L'Égypte a soumis un questionnaire aux Palestiniens et aux Israéliens, leur demandant de se prononcer par écrit sur les règles du jeu évoquées ci-dessus. Elle attend les réponses, mais ne pense pas que le dialogue puisse se nouer avant octobre-novembre. Moubarak ne pense pas s'être rapproché du plan Shamir, dont il disait encore récemment qu'il s'agissait d'une supercherie. Aujourd'hui, c'est le dialogue direct entre Palestiniens et Israéliens qui est à l'ordre du jour. Les Égyptiens plaident en somme désormais pour que les Palestiniens suivent leur exemple. L'objectif doit être un règlement d'ensemble, un statut final. La négociation prendra du temps.
En Israël, le débat sur le plan d'Hosni Moubarak a aggravé l'atmosphère de crise gouvernementale, déjà perceptible depuis le week-end à Tel-Aviv, malgré le succès de la diplomatie israélienne avec la visite du ministre des Affaires étrangères à Budapest et le rétablissement des relations diplomatiques avec la Hongrie. Itzhak Shamir lui-même a été accusé de faiblesse par le vice-Premier ministre, David Levy, pour avoir autorisé Itzhak Rabin à se rendre au Caire. Il l'a été également par Sharon, qui lui reproche de déposséder le cabinet de ses prérogatives.
Itzhak Rabin a déclaré ce soir à son retour du Caire : Il est important qu'Israël n'apparaisse pas comme un pays qui hésite à prendre des risques pour faire la paix alors qu'il n'hésite pas à en prendre lorsqu'il s'agit de faire la guerre.
Les travaillistes estiment que, si le Likoud refuse de saisir une opportunité réelle de négocier, ils devront marquer leurs distances. Dans l'immédiat, les deux partis peuvent souhaiter différer quelque peu l'issue de la crise. Dans la mesure où la solidarité ministérielle n'a pas été techniquement rompue, le gouvernement peut rester en place jusqu'au moment où il pourra prendre officiellement position sur les propositions égyptiennes, après le retour des États-Unis de Moshe Arens et Shimon Pérès. Dans l'intervalle, le plan Shamir reste la plate-forme qui lie ses membres sur la question des élections dans les Territoires occupés.
Mardi 19 septembre 1989
Devant le Comité central du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev annonce un accroissement de l'autonomie des républiques. Le Plénum remanie la direction du Parti, dont sont exclus plusieurs conservateurs.
Étrange, cette autonomie croissante : Gorbatchev n'évoque jamais directement les problèmes de ses républiques. Pour lui, il existe bel et bien un homo sovieticus. Aucune personnalité d'Ukraine ou d'Ouzbékistan au sein de la direction.
François Mitterrand se rend à Lisbonne pour examiner les dossiers européens.
Dans l'affaire du carmel d'Auschwitz, le Vatican met fin à plus de deux mois de confusion et de polémique entretenues par les déclarations de Mgr Glemp, primat de Pologne, en demandant le respect des accords signés entre Juifs et catholiques en février 1987, à Genève, sur le transfert des carmélites dans le centre d'information, de rencontres et de prières sur la Shoah qui sera construit à l'extérieur du camp de concentration d'Auschwitz.
A l'Assemblée nationale, réunion de la Commission des lois pour examiner le projet de financement des partis politiques. Sur l'amnistie, comme prévu, les esprits ont quelque peu évolué à droite et au centre. L'adoption sans recours au 49.3 se profile, mais il est encore trop tôt pour en être assuré. C'est pourquoi Matignon décide de se donner du temps et de ne pas se battre pour faire adopter le texte en première lecture. Michel Sapin défend la thèse de l'inutilité de l'article, puisque la loi pénale la plus douce [c'est-à-dire la nouvelle loi] s'appliquera automatiquement aux gens jugés pour affaires de financement politique. Deux amendements de suppression de l'article sur l'amnistie sont déposés par le PC et l'UDF. Aussi, contre la garantie formelle qu'il ne s'agit que de reculer pour mieux sauter, le groupe socialiste se résigne en commission à ne pas prendre part au vote sur l'amendement de suppression.
Mercredi 20 septembre 1989
Le Bureau exécutif du PS a annoncé, à midi, une déclaration solennelle sur le financement des partis et l'amnistie. Ce soir, seul son silence est solennel ! Tout cela semble bien mal engagé : ni l'Élysée, ni Matignon, ni le PS ne souhaitent prendre une position claire. Ils espèrent tous que l'opposition réglera pour eux le problème...
La nouvelle ligne du TGV-Atlantique, qui met Le Mans à cinquante-cinq minutes de Paris, est inaugurée.
Le projet de loi sur le financement des partis est adopté par la Commission des lois de l'Assemblée nationale. Le RPR, l'UDF et l'UDC ont voté la suppression de l'article sur l'amnistie. Les socialistes ont courageusement refusé de prendre part au vote ! De toute façon, cet article reviendra en discussion en séance.
Guy Carcassonne me fait remarquer que, mine de rien, les socialistes ont réussi à faire adopter un amendement légalisant les dons des entreprises aux partis et aux candidats... Voilà qui dépénaliserait l'abus de biens sociaux !
Vendredi 22 septembre 1989
Vu Boutros Boutros-Ghali avant la réunion des ministres des Affaires étrangères des Sept, à New York. Il est désolé de ne pas y avoir été convié. Il espère que les Sept vont amorcer le processus de préparation d'un Sommet Nord/Sud.
Moscou renonce à lier la conclusion d'un accord sur la limitation des armements stratégiques (START) à l'abandon par Washington du projet de « guerre des étoiles ». Cette concession soviétique est annoncée lors de la rencontre ministérielle entre James Baker et Édouard Chevardnadze dans une retraite montagneuse du Wyoming.
Michel Rocard écrit au Président, comme chaque fois qu'une grande décision économique se prépare. Cette fois, il propose une vraie révolution dans l'organisation des entreprises publiques : la création d'une holding qui les recouvrirait toutes. Il suggère de déposer les dividendes de toutes les entreprises publiques dans une société à créer. Les fonds ainsi collectés lui seraient apportés en fonds propres. Les entreprises publiques, devenues filiales de cette société holding, seraient financées par cette même société qui emprunterait sur le marché et rembourserait ce qu'elle emprunterait grâce à ces dividendes. Cela reviendrait à placer ces entreprises sous la tutelle d'une maison mère qui déciderait à leur place de leur stratégie et de leur financement. C'est ce dont rêve depuis longtemps Roger Fauroux et que voulait Pierre Mauroy en 1981 : la Banque nationale d'investissement. Au total, cela équivaudrait à confier à une société holding notre politique industrielle, qui est du rôle strict de l'État.
Pour rembourser les emprunts contractés par cette société holding, on recourrait soit aux dividendes qu'elle percevrait de ses filiales, soit à la vente d'une partie de leurs titres, c'est-à-dire à leur privatisation. La société holding priverait ainsi l'État des recettes constituées par ces dividendes.
En fait, l'opération vise à réduire les dotations en capital directement versées par l'État. Opération apparemment budgétaire, mais permettant en fait de privatiser les entreprises publiques actuelles, devenues filiales d'une société holding, sans avoir à modifier la loi, puisqu'il s'agirait à présent de filiales et non plus de maisons mères.
On se retrouve devant le même projet, en beaucoup plus large, que celui qu'a repoussé le Président en mai dernier et qui devait aboutir à une privatisation non avouée des compagnies d'assurances (sauf qu'il concerne ici tout le secteur public).
Tout se passe en somme comme si l'on voulait instituer un mécanisme en apparence neutre, mais qui, en réalité, rendrait nécessaire, inévitable et très facile la privatisation au moins partielle de toutes les entreprises publiques. Le Président est furieux contre le Premier ministre qui, dans sa lettre, a présenté ce projet comme un innocent montage technique. Il est bien décidé à s'y opposer.
Samedi 23 septembre 1989
Les ministres des Finances des sept pays les plus industrialisés, réunis à Washington, condamnent la hausse persistante du dollar qui a brièvement atteint, le 15, 2 Deutsche Mark, 149 yens et 6,75 francs.
George Bush écrit à François Mitterrand pour protester contre la livraison de machines-outils de haute technologie à l'URSS, qu'il considère comme des biens stratégiques.
Dimanche 24 septembre 1989
Élections sénatoriales : la droite obtient 65 des 102 sièges à pourvoir.
Ça bouge beaucoup chez le personnel pénitentiaire. Ils se plaignent d'avoir demandé en vain, depuis le 7 septembre, à rencontrer leur ministre de tutelle.
Lundi 25 septembre 1989
Devant l'Assemblée générale de l'ONU, George Bush propose une réduction drastique des stocks d'armes nucléaires des deux Grands.
Mardi 26 septembre 1989
Édouard Chevardnadze répond à George Bush en acceptant des négociations bilatérales sur ces stocks, mais en demandant leur élimination totale.
A Matignon, les réunions se succèdent sur l'amnistie, sans déboucher sur rien de précis. On envisage maintenant de la réserver aux seuls intermédiaires, à l'exclusion des hommes politiques.
Mercredi 27 septembre 1989
Juste avant le Conseil des ministres, le Président explique à Michel Rocard que le mécanisme qu'il lui a proposé par lettre pour les entreprises nationales prépare en fait la privatisation du secteur public : Un dispositif de cette nature fragiliserait les entreprises au point de mettre en cause à terme leur caractère public. Michel Rocard répond qu'au contraire, ce mécanisme pourrait permettre de renforcer les fonds propres des entreprises publiques et de consolider leur statut : Il n'est pas question de s'en servir pour privatiser.
Dialogue de sourds. Rocard dit au Président qu'il va lui répondre par écrit.
La Commission européenne se prononce sur le projet de Charte communautaire des droits sociaux.
La Slovénie inscrit dans sa Constitution le droit à l'autodétermination, en dépit des avertissements de Belgrade.
L'OPEP décide une nouvelle hausse du plafond de production.
La grève éclate chez les gardiens de prison. Climat tendu. Des violences se produisent à Draguignan. Pierre Arpaillange annonce une rencontre avec les syndicats pour demain.
Jeudi 28 septembre 1989
Michel Rocard répond point par point, par écrit, aux arguments du Président. A première vue, il est convaincant, puisqu'il s'engage à ce que la société holding ne vende jamais de titres de ses filiales pour rembourser les emprunts qu'elle sera amenée à faire. Le principal danger semble donc écarté. Mais, pour y parvenir, le Premier ministre est conduit à dire que cette holding limitera ses dotations aux entreprises aux seuls dividendes, certains ou prévisibles, dégagés par elles. J'en déduis qu'il n'y aura donc aucun financement nouveau par rapport à celui dont ces entreprises peuvent disposer aujourd'hui. Le Premier ministre reconnaît d'ailleurs que si la holding n'a pas suffisamment d'argent pour rembourser ses emprunts, elle demandera une dotation en capital à l'Etat. Ce montage n'apportera donc rien de plus aux entreprises par rapport à ce que l'État leur consacre déjà directement par ses dotations budgétaires. En revanche, les inconvénients sont évidents : au lieu de dépendre de l'État, les entreprises publiques dépendraient d'une holding qui les financerait en fonction de besoins d'expansion qu'elles devraient justifier devant le PDG de cette holding.
On ne sort pas de cette lapalissade : la seule façon pour l'État d'apporter de l'argent aux entreprises, c'est... de leur apporter de l'argent !
Il n'y a au demeurant aucun problème en la matière. Pour l'instant, les entreprises publiques trouvent l'argent qu'elles veulent sur le marché et par leurs filiales, comme le montre encore l'exemple de Rhône-Poulenc cette semaine. Et s'il y avait un problème, la holding proposée ne serait pas la solution : ou bien elle apporterait de l'argent nouveau, et cela entraînerait une privatisation ; ou bien elle n'en apporterait pas, et cela entraînerait une bureaucratisation.
Le Président, convaincu pourtant par la lettre de Michel Rocard, hésite à faire siens mes arguments.
Vendredi 29 septembre 1989
Fin d'un rêve. Enterrement poli, au dîner des sept ministres des Affaires étrangères à New York, du projet de Sommet Nord/Sud. Roland Dumas l'a pourtant bien défendu. Il a rappelé la demande que quatre chefs d'État avaient faite au Président de la République, en marge du Sommet de l'Arche, pour l'ouverture d'un tel dialogue : La décence, a-t-il expliqué, exige qu'on leur fasse réponse. Une réunion des sherpas très discrète, qui pourrait être organisée en octobre ou en novembre, permettrait d'examiner /a question. Aucune discussion sur la substance n'aurait lieu à ce stade. Sa proposition est tombée à plat. James Baker a réitéré les réserves américaines. Joe Clark a demandé que l'on ne réponde pas sur le mode défensif, mais que, bien sûr, il convenait d'éviter une répétition de Cancún, conférence sur laquelle il y aurait beaucoup à dire ; mais, a-t-il ajouté, pourquoi écarter l'idée d'un Sommet pour évoquer des problèmes spécifiques qui présentent un intérêt pour les Sept, par exemple la drogue, les investissements, l'environnement ? Les Britanniques se sont prononcés contre. Les Allemands et les Japonais aussi.
Rien n'a été décidé. Autant dire que c'est fini.
La détermination des ministres des Finances des Sept et les interventions massives des banques centrales parviennent à faire revenir le dollar à 1,87 Deutsche Mark, 139 yens et 6,33 francs.
Samedi 30 septembre 1989
Je suis à Washington, invité au colloque qu'organise le Congrès des États-Unis sur le système financier mondial, avec une cinquantaine de financiers venus du monde entier. J'en profite pour déjeuner à la Maison Blanche avec Brent Scowcroft afin de procéder à un tour d'horizon général. Scowcroft me confirme l'intérêt du Président pour un grand effort de rapprochement des États-Unis avec la CEE. Je rencontre les sherpas du Sud, pour la plupart à New York afin d'assister aux réunions de l'Assemblée générale de l'ONU. Ils sont terriblement déçus par le dîner des Sept. Ils me demandent d'essayer encore ; mais comment lancer un Sommet Nord/Sud sans les Américains ?
Le Président accueille les Assises européennes de l'audiovisuel qui se tiennent à Paris et regroupent vingt-trois pays membres du Conseil de l'Europe, plus quatre pays de l'Est. Il avait fait de la réalisation d'Eurêka audiovisuel l'une des priorités de la présidence française ; c'est fait. C'est un succès personnel pour Édith Cresson et Roland Dumas qui prennent tour à tour la parole. Il s'inscrit dans la suite d'Eurêka, première organisation européenne à s'être ouverte à l'Est.
Dimanche 1er octobre 1989
Huit mille réfugiés est-allemands arrivent en RFA, en provenance de Prague et de Varsovie.
Lundi 2 octobre 1989
Dans la voiture qui nous conduit au golf, François Mitterrand : Ceux qui parlent de réunification allemande ne comprennent rien. L'Union soviétique ne l'acceptera jamais. Ce serait la mort du Pacte de Varsovie : vous imaginez ça ? Et la RDA, c'est la Prusse. Elle ne voudra pas passer sous la coupe de la Bavière.
Le Président s'inquiète : Où en est-on avec les inégalités ? J'ai l'impression que rien n'est fait par ce gouvernement pour les réduire !
Je fais le point à son intention. Depuis 1981, certaines inégalités semblent s'être réduites, en particulier celles entre hommes et femmes et entre actifs et retraités. Mais se sont aggravées celles liées au patrimoine, au logement, et celles qui séparent salariés des grandes entreprises privées et fonctionnaires. De plus, celles liées au pouvoir au sein des entreprises ne se sont pas modifiées. Enfin, le caractère redistributif de l'impôt n'est pas beaucoup mieux assuré qu'en 1981. Au total, l'égalité des chances ne s'est pas améliorée.
La baisse de l'inflation, le passage à un taux d'intérêt réel positif, le développement de la Bourse, l'allégement de la fiscalité du capital et le régime des stocks-options expliquent que des fortunes colossales se soient bâties depuis huit ans. L'argent va à l'argent, des retraités deviennent plus riches que les actifs, les golden boys font fortune en huit jours, les placements financiers sont plus rentables que les placements industriels, le capital prospère beaucoup plus vite que l'épargne.
L'accès au logement est de plus en plus difficile. Pour la génération précédente, accéder à la propriété de son logement en ville était possible au coût du mètre carré et au taux d'inflation qui prévalaient à l'époque. C'est impossible aujourd'hui, même pour un cadre supérieur. Tout jeune ménage est pratiquement incapable de prélever sur son revenu les annuités de remboursement nécessaires à l'achat d'un logement, et se trouve donc condamné à la location à des niveaux interdisant pratiquement de se constituer un capital pour acheter ultérieurement. Cela engendre d'énormes disparités dans les villes où les temps et dépenses de transport et l'accès aux services collectifs (gardes d'enfants, santé, éducation) sont de moins en moins équitables.
Les impôts ne sont pas redistributifs. Les bases de la fiscalité datent d'un siècle ; celles des charges sociales, de l'entre-deux-guerres. Or, entre temps, l'économie s'est trouvée bouleversée et les sources de revenus se sont transformées. Le smicard contribue à la Sécurité sociale comme le PDG, la gratuité de l'enseignement supérieur et les allocations familiales bénéficient relativement plus aux enfants riches qu'aux enfants pauvres, l'ISF rapporte moins à l'État que l'exonération des SICAV de capitalisation aux épargnants aisés, et les dégrèvements fiscaux sur l'épargne ont permis que 150 000 personnes seulement paient l'ISF alors qu'il existe à Paris plusieurs centaines de milliers de logements d'une valeur manifestement supérieure au seuil de cet impôt.
Pour agir sur ces distorsions, en faire un véritable enjeu politique, en débattre régulièrement, il conviendrait d'abord de faire établir chaque année par le CERC un rapport sur l'évolution des inégalités en France (revenus et patrimoines, conditions de vie, de travail, de logement, etc.), et de faire établir par les différents ministères une évaluation des effets réducteurs d'inégalités des dépenses et des recettes publiques. Cette étude serait publiée en annexe au budget de l'année suivante. On organiserait un débat annuel au Parlement sur l'état de la justice sociale à l'occasion de la publication de ces rapports. « Politiser » les inégalités est une condition nécessaire pour les réduire.
Sur le pouvoir au sein de l'entreprise : demander au gouvernement un rapport sur l'application concrète des lois Auroux et les conditions de leur extension éventuelle. Il faut aller dans plusieurs directions : obligation de la présence de salariés au conseil d'administration ou de surveillance ; obligation de négociation au bout d'une certaine durée de conflit ; suppression des aides publiques aux entreprises qui ne respectent pas le droit du travail.
En ce qui concerne la fiscalité du patrimoine, il convient de faire table rase du système actuel et de reprendre à zéro une fiscalité patrimoniale compatible avec l'Europe. Au moins, pour commencer, faudrait-il relever les impôts sur les plus-values et lutter contre la fraude à l'ISF. Enfin, la contribution de solidarité pour la Sécurité sociale devrait être progressive sur tous les revenus, y compris ceux du capital.
Le Président demande que je lui prépare une lettre à l'intention du Premier ministre, reprenant tous ces éléments et l'invitant à les mettre en place.
Pierre Joxe, toujours à l'affût de ce qui pourrait moderniser l'administration dont il a la charge, propose la création d'un Institut des hautes études de sécurité intérieure, chargé de réfléchir à une conception moderne et élargie des questions de sécurité englobant, au-delà des problèmes de délinquance et de criminalité, les risques comme le terrorisme, le « piratage » informatique ou scientifique, les risques technologiques majeurs et les atteintes à l'environnement.
Après réflexion, François Mitterrand écrit à Michel Rocard pour rejeter aimablement le projet de société holding des entreprises publiques, dans la mesure où il n'apporte aucun financement nouveau à ces entreprises : J'aimerais pouvoir vous répondre favorablement, mais ce dossier ne me paraît pas conforme aux options que j'ai soumises aux Français.
Je crois de plus en plus à mon idée de Banque de l'Europe. Jean-Claude Trichet m'a conforté dans mon intuition. J'ai fait préparer des projets de statuts que je compte faire déposer sur la table des Douze. Encore faut-il que le Président en fasse l'annonce. Hormis Jean-Claude Trichet, au sein de l'administration, personne n'y croit.
Mardi 3 octobre 1989
Grâce au soutien de Charles Pasqua — qui espère bien recueillir l'héritage ensuite —, Alain Poher est réélu à la présidence du Sénat (qu'il assure depuis 1968 !).
François Mitterrand souhaite que la lutte contre la drogue fasse partie des grandes questions évoquées au Conseil européen. Il adresse une lettre à ce sujet aux chefs d'État et de gouvernement.
Pierre Bérégovoy répond au Président qui lui a demandé d'étudier la possibilité d'alourdir la taxation des plus-values boursières. Le Président souhaiterait que soit appliqué aux plus-values à long terme le taux normal de l'impôt sur les sociétés, au lieu du taux réduit de 15 %. Cette mesure mettrait fin à l'avantage actuellement consenti aux plus-values issues d'opérations financières par rapport aux bénéfices dégagés par l'activité industrielle elle-même.
Pierre Bérégovoy est contre : Nous avons aujourd'hui le choix, dans le budget de 1990, entre un alourdissement de l'ISF et un alourdissement de la taxation des plus-values. Autrement, il en résulterait un risque de délocalisation de l'épargne, c'est-à-dire de fuite des capitaux qui pourrait compromettre, au bout de quelques mois, le respect par la France de l'échéance de la libération des mouvements de capitaux du 1er juillet 1990. Il a suffi en RFA de l'instauration d'une retenue à /a source de 10 % pour déclencher, l'an dernier, un transfert massif d'actifs à l'étranger.
Bérégovoy préfère un alourdissement de l'impôt sur la fortune par une augmentation des taux — jusqu'à 1,5 % — pour les patrimoines les plus élevés. A ses yeux, un alourdissement de la fiscalité des plus-values des personnes physiques serait mal ressenti par la grande masse des petits actionnaires. En outre, une telle mesure serait inefficace, car elle ne garantirait pas l'appréhension des cas d'enrichissement boursier spéculatif. Il estime que c'est la détention de ces titres qu'il convient de taxer chaque année à travers l'impôt de solidarité sur la fortune.
Le ministre refuse donc toute réforme en avançant des arguments, à mon avis, très contestables. Par exemple, il prétend que la fiscalité du capital serait déjà chez nous supérieure à ce qu'elle est en Allemagne. C'est ce qu'avait déjà avancé Jacques Chirac, à tort, à François Mitterrand lors de leur face-à-face de mai 1988 ! Concernant les plus-values des sociétés, il propose que le taux actuel d'imposition passe de 15 % à 20 % en 1990, puis à 35 % en 1991 ; mais il demande que cette mesure soit compensée par une baisse simultanée de l'impôt sur les sociétés touchant les bénéfices réinvestis ! Or il est déjà prévu dans le Budget, contre l'avis du Président, que cet impôt passera de 39 % à 37 % en 1990 ; le ministre souhaite qu'on annonce qu'il baissera encore jusqu'à 35 % en 1991, pour égaler le taux d'impôt sur les plus-values.
Ainsi, on ne ferait rien sur ce qui est l'essentiel en termes de justice sociale, à savoir les plus-values distribuées aux particuliers. On n'augmenterait les impôts sur les plus-values des entreprises qu'en leur offrant en échange non seulement l'actuelle baisse de l'impôt sur les sociétés, si contestable, mais encore une baisse plus importante de ce même impôt l'an prochain ! Sur le plan de la justice sociale, ce serait un marché de dupes. Pierre Bérégovoy écrit qu'on alourdit la fiscalité du capital par la suppression du PER et que cela rapportera 4,9 milliards en 1991. Il omet de dire que cela rapportera zéro en 1990, qui est le budget dont on parle, et qu'on allège en fait la fiscalité du capital de 4 milliards en abaissant la fiscalité sur les obligations et les bons de caisse (qui, comme chacun sait, ne sont pas vraiment des placements de smicards !). Il prétend que le budget de l'Éducation nationale augmente de 18,2 milliards, mais il oublie de préciser que 10,2 milliards sont dus à la reconduction des services votés et que les vraies mesures nouvelles ne se montent qu'à 7 milliards, dont 2 seulement liés à la lutte contre l'échec scolaire. Il avance que les fonctionnaires participent aux fruits de la croissance par une augmentation de leur pouvoir d'achat de 2 % ; il ne dit pas que la croissance, cette année, sera de 4 %, que ces 2 % d'augmentation résultent pour l'essentiel de l'effet mécanique du vieillissement et que, hors GVT, le pouvoir d'achat n'augmente que de 0,7 % ! Il affirme que les dotations en capital augmentent en priorité dans la filière électronique (3 milliards) ; il ne dit pas que, pour les autres entreprises publiques, on a refusé toute dotation en capital et qu'elles devront se partager 1 milliard, ce qui est dérisoire !
Le Président peste contre ce conservatisme, mais laisse faire : Je ne suis pas à Bercy. Je ne peux rien imposer, surtout à quelques jours de la discussion du budget au Parlement!
Panique. Le gouvernement de RDA décide, avec effet immédiat, que ses ressortissants ne pourront plus se rendre en Tchécoslovaquie sans autorisation de sortie. Mais les autorités de ce dernier pays permettent d'émigrer aux quelque dix mille réfugiés de Prague et de Varsovie. Tout cela ne fera qu'accélérer le mouvement d'exode de RDA vers la Tchécoslovaquie, pour passer ensuite en Autriche.
Nouvelle tentative de coup d'État. Le général Noriega, l'homme fort du Panama dénonce l'agression des États-Unis.
Mercredi 4 octobre 1989
Le Conseil des ministres examine le projet de loi créant des « fondations d'entreprises ».
Le Président : Pourquoi ce vocabulaire ? On risque de confondre avec les fondations d'intérêt général.
Pierre Joxe : Moi, je suis opposé à ce terme.
Jack Lang : On pourrait sûrement faire un effort d'invention verbale.
Michel Rocard : Je ne sais pas quoi dire... Je suis d'accord avec ce qui vient d'être dit. Oui, il faudrait arriver à inventer quelque chose...
A la suite d'une intervention sur le problème des télécommunications, le Président : Il y a un échec grave de notre réseau câblé.
Puis il change de sujet. Le 1er octobre, la République populaire de Chine a fêté son quarantième anniversaire ; la France n'a pas boycotté les cérémonies et quelques ministres ont fait part de leurs états d'âme à des journalistes. Le Président : Chaque ministre a toujours tendance à se sentir un peu ministre des Affaires étrangères. C'était d'ailleurs le cas sous le gouvernement précédent. Je comprends bien le complexe des ministres qui ont eu, à la suite des événements chinois, une réaction humaine, mais il faut resserrer le dispositif [autrement dit : cesser de critiquer la Chine]. Personne ne peut intervenir sur ce sujet sans passer par le canal du ministère des Affaires étrangères. Il serait fâcheux d'en arriver à la rupture des relations diplomatiques : c'est l'honneur de la France de s'opposer à cette répression, mais il ne faut pas être trop seuls et il ne faut pas en rajouter en permanence. (Le Président vise Bernard Kouchner et Jack Lang.)
Le projet de loi sur le financement des partis politiques vient en première lecture à l'Assemblée. Tous les commentaires, comme prévu, tournent autour de l'article concernant l'amnistie des infractions commises en relation avec le financement des campagnes ou des partis avant le 15 juin. La droite et le PC ont déposé un amendement de suppression. Mais on me rapporte qu'un amendement socialiste — signé Michel Pezet !... — viserait à conserver l'amnistie tout en excluant de son bénéfice les seuls parlementaires ! Décidément, une chatte n'y retrouverait pas ses petits. J'essaie de sonder le Président là-dessus, lequel se contente de gestes exaspérés et de haussements d'épaules : Qu'ils se débrouillent !...
Jeudi 5 octobre 1989
Le Dalaï-Lama se voit décerner le prix Nobel de la paix. Le plus justifié de ces prix, depuis de longues années.
Vendredi 6 octobre 1989
Les députés votent en séance de nuit la loi sur le financement de la vie politique. Seul le PS a voté pour. UDF et UDC se sont courageusement abstenus, PC et RPR ont voté contre. L'article 18 a été supprimé grâce aux voix du PC, du RPR, de l'UDF et de l'UDC. Les socialistes n'ont pas pris part à ce vote. Il n'y a donc toujours pas d'amnistie !
Samedi 7 octobre 1989
L'article sur l'amnistie ayant été supprimé à l'Assemblée nationale, le reste du texte est adopté sans difficulté.
Le Parti communiste hongrois prend le nouveau nom de Parti socialiste hongrois (par 80 % des voix lors de son Congrès extraordinaire).
Au cours des cérémonies du 40e anniversaire de la RDA, Mikhaïl Gorbatchev lâche à Erich Honecker : Celui qui réagit en retard est puni par la vie.
Manifestations dans les principales villes est-allemandes.
Dimanche 8 octobre 1989
Comité directeur du PS : pas moins de neuf motions sont déposées en vue du futur Congrès de Rennes, en mars prochain, lequel s'annonce particulièrement délicat.
Le Président : Mais pourquoi, pourquoi ? Je leur ai tout donné et ils détruisent tout ! L'orgueil de Jospin, la suffisance de Fabius, la mesquinerie de Rocard...
Lundi 9 octobre 1989
Sur l'initiative de la France, les ministres des Finances des Douze autorisent la banque de la Communauté, la BEI, à financer des investissements publics en Hongrie et en Pologne. Beaucoup espèrent que c'est ainsi, en étendant petit à petit les compétences de la BEI, que l'on créera une institution européenne commune à l'Est et à l'Ouest. Je reste sceptique : il faudrait pour les associer à ces décisions que les pays de l'Est rejoignent le Marché commun, ce qui est aujourd'hui impensable. Je persiste à penser qu'une banque en tous points nouvelle est nécessaire comme ancrage européen de l'URSS et des pays de l'Est.
François Mitterrand part pour le Venezuela, l'Équateur et la Colombie. Au programme : dette, drogue et rapports Nord-Sud.
Dans l'avion, le Président : Décidément, je m'ennuie beaucoup. Alors, je voyage. Que voulez-vous que je fasse d'autre ? Le Premier ministre s'occupe de la politique intérieure et, manifestement, il ne souhaite pas que je m'en mêle. Comme tout Premier ministre, il est jaloux de ses prérogatives...
Ce qui m'intéresse, ce n'est pas le dialogue avec les Allemands de l'Est, mais celui avec Gorbatchev. Je ne vois pas pourquoi je chercherais à le mettre en difficulté par des déclarations intempestives.
Le Président a un malaise dû à la chaleur et à la fatigue. Les journalistes en font l'événement. François Mitterrand commentera : J'ai eu un coup de chaud, on ne va pas en faire une histoire ! Mais le plus grand risque, ce n'est pas moi qui l'ai pris. Vous rendez-vous compte de tous ceux qui ont frisé l'infarctus en pensant que mon heure, donc la leur, était enfin arrivée ? J'en connais trois ou quatre dans l'opposition. A peine plus au Parti socialiste. Je mesure leur déception, mais je n'arrive pas à le regretter. Il faut me comprendre...
A Caracas, le président du Venezuela Carlos Andrés Pérez Rodriguez lui pose une question qui est la seule dont les Occidentaux devraient se soucier : A quel degré de pauvreté peut résister la démocratie ?
Mardi 10 octobre 1989
James Baker présente un plan en cinq points pour l'ouverture d'un dialogue israélo-palestinien.
Comme Pierre Joxe, Michel Rocard n'a peur de rien : il veut faire de la police le véritable laboratoire de la modernisation du service public. Ah, si les mots suffisaient !...
Mercredi 11 octobre 1989
Le gouvernement annonce des négociations sur une rénovation de la grille salariale de la fonction publique.
Jeudi 12 octobre 1989
Quatre mille cinq cents infirmières défilent dans Paris. Elles réclament elles aussi de la dignité.
Visite pathétique de quelques heures en Colombie, au milieu des attentats.
A Bogota, le ministre des Affaires étrangères me dit : Il y a trois mois, nos réserves ont baissé de 500 millions de dollars, en raison de la chute des cours du café. Or, 40 % de nos exportations sont du café et trois millions de personnes en vivent. Les trafiquants disent que la Colombie lutte seule. Et le cours du café s'effondre. C'est une coïncidence fâcheuse. La rupture de l'accord sur le café est un problème tragique. Si nous pouvions avoir un cadre pour ouvrir le marché mondial aux produits colombiens, le peuple se rangerait contre les terroristes. Si le peuple colombien voyait un geste des pays riches, prouvant qu'ils luttent, cela aurait un énorme impact psychologique.
Retour à Paris dans la nuit.
Vendredi 13 octobre 1989
Michel Rocard présente au Conseil des ministres un plan d'urgence pour l'Ile-de-France, qui prévoit de doubler le nombre des logements sociaux à Paris et en proche banlieue. A peine a-t-il terminé que Michel Charasse, ministre du Budget et élu auvergnat, fait passer une note au Président pour protester contre ce qu'il vient d'entendre. Alors que l'Ile-de-France est la région la plus riche du pays, l'État va payer très cher la mise en œuvre du plan annoncé par le Premier ministre. Il financera ainsi très largement la rente foncière sur la région parisienne. En décidant de taxer les bureaux publics, le Budget va apporter aux collectivités parisiennes, qui sont les plus riches de France, une subvention annuelle de l'ordre de 250 millions de francs. La réalisation des opérations Météore et Éole coûtera entre 15 et 20 milliards de francs. Le Premier ministre semble bien, pense Charasse, avoir cédé aux pressions du maire de Paris. Mais, faute d'une nécessaire concertation interministérielle, nul ne sait qui paiera ni comment.
Michel Charasse : Les élus socialistes de toute la France réclament depuis longtemps un prélèvement sur les énormes ressources fiscales et de taxe professionnelle des collectivités parisiennes. Bien que ce soit techniquement très facile à réaliser, le Premier ministre l'a écarté. M. Pasqua peut donc dormir tranquillement sur les milliards qu'il accumule au conseil général des Hauts-de-Seine, et M. Chirac pourra continuer à financer ses opérations tous azimuts en se payant le luxe de réduire les impôts des Parisiens.
Mini-krach à Wall Street. Michel Rocard: Ce choc boursier a au moins une vertu : il justifie les discours prudents de Bérégovoy et les miens sur la politique économique, et il va faire comprendre aux élus du Parti socialiste que l'heure n'est pas au maximalisme. Ça va prouver aux fonctionnaires que le gouvernement ne peut pas céder n'importe quoi et qu'une certaine rigueur salariale doit rester la règle.
Au sujet de la préparation de la conférence intergouvernementale en vue du nouveau traité, Helmut Kohl, qui ne peut se déplacer, fait part de sa position par un message de Joachim Bitterlisch à Élisabeth Guigou. Cette conférence se tiendra du second semestre 1990 à la fin de 1991 ; la ratification des nouveaux traités interviendrait en 1992 et l'Union économique et monétaire pourrait voir le jour au début de 1993. Tout cela pourra être annoncé au Sommet de Strasbourg.
François Mitterrand relit le discours qu'il prononcera au Parlement européen dans quinze jours. J'aimerais qu'il y annonce le projet de Banque de l'Europe. J'écris un paragraphe dans le projet.
Lundi 16 octobre 1989
Rencontre Kadhafi-Moubarak pour sceller la reprise du dialogue égypto-libyen rompu depuis 1977.
Quatrième réunion des « représentants personnels » chargés de préparer la Conférence intergouvernementale. La question centrale réside dans un renforcement du pouvoir politique face au futur pouvoir monétaire. Faut-il des ministres des Finances forts et unis (donc un pouvoir fédéral) face à la future Banque centrale ? Nul ne se prononce.
Mardi 17 octobre 1989
Michel Rocard décide d'engager en décembre, avec les organisations syndicales représentatives des fonctionnaires, une négociation portant sur l'amélioration des déroulements de carrière et de la prise en compte des nouvelles qualifications de l'ensemble des catégories des trois fonctions publiques. Le montant de l'enveloppe sera naturellement fonction des conditions économiques générales, notamment de l'aptitude de notre économie à absorber sans risques une injection supplémentaire de pouvoir d'achat. Divers éléments conduisent à fixer aux alentours de 20 milliards de francs, pour la seule fonction publique, le seuil minimal de crédibilité de la réforme.
Décidément, tout se défait en Europe de l'Est : l'autodissolution du communisme hongrois, l'infléchissement de la politique intérieure est-allemande, l'annonce par Mieczyslaw Rakowski, à Moscou même, que le PC polonais pourrait suivre le même chemin que le PC hongrois. Tout a commencé cet été avec la nomination d'un chef de gouvernement non communiste à Varsovie et les débuts de l'affaire des réfugiés est-allemands.
Les Soviétiques ont décidé de s'en tenir à la non-ingérence. L'URSS n'a pas plus imposé sa volonté à Berlin-Est et à Budapest qu'elle ne l'a fait, en août, à Varsovie. La rencontre de Mikhaïl Gorbatchev avec la direction est-allemande n'a pas été étrangère à l'infléchissement de la ligne du SED. C'est à la suite d'un entretien avec le même Mikhaïl Gorbatchev que le Polonais Rakowski a choisi de rendre publiques, à Moscou, les orientations qu'il souhaite voir imprimer à son parti. La révision, à Budapest et à Varsovie, introduit dans le vocabulaire le terme de « social-démocratie ». Rakowski l'a employé publiquement. Beaucoup, à Moscou même, voient l'avenir du communisme dans un retour à ses sources social-démocrates, même si le Parti communiste soviétique n'est pas prêt à adopter le concept pour ce qui le concerne.
L'URSS privilégie le Pacte de Varsovie, les convergences d'intérêts géostratégiques, d'État à État, sur les liens idéologiques de Parti à Parti. Une réforme des mécanismes internes du Pacte de Varsovie est désormais évoquée couramment à Moscou et à Varsovie.
Mercredi 18 octobre 1989
Au Conseil des ministres, le Président: La préparation du Conseil européen de Strasbourg avance mieux que je ne le pensais. Pour ce qui est de l'Union économique et monétaire, on devrait être en mesure d'obtenir un accord sur la tenue, la date et le gros de l'ordre du jour de la conférence intergouvernementale. Sur l'Europe sociale, on ne fera pas bouger les Britanniques. Les Pays-Bas tendent à se placer en position d'arbitre entre les Britanniques et tous les autres. Ils veulent l'Europe, mais leur politique tend toujours à favoriser la Grande-Bretagne. Je serais cependant étonné qu'on n'arrive pas à un résultat concret.
A propos de Strasbourg, siège du Parlement européen : Je considère que le problème de Strasbourg n'est pas posé. Les responsables français doivent opposer un veto tranquille et absolu à ceux qui proposent de tout transférer à Bruxelles.
Sur l'évolution de l'Allemagne et les mouvements à l'Est, le Président se montre péremptoire : Je lis dans la presse des critiques selon lesquelles nous n'aurions pas de politique. Qu'est-ce que cela veut dire ? La réunification de l'Allemagne n'est pas pour demain. La phrase de François MauriacJ'aime tellement l'Allemagne que je suis content qu'il y en ait deux ») représentait tout à fait le point de vue du général de Gaulle. Il a voulu faire une sorte de super-OTAN à trois, sans l'Allemagne. La politique étrangère à l'égard de l'Allemagne, de 1958 à 1960, reposait sur de tout autres données que celle qui est menée aujourd'hui. De toute manière, la France ne serait pas en mesure de s'opposer à la réunification si celle-ci se faisait. On ne peut quand même pas faire la guerre à l'Allemagne pour empêcher sa réunification ! La seule chose que la France peut faire, c'est faire respecter certains principes. La réunification devra s'opérer de manière démocratique et pacifique. Mais les deux Allemagnes ont des régimes différents. La réunification supposerait l'abandon, par la RDA, de l'appartenance au Pacte de Varsovie. Donc, on a le temps de voir venir ! Pour les Soviétiques, le tabou, c'est l'appartenance au Pacte de Varsovie. Ne pas l'avoir compris fut l'erreur d'Imre Nagy, mais, cette fois, les Polonais et les Hongrois ne l'ont pas commise.
Est-ce que nous avons une politique de rechange ? Nous pouvons seulement rendre la Communauté plus attractive afin qu'une Allemagne éventuellement réunifiée préfère la Communauté au lieu d'un balancement entre l'Est et l'Ouest. Mais on dira que l'Allemagne de l'Ouest plus l'Allemagne de l'Est et l'Autriche, cela peutfaire une puissance économique redoutable. Je vais vous dire quelque chose... (Je ne vous demande pas la discrétion : ici, on est même assuré de l'indiscrétion !) Cette perspective inquiète vivement la Grande-Bretagne et l'Italie. L'Histoire nous montre qu'une force qui naît provoque toujours la naissance d'une force qui l'équilibre. L'Europe pratique cette vieille histoire depuis mille ans. En tout cas, je suis serein devant les événements récents.
Notre politique à l'Est est très importante, nous sommes considérés par l'URSS comme un élément sûr. Cela ne peut être le cas de l'Allemagne, on le comprend. Cela aurait pu être celui de la Grande-Bretagne, mais elle a choisi une autre voie. Quant aux autres, cela ne compte pas. Je le dis sans mépris. Je sais bien que, commercialement, l'Allemagne est beaucoup plus présente que la France à l'Est. Ce n'est pas étonnant, cela a toujours été comme cela ; c'était leur monde et pas le nôtre. A d'exception peut-être de la Roumanie et de la Bulgarie qui, commercialement, sont en rapport avec l'Allemagne, mais préfèrent la France. Nous avons beaucoup de raisons d'être optimistes si nous y mettons de la volonté et si notre politique intérieure est suffisamment ferme pour que nous soyons considérés comme un pays qui marche bien. C'est le cas aujourd'hui.
La Pologne commerce avec l'Allemagne, mais ne l'aime pas. Kohl devait s'y rendre peu après moi ; la date n'est pas encore fixée. La grande presse oublie toujours le contentieux entre ces deux pays. Il ne faut pas oublier que la Silésie polonaise a été arrachée à la Grande Prusse, que ses habitants sont considérés comme des citoyens allemands par la RFA, ce qui a le don d'exaspérer les Polonais. Et que les souvenirs de la guerre sont encore vifs.
La disposition d'esprit des Français est généralement de se juger plus faibles qu'ils ne le sont. Moi-même j'y cède parfois. Tenez, je me fâche presque chaque jour sur l'état de notre commerce extérieur, sur les carences, sur les nullités que je constate [l'attaque vise nettement le ministre du Commerce extérieur, Jean-Marie Rausch], et pourtant, nous sommes toujours le quatrième exportateur mondial !
Une bonne politique intérieure, en particulier sur le plan économique, mais aussi une bonne approche psychologique nous mettront en mesure d'utiliser le terrain. Même si nous ne pouvons le peindre à l'avance, la France est parfaitement apte à y prendre sa place. Il faut que nous soyons sûrs de nous, sans perdre notre esprit critique. Mais, sur ce chapitre, je n'ai pas beaucoup d'inquiétude...
Quant à la libération des capitaux et à l'harmonisation des fiscalités au 1er juillet 1990, c'est une décision qui était pratiquement prise avant ce gouvernement. De toute manière, si nous voulons exercer une autorité au sein de l'Europe, nous ne pouvons pas nous placer dans la position du mauvais élève. Cela nous amène évidemment à avaler quelques pilules.
A propos du CEA, Jean-Pierre Chevènement : Je voudrais dire un mot.
Le Président : Si vous voulez, mais le temps passe.
Jean-Pierre Chevènement : Cela concerne aussi la politique de défense.
Le Président l'interrompt : C'est une communication, pas une décision. On aura le temps d'en reparler.
Jean-Pierre Chevènement : J'aimerais bien savoir ce que l'on fait sur le programme électro-nucléaire.
Le Président : On ne va pas en débattre maintenant. Vous n'avez qu'à en parler avec M. Fauroux. Cela doit bien vous arriver de vous rencontrer !
Le Président appuie Michel Rocard qui déplore, en matière de politique intérieure et de conflits sociaux, les propos discordants tenus par plusieurs ministres. François Mitterrand évoque à nouveau la nécessaire cohésion du gouvernement.
Travail avec le Président sur son prochain discours au Parlement européen de Strasbourg. Je glisse un paragraphe sur mon projet de création d'une Banque de l'Europe.
Nouveau changement majeur en RDA : Erich Honecker, secrétaire général du SED depuis 1971, est remplacé par Egon Krenz à la tête du Parti et de l'État est-allemands. C'est un changement dans la continuité, mais pour combien de temps ? Les réfugiés, qui continuent de passer à l'Ouest, semblent en être conscients, qui accélèrent leur départ, craignant le pire.
En Hongrie, le Parlement abandonne l'essentiel de la Constitution stalinienne de 1949 et dote le pays d'une loi fondamentale ouvrant la voie au retour au pluralisme, assortie notamment de la création de la fonction de Président de la République.
Jeudi 19 octobre 1989
Jack Lang me suggère de lancer l'idée d'une « Grande Europe de la Culture » pour le Sommet de Strasbourg. Bonne suggestion. Il souhaiterait une action commune à tous les pays : pourquoi pas quelque chose comme une confédération européenne de la Culture ?
Samedi 21 octobre 1989
La controverse sur le port du foulard islamique à l'école s'étend depuis l'exclusion, avant-hier, de trois élèves du lycée de Creil. Pas d'alternative possible : il faut maintenir le principe de l'unité et de la laïcité du système public.
Dimanche 22 octobre 1989
Signature à Taëf d'un document d'« entente nationale » par les députés libanais, et ce au détriment de l'indépendance du Liban. N'assiste-t-on pas à la vassalisation du Liban sous contrôle syrien ?
Dans toutes les émissions politiques du week-end, on ne parle que du foulard, de la laïcité et de l'immigration. Voilà enfin mis au jour le problème : la France a une composante islamique. Saura-t-elle l'accepter ?
Lundi 23 octobre 1989
Marc Boudier, conseiller technique à l'Élysée chargé des problèmes économiques internationaux, propose de supprimer le paragraphe sur la Banque de l'Europe figurant dans le projet de discours du Président à Strasbourg : Personne n'y croit, à ton truc ! Je le maintiens. Il s'agira pour moi d'une banque de tous les Européens, Soviétiques y compris. Et des seuls Européens.
Fin de la grève chez Peugeot : les plus bas salaires ont obtenu 400 francs d'augmentation après deux mois de grève ! Les dirigeants de Peugeot reconnaissent avoir voulu « briser » et surtout humilier les grévistes. Politique à courte vue.
Mardi 24 octobre 1989
Helmut Kohl vient dîner à Paris avant le Sommet officiel franco-allemand. Avant l'arrivée du Chancelier, j'ai une discussion sur le nucléaire militaire avec le Président qui est toujours décidé à refuser tout accord sur ce sujet avec les Allemands. Il ne veut pas que l'arme nucléaire française protège le territoire allemand : Ce n'est pas à nous de faire ça, c'est aux Américains.
Échange de vues au cours du dîner :
Helmut Kohl : J'ai des problèmes nouveaux : recensement, logement des réfugiés de l'Est. En deux ans, deux millions de personnes sont arrivées. Les chiffres du chômage sont faux car, en réalité, les immigrés venus de RDA ont tous trouvé du travail. Ils arrivent avec plus de volonté et d'optimisme. Ce n'est pas pareil pour ceux qui viennent de Roumanie, qui ont beaucoup souffert. Il y a deux millions d'Allemands en URSS : Gorbatchev a créé une république pour eux. Le plus difficile, ce sont les Allemands qui viennent de Pologne : ils ont été successivement russes, polonais et allemands. Si l'hiver est normal, donc froid, ce sera une catastrophe en Pologne. Ils n'ont pas les moyens de passer l'hiver.
Le Sommet de Strasbourg doit émettre un message clair à l'intention de l'Est. La Tchécoslovaquie va bouger, la RDA aussi. Je vais faire cesser ces racontars prétendant que nous intervenons moins en Europe à cause de l'Est. Notre problème ne peut être résolu que dans le cadre de l'Europe. Sans unification européenne, il n'y aura pas de mouvement de réforme en Europe de l'Est.
François Mitterrand : La situation économique est très critique en URSS.
Helmut Kohl : Gorbatchev m'a appelé au téléphone, la semaine dernière, pour me dire que la situation économique empire. Il n'y a aucun progrès de l'agriculture, les petits producteurs s'effondrent. En URSS, il y a des profiteurs.
François Mitterrand : Ils me font penser aux Frères Karamazov où les héros passent leur temps à faire leur mea culpa.. Sur les questions communautaires, les Pays-Bas semblent tentés par une alliance avec la Grande-Bretagne.
Helmut Kohl : Oui, il faut s'y faire. C'est qu'aux Pays-Bas la tête a toujours été autrichienne...
François Mitterrand : Lubbers est brillant, mais je ne comprends rien à ses interventions... Que pensez-vous de la date d'une Conférence intergouvernementale ?
Helmut Kohl : On ne peut rien décider avant de voir ce qui se passe à Strasbourg. Il faut en parler avant les élections. Le Sommet de décembre 1991, aux Pays-Bas, permettra de tout régler.
François Mitterrand : Il faudrait en avoir terminé avec l'ouverture du marché unique ! On peut tenir ces délais.
Helmut Kohl : Je suis plus réticent que vous. Je ne veux pas de déboires électoraux avec ça. Je suis prudent.
François Mitterrand : Je ferai tout pour que ça réussisse ; sinon, on fera autre chose.
Helmut Kohl : Il faudrait qu'après l'économique on aille vers un projet politique européen... Je suis venu vous dire que les progrès à l'Est dépendent de notre coopération.
François Mitterrand : Jusqu'ici, nous vivions dans un ordre désagréable pour nous, Européens, mais dans un ordre rassurant. A présent, l'Europe entre dans l'inconnu. Un des deux empires s'effondre, et c'est justement de l'Europe de l'Est qu'il s'agit. La Communauté européenne va demeurer la seule force, elle va constituer un pôle de réaction.
Helmut Kohl : En l'an 2000, une guerre dans notre région reste prévisible.
François Mitterrand : Il y aura des guerres locales longues. La Hongrie et la Roumanie peuvent fort bien s'opposer.
Helmut Kohl : La guerre mondiale s'éloigne. Le Japon va décliner, les États-Unis aussi. L'Europe va voir sa puissance augmenter si la France et la RFA demeurent très alliées.
François Mitterrand : Sitôt que l'empire soviétique sera disloqué, tout va changer. L'URSS aura à s'intéresser à son seul développement économique, à ses problèmes de nationalités, elle n'aura pas les moyens de faire autre chose, et surtout pas la guerre... C'est à nous de faire l'Histoire. Gorbatchev peut faire bouger les choses, mais il faut que nous nous en occupions nous-mêmes.
Conversation très importante. Vertigineuse. Beaucoup de non-dits. Je sens pour la première fois que le Chancelier ne nous confie pas tout ce qu'il sait et ce qu'il veut.
Mercredi 25 octobre 1989
Conseil des ministres. A propos de la Pologne, le Président parle de l'aide française : Nous avons été les premiers à décider une aide qui a été bien accueillie, mais ce n'est pas suffisant. Depuis lors, d'autres pays ont fait plus et mieux. J'ai demandé au ministre responsable et au Premier ministre de me faire leurs propositions.
Le Premier ministre : C'est un problème très difficile. Le gouvernement vous fera des propositions, mais nous sommes aussi sollicités par l'Afrique avec, en plus, la Namibie, l'Angola, le Mozambique, le Vietnam, le Cambodge, le Laos, sans compter l'Amérique latine. Nous aurons du mal à tout faire.
Cet après-midi, François Mtterrand prononce son discours devant le Parlement européen à Strasbourg. Il énumère les chantiers : Union économique et monétaire, Charte sociale, Europe audiovisuelle, protection de l'environnement, Lomé IV, Espace sans frontières. Il évoque le secret bancaire susceptible de couvrir des opérations frauduleuses, le blanchiment de l'argent sale. Mais l'Europe n'est pas qu'un marché : c'est aussi l'Europe des citoyens, notamment pour la reconnaissance des diplômes. La France souhaite mener de front la première étape et la Conférence intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire. Une liste de questions va être dressée. François Mitterrand souhaite que la Conférence intergouvernementale s'ouvre à l'automne 1990 afin que le nouveau traité soit ratifié avant le 1er janvier 1993.
Le Président sur l'Europe sociale : Faire l'Europe sans le concours des travailleurs serait une façon de la faire contre eux.
Il ajoute : A Madrid, au mois de juin, nous avons constaté un accord sur le principe d'une telle Charte sociale. Le 30 octobre prochain, les ministres compétents examineront le projet qui sera soumis le 8 décembre au Conseil européen de Strasbourg. Je demanderai de surcroît qu'un bilan de l'application de la Charte soit remis chaque année au Conseil européen et aux institutions qui le désireront.
Sur l'élargissement de l'Europe des Douze : C'est l'accélération, c'est le renforcement de la construction commune de l'Europe qui contribueront de façon éminente à une évolution positive de l'Est.
Il plaide pour le soutien à Mikhail Gorbatchev et affirme que la seule réponse aux transformations en cours dans les pays de l'Est est la construction de l'Europe politique.
Puis il aborde le projet qui me tient plus particulièrement à cœur, la Banque de l'Europe : Pourquoi ne pas créer une Banque pour l'Europe qui, comme la Banque Européenne d'Investissement, financerait les grands projets en associant à son conseil d'administration les Douze européens et puis les autres : la Pologne, la Hongrie, pourquoi pas l'Union soviétique et d'autres encore ? C'est ce qui a été fait pour la technologie ou pour l'audiovisuel avec Eurêka. Qu'est-ce qui nous retient ? Serait-ce que ce domaine de la finance est sacrosaint, ou, lorsqu'on n'est pas un expert ou président de quelque chose, on n'aurait pas le droit d'y toucher ? C'est une décision éminemment politique que cette création d'une Banque pour l'Europe.
Jeudi 26 octobre 1989
Réunis à Paris, les membres du COCOM refusent d'assouplir le contrôle des exportations stratégiques à destination de la Pologne et de la Hongrie.
Vendredi 27 octobre 1989
Le groupe des experts sur l'Union économique et monétaire tient sa cinquième et dernière réunion. Le rapport est concret et progressif. Il constitue une base pour un traité — sans les Britanniques. Mais quand commencera la négociation ? Rien n'est décidé.
Samedi 28 octobre 1989
A Prague, près de six mille manifestants célèbrent le 71e anniversaire de la République aux cris de : « Liberté ! » La répression est brutale.
Dimanche 29 octobre 1989
Élections législatives anticipées en Espagne. Le PSOE conserve la majorité aux Cortes... à une seule voix ! Felipe Gonzalez garde le pouvoir.
Lundi 30 octobre 1989
En RDA, cinq cent mille manifestants réclament ouvertement des élections libres et « la démocratie maintenant ».
Conseil des ministres des Affaires sociales des Douze. Le projet de Charte est approuvé par onze pays sur douze. Jean-Pierre Cot aurait écrit aux partis socialistes européens pour leur demander de rejeter ce texte, insuffisant à ses yeux.
Élisabeth Guigou présente le rapport du « groupe des experts » institué à la suite du rapport du Comité Delors du 17 avril 1989. Il se présente sous la forme d'un questionnaire. Deux questions posées par les Britanniques n'ont pas fait l'objet d'un accord : elles remettaient définitivement en question l'Union économique et monétaire.
L'accord de Taëf n'a pas fait l'unanimité entre les libanais. Jean-François Deniau rapporte une lettre personnelle du général Aoun au Président. Pour le chef militaire chrétien,une des grandes affaires de notre siècle finissant sera de nouveau la confrontation entre l'Islam et la Chrétienté. Accepter la disparition du Liban, c'est, dit-il, se priver d'une terre, de sa culture constitutive, de sa façon de se présenter au reste du monde. Hostile aux accords de Taëf qui, pour lui, consacrent le rôle de la Syrie et placent pratiquement le gouvernement libanais sous son influence, il n'entend pas laisser se créer l'irréversible et rappelle que les députés présents à Taëf n'ont pas reçu l'investiture du suffrage universel depuis 1972 ! Aucun Libanais de moins de quarante ans n'a donc pu voter pour eux ! Ces députés peuvent-ils vraiment engager l'avenir du Liban ? Il saisit le Conseil de Sécurité.
Le Président estime cette lettre importante et souhaite qu'il y soit répondu avec grande attention, en liaison étroite avec Roland Dumas.
Mardi 31 octobre 1989
François Mitterrand écrit à Michel Rocard pour dresser un bilan de son action après dix-huit mois de gouvernement. Il souhaite marquer le coup, comme si nous étions en cohabitation.
Pour ce qui est de la politique sociale, après l'avoir félicité de nombreuses réalisations positives (création du revenu minimum d'insertion et du crédit-formation, rétablissement de l'impôt sur les grandes fortunes, suppression des mesures pénalisant les grands malades et les personnes âgées, amélioration des procédures de licenciement économique, rééquilibrage des rapports entre propriétaires et locataires), il s'enquiert du projet d'approfondissement des lois Auroux. Pas encore réalisés non plus, le renforcement de la présence des salariés dans les conseils d'administration, le respect du droit du travail comme condition d'obtention des aides publiques par les entreprises, l'égalité entre hommes et femmes dans la vie sociale, familiale et professionnelle, un meilleur partage des revenus, condition indispensable de la cohésion sociale et donc du succès économique. Il demande qu'il soit veillé à l'insertion sans laquelle le RMI ne serait que charité, et de prendre garde à ce que la fraude ne dénature pas l'impôt de solidarité sur la fortune. Il souligne enfin que les inégalités se sont accentuées : il conviendrait de dresser un constat impartial de l'évolution des inégalités de revenus, de patrimoines et de conditions de vie.
Jeudi 2 novembre 1989
Élisabeth Badinter, Régis Debray et d'autres « intellectuels de gauche » (Élisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler...) adressent à Lionel Jospin, via Le Nouvel Observateur, une lettre ouverte sur la laïcité à propos de l'affaire du voile islamique. Elle commence ainsi : Monsieur le Ministre, l'avenir dira si l'année du Bicentenaire aura vu le Munich de l'école républicaine...
Le mot « Munich » met le Président hors de lui : Pourquoi ne pas parler, tant qu'on y est, de Pétain et de Hitler ? Jospin a raison ; il gère très bien cette affaire.
A Bonn, 54e Sommet franco-allemand. Entretien important entre François Mitterrand et Helmut Kohl. Le Chancelier presse le Président de dire quelque chose en public sur la réunification. Celui-ci accède à sa demande.
Helmut Kohl : Le PC polonais fait tout pour faire capoter mon voyage à Varsovie.
(Il explique pourquoi il souhaite se rendre en Silésie : s'y trouve la tombe de Moltke.)
François Mitterrand : La Silésie représente pour vous une blessure profonde.
Helmut Kohl : Je veux utiliser cela pour faire un pas vers la réconciliation. En RDA, la situation devient critique et la répression n'est plus possible. Egon Krenz ne convainc pas son peuple. Il veut de moi beaucoup d'argent. Je lui ai dit : « Faites d'abord des réformes, vous aurez ensuite de l'argent. Mais si vous n'accordez pas de visas pour l'Allemagne de l'Ouest, rien ne sera possible. » Mais il accorde maintenant des visas sans faire de réformes ! Tout le monde va fuir vers l'Allemagne de l'Ouest. En vingt-quatre heures, cinq mille Allemands ont débarqué à Prague. Le secrétaire général du Parti communiste, Hans Modrow, a plutôt un bon contact avec les gens... En URSS, l'approvisionnement est très mauvais. Toutes des forces sont en mouvement...
François Mitterrand : Peut-on agir ? On peut aider la Pologne. On devra peut-être envoyer des vivres en URSS. La négociation de Vienne va être remise en cause. La marge de manœuvre, pour Gorbatchev, est de plus en plus étroite...
Helmut Kohl : Il faudra une dimension sociale au Sommet de Strasbourg, et avancer sur une union monétaire. A mon retour de Pologne, j'aurai besoin d'un accord à Strasbourg. Nous voulons montrer que nous allons de l'avant. Il faudra parler du renforcement du pouvoir parlementaire européen. Que faire après 1992 ? Il faudra faire progresser l'Union politique. Chez moi, je ne m'inquiète pas, les républicains feront moins que 5 % et les Verts sont anti-européens, le nationalisme allemand est maintenant à droite.
François Mitterrand : Ce qui se passe à l'Est doit nous amener à accélérer et à renforcer l'allure.
Helmut Kohl : Absolument. Il faut faire l'Europe pour que le problème allemand ne soit plus un problème.
François Mitterrand : La construction de l'Europe aidera l'Allemagne à se réunifier. Si c'est au sein de l'Europe unie, l'URSS ne pourra pas s'y opposer. Le problème allemand se réglera par la force magnétique de l'Europe.
Helmut Kohl : Ah, si vous pouviez dire cela en conférence de presse !
François Mitterrand : Beaucoup de gens en France me critiquent parce que je ne règle pas le problème allemand...
Helmut Kohl : En RDA, l'opposition actuelle n'est pas crédible, elle est compromise avec le régime. Des gens inconnus apparaîtront, comme en Hongrie...
Il y a certaines irritations à propos de la brigade franco-allemande, parce que les régiments ne viennent pas de France, mais des forces françaises stationnées en Allemagne, et ce n'est pas bien du tout.
François Mitterrand: C'est vrai, mais on peut en discuter. Pour vous, c'est important qu'ils viennent de France ?
Helmut Kohl: Oui, c'est très important.
François Mitterrand : Vous êtes contre une réduction des forces françaises en Allemagne ?
Helmut Kohl : Oui, je suis contre. Si la brigade franco-allemande vient des forces françaises en Allemagne, ça veut dire qu'on n'ajoute rien de plus.
François Mitterrand : Nous allons examiner ce problème de façon politique. Cela dépend de ce que vont devenir les négociations de Vienne.
Helmut Kohl : Non, il faut que nous lancions cette brigade ensemble au plus vite...
Au cours de cet entretien très important, François Mitterrand vient en somme de donner explicitement son feu vert à la réunification.
Vendredi 3 novembre 1989
A l'issue de la 54e consultation franco-allemande à Bonn, le Président déclare à la presse : Je n'ai pas peur de la réunification. Je ne me pose pas ce genre de questions à mesure que l'Histoire avance. L'Histoire est là. Je la prends comme elle est. Je pense que le souci de réunification est légitime chez les Allemands, s'ils la veulent et s'ils peuvent la réaliser. La France adaptera sa politique de telle sorte qu'elle agira au mieux des intérêts de l'Europe et des siens... Je ne saurais faire de pronostic, mais, à l'allure où ça va, je serais étonné que les dix années qui viennent se passent sans que nous ayons à affronter une nouvelle structure de l'Europe. Oui, cela m'étonnerait beaucoup. Je comprends très bien que beaucoup d'Allemands le désirent. Il faut simplement qu'ils comprennent que l'Histoire ne se fait pas comme ça... Alors, mon pronostic partira d'une constatation évidente : c'est que ça va vite, très vite. Cela n'ira pas ensuite aussi vite que le désirent ceux qui parlent de réunification pour maintenant. Mais pas un homme politique européen ne doit désormais raisonner sans intégrer cette donnée, cela me paraît évident. Je ne fais pas de pronostics précis, la réunification pose tant de problèmes que j'aviserai au fur et à mesure que les faits se produiront.
Le Président me dit : Observez le mouvement de l'Histoire telle qu'elle se déroule sous nos yeux : notre Europe démocratique qui se forme et grandit, et l'autre Europe qui s'en inspire et s'en rapproche... Mais la réunification n'est pas pour demain.
Richard McCormack m'annonce que George Bush a décidé de tenir le prochain Sommet soit durant la deuxième semaine de mars, soit... durant la première quinzaine de juillet 1990 !
Samedi 4 novembre 1989
Pour tenter d'apaiser les polémiques sur le port du foulard islamique à l'école, Lionel Jospin saisit le Conseil d'État. Dans son communiqué, le ministre semble prudemment se ranger dans le camp des « tolérants ».
François Mitterrand : Jospin a raison. Il ne faut pas être dogmatique. C'est la pire façon de prendre ce problème. Ces jeunes filles se rendront compte que le foulard les exclut. Elles le quitteront. Pas besoin de le leur arracher.
Cinquante mille personnes manifestent à Berlin-Est.
Dimanche 5 novembre 1989
Le gouvernement israélien accepte, moyennant des réserves, le Plan Baker.
A l'occasion d'un colloque des clubs rocardiens « Convaincre » à Paris, Michel Rocard déclare : Depuis la fin de la guerre et la reconstruction du pays, la réduction de l'écart des salaires et des revenus, la réduction des inégalités ont connu, bon an mal an, une avancée continue. Depuis une quinzaine d'années environ, le mouvement de réduction des inégalités a marqué un arrêt sensible.
François Mitterrand me dit à ce sujet : Et alors, qu'est-ce qu'il fait pour ça ? Il oublie qu'il est Premier ministre... Puis, passant aux affaires européennes : Il faut, à Strasbourg, fixer la date de la Conférence intergouvernementale et celle de l'achèvement de l'Union économique et monétaire. Le rapport Delors adopté au Sommet de Madrid ne fixait pas de date.
A propos de l'Allemagne : Une Allemagne réunifiée représenterait un double danger pour l'Europe. Par sa puissance. Et parce qu'elle pousserait à l'alliance Grande-Bretagne -France- Union soviétique. Ce serait la guerre assurée au XXIe siècle. Il faut faire très vite l'Europe pour désamorcer la réunification allemande.
Élection de René Moawad à la tête du Liban. Elle met fin à 407 jours de vacance du pouvoir, en application de l'accord de Taëf. Le général Aoun, chef de l'armée libanaise, la déclare inconstitutionnelle.
François Mitterrand, à propos du général de Gaulle : C'était un dictateur. Deux fois, en 1940 et en 1958, il a accaparé une résistance dont il n'était qu'une facette, détruisant autant qu'il pouvait la résistance de l'intérieur.
Lundi 6 novembre 1989
Publication à Berlin-Est d'un projet de loi autorisant les Allemands de l'Est à voyager « librement » trente jours par an. Panique : les gens comprennent au contraire que partir à l'étranger leur sera bientôt interdit. Les départs s'accélèrent.
Mardi 7 novembre 1989
Au petit déjeuner des « éléphants », tous soutiennent la position de Lionel Jospin sur le foulard, sauf Laurent Fabius qui déclare : Je ne dirai rien, parce que, en dépit du caractère purement amical de ces réunions, tout ce qui est dit ici est répété et souvent utilisé de mauvaise manière.
A l'occasion d'un Forum CNRS-Entreprises, Michel Rocard : La recherche en France reste insuffisante. Les comparaisons internationales montrent qu'en effet la France consacre en moyenne à la recherche un pourcentage de son PNB inférieur à celui de ses principaux partenaires économiques : 2,3 % en 1987, quand les États-Unis et le Japon frôlent 2,7 % et que la RFA dépasse 2,8 %. En 1990, nous atteindrons 2,4 % quand nos concurrents les mieux placés approcheront les 3 %.
François Mitterrand : Rocard ne me parle jamais des lettres que je lui écris. Quand je lui en reparle, il me dit qu'il est d'accord et qu'il les fait étudier. Il ne veut pas se prononcer sur le foulard. Pourtant, il est de son devoir d'aider Jospin.
Réunion du groupe socialiste à l'Assemblée nationale. Audition de Lionel Jospin sur l'affaire du foulard. La salle est comble.
Le ministre refait l'historique de l'affaire. Légèrement sur la défensive au début, il rappelle avec clarté et fermeté ses quatre principes : laïcité, interdiction du prosélytisme, respect des règles d'organisation de l'école, action par le dialogue et non par l'exclusion. Il souligne qu'il n'existe pas de base juridique pour exclure les élèves portant le foulard. Il se dit choqué par la lettre des intellectuels publiée dans Le Nouvel Observateur, qu'il estime très violente à son égard et hors de raison sur certains points. Mais il existe pour lui, dit-il, une contrainte d'État et d'éthique qui le conduit à ne pas polémiquer sur ce sujet. Depuis le communiqué qu'il a diffusé samedi, il dit se situer maintenant sur le terrain du droit. Il se prononce en faveur d'un débat sur l'immigration et l'intégration, en souhaitant que l'ensemble de cette affaire ait au moins permis d'aboutir en France à un consensus sur la défense de la laïcité.
Une douzaine d'interventions suivent. Les avis pour ou contre la position du ministre sont plus partagés que lors de la première réunion de groupe consacrée à ce sujet. Nombre des arguments dans un sens ou dans l'autre sont néanmoins les mêmes qu'il y a quinze jours.
Tous s'accordent en principe pour ne pas faire de ce débat un enjeu du prochain congrès. D'aucuns insistent sur le flou de la position du gouvernement ; sur le fait que ce sont les jeunes filles qui s'excluent elles-mêmes, et non pas l'école qui les exclut ; sur l'inanité de la saisine du Conseil d'État ; sur le risque d'une conception plus « tolérante » que « neutre » de la laïcité ; sur la reculade — et non le moyen d'intégration — que constitue l'acceptation du voile.
Yvette Roudy pose l'équation voile = signe extérieur de soumission. Le droit à la différence s'arrête là où commence l'inégalité, dit-elle. La loi est là quand on n'a pas réussi à convaincre ; or la loi dit que l'école doit travailler à gommer l'inégalité hommes/femmes.
A l'appui des positions de Lionel Jospin interviennent Jean-Pierre Michel, Bernard Poignant, Jean Le Garrec, Pierre Mauroy et Julien Dray. Ce dernier déclare : On ne demande pas aux individus d'être laïcs, on demande à l'État d'avoir un fonctionnement laïc.
Louis Mermaz intervient en conciliateur pour approuver Lionel Jospin quand il dit que c'est un problème de terrain, et Laurent Fabius quand il réclame un débat sur l'islam en France. Il souhaite que l'accent soit mis sur le corpus que les socialistes ont en commun : laïcité, dialogue, émancipation. Pierre Mauroy insiste également sur la nécessité de convaincre. L'application de nos principes en ce domaine est très difficile ; si on a, dit-il, une idée claire de ce que doit être l'intégration et qu'on se montre souple dans l'application, le voile tombera de lui-même.
Le Président en veut à Michel Rocard de son silence dans l'affaire du foulard. Il est tout à fait sur la même position que Lionel Jospin, même s'il en désapprouve l'expression, trop nuancée à ses yeux.
Il n'y aura pas de Sommet Nord/Sud, mais on va vers un G15 du Sud qui fera pendant au G7 du Nord. La première réunion des représentants personnels des quinze chefs d'État du Sud se tient à Genève. Certains pays (Algérie, Brésil, Indonésie, Jamaïque, Malaisie, Nigeria, Venezuela, Zimbabwe) sont représentés par leurs ambassadeurs à Genève, assistés le plus souvent de hauts fonctionnaires venus des capitales. Un premier Sommet des quinze chefs d'État se tiendra dès que possible, de préférence en mai 1990 ; il est demandé aux pays intéressés de faire des offres (l'Inde, qui prend le relais du Pérou pour assumer le secrétariat, paraît la mieux placée). Lors de ce premier Sommet, les chefs d'État seront conviés à décider de la création éventuelle d'une structure permanente légère, ainsi que des dates et lieux des Sommets suivants. L'objectif du G15 est donc de doter le Sud d'une instance de concertation. Tous les participants souhaitent vivement que les efforts français en vue de relancer le dialogue Nord/Sud soient couronnés de succès. Les pays le plus directement associés à notre action (Inde, Égypte, Sénégal, Venezuela, Yougoslavie) reçoivent les encouragements des dix autres, sans qu'il s'agisse à proprement parler d'un mandat. Boutros Boutros-Ghali, qui me raconte la réunion de Genève me dit : Au Nord, vous avez le G7 ; il est bon qu'au Sud, nous nous organisions. Même si, ce qu'à Dieu ne plaise, le dialogue Nord/Sud ne pouvait être rapidement relancé du fait des objections de certains pays, nous irons de l'avant. Décidément, voilà un homme exceptionnel par sa culture, sa volonté, son expérience. Malgré ses années harassantes de diplomatie africaine, il a gardé intactes sa capacité d'indignation, sa volonté de paix, sa liberté d'esprit même à l'égard du monde dont il vient. Copte au sein de l'islam, marginal et universel, il est la plus parfaite esquisse du citoyen du monde de demain, si celui-ci se tourne vers le Bien. Autrement, il figurera parmi les derniers représentants d'un humanisme englouti.
Helmut Kohl écrit à François Mitterrand pour lui annoncer que la RFA va accorder 3 milliards de marks (environ 10 milliards de francs) à la Pologne et 2 milliards de marks à la Hongrie. Le Chancelier explique qu'en prenant ces décisions d'urgence, le gouvernement fédéral s'est laissé guider, dans l'esprit d'une répartition des charges entre Occidentaux, par l'idée qu'il apporte ainsi une contribution substantielle à l'accomplissement des tâches de l'avenir que l'alliance entre Paris et Bonn a de nouveau confirmées à l'occasion du Sommet franco-allemand de mai dernier.
François Mitterrand : Quelde formule alambiquée ! S'il croit qu'il va tout pouvoir acheter avec de l'argent, il se trompe ! Les Soviétiques ne lui laisseront jamais la Pologne. Ne nous en mêlons pas. Gorbatchev fera le travail à lui tout seul.
Mercredi 8 novembre 1989
Avant le Conseil, la discussion sur le foulard entre le Premier ministre et le Président est sèche. Le Président lui demande de parler pour soutenir Jospin. Michel Rocard répond que s'il intervenait publiquement, il nationaliserait le problème qui reste, jusqu'à présent, dans le seul domaine de l'Éducation nationale.
François Mitterrand : Et moi, si j'en parle, je l'internationalise ?... C'est le rôle d'un Premier ministre de venir en aide à un ministre en difficulté !...
Au Conseil, le Président ne dit mot. Le Premier ministre expose les difficultés de financement de la Sécurité sociale, que prévoit la Commission des Comptes : Nous sommes au cœur des problèmes les plus difficiles de la société française. Je crois que c'est une affaire de société, pas de gouvernement. Le gouvernement doit être transparent, il lui appartient d'essayer de canaliser la société française vers ce qu'elle accepte, et, à la limite, je me demande s'il ne faudrait pas un référendum demandant aux Français s'ils veulent plus de cotisations ou moins de retraites.
Roland Dumas, au cours de son traditionnel exposé de politique étrangère, évoque la situation en Grande-Bretagne en faisant remarquer qu'après la démission du chancelier de l'Échiquier, Nigel Lawson, le remplacement du ministre des Affaires étrangères par celui de l'Intérieur a fait là-bas au moins un heureux, le ministre de l'Intérieur.
Cette allusion à Pierre Joxe — dont chacun connaît l'envie de s'installer au Quai d'Orsay — fait rire tous les ministres, sauf l'intéressé.
François Mitterrand écrit à George Bush à propos de la Pologne et de la Hongrie. Pour lui, le moment n'est peut-être pas encore venu de dissocier pleinement le cas de ces deux pays de celui des autres pays de l'Est européen dans le domaine des « moyens de la sécurité », comme le souhaitent les Américains, même s'il faut s'y préparer. Il n'imagine pas que l'URSS laisse ces deux pays quitter son orbite.
François Mitterrand écrit à Michel Rocard pour lui signifier son accord sur le projet de rapprochement entre le Crédit Lyonnais et Thomson-CSF Finance, mais il s'inquiète des modalités de cette opération (prise de participation de la seconde, filiale privée à 49 % d'une société nationale dans le capital de la première, très grande entreprise publique) qui risqueraient de conduire à une privatisation partielle d'une entreprise publique de premier rang. Le Président ne manque pas une occasion de faire respecter le « ni-ni » qui résume décidément sa politique industrielle.
François Mitterrand : On vient encore de me rapporter un dîner entre Rocard et Peyrefitte. Vous imaginez ! Peyrefitte est peut-être un homme parfaitement respectable et sans doute intéressant, mais, politiquement, il ne faut pas voir ces gens-là. Ça ne sert à rien.
Jeudi 9 novembre 1989
Je suis à Séville, à la demande du Président, pour préparer l'Exposition universelle. J'ai l'idée de faire du pavillon français une bibliothèque et un centre culturel français qui resteraient sur place après la fin de l'Exposition. Ce sera le programme du concours.
Alors que François Mitterrand est au Danemark et Helmut Kohl en Pologne, le Mur de Berlin s'écroule. Les autorités est-allemandes ouvrent leur frontière vers l'Ouest. Au cours de cette nuit d'allégresse, des milliers de Berlinois de l'Est s'engouffrent dans les brèches du Mur. J'ai idée que Gorbatchev n'est pas pour rien dans ce renversement, dans cette fin d'un monde.
Vendredi 10 novembre 1989
Helmut Kohl se rend à Berlin-Ouest depuis Varsovie, quelques heures après l'ouverture du Mur. Il déclare : Je reconnais la frontière avec la Pologne en tant qu'Allemand de l'Ouest, mais je ne suis pas habilité à parler au nom de l'Allemagne tout entière, et l'Histoire a sa dynamique.
Réunion du Comité central du Parti est-allemand : annonce d'élections « libres et secrètes ». Gorbatchev est-il aussi derrière cela ?
François Mitterrand, resté à Copenhague malgré les conseils de Jacques Pilhan qui lui conseillait d'aller à Berlin, déclare : Cet événement heureux marque un progrès de la liberté en Europe. Il est vraisemblable que ce grand mouvement populaire sera contagieux, c'est-à-dire qu'il ira ailleurs et plus loin... Nous sortons d'un ordre établi, celui mis en place à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que, d'une façon très sommaire, très inexacte, on appelle lordre de Yalta ». Cela ne peut que réjouir ceux qui, comme moi, appelaient cette sortie de leurs vœux... Mais nous sortons d'un ordre établi et nous ne pouvons pas dessiner un nouvel équilibre. Ce qui veut dire que cela ira sans doute bien mieux, mais que ce sera aussi plus difficile.
Lorsque Michel Rocard, à Paris, salue avec enthousiasme la paix retrouvée, François Mitterrand commente, acide, en privé : La paix ! Comment peut-il parler de paix ? C'est tout le contraire qui nous attend ! Décidément, il ne comprendra jamais rien à la politique étrangère ! Jamais Gorbatchev n'acceptera d'aller plus loin. Ou alors il sera remplacé par un dur. Ces gens jouent avec la guerre mondiale, sans le voir.
En Bulgarie, limogeage de Todor Jivkov, au pouvoir depuis 1954. Il cède la place à son ministre des Affaires étrangères (depuis 1971), Mladenov.
Gorbatchev est-il derrrière tout cela ? Peut-être pas, après tout. Margaret Thatcher fait parvenir à François Mitterand une copie de sa lettre à Mikhail Gorbatchev qui lui avait fait part de son inquiétude devant l'évolution des événements en RDA et dans l'ensemble des pays de l'Est. Elle estime elle aussi que la rapidité avec laquelle se produisent ces changements recèle un risque d'instabilité. Elle rappelle qu'elle a publiquement souligné la nécessité de procéder dans un ordre qui préserve la stabilité, et de mûrement réfléchir à la suite à donner à ces événements. Elle assure Gorbatchev qu'aucun pays de l'Ouest n'a la moindre intention d'intervenir en RDA ni d'agir de façon susceptible de nuire aux intérêts de la RDA ou de l'Union soviétique. Elle souligne que le gouvernement britannique reste attaché à l'accord quadripartite de 1971 sur Berlin et attache beaucoup d'importance à la disposition stipulant que les quatre gouvernements s'efforceront d'éliminer les tensions et de prévenir d'éventuelles complications. « Madame T. », comme l'appellent ses collaborateurs, est de plus en plus soucieuse de créer une coalition des Quatre destinée à contrer les ambitions de Kohl.
Dimanche 12 novembre 1989
Au Club de la presse, sur Europe 1, Georges Marchais défend bec et ongles les avancées obtenues par le communisme à l'Est. Le socialisme, reconnaît-il, traverse une crise de croissance, alors que la crise du capitalisme est une crise du système. Nuances d'une dialectique moribonde...
Lundi 13 novembre 1989
Concernant la monnaie unique, le Conseil des ministres de l'Économie et des Finances des Douze décide de transmettre le rapport du groupe de haut niveau au Conseil européen ; les Douze prennent note d'un document présenté par le Royaume-Uni et exprimant une approche différente de l'Union économique et monétaire.
Dans le journal Bild Zeitung, Hans-Dietrich Genscher réaffirme solennellement le caractère intangible des frontières à l'Est. Cet homme sait décidément ce qu'il faut dire pour compenser les maladresses du Chancelier. A moins qu'il ne s'agisse là d'un très subtil partage des rôles.
A propos du projet de réforme constitutionnelle qui permettrait à un simple citoyen de saisir le Conseil constitutionnel, trois questions se posent : 1) Faut-il une exception d'illégalité (c'est l'avis de Robert Badinter) soulevable à tout moment, ou un recours enfermé dans des délais ? La solution de Robert Badinter renforcerait davantage les libertés, mais risquerait de faire naître beaucoup de contentieux (cela permettrait l'annulation d'une loi appliquée depuis plusieurs années). 2) Peut-on invoquer tout argument, ou seulement les « droits fondamentaux » ? 3) Faut-il que la réforme passe en Conseil des ministres avant la fin 1989 ?
Le Président veut une révision constitutionnelle qui permettrait à tout Français de saisir le Conseil constitutionnel s'il estime ses droits fondamentaux méconnus (14 Juillet), puis en formulant le voeu que tout Français, lorsqu'il sera fait application d'une loi qui n'aurait pas été soumise au Conseil constitutionnel, puisse faire valoir en justice que cette loi manque aux droits fondamentaux (26 août). Robert Badinter veut l'institution d'une exception d'inconstitutionnalité pouvant être soulevée devant l'ensemble des juridictions françaises, avec renvoi au Conseil constitutionnel, aboutissent à généraliser cette exception qui pourrait être invoquée dans tous les cas d'inconstitutionnalité (à l'exception seulement de ceux qui sont liés à la procédure d'élaboration de la loi).
Le projet devrait pouvoir être envoyé au Conseil d'État avant la fin du mois ; à moins d'un hiatus entre l'adoption du projet par le Conseil des ministres et son envoi aux assemblées, la révision sera discutée au cours du premier semestre 1990.
Deux questions méritent encore d'être signalées :
1 L'exception d'inconstitutionnalité peut-elle être soulevée devant les juridictions d'instruction ?
2 Le Conseil constitutionnel, lorsqu'il constate la non-conformité d'une disposition législative, est-il habilité à fixer lui-même les modalités d'application de sa décision ?
Beaucoup poussent François Mitterrand à avancer le Sommet européen de Strasbourg pour parler de la chute du Mur de Berlin. Il ne le souhaite pas : Il n'y a rien d'urgent. Puis il accepte d'improviser un dîner des Douze, samedi prochain, à l'Elysée : Pour occuper le terrain, mais cela ne servira à rien.
Mardi 14 novembre 1989
A midi, coup de téléphone de Mikhaïl Gorbatchev au Président : Kohl m'a dit en secret qu'il tenait ferme contre ceux qui, en RFA, poussent à la réunification. Et moi, je ne peux pas aller plus loin.
Qui ment : Kohl ? Gorbatchev ? Les deux ? L'hypothèse selon laquelle aucun des deux ne ment est peut-être la moins plausible, mais c'est pourtant, à mon avis, la plus vraisemblable. Kohl a fort bien pu le dire et le penser à ce moment-là.
Mercredi 15 novembre 1989
Conseil des ministres. A propos du collectif budgétaire, Jean-Pierre Chevènement se plaint de l'annulation de crédits dans son secteur. Le ministre du Budget lui répond. Chevènement veut reprendre la parole, mais le Président : Vous n'avez pas la parole. Ce débat est clos.
Le Président enchaîne : Il se développe toute une campagne médiatique pour que je décide d'avancer la date du Conseil européen de Strasbourg. L'ancien président [Valéry Giscard d'Estaing] saute sur toutes les idées qui passent. Si j'ai décidé une réunion informelle [qui réunira les chefs d'État ou de gouvernement des Douze, le 18, à l'Élysée], c'est précisément pour ne pas encombrer le Conseil de Strasbourg [des 8-9 décembre] qui a pour tâche principale de parachever la construction européenne avec la Charte sociale, la monnaie, etc.
Certains, qui voudraient que l'on multiplie les parlotes, offriraient volontiers à la Grande-Bretagne, peut-être à la RFA, l'occasion de ne rien faire. Il y a une propension des responsables politiques et de la presse à vouloir tout, tout de suite, sans tenir compte du temps. Si nous nous étions réunis avant samedi, nous n'aurions parlé que de la réunification, alors que cette question n'est plus au premier plan.
Gorbatchev ne peut pas supporter à la fois la dégradation économique de son pays, les tensions des nationalités, la perte d'influence sur ses satellites et la remise en cause des pactes et des frontières. Demander cela, c'est le pousser à la culbute. Évoquer les problèmes des frontières risque de réveiller la Roumanie, la Moldavie, la Transylvanie, la Rhénanie, la Prusse-Orientale, la Mazurie... J'ai déjà reçu un message personnel de Gorbatchev, comme sans doute les autres dirigeants occidentaux, indiquant clairement son non possumus. Cela conduira sans doute le Chancelier Kohl à adopter une attitude plus prudente.
Puis le Président critique Valéry Giscard d'Estaing qui, sur RTL, dimanche, a souhaité l'adhésion prochaine de la RDA à la Communauté et évoqué les problèmes de défense en Europe, ce qui est sans doute le meilleur moyen de tout déstabiliser.
A propos du Sommet américano-soviétique qui doit se tenir les 2 et 3 décembre prochains à Malte, le Président réplique vivement à ceux (Giscard, encore) qui déplorent l'absence de la France : Dites-moi ce que peuvent se dire les deux principales puissances qui influerait sur le sort de l'Europe (en dehors du veto à la réunification que Gorbatchev réitérera naturellement) ? Quelle différence par rapport à l'époque de Staline ou de Brejnev ! Face aux mouvements populaires, à leurs propres problèmes, à l'affirmation de la Communauté, les deux Grands sont obligés de suivre le mouvement. Et il faudrait que j'aille rendre compte sur un bateau de guerre étranger aux deux grands tuteurs de la planète qui me remercieraient poliment et passeraient aux choses sérieuses après m'avoir congédié ? Et ceux qui me demandent de le faire parlent de la grandeur de la France et de l'Europe ! Si l'on me proposait de m'asseoir à la table des négociations sur le désarmement, je refuserais, puisque la seule demande qui me serait faite serait d'abandonner la force de frappe de la France. C'est peut-être dommage, mais on n'en est pas au point où les rencontres de ce genre pourraient se tenir en la présence de l'Europe.
Michel Rocard demande le droit de recourir à l'article 49.3 pour faire voter le budget. Le Président : L'appréciation appartient au Premier ministre. C'est un droit constitutionnel, je n'ai aucune raison de rogner sur ce droit. Le gouvernement assume les services qu'il doit remplir. Parmi ces services figure la durée.
Conseil de Défense restreint. Y assistent Michel Rocard, Jean-Pierre Chevènement, l'amiral Lanxade, le général Schmitt et Jean-Louis Bianco. On soumet au Président les plans de frappe atomique. Le Président : La situation actuelle est peut-être plus dangereuse que la précédente. Elle peut mener au réveil des nationalités. La RFA, à très long terme, ne voudra-t-elle pas prendre plus que la RDA ?
A l'Élysée comme au Quai d'Orsay, chacun reconnaît cependant qu'un responsable européen, et un seul, le ministre allemand des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, aura fait preuve de perspicacité. Depuis plus d'un an, il n'a cessé de répéter à ses interlocuteurs que la RDA allait bouger, que la vieille garde menée par Honecker allait être balayée et qu'une évolution à la polonaise avait des chances de s'y produire.
Roland Dumas me raconte que Mikhaïl Gorbatchev lui a fait, à Moscou, l'éloge de la social-démocratie. Et lui a dit sa grande préoccupation face au danger allemand en Europe : Il ne faut pas toucher aux ensembles des pactes.
A présent, Gorbatchev ne contrôle peut-être plus ces évolutions. Il doit seulement les préférer à la violence.
Jeudi 16 novembre 1989
Michel Rocard a l'intention de se rendre au Conseil européen à Strasbourg. Il voudrait y prendre la place de Roland Dumas. Mais il n'a pas son expérience des négociations. François Mitterrand demande qu'on prévienne Dumas et qu'on fasse en sorte que le Premier ministre ne vienne qu'à un certain moment.
Après trois jours de discussions agitées, le Sénat adopte le texte sur le financement de la vie politique. Relancé par Daniel Percheron, le débat sur l'amnistie repart de plus belle ; il évoque l'amère solitude de quelques personnalités montrées du doigt, dénonce le manque de courage de tous les politiques et réclame que soit rétablie la disposition supprimée. La Haute Assemblée ne le suit pas mais, chez les socialistes, c'est reparti !...
Vendredi 17 novembre 1989
François Mitterrand confirme par écrit à Michel Rocard qu'il ne voit pas d'objection de principe à la mise en commun des activités de construction de satellites entre l'Aérospatiale et Alcatel, sous forme d'une société détenue à 50 % par chacune.
En ce qui concerne le statut de Framatome, il demande l'égalité absolue des parts du capital détenues par les entreprises publiques, Commissariat à l'énergie Atomique et Électricité de France, d'une part, par les entreprises privées, CGE et Dumez, d'autre part ; il veut aussi que le gouvernement impose la nécessité d'un accord explicite de l'actionnaire public sur la désignation ou la révocation du président, la fixation d'une règle sur la détermination du dividende empêchant qu'il dépasse la moitié des bénéfices, afin de préserver les moyens de développement de l'entreprise, des décisions conjointes sur un certain nombre d'orientations stratégiques dont la liste reste à établir : alliances internationales, politique d'exportation, grandes diversifications...
Le Chancelier fédéral d'Autriche, Frantz Vranitzky, propose, pour la réunion des Douze, demain 18 novembre, à Paris, l'installation à Vienne des nouvelles institutions européennes qui viendraient en aide à l'Est. Déjà un pays candidat pour accueillir le siège de la Banque de l'Europe...
Les Pays-Bas font officiellement connaître leur hostilité à ce dernier projet. Ils préfèrent un élargissement des compétences de la Banque Européenne d'Investissement.
La question des frontières préoccupe George Bush. Au cours de deux entretiens téléphoniques avec le Président français, à la veille du dîner des Douze, il lui assure que sa prochaine rencontre avec Gorbatchev, à Malte, ne sera pas un nouveau Yalta, qu'on n'y discutera que du désarmement nucléaire des deux pays, et qu'il n'est pas question d'y aborder le problème des frontières européennes ni celui de la réunification allemande.
Samedi 18 novembre 1989
20 heures. Les douze chefs d'État et de gouvernement de la CEE, Jacques Delors et Michel Rocard sont réunis à l'Élysée pour un dîner à l'invitation de François Mitterrand. Le Président ouvre la discussion en posant quatre questions :
- Faut-il aider tout de suite les pays de l'Est, ou attendre que le processus démocratique soit plus engagé ? Son avis est qu'il faut aider immédiatement la Pologne et la Hongrie, peut-être aussi la RDA.
- Faut-il soulever la question des frontières ? Pour sa part, il y est franchement hostile.
- Quelle attitude faut-il avoir par rapport à Gorbatchev ? Sa propre réponse est qu'il ne faut pas le déstabiliser.
- Que pouvons-nous faire dans le cadre de la Communauté ? Lui-même commence par répondre : On pourrait donner mandat au président de la Communauté et à la troïka pour... Mais il ne développe pas et se borne à ajouter : Il faut tenir compte de l'inquiétude de nos partenaires habituels.
Rien n'est dit explicitement sur la réunification.
Helmut Kohl, lui, s'exprime très longuement : Je vous parle en tant qu'Allemand, mais aussi en tant que Chancelier. Pour la majorité de mes concitoyens, la raison d'État commande que la RFA reste dans la Communauté. Je vous confirme solennellement mon engagement européen. Je vois deux raisons à l'évolution à l'Est: l'Alliance est restée stable grâce à la double décision de 1983 [le Chancelier fait allusion au discours de François Mitterrand au Bundestag] et le fait que la Communauté soit dynamique.
Le déclencheur de tout cela est Gorbatchev. Nous devons souhaiter son succès. Mais je dois respecter la volonté des Allemands de l'Est. Pour ce qui est de la Communauté, chacun peut monter dans un train, mais le train, lui, doit continuer à avancer.
L'Espagnol Felipe Gonzalez: Nous devons d'abord nous montrer contents. Il faut traiter chaque pays selon ses mérites. Il insiste beaucoup sur les questions de sécurité. Il faut aider Gorbatchev. Il faut l'Union économique et monétaire et le renforcement de la coopération politique.
Margaret Thatcher : Il ne faut pas évoquer la question des frontières, sinon on risque la balkanisation. Il ne faut pas réagir sous le coup de l'euphorie et de l'émotion. Il faut renforcer la stabilité de l'OTAN et, pour le moment, du Pacte de Varsovie. Il faut aider plutôt que consentir des prêts, car ces pays sont trop endettés.
L'Irlandais James Haughey : L'unité de la Communauté est importante. Elle sert de référence aux pays de l'Est. Il faut aider Gorbatchev.
Michel Rocard insiste sur la nécessité de participer à la formation des hommes qui devront s'atteler à la reconstruction de l'Est.
Jacques Delors décrit l'état économique de la Pologne, de la Hongrie et de la RDA ; il explique les différentes formes d'accords possibles entre la Communauté et chaque pays. Il insiste sur la nécessité de ne pas oublier la Yougoslavie.
L'Italien Giulio Andreotti: Il faut maintenir les alliances. La CSCE, c'est important.
Le Belge Wilfried Martens : Il faut aider Gorbatchev.
Le Portugais Cavaco Silva : Il faut le Grand Marché de 1992, et quelque chose en plus. Il faut aller plus loin. Il ne faut pas oublier non plus l'Afrique et l'Amérique du Sud.
Pendant tout le repas, on ne souffle pas mot de la réunification. Le Chancelier fait pour qu'on n'en dise rien. Au dessert, Margaret Thatcher met les pieds dans le plat. Helmut Kohl cite alors une obscure déclaration d'un Sommet de l'OTAN de 1970 disant que l'OTAN est favorable à la réunification.
Margaret Thatcher : Mais cette déclaration date d'un moment où on pensait qu'elle n'aurait pas lieu !
Helmut Kohl : Oui, mais nous l'avons décidé ! Et cette décision vaut toujours. Et vous ne pouvez pas empêcher le peuple allemand de vivre son destin !
Margaret Thatcher trépigne, folle de rage : Vous voyez, vous voyez !
François Mitterrand paraît l'approuver.
Le Danois Poul Schlüter : Une banque pour l'Europe de l'Est ? Pourquoi pas ? Mais faut-il vraiment de nouvelles institutions ?
Le Grec Khristos Sardzetakis : Oui à la Banque.
Jacques Santer, le Luxembourgeois, est lui aussi plutôt favorable à la Banque européenne.
Le Néerlandais Rudolf Lubbers félicite Helmut Kohl pour son attitude face aux événements de RDA, tout comme le Belge Martens et Haughey, l'Irlandais, l'ont déjà fait : Il faut traiter les pays au cas par cas. La Banque de l'Europe ? Non. Il y a déjà beaucoup d'institutions. Il est préférable d'utiliser le Conseil de l'Europe.
Le Président propose ses conclusions.
Margaret Thatcher déclare qu'elle n'est pas d'accord sur la banque pour l'Est.
Le Président : Peut-on quand même l'étudier ?
Sous la pression des autres participants au dîner, qui souhaitent partir, Margaret Thatcher est obligée d'acquiescer.
Deux autres dîners ont lieu en même temps : celui des Affaires étrangères et celui des sherpas. Au cours d'un dîner parallèle que je préside, j'expose aux représentants des Douze le projet de la Banque de l'Europe. Opposition générale, ricanements. Sauf de l'Italien.
En présentant à la presse les conclusions du dîner, le Président annonce que le projet est mis à l'étude et qu'il sera à l'ordre du jour de Strasbourg.
Le congrès du Parti socialiste, en mars prochain, probablement à Rennes, se prépare dans les pires conditions. Pierre Mauroy vient dire au Président que, si les mitterrandistes présentent deux motions, ce sera l'éclatement définitif du « courant Mitterrand ».
Le Président : Ah bon ! Vous croyez ?
C'est tout. Pas d'autre incitation à l'éviter. Pierre Mauroy demande au Président s'il accepterait de le recevoir avec Laurent Fabius et Lionel Jospin, lui-même tentant une médiation. Le Président lâche un oui de lassitude.
Pierre Mauroy pense que si Fabius s'obstine à présenter une motion, il apparaîtra comme le diviseur et ne sera jamais présenté par le Parti comme candidat à l'Élysée en 1995 : Ce n'est pas son intérêt. Pourquoi le fait-il ? A mon avis, François Mitterrand l'y pousse.
Le Congrès américain vote une aide de 852 millions de dollars à la Pologne.
Dimanche 19 novembre 1989
A Prague, douze mouvements indépendants constituent, sur l'initiative de Vaclav Havel, un « Forum civique » qui propose aux autorités tchécoslovaques l'ouverture de négociations sur la situation critique du pays.
Lundi 20 novembre 1989
L'Assemblée générale de l'ONU adopte la Convention internationale sur les droits de l'enfant.
A La Haye, le président indique au Premier ministre hollandais qu'il demandera à Strasbourg à ce que la Conférence intergouvernementale de révision du Traité ait lieu avant la fin de 1990. Rudd Lubbers accepte. Pourtant, les Néerlandais restent les meilleurs alliés des Britanniques.
Hans-Dietrich Genscher est lui aussi d'accord pour que la conférence intergouvernementale s'ouvre avant la fin 1990, mais pas Helmut Kohl, confronté aux événements de RDA et à la perspective d'élections générales à l'automne 1990 : pas de cactus européen en pleine campagne.
Victoire écrasante de Slobodan Milosevic à la première élection présidentielle au suffrage universel en Serbie.
Mardi 21 novembre 1989
En RDA, nouvelle manifestation à Leipzig en faveur d'une accélération des réformes. Apparition, pour la première fois, de slogans favorables à la réunification.
François Mitterrand écrit à Margaret Thatcher sur la Charte sociale. Il faut, dit-il, se mettre autour d'une table et examiner point par point les choses auxquelles tiennent Paris et Londres, et celles que Londres refuse. Il ajoute qu'il tient à cette Charte et l'exhorte à travailler concrètement la question. Il lui propose de clarifier le principe de subsidiarité et fait référence aux modalités propres à chaque pays ; il exclut toute extension des compétences de la Communauté. Voilà qui devrait rassurer la Dame de fer, avant Strasbourg.
Quatre pays membres de la CEE (Royaume-Uni, RFA, Belgique et Pays-Bas) soulèvent des objections a priori à l'idée du Président français de créer une Banque européenne pour le développement et la modernisation de l'Europe de l'Est, affirme ce matin un journal d'Amsterdam, De Volkskrant (centre gauche). Il souligne que les chefs d'État et de gouvernement de la CEE ont évoqué cette question à leur réunion informelle de samedi soir, à Paris, en termes généraux, et n'ont donné leur feu vert qu'à une étude du projet. Il y aura sans nul doute encore des possibilités d'enterrer le projet pour des raisons techniques et administratives, sans brusquer le chef de l'État français. A l'issue de la réunion, M. Mitterrand, pour sa part, a présenté le mandat donné pour l'étude du projet comme une forme déguisée d'approbation, précise le journal néerlandais, ajoutant que le projet a été reçu froidement à la Commission européenne de Bruxelles. Bien informé : de fait, Bruxelles fera tout pour que soit rejeté un projet qu'elle ne contrôle pas.
François Mitterrand téléphone à Mikhaïl Gorbatchev pour discuter de l'évolution à l'Est. Le leader soviétique demande au Président français de bien laisser entendre à Helmut Kohl qu'il peut faire tout ce qu'il veut avec la RDA, mais à deux conditions intangibles : ne toucher ni aux traités en général, ni aux frontières en particulier. Donc, pas de réunification !
Jean-Claude Trichet et Pierre Pissaloux, en parfaits fonctionnaires du Trésor, m'apportent le projet de traité, que je leur ai demandé, instituant la Banque de l'Europe. Il sera distribué aux participants au prochain Comité monétaire, après-demain. Stratégie du fait accompli : un tel texte la rend déjà presque réelle.
Mercredi 22 novembre 1989
Au Conseil des ministres, François Mitterrand : En Hongrie et en Pologne, c'est pire qu'au Venezuela ou au Brésil ! Non seulement leur économie est en ruine, mais ces pays ne disposent même pas d'économistes capables de chiffrer les besoins et de proposer des programmes d'aide. Alors, on va payer, mais sans très bien savoir comment cet argent va être utilisé.
A l'occasion de la réception annuelle du corps préfectoral, qu'il offre au palais de l'Élysée, François Mitterrand évoque la réaction de « solidarité » que la Communauté européenne manifeste à l'égard des pays de l'Europe de l'Est : Comment aider à ce que réussisse ce mouvement populaire qui n'a eu d'équivalent, dans l'Histoire, qu'en 1789 ? demande-t-il avant de répondre que la priorité est celle de la formation des élites. Aux yeux du chef de l'État, cette tâche revient aux pays qui... ont su bâtir un système très structuré dans leurs administrations publiques. Il ajoute: J'attends des fonctionnaires que vous êtes qu'ils servent de relais pour que, partout où il y a des institutions, des organismes, des associations, les Français s'engagent dans cette œuvre de formation des personnes venues des pays de l'Est. Vous pouvez inciter l'ensemble des responsables de toutes les forces économiques, culturelles, sociales et associatives à éveiller cet intérêt.
Après avoir indiqué qu'il a demandé au Premier ministre et au ministre de l'Intérieur de dresser des plans pour que nous soyons capables de répondre à ce besoin de formation, le Président déplore que certaines grandes écoles aient réduit le nombre des bourses qu'elles accordent à des étrangers. Il demandera que ce budget soit accru pour répondre à la demande, en mettant l'accent sur l'importance du lien qui unit celui qui enseigne à celui qui est enseigné, et qui dure toute la vie.
François Mitterrand : Même si la réunification a lieu un jour, jamais la Prusse, c'est-à-dire la RDA, n'acceptera de passer sous le contrôle de la Bavière, c'est-à-dire de la RFA.
Cela n'aura pas duré longtemps : à peine élu, le nouveau Président du Liban, René Moawad est assassiné. Exactement comme Gemayel, il y a sept ans.
Jeudi 23 novembre 1989
Un rapport de la Banque mondiale estime que, pour enrayer le déclin de l'Afrique subsaharienne, l'aide publique au développement devrait passer à 22 milliards de dollars par an d'ici à l'an 2000, soit le double de son niveau de 1986. Avec ce qui se passe à l'Est, l'Afrique est en passe d'être oubliée.
Première réunion du Comité monétaire où il est question de la Banque de l'Europe. Tour d'horizon sceptique et poli.
Vendredi 24 novembre 1989
Je rencontre à Moscou Vadim Zagladine, l'inébranlable conseiller de Mikhaïl Gorbatchev après avoir été celui de Leonid Brejnev. Il me paraît résigné au rapprochement — au moins économique — entre les deux Allemagnes : L'intégration de la RDA et de la RFA est inévitable d'un point de vue économique, à la fois pour profiter des avantages mutuels et pour fixer la population. Cela peut créer un pont entre la Communauté européenne et le Comecon. L'intégration économique de l'Europe ira beaucoup plus vite qu'on ne le croit ; au-delà de cette intégration économique se profile l'intégration politique, qui se fera d'abord par une confédération.
La seule période où l'unité allemande a été totale a été le Troisième Reich. Si le peuple allemand demande le retrait des forces soviétiques, il se fera. Tout va si vite, les télégrammes ne suivent plus... Les États-Unis voudront rester avec nous dans l'Allemagne réunifiée...
C'est la première fois que j'entends un responsable soviétique envisager aussi froidement la réunification.
Concernant la Banque de l'Europe, les Soviétiques posent de nombreuses questions techniques et se montrent très intéressés. Ils comprennent l'importance financière et politique du projet, qu'ils considèrent comme la première manifestation concrète de ce qu'ils appellent la maison commune. Il est possible qu'à la suite de cette conversation, Mikhaïl Gorbatchev parle de la Banque au Président Bush à Malte, et la cite comme un projet important dans le discours qu'il doit prononcer jeudi à Milan sur l'avenir économique de l'Europe.
Pour ce qui est de la situation en Europe de l'Est, Vadim Zagladine me dit que personne ne contrôle plus rien ; que leur homme en Tchécoslovaquie était Adamec (le Premier ministre, très réformiste), que si le peuple de RDA réclame la réunification, nul ne pourra s'y opposer, pas même l'URSS. Il faudra alors que les quatre Alliés contrôlent la situation. En URSS, il s'attend à ce que 90 % des dirigeants locaux soient balayés aux élections de janvier prochain.
Je le trouve tendu, hésitant, incertain, inquiet. De fait, rien n'est plus contrôlable, et cela désoriente jusqu'au plus occidental des diplomates soviétiques.
Joachim Bitterlisch, l'un des collaborateurs de Kohl, appelle Hubert Védrine pour lui annoncer une prochaine note du Chancelier proposant un calendrier de mise en place de l'Union économique et monétaire : Le Chancelier souhaite un accord là-dessus avec le Président Mitterrand avant Strasbourg.
En Roumanie, réélection à l'unanimité de Nicolae Ceausescu (au pouvoir depuis 1965) au poste de secrétaire général du Parti. Il exclut toute remise en cause du socialisme et condamne les déviations qui se produisent dans les autres pays d'Europe de l'Est.
En Tchécoslovaquie, démission en bloc des membres du Parti communiste. Éviction de plusieurs responsables de la répression du «printemps de Prague ».
Le Comité central du Parti communiste italien approuve les propositions de réforme d'Achille Occhetto. Parmi elles, la disparition du mot « communiste » dans l'appellation du Parti !
Samedi 25 novembre 1989
Dans une interview au Financial Times, Egon Krenz, président du Conseil d'État de RDA, annonce des élections libres dans son pays avant la fin 1990. François Mitterrand : Vous voyez bien qu'il faut que j'y aille ! Cela devient une démocratie. Vous allez voir, ces Prussiens vont tenir tête aux Bavarois. Ils ne se laisseront pas avaler par eux !
Le voyage est prévu pour dans un mois. Beaucoup, ici, estiment qu'il tombe mal.
Dimanche 26 novembre 1989
Premier tour de deux législatives partielles à Marseille et en Eure-et-Loir. Poussée du Front national : sa candidate arrive en seconde position à Marseille (33,04 %), avec treize points de mieux qu'en 1988, et en première position à Dreux (42,49 %), où le candidat socialiste est carrément éliminé !
François Mitterrand téléphone à George Bush : Je reconnais le gouvernement du Liban. Poussez les Syriens à éviter la guerre... Je vais demander aux Russes de faire de même.
Lundi 27 novembre 1989
Accord de commerce et de coopération entre la CEE et l'URSS.
Comme annoncé, Helmut Kohl écrit à François Mitterrand et lui propose un calendrier pour la mise en place de l'Union européenne. Lettre capitale et alambiquée dans laquelle le Chancelier ne dit rien de précis sur la conférence intergouvernementale qui doit réformer le Traité de Rome. Il ne parle que de la première phase de l'Union, qui n'implique aucun changement institutionnel. Il insiste surtout sur ce qui, à ses yeux, pourrait compromettre le déroulement de cette première phase, et donc l'objectif de convergence des économies. Il cite comme obstacle le déficit budgétaire de certains États membres (il doit songer à l'Italie), l'absence d'accord en vue sur l'harmonisation des taux de TVA et des autres taxes à la consommation. Il propose de donner mandat aux instances spécialisées compétentes d'établir un rapport pour le Conseil européen italien de la mi-décembre 1990. Autrement dit, les ministres des Finances et le Comité des gouverneurs seraient chargés de préparer la Conférence intergouvernementale en élaborant des principes — notamment stabilité des prix et indépendance des banques centrales — conformes aux principaux objectifs allemands. Il suggère une première discussion à Strasbourg sur les autres réformes institutionnelles et propose de charger les instances compétentes de régler les problèmes d'ici au Conseil européen de Dublin.
Il noie ainsi l'Union économique et monétaire dans un vaste projet de réforme d'ensemble des institutions de la Communauté et renvoie la décision politique portant sur la mise en place d'une Conférence intergouvernementale de réforme du Traité de Rome au Conseil européen italien de la mi-décembre 1990, tout en faisant dépendre cette décision du rapport des instances spécialisées compétentes. L'ouverture de la Conférence intergouvernementale paraît de la sorte reportée, au mieux, au début de 1991. Il fait en outre dépendre l'ouverture de cette conférence — et pas seulement sa date — du rapport des ministres des Finances et des comités spécialisés, mais aussi de l'application de la première étape.
Si telle est vraiment la position du Chancelier, cela signifie qu'il s'est aligné sur l'argumentation britannique. Et que tout est enterré. Les problèmes allemands vont balayer la construction européenne.
Le Conseil d'État rend son avis dans l'« affaire » du foulard islamique. Un compromis, comme il fallait s'y attendre : le foulard ne serait pas incompatible avec la laïcité, mais le prosélytisme ou les signes ostentatoires, oui. Lionel Jospin va devoir se débrouiller avec ça ! Il annonce pour bientôt une circulaire que les chefs d'établissement devront « aménager ». Il leur donne des instructions : demander aux jeunes filles de quitter leur foulard, dialoguer avec les parents ; en cas de refus, accueillir s'il n'y a pas prosélytisme, exclure après mesure disciplinaire s'il y a prosélytisme. Il estime qu'il faut faire confiance à la communauté éducative, cesser d'enflammer le débat et le ramener à ce qu'il est, à savoir un problème de terrain (six jeunes filles dans trois établissements).
Le Président est du même avis.
La circulaire aux chefs d'établissement sera soumise le 12 décembre au Conseil supérieur de l'Éducation nationale.
Mardi 28 novembre 1989
Incroyable ! Alors qu'il écrivait hier au Président français à propos du calendrier des discussions sur l'Union monétaire, Helmut Kohl ne lui a rien dit sur l'essentiel, à savoir ce qu'il annonce aujourd'hui à propos de la réunification : Nous apprenons en effet par des dépêches d'agence que, devant le Bundestag, il vient de présenter un plan en dix points visant à la réalisation de l'unité allemande dans le cadre de structures confédératives ! Personne, à Paris, n'en a été prévenu ! (Genscher avoue dans la soirée à Dumas qu'il a pris lui aussi connaissance de ce plan quand Kohl l'a évoqué devant le Bundestag. Teltschik, qui doit en être l'auteur, ne m'en a pas non plus soufflé mot. Lui aussi est un adepte de la stratégie du fait accompli...)
Dans ce plan très détaillé, le Chancelier affirme d'abord le droit à l'autodétermination des Allemands de l'Est à travers des élections libres. Il envisage ensuite la création d'une confédération germanique, première étape de la réunification. Il ne fixe aucun calendrier.
Enthousiasme en RFA — à l'exception des Verts, et notamment de Daniel Cohn-Bendit. Fortes réticences à Berlin-Est et à Moscou où l'on rappelle l'existence des deux alliances et l'intangibilité des frontières fixées à la Libération.
François Mitterrand : Mais il ne m'a rien dit ! Rien dit ! Je ne l'oublierai jamais ! Gorbatchev sera furieux ; il ne laissera pas faire, c'est impossible ! Je n'ai pas besoin de m'y opposer, les Soviétiques le feront pour moi. Pensez, jamais ils n'accepteront cette grande Allemagne face à eux ! En fait, Kohl est d'accord avec la RDA : il ne veut pas que des commissions gèrent les intérêts communs des deux Allemagnes. Mais il ne parle pas de modification du statut politique des Allemagnes. Il n'obtiendra rien de moi là-dessus avant que l'unité de l'Europe n'ait beaucoup progressé. Et en plus la RDA n'en voudra pas. Ce sont des Prussiens. Ils ne voudront pas être sous contrôle bavarois.
Conseil des ministres de l'Environnement des Douze. Accord sur la création d'une Agence européenne de l'environnement. Reste à déterminer où sera son siège. Il y a déjà quarante-quatre villes candidates !
Horst Teltschik réunit en début d'après-midi les trois ambassadeurs américain, britannique et français, pour leur expliquer les dix points présentés par le Chancelier devant le Bundestag. Il affirme que ce discours est le fruit d'une réflexion personnelle, mais aussi de nombreuses conversations menées avec les dirigeants amis de l'Allemagne (il cite notamment le Président Bush et François Mitterrand), des représentants de l'Est, des dirigeants de l'Union soviétique et des représentants des différentes formations politiques de République fédérale. Le Chancelier l'a prononcé aujourd'hui, prétend-il, pour saisir l'occasion que lui fournissait l'ouverture du débat budgétaire.
Teltschik affirme que tout cela a été plus ou moins négocié avec Moscou. D'après les contacts secrets qu'il a eus avec les Soviétiques, ceux-ci mettent actuellement deux conditions à la réunification : d'abord, que le Pacte de Varsovie soit maintenu ; ensuite, que le caractère étatique de la RDA ne soit pas remis en question. Mais ce sont, dit-il, des conditions que les Soviétiques avancent pour la période actuelle ; ils semblent, pense-t-il, ne pas y tenir pour la suite. Il raconte que les discussions se sont engagées avec les Soviétiques, qui sont venus nous trouver pour nous demander: « Vous voulez un traité de paix ? Avec qui ? Et comment concevez-vous l'unité de l'Allemagne si les pactes militaires existants doivent être conservés et les systèmes économiques maintenus ? » Ils ont paru montrer de l'intérêt pour une Conférence des quatre puissances. Les Allemands en ont déduit que le moment était venu, pour le Chancelier, d'exposer sur tout cela les idées qui lui sont personnelles.
Horst Teltschik souligne que les dix points constituent un tout et que ceux concernant plus spécialement les rapports entre la RFA et la RDA ne sauraient être dissociés des points relatifs aux implications internationales de la politique allemande du gouvernement fédéral. Les relations entre les deux Allemagnes font partie intégrante de sa politique en matière de relations Est/Ouest et de sa politique européenne, dont elles ne sauraient être dissociées. Le Chancelier s'efforce de trouver une date possible pour se rendre en RDA sitôt après le congrès de la SED, c'est-à-dire avant la visite de François Mitterrand dans ce pays ; il s'oriente vers le 19 décembre, ou pendant la période de Noël. Il tient à avoir des entretiens à Berlin-Est pour régler la question de la création d'un fonds de devises avant le 1er janvier 1990.
Le point 1 concerne les mesures d'urgence que doit prendre le gouvernement fédéral face à l'accroissement des mouvements de personnes en provenance ou à destination de la RDA.
Le point 2 vise à poursuivre l'action déjà entreprise entre les deux États allemands. Il s'agit en somme de la continuation de ce qui a déjà été fait.
Le point 3 apporte des précisions aux déclarations précédentes du Chancelier sur la nouvelle dimension que devraient revêtir les relations inter-allemandes, et donc l'aide que la République fédérale est disposée à consentir à la RDA. Il doit être entendu qu'un certain nombre de réformes devraient avoir atteint un point de non-retour dans la réalisation de la démocratie pour que ces mesures d'aide puissent être appliquées. Nous jugeons les déclarations du SED encore insuffisantes, précise Teltschik, en particulier lorsqu'on paraît considérer à Berlin-Est que ce sont les partis déjà établis, les Blockparteien, qui doivent seuls s'engager dans la compétition électorale, et lorsqu'on prétend que le socialisme ne doit pas être abandonné. Cela veut-il dire que les partis non socialistes ne seront pas admis à présenter des candidats ? Cela exclut-il la possibilité que soit formé un gouvernement non socialiste à Berlin-Est ? On ne saurait admettre en République fédérale que de tels principes soient avancés; on ne souhaite pas poser le problème sous la forme de pré-conditions, mais il y a des cas de figure que l'on ne saurait accepter.
Le point 4 reprend l'idée, avancée par Hans Modrow, le dirigeant est-allemand, d'une communauté contractuelle entre les deux États allemands. Il s'agit de renforcer le système d'accords existants, de faire fonctionner les commissions qui ont déjà été créées et de mettre en place une nouvelle commission chargée de traiter principalement les problèmes économiques et financiers.
Dans le point 5, le Chancelier avance l'idée de créer des structures confédérales. Teltschik fait remarquer que Helmut Kohl n'a pas parlé de confédération, ce qui impliquerait la conclusion d'un traité entre les deux États. Les structures confédérales ouvriraient une période de transition allant vers une future unité étatique. D'ailleurs, fait observer Horst Teltschik, il n'aurait pas été possible de parler de confédération sans poser le problème du maintien des deux États dans leurs alliances militaires respectives. Or, il est évident que la République fédérale entend rester dans l'OTAN. Mais, à la fin du processus, tout cela doit déboucher sur l'unité.
Très habile dialectique pour laisser tout ouvert sans être critiquable par personne. Et tout cela aurait été mis au point sans Genscher ! Quelle gifle pour le ministre !
Michel Rocard écrit à François Mitterrand qui a critiqué, mercredi dernier, en Conseil, la politique suivie dans les domaines des réseaux câblés, des nouvelles normes de télévision et de l'industrie de programmes. Pour lui, le câble semble désormais dans une phase de décollage. Il propose une communication à ce sujet au Conseil des ministres vers la fin janvier.
Retour sur les questions européennes : de Bonn, Joachim Bitterlisch, qui a rédigé pour le Chancelier la lettre et le calendrier de travail reçus hier, appelle Élisabeth Guigou pour s'assurer qu'il n'y a pas eu d'erreur d'interprétation. Cette conversation révèle d'abord deux erreurs de traduction. A la neuvième ligne du dernier paragraphe de la lettre, il fallait lire : perception de la TVA au lieu de hausse de la TVA. Dans le calendrier, au deuxième alinéa du paragraphe 2, au lieu de: le Conseil européen donne pour mission aux instances compétentes de régler les problèmes, il convenait de lire: le Conseil européen donne pour mission aux instances compétentes d'élaborer les questions qui y correspondent.
Singulier retour sur des détails de procédure communautaire, alors que se joue dans d'autres bureaux de la Chancellerie la réunification allemande...
Mercredi 29 novembre 1989
Cet après-midi, le Président m'entraîne pour une longue promenade. Il est de méchante humeur. D'abord à cause de Kohl et de son annonce-surprise ; ensuite à cause des socialistes, qu'il critique durement : Déficit d'explication, déficit social, déficit du Parti socialiste. Il y a, depuis plusieurs mois, un décrochage de l'électorat populaire. Il suffisait d'examiner de près les résultats des cantonales partielles pour s'en apercevoir. Les socialistes ne parviennent pas à récupérer l'électorat qui fuit le Parti communiste, et les bagarres surréalistes entre tendances ne font rien pour améliorer leur image.
Rocard mène une politique de l'autruche sur le problème de l'immigration. Il ne dit rien, il ne fait rien. Du coup, le Front national s'engouffre dans la brèche. Quand quelqu'un propose au Premier ministre une mesure, quelle qu'elle soit, il la refuse en disant : il ne faut rien faire qui puisse cristalliser les passions.
Au contraire de Pierre Mauroy, François Mitterrand pense qu'il faut que les courants socialistes se comptent au prochain Congrès afin que Fabius apparaisse comme le plus fort. Il ne souhaite donc pas de synthèse entre eux avant janvier. Jospin, Mauroy et Mermaz sont convaincus que c'est la mort du mitterrandisme au sein du PS, et le lui ont dit. Il n'a pas l'air de s'en soucier le moins du monde : Il est temps qu'ils s'assument et apprennent à vivre ensemble.
L'Assemblée fédérale tchécoslovaque supprime la notion de rôle dirigeant du Parti communiste dans la Constitution.
Jeudi 30 novembre 1989
A Rome, Mikhaïl Gorbatchev évoque l'avenir d'une Europe réconciliée, mais dans le respect des équilibres actuels. Afin de réaffirmer l'intangibilité des frontières issues de la guerre, il suggère une réunion au sommet, dès 1990, des trente-cinq membres de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).
Hans-Dietrich Genscher vient voir François Mitterrand. Dumas assiste à l'entretien. C'est lui qui a arrangé le rendez-vous à la demande de son collègue allemand.
Le Président lui demande en plaisantant si l'Allemagne réunifiée resterait dans la CEE. Genscher lui répond pour la première fois que le gouvernement allemand a changé d'avis et qu'il est prêt à fixer, à Strasbourg, la semaine prochaine, la date de la Conférence internationale sur l'Union monétaire, afin que le mark reste dans l'UEM et ne s'en éloigne pas du fait de l'évolution à l'Est. Autrement dit, les Allemands sentent bien que la grogne commence à monter à Paris devant les actes unilatéraux de Bonn, et sont prêts à lâcher un peu de lest.
Peu après l'entrevue, le Président me confie avoir dit à Genscher : Ou l'unité allemande se fait après l'unité européenne, ou vous trouverez contre vous la triple alliance [France, Grande-Bretagne, Russie], et cela se terminera par une guerre. Si l'unité allemande se fait après celle de l'Europe, nous vous aiderons.
Brian Mulroney fait transmettre au Président, par notre ambassadeur à Ottawa, François Bujon de l'Estang, les impressions et conclusions qu'il rapporte de sa visite en Union soviétique et de l'entretien de six heures qu'il a eu hier soir à la Maison Blanche, autour d'un dîner de travail, avec le Président Bush. Comme toujours, des remarques fines et constructives.
Pour Mukoney, Mikhaïl Gorbatchev est solidement en selle et y demeurera. Il n'a aucun adversaire sérieux ni au sein du Comité central, ni au-dehors. Ses chances de survie dépendront avant tout des solutions qu'il saura apporter à la grave crise économique que traverse l'URSS, et de la réponse de l'Occident. Gorbatchev suit avec anxiété les développements en Allemagne et compte sur la France pour faire prévaloir dans la question allemande une approche souple et pragmatique. Il a montré un très grand intérêt pour la proposition de création d'une banque pour les pays d'Europe de l'Est. Brian Mulroney ajoute que Gorbatchev lui a dit : J'ai fait ce que j'avais à faire. Je pourrais partir, maintenant.
Mulroney a conseillé hier soir à Bush de soumettre à Gorbatchev, lors de leur prochaine rencontre de Malte, un ensemble de propositions de coopération entre les pays occidentaux et l'URSS. Il a suggéré au Président américain que François Mitterrand soit chargé par ses six partenaires d'aller informer Gorbatchev, au nom des Sept, des perspectives du prochain Sommet de Paris. Mulroney a constaté dans sa conversation avec Bush que Margaret Thatcher se trouvait aujourd'hui quelque peu mise à l'écart à Washington. Pour lui, la France peut jouer un rôle de catalyseur dans cette conjoncture historique. Bush et Gorbatchev pensent également que la France se trouve en position de jouer un rôle spécial dans l'évolution de la question allemande, notamment pour faire prévaloir une approche modérée, prudente et souple.
Tout cela tombe plutôt bien, avant la prochaine rencontre franco-soviétique à Kiev.
D'après une source italienne, Mikhail Gorbatchev aurait dit à Giulio Andreotti : Le plan de réunification allemande est absurde. Il faut s'en tenir à la CSCE et à l'intangibilité des frontières.
Vendredi 1er décembre 1989
Les Alliés vont devoir réfléchir aux répercussions de l'évolution des rapports inter-berlinois sur le statut de la ville : le maire de Berlin fait endosser par Helmut Kohl le projet de faire élire au suffrage direct les députés berlinois au Bundestag, ce qui n'est pas évident au regard de l'accord quadripartite.
François Mitterrand écrit à Helmut Kohl après sa rencontre avec Genscher. Il lui confirme qu'il posera à Strasbourg la question de la date d'ouverture de la conférence intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire. Il déclare souhaiter vivement que l'ouverture de cette conférence soit fixée avant la fin de l'année 1990. Il propose au Chancelier d'en discuter avec lui le 4 décembre, lors de la réunion de l'OTAN à Bruxelles.
Ubuesque : la réunification allemande est en train de se faire sous nos yeux, et François Mitterrand et Helmut Kohl se bornent à parler de la date d'une Conférence monétaire européenne qui pourrait n'avoir lieu que dans dix-huit mois ! Tout cela parce que le Chancelier ne donne aucune prise à une discussion sur la réunification, qu'il laisse progresser sans en faire un sujet de négociation internationale. Et parce que nous voyons dans l'accélération de la construction européenne le meilleur rempart contre le dynamisme de la réunification.
Mikhaïl Gorbatchev est au Vatican. Il y fait deux propositions qui ne constituent pas tout à fait des surprises. En premier lieu, des consultations avec l'Italie, les États-Unis et, peut-être, le Conseil de sécurité de l'ONU sur le problème de la présence permanente en Méditerranée des flottes américaine et soviétique. (Cette suggestion rejoint un ancien plan soviétique de retrait des flottes américaine et soviétique de Méditerranée, lequel n'empêcherait pas la flotte soviétique de rester en mer Noire). Il propose en second lieu d'avancer à 1990 le nouveau Sommet des trente-cinq pays de la CSCE (pays européens, États-Unis et Canada) prévu pour 1992.
Pour l'heure, le Président Bush a réservé sa réponse à ce sujet. L'idée d'une réunion générale de tous les pays concernés par les changements en cours en Europe, notamment la résurgence de la question allemande, correspond à coup sûr à une nécessité qui ira croissant.
Le Parlement est-allemand supprime le rôle dirigeant du Parti dans la Constitution.
Samedi 2 décembre 1989
Sommet Bush-Gorbatchev à Malte à bord du paquebot Maxime Gorki, à quai et non au large, comme prévu, en raison du mauvais temps. Les deux Grands annoncent l'ouverture d'une ère nouvelle dans les relations internationales et décident d'accélérer les négociations sur le désarmement. George Bush affirme son soutien à la politique de Gorbatchev et son intention d'intégrer l'URSS à la communauté internationale.
Jamais Gorbatchev n'a paru aussi fort. Il a réussi la conquête de la direction du Parti et l'élimination progressive de ses adversaires. Les derniers représentants de la génération brejnévienne (Tchebrikov, Chtcherbitski) ont été mis à l'écart en septembre. Les conservateurs andropoviens (Ligatchev, Zaikov) sont marginalisés. Le Comité central, dernier refuge des apparatchiks, est aujourd'hui sans pouvoir réel. Gorbatchev tient le Bureau politique et le gouvernement. Chef de l'État, président de l'Assemblée, secrétaire général du Parti, il n'a pour le moment pas de concurrent direct. Il coopère étroitement avec son Premier ministre Rijkov et contrôle l'armée comme le KGB.
Mais l'économie et les structures sociales lui échappent : généralisation des pénuries, effondrement du rouble. Des réseaux sociaux (santé, enseignement, communications) sont détruits. La population s'éloigne de lui, doute de la perestroïka et constate qu'au bout du compte, cette forme de liberté que connaît l'URSS en cet instant n'est guère revitalisante pour le pays. On assiste à des velléités de sécession chez les Baltes, à des affrontements ethniques en Asie centrale, en Géorgie, en Arménie, en Ukraine. Une série d'élections régionales vont se tenir d'ici à mars. Les Soviétiques vont élire leurs représentants au sein des municipalités, aux conseils de région et aux parlements des quinze républiques fédérées. Ils rejetteront 90 % des hommes en place. Il est à parier que certaines assemblées élues feront valoir des revendications nationales.
Dimanche 3 décembre 1989
Le Front national remporte la législative partielle de Dreux et la cantonale de Salon-de-Provence. Commentaire de François Mitterrand: Je l'avais bien dit ! C'est une conséquence des querelles socialistes. Et de l'absence de politique de Michel Rocard.
A 7 sur 7, Michel Rocard tente de minimiser ces résultats. Sur l'immigration, il trouve cette singulière formule : La France ne peut accueillir toute la misère du monde. Qui l'a jamais cru ? Mais entendre un socialiste prononcer ces mots, dans ce contexte de montée de l'extrême droite, prend une résonance étrange.
En Tchécoslovaquie, le Président de la République, Gustav Husak, nomme un nouveau gouvernement fédéral. Sur les vingt et un membres du cabinet, seize sont encore membres du Parti communiste.
La direction du Parti communiste allemand (SED) se saborde. Émergence de nouvelles figures. Arrestation de quatre dirigeants de l'équipe Honecker.
François Mitterrand : Je suis impatient d'y aller.
Lundi 4 décembre 1989
Dans l'avion qui le conduit à Bruxelles au Sommet de l'OTAN, le Président est hors de lui. Alors qu'il avait pris soin de se présenter avec une demi-heure d'avance au-dessus de l'aéroport de Bruxelles, l'avion a reçu de la tour de contrôle l'ordre de se mettre en attente et de décrire des cercles autour de la capitale belge. Il y a, paraît-il, des « encombrements aériens » ! François Mitterrand arrive au Sommet, en rage, avec une demi-heure de retard. A sa demande, Roland Dumas est prié d'envoyer une lettre sèche à son collègue belge.
Les Alliés se montrent divisés devant les bouleversements de l'Est. Le Chancelier élude habilement toutes les questions embarrassantes. François Mitterrand refuse de parler de la réunification avant qu'on n'ait répondu sur la question des frontières germano-polonaises. Les Américains déclarent qu'ils refuseraient la réunification si l'Allemagne devait sortir de l'OTAN.
George Bush glisse à François Mitterrand : Gorbatchev me trouve prudent. C'est une façon de me qualifier plus aimable que celle des démocrates chez moi.
Dans les couloirs, je discute avec les Allemands et les Britanniques de la création de la Banque de l'Europe. Teltschik et Powell me confirment que le Chancelier et Margaret Thatcher donneront leur accord à sa création au Sommet de Strasbourg. Mais ils me prient de garder la chose secrète d'ici là.
A la demande de Pierre Mauroy, Michel Rocard reprendra l'amendement d'amnistie en seconde lecture au Parlement. François Mitterrand laisse faire : Qu'ils s'en débarrassent au plus vite ! Rocard croit qu'il réussira à faire proposer ça par les centristes. Il n'y arrivera pas. Les centristes sont des chrétiens, c'est-à-dire des hypocrites.
Mardi 5 décembre 1989
Pierre Mauroy a convaincu ce matin, une fois de plus, Rocard de réintroduire l'amnistie dans la loi sur le financement des partis, actuellement en discussion à l'Assemblée.
Helmut Kohl répond par une nouvelle lettre aux inquiétudes de François Mitterrand sur le calendrier de la construction européenne. Affirmant qu'il souhaite l'Union politique, il réitère sa proposition d'un simple rapport au Conseil européen de Rome, fin 1990, et ajoute que la Conférence intergouvernementale qui pourrait suivre devrait être organisée par ce même Conseil européen. Il souhaite également un élargissement des droits du Parlement européen. Mais rien sur la date de la Conférence que François Mitterrand veut voir fixer à Strasbourg, pour la rendre irréversible.
Le Président écrit aux Douze pour leur proposer l'ordre du jour de Strasbourg. On parlera de l'Union économique et monétaire et de la conférence intergouvernementale qui devra apporter des réponses en vue d'élaborer un nouveau traité. Il met clairement l'enjeu sur la table : Nous devons maintenant nous prononcer sur la date de la convocation de la conférence. Cette décision est d'ores et déjà perçue comme la preuve la plus claire que nous puissions apporter de notre volonté de faire franchir une nouvelle étape à la Communauté. On parlera ensuite du projet de Charte sociale et des conditions dans lesquelles pourront être effectivement appliqués les droits qui y sont inscrits. Puis de la liberté de circulation des personnes, de la lutte contre la drogue, de l'environnement, de l'audiovisuel ; enfin des aspects économiques de nos relations avec les pays de l'Est.
Le dîner permettra d'approfondir toutes les retombées politiques de l'évolution à l'Est.
François Mitterrand conclut : Le Conseil se tient à un moment où s'annonce une évolution dans l'histoire de notre continent, dont il est difficile encore de percevoir tous les ressorts et toutes les implications... Il est donc de l'intérêt de tous les Européens que la Communauté européenne se renforce et qu'elle accélère sa marche vers l'Union européenne.
Mercredi 6 décembre 1989
Au Conseil des ministres, le Président donne la parole à Lionel Jospin en l'appelant : monsieur le ministre d'État chargé de l'Éducation nationale et de tout cela... Sourires autour de la table.
Aujourd'hui, l'Assemblée aborde l'examen, en seconde lecture, du projet de loi sur le financement des partis. Après de longs débats, les socialistes ont repris l'idée de réintroduire l'amnistie supprimée en septembre. Dans le groupe, on nous explique avoir réussi à convaincre une fraction de la droite de se rallier à cette proposition.
Depuis longtemps déjà, une partie de l'UDF, persuadée par son trésorier Gérard Longuet, est plutôt bien disposée, mais elle ne veut en aucun cas paraître seule à voler au secours des socialistes. Certains responsables RPR voient des avantages à l'amnistie et seraient même prêts à la favoriser en sous-main, mais préféreraient que ce soit le gouvernement qui l'impose sans avoir à y prêter la main. Ainsi, ils en tireraient un double bénéfice : d'une part, ils se draperaient dans leur vertu pour condamner la gauche, d'autre part, ils espèrent profiter de l'amnistie qui serait votée malgré leur opposition. Reste donc le groupe centriste, dont le vote devient déterminant. Compte tenu de l'opposition du PC (moins par vertu que par illusoire conviction que son propre système de financement ne sera jamais mis au jour), l'UDC est en effet le seul groupe qui pourrait calmer les appréhensions de l'UDF. Soit l'adhésion des centristes entraîne celle de l'UDF, soit leur refus provoque celui de l'UDF.
Le PS a donc décidé de présenter à nouveau l'amendement instaurant l'amnistie dans sa version qui en exclut les seuls parlementaires. L'idée a même été un moment envisagée qu'il soit présenté par Michel Pezet, lequel, venant d'être inculpé lui-même, aurait ainsi symboliquement montré qu'il n'était pas question d'auto-amnistie ! Michel Rocard est intervenu pour que cette fantaisie soit abandonnée. Il souhaite en effet négocier avec les centristes, voire les charger de l'initiative de l'amendement. Le texte définitif est donc discuté dans les moindres détails avec l'UDC (Jean-Jacques Hyest). En sont exclus d'une part les parlementaires en fonction à la date de son adoption ou au moment des faits, d'autre part les délits d'ingérence et de corruption, enfin tous les cas d'enrichissement personnel. Mais, naturellement, les centristes refusent de présenter eux-mêmes cet amendement. C'est donc à Jean-Pierre Michel, député socialiste de Haute-Saône et magistrat, qu'échoit la corvée. Il s'en acquitte avec talent et clarté.
En moins d'une heure, l'amnistie est adoptée par 283 voix pour, 168 contre, 111 abstentions et 14 non-votants (après enregistrement des rectifications de vote, le résultat donne 283 pour, 175 contre, 104 abstentions, 14 non-votants). Hormis le PC, chaque groupe a donné au moins une voix pour (Longuet pour l'UDF, Raoult pour le RPR, et quatre centristes, dont Raymond Barre). Mais l'adoption est due avant tout aux abstentions. On en a dénombré 33 à l'UDC, 14 au RPR et 62 à l'UDF. Hormis le PC, tous les groupes ont donc trempé dans l'affaire. L'adoption de l'amendement résulte à l'évidence d'une opération parfaitement maîtrisée et techniquement très brillante... mais, hélas, politiquement calamiteuse !... Car les socialistes ont beau expliquer que les « politiques » sont exclus de l'amnistie, chacun est à même de comprendre qu'une fois amnistiés les « corrupteurs » (chefs d'entreprise et intermédiaires), les magistrats n'auront plus les moyens de rechercher les « corrompus ».
François Mitterrand : Au bout d'un an, on en arrive au pire : on fait voter ce texte par les seuls socialistes ! Et on ne sait pas qui est amnistié. Je n'aurais pas dû les laisser faire. C'est une erreur. C'est ma première vraie erreur depuis 1981. Vous allez voir, on dira que c'est moi ! Notez-le bien : je n'y suis pour rien. J'étais contre !
Nous partons pour Kiev où François Mitterrand doit rencontrer Mikhaïl Gorbatchev. Le dirigeant soviétique enrage contre Helmut Kohl dont la précipitation risque, selon lui, de compromettre toute l'œuvre qu'il a entreprise à l'Est. Le Mur de Berlin s'est ouvert grâce à lui. Mais la RDA est en Europe orientale le partenaire privilégié de Moscou, le seul pour lequel les Soviétiques ont nourri et continuent de nourrir estime et crainte mêlées. Aux yeux de Gorbatchev, les Soviétiques ont des droits sur l'Allemagne ; les Allemands ne peuvent être admis à intervenir dans le débat que dans certaines limites.
Egon Krenz est l'homme de Gorbatchev. Il a reçu mission de fournir, en RDA, une démonstration de la pertinence de la perestroïka et il doit imposer aux Allemands de l'Est comme de l'Ouest cette patience dont parle aussi Genscher lui-même. Le gouvernement soviétique souhaite donc qu'une coopération fructueuse puisse s'instaurer entre les deux Allemagnes, mais qu'elle reste circonscrite. Essentiel de comprendre où en est Gorbatchev aujourd'hui, après Malte et avant Strasbourg.
Mikhaïl Gorbatchev: Bienvenue ! C'est une heureuse idée d'être venu ici, à Kiev. Nous apprécions hautement le dialogue entre nous. J'ai beaucoup réfléchi. Notre concertation et notre rapprochement sont plus nécessaires que jamais. Le contexte actuelpousse à une coopération toujours plus étroite entre nous.
François Mitterrand : Je suis venu dans cet état d'esprit. Nous avons repris une grande tradition historique de relations entre Paris et Moscou. L'actualité nous propose tous les jours des sujets graves. Je souhaite aborder avec vous cette période grave dans le meilleur esprit de coopération. Tout doit être fait pour que les ponts soient jetés entre les deux parties de l'Europe avant qu'il n'y ait plus besoin de ponts, parce que ce sera la même terre.
Mikhaïl Gorbatchev: C'est l'idée maîtresse et ce n'est pas exagérer notre mission que de le dire. A cette heure, les problèmes sont si nouveaux qu'il faut une réflexion philosophique profonde pour définir une politique à la hauteur de ces problèmes. Mes entretiens avec le Président Bush m'ont convaincu qu'il est un Président des États-Unis qui peut jouer un rôle utile en ces temps tumultueux. Il est prudent, il ne veut pas se presser. S'il y avait quelqu'un d'enclin à l'improvisation à la tête des États-Unis, ce serait dangereux. Le problème est que la réflexion actuelle des États-Unis est périmée par rapport à la situation. Ils sont devenus très pragmatdques, mais ils ont du mal à renoncer aux mécanismes anciens. Les Américains devront comprendre que leur politique ne peut plus être définie seulement à partir de leurs intérêts. Ils ne sont d'ailleurs venus à Malte qu'à cause des pressions de leur opinion publique.
François Mitterrand : Bush est un homme qui préfère attendre. Il a compris — nous l'y avons poussé — qu'il fallait faire un geste. Ils ont un schéma très étroit du monde.
Milchail Gorbatchev : Nous devons en tenir compte. Les États-Unis devraient participer très activement à ce processus, sinon ce sera un obstacle majeur au progrès.
François Mitterrand : Une étape a été franchie avec Malte. C'est un contact direct qui durera.
Mikhail Gorbatchev : Lui et moi avons d'excellents contacts personnels, approfondis dans un bon climat, pour traiter les affaires d'une façon calme et sérieuse.
François Mitterrand : Bush l'a dit aussi à Bruxelles. Considérez cela comme acquis.
Mikhaïl Gorbatchev : Nous étions venus à Malte pour aboutir. Il m'a dit être satisfait de cette rencontre ; mais quand on a parlé des choses concrètes, il s'est exprimé très différemment. Les hommes d'affaires américains veulent augmenter leur commerce avec nous, mais l'administration les en empêche. Bush a été poussé à avancer sur le plan du commerce par ce qui s'est passé au Sommet des Sept à Paris qui lui a fait comprendre les progrès de la coopération entre les deux parties de l'Europe. Il est très préoccupé par les problèmes d'intégration en Europe. Il croitpossible une intégration graduelle de l'URSS à l'économie internationale. C'est ce que vous-même avez toujours dit. C'est donc un grand changement, un revirement dans l'attitude américaine. En matière de désarmement, il veut qu'au terme de son premier mandat, une décision importante sur Start, le chimique, les négociations de Vienne ait lieu. Je lui ai dit que mon attitude serait très constructive. Il a proposé de dynamiser le programme de travail de la négociation. Baker et Chevardnadze vont travailler dans ce sens. Pour les armements stratégiques, la réduction de 57 % est nécessaire, mais dans le cadre du traité de 1972. Pour les missiles en mer, j'ai proposé d'éliminer toutes les têtes nucléaires sur tous les navires, y compris tactiques (mines, obus), sauf sur les sous-marins qui sont stratégiques et offensifs. Nous allons travailler là-dessus avec eux. Mais les Américains disposeront alors de huit mille cinq cents charges, et nous seulement de six mille ; nous ne sommes pas d'accord. Nous avons demandé aux Américains comment réduire les troupes de l'OTAN et du Pacte de Varsovie. Actuellement, nous sommes inquiets. Les Occidentaux veulent aller vers moins d'armement, mais sans réduction des effectifs. Nous avons proposé un million d'hommes en moins, mais les Occidentaux n'ont rien répondu.
François Mitterrand : On n'en est pas là, notre position n'est pas arrêtée. Il faut attendre une position française sur la réduction des effectifs.
Mikhail Gorbatchev : Il y a aussi les forces navales.
François Mitterrand : Ç'a a avancé ?
Mikhaïl Gorbatchev : J'ai montré à Bush la carte des bases américaines autour de l'URSS. Je lui ai demandé de la vérifier; j'attends toujours sa réponse ! Je comprends les préoccupations américaines pour ce qui est des communications internationales par mer. Mais on ne peut pas ne pas parler de réduction des forces navales. J'ai aussi proposé de confronter nos doctrines militaires: nous avons maintenant une doctrine défensive. Nous sommes en train de rebâtir nos forces armées et nous en profitons pour bannir tout caractère offensif. La doctrine de réaction rapide de l'OTAN, qui remonte à 1968, est obsolète. Bush a dit que l'OTAN aussi était à caractère défensif. Je lui ai démontré que les manœuvres de l'OTAN sont toujours offensives. J'ai cru comprendre que Bush n'avait pas encore eu l'occasion de débattre ce problème. [Façon élégante de dire que le Président américain n'y connaît rien.] Sur les armes chimiques, pour ce qui nous concerne, nous sommes pour une interdiction globale par étapes. On a dit qu'on en reparlerait... Les discussions les plus animées ont commencé quand on a évoqué la situation présente en Europe et dans le monde.
Mikhail Gorbatchev est très à l'aise, il parle sans notes, réfléchit beaucoup avant de s'exprimer, paraît très maître de lui. Il continue : Beaucoup, outre-Atlantique, estiment que la guerre froide est profitable aux États-Unis. J'ai dit à Bush que je ne pense pas ainsi. Nous avons certes empêché une grande guerre entre nous, mais il y a eu des conflits partout. Le processus d'Helsinki est essentiel. Miser sur la force n'a profité à personne. Cela pose le problème de la survie de l'humanité: toute confrontation menace la survie de l'homme. Les États-Unis disent qu'il faut en finir avec la division de l'Europe, mais sur la base des valeurs occidentales. Qu'est-ce que c'est, les « valeurs occidentales » ? Existe-t-il des « valeurs orientales » ? Il ne faut pas que l'Occident cherche à exporter la contre-révolution ! On commence à oublier la doctrine Brejnev, et voici qu'on parle à présent de la doctrine Bush ! Les Américains disent qu'on assiste à la « faillite du socialisme » et des États « totalitaires » de l'Est et qu'il n'y a qu'une solution, le capitalisme. Je lui ai répondu : « Si la guerre froide a réussi, si seules les valeurs capitalistes triomphent, que proposez-vous ? Une pax americana ? C'est incompatible avec une évolution vers un rapprochement Est/Ouest ». J'ai dit aux Américains : «Le diktat n'aboutira à rien. » Le comprendront-ils ?
L'URSS est en plein renouveau ; les pays de l'Est aussi sont en plein renouveau. L'Europe s'organise. Le Japon, la Chine deviennent de nouvelles puissances. Que faire de ce monde nouveau ? Giscard d'Estaing m'a dit: « Préparez-vous à avoir affaire à l'Union européenne. » Bush est contre cette idée. Je lui ai dit: «Pourquoi? C'est un fait, une réalité qu'on ne peut ignorer. » Notre monde devient un village. Tous les problèmes deviennent globaux : écologie, ressources, développement, progrès scientifique. Il n'y a rien là d'insurmontable. Là-dessus, je ne suis pas satisfait de mon entretien avec Bush.
En conclusion, le rôle de pionniers dans la perception de l'époque actuelle revient aux Européens. Les Européens sont là-dessus irremplaçables. Soyons réalistes : rien ne sera facile en Europe non plus. Ce qui arrive en ce moment en Europe montre que M. Kohl, votre ami, votre partenaire, a un très fort côté provincial. Chez nous, le moindre homme politique de province joue avec six coups d'avance. Pas lui. Quant à Mme Thatcher, elle s'isole elle-même.
Voilà, j'en reviens là où j'ai commencé : la relation entre la France et l'Union soviétique va jouer un rôle croissant dans les relations internationales.
M. Bush a salué la perestroïka. Je lui ai répondu : « De nos jours, il serait risqué de ne pas saluer la perestroïka! » Bush est pour la stabilité, et c'est très bien. Il est pour la poursuite d'Helsinki. Le Comecon et la CEE vont se rapprocher...
François Mitterrand : GATT, FMI, Banque mondiale : il faut que l'URSS y soit !
Mikhaïl Gorbatchev : C'est un aspect très important. Après la réunion des Sept à Paris, il y a eu une modification de l'attitude américaine là-dessus. J'ai dit à Bush : « Pourquoi parler de valeurs américaines ? La liberté, le marché sont-ils un monopole américain ? Ça existait avant la découverte de l'Amérique ! » Chaque pays doit garder son identité propre, c'est une richesse pour l'univers. La France, l'Italie, la Suède, les États-Unis représentent des formes différentes de capitalisme. De même, le socialisme change et emprunte diverses options, en mal ou en bien, peu importe : c'est le choix des peuples.
François Mitterrand : J'ai eu des discussions avec Reagan à ce sujet. Je lui ai dit : « Vous croyez à Dieu et au capitalisme. Nous admettons le marché comme un fait, pas comme une loi suprême. Le marché est efficace, mais injuste. Nous voulons allier efficacité et justice. »
[Gorbatchev prend des notes, comme s'il tenait à se resservir de ces arguments.]
Mikhail Gorbatchev : J'ai vu cela dans une interview que vous avez donnée. On ne peut pas identifier la conception des États-Unis à celle de certains pays d'Europe, vous avez raison. Quand il vante les lois du marché, Bush ne dit pas que les grandes entreprises américaines sont subventionnées par l'État, par exemple pour la recherche. C'est comme pour le christianisme : la théorie c'est la vertu, mais la pratique c'est le péché, et il n'y a pas d'idéologie du péché ! Bush est sérieux, il connaît bien les dossiers, mais ce n'est pas un esprit très original. Les conservateurs exercent leur influence sur lui. Néanmoins, il est sensible au contact personnel. C'est un Président très bien, pour l'instant. En matière de défense, on progresse, on peut aboutir...
François Mitterrand : Vous avez accompli un grand pas en avant. Le désarmement chimique et peut-être le stratégique auront lieu en 1990. Ce mouvement deviendra irréversible. Il faut être optimiste.
Autre problème : l'Europe. Avant de rencontrer les autres, je souhaite comprendre votre position précise sur le problème allemand. Les révolutions hongroise, polonaise, bulgare, tchèque, nous trouvons ça bien, et nous sommes prêts à y aider sans chercher à imposer nos valeurs : ce n'est pas un problème majeur pour nous. [Gorbatchev prend toujours des notes.]
Je souhaite que ces pays aient plus de liberté, mais je ne veux pas revenir à l'Europe de 1913. De 1913 à 1989, on a assisté à beaucoup d'événements pas très heureux. Il ne faut pas recommencer. Le véritable problème, c'est l'Allemagne. Nous sommes devant une contradiction. Il est difficile de ne pas tenir compte des volontés politiques fortes d'un peuple. La frontière entre les deux Allemagnes n'est pas une frontière entre deux peuples ; mais, à l'inverse, personne ne peut vouloir en Europe une transformation majeure, due à une réunification allemande, sans que d'autres dispositions aient été prises. Nous avons besoin de renforcer notre Communauté. Vous, Soviétiques, vous avez besoin d'assurer l'évolution du Comecon. Nous avons à élaborer ensemble des accords sur l'évolution de l'Europe ; c'est pourquoi j'attache une grande importance à la réunion de la CSCE, l'année prochaine, comme vous l'avez proposé, avant que n'ait lieu le débat sur l'Allemagne. Il faut instituer des accords européens en sorte que le problème allemand ne soit qu'un élément parmi d'autres, et pas le plus déterminant. Nous devons, de même, faire des progrès dans la construction de la Communauté européenne pour que le problème allemand soit minimisé. On a parlé trop tôt du problème des frontières ; une réunification allemande doit être pacifique et démocratique. Vous et nous sommes comptables de l'équilibre européen. L'équilibre allemand ne peut pas passer avant l'équilibre européen. J'ai fait des observations à mes amis allemands en leur disant que rien n'a été dit sur la frontière polono-allemande ; or c'est un problème majeur. Toute la Communauté pense comme moi, avec plus ou moins d'acuité.
Mikhaïl Gorbatchev : J'ai le sentiment que les États-Unis ne présentent pas franchement leur position.
François Mitterrand : Vous avez raison, mais j'ai parlé des Européens, et il existe une position commune des Européens qui est la suivante : le problème allemand a été trop vite posé. Beaucoup d'autres problèmes, dont celui de la CSCE, doivent passer avant le problème allemand ; et la CSCE garantit les frontières. Bush ne va pas non plus au bout de son raisonnement. Je pense qu'il ne souhaite pas non plus que les frontières soient remaniées. Helsinki parle de frontières inviolables ; Bush a parlé de frontières permanentes : quelle est la différence ? Je n'ai pas la réponse. Je vous en parle librement. Nous sommes très amis avec l'Allemagne, nous sommes liés par des traités particuliers, dont celui de l'Élysée de 1963, et il m'est difficile de leur refuser quoi que ce soit. Mais j'ai un devoir par rapport à l'équilibre de l'Europe et de la paix. Je ne veux pas blesser les Allemands, mais je leur ai dit que le problème allemand se posera après qu'on aura résolu d'autres questions : à l'Ouest, la Communauté ; à l'Est, l'évolution. Entre l'Est et l'Ouest, la CSCE constitue un cadre de règlement pacifique et politique entre nous tous, pays d'Europe, avec les États-Unis et le Canada. Le discours de Kohl a bouleversé la hiérarchie des urgences, à tort. Quel est votre point de vue ? Vous et nous devons aborder ce problème en harmonie et garder un étroit contact.
Mikhail Gorbatchev : Je suis entièrement d'accord avec vous. Une nouvelle coopération s'impose entre nous à ce sujet dans un contexte tumultueux. Nous allons poursuivre cette politique de changements pacifiques. Que chaque pays détermine par lui-même le sens général de son action. Les ingérences extérieures ne doivent plus influer sur les formes économiques et sociales de chaque pays. Tous les participants à l'action de 1968 ont critiqué le caractère inadmissible de ce qui a été fait en Tchécoslovaquie. Mais je ne veux pas être simple témoin, je veux contribuer à ces changements, en confiance, avec ces pays, en aidant à leur transformation.
Pour ce qui est de l'Allemagne de l'Est, je partage votre position. Disons que le problème doit trouver sa solution dans le cadre européen : cela garantira l'Europe contre tout cataclysme et contribuera à la juste solution du problème allemand.
François Mitterrand : Je me rends le 20 décembre en RDA à l'invitation de M. Honecker.
Mikhail Gorbatchev : En RDA, les gens travaillent, tout va bien.
François Mitterrand : Y a-t-il une poussée populaire en faveur de la réunification ?
Mikhail Gorbatchev : C'est un phénomène qui existe, mais plus de la moitié de la population souhaite garder les acquis sociaux, tout en modifiant les institutions politiques et en élargissant la démocratie. Les relations entre la RDA et la RFA sont une communauté contractuelle. Nous allons avoir un dialogue plus actif. J'y suis tout disposé.
A l'issue de ce premier entretien, Mikhail Gorbatchev prie François Mitterrand de lui pardonner par avance le dîner ennuyeux qui va suivre. Il a dû, dit-il, y convier les derniers apparatchiks d'Ukraine, dont il compte se débarrasser très vite. Parmi eux, un certain Leonid Kravtchouk, le plus sclérosé d'entre eux.
Mikhail Gorbatchev: J'ai des journées chaudes qui m'attendent! Le 12 décembre reprend la session du Parlement. Je fais tout ce qui est bon pour le pays et pour notre idéal socialiste auquel vous et moi sommes attachés...
François Mitterrand : Vous avez du courage, de la volonté, de la bonne humeur : c'est prometteur !
Mikhail Gorbatchev : Parce que j'ai fait un choix, moi ; après, ayant fait ce choix, je suis calme. La France en a facilité la réussite.
Les deux hommes abordent alors un sujet qui me tient à coeur : le projet de Banque de l'Europe.
François Mitterrand : Je pense obtenir l'accord des Douze sur le projet de Banque de l'Europe. Nous serions à parts égales au conseil d'administration.
Mikhail Gorbatchev : Nous appuyons cette idée de façon positive, tout en souhaitant en savoir davantage.
François Mitterrand : Vous aurez de l'argent frais grâce d cette banque. J'ai refusé que ce soit une banque des seuls Douze. Il faut que vous y soyez.
Mikhail Gorbatchev : Ce sera un élément essentiel de la construction européenne.
François Mitterrand : Il faut accélérer le règlement des affaires européennes sans tenir compte de la politique des blocs. Il faut se hâter.
Suite des entretiens. Mikhaïl Gorbatchev reprend le récit de sa rencontre à Malte avec le Président George Bush : Le premier sujet abordé était d'ordre économique. Bush s'est dit prêt à aider l'URSS, mais j'avais l'impression qu'il voulait m'imposer ses valeurs occidentales.
François Mitterrand : Les valeurs occidentales sont différentes des valeurs américaines ! Pour Reagan et Mme Thatcher, le marché revêt une grande importance. Pour nous, il faut y introduire la notion de justice sociale...
[Au sujet de l'Allemagne :] il y a deux États souverains, indépendants. Les frontières entre deux peuples sont différentes des frontières entre deux pays étrangers. Mais il faut respecter le principe d'Helsinki, d'intangibilité des frontières.
Il faut éviter les actes irréfléchis, inconsidérés. Il doit y avoir réunification, mais dans le cadre d'une grande Europe.
Mikhail Gorbatchev : J'ai dit à Genscher, en le recevant hier, qu'il remettait en cause vingt ans de politique.
François Mitterrand : Je suis prêt à aider la Pologne, la Hongrie, la RDA, la Bulgarie, sans chercher à imposer les valeurs occidentales. Il est hors de question de revenir à l'Europe de 1913.
Mikhail Gorbatchev: Nous n'avons pas été informés du plan en dix points du Chancelier Kohl.
François Mitterrand : Nous non plus ! J'ai rappelé le traité franco-allemand de 1963 : dans le cas présent, il n'y a pas eu d'information.
Mikhaïl Gorbatchev : Je compare ce plan en dix points à un éléphant dans un magasin de porcelaine !
François Mitterrand : Je me rendrai en RDA pour qu'on n'interprète pas un refus de manière politique.
Mikhail Gorbatchev : Très bien. Je remercie la France pour le dîner du 18 novembre [dîner des Douze] qui a déterminé Bush à offrir son aide économique. Mais le problème des nationalités est plus grave que celui du système économique. Je serais satisfait d'avoir un système économique similaire au système français. Pour que la perestroïka réussisse, il faut un pouvoir fort. Il faut former des cadres. L'Allemagne a proposé à l'URSS de former trois mille cadres ; mais la France n'a proposé que la formation de trois groupes de cinquante cadres...
Il conclut en ces termes leur tête-à-tête : Aidez-moi à éviter la réunification allemande, sinon je serai remplacé par un militaire ; si vous ne le faites pas, vous porterez la responsabilité de la guerre. Est-ce bien là l'intérêt de l'Occident ? Toute accélération artificielle du processus devra être exclue. J'ai dit hier à Genscher que les dix points de Kohl sont en contradiction avec l'analyse que nous faisons de la situation actuelle. C'est aller trop vite, c'est nuire à la compréhension mutuelle. Cela équivaut à un diktat politique. J'ai employé le mot allemand et le lui ai dit de façon brutale : « Le point numéro trois de Kohl est un diktat sur ce que la RDA doit faire. Qu'est-ce que ce langage-là ? » Chevardnadze a même dit à Genscher : « Même Hitler n'a jamais utilisé cette terminologie ! » Voilà ce qui distingue nos entretiens avec vous de ceux avec les Allemands. Toute la société soviétique a réagi avec force contre Kohl. Je lui ai dit : « Si vous voulez dynamiter tout ce qui a été acquis, faites-le, mais la responsabilité en retombera sur vous. » Un homme politique, même de moyenne stature, doit jouer avec plusieurs coups d'avance. Kohl prétend que Bush a soutenu son idée de confédération. Mais qu'est-ce qu'une confédération ? Une défense et une politique étrangère communes. Sera-t-elle dans l'OTAN ? dans le Pacte de Varsovie ? Ont-ils même réfléchi à tout cela ? Genscher m'a dit avoir appris tout cela au Bundestag. « C'est ainsi que vous voulez travailler avec nous ? Pourquoi ne pas nous avoir consultés auparavant ? Que valent les traités que vous avez signés avec nous ? Ce que vous faites, ai-je répondu à Genscher, c'est du provincialisme ! » Il a perdu les pédales en entendant ça. Il m'a affirmé avoir été placé devant le fait accompli par Kohl. Je lui ai alors demandé : « Pourquoi avez-vous approuvé les dix points de Kohl ? Pourquoi avez-vous ruiné tout ce que vous avez fait dans votre carrière politique ? Quelles conséquences personnelles en tirez-vous ? Faites savoir tout cela au Chancelier ! » Genscher m'a demandé : « Qu'est-ce que je dois dire à la presse ? » J'ai répondu : « Dites qu'il s'est agi d'un entretien franc et direct. Pour l'instant, nous ne remettons pas en cause ce que nous avons fait, mais nous vous faisons savoir notre préoccupation la plus vive. Vous êtes un éléphant dans un magasin de porcelaine ! »
Ensuite j'ai vu Hans Modrow, le dirigeant de l'Allemagne de l'Est. Toutes les institutions sont dissoutes. Modrow, en fait, est en charge d'un comité de réorganisation. Le 19 décembre, le Congrès extraordinaire élira un nouveau Comité central.
A Kiev, nous apprenons qu'Egon Krenz a démissionné à Berlin de ses fonctions de chef de l'Etat et de chef du Conseil national de Défense. Les choses vont encore plus vite que prévu. François Mitterrand est toujours décidé à se rendre en RFA.
Juste avant la conférence de presse, le Président chuchote à Gorbatchev : Les journalistes vont dire que l'on partage la même opinion.
Visite de la cathédrale Sainte-Sophie. Quelle émotion pour moi d'avoir comme guide, dans ce haut lieu de la chrétienté orthodoxe, le secrétaire général du Parti communiste soviétique ! Point d'orgue d'une journée pathétique.
Jeudi 7 décembre 1989
Malgré la lettre de François Mitterrand à Kohl et les promesses faites par Genscher, le Chancelier allemand ne veut toujours pas fixer de date pour la Conférence intergouvernementale. Il suggère même de repousser son ouverture à une date postérieure aux élections allemandes, fin 1990. Les travaux effectifs de cette conférence ne débuteraient alors qu'en 1991. Inacceptable pour nous !
Les clignotants de l'économie sont dans le rouge. Michel Rocard écrit à François Mitterrand pour s'inquiéter de ce qu'au cours des trois derniers mois connus — juillet, août et septembre — le déficit de notre balance commerciale a atteint un rythme mensuel voisin de 5 milliards de francs, confirmant ainsi l'aggravation régulière observée depuis 1988.
Le revenu réel des ménages aura progressé en 1989 de près de 3 %, à peine moins que le pouvoir d'achat des fonctionnaires, qui sera en hausse de 3,3 %, utilisant toutes les ressources budgétaires dégagées par la croissance alors qu'apparaissent de nouveaux besoins, notamment pour l'insertion sociale et le développement de nos universités.
L'accentuation de telles évolutions, poursuit Rocard, porterait en germe un affaiblissement de notre économie et de notre monnaie. S'il venait à se produire, celui-ci fragiliserait la position de la France au moment même où s'ouvriraient les travaux de la Conférence intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire. Nous aborderions cette étape essentielle de la construction européenne avec un crédit entamé.
Il paraît donc plus que jamais nécessaire au Premier ministre de réaffirmer la priorité de la politique gouvernementale en faveur de l'emploi, car la première injustice est celle du chômage. En accord avec Pierre Bérégovoy, il annonce un programme de régulation de la demande ; autrement dit, des économies budgétaires.
Le Président ne s'y oppose pas. Mais procéder à des économies budgétaires sur un budget qu'on n'a même pas fini de voter, ce n'est pas la marque d'une parfaite gestion des affaires publiques.
Vendredi 8 décembre 1989
Le Conseil européen de Strasbourg commence. Dès l'ouverture, le Président insiste sur la nécessité de hâter la construction européenne. Les grandes priorités du Sommet sont rappelées d'emblée : accélération de l'Union économique et monétaire (fixation d'une date pour la Conférence intergouvernementale qui doit marquer le début de la seconde phase) ; Charte sociale ; Europe et audiovisuel ; environnement ; Europe des citoyens. Il veut fixer la convocation de la Conférence intergouvernementale pour la fin 1990. D'entrée de jeu, il est soutenu, ô surprise, par Helmut Kohl ! Le Royaume-Uni, lui, s'y oppose, jugeant cette convocation prématurée.
Sur l'Europe sociale, le Président rappelle l'effroi qui s'est répandu lorsque, au Sommet européen de juin 1981, nouvel arrivé, il avait parlé d'espace social européen. Seul le représentant danois l'avait alors bien timidement soutenu.
A 11 heures, discussion sur l'application de l'Acte unique après un exposé de Jacques Delors ; discussion sur l'Union économique et monétaire ; Charte sociale et autres questions : libre circulation, drogue, environnement, audiovisuel.
A 17 heures, une panne d'électricité plonge brusquement les Douze dans l'obscurité. Margaret Thatcher s'écrie : On pourrait en profiter pour parler de la Charte sociale ! Rires pincés...
En marge du Sommet, entretien entre François Mitterrand et Margaret Thatcher :
François Mitterrand : A Kiev, Gorbatchev m'a paru très dur, plus dur que je ne l'ai dit aux Allemands tout à l'heure.
Margaret Thatcher : Les Quatre devraient se rencontrer au plus vite. En RDA, les gens réclament de plus en plus la réunification. Si cela se produisait, cela poserait à Gorbatchev un problème impossible à gérer. Il faut empêcher cela par le jeu de la CSCE et des quatre puissances. Les Allemands de l'Est ne font pas assez cas des Quatre. Ils ont oublié que c'est grâce à nous que Berlin est libre. Kohl n'a aucune idée de la sensibilité qui prévaut en Europe par rapport à la réunification. L'Allemagne est divisée parce que ce sont les Allemands qui nous ont imposé la plus terrible des guerres. L'Allemagne devient de jour en jour plus dominante en Europe. Il faut nous voir régulièrement pour faire contrepoids à l'Allemagne. Il faut être sûr qu'elle ne dominera pas, comme le fait le Japon. Douglas Hurd a parlé à Genscher d'une Conférence à Quatre. Il est très pour, s'il s'agit de parler de Berlin. Gorbatchev doit être très inquiet en ce moment. Si les foules allemandes s'attaquent aux bases soviétiques, les conséquences seront terribles.
François Mitterrand : Avec moi, Gorbatchev a été sur l'Allemagne beaucoup plus dur qu'on ne l'a dit. Il m'a raconté sa conversation avec Genscher. Il a parlé d'un diktat allemand. Tout cela ne peut qu'exciter les passions en RDA où vivent des soldats soviétiques et leurs familles. C'était une colère à peine rentrée vis-à-vis de l'Allemagne. Mais Gorbatchev n'a pas plus de moyens que nous ; il ne peut psychologiquement plus faire avancer ses divisions.
Margaret Thatcher : Vous avez raison. Il ne peut plus, à cause de l'évolution récente de la Pologne. [Elle dit cela avec un air de regret.]
François Mitterrand : Les Allemands ont dû faire cette analyse, alors ils continuent d'avancer. Le Parti libéral a critiqué le discours de Kohl, qui est en effet très critiquable. Willy Brandt aussi a exprimé des vues voisines des nôtres. En Allemagne, des forces plus raisonnables se dessinent. Kohl spécule sur le mouvement naturel du peuple allemand, il veut être celui qui l'a encouragé. Y a-t-il beaucoup d'Allemands ayant assez de caractère pour résister à ces pulsions ? Ils n'ont jamais trouvé leurs frontières, ils n'ont pas eu de destin...
Le Premier ministre britannique ouvre alors son sac à main et en sort deux cartes d'Europe un peu froissées, découpées dans un journal britannique. La première représente les frontières de l'Europe à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la seconde celles de l'Europe telles qu'elles ont été fixées en 1945, au lendemain de la chute de Berlin. Elle montre la Silésie, la Poméranie, la Prusse-Orientale. Elle dit : Ils prendront tout ça, et la Tchécoslovaquie.
François Mitterrand : L'accélération de ce mouvement est effectivement très dangereuse.
Margaret Thatcher : Kohl va l'encourager, il va l'enflammer! Il faut placer les Allemands dans un cadre où cela soit vraiment tenu. Ils peuvent refaire de Berlin leur capitale n'importe quand.
François Mitterrand : Oui, et Gorbatchev ne peut plus l'empêcher, pas plus que les États-Unis.
Margaret Thatcher : Les États-Unis ne veulent pas l'empêcher. Il y a un fort lobby pro-allemand en Amérique.
François Mitterrand : L'ambassadeur américain à Bonn, Vernon Walters, parle d'une réunification dans les cinq ans. Nous n'avons pas les moyens de la force face à l'Allemagne. On se trouve dans la situation des dirigeants de la France et de l'Angleterre avant la guerre, qui n'ont réagi devant rien. Il ne faut pas se retrouver dans la situation de Munich !
Margaret Thatcher : Les États-Unis ne feront rien, car ils veulent faire des coupes claires dans leur budget de défense et ils ajusteront leur politique extérieure en fonction de cela. Bush a dit qu'il y a place pour une deuxième réduction significative des forces conventionnelles en Europe, ce qui est important. Il faut étudier son discours de près. Il y a beaucoup d'instabilité en ce moment. Il faut que nous rédigions ici un communiqué très ferme sur les frontières en Europe. Genscher sera de notre côté.
François Mitterrand : J'ai dit à Genscher : « Nous sommes des amis et des alliés ; mais ce qui se passe nous prépare à une nouvelle alliance entre la France, la Grande-Bretagne et l'Union soviétique contre l'Allemagne, exactement comme en 1913. Vous serez 90 millions d'habitants, l'URSS se tournera vers nous, et vous serez encerclés. »
Margaret Thatcher : Gorbatchev ne voudra plus réduire les armements si la RFA devient très forte.
François Mitterrand : Il faut maintenant discuter avec les Allemands et faire respecter les traités.
Margaret Thatcher : Il faut d'abord respecter les frontières. Et puis, quand il y aura eu en Allemagne de l'Est la démocratie pendant quinze ans, on pourra alors parler de réunification.
François Mitterrand : Il faut établir des relations particulières entre la France et la Grande-Bretagne comme en 1913 et en 1938.
Margaret Thatcher : En 1914, nous autres Britanniques aurions pu rester extérieurs à la guerre, s'il n'y avait pas eu un tel accord. Un message de Gorbatchev est en route, les Soviétiques y proposent une réunion à Quatre. C'est bien. Mais l'URSS doit changer. L'URSS est maintenant le seul pays de l'Est où il n'y ait pas encore le multipartisme.
François Mitterrand : Je n'en suis pas si sûr. Le danger serait d'avoir en URSS un régime multipartite, nationaliste et militariste.
Margaret Thatcher : Trop de choses arrivent en même temps ! Ce n'est pas une affaire purement allemande. Si l'Allemagne domine les événements, elle prendra le pouvoir sur l'Europe de l'Est, comme le Japon l'a fait sur le Pacifique, et cela serait inacceptable de notre point de vue. Les autres doivent s'allier pour l'éviter.
Discussion sur la Banque, l'après-midi, à l'occasion de l'examen du paragraphe qui en prévoit la mise à l'étude. Margaret Thatcher et Rudd Lubbers y sont violemment hostiles. Kohl reste neutre. Le Président semble sur le point de céder. Paradoxalement, c'est Margaret Thatcher qui sauve la situation. Elle consent finalement à ce qu'il en soit fait mention dans le communiqué final à condition, dit-elle, que tous les pays du groupe des Vingt-quatre (OCDE) y soient admis comme actionnaires. Donc aussi les États-Unis et le Japon. Ravis, tous opinent. Le Président ne peut qu'acquiescer à son tour.
Je suis catastrophé : c'en est fini de notre rêve d'une institution strictement européenne. Sous tutelle américaine, la Banque européenne ne sera qu'une banque de développement comme les autres. C'est le ministre danois des Affaires étrangères qui trouve son nom : Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Évidemment, nul n'a osé suggérer que l'Union soviétique puisse en faire partie. D'ailleurs, il est évident que chacun pense le projet enterré, puisque aucune procédure de lancement n'est clairement évoquée et parce que, au 1er janvier, la présidence de la Communauté passe à l'Irlande.
Dîner entre chefs de délégation. Sujets évoqués : relations extérieures de la Communauté, AELE, Lomé, Méditerranée.
Margaret Thatcher reproche violemment au Chancelier de vouloir l'unification sans le dire. Kohl reparle du fameux accord de l'OTAN de 1970, façon de reconnaître qu'il veut la réunification. Il approuve la visite de François Mitterrand en RDA. Mais Erich Honecker est parti. Egon Krenz a renouvelé l'invitation, puis s'en est allé à son tour. Et, à son tour, Hans Modrow, a renouvelé l'invitation...
Au cours du dîner, les Onze tentent d'amener Kohl à accepter que, dans la déclaration finale, soit clairement affirmé le principe de l'intangibilité des frontières issues de la Seconde Guerre mondiale. Il s'y refuse et accepte seulement que le communiqué fasse référence aux conclusions de la Conférence d'Helsinki. Margaret Thatcher revient à la charge et suggère qu'on ajoute dans le communiqué une phrase sur le respect des frontières actuelles. Helmut Kohl : Nein, nein ! Margaret Thatcher, avec un sourire féroce : C'était un test. Il est concluant...
Helmut Kohl se rallie au processus d'Union économique et monétaire, tandis que les Douze acceptent que le peuple allemand retrouve son unité à condition que son autodétermination s'inscrive dans la perspective de l'intégration communautaire.
Le Président me dit après ce dîner : Kohl ne parle jamais de la réunification de la RFA avec la RDA, ce qui serait clair. Il utilise systématiquement la formule « unité du peuple allemand ». Qu'est-ce que ça veut dire, l'unité du peuple allemand ? Kohl y inclut-il les Allemands qui vivent en Silésie polonaise ou dans les Sudètes tchèques ? Chaque fois qu'on lui demande de préciser sa pensée, il reste dans le flou. Il doit évidemment faire face à la surenchère électorale de l'extrême droite allemande, qui en est à revendiquer les territoires du Grand Reich. Mais, en laissant subsister le doute, il joue un jeu dangereux. Cette formulation est une question primordiale pour l'avenir de l'Europe. Il ne faut pas oublier comment l'Europe a explosé en 1937.
Samedi 9 décembre 1989
Petit déjeuner entre Helmut Kohl et François Mitterrand. Le ton du Président est plus nuancé qu'avec Margaret Thatcher.
François Mitterrand : Tout se passe comme si Gorbatchev avait accepté toute la suite de l'évolution prévisible des événements touchant l'Allemagne, mais il faut savoir qu'il reste très ferme sur les frontières. Comment réagira-t-il à une évolution rapide en RDA ? Comment coexisteront les deux Allemagnes réunifiées dans deux systèmes d'alliance ? Ce sont des questions qui l'inquiètent beaucoup.
Le Pacte de Varsovie doit-il survivre ? Gorbatchev est inquiet des conséquences militaires de la réunification, pas de ses conséquences politiques. Le maintien du Pacte de Varsovie est son dernier rempart. Il accepte tout le reste. Mais que veut dire un pacte s'il est inutilisable en cas de guerre ? Le Pacte de Varsovie repose sur la seule Union soviétique ; c'est une fiction.
Helmut Kohl : Le problème de Gorbatchev est de préparer l'URSS à l'an 2000. Si la croissance économique s'améliore en URSS, cela lui donnera une chance de coopération plus étroite avec nous. Gorbatchev doit cesser d'avoir peur d'un envahisseur venant de l'Ouest. En RDA, la situation est très instable, il faut attendre. Modrow m'a fait dire cette nuit qu'il souhaite que je parle à la RDA dans les jours à venir et que j'annonce une évolution paisible vers la réunification.
François Mitterrand : Nous vivons des moments révolutionnaires. C'est plus fort que l'accession de Lénine au pouvoir. L'URSS n'échappera pas au multipartisme.
Helmut Kohl : C'est une situation critique, il faut la calmer. Il faut stabiliser le système économique. La RDA veut copier ce qui a été fait en Hongrie. C'est bien. En Pologne, les choses sont plus difficiles. Des entreprises allemandes sont déjà en Pologne ; c'est le chaos, là-bas. Il n'y a pas de professionnels. Jaruzelski m'a dit : « Je suis le Polonais le moins populaire. Le plus populaire, c'est le pape, puis Mazowiecki. » Il faut faire quelque chose pour eux dès cet hiver.
Le Sommet reprend. Les communiqués sont adoptés. Ils ont été revus durant la nuit par Genscher et Dumas, avec Teltschik et moi. Les résultats sont excellents.
Lancement de l'Union économique et monétaire. On fixe la date. La première étape commencera le 1er juillet 1990. La Conférence intergouvernementale en vue d'élaborer les étapes 2 et 3 sera convoquée avant la fin de 1990, c'est-à-dire, comme le voulait le Chancelier après les élections en RFA.
Pour ce qui est de l'Europe sociale, la Charte des droits sociaux fondamentaux est adoptée à Onze (le Royaume-Uni s'y opposant). Un programme d'action proposé par le Conseil des ministres est également adopté.
Deux autres décisions sont prises et inscrites dans les conclusions :
- libre circulation des personnes : adoption avant la fin de 1990 des conventions sur le droit d'asile et sur les visas ;
- lutte contre le trafic de drogue : création d'un groupe de coordination.
Sur l'assistance aux pays de l'Est, plusieurs mesures sont décidées, parmi lesquelles une aide financière à la Pologne et à la Hongrie et la mise à l'étude de la création de la BERD. On annonce aussi, parallèlement, la création d'une institution pour la formation des cadres de l'Europe de l'Est.
Dimanche 10 décembre 1989
En Tchécoslovaquie, démission de Gustav Husak. Un gouvernement d'« entente nationale » (dix ministres communistes sur vingt et un) est formé. Il promet l'organisation d'élections libres dans les six mois et l'instauration de l'économie de marché.
En direct de l'Élysée, François Mitterrand accorde une interview à quatre journalistes d'Antenne 2 et d'Europe 1. Il dresse le bilan du Sommet de Strasbourg. Mais l'actualité à l'Est et les problèmes de l'immigration occupent l'essentiel de l'interview. C'est alors que, pour la première fois, j'entends le Président recourir au concept de seuil de tolérance à propos de la présence des étrangers sur notre sol. L'expression figure parmi les arguments favoris de l'extrême droite. C'est une des très rares fois, en l'espace de quinze ans, où je vois François Mitterrand ne pas maîtriser son expression.
Lundi 11 décembre 1989
A la demande des Soviétiques, les ambassadeurs des quatre puissances occupantes (France, Royaume-Uni, URSS, États-Unis) se réunissent à Berlin pour la première fois depuis dix-huit ans afin de rappeler au Chancelier que les Alliés ont encore leur mot à dire sur le statut de cette ville. L'ambassadeur soviétique tente — mais les autres ne le suivent pas — de lancer la discussion sur l'avenir de l'Allemagne en insistant sur le fait que l'URSS ne laissera pas porter atteinte à l'intégrité de la RDA, son allié stratégique. Il propose l'établissement de contacts réguliers entre les ambassadeurs et la création de groupes de travail. Étrange, ce revirement, alors que, depuis 1971, Moscou a cherché par tous les moyens à présenter la RDA comme le seul interlocuteur des Alliés à Berlin !
Avec Jean-Claude Trichet et Élisabeth Guigou, je fais en sorte d'obliger les Douze à tenir malgré eux leurs engagements très flous sur la Banque. Je propose au Président de convoquer à Paris, à la mi-janvier, une conférence destinée à préparer le traité qui lui donnera vie. Sans en prévenir personne et sans demander l'accord de personne, le Président accepte d'envoyer une lettre à ses trente-cinq partenaires de l'OCDE et de l'Est, qui reprend mot pour mot les termes du communiqué de Strasbourg. Il faut faire vite. Notre seule légitimité pour agir est la présidence française, qui s'achève dans trois semaines.
Mardi 12 décembre 1989
Au petit déjeuner des « éléphants » du PS, Pierre Joxe, ravi des déclarations du Président, dimanche, à la télévision, rappelle que, dans un passé récent, il a pris des positions fermes sur les problèmes d'immigration : Tout le monde, ou presque, m'avait engueulé, et l'on s'aperçoit maintenant que je n'avais pas tellement tort.
Jean Poperen commente : Eh oui ! Le droit à la différence est tombé, et personne ne l'a ramassé !
Le secrétaire d'État américain, James Baker, prononce à Berlin un discours dans lequel il rappelle les grands principes de la position américaine sur l'Allemagne : l'autodétermination allemande doit être mise en œuvre sans préjudice des conséquences ; elle doit avoir lieu dans le contexte de l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN et à la CEE, ainsi que dans le cadre des droits et responsabilités des Alliés ; cette évolution doit être pacifique et progressive ; les principes de l'Acte final d'Helsinki doivent être respectés. Il envisage une nouvelle architecture pour l'Europe et un nouvel atlantisme. Il propose un renforcement des liens entre les Etats-Unis et la CEE, qu'il encourage dans sa réussite.
A Moscou, Mikhaïl Gorbatchev obtient que le Congrès des députés refuse d'ouvrir le débat sur l'abolition du rôle dirigeant du Parti communiste.
Le Président confirme qu'il se rendra en RDA la semaine prochaine : Ceux qui m'accusent de jouer contre la réunification en me rendant en RDA sont des imbéciles. La réunification n'est pas à l'ordre du jour. Kohl ne m'a pas demandé de ne pas y aller. Et il suffit qu'on veuille m'interdire quelque chose pour que j'aie très envie de le faire.
Mercredi 13 décembre 1989
La RDA vient s'interposer dans les négociations européennes. Un secrétaire d'État allemand aux Affaires étrangères téléphone directement à Michel Rocard pour indiquer que la RFA ne peut plus signer les accords de Schengen : ils ne font pas une place suffisante à la RDA, dit-il.
Au Conseil des ministres, à propos du GATT, le Premier ministre parle de la simultanéité des programmes de désubventionnement interne. Chacun se regarde, interloqué, au bord du fou rire.
Puis le Président intervient sur Strasbourg : Nous avons été les seuls, avec l'Italie, à insister pour que la Yougoslavie figurât dans les textes du Conseil européen.
Les Allemands ont compris qu'ils ne peuvent à la fois montrer un empressement excessif, tout au moins aux yeux de certains, à l'égard de l'Est, et freiner du côté de l'Ouest. Ce qui fait notre force, c'est que nous avons des cartes complémentaires. Notre relation avec la RFA est bonne. Mais elle est bonne aussi avec l'URSS. La Grande-Bretagne reconsidère un peu sa position.
Dans les petits pays — Belgique, Pays-Bas, Danemark —, la réunification allemande suscite plus de craintes que chez nous. Depuis que le Mur est tombé, les responsables y regardent à deux fois avant de renouveler les grandes déclarations généreuses que l'on faisait par routine. Le Président rend hommage à un texte récent du SPD sur la réunification : On y discerne l'influence de M. Brandt, très remarquable sur ces questions, comme il l'est depuis longtemps.
Roland Dumas évoque à son tour le Conseil européen dont il dit : L'Histoire retiendra peut-être qu'il a dessiné les contours futurs d'une nouvelle Europe.
François Mitterrand ajoute : A l'issue du Conseil européen, il n'y a eu que peu de polémiques en France. Si l'on a soutenu que la Charte sociale européenne n'avait que la valeur d'une déclaration de principes, ilfaut souligner, d'une part, qu'elle servira de fondement à de nombreuses directives, et, d'autre part, que son adoption n'avait pas pour but de faire accomplir à la France des progrès dans le domaine social, dès lors que notre législation en ce domaine est en avance sur celle de nos partenaires. Si l'on a également souligné que la date de la convocation de la conférence intergouvernementale était fixée après les élections législatives en RFA, il faut bien voir qu'il n'était pas concevable que cette date pût être antérieure au 1er juillet 1990, compte tenu de ce qui avait été décidé au Conseil européen de Madrid. Dès lors que cette conférence ne pouvait être convoquée qu'au cours du second semestre 1990, il était nécessaire de tenir compte de la date des élections en RFA. Sinon, il n'y aurait pas eu d'accord à Strasbourg. Enfin, la perspective de l'Union économique et monétaire conforte notre position : alors qu'aujourd'hui nous nous heurtons à l'hégémonie du Deutsche Mark, demain nous pèserons de tout notre poids dans les décisions monétaires.
Une crise gouvernementale a failli éclater à propos du travail précaire. Jean-Pierre Soisson avait préparé un projet de loi. Le groupe socialiste a présenté une proposition de loi plus dure. Des négociations sont en cours entre le patronat et les syndicats. Le gouvernement a jugé qu'il convenait d'attendre l'issue de ces négociations. Le groupe et le parti, furieux, veulent maintenir leur proposition de loi, accusant le gouvernement de ne pas être assez social (Fabius, Mauroy, Mermaz). Jean-Pierre Soisson a menacé de remettre sa démission.
François Mitterrand : Enfantillages ! Je vous avais dit qu'il était mauvais.
Jeudi 14 décembre 1989
Il y a actuellement deux tendances contradictoires aux États-Unis sur le COCOM, cette institution informelle occidentale qui contrôle les exportations de technologies « sensibles » : l'une, émanant des milieux commerciaux, prône un allégement des contrôles existants ; l'autre, soutenue essentiellement par le Pentagone, recommande, malgré les changements en cours dans les pays d'Europe de l'Est, de ne pas baisser la garde. Il faut aller vers la définition d'un « noyau dur » des technologies véritablement critiques, assortie de méthodes plus contraignantes d'actualisation des listes. On peut aussi envisager un « traitement privilégié » pour la Hongrie et la Pologne. Le cas de l'URSS suscitera sans doute davantage de réserves de la part de nos partenaires. Une véritable actualisation des listes n'est possible que si des orientations politiques sont données au plus haut niveau aux experts.
Décès d'Andreï Sakharov. Il n'aura fait qu'entrevoir le monde dont il rêvait, et qu'il a aidé à naître par son rêve.
Vendredi 15 décembre 1989
Les seize pays de l'OTAN déposent aujourd'hui, à Vienne, un texte résumant leurs propositions sur le désarmement conventionnel. Ils espèrent que cette négociation aboutira avant la fin de l'an prochain. Il subsiste de nombreux problèmes sur les avions, les hélicoptères, les forces stationnées, la vérification. A Malte, Bush et Gorbatchev ont parlé de réductions supplémentaires à opérer dans le domaine des armes conventionnelles après le futur accord de Vienne. Ils n'ont pas publiquement fait état de ce qu'ils ont pu se dire sur le futur retrait — indépendamment même de l'accord de Vienne — de leurs troupes respectives en Europe. Mais, parallèles ou non, des retraits ont lieu. Hier, à l'ONU, pour la première fois, un vice-ministre soviétique a envisagé un retrait soviétique complet, sans le lier formellement au retrait simultané des forces de l'OTAN.
Gorbatchev pense qu'un désarmement naval devrait être entrepris après l'accord de Vienne. Bush s'y refuse.
Gorbatchev semble avoir donné à Malte son accord à George Bush sur un Sommet permettant de conclure à vingt-trois en matière de désarmement conventionnel.
Bush a proposé l'arrêt de la production d'armes chimiques à partir de l'entrée en vigueur de la future convention si l'URSS se rallie à la formule américaine du maintien, après la huitième année d'application de celle-ci, d'un stock résiduel équivalant à 2 % des stocks actuels, et ce jusqu'à l'adhésion de tous les États « chimiquement capables ». Les Soviétiques n'ont pas donné leur accord.
Dissolution par la nouvelle direction du Parti communiste tchécoslovaque de toutes les organisations du Parti au sein de l'État. L'État cesse de se confondre avec le Parti. Il ne reste plus rien de l'essentiel du système politique communiste.
Samedi 16 décembre 1989
François Mitterrand rencontre George Bush en terre française, sur la plage de Saint-Martin où j'ai organisé une réunion de sherpas en avril dernier.
François Mitterrand : En Europe, on assiste à la plus grande révolution depuis le XVIIIe siècle. Il se passe tous les jours des choses différentes. Strasbourg s'est bien passé. Nous avons un programme précis : un marché unique dans trois ans. Mais trois ans, c'est court. Il y aura aussi la BERD, et l'Institut de formation. Gorbatchev les a acceptés.
Pour ce qui est de la RDA, on est devant deux réflexes contradictoires. La réunification serait normale, mais il y a un problème avec l'URSS. Plus que la France, certains pays (Belgique, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Danemark) s'inquiètent de la masse énorme que va représenter l'Allemagne au centre de l'Europe. Il faut donc réaliser en même temps plusieurs objectifs : l'évolution des deux Allemagnes, celle de l'Europe et celle de l'Alliance. Nous avons connu deux invasions en ce siècle. La France est née d'une invasion allemande il y a quinze siècles. Puis il y eut l'Empire romain-germanique. Nous n'avons pas de complexe d'infériorité. Mais nous ne voulons pas de déséquilibres en Europe qui créeraient des tensions avec l'URSS et mettraient en péril Gorbatchev. On aurait alors un dictateur qui ne serait plus communiste, mais serait très agressif. La RFA doit être très claire sur le problème des frontières. Voilà: c'est avec de telles contradictions qu'on fait l'Histoire.
George Bush : A court terme, je suis très inquiet d'une évolution des choses en RDA, qui accélérerait les événements, entraînerait l'usage de la force et ferait pression sur Gorbatchev. Il ne faut pas pousser des forces obscures à commettre des choses stupides.
A long terme, tout se joue sur la Pologne, et il faut que nous soyons très cohérents.
François Mitterrand : Les problèmes les plus urgents sont ceux de la RDA et de la Tchécoslovaquie. Il peut s'y passer n'importe quoi. Le gouvernement allemand presse trop. Il crée trop d'attente en RDA. La RDA n'est pas prête à la réunification. L'URSS et la Pologne sont en première ligne, car il y a des provinces allemandes en URSS et en Pologne. Que leur arrivera-t-il ?
George Bush : On me dit que 80 % de germanophones habitent ces régions.
François Mitterrand: Moins. Il y a un million d'Allemands en Union soviétique et en Pologne. Heureusement, il y a des partisans de la sagesse en RFA: Weizsäcker, Brandt, Genscher. Kohl mélange ses problèmes de politique intérieure et ces questions-là. Il pousse trop loin.
George Bush : Vous avez raison. Il s'est un peu calmé. Pensez-vous que nous, Américains, sommes apparus trop favorables à la réunification avec la déclaration de Walters donnant le sentiment de pousser en ce sens ?
François Mitterrand : Oui. C'est trop, car votre ambassadeur a donné un calendrier, [Il a parlé de cinq ans] ce que même Kohl n'a pas osé faire. Walters ne s'est peut-être pas trompé, mais, en le disant, il accélère le processus.
George Bush : Oui, il a eu tort. J'en suis désolé. J'ai indiqué que la position officielle américaine n'était pas celle-là. Nous ne sommes pas contre la réunification, mais nous restons très prudents.
François Mitterrand: Cela pourrait détériorer les relations Est/Ouest. Cela a donné le sentiment que vous étiez encore plus pressés que Kohl !
George Bush : Que vous a dit Gorbatchev à ce sujet ? Il m'a semblé très préoccupé.
François Mitterrand: Il est très ferme. Il ne peut accepter cette réunification. Il ajoute : « Si on touche aux frontières, je ne serai plus écouté. » Il veut qu'on l'aide à modérer le mouvement. Gorbatchev est hostile à la réunification. Pas moi. Mais je suis d'accord avec lui pour dire qu'il faut être plus lent.
Violences à Timisoara, en Roumanie, consécutives à la déportation du pasteur Laszlo Tokes, défenseur de la minorité hongroise.
En seconde lecture, le Sénat rejette à nouveau l'amnistie et adopte le reste du projet de loi sur le financement de la vie politique. Jusqu'au bout, le processus aura donc été catastrophique !
Dimanche 17 décembre 1989
Présentation du plan de stabilisation de l'économie polonaise, au coût social très élevé.
Des dizaines de milliers de Moscovites défilent devant la dépouille de Sakharov.
Mardi 19 décembre 1989
Helmut Kohl est à Dresde pour sa première visite officielle en RDA. Signature d'accords économiques et culturels.
Willy Brandt est aussi en RDA, à Magdebourg.
Pierre Bérégovoy répond à François Mitterrand qui lui a demandé de lui faire des propositions sur la réforme des rémunérations dans la fonction publique.
Cette réforme, dit le ministre, doit porter sur la structure même des rémunérations ; elle devrait s'assigner deux objectifs : chercher le déblocage des situations les plus contestées (absence de perspective de carrière pour les agents parvenus au sommet de leur grade, par exemple) ; donner au système de rémunération une réelle souplesse permettant que celle-ci s'adapte à l'évolution des qualifications requises des agents publics, aux situations spécifiques propres à certains ministères et aux besoins de modernisation de l'administration. Mais on ne peut faire plus. On ne peut augmenter les salaires des fonctionnaires.
Le choix de l'Union monétaire, explique-t-il, nous impose une politique économique fondée sur le maintien de la stabilité monétaire interne (désinflation) et externe (franc solide). Si nous relâchons notre effort en ce domaine, les Allemands affirmeront dans un an que les conditions de stabilité monétaire en Europe ne sont pas réunies, et la conférence intergouvernementale en supportera les conséquences.
Pierre Bérégovoy rappelle que la construction de l'Europe monétaire implique la poursuite de la baisse du déficit budgétaire. Or, les dépenses correspondant à la rémunération des fonctionnaires et aux pensions qui leur sont liées représentent actuellement 500 à 600 milliards de francs, soit près de la moitié du budget de l'État. Une croissance trop rapide de ces dépenses, au-delà des 20 milliards de mesures nouvelles déjà décidées pour la période 1989-1993, compromettrait la réduction du déficit budgétaire, sauf à augmenter sensiblement les impôts. Tout effort supplémentaire devrait donc être gagé par des économies sur le fonctionnement de l'État.