de la date d'ouverture de la conférence
intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire. Il
déclare souhaiter vivement que l'ouverture de cette conférence soit
fixée avant la fin de l'année 1990. Il propose au Chancelier d'en
discuter avec lui le 4 décembre, lors de la réunion de l'OTAN à
Bruxelles.
Ubuesque : la réunification allemande est en train
de se faire sous nos yeux, et François Mitterrand et Helmut Kohl se
bornent à parler de la date d'une Conférence monétaire européenne
qui pourrait n'avoir lieu que dans dix-huit mois ! Tout cela parce
que le Chancelier ne donne aucune prise à une discussion sur la
réunification, qu'il laisse progresser sans en faire un sujet de
négociation internationale. Et parce que nous voyons dans
l'accélération de la construction européenne le meilleur rempart
contre le dynamisme de la réunification.
Mikhaïl Gorbatchev est
au Vatican. Il y fait deux propositions qui ne constituent pas tout
à fait des surprises. En premier lieu, des consultations
avec l'Italie, les États-Unis et, peut-être,
le Conseil de sécurité de l'ONU sur le problème de la présence
permanente en Méditerranée des flottes américaine et
soviétique. (Cette suggestion rejoint un ancien plan
soviétique de retrait des flottes américaine et soviétique de
Méditerranée, lequel n'empêcherait pas la flotte soviétique de
rester en mer Noire). Il propose en second lieu d'avancer à 1990 le
nouveau Sommet des trente-cinq pays de la CSCE (pays européens,
États-Unis et Canada) prévu pour 1992.
Pour l'heure, le Président Bush a réservé sa
réponse à ce sujet. L'idée d'une réunion générale de tous les pays
concernés par les changements en cours en Europe, notamment la
résurgence de la question allemande, correspond à coup sûr à une
nécessité qui ira croissant.
Le Parlement est-allemand supprime le rôle
dirigeant du Parti dans la Constitution.
Samedi 2 décembre
1989
Sommet Bush-Gorbatchev à Malte à bord du paquebot
Maxime Gorki, à quai et non au large,
comme prévu, en raison du mauvais temps. Les deux Grands annoncent
l'ouverture d'une ère nouvelle dans les
relations internationales et décident d'accélérer les négociations
sur le désarmement. George Bush affirme
son soutien à la politique de
Gorbatchev et son intention d'intégrer l'URSS à la communauté
internationale.
Jamais Gorbatchev n'a paru aussi fort. Il a réussi
la conquête de la direction du Parti et l'élimination progressive
de ses adversaires. Les derniers représentants de la génération
brejnévienne (Tchebrikov, Chtcherbitski) ont été mis à l'écart en
septembre. Les conservateurs andropoviens (Ligatchev, Zaikov) sont
marginalisés. Le Comité central, dernier refuge des apparatchiks,
est aujourd'hui sans pouvoir réel. Gorbatchev tient le Bureau
politique et le gouvernement. Chef de l'État, président de
l'Assemblée, secrétaire général du Parti, il n'a pour le moment pas
de concurrent direct. Il coopère étroitement avec son Premier
ministre Rijkov et contrôle l'armée comme le KGB.
Mais l'économie et les structures sociales lui
échappent : généralisation des pénuries, effondrement du rouble.
Des réseaux sociaux (santé, enseignement, communications) sont
détruits. La population s'éloigne de lui, doute de la perestroïka et constate qu'au bout du compte, cette
forme de liberté que connaît l'URSS en cet instant n'est guère
revitalisante pour le pays. On assiste à des velléités de sécession
chez les Baltes, à des affrontements ethniques en Asie centrale, en
Géorgie, en Arménie, en Ukraine. Une série d'élections régionales
vont se tenir d'ici à mars. Les Soviétiques vont élire leurs
représentants au sein des municipalités, aux conseils de région et
aux parlements des quinze républiques fédérées. Ils rejetteront 90
% des hommes en place. Il est à parier que certaines assemblées
élues feront valoir des revendications nationales.
Dimanche 3 décembre
1989
Le Front national remporte la législative
partielle de Dreux et la cantonale de Salon-de-Provence.
Commentaire de François Mitterrand:
Je l'avais bien dit ! C'est une conséquence des querelles
socialistes. Et de l'absence de
politique de Michel Rocard.
A 7 sur 7, Michel Rocard
tente de minimiser ces résultats. Sur l'immigration, il trouve
cette singulière formule : La France ne peut
accueillir toute la misère du monde. Qui l'a jamais cru ?
Mais entendre un socialiste prononcer ces mots, dans ce contexte de
montée de l'extrême droite, prend une résonance étrange.
En Tchécoslovaquie, le Président de la République,
Gustav Husak, nomme un nouveau gouvernement fédéral. Sur les vingt
et un membres du cabinet, seize sont encore membres du Parti
communiste.
La direction du Parti communiste allemand (SED) se
saborde. Émergence de nouvelles figures. Arrestation de quatre
dirigeants de l'équipe Honecker.
François Mitterrand :
Je suis impatient d'y aller.
Lundi 4 décembre
1989
Dans l'avion qui le conduit à Bruxelles au Sommet
de l'OTAN, le Président est hors de lui. Alors qu'il avait pris
soin de se présenter avec une demi-heure d'avance au-dessus de
l'aéroport de Bruxelles, l'avion a reçu de la tour de contrôle
l'ordre de se mettre en attente et de décrire des cercles autour de
la capitale belge. Il y a, paraît-il, des « encombrements aériens »
! François Mitterrand arrive au Sommet, en rage, avec une
demi-heure de retard. A sa demande, Roland Dumas est prié d'envoyer
une lettre sèche à son collègue belge.
Les Alliés se montrent divisés devant les
bouleversements de l'Est. Le Chancelier élude habilement toutes les
questions embarrassantes. François Mitterrand refuse de parler de
la réunification avant qu'on n'ait répondu sur la question des
frontières germano-polonaises. Les Américains déclarent qu'ils
refuseraient la réunification si l'Allemagne devait sortir de
l'OTAN.
George Bush glisse à
François Mitterrand : Gorbatchev me trouve
prudent. C'est une façon de me qualifier plus aimable que celle des
démocrates chez moi.
Dans les couloirs, je discute avec les Allemands
et les Britanniques de la création de la Banque de l'Europe.
Teltschik et Powell me confirment que le Chancelier et Margaret
Thatcher donneront leur accord à sa création au Sommet de
Strasbourg. Mais ils me prient de garder la chose secrète d'ici
là.
A la demande de Pierre Mauroy, Michel Rocard
reprendra l'amendement d'amnistie en seconde lecture au Parlement.
François Mitterrand laisse faire :
Qu'ils s'en débarrassent au plus vite ! Rocard
croit qu'il réussira à faire proposer ça par les centristes. Il n'y
arrivera pas. Les centristes sont des chrétiens, c'est-à-dire des
hypocrites.
Mardi 5 décembre
1989
Pierre Mauroy a convaincu ce matin, une fois de
plus, Rocard de réintroduire l'amnistie dans la loi sur le
financement des partis, actuellement en discussion à
l'Assemblée.
Helmut Kohl répond par une nouvelle lettre aux
inquiétudes de François Mitterrand sur le calendrier de la
construction européenne. Affirmant qu'il souhaite l'Union
politique, il réitère sa proposition d'un simple rapport au Conseil
européen de Rome, fin 1990, et ajoute que la Conférence
intergouvernementale qui pourrait suivre devrait être organisée par
ce même Conseil européen. Il souhaite également un élargissement
des droits du Parlement européen. Mais rien sur la date de la
Conférence que François Mitterrand veut voir fixer à Strasbourg,
pour la rendre irréversible.
Le
Président écrit aux Douze pour leur proposer l'ordre
du jour de Strasbourg. On parlera de l'Union économique et
monétaire et de la conférence intergouvernementale qui devra
apporter des réponses en vue d'élaborer un nouveau traité. Il met
clairement l'enjeu sur la table : Nous devons
maintenant nous prononcer sur la date de la convocation de la
conférence. Cette décision est d'ores et déjà perçue comme la
preuve la plus claire que nous puissions apporter de notre volonté
de faire franchir une nouvelle étape à la Communauté. On
parlera ensuite du projet de Charte sociale et des conditions dans
lesquelles pourront être effectivement appliqués les droits qui y
sont inscrits. Puis de la liberté de circulation des personnes, de
la lutte contre la drogue, de l'environnement, de l'audiovisuel ;
enfin des aspects économiques de nos relations avec les pays de
l'Est.
Le dîner permettra d'approfondir toutes les
retombées politiques de l'évolution à l'Est.
François Mitterrand
conclut : Le Conseil se tient à un moment où
s'annonce une évolution dans l'histoire de notre continent, dont il
est difficile encore de percevoir tous les ressorts et toutes les
implications... Il est donc de l'intérêt de tous les Européens que
la Communauté européenne se renforce et qu'elle accélère sa marche
vers l'Union européenne.
Mercredi 6 décembre
1989
Au Conseil des ministres, le
Président donne la parole à Lionel Jospin en l'appelant :
monsieur le ministre d'État chargé de
l'Éducation nationale et de tout cela... Sourires autour de
la table.
Aujourd'hui, l'Assemblée aborde l'examen, en
seconde lecture, du projet de loi sur le financement des partis.
Après de longs débats, les socialistes ont repris l'idée de
réintroduire l'amnistie supprimée en septembre. Dans le groupe, on
nous explique avoir réussi à convaincre une fraction de la droite
de se rallier à cette proposition.
Depuis longtemps déjà, une partie de l'UDF,
persuadée par son trésorier Gérard Longuet, est plutôt bien
disposée, mais elle ne veut en aucun cas paraître seule à voler au
secours des socialistes. Certains responsables RPR voient des
avantages à l'amnistie et seraient même prêts à la favoriser en
sous-main, mais préféreraient que ce soit le gouvernement qui
l'impose sans avoir à y prêter la main. Ainsi, ils en tireraient un
double bénéfice : d'une part, ils se draperaient dans leur vertu
pour condamner la gauche, d'autre part, ils espèrent profiter de
l'amnistie qui serait votée malgré leur opposition. Reste donc le
groupe centriste, dont le vote devient déterminant. Compte tenu de
l'opposition du PC (moins par vertu que par illusoire conviction
que son propre système de financement ne sera jamais mis au jour),
l'UDC est en effet le seul groupe qui pourrait calmer les
appréhensions de l'UDF. Soit l'adhésion des centristes entraîne
celle de l'UDF, soit leur refus provoque celui de l'UDF.
Le PS a donc décidé de présenter à nouveau
l'amendement instaurant l'amnistie dans sa version qui en exclut
les seuls parlementaires. L'idée a même été un moment envisagée
qu'il soit présenté par Michel Pezet, lequel, venant d'être inculpé
lui-même, aurait ainsi symboliquement montré qu'il n'était pas
question d'auto-amnistie ! Michel Rocard est intervenu pour que
cette fantaisie soit abandonnée. Il souhaite en effet négocier avec
les centristes, voire les charger de l'initiative de l'amendement.
Le texte définitif est donc discuté dans les moindres détails avec
l'UDC (Jean-Jacques Hyest). En sont exclus d'une part les
parlementaires en fonction à la date de son adoption ou au moment
des faits, d'autre part les délits d'ingérence et de corruption,
enfin tous les cas d'enrichissement personnel. Mais, naturellement,
les centristes refusent de présenter eux-mêmes cet amendement.
C'est donc à Jean-Pierre Michel, député socialiste de Haute-Saône
et magistrat, qu'échoit la corvée. Il s'en acquitte avec talent et
clarté.
En moins d'une heure, l'amnistie est adoptée par
283 voix pour, 168 contre, 111 abstentions et 14 non-votants (après
enregistrement des rectifications de vote, le résultat donne 283
pour, 175 contre, 104 abstentions, 14 non-votants). Hormis le PC,
chaque groupe a donné au moins une voix pour (Longuet pour l'UDF,
Raoult pour le RPR, et quatre centristes, dont Raymond Barre). Mais
l'adoption est due avant tout aux abstentions. On en a dénombré 33
à l'UDC, 14 au RPR et 62 à l'UDF. Hormis le PC, tous les groupes
ont donc trempé dans l'affaire. L'adoption de l'amendement résulte
à l'évidence d'une opération parfaitement maîtrisée et
techniquement très brillante... mais, hélas, politiquement
calamiteuse !... Car les socialistes ont beau expliquer que les «
politiques » sont exclus de l'amnistie, chacun est à même de
comprendre qu'une fois amnistiés les « corrupteurs » (chefs
d'entreprise et intermédiaires), les magistrats n'auront plus les
moyens de rechercher les « corrompus ».
François Mitterrand :
Au bout d'un an, on en arrive au pire : on
fait voter ce texte par les seuls socialistes ! Et on ne sait pas
qui est amnistié. Je n'aurais pas dû les laisser faire. C'est une
erreur. C'est ma première vraie erreur depuis 1981. Vous allez
voir, on dira que c'est moi ! Notez-le bien : je n'y suis pour
rien. J'étais contre !
Nous partons pour Kiev où François Mitterrand doit
rencontrer Mikhaïl Gorbatchev. Le dirigeant soviétique enrage
contre Helmut Kohl dont la précipitation risque, selon lui, de
compromettre toute l'œuvre qu'il a entreprise à l'Est. Le Mur de
Berlin s'est ouvert grâce à lui. Mais la RDA est en Europe
orientale le partenaire privilégié de Moscou, le seul pour lequel
les Soviétiques ont nourri et continuent de nourrir estime et
crainte mêlées. Aux yeux de Gorbatchev, les Soviétiques ont des
droits sur l'Allemagne ; les Allemands ne peuvent être admis à
intervenir dans le débat que dans certaines limites.
Egon Krenz est l'homme de Gorbatchev. Il a reçu
mission de fournir, en RDA, une démonstration de la pertinence de
la perestroïka et il doit imposer aux
Allemands de l'Est comme de l'Ouest cette patience dont parle aussi
Genscher lui-même. Le gouvernement soviétique souhaite donc qu'une
coopération fructueuse puisse s'instaurer entre les deux
Allemagnes, mais qu'elle reste circonscrite. Essentiel de
comprendre où en est Gorbatchev aujourd'hui, après Malte et avant
Strasbourg.
Mikhaïl Gorbatchev:
Bienvenue ! C'est une heureuse idée d'être
venu ici, à Kiev. Nous apprécions hautement le dialogue entre nous.
J'ai beaucoup réfléchi. Notre concertation et notre rapprochement
sont plus nécessaires que jamais. Le contexte actuelpousse à une
coopération toujours plus étroite entre nous.
François Mitterrand :
Je suis venu dans cet état d'esprit. Nous
avons repris une grande tradition historique de relations entre
Paris et Moscou. L'actualité nous propose tous les jours des sujets
graves. Je souhaite aborder avec vous cette période grave dans le
meilleur esprit de coopération. Tout doit être fait pour que les
ponts soient jetés entre les deux parties de l'Europe avant qu'il
n'y ait plus besoin de ponts, parce que ce sera la même
terre.
Mikhaïl Gorbatchev:
C'est l'idée maîtresse et ce n'est pas
exagérer notre mission que de le dire. A cette heure, les problèmes
sont si nouveaux qu'il faut une réflexion philosophique profonde
pour définir une politique à la hauteur de ces problèmes. Mes
entretiens avec le Président Bush m'ont convaincu qu'il est un
Président des États-Unis qui peut jouer un rôle utile en ces temps
tumultueux. Il est prudent, il ne veut pas se presser. S'il y avait
quelqu'un d'enclin à l'improvisation à la tête des États-Unis, ce
serait dangereux. Le problème est que la réflexion actuelle des
États-Unis est périmée par rapport à la situation. Ils sont devenus
très pragmatdques, mais ils ont du mal à renoncer aux mécanismes
anciens. Les Américains devront comprendre que leur politique ne
peut plus être définie seulement à partir de leurs intérêts. Ils ne
sont d'ailleurs venus à Malte qu'à cause des pressions de leur
opinion publique.
François Mitterrand :
Bush est un homme qui préfère attendre. Il a
compris — nous l'y avons poussé — qu'il fallait faire un geste. Ils
ont un schéma très étroit du monde.
Milchail Gorbatchev :
Nous devons en tenir compte. Les États-Unis
devraient participer très activement à ce processus, sinon ce sera
un obstacle majeur au progrès.
François Mitterrand :
Une étape a été franchie avec Malte. C'est un
contact direct qui durera.
Mikhail Gorbatchev :
Lui et moi avons d'excellents contacts
personnels, approfondis dans un bon climat, pour traiter les
affaires d'une façon calme et sérieuse.
François Mitterrand :
Bush l'a dit aussi à Bruxelles. Considérez
cela comme acquis.
Mikhaïl Gorbatchev
: Nous étions venus à Malte pour aboutir. Il
m'a dit être satisfait de cette rencontre ; mais quand on a parlé
des choses concrètes, il s'est exprimé très différemment. Les
hommes d'affaires américains veulent augmenter leur commerce avec
nous, mais l'administration les en empêche. Bush a été poussé à
avancer sur le plan du commerce par ce qui s'est passé au Sommet
des Sept à Paris qui lui a fait comprendre les progrès de la
coopération entre les deux parties de l'Europe. Il est très
préoccupé par les problèmes d'intégration en Europe. Il
croitpossible une intégration graduelle de l'URSS à l'économie
internationale. C'est ce que vous-même avez toujours dit. C'est
donc un grand changement, un revirement dans l'attitude américaine.
En matière de désarmement, il veut qu'au terme de son premier
mandat, une décision importante sur Start, le chimique, les
négociations de Vienne ait lieu. Je lui ai dit que mon attitude
serait très constructive. Il a proposé de dynamiser le programme de
travail de la négociation. Baker et Chevardnadze vont travailler
dans ce sens. Pour les armements stratégiques, la réduction de 57 %
est nécessaire, mais dans le cadre du traité de 1972. Pour les
missiles en mer, j'ai proposé d'éliminer toutes les têtes
nucléaires sur tous les navires, y compris tactiques (mines, obus),
sauf sur les sous-marins qui sont stratégiques et offensifs. Nous
allons travailler là-dessus avec eux. Mais les Américains
disposeront alors de huit mille cinq cents charges, et nous
seulement de six mille ; nous ne sommes pas d'accord. Nous avons
demandé aux Américains comment réduire les troupes de l'OTAN et du
Pacte de Varsovie. Actuellement, nous sommes inquiets. Les
Occidentaux veulent aller vers moins d'armement, mais sans
réduction des effectifs. Nous avons proposé un million d'hommes en
moins, mais les Occidentaux n'ont rien répondu.
François Mitterrand :
On n'en est pas là, notre position n'est pas
arrêtée. Il faut attendre une position française sur la réduction
des effectifs.
Mikhail Gorbatchev
: Il y a aussi les forces
navales.
François Mitterrand :
Ç'a a avancé ?
Mikhaïl Gorbatchev :
J'ai montré à Bush la carte des bases
américaines autour de l'URSS. Je lui ai demandé de la vérifier;
j'attends toujours sa réponse ! Je comprends les préoccupations
américaines pour ce qui est des communications internationales par
mer. Mais on ne peut pas ne pas parler de réduction des forces
navales. J'ai aussi proposé de confronter nos doctrines militaires:
nous avons maintenant une doctrine défensive. Nous sommes en train
de rebâtir nos forces armées et nous en profitons pour bannir tout
caractère offensif. La doctrine de réaction rapide de l'OTAN, qui
remonte à 1968, est obsolète. Bush a dit que l'OTAN aussi était à
caractère défensif. Je lui ai démontré que les manœuvres de l'OTAN
sont toujours offensives. J'ai cru comprendre que Bush n'avait pas
encore eu l'occasion de débattre ce problème. [Façon
élégante de dire que le Président américain n'y connaît rien.]
Sur les armes chimiques, pour ce qui nous
concerne, nous sommes pour une interdiction globale par étapes. On
a dit qu'on en reparlerait... Les discussions les plus animées ont
commencé quand on a évoqué la situation présente en Europe et dans
le monde.
Mikhail Gorbatchev est
très à l'aise, il parle sans notes, réfléchit beaucoup avant de
s'exprimer, paraît très maître de lui. Il continue : Beaucoup, outre-Atlantique, estiment que la guerre froide
est profitable aux États-Unis. J'ai dit à Bush que je ne pense pas
ainsi. Nous avons certes empêché une grande guerre entre nous, mais
il y a eu des conflits partout. Le processus d'Helsinki est
essentiel. Miser sur la force n'a profité à personne. Cela pose le
problème de la survie de l'humanité: toute confrontation menace la
survie de l'homme. Les États-Unis disent qu'il faut en finir avec
la division de l'Europe, mais sur la base des valeurs occidentales.
Qu'est-ce que c'est, les « valeurs occidentales » ? Existe-t-il des
« valeurs orientales » ? Il ne faut pas que l'Occident cherche à
exporter la contre-révolution ! On commence à oublier la doctrine
Brejnev, et voici qu'on parle à présent de la doctrine Bush ! Les
Américains disent qu'on assiste à la « faillite du socialisme » et
des États « totalitaires » de l'Est et qu'il n'y a qu'une solution,
le capitalisme. Je lui ai répondu : « Si la guerre froide a réussi,
si seules les valeurs capitalistes triomphent, que proposez-vous ?
Une pax americana ? C'est incompatible avec une évolution vers un
rapprochement Est/Ouest ». J'ai dit aux Américains : «Le diktat
n'aboutira à rien. » Le comprendront-ils ?
L'URSS est en plein renouveau
; les pays de l'Est aussi sont en plein renouveau. L'Europe
s'organise. Le Japon, la Chine deviennent de nouvelles puissances.
Que faire de ce monde nouveau ? Giscard d'Estaing m'a dit: «
Préparez-vous à avoir affaire à l'Union européenne. » Bush est
contre cette idée. Je lui ai dit: «Pourquoi? C'est un fait, une
réalité qu'on ne peut ignorer. » Notre monde devient un village.
Tous les problèmes deviennent globaux : écologie, ressources,
développement, progrès scientifique. Il n'y a rien là
d'insurmontable. Là-dessus, je ne suis pas satisfait de mon
entretien avec Bush.
En conclusion, le rôle de
pionniers dans la perception de l'époque actuelle revient aux
Européens. Les Européens sont là-dessus irremplaçables. Soyons
réalistes : rien ne sera facile en Europe non plus. Ce qui arrive
en ce moment en Europe montre que M. Kohl, votre ami, votre
partenaire, a un très fort côté provincial. Chez nous, le moindre
homme politique de province joue avec six coups d'avance. Pas lui.
Quant à Mme Thatcher, elle s'isole elle-même.
Voilà, j'en reviens là où
j'ai commencé : la relation entre la France et l'Union soviétique
va jouer un rôle croissant dans les relations
internationales.
M. Bush a salué la
perestroïka. Je lui ai répondu : « De nos jours, il serait risqué
de ne pas saluer la perestroïka! » Bush
est pour la stabilité, et c'est très bien. Il est pour la poursuite
d'Helsinki. Le Comecon et la CEE vont se rapprocher...
François Mitterrand :
GATT, FMI, Banque mondiale : il faut que
l'URSS y soit !
Mikhaïl Gorbatchev :
C'est un aspect très important. Après la
réunion des Sept à Paris, il y a eu une modification de l'attitude
américaine là-dessus. J'ai dit à Bush : « Pourquoi parler de
valeurs américaines ? La liberté, le marché sont-ils un monopole
américain ? Ça existait avant la découverte de l'Amérique ! »
Chaque pays doit garder son identité propre, c'est une richesse
pour l'univers. La France, l'Italie, la Suède, les États-Unis
représentent des formes différentes de capitalisme. De même, le
socialisme change et emprunte diverses options, en mal ou en bien,
peu importe : c'est le choix des peuples.
François Mitterrand :
J'ai eu des discussions avec Reagan à ce
sujet. Je lui ai dit : « Vous croyez à Dieu et au capitalisme. Nous
admettons le marché comme un fait, pas comme une loi suprême. Le
marché est efficace, mais injuste. Nous voulons allier efficacité
et justice. »
[Gorbatchev prend des notes, comme s'il tenait à
se resservir de ces arguments.]
Mikhail Gorbatchev :
J'ai vu cela dans une interview que vous avez
donnée. On ne peut pas identifier la conception des États-Unis à
celle de certains pays d'Europe, vous avez raison. Quand il vante
les lois du marché, Bush ne dit pas que les grandes entreprises
américaines sont subventionnées par l'État, par exemple pour la
recherche. C'est comme pour le christianisme : la théorie c'est la
vertu, mais la pratique c'est le péché, et il n'y a pas d'idéologie
du péché ! Bush est sérieux, il connaît bien les dossiers, mais ce
n'est pas un esprit très original. Les conservateurs exercent leur
influence sur lui. Néanmoins, il est sensible au contact personnel.
C'est un Président très bien, pour l'instant. En matière de
défense, on progresse, on peut aboutir...
François Mitterrand :
Vous avez accompli un grand pas en avant. Le
désarmement chimique et peut-être le stratégique auront lieu en
1990. Ce mouvement deviendra irréversible. Il faut être
optimiste.
Autre problème : l'Europe.
Avant de rencontrer les autres, je souhaite comprendre votre
position précise sur le problème allemand. Les révolutions
hongroise, polonaise, bulgare, tchèque, nous trouvons ça bien, et
nous sommes prêts à y aider sans chercher à imposer nos valeurs :
ce n'est pas un problème majeur pour nous. [Gorbatchev prend
toujours des notes.]
Je souhaite que ces pays
aient plus de liberté, mais je ne veux pas revenir à l'Europe de
1913. De 1913 à 1989, on a assisté à beaucoup d'événements pas très
heureux. Il ne faut pas recommencer. Le véritable problème, c'est
l'Allemagne. Nous sommes devant une contradiction. Il est difficile
de ne pas tenir compte des volontés politiques fortes d'un peuple.
La frontière entre les deux Allemagnes n'est pas une frontière
entre deux peuples ; mais, à l'inverse, personne ne peut vouloir en
Europe une transformation majeure, due à une réunification
allemande, sans que d'autres dispositions aient été prises. Nous
avons besoin de renforcer notre Communauté. Vous, Soviétiques, vous
avez besoin d'assurer l'évolution du Comecon. Nous avons à élaborer
ensemble des accords sur l'évolution de l'Europe ; c'est pourquoi
j'attache une grande importance à la réunion de la CSCE, l'année
prochaine, comme vous l'avez proposé, avant que n'ait lieu le débat
sur l'Allemagne. Il faut instituer des accords européens en sorte
que le problème allemand ne soit qu'un élément parmi d'autres, et
pas le plus déterminant. Nous devons, de même, faire des progrès
dans la construction de la Communauté européenne pour que le
problème allemand soit minimisé. On a parlé trop tôt du problème
des frontières ; une réunification allemande doit être pacifique et
démocratique. Vous et nous sommes comptables de l'équilibre
européen. L'équilibre allemand ne peut pas passer avant l'équilibre
européen. J'ai fait des observations à mes amis allemands en leur
disant que rien n'a été dit sur la frontière polono-allemande ; or
c'est un problème majeur. Toute la Communauté pense comme moi, avec
plus ou moins d'acuité.
Mikhaïl Gorbatchev :
J'ai le sentiment que les États-Unis ne
présentent pas franchement leur position.
François Mitterrand :
Vous avez raison, mais j'ai parlé des
Européens, et il existe une position commune des Européens qui est
la suivante : le problème allemand a été trop vite posé. Beaucoup
d'autres problèmes, dont celui de la CSCE, doivent passer avant le
problème allemand ; et la CSCE garantit les frontières. Bush ne va
pas non plus au bout de son raisonnement. Je pense qu'il ne
souhaite pas non plus que les frontières soient remaniées. Helsinki
parle de frontières inviolables ; Bush a parlé de frontières
permanentes : quelle est la différence ? Je n'ai pas la réponse. Je
vous en parle librement. Nous sommes très amis avec l'Allemagne,
nous sommes liés par des traités particuliers, dont celui de
l'Élysée de 1963, et il m'est difficile de leur refuser quoi que ce
soit. Mais j'ai un devoir par rapport à l'équilibre de l'Europe et
de la paix. Je ne veux pas blesser les Allemands, mais je leur ai
dit que le problème allemand se posera après qu'on aura résolu
d'autres questions : à l'Ouest, la Communauté ; à l'Est,
l'évolution. Entre l'Est et l'Ouest, la CSCE constitue un cadre de
règlement pacifique et politique entre nous tous, pays d'Europe,
avec les États-Unis et le Canada. Le discours de Kohl a bouleversé
la hiérarchie des urgences, à tort. Quel est votre point de vue ?
Vous et nous devons aborder ce problème en harmonie et garder un
étroit contact.
Mikhail Gorbatchev :
Je suis entièrement d'accord avec vous. Une
nouvelle coopération s'impose entre nous à ce sujet dans un
contexte tumultueux. Nous allons poursuivre cette politique de
changements pacifiques. Que chaque pays détermine par lui-même le
sens général de son action. Les ingérences extérieures ne doivent
plus influer sur les formes économiques et sociales de chaque pays.
Tous les participants à l'action de 1968 ont critiqué le caractère
inadmissible de ce qui a été fait en Tchécoslovaquie. Mais je ne
veux pas être simple témoin, je veux contribuer à ces changements,
en confiance, avec ces pays, en aidant à leur
transformation.
Pour ce qui est de
l'Allemagne de l'Est, je partage votre position. Disons que le
problème doit trouver sa solution dans le cadre européen : cela
garantira l'Europe contre tout cataclysme et contribuera à la juste
solution du problème allemand.
François Mitterrand :
Je me rends le 20 décembre en RDA à
l'invitation de M. Honecker.
Mikhail Gorbatchev :
En RDA, les gens travaillent, tout va
bien.
François Mitterrand :
Y a-t-il une poussée populaire en faveur de la
réunification ?
Mikhail Gorbatchev :
C'est un phénomène qui existe, mais plus de la
moitié de la population souhaite garder les acquis sociaux, tout en
modifiant les institutions politiques et en élargissant la
démocratie. Les relations entre la RDA et la RFA sont une
communauté contractuelle. Nous allons avoir un dialogue plus actif.
J'y suis tout disposé.
A l'issue de ce premier entretien, Mikhail Gorbatchev prie François Mitterrand de lui
pardonner par avance le dîner ennuyeux
qui va suivre. Il a dû, dit-il, y convier les derniers apparatchiks
d'Ukraine, dont il compte se débarrasser très
vite. Parmi eux, un certain Leonid Kravtchouk, le
plus sclérosé d'entre eux.
Mikhail Gorbatchev:
J'ai des journées chaudes qui m'attendent! Le
12 décembre reprend la session du Parlement. Je fais tout ce qui
est bon pour le pays et pour notre idéal socialiste auquel vous et
moi sommes attachés...
François Mitterrand :
Vous avez du courage, de la volonté, de la
bonne humeur : c'est prometteur !
Mikhail Gorbatchev :
Parce que j'ai fait
un choix, moi ; après, ayant fait ce
choix, je suis calme. La France en a facilité la
réussite.
Les deux hommes abordent alors un sujet qui me
tient à coeur : le projet de Banque de l'Europe.
François Mitterrand :
Je pense obtenir l'accord des Douze sur le
projet de Banque de l'Europe. Nous serions à parts égales au
conseil d'administration.
Mikhail Gorbatchev :
Nous appuyons cette idée de façon positive,
tout en souhaitant en savoir davantage.
François Mitterrand :
Vous aurez de l'argent frais grâce d cette
banque. J'ai refusé que ce soit une banque des seuls Douze.
Il faut que vous y soyez.
Mikhail Gorbatchev :
Ce sera un élément essentiel de la
construction européenne.
François Mitterrand :
Il faut accélérer le règlement des affaires
européennes sans tenir compte de la politique des blocs. Il faut se
hâter.
Suite des entretiens. Mikhaïl
Gorbatchev reprend le récit de sa rencontre à Malte avec le
Président George Bush : Le premier sujet
abordé était d'ordre économique. Bush s'est dit prêt à aider
l'URSS, mais j'avais l'impression qu'il voulait m'imposer ses
valeurs occidentales.
François Mitterrand :
Les valeurs occidentales sont différentes des
valeurs américaines ! Pour Reagan et Mme Thatcher, le marché revêt
une grande importance. Pour nous, il faut y introduire la notion de
justice sociale...
[Au sujet de l'Allemagne :] il y a deux États souverains, indépendants. Les frontières
entre deux peuples sont différentes des frontières entre deux pays
étrangers. Mais il faut respecter le principe d'Helsinki,
d'intangibilité des frontières.
Il faut éviter les actes
irréfléchis, inconsidérés. Il doit y avoir réunification, mais dans
le cadre d'une grande Europe.
Mikhail Gorbatchev :
J'ai dit à Genscher, en le recevant hier,
qu'il remettait en cause vingt ans de politique.
François Mitterrand :
Je suis prêt à aider la Pologne, la Hongrie,
la RDA, la Bulgarie, sans chercher à imposer les valeurs
occidentales. Il est hors de question de revenir à l'Europe de
1913.
Mikhail Gorbatchev:
Nous n'avons pas été informés du plan en dix
points du Chancelier Kohl.
François Mitterrand :
Nous non plus ! J'ai rappelé le traité
franco-allemand de 1963 : dans le cas présent, il n'y a pas eu
d'information.
Mikhaïl Gorbatchev :
Je compare ce plan en dix points à un éléphant
dans un magasin de porcelaine !
François Mitterrand :
Je me rendrai en RDA pour qu'on n'interprète
pas un refus de manière politique.
Mikhail Gorbatchev :
Très bien. Je remercie la France pour le dîner
du 18 novembre [dîner des Douze] qui a
déterminé Bush à offrir son aide économique. Mais le problème des
nationalités est plus grave que celui du système économique. Je
serais satisfait d'avoir un système économique similaire au système
français. Pour que la perestroïka réussisse, il faut un pouvoir
fort. Il faut former des cadres. L'Allemagne a proposé à l'URSS de
former trois mille cadres ; mais la France n'a proposé que la
formation de trois groupes de cinquante cadres...
Il conclut en ces termes leur tête-à-tête :
Aidez-moi à éviter la réunification allemande,
sinon je serai remplacé par un militaire ; si vous ne le faites
pas, vous porterez la responsabilité de la guerre. Est-ce bien là
l'intérêt de l'Occident ? Toute accélération artificielle du
processus devra être exclue. J'ai dit hier à Genscher que les dix
points de Kohl sont en contradiction avec l'analyse que nous
faisons de la situation actuelle. C'est aller trop vite, c'est
nuire à la compréhension mutuelle. Cela équivaut à un diktat
politique. J'ai employé le mot allemand et le lui ai dit de façon
brutale : « Le point numéro trois de Kohl est un diktat sur ce que
la RDA doit faire. Qu'est-ce que ce langage-là ? » Chevardnadze a
même dit à Genscher : « Même Hitler n'a jamais utilisé cette
terminologie ! » Voilà ce qui distingue nos entretiens avec vous de
ceux avec les Allemands. Toute la société soviétique a réagi avec
force contre Kohl. Je lui ai dit : « Si vous voulez dynamiter tout
ce qui a été acquis, faites-le, mais la responsabilité en retombera
sur vous. » Un homme politique, même de moyenne stature, doit jouer
avec plusieurs coups d'avance. Kohl prétend que Bush a soutenu son
idée de confédération. Mais qu'est-ce qu'une confédération ? Une
défense et une politique étrangère communes. Sera-t-elle dans
l'OTAN ? dans le Pacte de Varsovie ? Ont-ils même réfléchi à tout
cela ? Genscher m'a dit avoir appris tout cela au Bundestag. «
C'est ainsi que vous voulez travailler avec nous ? Pourquoi ne pas
nous avoir consultés auparavant ? Que valent les traités que vous
avez signés avec nous ? Ce que vous faites, ai-je répondu à
Genscher, c'est du provincialisme ! » Il a perdu les pédales en
entendant ça. Il m'a affirmé avoir été placé devant le fait
accompli par Kohl. Je lui ai alors demandé : « Pourquoi avez-vous
approuvé les dix points de Kohl ? Pourquoi avez-vous ruiné tout ce
que vous avez fait dans votre carrière politique ? Quelles
conséquences personnelles en tirez-vous ? Faites savoir tout cela
au Chancelier ! » Genscher m'a demandé : « Qu'est-ce que je dois
dire à la presse ? » J'ai répondu : « Dites qu'il s'est agi d'un
entretien franc et direct. Pour l'instant, nous ne remettons pas en
cause ce que nous avons fait, mais nous vous faisons savoir notre
préoccupation la plus vive. Vous êtes
un éléphant dans un magasin de porcelaine ! »
Ensuite j'ai vu Hans Modrow,
le dirigeant de l'Allemagne de l'Est. Toutes les institutions sont
dissoutes. Modrow, en fait, est en charge d'un comité de
réorganisation. Le 19 décembre, le Congrès
extraordinaire élira un nouveau Comité central.
A Kiev, nous apprenons qu'Egon Krenz a démissionné
à Berlin de ses fonctions de chef de l'Etat et de chef du Conseil
national de Défense. Les choses vont encore plus vite que prévu.
François Mitterrand est toujours décidé à se rendre en RFA.
Juste avant la conférence de presse, le Président chuchote à Gorbatchev : Les journalistes vont dire que l'on partage la même
opinion.
Visite de la cathédrale Sainte-Sophie. Quelle
émotion pour moi d'avoir comme guide, dans ce haut lieu de la
chrétienté orthodoxe, le secrétaire général du Parti communiste
soviétique ! Point d'orgue d'une journée pathétique.
Jeudi 7 décembre
1989
Malgré la lettre de François Mitterrand à Kohl et
les promesses faites par Genscher, le Chancelier allemand ne veut
toujours pas fixer de date pour la Conférence intergouvernementale.
Il suggère même de repousser son ouverture à une date postérieure
aux élections allemandes, fin 1990. Les travaux effectifs de cette
conférence ne débuteraient alors qu'en 1991. Inacceptable pour nous
!
Les clignotants de l'économie sont dans le rouge.
Michel Rocard écrit à François Mitterrand pour s'inquiéter de ce
qu'au cours des trois derniers mois connus — juillet, août et
septembre — le déficit de notre balance commerciale a atteint un
rythme mensuel voisin de 5 milliards de francs, confirmant ainsi
l'aggravation régulière observée depuis 1988.
Le revenu réel des ménages aura progressé en 1989
de près de 3 %, à peine moins que le pouvoir d'achat des
fonctionnaires, qui sera en hausse de 3,3 %, utilisant toutes les
ressources budgétaires dégagées par la croissance alors
qu'apparaissent de nouveaux besoins, notamment pour l'insertion
sociale et le développement de nos universités.
L'accentuation de telles évolutions, poursuit
Rocard, porterait en germe un affaiblissement de notre économie et
de notre monnaie. S'il venait à se produire, celui-ci fragiliserait
la position de la France au moment même où s'ouvriraient les
travaux de la Conférence intergouvernementale sur l'Union
économique et monétaire. Nous aborderions cette étape essentielle
de la construction européenne avec un crédit entamé.
Il paraît donc plus que jamais nécessaire au
Premier ministre de réaffirmer la priorité de la politique
gouvernementale en faveur de l'emploi, car la première injustice
est celle du chômage. En accord avec Pierre Bérégovoy, il annonce
un programme de régulation de la demande ; autrement dit, des
économies budgétaires.
Le Président ne s'y oppose pas. Mais procéder à
des économies budgétaires sur un budget qu'on n'a même pas fini de
voter, ce n'est pas la marque d'une parfaite gestion des affaires
publiques.
Vendredi 8 décembre
1989
Le Conseil européen de Strasbourg commence. Dès
l'ouverture, le Président insiste sur la nécessité de hâter la
construction européenne. Les grandes priorités du Sommet sont
rappelées d'emblée : accélération de l'Union économique et
monétaire (fixation d'une date pour la Conférence
intergouvernementale qui doit marquer le début de la seconde phase)
; Charte sociale ; Europe et audiovisuel ; environnement ; Europe
des citoyens. Il veut fixer la convocation de la Conférence
intergouvernementale pour la fin 1990. D'entrée de jeu, il est
soutenu, ô surprise, par Helmut Kohl ! Le Royaume-Uni, lui, s'y
oppose, jugeant cette convocation prématurée.
Sur l'Europe sociale, le
Président rappelle l'effroi qui s'est
répandu lorsque, au Sommet européen de juin 1981, nouvel
arrivé, il avait parlé d'espace social
européen. Seul le représentant danois l'avait alors bien
timidement soutenu.
A 11 heures, discussion sur l'application de
l'Acte unique après un exposé de Jacques Delors ; discussion sur
l'Union économique et monétaire ; Charte sociale et autres
questions : libre circulation, drogue, environnement,
audiovisuel.
A 17 heures, une panne d'électricité plonge
brusquement les Douze dans l'obscurité. Margaret
Thatcher s'écrie : On pourrait en
profiter pour parler de la Charte sociale ! Rires
pincés...
En marge du Sommet, entretien entre François
Mitterrand et Margaret Thatcher :
François Mitterrand :
A Kiev, Gorbatchev m'a paru très dur, plus dur
que je ne l'ai dit aux Allemands tout à l'heure.
Margaret Thatcher :
Les Quatre devraient se rencontrer au plus
vite. En RDA, les gens réclament de plus en plus la réunification.
Si cela se produisait, cela poserait à Gorbatchev un problème
impossible à gérer. Il faut empêcher cela par le jeu de la CSCE et
des quatre puissances. Les Allemands de l'Est ne font pas assez cas
des Quatre. Ils ont oublié que c'est grâce à nous que Berlin est
libre. Kohl n'a aucune idée de la sensibilité qui prévaut en Europe
par rapport à la réunification. L'Allemagne est divisée parce que
ce sont les Allemands qui nous ont imposé la plus terrible des
guerres. L'Allemagne devient de jour en jour plus dominante en
Europe. Il faut nous voir régulièrement pour faire contrepoids à
l'Allemagne. Il faut être sûr qu'elle ne dominera pas, comme le
fait le Japon. Douglas Hurd a parlé à Genscher d'une Conférence à
Quatre. Il est très pour, s'il s'agit de parler de Berlin.
Gorbatchev doit être très inquiet en ce moment. Si les foules
allemandes s'attaquent aux bases soviétiques, les conséquences
seront terribles.
François Mitterrand :
Avec moi, Gorbatchev a été sur l'Allemagne
beaucoup plus dur qu'on ne l'a dit. Il m'a raconté sa conversation
avec Genscher. Il a parlé d'un diktat allemand. Tout cela ne peut
qu'exciter les passions en RDA où vivent des soldats soviétiques et
leurs familles. C'était une colère à peine rentrée vis-à-vis de
l'Allemagne. Mais Gorbatchev n'a pas plus de moyens que nous ; il
ne peut psychologiquement plus faire avancer ses
divisions.
Margaret Thatcher :
Vous avez raison. Il ne peut plus, à cause de
l'évolution récente de la Pologne. [Elle dit cela avec un
air de regret.]
François Mitterrand :
Les Allemands ont dû faire cette analyse,
alors ils continuent d'avancer. Le Parti libéral a critiqué le
discours de Kohl, qui est en effet très critiquable. Willy Brandt
aussi a exprimé des vues voisines des nôtres. En Allemagne, des
forces plus raisonnables se dessinent. Kohl spécule sur le
mouvement naturel du peuple allemand, il veut être celui qui l'a
encouragé. Y a-t-il beaucoup d'Allemands ayant assez de caractère
pour résister à ces pulsions ? Ils n'ont jamais trouvé leurs
frontières, ils n'ont pas eu de destin...
Le Premier ministre britannique ouvre alors son
sac à main et en sort deux cartes d'Europe un peu froissées,
découpées dans un journal britannique. La première représente les
frontières de l'Europe à la veille de la Seconde Guerre mondiale,
la seconde celles de l'Europe telles qu'elles ont été fixées en
1945, au lendemain de la chute de Berlin. Elle montre la Silésie,
la Poméranie, la Prusse-Orientale. Elle dit : Ils prendront tout ça, et la Tchécoslovaquie.
François Mitterrand :
L'accélération de ce mouvement est
effectivement très dangereuse.
Margaret Thatcher :
Kohl va l'encourager, il va l'enflammer! Il
faut placer les Allemands dans un cadre où cela soit vraiment tenu.
Ils peuvent refaire de Berlin leur capitale n'importe
quand.
François Mitterrand :
Oui, et Gorbatchev ne peut plus l'empêcher,
pas plus que les États-Unis.
Margaret Thatcher :
Les États-Unis ne veulent pas l'empêcher. Il y
a un fort lobby pro-allemand en Amérique.
François Mitterrand :
L'ambassadeur américain à Bonn, Vernon
Walters, parle d'une réunification dans les cinq ans. Nous n'avons
pas les moyens de la force face à l'Allemagne. On se trouve dans la
situation des dirigeants de la France et de l'Angleterre avant la
guerre, qui n'ont réagi devant rien. Il ne faut pas se retrouver
dans la situation de Munich !
Margaret Thatcher :
Les États-Unis ne feront rien, car ils veulent
faire des coupes claires dans leur budget de défense et ils
ajusteront leur politique extérieure en fonction de cela. Bush a
dit qu'il y a place pour une deuxième réduction significative des
forces conventionnelles en Europe, ce qui est important. Il faut
étudier son discours de près. Il y a beaucoup d'instabilité en ce
moment. Il faut que nous rédigions ici un communiqué très ferme sur
les frontières en Europe. Genscher sera de notre côté.
François Mitterrand :
J'ai dit à Genscher : « Nous sommes des amis
et des alliés ; mais ce qui se passe nous prépare à une nouvelle
alliance entre la France, la Grande-Bretagne et l'Union soviétique
contre l'Allemagne, exactement comme en 1913. Vous serez 90
millions d'habitants, l'URSS se tournera vers nous, et vous serez
encerclés. »
Margaret Thatcher :
Gorbatchev ne voudra plus réduire les
armements si la RFA devient très forte.
François Mitterrand :
Il faut maintenant discuter avec les Allemands
et faire respecter les traités.
Margaret Thatcher :
Il faut d'abord respecter les frontières. Et
puis, quand il y aura eu en Allemagne de l'Est la démocratie
pendant quinze ans, on pourra alors parler de
réunification.
François Mitterrand :
Il faut établir des relations particulières
entre la France et la Grande-Bretagne comme en 1913 et en
1938.
Margaret Thatcher :
En 1914, nous autres Britanniques aurions pu
rester extérieurs à la guerre, s'il n'y avait pas eu un tel accord.
Un message de Gorbatchev est en route, les Soviétiques y proposent
une réunion à Quatre. C'est bien. Mais l'URSS doit changer. L'URSS
est maintenant le seul pays de l'Est où il n'y ait pas encore le
multipartisme.
François Mitterrand :
Je n'en suis pas si sûr. Le danger serait
d'avoir en URSS un régime multipartite, nationaliste et
militariste.
Margaret Thatcher :
Trop de choses arrivent en même temps ! Ce
n'est pas une affaire purement allemande. Si l'Allemagne domine les
événements, elle prendra le pouvoir sur l'Europe de l'Est, comme le
Japon l'a fait sur le Pacifique, et cela serait inacceptable de
notre point de vue. Les autres doivent s'allier pour
l'éviter.
Discussion sur la Banque, l'après-midi, à
l'occasion de l'examen du paragraphe qui en prévoit la mise à
l'étude. Margaret Thatcher et Rudd Lubbers y sont violemment
hostiles. Kohl reste neutre. Le Président semble sur le point de
céder. Paradoxalement, c'est Margaret
Thatcher qui sauve la situation. Elle consent finalement à
ce qu'il en soit fait mention dans le communiqué final à condition,
dit-elle, que tous les pays du groupe des
Vingt-quatre (OCDE) y soient admis
comme actionnaires. Donc aussi les États-Unis et le Japon.
Ravis, tous opinent. Le Président ne peut qu'acquiescer à son
tour.
Je suis catastrophé : c'en est fini de notre rêve
d'une institution strictement européenne. Sous tutelle américaine,
la Banque européenne ne sera qu'une banque de développement comme
les autres. C'est le ministre danois des Affaires étrangères qui
trouve son nom : Banque européenne pour la reconstruction et le
développement (BERD). Évidemment, nul n'a osé suggérer que l'Union
soviétique puisse en faire partie. D'ailleurs, il est évident que
chacun pense le projet enterré, puisque aucune procédure de
lancement n'est clairement évoquée et parce que, au 1er janvier, la présidence de la Communauté passe à
l'Irlande.
Dîner entre chefs de délégation. Sujets évoqués :
relations extérieures de la Communauté, AELE, Lomé,
Méditerranée.
Margaret Thatcher reproche violemment au
Chancelier de vouloir l'unification sans le dire. Kohl reparle du
fameux accord de l'OTAN de 1970, façon de reconnaître qu'il veut la
réunification. Il approuve la visite de François Mitterrand en RDA.
Mais Erich Honecker est parti. Egon Krenz a renouvelé l'invitation,
puis s'en est allé à son tour. Et, à son tour, Hans Modrow, a
renouvelé l'invitation...
Au cours du dîner, les Onze tentent d'amener Kohl
à accepter que, dans la déclaration finale, soit clairement affirmé
le principe de l'intangibilité des frontières issues de la Seconde
Guerre mondiale. Il s'y refuse et accepte seulement que le
communiqué fasse référence aux conclusions de la Conférence
d'Helsinki. Margaret Thatcher revient à la charge et suggère qu'on
ajoute dans le communiqué une phrase sur le respect des frontières
actuelles. Helmut Kohl : Nein, nein ! Margaret
Thatcher, avec un sourire féroce : C'était un test. Il est concluant...
Helmut Kohl se rallie au processus d'Union
économique et monétaire, tandis que les Douze acceptent que le
peuple allemand retrouve son unité à
condition que son autodétermination s'inscrive dans la perspective de l'intégration
communautaire.
Le Président me dit
après ce dîner : Kohl ne parle jamais de la
réunification de la RFA avec la RDA, ce qui serait clair. Il
utilise systématiquement la formule « unité du peuple allemand ».
Qu'est-ce que ça veut dire, l'unité du peuple allemand ? Kohl y
inclut-il les Allemands qui vivent en Silésie polonaise ou dans les
Sudètes tchèques ? Chaque fois qu'on lui demande de préciser sa
pensée, il reste dans le flou. Il doit évidemment faire face à la
surenchère électorale de l'extrême droite allemande, qui en est à
revendiquer les territoires du Grand Reich. Mais, en laissant
subsister le doute, il joue un jeu dangereux. Cette formulation est
une question primordiale pour l'avenir de l'Europe. Il ne faut pas
oublier comment l'Europe a explosé en 1937.
Samedi 9 décembre
1989
Petit déjeuner entre Helmut Kohl et François
Mitterrand. Le ton du Président est plus nuancé qu'avec Margaret
Thatcher.
François Mitterrand :
Tout se passe comme si Gorbatchev avait
accepté toute la suite de l'évolution prévisible des événements
touchant l'Allemagne, mais il faut savoir qu'il reste très ferme
sur les frontières. Comment réagira-t-il à une évolution rapide en
RDA ? Comment coexisteront les deux Allemagnes réunifiées dans deux
systèmes d'alliance ? Ce sont des questions qui l'inquiètent
beaucoup.
Le Pacte de Varsovie doit-il
survivre ? Gorbatchev est inquiet des conséquences militaires de la
réunification, pas de ses conséquences politiques. Le maintien du
Pacte de Varsovie est son dernier rempart. Il accepte tout le
reste. Mais que veut dire un pacte s'il est inutilisable en cas de
guerre ? Le Pacte de Varsovie repose sur la seule Union soviétique
; c'est une fiction.
Helmut Kohl :
Le problème de Gorbatchev est de préparer
l'URSS à l'an 2000. Si la croissance économique s'améliore en URSS,
cela lui donnera une chance de coopération plus étroite avec nous.
Gorbatchev doit cesser d'avoir peur d'un envahisseur venant de
l'Ouest. En RDA, la situation est très instable, il faut attendre.
Modrow m'a fait dire cette nuit qu'il souhaite que je parle à la
RDA dans les jours à venir et que j'annonce une évolution paisible
vers la réunification.
François Mitterrand :
Nous vivons des moments révolutionnaires.
C'est plus fort que l'accession de Lénine au pouvoir. L'URSS
n'échappera pas au multipartisme.
Helmut Kohl :
C'est une situation critique, il faut la
calmer. Il faut stabiliser le système économique. La RDA veut
copier ce qui a été fait en Hongrie. C'est bien. En Pologne, les
choses sont plus difficiles. Des entreprises allemandes sont déjà
en Pologne ; c'est le chaos, là-bas. Il n'y a pas de
professionnels. Jaruzelski m'a dit : « Je suis le Polonais le moins populaire. Le plus populaire,
c'est le pape, puis Mazowiecki. » Il faut faire quelque chose pour
eux dès cet hiver.
Le Sommet reprend. Les communiqués sont adoptés.
Ils ont été revus durant la nuit par Genscher et Dumas, avec
Teltschik et moi. Les résultats sont excellents.
Lancement de l'Union économique et monétaire. On
fixe la date. La première étape commencera le 1er juillet 1990. La Conférence intergouvernementale
en vue d'élaborer les étapes 2 et 3 sera convoquée avant la fin de
1990, c'est-à-dire, comme le voulait le Chancelier après les
élections en RFA.
Pour ce qui est de l'Europe sociale, la Charte des
droits sociaux fondamentaux est adoptée à Onze (le Royaume-Uni s'y
opposant). Un programme d'action proposé par le Conseil des
ministres est également adopté.
Deux autres décisions sont prises et inscrites
dans les conclusions :
- libre
circulation des personnes : adoption avant la fin de 1990 des
conventions sur le droit d'asile et sur les visas ;
- lutte contre
le trafic de drogue : création d'un groupe de coordination.
Sur l'assistance aux pays de l'Est, plusieurs
mesures sont décidées, parmi lesquelles une aide financière à la
Pologne et à la Hongrie et la mise à l'étude de la création de la
BERD. On annonce aussi, parallèlement, la création d'une
institution pour la formation des cadres de l'Europe de
l'Est.
Dimanche 10 décembre
1989
En Tchécoslovaquie, démission de Gustav Husak. Un
gouvernement d'« entente nationale » (dix ministres communistes sur
vingt et un) est formé. Il promet l'organisation d'élections libres
dans les six mois et l'instauration de l'économie de marché.
En direct de l'Élysée, François Mitterrand accorde
une interview à quatre journalistes d'Antenne
2 et d'Europe 1. Il dresse le
bilan du Sommet de Strasbourg. Mais l'actualité à l'Est et les
problèmes de l'immigration occupent l'essentiel de l'interview.
C'est alors que, pour la première fois, j'entends le Président
recourir au concept de seuil de
tolérance à propos de la présence des étrangers sur notre
sol. L'expression figure parmi les arguments favoris de l'extrême
droite. C'est une des très rares fois, en l'espace de quinze ans,
où je vois François Mitterrand ne pas maîtriser son
expression.
Lundi 11 décembre
1989
A la demande des Soviétiques, les ambassadeurs des
quatre puissances occupantes (France, Royaume-Uni, URSS,
États-Unis) se réunissent à Berlin pour la première fois depuis
dix-huit ans afin de rappeler au Chancelier que les Alliés ont
encore leur mot à dire sur le statut de cette ville. L'ambassadeur
soviétique tente — mais les autres ne le suivent pas — de lancer la
discussion sur l'avenir de l'Allemagne en insistant sur le fait que
l'URSS ne laissera pas porter atteinte à
l'intégrité de la RDA, son allié stratégique. Il propose
l'établissement de contacts réguliers entre les ambassadeurs et la
création de groupes de travail. Étrange, ce revirement, alors que,
depuis 1971, Moscou a cherché par tous les moyens à présenter la
RDA comme le seul interlocuteur des Alliés à Berlin !
Avec Jean-Claude Trichet et Élisabeth Guigou, je
fais en sorte d'obliger les Douze à tenir malgré eux leurs
engagements très flous sur la Banque. Je propose au Président de
convoquer à Paris, à la mi-janvier, une conférence destinée à
préparer le traité qui lui donnera vie. Sans en prévenir personne
et sans demander l'accord de personne, le Président accepte
d'envoyer une lettre à ses trente-cinq partenaires de l'OCDE et de
l'Est, qui reprend mot pour mot les termes du communiqué de
Strasbourg. Il faut faire vite. Notre seule légitimité pour agir
est la présidence française, qui s'achève dans trois
semaines.
Mardi 12 décembre
1989
Au petit déjeuner des « éléphants » du PS,
Pierre Joxe, ravi des déclarations du
Président, dimanche, à la télévision, rappelle que, dans un passé
récent, il a pris des positions fermes sur les problèmes
d'immigration : Tout le monde, ou presque,
m'avait engueulé, et l'on s'aperçoit maintenant que je n'avais pas
tellement tort.
Jean Poperen commente :
Eh oui ! Le droit à la différence est tombé,
et personne ne l'a ramassé !
Le secrétaire d'État américain, James Baker, prononce à Berlin un discours dans
lequel il rappelle les grands principes de la position américaine
sur l'Allemagne : l'autodétermination allemande doit être mise en
œuvre sans préjudice des conséquences ; elle doit avoir lieu dans
le contexte de l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN et à la CEE,
ainsi que dans le cadre des droits et responsabilités des Alliés ;
cette évolution doit être pacifique et progressive ; les principes
de l'Acte final d'Helsinki doivent être respectés. Il envisage une
nouvelle architecture pour l'Europe et
un nouvel atlantisme. Il propose un
renforcement des liens entre les Etats-Unis et la CEE, qu'il
encourage dans sa réussite.
A Moscou, Mikhaïl Gorbatchev obtient que le
Congrès des députés refuse d'ouvrir le débat sur l'abolition du
rôle dirigeant du Parti communiste.
Le Président confirme
qu'il se rendra en RDA la semaine prochaine : Ceux qui m'accusent de jouer contre la réunification en me
rendant en RDA sont des imbéciles. La réunification n'est pas à
l'ordre du jour. Kohl ne m'a pas demandé de ne pas y aller. Et il
suffit qu'on veuille m'interdire quelque chose pour que j'aie très
envie de le faire.
Mercredi 13 décembre
1989
La RDA vient s'interposer dans les négociations
européennes. Un secrétaire d'État allemand aux Affaires étrangères
téléphone directement à Michel Rocard pour indiquer que la RFA
ne peut plus signer les accords de Schengen :
ils ne font pas une place suffisante à la RDA, dit-il.
Au Conseil des ministres, à propos du GATT,
le Premier ministre parle de la
simultanéité des programmes de désubventionnement interne. Chacun se regarde,
interloqué, au bord du fou rire.
Puis le Président
intervient sur Strasbourg : Nous avons été les
seuls, avec l'Italie, à insister pour que la Yougoslavie figurât
dans les textes du Conseil européen.
Les Allemands ont compris
qu'ils ne peuvent à la fois montrer un empressement excessif, tout
au moins aux yeux de certains, à l'égard de l'Est, et freiner du
côté de l'Ouest. Ce qui fait notre force, c'est que nous avons des
cartes complémentaires. Notre relation avec la RFA est bonne. Mais
elle est bonne aussi avec l'URSS. La Grande-Bretagne reconsidère un
peu sa position.
Dans les petits pays —
Belgique, Pays-Bas, Danemark —, la
réunification allemande suscite plus de craintes que chez nous.
Depuis que le Mur est tombé, les responsables y regardent à deux
fois avant de renouveler les grandes déclarations généreuses que
l'on faisait par routine. Le
Président rend hommage à un texte récent du SPD sur la
réunification : On y discerne l'influence de
M. Brandt, très remarquable sur ces questions, comme il l'est
depuis longtemps.
Roland Dumas évoque à
son tour le Conseil européen dont il dit : L'Histoire retiendra peut-être qu'il a dessiné les
contours futurs d'une nouvelle Europe.
François Mitterrand
ajoute : A l'issue du Conseil européen, il n'y
a eu que peu de polémiques en France. Si l'on a soutenu que la
Charte sociale européenne n'avait que la valeur d'une déclaration
de principes, ilfaut souligner, d'une part, qu'elle servira de
fondement à de nombreuses directives, et, d'autre part, que son
adoption n'avait pas pour but de faire accomplir à la France des
progrès dans le domaine social, dès lors que notre législation en
ce domaine est en avance sur celle de nos partenaires. Si l'on a
également souligné que la date de la convocation de la conférence
intergouvernementale était fixée après les élections législatives
en RFA, il faut bien voir qu'il n'était pas concevable que cette
date pût être antérieure au 1er juillet 1990, compte tenu de ce qui avait été décidé au
Conseil européen de Madrid. Dès lors que cette conférence ne
pouvait être convoquée qu'au cours du second semestre 1990, il
était nécessaire de tenir compte de la date des élections en RFA.
Sinon, il n'y aurait pas eu d'accord à Strasbourg. Enfin, la
perspective de l'Union économique et monétaire conforte notre
position : alors qu'aujourd'hui nous nous heurtons à l'hégémonie du
Deutsche Mark, demain nous pèserons de tout notre poids dans les
décisions monétaires.
Une crise gouvernementale a failli éclater à
propos du travail précaire. Jean-Pierre Soisson avait préparé un
projet de loi. Le groupe socialiste a présenté une proposition de
loi plus dure. Des négociations sont en cours entre le patronat et
les syndicats. Le gouvernement a jugé qu'il convenait d'attendre
l'issue de ces négociations. Le groupe et le parti, furieux,
veulent maintenir leur proposition de loi, accusant le gouvernement
de ne pas être assez social (Fabius, Mauroy, Mermaz). Jean-Pierre
Soisson a menacé de remettre sa démission.
François Mitterrand :
Enfantillages ! Je vous avais dit qu'il était
mauvais.
Jeudi 14 décembre
1989
Il y a actuellement deux tendances contradictoires
aux États-Unis sur le COCOM, cette institution informelle
occidentale qui contrôle les exportations de technologies «
sensibles » : l'une, émanant des milieux commerciaux, prône un
allégement des contrôles existants ; l'autre, soutenue
essentiellement par le Pentagone, recommande, malgré les
changements en cours dans les pays d'Europe de l'Est, de ne pas
baisser la garde. Il faut aller vers la définition d'un « noyau dur
» des technologies véritablement critiques, assortie de méthodes
plus contraignantes d'actualisation des listes. On peut aussi
envisager un « traitement privilégié » pour la Hongrie et la
Pologne. Le cas de l'URSS suscitera sans doute davantage de
réserves de la part de nos partenaires. Une véritable actualisation
des listes n'est possible que si des orientations politiques sont
données au plus haut niveau aux experts.
Décès d'Andreï Sakharov. Il n'aura fait
qu'entrevoir le monde dont il rêvait, et qu'il a aidé à naître par
son rêve.
Vendredi 15 décembre
1989
Les seize pays de l'OTAN déposent aujourd'hui, à
Vienne, un texte résumant leurs propositions sur le désarmement
conventionnel. Ils espèrent que cette négociation aboutira avant la
fin de l'an prochain. Il subsiste de nombreux problèmes sur les
avions, les hélicoptères, les forces stationnées, la vérification.
A Malte, Bush et Gorbatchev ont parlé de réductions supplémentaires
à opérer dans le domaine des armes conventionnelles après le futur
accord de Vienne. Ils n'ont pas publiquement fait état de ce qu'ils
ont pu se dire sur le futur retrait — indépendamment même de
l'accord de Vienne — de leurs troupes respectives en Europe. Mais,
parallèles ou non, des retraits ont lieu. Hier, à l'ONU, pour la
première fois, un vice-ministre soviétique a envisagé un retrait
soviétique complet, sans le lier formellement au retrait simultané
des forces de l'OTAN.
Gorbatchev pense qu'un désarmement naval devrait
être entrepris après l'accord de Vienne. Bush s'y refuse.
Gorbatchev semble avoir donné à Malte son accord à
George Bush sur un Sommet permettant de conclure à vingt-trois en
matière de désarmement conventionnel.
Bush a proposé l'arrêt de la production d'armes
chimiques à partir de l'entrée en vigueur de la future convention
si l'URSS se rallie à la formule américaine du maintien, après la
huitième année d'application de celle-ci, d'un stock résiduel
équivalant à 2 % des stocks actuels, et ce jusqu'à l'adhésion de
tous les États « chimiquement capables ». Les Soviétiques n'ont pas
donné leur accord.
Dissolution par la nouvelle direction du Parti
communiste tchécoslovaque de toutes les organisations du Parti au
sein de l'État. L'État cesse de se confondre avec le Parti. Il ne
reste plus rien de l'essentiel du système politique
communiste.
Samedi 16 décembre
1989
François Mitterrand rencontre George Bush en terre
française, sur la plage de Saint-Martin où j'ai organisé une
réunion de sherpas en avril
dernier.
François Mitterrand :
En Europe, on assiste à la plus grande
révolution depuis le XVIIIe siècle. Il se passe
tous les jours des choses différentes. Strasbourg s'est bien passé.
Nous avons un programme précis : un marché unique dans trois ans.
Mais trois ans, c'est court. Il y aura aussi la BERD, et l'Institut
de formation. Gorbatchev les a acceptés.
Pour ce qui est de la RDA, on
est devant deux réflexes contradictoires. La réunification serait
normale, mais il y a un problème avec l'URSS. Plus que la France,
certains pays (Belgique, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Danemark)
s'inquiètent de la masse énorme que va représenter l'Allemagne au
centre de l'Europe. Il faut donc réaliser en même temps plusieurs
objectifs : l'évolution des deux Allemagnes, celle de l'Europe et
celle de l'Alliance. Nous avons connu deux invasions en ce siècle.
La France est née d'une invasion allemande il y a quinze siècles.
Puis il y eut l'Empire romain-germanique. Nous n'avons pas de
complexe d'infériorité. Mais nous ne voulons pas de déséquilibres
en Europe qui créeraient des tensions avec l'URSS et mettraient en
péril Gorbatchev. On aurait alors un dictateur qui ne serait plus
communiste, mais serait très agressif. La RFA doit être très claire
sur le problème des frontières. Voilà: c'est avec de telles
contradictions qu'on fait l'Histoire.
George Bush :
A court terme, je suis très inquiet d'une
évolution des choses en RDA, qui accélérerait les événements,
entraînerait l'usage de la force et ferait pression sur Gorbatchev.
Il ne faut pas pousser des forces obscures à commettre des choses
stupides.
A long terme, tout se joue
sur la Pologne, et il faut que nous soyons très
cohérents.
François Mitterrand :
Les problèmes les plus urgents sont ceux de la
RDA et de la Tchécoslovaquie. Il peut s'y passer n'importe quoi. Le
gouvernement allemand presse trop. Il crée trop d'attente en RDA.
La RDA n'est pas prête à la réunification. L'URSS et la Pologne
sont en première ligne, car il y a des provinces allemandes en URSS
et en Pologne. Que leur arrivera-t-il ?
George Bush :
On me dit que 80 % de germanophones habitent
ces régions.
François Mitterrand:
Moins. Il y a un million d'Allemands en Union
soviétique et en Pologne. Heureusement, il y a des partisans de la
sagesse en RFA: Weizsäcker, Brandt, Genscher. Kohl mélange ses
problèmes de politique intérieure et ces questions-là. Il pousse
trop loin.
George Bush :
Vous avez raison. Il s'est un peu calmé.
Pensez-vous que nous, Américains, sommes apparus trop favorables à
la réunification avec la déclaration de Walters donnant le
sentiment de pousser en ce sens ?
François Mitterrand :
Oui. C'est trop, car votre ambassadeur a donné
un calendrier, [Il a parlé de cinq ans]
ce que même Kohl n'a pas osé faire. Walters ne s'est peut-être pas
trompé, mais, en le disant, il accélère le processus.
George Bush :
Oui, il a eu tort. J'en suis désolé. J'ai
indiqué que la position officielle américaine n'était pas celle-là.
Nous ne sommes pas contre la réunification, mais nous restons très
prudents.
François Mitterrand:
Cela pourrait détériorer les relations
Est/Ouest. Cela a donné le sentiment que vous étiez encore plus
pressés que Kohl !
George Bush :
Que vous a dit Gorbatchev à ce sujet ? Il m'a
semblé très préoccupé.
François Mitterrand:
Il est très ferme. Il ne peut accepter cette
réunification. Il ajoute : « Si on touche aux frontières, je ne
serai plus écouté. » Il veut qu'on l'aide à modérer le mouvement.
Gorbatchev est hostile à la réunification. Pas moi. Mais je suis
d'accord avec lui pour dire qu'il faut être plus lent.
Violences à Timisoara, en Roumanie, consécutives à
la déportation du pasteur Laszlo Tokes, défenseur de la minorité
hongroise.
En seconde lecture, le Sénat rejette à nouveau
l'amnistie et adopte le reste du projet de loi sur le financement
de la vie politique. Jusqu'au bout, le processus aura donc été
catastrophique !
Dimanche 17 décembre
1989
Présentation du plan de stabilisation de
l'économie polonaise, au coût social très élevé.
Des dizaines de milliers de Moscovites défilent
devant la dépouille de Sakharov.
Mardi 19 décembre
1989
Helmut Kohl est à Dresde pour sa première visite
officielle en RDA. Signature d'accords économiques et
culturels.
Willy Brandt est aussi en RDA, à Magdebourg.
Pierre Bérégovoy répond à François Mitterrand qui
lui a demandé de lui faire des propositions sur la réforme des
rémunérations dans la fonction publique.
Cette réforme, dit le ministre, doit porter sur la
structure même des rémunérations ; elle devrait s'assigner deux
objectifs : chercher le déblocage des situations les plus
contestées (absence de perspective de carrière pour les agents
parvenus au sommet de leur grade, par exemple) ; donner au système
de rémunération une réelle souplesse permettant que celle-ci
s'adapte à l'évolution des qualifications requises des agents
publics, aux situations spécifiques propres à certains ministères
et aux besoins de modernisation de l'administration. Mais on ne
peut faire plus. On ne peut augmenter les salaires des
fonctionnaires.
Le choix de l'Union monétaire, explique-t-il, nous
impose une politique économique fondée sur le maintien de la
stabilité monétaire interne (désinflation) et externe (franc
solide). Si nous relâchons notre effort en ce domaine, les
Allemands affirmeront dans un an que les conditions de stabilité
monétaire en Europe ne sont pas réunies, et la conférence
intergouvernementale en supportera les conséquences.
Pierre Bérégovoy rappelle que la construction de
l'Europe monétaire implique la poursuite de la baisse du déficit
budgétaire. Or, les dépenses correspondant à la rémunération des
fonctionnaires et aux pensions qui leur sont liées représentent
actuellement 500 à 600 milliards de francs, soit près de la moitié
du budget de l'État. Une croissance trop rapide de ces dépenses,
au-delà des 20 milliards de mesures nouvelles déjà décidées pour la
période 1989-1993, compromettrait la réduction du déficit
budgétaire, sauf à augmenter sensiblement les impôts. Tout effort
supplémentaire devrait donc être gagé par des économies sur le
fonctionnement de l'État.