1989
Dimanche 1er janvier 1989
Grande première à l'Est : une allocation-chômage est instituée en Hongrie. Voici que l'économie de marché pointe le bout de son nez ! Il n'y a pas que de bons côtés au retour au réel...
Un communiqué du ministère de l'Intérieur indique que certaines dispositions de la circulaire d'application de la loi Pasqua vont être abrogées afin d'en corriger les effets injustes vis-à-vis des étrangers ayant vocation à séjourner et à s'intégrer en France. Pas question de tout annuler : nous ne sommes plus en 1981...
Lundi 2 janvier 1989
Il faut commencer à penser sérieusement à ce qu'on peut espérer du prochain Sommet des Sept à Paris. D'abord, mon souhait le plus cher : en faire un Sommet Nord/Sud le 14 Juillet et régler le problème de la dette.
Mardi 3 janvier 1989
Cérémonies des vœux à l'Élysée : la routine.
Dans La Tribune de l'Expansion, Jean Farge, patron de la COB, laisse entendre qu'il y a eu délit d'initiés dans l'affaire Pechiney. Je ne parviens pas encore à y croire. Qui ? Comment le savoir ?
Mercredi 4 janvier 1989
Deux Mig 23 libyens sont abattus par deux F 14 américains au large des côtes libyennes.
Début de la présidence communautaire espagnole. Elle souhaite accorder la priorité à la fiscalité sur l'épargne, en contrepartie de la libre circulation des capitaux. Nous en sommes bien d'accord, mais le Chancelier, lui, n'a pas l'air décidé à tenir sa promesse.
Conseil des ministres. A propos de la libération des deux petites filles Valente, Roland Dumas : La coordination a été parfaite entre le Quai et l'Intérieur. Il n'y a pas eu de marchandages, pas de négociations avec les ravisseurs, seulement une discussion d'État à État avec la Libye. Et lorsque des intermédiaires sont venus se surajouter, la Libye a marqué une volonté évidente de nous aider en les mettant hors circuit.
Pierre Joxe : C'est criminel — et je pèse mes mots —, de la part des responsables de l'opposition, d'avoir tenté de s'emparer de cette affaire pour un bénéfice d'ailleurs incertain. Cela a failli tout faire échouer et cela nous a empêchés de faire retourner les petites filles directement chez leur père, sans médiatisation, comme nous le voulions.
Jean-Louis Bianco informe François Mitterrand que, selon certaines sources, Roger-Patrice Pelat aurait acheté et vendu des actions de la société Triangle. Le Président trouve surprenant que Pelat se soit mêlé de cette affaire. Il fait preuve d'un grand calme et d'un sang-froid total. Lui-même a la conscience tout à fait tranquille, n'a aucun doute sur ses proches et pense que la vérité finira par éclater. Non seulement il le pense, mais il le souhaite.
Jeudi 5 janvier 1989
Promenade dans Paris avec le Président. A propos de l'affaire Pechiney, qui revêt une ampleur telle que Pierre Bérégovoy a dû intervenir longuement à ce propos, aujourd'hui même, au Forum de l'Expansion, le Président est pris d'une colère froide : Je peux tout pardonner, les erreurs, les fautes, mais pas l'affairisme. On dit que certains [suspects] sont proches de moi. C'est vrai. Mais, s'ils ont commis une faute, ils doivent être punis, et je le souhaite d'autant plus que, dans ce cas, ils m'auront trompé.
Il semble encore plus étonné que réprobateur. Comme incapable de croire que la chose ait été possible, d'imaginer que des proches aient pu jouer à cela.
Lionel Jospin, ministre de l'Éducation, adresse à Michel Rocard une lettre très dure : il réclame davantage de moyens et transmet copie à François Mitterrand.
Dans Le Monde de l'éducation, le Premier ministre expose ses conceptions en matière scolaire : effort budgétaire, revalorisation, rénovation, mais aussi création de nouveaux corps d'enseignants et introduction d'un avancement « au mérite ». Le SNES hurle à la provocation.
Michel Rocard me dit : Je fais tout ça pour appuyer Jospin, mais son projet est flou et va nous retomber sur la tête.
Le Président est décidé : suite à la proposition de Roland Dumas, il confère le rang de « Délégation générale » à la représentation palestinienne en France. Cela ne lui donne pas encore le statut diplomatique, mais on s'achemine vers une reconnaissance complète.
Vendredi 6 janvier 1989
Échec des négociations entre Moscou et la résistance afghane. Le retrait soviétique se poursuit néanmoins.
Lors des vœux à la presse, Michel Rocard : Lionel Jospin est au pilotage avec détermination et décision...
Samedi 7 janvier 1989
Décès de l'empereur Hirohito ; son fils Akihito lui succède. Passage de l'ère Showa à l'ère Heisei. Le Président sait qu'il devra se rendre aux obsèques.
Comme décidé avec les Américains, ouverture à Paris de la Conférence internationale sur l'interdiction des armes chimiques. L'ambition est de réussir à en interdire la production et le stockage.
Dimanche 8 janvier 1989
La France accorde un crédit de 7 milliards à l'Algérie (dans le cadre de la négociation sur le gaz).
Au Club de la Presse d'Europe 1, Raymond Barre dénonce l'affairisme politique à propos de l'affaire Pechiney.
Pierre Bérégovoy, lui, continue, contre toute vraisemblance, à dénoncer un complot politique.
François Mitterrand : Il ne faut pas parler de complot politique dans une affaire purement criminelle. C'est une faute.
Lundi 9 janvier 1989
Vu le ministre des Affaires étrangères du Bangladesh. Là-bas, l'idée des barrages a fait lever beaucoup d'espoirs. Désormais, nous sommes condamnés à réussir.
Si l'on n'y prend garde, le scandale de l'Opéra de Paris va atteindre des proportions considérables. Pour l'heure, Jack Lang refuse de prendre en main la programmation et ne se préoccupe que de rogner sur le salaire de Daniel Barenboïm. Si on laisse la programmation en l'état, il y aura en 1993 moins de représentations à la Bastille qu'à Garnier aujourd'hui, soit 150 spectacles, alors que la salle est prévue pour accueillir au moins 250 soirées par an. Résultat : on jouera moins et on dépensera plus qu'à Garnier ! Le Monde parle déjà, à juste titre, d'abus de confiance à l'égard de la nation. En édifiant le nouvel Opéra, nous voulions créer une institution neuve, rompant avec les héritages antérieurs. Raté, totalement raté ! Nul n'a osé affronter les syndicats au moment où c'était encore possible. Et on nous a pris pour des parvenus prêts à tout payer pour être admis par les artistes.
Mardi 10 janvier 1989
Jack Lang me dit : Je me permets d'insister auprès de toi pour que tu acceptes d'organiser un déjeuner ou un dîner avec Jean-Michel Jarre. Est-ce pour lui annoncer au dessert qu'il n'est plus question qu'il anime la soirée du 14 Juillet ? Mission difficile, mais il faut le faire. D'autant plus que Jarre n'a aucunement démérité ni intrigué.
Mercredi 11 janvier 1989
Au Conseil des ministres, le Président se montre à nouveau inflexible sur l'usage de la langue française : il a fait retirer de l'ordre du jour une convention internationale dont l'original a été négocié et signé en anglais.
La France se trouve en position de plus en plus difficile : le français va-t-il disparaître des arènes internationales ? Y peut-on encore quelque chose ?
En Hongrie, le Parlement adopte deux lois sur les libertés d'association et de rassemblement.
Washington et Tripoli estiment que l' « incident » du 4 janvier doit rester sans suite.
Concernant la Grande Bibliothèque, quatre choses à faire avant fin janvier, si l'on ne veut pas que les travaux prennent un retard qui deviendra vite immaîtrisable :
1 Transformer le rapport Cahart-Melot en document de base pour lancer la consultation d'architectes. Pour cela, un certain nombre de décisions urgentes doivent être prises, la principale étant le choix de la date de début des collections de la nouvelle Bibliothèque, dite date de la « césure » : 1945 s'impose à mon avis. Le Président accepte.
2 Confirmer le choix du terrain : Vincennes ou Tolbiac ? Pour moi, il n'y a aucune hésitation : c'est Tolbiac. Le Président confirme.
3 Fixer la liste des architectes à consulter et constituer le jury. Le Président a son idée.
4 Constituer l'équipe de Dominique Jamet, encore désespérément inexistante : choix d'un directeur général, d'un responsable de l'informatique et de bien d'autres encore.
Jeudi 12 janvier 1989
Déjeuner avec Horst Teltschik, qui me dit : Bien des choses commencent à bouger à l'Est. Il faut que nous agissions de conserve : les Polonais ne veulent pas de nous ; les Allemands de l'Est sont des Prussiens qui nous méprisent...
Rattachement de l'administration du Haut-Karabakh à Moscou ; le statut de région autonome de l'Azerbaïdjan n'est pas modifié.
Note de Gilles Ménage sur l'affaire Pechiney. Rien de bien nouveau : il se contente de synthétiser les informations parues dans la presse. Mais il s'inquiète : Roger-Patrice Pelât est de plus en plus nettement considéré comme l'initiateur.
François Mitterrand, lui, reste de glace.
Vendredi 13 janvier 1989
Note des RG sur l'affaire Pechiney. Rien d'inédit.
Kinshasa suspend le remboursement de ses créances belges et dénonce le traité de coopération belgo-zaïrois.
Dans L'Express, Roger Fauroux — histoire de détendre l'atmosphère ? — affirme que la récente tentative de prise de contrôle de la Société Générale par Georges Pebereau est d'une tout autre gravité encore que le scandale Pechiney ! Selon lui, les plus-values y auraient été beaucoup plus importantes ; surtout, la Caisse des Dépôts y aurait joué un rôle tout à fait incompatible avec sa mission. Il est vrai qu'on parle de 500 millions de bénéfices pour Georges Pebereau et ses alliés, alors que les sommes avancées pour l'ensemble des « initiés » de l'affaire Pechiney seraient plus de dix fois inférieures.
Pierre Bérégovoy est fou de rage : Comment ose-t-il ? Il est dans le gouvernement ! Si Rocard ne le désavoue pas, je démissionne ! C'est un lâche ! Il ne vaut pas mieux que Peyrelevade ! Il a une explication orageuse avec Fauroux. Matignon publie un communiqué renouvelant la confiance du Premier ministre à Pierre Bérégovoy et invitant la COB à faire une totale clarté sur l'affaire.
Samedi 14 janvier 1989
La Cour d'assises (composée de magistrats professionnels) de Paris condamne à la réclusion criminelle à perpétuité les quatre dirigeants d'Action directe coupables du meurtre de Georges Besse, PDG de Renault, le 17 novembre 1986.
Accord entre Gaz de France et la Sonatrach sur le gaz algérien.
Dimanche 15 janvier 1989
En Tchécoslovaquie, importantes manifestations à la mémoire de Jan Palach, brutalement réprimées par la police. Arrestation de Vaclav Havel. François Mitterrand écrira à son homologue tchèque pour protester et réclamer la libération de Havel.
Lundi 16 janvier 1989
François Mitterrand : Jospin fait des bêtises. Il a un boulevard pour négocier des réformes, et voilà qu'il ne propose que des négociations salariales. L'Éducation n'a pas besoin d'argent. En tout cas, pas sans contrepartie.
Le Président commente mais n'intervient pas. J'ignore même s'il fait part de ses remarques à Lionel Jospin. En tout cas, je suis certain qu'il n'en dit mot à Michel Rocard.
Mardi 17 janvier 1989
Clôture de la troisième Conférence-bilan sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), réunie depuis novembre 1986 à Vienne, en présence des ministres des Affaires étrangères des trente-cinq pays signataires (en 1975) de l'Acte final d'Helsinki. Seule la Roumanie ne prend aucun engagement de respecter le document final de la CSCE adopté par consensus et prévoyant de garantir à tous le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En annexe, le document donne mandat aux seize pays de l'OTAN et aux sept pays membres du Pacte de Varsovie pour entamer en mars, à Vienne, des négociations sur la stabilité conventionnelle (NSC), destinées à rechercher un équilibre des forces classiques en Europe à niveau réduit.
La loi instituant le Conseil supérieur de l'audiovisuel est déclarée conforme par le Conseil constitutionnel.
Élisabeth Guigou rencontre les collaborateurs de Margaret Thatcher, très inquiets. Ils sont en porte à faux sur les trois principaux thèmes des présidences espagnole, puis française : l'harmonisation de la fiscalité, l'union monétaire, l'Europe sociale. L'année 1989 risque de mal se passer pour eux.
Au Conseil des ministres, le Président se réjouit du succès de la conférence internationale sur l'interdiction des armes chimiques. Il félicite le ministre des Affaires étrangères : Cela contribue à donner de la France le visage qui convient. Pierre Morel et Roland Dumas sont les deux vrais responsables de ce succès.
Lionel Jospin présente ses propositions pour l'avenir de l'Éducation nationale : projet de loi d'orientation sur l'enseignement et plan de revalorisation de la fonction enseignante. Il commence par un exposé très long et pédagogique, en insistant particulièrement sur les indices de la fonction publique. De nombreuses interventions s'ensuivent :
Le Premier ministre rend hommage à l'énorme travail accompli par le ministre de l'Éducation nationale pour qui il éprouve de l'amitié et même un peu d'admiration. C'est un grand moment pour le gouvernement et ce sera peut-être un grand moment pour l'histoire de la France.
Le Président ne s'exprime pas. (J'explique son silence par le fait qu'il pense — il me l'a d'ailleurs dit — que la méthode Jospin n'est pas la bonne : Il aurait dû expliquer son programme sur le terrain au lieu d'engager immédiatement des négociations salariales.)
Pierre Bérégovoy et Michel Charasse, en chœur: C'est très bien tout ça, mais comment va-t-on payer ?
Puis Pierre Joxe regrette que Jean-Michel Baylet, son secrétaire d'État aux Collectivités locales, n'ait pas été invité aux réunions interministérielles. Comme souvent, il a l'art de tout ramener à des problèmes de protocole ou de territoires de compétences.
Le Premier ministre déclare que le discours du gouvernement sur le système éducatif doit être cohérent. Il faut éviter de heurter de front les enseignants en laissant entendre qu'ils devraient travailler davantage.
Seize interventions... Il est 12 h 40 quand le Président, qui, jusqu'alors, n'a pas soufflé mot, dit : Je pense que M. le ministre de l'Intérieur réservera pour le prochain Conseil des ministres sa communication sur les pompiers volontaires.
Nouvelles attaques dans la presse à propos de la Société Générale. François Mitterrand : Maintenant, ça suffit ! Il faut chasser les banquiers nommés par le RPR et casser les noyaux durs de Balladur ! Ces gens-là veulent paraître des saints. Ils souhaitent nous détruire. La nationalisation des banques n'a servi à rien. Au moins, qu'elle ne se retourne pas contre nous !
Mercredi 18 janvier 1989
Voyage officiel en Bulgarie. C'est la première visite d'un chef d'État français à Sofia. Ici, pas un soldat soviétique. Ce n'est pas nécessaire : la soumission est acquise. En vingt ans, la France est passée du deuxième au... dix-septième rang des partenaires commerciaux de la Bulgarie.
François Mitterrand rencontre les représentants de l'opposition à Todor Jivkov, lesquels, contre leur Président, soutiennent Gorbatchev ! Étrange situation où l'on voit le dirigeant de la puissance dominante soviétique devenir l'espoir des « dissidents » !
Le Parlement européen vote le transfert partiel de ses activités à Bruxelles. Edith Cresson prend cela pour une défaite personnelle.
Jeudi 19 janvier 1989
Vu Barbara, magnifique et timide. Elle souhaite agir contre le sida. Que peut-elle ? Mobiliser les médias et les publicitaires pour collecter de l'argent et contribuer à infléchir les comportements.
Pierre Bérégovoy se rend à Matignon pour reparler à Michel Rocard de la controverse qui l'oppose à Roger Fauroux. Le ministre des Finances m'avise auparavant par téléphone : Si on ne me fait pas confiance, je partirai... De son côté, Roger Fauroux m'appelle et évoque également sa démission. Le Président est fort ennuyé, mais demande qu'on appuie Pierre Bérégovoy. Du coup, Michel Rocard et François Mitterrand font à nouveau savoir publiquement qu'ils ont pleine et entière confiance en lui. Ni Fauroux ni Bérégovoy ne démissionnent.
En Pologne, le général Jaruzelski propose la légalisation de Solidarité.
Vendredi 20 janvier 1989
Au retour des cérémonies fêtant le 75e anniversaire de Willy Brandt, François Mitterrand apprend par Gilles Ménage que Le Monde de demain s'apprête à publier un article établissant que Roger-Patrice Pelat aurait acquis des actions Triangle en Suisse. Pierre Joxe, qui a de son côté appris la nouvelle, est lui aussi venu prévenir le Président. D'après ces informations, Pelat ne se serait pas contenté d'acheter 10 000 actions Triangle depuis Paris, comme on le sait déjà, mais en aurait acquis 40 000 de plus depuis la Suisse. Comme toujours, nous ne savons pas la vérité et n'arrivons pas à la connaître. Chaque individu mis en cause jure ses grands dieux qu'il n'a rien fait de mal, et nous ne recevons les informations qu'au compte-gouttes. De surcroît, personne n'ose plus appeler personne de peur d'être placé sur écoutes. Mais par qui ?
Contrairement à ce qu'affirme Le Monde, il n'y a aucun rapport fait au Président en date du 20, aucun document, aucune note. Gilles Ménage n'a pas rédigé la moindre ligne sur ce sujet depuis le 12 janvier. Il n'y a pas de note de synthèse des Renseignements généraux à ce propos depuis le 13.
La colère du Président est homérique. Depuis le début de l'affaire, Pelat a affirmé à l'Élysée — comme d'ailleurs à des journalistes du Quotidien de Paris — qu'il n'était engagé que pour 10 000 actions.
Le Président me demande de garder un lien avec Pelat, qu'il refuse de revoir et à qui il ne veut même pas téléphoner. J'appelle Pelat pour lui transmettre ce message. L'homme est accablé ; sa voix a vieilli de dix ans.
Samedi 21 janvier 1989
Le Monde affirme que Roger-Patrice Pelat aurait acheté en Suisse 40 000 actions Triangle par l'intermédiaire de la Banque Cantonale Vaudoise.
Pelat nie farouchement, sur l'honneur. Devant Laurent Fabius, qu'il rencontre pour parler du Conseil supérieur de l'audiovisuel, et devant Pierre Joxe, le Président déclare : Pelat dit que ce n'est pas vrai, mais mon intuition me dit que ça l'est, au moins partiellement.
Démenti de l'Élysée sur la « note » qu'aurait reçue François Mitterrand. Le texte met l'accent sur la sévérité dont devra faire preuve la justice, quels que soient les coupables.
Catherine Tasca propose de regrouper Antenne 2 et France 3 et d'en faire un grand ensemble du type BBC, pour affronter TFI. François Mitterrand est plutôt contre. Mais il laisse faire.
Dimanche 22 janvier 1989
En Pologne, Solidarité accepte de négocier avec le pouvoir.
Alain Juppé fustige la gauche la plus pourrie du monde. Le Président est blême de fureur : Se faire donner des leçons de morale par ces gens-là..., soupire-t-il. Le premier adjoint aux Finances de la Ville de Paris, l 'homme clé du RPR ! Le cynisme lui a toujours tenu lieu de colonne vertébrale...
Lundi 23 janvier 1989
Comme il étudie avec Renaud Denoix de Saint Marc l'ordre du jour du Conseil des ministres et qu'il tombe sur un texte relatif aux détecteurs de métaux, le Président lâche d'un ton amer : Actuellement, des détecteurs me seraient bien utiles, mais pas pour les métaux... Il ajoute : Jamais je n'y croirai ! Pis: voilà que certains laissent entendre que j'aurais passé les informations ! Or je n'ai jamais entendu parler d'un prix dans cette affaire ; et je l'ai oubliée tout entière dans la demi-heure...
Le Président pense que, tôt ou tard, il lui faudra évoquer publiquement l'amitié trahie, sa tristesse, mais il convient de choisir le moment, d'autant plus que nous ignorons encore ce qui va sortir de tout cela. Le Monde maintient ses accusations.
La seule question que se pose le Président est de savoir si l'information est vraie ou fausse. Il décide finalement de ne pas publier un nouveau démenti, mais Edwy Plenel intervient alors sur La Cinq: Vous voyez que c'est vrai, puisque l'Élysée ne dément pas ! Toute la presse s'empare de l'affaire.
Mardi 24 janvier 1989
Vu Alain Carignon. Toujours aussi admiratif de François Mitterrand. Toujours nostalgique.
Vu Michel Delebarre à propos de mon « grand projet » sur les ports. Il est enthousiaste... pourvu que Dunkerque, dont il est l'élu, figure sur la liste des ports prioritaires ! Mais comment choisir ? Quels ports éliminer ?
Le Monde précise que la « note » remise au Président émane des RG. C'est donc celle d'il y a dix jours. Mais elle ne contenait rien que nous ne sachions déjà.
Mercredi 25 janvier 1989
Avant le Conseil des ministres, le Président écarte Thierry Kaeppelin, qui devait être nommé préfet de Caen et que Jacques Chaban-Delmas souhaiterait avoir à Bordeaux. Il narre à son sujet deux anecdotes que lui a rapportées Michel Charasse : le 10 mai 1981, devant de nombreux témoins, le préfet aurait déclaré : François Mitterrand, c'est douze balles dans la peau ! En 1987, à la réception traditionnelle du corps préfectoral à l'Élysée, il est venu sans sa femme en expliquant : Il y a des écuries où je ne veux pas l'amener. Et le Président de conclure avec une grande douceur : Cela ne mérite pas une préfecture de région.
Jeudi 26 janvier 1989
Yasser Arafat est reçu avec tous les honneurs à Madrid. Il s'entretient avec les ministres espagnol, français et grec des Affaires étrangères, chargés par les Douze de contacts en vue d'une initiative de paix de la CEE.
L'OLP se réfère fréquemment à l'initiative conjointe Mitterrand-Gorbatchev sur un comité préparatoire. Yasser Arafat précise aux trois ministres que les problèmes relatifs à l'avenir des Territoires doivent faire l'objet de négociations directes avec Israël. Quelle peut être, dans le calendrier et la méthode, l'articulation de ces pourparlers directs avec la Conférence internationale ?
La réponse d'Arafat aux propositions de Shamir d'élections dans les Territoires est plutôt un prudent « oui, si » (alors que celle des Palestiniens de l'intérieur est carrément un « non, sauf si »). Mais peut-il préciser ses conditions ? Qu'entend-il par « retrait israélien » ? Par « contrôle » : international ou de l'ONU ? Les Palestiniens de l'extérieur devraient-ils être électeurs ?
Même si le caractère évidemment tactique des propositions de Shamir et la permanence de la répression dans les Territoires nous laissent sceptiques sur les chances de les voir prochainement se réaliser, il ne nous appartient pas de décourager Yasser Arafat d'accepter un principe qui va dans le sens de l'autodétermination souhaitée des Palestiniens.
L'ambassadeur d'Israël vient me voir pour me dire qu'Itzhak Shamir serait très favorable à une rencontre à trois avec le Président et Hosni Moubarak à Paris, autour du 23 février. François Mitterrand ne veut pas en entendre parler : Qu'ils règlent cela entre eux. Je n'ai pas à m'en mêler.
Devant la Commission des finances du Sénat, Pierre Bérégovoy s'engage à rendre publique la vérité sur l'affaire Pechiney. Qu'en sait-il ? Il paraît accablé.
Vendredi 27 janvier 1989
Le général Colin Powell m'écrit à l'annonce de son départ du Conseil national de Sécurité, où il est resté deux ans, à la fin du mandat de Ronald Reagan : J'espère que nos routes se croiseront à nouveau à l'avenir.
Je félicite le général Scowcroft, jusqu'ici son adjoint, qui le remplace auprès de George Bush. Avec ces deux hommes, le Conseil national de Sécurité est revenu dans la norme d'un professionnalisme rigoureux.
L'extrême droite progresse aux élections régionales de Berlin-Ouest, pour la première fois depuis la création de la RFA.
Dimanche 29 janvier 1989
Au Club de la presse d'Europe 1, voulant défendre et illustrer l'honnêteté de Pierre Bérégovoy, Pierre Joxe déclare que, pour s'en convaincre, il suffit de regarder... ses chaussettes ! Le grand bourgeois à la rescousse du prolétaire...
Lundi 30 janvier 1989
Joxe appelle Bérégovoy pour s'excuser. Celui-ci est profondément humilié.
Pour la première fois, le Pacte de Varsovie rend public un état détaillé de ses forces.
Dans Le Figaro, Jean Gandois, patron de Pechiney, affirme que la « fuite » est bien venue de France.
Conversation avec le Président : L'armée va faire encore un porte-avions. C'est inutile ! Et, en plus, ils veulent l'appeler De Gaulle ! Je les laisse faire, mais c'est vraiment excessif, c'est usurpé !
Mardi 31 janvier 1989
Conseil des ministres. A propos de la loi sur les modalités d'aménagement des privatisations (anti-« noyaux durs »), le Président : Il est normal que ce projet de loi ne couvre que la période qui va jusqu'au 31 décembre 1992. Le moment venu, il faudra trouver un dispositif qui nous évite de tendre la gorge pour recevoir le couteau.
Tous nos industriels, y compris les plus puissants, sont à la merci d'une OPA. J'ai reçu plusieurs d'entre eux qui en étaient très préoccupés, et, à deux reprises, le gouvernement est intervenu pour éviter des OPA.
Si l'Europe doit être une jungle dans laquelle aucun intérêt national ne devrait survivre, je dirai non, comme je dirai non à toute tentative de la Grande-Bretagne d'empêcher l'Europe monétaire ou sociale.
Le gouvernement américain finance jusqu'aux deux tiers des dépenses de recherche de certaines entreprises. On ne peut continuer à se voir opposer le mol édredon japonais. Bref, on ne peut accepter ni l'hypocrisie, ni l'agression !
Puis il revient au projet de loi : Si l'ancien ministre des Finances a introduit des entreprises publiques dans les « noyaux durs », c'est parce que cela lui donnait un moyen supplémentaire d'agir. Aujourd'hui, il serait interdit à ces entreprises de bouger sous prétexte d'interventionnisme de l'État. Elles sont comme des poids morts, gelées, frigorifiées. De la sorte, le jeu se joue entre quelques intérêts privés, tous très hostiles à la majorité.
Lors des privatisations, on a refusé aux petits actionnaires les 10 actions qu'on leur avait promises, et on a donné 800 000 actions à quatre groupes, ce qui leur a permis de gagner 8 milliards de centimes en vingt-quatre heures. Au total, le gain réel des bénéficiaires des « noyaux durs » approche 50 milliards de francs ; 50 milliards de francs qui ont été soustraits au patrimoine national et accordés à quelques groupes, c'est-à-dire à quelques personnes !
Lorsque j'ai dit, pendant la campagne, « ni renationalisation, ni privatisation », je n'ai pas entendu fixer un principe éternel ; je ne voulais pas que ce débat occulte tous les autres et je souhaitais donner un horizon stable à tous les industriels. Mais, au-delà de cette législature, on peut changer et aller dans un sens ou dans un autre. J'aimerais bien voir, avant ma mort, les quelques entreprises qui n'auraient jamais dû quitter le patrimoine national revenir dans le giron de l'État, notamment les compagnies de distribution d'eau. Sept dixièmes de l'appareil politique et presque toutes les municipalités dépendent de ces sociétés. Moi, je n'ai jamais dépendu d'aucune !
Je suis tout aussi vigilant sur les privatisations rampantes et j'ai déjà eu l'occasion d'en refuser [le Président a en particulier opposé son veto aux conditions d'achat par la BNP d'une compagnie d'assurances en Italie].
Le gouvernement et la majorité ne sont pas sans munitions. Ils doivent s'en servir. Aucune position de faiblesse ne doit être admise, et vous pouvez compter sur moi pour vous aider.
Puis François Mitterrand aborde le sujet que tous attendent, l'affaire Pechiney : C'est le 16 novembre 1988 que le Premier ministre m'a parlé pour la première fois de la possibilité de rachat par Pechiney de la première firme américaine d'emballage, quelques minutes avant le Conseil des ministres. La veille, mon conseiller pour les affaires industrielles [Didier Oury] avait été saisi du dossier. Je n'ai pas caché au Premier ministre mes réticences. Mais il m'a démontré qu'il ne s'agissait pas d'une privatisation rampante. J'ai alors donné mon accord. Ce que je ne suis pas loin de regretter aujourd'hui... Le lendemain [17 novembre], le ministre des Finances a fait valoir l'intérêt que présentait, selon lui, l'opération. A deux reprises, par une note et un mot manuscrit, le Premier ministre a insisté auprès de moi. J'ai alors décidé, le vendredi [18 novembre], de donner mon feu vert. Lorsqu'on écrira l'histoire de cette affaire, si on doit l'écrire un jour, les documents en feront foi.
Silence autour de la table. Nul ne répond. Tristesse.
Michel Delebarre parle de futurs TGV vers l'Est. A plusieurs reprises, Jean-Pierre Chevènement tente de prendre la parole : il souhaite réclamer le passage du TGV à Belfort, qu'on lui refuse. Le Président : Non ! Non !
La COB a terminé son enquête sur l'affaire Pechiney et saisit la justice. Max Théret, Roger-Patrice Pelat et Samir Traboulsi, entre autres, seront poursuivis pour délit d'initiés. Personne ne sait encore d'où est partie la fuite, même si la presse ne se prive pas de désigner, sans preuve, des coupables.
Mercredi 1er février 1989
Quinze mille instituteurs manifestent, à Paris, contre les projets Jospin.
Jean-Louis Bianco soutient Bernard Tapie qui souhaite se présenter à Marseille ; il explique que celui-ci peut gagner et que son succès modifierait la donne politique marseillaise. Pour aider Tapie, Bianco mobilise Jacques Séguéla qui a présenté Tapie à François Mitterrand.
Série noire : la COB ouvre une enquête sur l'affaire de la Société Générale.
Jeudi 2 février 1989
Fin des négociations dites « MBFR » sur la réduction des missiles balistiques entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie, ouvertes en octobre 1973. Pas de résultats.
Édouard Chevardnadze effectue en Chine la première visite d'un ministre soviétique des Affaires étrangères depuis trente ans.
Dans la presse, Lionel Jospin recule : Oubliez le mérite, dit-il aux instituteurs hostiles — mais pourquoi ?... — à la prise en compte de leur façon d'enseigner, de leur assiduité et du cadre où ils exercent, dans leur notation et leur rémunération.
Samedi 4 février 1989
Au congrès de Force ouvrière, Marc Blondel succède à André Bergeron.
Dimanche 5 février 1989
Roland Dumas à Téhéran: première visite d'un ministre français des Affaires étrangères depuis la révolution islamique. L'heure est à la « normalisation » des relations après la libération, en mai dernier, de nos derniers otages au Liban.
François Mitterrand : Et on dit que je suis un homme d'argent ! Je n'ai rien à moi ! Si j'avais seulement perçu 10 % des droits d'auteur de tous les livres qui ont été écrits pour dire que je suis un homme d'argent !...
Lundi 6 février 1989
François Mitterrand en visite à Lille : Je ne veux pas d'une Europe où le capital ne serait imposé qu'à moins de 20 %, tandis que les fruits du travail le seraient jusqu'à 60 % !
Avant son départ, je lui ai remis une note reprenant en substance quelques réflexions personnelles :
Jamais l'argent n'a, autant qu'aujourd'hui, été considéré comme la mesure de toute réussite sociale. Même quand Guizot lançait son célèbre Enrichissez-vous, il ajoutait aussitôt : par le travail et par l'épargne. Or, aujourd'hui, la fortune n'est même plus la conséquence de la réussite, elle est la réussite elle-même, et les inégalités de fortune dictent celles de la considération. Plus grave encore, la fortune s'obtient plus par la spéculation que par la production de richesses : les échanges sur les marchés financiers et monétaires sont, chaque jour, de l'ordre de grandeur des mouvements annuels sur les marchés des marchandises. A terme, cela risque de réduire les dépenses de recherche et les investissements industriels, donc d'entraver la croissance économique. L'argent n'est pas un idéal moral. Il n'est ni admirable, ni condamnable en soi. Quand il n'est plus la rémunération d'un travail, il doit être au moins la contrepartie d'un risque et d'une création utiles. Ce n'est pas le cas dans les spéculations financières illicites. Il faut y mettre un terme.
En marge, selon son habitude, le Président a porté quelques mots. Il est d'accord, mais quels remèdes esquisser ?
En Pologne, table ronde entre le pouvoir et Solidarité. Lech Walesa réclame la fin du monopole du POUP. Réquisitoire contre la politique économique du gouvernement.
Le voyage de Roland Dumas à Téhéran se termine sur un beau coup de théâtre : au cours de la conférence de presse finale, Ali Velayati, le ministre iranien des Affaires étrangères, met en cause le gouvernement de « cohabitation » de Jacques Chirac qui, selon lui, n'a pas tenu sa promesse de libérer Anis Naccache après le rapatriement de Kauffmann, Carton et Fontaine. Nous nous interrogeons : le Premier ministre alors en poste aurait-il promis plus qu'il ne l'avait dit au Président ? Dumas s'est entendu dire par Velayati que Jacques Chirac s'était personnellement engagé, au cours de trois conversations téléphoniques avec le Premier ministre et le vice-président iraniens, à faire libérer Naccache, et surtout qu'il avait demandé à Téhéran de faire retarder la libération des otages français dans la perspective de l'élection présidentielle. L'ambassadeur Éric Rouleau avait eu vent de la même information.
Un diplomate : Il ne manquerait plus que les mollahs aient enregistré ces conversations, comme ils en ont la fâcheuse habitude, et qu'ils se décident à rendre publics les enregistrements !
Premier chef de gouvernement à s'exprimer devant la Commission des droits de l'homme à Genève, Michel Rocard souhaite qu'elle se préoccupe du malheureux peuple roumain.
Lionel Jospin recule nettement : il déclare qu'il renonce à créer un corps de professeurs de collège, et qu'il établira une priorité de formation entre instituteurs et professeurs du second degré. Le SNES annule la manifestation prévue pour le 14 février... mais maintient celle du 4 mars !
Mardi 7 février 1989
Petit déjeuner chez Michel Rocard avec les dirigeants socialistes. Inquiétude de tous face à l'attitude du Parti communiste aux prochaines municipales : 140 primaires sont envisagées et on redoute que le Parti communiste, par son action sur les militants « durs », empêche un bon report des voix au second tour.
Déjeuner du Président au Galant Verre avec les représentants de la FEN, du SNI et Jean-Louis Bianco :
Le Président : Nous ne pouvons pas faire plus. Il faut voir comment utiliser cette somme — Jospin a eu tort de ne pas commencer en débattant de ce qu'on allait faire pour les élèves, ce qui l'a conduit à aborder de plein fouet les problèmes corporatistes.
Sur l'enseignement, Chevènement vient m'expliquer de bonnes idées qu'il met partiellement en œuvre à Belfort : réserver une part du marché de la formation permanente à l'Éducation nationale ; organiser des études dirigées aux frais de la mairie, qui permettent de donner des leçons particulières aux élèves les moins favorisés ; assouplir les règles de cumul pour les professeurs de mathématiques afin de leur permettre d'augmenter leur traitement grâce à d'autres activités.
Le Président s'interroge sur les risques d'OPA pesant sur des entreprises françaises : D'abord, remarquons que les entreprises publiques ne sont pas menacées d'OPA : ni Renault, ni Bull, ni Thomson ne risquent quoi que ce soit. Or ce sont des entreprises prospères qui, privées, seraient sûrement attaquées. La Société Générale n'aurait pas été menacée d'une OPA si elle était restée publique !
Pour les entreprises privées, le danger existe : parce que des milliards de dollars se promènent de par le monde, à la recherche de proies à saisir ; parce que les entreprises françaises sont beaucoup moins protégées que les entreprises allemandes, hollandaises, espagnoles ou italiennes. Que faire ? D'abord, il appartient aux entreprises privées de se constituer des actionnariats stables. Je les y engage. Les entreprises publiques (banques, assurances, industrielles) sont là pour les y aider. Ensuite, lorsque cela se révélera nécessaire, l'État pourra intervenir pour limiter les achats étrangers ; et protéger, si nécessaire, les entreprises vitales pour le pays par la création de golden shares telles qu'elles existent aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Suisse, et telles que la loi de privatisation elle-même l'avait prévu pour les entreprises privatisées.
Mercredi 8 février 1989
Au Conseil des ministres, nomination d'un nouveau commandant supérieur des forces armées en Nouvelle-Calédonie, le général de brigade Jean-Claude Bertin.
Le Premier ministre : Je souhaite, s'agissant de la Nouvelle-Calédonie, recevoir ce général avant qu'il ne parte rejoindre son poste.
Le Président : Vous pouvez lui indiquer qu'il n'est pas obligé de procéder à de nouveaux quadrillages, qu'il n'est pas obligé de marcher dans les pas de son prédécesseur.
Bernard Kouchner fait une communication vibrante et précise sur un voyage au Bangladesh.
Jacques Pelletier tente de s'exprimer après plusieurs autres comptes rendus dépourvus d'intérêt.
Le Président, agacé : Ces communications finissent par perdre toute signification. Si chacun d'entre vous doit raconter sa vie depuis dix ans, cela va prendre du temps !
Puis il aborde les questions militaires : Pour la loi de programmation militaire, nous allons être obligés de consentir quelques diminutions de dépenses. Devons-nous choisir l'abandon du porte-avions ? une réduction de la moitié des chars ? ou bien des avions ? ou du personnel de l'Armée de terre ?
Il se tourne alors vers Jean-Pierre Chevènement : Entre vous et moi, ce porte-avions ne sert à rien, c'est une arme de gesticulation !
Il n'empêche que François Mitterrand a déjà donné son accord à ce projet. Mais le ministère de la Défense a décidé de le baptiser Charles-de-Gaulle, ce qui a déclenché son ire.
Un déjeuner chez le Président réunit Julien Dray, Harlem Désir, Nicole Bénévise (une infirmière qui s'occupait de la Coordination), Georgina Dufoix et Jean-Louis Bianco. Le Président leur fait part de sa volonté d'abroger certaines dispositions de la loi Pasqua. Il parle de la nécessité de prendre de nouvelles initiatives en faveur des infirmières, sans toutefois remettre en cause la rigueur budgétaire.
Jeudi 9 février 1989
Séisme politique à l'Est : le Parti communiste polonais (POUP) renonce au monopole du pouvoir. Il y aura d'autres partis représentés au gouvernement.
Vendredi 10 février 1989
Le pouvoir polonais propose la création d'un poste de président de la République, qui ne sera pas nécessairement confié à un communiste.
Samedi 11 février 1989
Le processus se propage à toute allure. Le Comité central du PC hongrois accepte à son tour le principe d' une transition vers le multipartisme. Gorbatchev ne bouge pas. J'appelle Vadim Zagladine, son conseiller diplomatique, qui me dit : Ils ont fait ça avec son accord... Tu imagines bien que rien ne peut se faire sans son approbation... Gorbatchev veut que le succès de la glasnost en Pologne justifie l'approfondissement de la glasnost en URSS.
Dimanche 12 février 1989
Interrogé à 7 sur 7 sur les déclarations d'Ali Velayati, le Président répond que rien ne lui permet de mettre en doute ce que lui avait dit, en mai 1988, son Premier ministre de l'époque au sujet de la libération des otages, obtenue selon lui sans contrepartie.
Pourtant, il sait fort bien qu'il n'en est rien. Nous n'ignorons pas qu'il y avait une contrepartie. Mais il ne servirait à rien aujourd'hui d'y revenir.
Lundi 13 février 1989
François Mitterrand demande à Pierre Mauroy de venir le voir pour lui parler des négociations avec le PC avant les municipales et lui recommander une fois encore la fermeté : Chaque primaire évitée est une bonne chose, mais si le Parti communiste en veut, il faut en faire. Uniquement, cependant, là où le Parti socialiste a une chance de l'emporter. Soyez ferme ! Ils ne comprennent qu'un langage : combien de divisions ?
Pronostic du Président : Ils gagneront quelques primaires. Mais, ailleurs, ils seront écrabouillés. Ils ne pourront pas se glorifier d'avoir remporté trois ou quatre succès si, de l'autre côté, ils perdent trente à quarante villes.
Mardi 14 février 1989
Déjeuner consacré à la Grande Bibliothèque. Tout est maintenant fixé. Mais le projet a dérapé : c'est désormais d'un pur et simple transfert de la Bibliothèque nationale qu'il s'agit, et de rien d'autre. Et on va tout devoir transférer, car les habitués de la BN refusent de laisser les livres d'avant 1945 ou d'avant 1900 hors de leur champ de vision !
Dans une fatwa — décret ayant valeur d'obligation sacrée pour tous les musulmans —, Khomeyni ordonne que soit exécuté rapidement l'écrivain britannique d'origine indienne Salman Rushdie, dont le quatrième roman, Les Versets sataniques, constitue une offense à l'islam, au Prophète et au Coran.
Pas un jour, pas un journal sans débats et commentaires sur l'affaire Pelat. Celui-ci, que j'ai eu au téléphone, parle de moins en moins.
Le Président est d'humeur sombre. Il m'emmène visiter quelques librairies et soliloque sur les « affaires » : C'est sans fin. Ces gens-là, qu'on accuse, n'ont pas de mandat électif, pas de fonction publique. Ils ne sont pas mes collaborateurs. On ne peut pas les sanctionner ni les renvoyer. On me dit qu'il faut faire quelque chose ; je ne vais tout de même pas publier un communiqué disant : Machin n'est plus mon ami, je ne déjeunerai plus avec Bidule, je ne me promènerai plus avec Truc !... Je le sens blessé par ce qu'il estime être une trahison de sa confiance et de son amitié. Je ne sais quoi lui dire.
La décision, prise l'année dernière à Toronto, d'annuler un tiers de la dette publique, n'est pas encore appliquée : il y faut, pays par pays, l'accord du FMI. Le mécanisme se perd dans les sables. Après avoir travaillé avec trois personnes sur le coût de cette mesure, je suggère au Président l'annulation unilatérale par la France des dettes des pays les plus pauvres.
Le Président en accepte le principe. Coût pour la France : 16 milliards. Mais il réclame le secret pour quelques mois, plus précisément jusqu'au 13 juillet au soir, afin d'ouvrir le Sommet de l'Arche sur un beau geste concret. Seuls sont au courant, outre lui-même, Pierre Bérégovoy, Jean-Claude Trichet, Élisabeth Guigou, Marc Boudier et moi. Ce secret-là tiendra-t-il ?
Grande première : la Cour suprême de New Delhi condamne le groupe chimique américain Union Carbide à payer 470 millions de dollars aux 583 000 plaignants victimes de la catastrophe de Bhopal, en Inde. Soit à peu près 800 dollars pour chaque vie humaine dévastée...
Mercredi 15 février 1989
Avec l'accord du Président, Michel Rocard souhaite réunir un Sommet mondial sur l'écologie qui se tiendrait à Paris lors du Bicentenaire pour décréter un droit des hommes à un environnement sain. Dans le secret le plus absolu, il a envoyé des émissaires à travers le monde. Néerlandais et Norvégiens ont accepté de s'associer à cette initiative pour éviter qu'elle ne paraisse trop française et « de gauche ». Une réunion préparatoire aura lieu le 11 mars prochain à La Haye.
Jacques Delors, président de la Commission exécutive européenne, a eu vent de ce projet et n'apprécie pas de ne pas être dans le secret.
L'apprenant à son tour, Laurent Fabius organise pour le 4 mars un colloque à l'Assemblée sur le thème : Atmosphère et climat. Comprendre et agir.
Fin, à la date prévue, du retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan.
Une vive bataille oppose toujours, pour conduire la liste socialiste à la mairie de Marseille, Michel Pezet à Robert Vigouroux, ce dernier soutenu notamment par François Mitterrand. Le Canard enchaîné évoque une affaire de fausses factures à laquelle Michel Pezet semblerait mêlé. Pierre Joxe semble ravi : il va pouvoir s'en servir pour se débarrasser de Pezet.
Je commence à tout découvrir du défilé que prépare Jean-Paul Goude pour le 14 Juillet. Il veut en faire la parade de toutes les « tribus » de la planète. Huit mille participants en costumes. Il a même prévu une pluie artificielle pour faire défiler les Anglais !
Jeudi 16 février 1989
L'inévitable a lieu : Roger-Patrice Pelat est inculpé de délit d'initié dans l'affaire Pechiney.
François Mitterrand n'apprécie pas les conséquences de la libération des mouvements de capitaux : Cela va permettre à n'importe qui d'acheter nos entreprises. Il écrit à Michel Rocard pour demander que les pouvoirs de la Commission des opérations de Bourse soient renforcés et que les entreprises françaises performantes disposent de meilleurs moyens de défense face à des tentatives de prise de contrôle hostiles, alors que de telles agressions sont pratiquement impossibles dans certains pays réputés libéraux. La Commission des opérations de Bourse devra disposer du droit d'ester en justice, d'infliger des sanctions pécuniaires et détenir les moyens d'exercer de façon efficace ses nouveaux pouvoirs.
Pour protéger l'ensemble des entreprises privées contre les OPA, il demande que le gouvernement définisse des dispositions très strictes et néanmoins compatibles avec nos obligations internationales, notamment européennes, afin de mieux armer nos entreprises dans la perspective de 1992. Le ramassage occulte par une ou plusieurs sociétés agissant de façon concertée devra être empêché et, le cas échéant, sanctionné.
Le nouveau dispositif devra par ailleurs donner des moyens inédits de défense aux entreprises qui subissent des offres publiques d'achat, comme, par exemple, la possibilité d'augmenter leur capital.
Le renchérissement des prises de contrôle devra être recherché par l'obligation de déclencher une offre publique d'achat au-delà de la détention d'un pourcentage déterminé du capital, mais cette obligation devra être conçue de manière à ne pas empêcher la constitution d'un groupe stable d'actionnaires.
Enfin, des dispositions spécifiques devront permettre aux salariés d'être informés des projets de prise de contrôle concernant leur entreprise.
Michel Rocard m'appelle : Ce n'est pas à moi qu'il faut écrire cela, c'est à Bérégovoy. Le Président veut-il nous réunir pour en parler ?
Non, naturellement. Sauf urgence, le Président a horreur des réunions. Il gouverne avec Rocard comme avec Chirac, par admonestations épistolaires, souvent sans suite. Avoir dit semble parfois lui importer davantage que de voir faire. Il n'était pas comme ça en 1981.
Mikhaïl Gorbatchev lance un appel à George Bush pour mettre fin au conflit afghan.
Vendredi 17 février 1989
Dans une interview, Michel Rocard se déclare homme de gauche adepte de la libre entreprise. Il veut donner plus de mobilité, de flexibilité et d'agressivité au capitalisme français. Selon lui, les entreprises publiques doivent se conduire davantage comme des entreprises privées. On peut considérer, dit-il, qu'il serait opportun pour elles d'émettre des actions, de se privatiser partiellement ; mais, politiquement, cela reste impossible. Le Premier ministre déclare avoir approuvé le raid contre la Générale, même si la tactique était discutable. Pour lui, les « noyaux durs » sont mal faits, car les entreprises ainsi privatisées sont peu ouvertes à des fusions européennes et peu préparées aux techniques de l'avenir du capitalisme...
Il ajoute qu'il aimerait que des centristes rallient la majorité, mais il estime qu'ils sont conservateurs par nature. Pour y parvenir, il faudrait séduire le centre et éduquer la gauche. Il conclut : Mon travail est de persuader les socialistes que l'essentiel du rôle du gouvernement est dans l'éducation et l'urbanisme, et non pas de s'occuper de savoir qui exactement possède les grandes entreprises...
Le Président, informé de la teneur de ces propos : C'est bien la première fois depuis longtemps qu'il s'exprime en socialiste. C'est bien !
Le PS et le PC parviennent à un accord sur des listes communes aux municipales dans les trois quarts des villes de plus de 20 000 habitants.
François Mitterrand sur l'affaire Rushdie : C'est d'une bêtise crasse que de condamner à mort l'auteur d'un mauvais livre.
Création à Marrakech de l'Union du Maghreb arabe entre l'Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie. Grand espoir d'un marché commun de l'autre côté de la Méditerranée. Ce serait l'occasion d'un formidable progrès économique. Mais les rivalités et les susceptibilités sont si grandes.
Samedi 18 février 1989
État d'urgence en Afghanistan.
Lundi 20 février 1989
Tournée de Chevardnadze au Proche-Orient, la première d'un chef de la diplomatie soviétique depuis 1974.
Les ministres des Affaires étrangères de la CEE décident de rappeler leurs ambassadeurs en Iran pour protester contre la fatwa condamnant Salman Rushdie.
Mardi 21 février 1989
Itzhak Shamir en visite officielle à Paris où il rencontre Roland Dumas.
Dominique Jamet constitue son équipe. Mais Jack Lang est mécontent que Jamet ait recruté l'ex-conseiller budgétaire de François Léotard. Émile Biasini, ministre de tutelle de Dominique Jamet, répond qu'il n'a pas voulu contrarier ce dernier et que le fonctionnaire en question a été, durant la cohabitation, un soutien pendant toute la bataille du Grand Louvre.
Réponse du Président : Laissons agir Jamet. Conseillons-le, c'est tout.
Mais la situation s'envenime. Jack Lang convoque Émile Biasini devant une sorte de tribunal constitué de six membres de son cabinet, pour entendre son avis sur la Grande Bibliothèque.
En fait, Lang ne s'accoutume pas l'idée que Biasini ait le droit de rencontrer François Mitterrand sans passer par lui.
En Tchécoslovaquie, condamnation de Vaclav Havel à neuf mois de prison. A la suggestion de Roland Dumas, le Président écrit à Gustav Husak pour demander sa libération.
L'OLP devient de plus en plus modérée. François Mitterrand voit Itzhak Shamir pour l'exhorter à tenir compte de la réalité d'aujourd'hui et à entamer des pourparlers avec Arafat. Il le prévient qu'il n'exclut pas de recevoir ce dernier un jour prochain.
Mercredi 22 février 1989
Au Conseil des ministres, Michel Rocard présente son plan de rénovation du secteur public.
Lionel Jospin fait adopter un décret modifiant le statut des maîtres directeurs, vieille revendication du SNI. Encore une revendication satisfaite sans conditions, c'est-à-dire sans le moindre engagement de travail en retour.
Au Caire, Édouard Chevardnadze s'entretient avec Moshe Arens et Yasser Arafat.
Jeudi 23 février 1989
Pierre Bérégovoy précise le projet, étudié avec Jean-Claude Trichet, d'annulation de la totalité de l'encours des crédits d'aide publique au développement pour les trente-cinq pays les plus pauvres (soit 16 milliards, c'est-à-dire 4 milliards de plus que le tiers de la dette totale, publique et privée). Cette décision requerra une autorisation parlementaire dans le cadre de la loi de finances 1990. Mais, à attendre plus longtemps, on risque des indiscrétions qui en réduiraient la portée. Je suggère donc au Président de rendre publique cette décision dès les jours prochains.
Il préférerait encore attendre le Sommet de l'Arche.
Vendredi 24 février 1989
François Mitterrand est au Japon. Voyage éreintant de quelques heures pour assister aux funérailles d'Hirohito. Le protocole des obsèques le plaçait initialement au sixième rang, et George Bush au cinquante-cinquième ! Après maints conciliabules, les Japonais décident de placer au premier rang les représentants des pays industrialisés. François Mitterrand se retrouve donc en compagnie de Bush sur le devant de la scène.
Après avoir déjeuné en compagnie de Cory Aquiño à notre ambassade à Tokyo, le Président se promène dans l'enceinte de l'ambassade où il rencontre des journalistes :
- Que faites-vous ici ?
- On attend le briefing.
- Quel briefing ?
- Celui de M. Védrine, votre porte parole !
- M. Védrine ? Mais il vous dit quoi ? Il ne sait rien. Il doit inventer... Arrive Hubert Védrine.
Le Président sourit et lui demande : Qu'est-ce que vous leur racontez ?
Hubert Védrine : J'essaie de les tenir au courant de vos entretiens, monsieur le Président. Je résume...
Le Président : Très bien, très bien. Allez, inventez, inventez...
Conspué par les enseignants à Strasbourg, Michel Rocard s'énerve : Tout est négociable dans le plan Jospin, on peut même le retirer !
Samedi 25 février 1989
Réunion de sherpas dans le confortable hôtel de La Roche-Gageac, le seul ouvert en hiver près de la grotte de Lascaux.
Ouf ! Le programme du Sommet est accepté. Les sept chefs d'État et de gouvernement assisteront aux fêtes du Bicentenaire. Personne ne remet plus en cause ni les dates, ni la simultanéité avec les commémorations. La méfiance s'atténue un peu vis-à-vis d'un éventuel Sommet Nord/Sud. Nos partenaires admettent que le 13 juillet, il y aura des réunions bi- ou multilatérales ; un déjeuner et un dîner rassembleront les Sept et les chefs d'État du Sud.
Mais cela n'a pas été sans mal, et on n'est pas passé loin d'une crise majeure. Grande-Bretagne et États-Unis restent inquiets à l'idée que la France puisse convoquer une réunion formelle Nord/Sud autour d'une table, le 13, et qu' une déclaration formelle ne soit alors adoptée. Quand j'annonce que je souhaite proposer une véritable rencontre Nord/Sud pour le 14, que j'ai déjà avancé à ce sujet avec le Venezuela, le Sénégal, l'Inde et l'Égypte, quand je précise de surcroît que quinze chefs d'État du Sud viendront à Paris, le Britannique Nigel Wicks et l'Américain Richard McCormack manquent de s'étrangler et explosent : ils refusent absolument toute rencontre Nord/Sud ; ils exigent un cloisonnement absolu entre le Bicentenaire et le Sommet. Aucune rencontre : Sinon, nous ne viendrons pas !
Contraint, je bats en retraite et prends l'engagement de faire de mon mieux pour isoler le Sommet des Sept des cérémonies du Bicentenaire, tout en expliquant que cela sera fort difficile. Je reviendrai à la charge : personne ne pourra interdire aux chefs d'État présents de se rencontrer. J'ajoute que le Bicentenaire appartient à la France et que nous n'avons pas à négocier son déroulement avec nos invités : nous les informons, c'est tout.
Très vive inquiétude sur la remontée de l'inflation. Elle atteint 7,5 % en Grande-Bretagne, 5 % aux États-Unis, 6 % en Italie ; nous sommes considérés comme les plus sages, même par les Allemands. Chacun s'attend à une montée des taux d'intérêt d'ici à juillet et à une discussion, au sommet, sur la meilleure façon de contenir l'inflation sans casser la croissance.
Assez grand pessimisme sur l'évolution des déficits extérieurs : les Américains s'avouent paralysés et alarmés par les chiffres à venir, qui pourraient gravement perturber les marchés des changes.
Sur le commerce, on attend la réunion du GATT en avril. Peut-être, en juillet, l'agriculture sera-t-elle à nouveau d'actualité ? (Il y a une forte pression américaine et britannique pour que le sujet soit abordé.)
Concernant la dette, il semble y avoir un consensus pour faire quelque chose en faveur des pays intermédiaires, mais rien de précis. Les Britanniques sont plus réticents que les Américains. Notre projet de Fonds de garantie devrait servir de base à un accord, même s'il faudra sans doute trouver autre chose que les DTS comme garantie pour parvenir à un tel accord.
Pour ce qui est du commerce Est-Ouest, les Américains n'ont pas encore décidé s'ils le laisseront se développer ou s'ils voudront plutôt renforcer le COCOM. Cela peut devenir un point de friction dans le cadre du Sommet.
Je présente mon projet sur le Bangladesh aux autres sherpas éberlués. J'explique qu'il ne coûtera que 500 millions de dollars par an (soit une augmentation de 25 % de l'aide déjà apportée au Bangladesh) et qu'il sera organisé et financé à travers la Banque mondiale, ce qui rassure Américains et Britanniques. Les Américains sont pourtant décidés à tuer le projet. Le directeur du Trésor américain, David Mulford, ricane : Chacun va-t-il venir au Sommet avec ses propres fantasmes, maintenant ?
Dimanche 26 février 1989
Reprise des discussions à La Roche-Gageac.
Sur la lutte contre la spéculation financière internationale, nul ne nie l'utilité d'une coopération, mais la plupart en soulignent les difficultés. C'est pourquoi une mise à plat des pratiques actuelles paraît nécessaire avant même d'envisager des propositions. Nous décidons qu'à notre prochaine réunion nous étudierons un état détaillé des pratiques et législations des États membres afin d'examiner comment organiser la coopération internationale en ce domaine. Les Britanniques se montrent les plus réticents.
L'environnement sera un sujet majeur du prochain sommet. Michel Rocard n'est pas le seul à y penser : le Chancelier Kohl proposera un code de bonne conduite à propos des importations de bois tropicaux ; Margaret Thatcher s'intéresse au climat ; je rappelle le projet de l'Observatoire du Sahara destiné à lutter contre la désertification du Sahel.
On parle de l'URSS et de sa lente évolution vers la perestroika. Tous s'accordent à penser que Gorbatchev connaîtra de très grandes difficultés intérieures, dans les mois à venir, pour faire progresser la production des biens de consommation. D'où l'idée, admise par tous, qu'il faudra se tenir prêts à lui donner un coup de main. Mais les Américains n'entendent pas aider l'URSS : Il est encore trop tôt pour en parler. Une fois encore, Mulford promet de faire quelque chose, mais plus tard.
Hans Titmayer, le sherpa allemand, propose qu'à l'occasion du Bicentenaire le Sommet produise une déclaration sur les droits de l'homme, distincte du communiqué final. La suggestion est immédiatement retenue.
Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères et élu local, nous reçoit superbement dans un des restaurants de sa circonscription. Cela fait beaucoup pour cicatriser les plaies d'hier.
Lundi 27 février 1989
Sommet franco-britannique à Paris. Pour ce qui concerne l'Union économique et monétaire, Margaret Thatcher refuse d'intégrer la livre dans le SME ; elle entend garder toute sa liberté d'action sur les taux d'intérêt. Elle estime que la monnaie unique n'est pas réalisable dans un avenir prévisible. Sur la fiscalité de l'épargne, son attitude est tout aussi négative ; elle juge inutile et insuffisante la proposition de la Commission. En fait, elle ne veut pas d'une taxation de l'épargne et va permettre aux Allemands de s'abriter derrière elle. En ce qui concerne l'harmonisation de la TVA, elle refuse la mise en cause du taux zéro sur les produits de première nécessité. Pour ce qui est de l'Europe sociale, les Britanniques disent être d'accord pour donner une dimension sociale au marché unique, mais craignent des réglementations superflues. Ils sont hostiles à une charte des droits sociaux fondamentaux.
Lors de la conférence de presse commune, le Président, interrogé sur l' « Europe des riches» que permet la libre circulation des capitaux: Je dénonce les systèmes dans lesquels l'inégalité est une règle... C'est très bien, l'Europe des marchands... mais, en même temps, bien entendu, je souhaite et je demande que l'ensemble des producteurs, des travailleurs, à quelque échelon que ce soit, puissent aussi se sentir européens dans leur vie quotidienne, dans les garanties qu'ils reçoivent... Donc, tout doit avancer du même pas.
Le secrétaire américain au Trésor annonce une initiative sur la dette, qui deviendra tout de suite dans la presse le « Plan Brady ». On ne nous en a rien dit hier, à la réunion des sherpas. L'initiative que nous préparions, et que nous aurions nous aussi gardée secrète, va être dépassée. Dommage !
Nouvelle table ronde sur le projet Jospin : le SNI est content, il a obtenu satisfaction, mais la FEN tire à boulets rouges. La confusion est extrême : on ne sait plus ce qui a été retiré, ce qui est maintenu... On ne sait plus quel syndicat est pour. Ni quel est au juste le projet éducatif que tout cela est supposé servir...
Jack Lang plaide une nouvelle fois pour que la Grande Bibliothèque soit construite à Vincennes. Jacques Chirac explique à la radio que l'idée de la Grande Bibliothèque... est de lui !
Mardi 28 février 1989
François Mitterrand : Michel Rocard confond la réforme avec l'arrosage.
Pierre Bérégovoy m'explique : Puisqu'il n'y a pas d'harmonisation des impôts sur l'épargne, la France doit supprimer toute entrave à la création des Sicav de capitalisation; il faut décider la suppression de la taxe sur l'assurance-vie et la baisse du prélèvement libératoire sur les revenus d'obligations.
Voilà à quoi conduit l'Europe sans volet social...
Mercredi 1er mars 1989
Au Conseil des ministres, on assiste à un duel à fleurets mouchetés entre Roland Dumas et Édith Cresson à propos de la négociation qui vient de s'achever sur Eurêka audiovisuel. Dumas voulait conclure. Édith Cresson voulait tenir. Finalement, pour arriver à un résultat, face au refus de nos partenaires, nous avons dû renoncer à notre exigence de quotas culturels.
A propos de la décentralisation, Michel Charasse : Il y a beaucoup de bureaux parisiens inutiles. Les deux tiers des directions régionales des ministères ne servent à rien.
Le Président : On peut se poser la même question sur certains ministères.
En matière de surenchère antiparisienne, personne, pas même Michel Charasse, n'est à même de battre François Mitterrand.
Alors que s'achève le retrait soviétique d'Afghanistan, quel bilan tirer de cette guerre ? Depuis l'invasion du 24 décembre 1979, l'Armée rouge y a entretenu en moyenne 120 000 hommes et a dépensé de l'ordre de 30 milliards de dollars, dont la moitié depuis 1985. Les pertes de l'Armée rouge sont estimées à 15 000 morts et 35 000 blessés, 800 chars et 1 200 blindés, 750 avions et 850 hélicoptères, 15 000 véhicules divers. Pour le peuple afghan : 1 500 000 morts, dont 30 000 dans l'armée afghane et 10 000 chez les résistants, 1 100 000 blessés, 5 millions de réfugiés au Pakistan et en Iran, 3 millions de personnes déplacées à l'intérieur. L'Armée rouge a procédé à titre de représailles à des massacres systématiques qui ont tourné au génocide et à la destruction méthodique du réseau d'irrigation sans lequel aucune culture n'est possible dans ce pays accidenté. Si cette guerre se solde avant tout par une victoire de la résistance populaire, elle révèle aussi le prix à payer pour cette forme d'autodéfense. La dissuasion nucléaire n'en est que davantage justifiée.
Jeudi 2 mars 1989
Michel Rocard poursuit son offensive en faveur des privatisations, poussé par — ironie des temps — certains financiers nommés par la gauche qui souhaitent recouvrer leur indépendance à l'égard de ceux qui les ont nommés. Il propose un projet de loi visant à permettre aux compagnies d'assurances de privatiser à hauteur de 33 % leurs filiales, tant domestiques qu'à vocation internationale. Actuellement, conformément à une loi de 1973, les sociétés-mères peuvent être privatisées à hauteur de 2 %, mais pas leurs filiales. Si l'ouverture au capital privé (jusqu'à 33 %) des filiales à vocation internationale ne me paraît pas poser de problèmes (on y procède d'ailleurs déjà en pratique, en violation de la loi), ouvrir le capital des filiales à vocation française revient à remettre en cause la nationalisation du « cœur » de l'assurance. A la différence de ce qui se passe dans la banque ou l'industrie, les filiales des compagnies d'assurances ne sont pas des annexes relativement secondaires de grands groupes ; elles en constituent l'essentiel : les maisons mères sont de purs holdings financiers et chaque branche (assurance-vie, assurance-accident, etc.) est en général constituée en filiale. Or la loi de 1973, qui interdisait ce type de privatisations, n'a pas été abrogée par la loi de privatisation d'Édouard Balladur. Le gouvernement Rocard irait donc, par cette mesure, plus loin dans les privatisations que le gouvernement Chirac !
Pour justifier une telle opération, Michel Rocard explique que les compagnies d'assurances françaises sont trop pauvres pour pouvoir prendre des participations dans des compagnies privées, en France et à l'étranger, et que les contraintes budgétaires interdisent de leur insuffler le capital nécessaire. Autant dire clairement qu'il faut privatiser les assurances parce que l'État, leur actionnaire, est incapable d'y mettre les fonds nécessaires ! Or, on trouve chaque année des dizaines de milliards d'argent public à investir dans des sociétés nationales industrielles en déficit, dont le privé ne veut pas, et on ne trouverait pas le milliard ou les 2 milliards nécessaires pour développer des entreprises profitables que convoite le privé ?
Accepter l'ouverture au privé des filiales à vocation internationale me paraît donc justifiable. Aller plus loin, c'est, à terme, accepter le désengagement de l'État de ce secteur majeur pour notre avenir. Je recommande donc au Président de refuser ce projet et de demander au ministre des Finances de se préparer, dans le cadre du budget 1990, à faire son devoir d'actionnaire.
Rocard ne prend pas ombrage de ma position. Ce n'est pas un fanatique. Bérégovoy, lui, est fâché.
Mohamed Bessaieh, ministre algérien des Affaires étrangères, propose d'organiser une rencontre entre François Mitterrand et Yasser Arafat à l'occasion de la prochaine visite du Président en Algérie. François Mitterrand répond : Cette rencontre trouvera sa justification et plus encore son utilité si, au-delà du label de respectabilité qu'elle apporte au chef de l'OLP, elle fait avancer, ne fût-ce que d'un pas, le processus diplomatique. La rigidité de M. Shamir (que le récent succès électoral du Likoud ne poussera pas à la conciliation) et l'attentisme de l'administration Bush ne laissent pas présager, dans le court terme, d'évolution significative. Les Soviétiques occupent habilement le terrain en affirmant leurs propositions sur la conférence internationale. Il est donc trop tôt pour agir.
Le Président Moubarak pense comme moi (et comme les Soviétiques, désormais) qu'une conférence internationale au Moyen-Orient ne doit pas avoir le pouvoir d'imposer des solutions aux partenaires. Pourquoi ne pas mettre le marché en main à Arafat ? La contrepartie de sa rencontre avec moi serait un geste de sa part allant dans le sens de nos thèses sur la nature non contraignante de la conférence internationale. Plus le temps passe et moins les Palestiniens se satisferont d'une rencontre en terrain neutre. Les Palestiniens souffrent d'être traités en pestiférés et de devoir démontrer sans fin leur honorabilité, alors que M. Shamir est reçu avec cordialité à Paris et ailleurs. Il faut faire un geste vers Arafat, s'il en fait un vers la paix.
En conclusion, il demande à Roland Dumas d'examiner un projet de rencontre avec Yasser Arafat au Caire, dans la seconde quinzaine de mars (après le voyage du Président Moubarak à Washington), qui donnerait lieu à un geste constructif de sa part sur la conférence internationale (ce point faisant l'objet d'une négociation préalable avec l'OLP).
Après Roger-Patrice Pelat, Max Théret est à son tour inculpé dans l'affaire Pechiney. Mais qui les a informés tous deux ? Quelqu'un aux Finances ? C'est ce que suggère la presse, mais je n'y crois pas.
Le SNI-PEGC, le SNC et le SGEN-CFDT font grève. Pourquoi ? Plus personne n'y comprend rien. En dehors des 11 milliards, ils ont déjà dit non à tout ce qui figurait dans le plan Jospin.
Les émeutes de la dette : quatre jours d'émeutes au Venezuela contre le plan d'austérité annoncé par Carlos Andrés Pérez : 300 morts et 3 000 blessés.
Vendredi 3 mars 1989
Entretien entre François Mitterrand et Jacques Delors, notamment sur l'Union économique et monétaire (état des travaux du Comité) et sur l'Europe sociale : le Conseil économique et social de la Communauté vient de rendre un avis sur les droits sociaux fondamentaux à préserver. La Commission fera des propositions sur la base de ce rapport.
François Mitterrand : Il faut que 1989 nous permette de faire avancer l'Europe sociale. Sans Europe sociale, les citoyens s'éloigneront de cette construction... Et, s'il le faut, sans les Britanniques !
Samedi 4 mars 1989
C'est au tour des enseignants du SNES de manifester à Paris. Regardant le défilé à la télévision, François Mitterrand me dit : Revaloriser la fonction enseignante est une nécessité de survie pour nos sociétés. Si on ne le fait pas, un jour viendra où on n'aura plus personne pour apprendre à lire à nos enfants. Déjà, on a les plus grandes difficultés à recruter des professeurs de mathématiques...
Un peu plus tard : Il est scandaleux qu'on puisse gagner des milliards parce qu'on a appris une information boursière, et qu'on ne gagne que le SMIC quand on apprend à lire aux enfants !
Dimanche 5 mars 1989
A Londres se tient une conférence internationale sur la protection de la couche d'ozone, à l'initiative de Margaret Thatcher. Elle a lieu avant celle de La Haye, convoquée par Michel Rocard. Concurrence !
Horst Teltschik m'appelle : La situation politique intérieure est mauvaise pour le Chancelier ; il est très pessimiste sur les prochaines élections. Il a besoin de l'aide du Président Mitterrand : il souhaiterait qu'il reçoive pendant un quart d'heure le successeur de Franz-Josef Strauss à la tête de la CSU, M. Theo Waigel, qui sera à Paris le 8 mars pour la journée. Le Chancelier voudrait en somme redorer l'image d'un allié en pleine désagrégation. Le Président français s'y prête sans barguigner.
Lundi 6 mars 1989
Déjeuner avec le Président, Dominique Jamet, Jack Lang et Émile Biasini sur la Grande Bibliothèque. Le fait que la propriété de Bercy soit transférée à l'État par le maire de Paris fait pencher la balance en faveur de ce terrain. Dominique Jamet propose que les collections de livres continuent d'arriver à la BN et que la nouvelle Grande Bibliothèque se réduise en somme à une grande salle de lecture et à un dépôt de réserve. Il se fait en cela le porte-parole de l'actuelle direction de la BN, qui vise à faire de la Grande Bibliothèque une simple annexe de l'établissement actuel, rejoignant pour le coup le projet Léotard. Cette proposition, pense le Président, viderait totalement le projet de son ambition initiale.
Reste à fixer la date de la fameuse « césure » déterminant le transfert des collections : 1945 reste à mon sens la meilleure. La Grande Bibliothèque doit également mettre à la disposition du public et des chercheurs les archives audiovisuelles ; il conviendra donc d'articuler le projet avec les multiples vidéothèques existantes.
En fait, je le pressens, l'élite universitaire ne veut pas entendre parler de la « césure », qui dévaloriserait son travail. Elle ne souhaite pas que son matériel de recherche soit « isolé » dans l'ancienne BN. Elle veut être au cœur du nouveau bâtiment, alors qu'au départ mon projet était pour les étudiants de province.
Pierre Mauroy vient redire au Président son effarement devant les pratiques de détournement personnel des fonds de campagne. Il propose un mode de financement public de la vie politique. Les lois de mars 1988 sont insuffisantes : l'actuel financement public ne permet de couvrir que le tiers (40 millions) des dépenses annuelles des partis.
Réunion ministérielle européenne informelle à Séville : la présidence espagnole présente un mémorandum sur les questions sociales. Rien de contraignant.
Réunion du FMI à Washington : les Sept sont d'accord pour que figure dans le communiqué final la nécessité pour les États-Unis, le Canada et l'Italie de réaliser des réductions supplémentaires de leur déficit budgétaire. Nicholas Brady ne fournit aucune précision sur les mesures que les États-Unis entendent adopter pour respecter cet engagement. La France reçoit un éloge particulier du FMI pour les succès remportés dans sa politique de désinflation compétitive, mais assorti de critiques sur la situation financière de ses régimes sociaux. Dans le domaine des taux de change, les autorités ont cherché à donner un signal « baissier ». Le dollar a légèrement reculé depuis lors, avec l'aide de la Banque centrale du Japon. Néanmoins, il ne faut certainement pas en déduire que le G7 a stabilisé pour longtemps le niveau du dollar !
Les négociations sur les forces conventionnelles en Europe s'ouvrent à Vienne en présence des ministres des Affaires étrangères des vingt-trois pays qui y participent (les seize membres de l'OTAN et les sept du Pacte de Varsovie). Édouard Chevardnadze présente un plan de désarmement en trois phases.
Depuis samedi, violentes émeutes antichinoises au Tibet. Danielle Mitterrand est farouchement déterminée sur ce sujet. Elle voudrait que la France prenne officiellement position contre la Chine. Le Président tente de lui faire admettre certaines nécessités diplomatiques. Peine perdue.
Mardi 7 mars 1989
Petit déjeuner hebdomadaire chez le Premier ministre. Lionel Jospin parle de l'Éducation nationale : Nous sommes à un tournant: ou bien nous allons trouver une issue avec les organisations syndicales, ou bien les différentes oppositions vont se cristalliser et bloquer le projet. Les directions syndicales cherchent plutôt une issue, mais il n'y a pas de solution dans l'enveloppe telle qu'elle est. Il faut au moins 1 ou 2 milliards de plus dès 1989.
Rocard rappelle les sommes considérables déjà engagées. On peut sans doute envisager 500 millions de plus, mais ce sera autant de moins pour la modernisation de l'école.
Louis Mermaz : Il faut le faire. Quant à concilier cela avec la sauvegarde du franc, c'est votre problème.
Pierre Mauroy : Ce n'est pas avec des OS dans l'enseignement que l'on fera une grande réforme !
Jean-Pierre Chevènement : Il vous a peut-être échappé que je n'avais pas voté le plan du PS sur l'Éducation [élaboré par Laurent Fabius en 1987]. Je pense que l'on se trompe sur la revalorisation des salaires des professeurs. Si l'on donne deux, ils demandent dix. Si l'on donne quatre, ils demanderont vingt. Il y a beaucoup de parias en France, et pas seulement dans l'Éducation. Je crois qu'il faudrait avoir des objectifs simples, comme la diminution des effectifs par classe. Il faudrait adopter rapidement une loi d'orientation... et pas simplement d'augmentation des salaires !
Lionel Jospin : Les parlementaires socialistes souhaitent que l'on attende l'automne.
Jean-Pierre Chevènement : C'est une cocotte-minute ; pour le moment, nous sommes assis dessus ! Attention aux positions de faiblesse : je trouve que la tendance générale est beaucoup trop d'essayer de faire plaisir.
Pierre Joxe : Je suis d'accord avec Jean-Pierre Chevènement. Je ne vois pas en quoi le fait d'ajouter 2 milliards va changer quoi que ce soit au problème. Cela affaiblira simplement notre position antérieure (pourquoi ne l'avons-nous pas fait plus tôt si nous pouvions le faire ?) et ultérieure (si nous pouvions en donner deux, pourquoi pas quatre ?). Bien entendu, nous devons être solidaires. Dans quelques années, Lionel Jospin ne sera plus ministre de l'Éducation, et celui qui le sera est sans doute assis autour de cette table...
Pierre Bérégovoy : Je voudrais réagir à l'improviste, puisque je suis saisi à l'improviste. La gauche n'est pas majoritaire dans ce pays. On a gagné en 1988 grâce à la politique menée par Pierre Mauroy et Laurent Fabius depuis 1982. Si nous devions avoir des difficultés économiques, notre capacité à gagner les prochaines élections serait fortement compromise !
Jean-Pierre Chevènement proteste : C'est François Mitterrand qui a gagné les élections ! Pas la politique de rigueur !
Jean Poperen : Il faut quand même ouvrir une perspective. Est-ce que l'on ne peut pas aligner l'augmentation du secteur public sur la croissance ?
Claude Evin : C'est un problème de hiérarchie des valeurs. Quelles sont les valeurs fondamentales dans notre société ? L'éducation, la santé... Peut-on traduire cela avec la grille actuelle de la fonction publique ? Je ne le crois pas.
Louis Mermaz : Il n'y a pas des électoralistes d'un côté, des hommes d'État de l'autre...
Pierre Bérégovoy : Je n'ai jamais dit cela !
Pierre Mauroy : Ce que vous devez faire, ne pas faire, ce que vous devez annoncer, ne pas annoncer, c'est votre problème. [Il s'adresse à Rocard et à Jospin.] Je dois vous dire que votre discours à la télévision, demain, sera sacrément attendu. On ne peut pas gouverner en faisant fi des revendications qui sont celles de notre base électorale. Il faut qu'on imagine, qu'on trouve les mots... [Grands gestes des bras qui battent l'air.]
Lionel Jospin : Il y a sous-estimation, autour de cette table, du retard pris par l'Éducation nationale.
Pierre Bérégovoy : Je ne fais pas de la défense de la monnaie ni de la lutte contre l'inflation un totem. Mais nous sommes dans l'Europe, et soit nous voulons y rester, soit nous voulons en sortir. Il faut que vous sachiez que nous avons d'ores et déjà augmenté les dépenses publiques plus vite que la richesse nationale. Je veux bien que l'on fasse plus pour l'Éducation, à condition, comme l'a dit le Président de la République, qu'aucun budget ne soit tabou.
Michel Rocard : Nous avons fort peu de marge de liberté. Le budget de 1990 sera très difficile. J'ai entendu ici une quinzaine de phrases prononcées comme s'il n'y avait pas déjà eu un effort budgétaire considérable de fait. Si l'on devait partir sur une politique d'austérité, il faudrait changer politiquement beaucoup de choses...
Jean-Louis Bianco me fait remarquer : Le Président va prendre la présidence de l'Europe le 1er juillet prochain et les dossiers ne sont pas prêts ! Rocard néglige la gestion quotidienne des dossiers européens. Édith Cresson ne se passionne guère pour son ministère des Affaires européennes. Les Finances ne se préoccupent que de leur pré carré et mènent une guerre de préséance qui, à leurs yeux, a beaucoup plus d'importance que les conséquences, pour le budget de l'État, de l'unification de la fiscalité sur l'épargne...
Rupture des relations diplomatiques entre la Grande-Bretagne et l'Iran (affaire Rushdie).
Décès de Roger-Patrice Pelat. François Mitterrand est effondré, mais il n'en laisse presque rien paraître ; il murmure : C'est la presse qui l'a tué. Ils ont réussi ce que ni les Allemands ni la maladie n'avaient pu faire. C'était mon dernier ami. Je continue de penser qu'il n'a rien fait de mal.
Mercredi 8 mars 1989
Devant le Conseil des ministres vient le projet de loi sur le renforcement des pouvoirs de la COB et les mesures anti-OPA, dont le Président a demandé le durcissement.
Pierre Arpaillange fait part de son hostilité : C'est un projet élaboré en urgence et sous la pression médiatique ; on est allé trop loin dans le retrait des pouvoirs à la Justice.
Pierre Joxe se plaint une fois de plus de ce qu'il n'a pas été associé et déplore la création d'une nouvelle juridiction, qu'il juge incongrue.
Jean-Pierre Chevènement : Quand est-ce que l'intérêt national est pris en compte ? Ce projet est inspiré par une philosophie libérale qui veut faire de Paris une grande place financière.
Pierre Bérégovoy répond aux uns et aux autres. Il réplique aux premiers que le projet de loi n'a rien d'improvisé : Lors du débat sur la COB, en 1987, à l'Assemblée nationale, j'ai défendu une position très proche de ce projet. Le président du groupe socialiste de l'époque [Pierre Joxe] devrait s'en souvenir... [A Jean-Pierre Chevènement :] Les intérêts nationaux sont pris en compte par le projet de loi, que nous avons récemment débattu, sur les « noyaux durs ».
Michel Rocard soutient Pierre Bérégovoy.
Le Président, dont aucun des commentaires, aucune des demandes n'a été pris en compte dans le projet, s'adresse froidement au Premier ministre : Vous souhaitez donc maintenir le texte en l'état ?
Le Premier ministre : Oui, tout à fait.
Le Président : Cette décision vous appartient ; ce texte suivra donc son cours normal.
Exactement le raisonnement de la cohabitation, mais en pire, en l'absence de toute distance critique. Le Président ne préside plus ; il règne sans projet.
On écoute ensuite une communication sur la politique en matière de droits des femmes.
Instauration de la loi martiale au Tibet. Un génocide en silence.
Lionel Jospin et Michel Rocard se rendent ensemble à la télévision pour défendre leur plan. Mais qu'en reste-t-il ? Nul ne le sait plus très bien.
Jeudi 9 mars 1989
Visite de François Mitterrand à Alger. Conversation banale avec Chadli qui n'est pas, dit-il, très inquiet des grèves qui l'assaillent partout. Pas de rencontre avec Yasser Arafat. On cherche maintenant une date pour un tête-à-tête au Caire.
Grande première : élections libres pour désigner les sénateurs en Pologne.
Vendredi 10 mars 1989
Nicholas Brady développe le plan de réduction de la dette que nous avions élaboré pour le Mexique et que François Mitterrand a exposé en septembre 1988 à l'ONU. Les banques privées doivent abandonner une partie de leurs créances, les États du Nord garantiront le paiement du solde. Le plan devient pour tout le monde le Plan Brady.
En visite à Toulouse, Michel Rocard se fait chahuter par les enseignants. Il m'appelle : Bravo pour Jospin ! Il a tous les milliards qu'il veut, et je me fais bousculer chez lui !
Samedi 11 mars 1989
Sommet international sur la protection de l'atmosphère du globe à La Haye. Beau succès pour Rocard : vingt-trois signatures de chefs d'État. Le texte final est mis au point au cours d'une longue session réunissant toutes les délégations. Les trois Premiers ministres invitants (Michel Rocard, Mme Brundtland, Rudd Lubbers) animent eux-mêmes la journée. Ils obtiennent ainsi un texte vigoureux et novateur qui prévoit pour la première fois la création d'une autorité supranationale pour le contrôle du climat.
Dimanche 12 mars 1989
Le premier tour des élections municipales confirme la stabilité du rapport de forces entre la gauche et la droite depuis les législatives de juin 1988. On relève 30,38 % d'abstentions. La montée des Verts et le score important du Front national dans certaines villes rendent incertaine l'issue du second tour dans de nombreuses municipalités.
Lundi 13 mars 1989
François Mitterrand : La montée des écologistes n'est qu'un épiphénomène. Ces gens-là n'ont aucune idée, aucun projet. Ils sont d'une ignorance crasse, ce sont des ennemis du progrès. Le nucléaire ? Mais rien n'est plus sûr!
Les gens s'éloignent des élections locales. Il faudrait faire élire le maire au suffrage universel, comme le Président de la République.
Le Parti national sud-africain désigne Frederik De Klerk, son nouveau chef, pour remplacer Pieter Botha à la présidence du pays.
Mardi 14 mars 1989
Au petit déjeuner de Matignon, agitation générale devant la poussée des écologistes aux élections de dimanche. On cherche des idées pour faire plus « écolo ».
Michel Rocard : Il faut refuser de ratifier le traité portant sur l'exploitation minière de l'Antarctique.
Pierre Bérégovoy : Pourquoi ne pas municipaliser les sols ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut structurer le champ idéologique !
Rien d'autre n'en sortira... L'opinion, en fait, s'éloigne des partis de gouvernement sans se rapprocher de qui que ce soit d'autre.
Dominique Jamet souhaite maintenant créer, autour de la Grande Bibliothèque, un catalogue national de toutes les publications francophones, et la fusion en un ensemble unique de la BN, de la GB et de toutes les bibliothèques universitaires. Il est chargé de concevoir la nouvelle Grande Bibliothèque, pas de constituer l'illusoire empire de toutes les bibliothèques de France !
François Mitterrand écrit à Pierre Bérégovoy à propos des compagnies d'assurances nationales. Il lui interdit de laisser se privatiser certaines filiales. Les filiales d'assurances à proprement parler doivent continuer à être entièrement contrôlées par leurs maisons mères.
Le projet de René Thomas (BNP) et Jean Peyrelevade (UAP) se trouve ainsi contrecarré.
Mercredi 15 mars 1989
Au conseil des ministres, Édith Cresson rend compte d'une nouvelle discussion à Bruxelles à propos d'Eurêka audiovisuel. Le Président : Il est tout à fait souhaitable que les pays de l'Est soient associés à cette initiative !
Le Premier ministre rend compte de la conférence de La Haye sur l'environnement. François Mitterrand : Il y a là une novation considérable, la perspective de la création d'une autorité internationale. Cela va beaucoup plus loin que l'ensemble des initiatives prises ces dernières années et ces derniers mois. Bien sûr, si par exemple cette autorité venait à s'en prendre au Brésil, qui détruit une forêt sur laquelle ce pays est souverain, il faudrait qu'elle soit en mesure d'apporter des compensations adéquates. Cette négociation a été conduite par le Premier ministre avec beaucoup d'énergie et je l'ai soutenu dès le premier jour.
Sur les élections municipales, après que Pierre Joxe et Louis Le Pensec ont commenté les résultats du premier tour, le Président : Le fait principal que je relève, c'est que le taux d'abstentions s'accroît, surtout dans les grandes villes. Le vote municipal a tendance à y devenir une abstraction. Il faut donc décentraliser pour personnaliser. Je vous demande d'y réfléchir. Le jour où vous ferez élire les maires au suffrage universel, vous réveillerez l'attention, mais je ne le demande pas aujourd'hui.
Cette élection reste quand même très politique, même si elle l'est un peu moins. On a besoin d'idéologie, c'est-à-dire d'idées à long terme. A Marseille, Vigouroux est apparu comme un homme de sang-froid, qui n'est pas sectaire et exerce un métier qui inspire confiance... A Lyon, on assiste à un rajeunissement à la suite de la gestion vieillotte et maladroite d'une ville éventrée. Bref, le succès d'un homme plus jeune et qui ne manque pas de talent... A Nantes, c'est un homme qui inspire confiance, sympathique, avec une intelligence moderne... Des cas comme ceux-là sont encore trop rares. Il faudrait essayer de les multiplier.
A l'issue du Conseil, Jack Lang me prend à part : Il faut se débarrasser de Jean-Michel Jarre. Jacques, tu ne veux pas le faire ?
Michel Camdessus souhaite annoncer que le FMI ne rompra pas avec les pays qui cessent de rembourser leurs dettes privées.
Lionel Jospin voudrait profiter de la création de la Grande Bibliothèque pour obtenir de nouveaux crédits destinés aux bibliothèques universitaires. Il écrit à ce sujet à François Mitterrand. Il manque 1 500 postes. Le simple rattrapage du niveau européen, voire international, entraînerait la nécessité d'investir en constructions 2,4 milliards sur dix ans. Le budget de fonctionnement global devrait passer de 150 à 600 millions de francs...
Bérégovoy s'obstine, en dépit de la lettre du Président ! Il envoie au Conseil d'État un nouveau projet qui non seulement organise la privatisation de 3 % des filiales des compagnies d'assurances, mais qui, de surcroît, supprime un article de la loi de 1973 interdisant explicitement à toute entreprise privée ou publique de posséder plus de 1 % dans les maisons mères. Ce projet vise à permettre à la BNP de prendre de l'ordre de 5 % du capital de l'UAP, et réciproquement.
Le Président est excédé, mais cède. Il ne gouverne décidément plus avec le même entêtement qu'avant.
Importantes manifestations à Budapest à l'occasion du rétablissement de la fête nationale.
Israël restitue à l'Égypte l'enclave de Taba. Fin d'un contentieux essentiel après Camp David.
Pieter Botha prend ses fonctions.
Le Parlement européen adopte une résolution recommandant que l'on accorde aux ressortissants des pays membres le droit de vote aux élections municipales. François Mitterrand : Voilà une partie du vote des immigrés, que je réclame depuis longtemps.
Jeudi 16 mars 1989
L'ambassadeur soviétique à Kaboul annonce la reprise du pont aérien pour lutter contre l'offensive de la résistance à Jalalabad.
Lionel Jospin conclut enfin un accord sur la revalorisation des carrières avec les seuls syndicats universitaires.
Vendredi 17 mars 1989
Déjeuner avec Pierre Verbrugghe. Comme préfet de police, il se sent capable, me dit-il, de gérer le Bicentenaire. Nous examinons en détail les problèmes de sécurité. Je n'ignore pas que si ça tourne mal, nous en serons, lui et moi, tenus pour responsables.
A nouveau conspué par les enseignants, le Premier ministre écourte sa visite à Besançon.
Jospin a ouvert un grand chantier. Pas encore achevé un grand débat. Ni le Président ni le Premier ministre ne « recadrent » le problème.
Dimanche 19 mars 1989
Le second tour des municipales confirme le succès relatif du Parti socialiste : conquête de trente-cinq villes de plus de vingt mille habitants, dont Nantes, Strasbourg, Orléans, Chambéry et Aix-en-Provence. Les listes RPR de Jacques Chirac à Paris et de Michel Noir à Lyon l'emportent dans tous les arrondissements. Les Verts et le Front national préservent leurs voix du premier tour et entrent dans de nombreux conseils municipaux. Le PS perd Amiens, Laon, Sedan.
Lundi 20 mars 1989
Au golf, François Mitterrand commente les municipales : Vous mettez un peu de Parti socialiste, un peu de société civile, quelques centristes, c'est le cocktail qui gagne ! Mais il doit rester très socialiste...
Les ministres des Affaires étrangères de la CEE autorisent chaque pays à renvoyer en Iran son ambassadeur, rappelé suite à l'affaire Rushdie.
Quelle impatience ! A peine a-t-il reçu l'accord du Président sur les assurances, Pierre Bérégovoy convoque René Thomas et Jean Peyrelevade. Il leur montre un projet de communiqué les autorisant à prendre respectivement 5 % du capital de l'autre, mais sans constituer de holding commune. Ils tombent des nues, ne comprenant pas l'urgence d'une telle décision, même s'ils l'ont demandée. L'un d'eux glisse alors : Si cela ne vous gêne pas, on pourrait aller jusqu'à 8 %... Pierre Bérégovoy : Même 10, si vous voulez ! Ils en restent là.
Incroyable malentendu : l'un et l'autre ont compris que l'État leur donne tout simplement de 5 à 10 % des actions qu'il possède dans ces sociétés, autrement dit qu'il cède à la BNP de 5 à 10 % des actions qu'il possède dans l'UAP, et réciproquement ; et non pas, comme le gouvernement nous l'a dit, qu'il accorde à ces sociétés l'autorisation d'échanger de 5 à 10 % de leurs titres à l'intérieur de l'enveloppe de 25 % non détenue par l'État. Autrement dit encore, alors que le Président a refusé cette proposition, le gouvernement s'apprête, en violation de la loi, à faire baisser la part de l'État dans les maisons mères de 75 à 65 %. Une telle modification conduit à considérer la détention du capital d'une entreprise publique par une autre entreprise publique comme équivalant à sa détention directe par l'État. Le gouvernement Fabius avait d'ailleurs déjà agi de même, dans le silence de la loi de nationalisations, en 1984 et 1985, pour transmettre la propriété de petites banques à de plus grandes.
Le gouvernement invente ainsi une doctrine pour un cas particulier, dans l'improvisation la plus absolue. Toutes les entreprises publiques vont à présent demander à devenir filiales d'entreprises publiques elles-mêmes détenues partiellement par l'État.
De surcroît, dès lors qu'a été refusée la holding commune pour éviter de constituer un monstre ingérable, le rapprochement UAP-BNP devient d'ordre purement commercial et n'a aucune raison de se traduire par un échange de titres, à moins d'être un prétexte à expulser l'État de ces entreprises.
Il faut qu'un projet de loi interdise cette privatisation indirecte et force l'UAP à prendre la part de son capital qu'elle cède à l'UAP à l'intérieur des 25 % déjà privatisés.
Lionel Jospin promet 18 milliards de francs supplémentaires sur dix ans pour l'Éducation nationale, dont 1,8 milliard dès 1989. Les syndicats applaudissent.
En contrepartie, toujours pas de projet éducatif ni de modification des obligations enseignantes.
Mardi 21 mars 1989
Un exemple du vide idéologique de ce septennat en politique intérieure : lu le projet de texte du Plan qui doit venir demain en Conseil des ministres après six mois de discussions autour de Lionel Stoleru, lequel en a la charge au gouvernement. Le projet est habile, sans drame, mais vide. Il vante le déclin des idéologies, les vertus de la cohabitation, le souci de réalisme et de pragmatisme des Français. Il annonce l'irréversibilité de la libération des capitaux en Europe au 1er juillet 1990, quel que soit l'accord — ou l'absence d'accord — sur la fiscalité de l'épargne. L'État s'engage, promet-il, à réduire chaque année le déficit budgétaire jusqu'en 1992 — mais jusqu'à combien ? Il annonce enfin une baisse de l'impôt sur les sociétés et une hausse des prélèvements sur les ménages. Rien n'est dit ni sur le rôle moteur du secteur public, ni sur le pouvoir des travailleurs au sein de l'entreprise, ni sur ce qui va, à mon sens, devenir un axe essentiel du débat politique : la politique foncière dans les grandes villes. Enfin, les mots « économie mixte » n' y figurent pas. C'est un texte qu'on pourrait, avec gentillesse, qualifier de « social-démocrate », et, avec plus d'exigence, de « conservateur éclairé ».
S'il est difficile de renvoyer la copie au stade actuel — le Premier ministre l'estime excellente et elle figure à l'ordre du jour du Conseil de demain ! —,je suggère au Président de l'assortir au moins d'un commentaire serré en Conseil.
Mercredi 22 mars 1989
Avant le Conseil, devant Michel Rocard, Renaud Denoix de Saint Marc, Jean-Louis Bianco et moi, François Mitterrand constate que l'examen du Plan est inscrit à l'ordre du jour.
Le Président : Le Plan ? C'est bien un peu trop libéral, tout cela !
Le Premier ministre explique la nécessité de programmer l'action pour s'adapter à un univers aléatoire.
Au Conseil, après un exposé de Lionel Stoleru, Jean-Pierre Chevènement souligne combien ce Plan est sous-tendu par une logique libérale. Il répète la formule bien connue de Clemenceau : Le chameau est un cheval dessiné par un comité ! Pierre Joxe se plaint que l'on n'y parle pas assez des questions de sécurité. Michel Rocard se lance alors dans un cours sur l'historique du Plan : La planification dans un univers aléatoire pose un problème compliqué. Nos systèmes de santé et de fonction publique constituent des freins, des goulots d'étranglement pour le développement. Il se dit optimiste pour l'industrie française en ce qui concerne l'électronique, l'automobile, la télévision à haute définition... Ce n'est pas parce que la France accepte le choix contraint d'une économie ouverte que ce Plan est libéral.
Le Président : Je voudrais moi aussi donner mon avis. J'ai lu attentivement ce document, j'ai vu ce qui s'y trouvait et aussi ce qui ne s'y trouvait pas. Naturellement, je serai conduit à insister sur ce qui me paraît contestable. On peut considérer avec faveur, comme le fait le texte, le déclin des idéologies. Il ne faut pas confondre idéologie et sectarisme. Si l'on veut construire une société uniquement sur des éléments préconçus sans connaître la réalité et sans tenir compte des hommes, on va naturellement à la catastrophe. Mais comment imaginer que l'on pourrait conduire la société selon des vues seulement pragmatiques ? Le Plan est fait pour fixer des objectifs. Les objectifs correspondent évidemment à l'idée — pour ne pas dire à l'idéologie — que l'on a sur l'avenir de la société.
Le document fait l'éloge de l'alternance: c'est excellent ; et de la cohabitation : ce l'est moins. Si, en fait, on a pu en tirer quelques signes positifs, au total, ce n'est pas très recommandable...
Sur la fiscalité, il ne faudrait pas que l'on recommande d'accroître les avantages sur les revenus du capital alors que l'on charge encore plus les revenus du travail. On évoque la baisse de l'impôt sur les sociétés, la hausse de l'impôt sur les ménages : c'est peut-être nécessaire, mais il faut éviter de le théoriser.
Par ailleurs, le document prévoit une baisse des impôts et une diminution du déficit budgétaire jusqu'en 1992. C'est peut-être souhaitable — sans doute l'Europe nous y oblige-t-elle —, mais est-il prudent de l'afficher ? Il faut laisser au gouvernement une marge d'action. C'est pourquoi je suis hostile aux lois de programmation. Je sais bien qu'il y a une loi de programmation militaire, que j'ai laissée passer. C'est sans doute une distraction de ma part ! Si on fait des lois de programmation pour tout, vous verrez la liberté qui restera au futur Premier ministre... [Le Président se reprend :] ...au futur et à l'actuel Premier ministre... [Quel lapsus !]
Il faut valoriser davantage le rôle du secteur public en tant que tel, en tant que moteur de l'économie. Il faut parler du pouvoir des travailleurs dans l'entreprise. Sauf erreur, le document ne comporte rien sur l'économie mixte ; c'est une concession inutile à l'opposition.
Cela dit, le document est bien fait et comporte beaucoup d'acquis positifs. A bref délai, tout sera dominé par le Grand Marché. Nous avons besoin d'une véritable mobilisation, car c'est bien l'équivalent d'une guerre qu'il s'agit de mener. Il faut d'ailleurs renforcer notre armature de décision dans ce domaine européen.
Puis le Président parle de l'investissement : Au cours des quatre années qui viennent, il est nécessaire que la France se mobilise afin de préparer le Grand Marché européen et que les Français — tous les Français — en retirent les meilleurs avantages. Le projet de Plan 1989-1992 place à juste titre l'investissement sous toutes ses formes au centre de notre stratégie. Comme je l'indiquais dans ma Lettre à tous les Français, c'est en effet par l'investissement industriel, par l'investissement social, par l'investissement dans la recherche, par l'investissement éducatif dans la formation des hommes que la France gagnera.
La modernisation de notre économie est liée au développement du dialogue social dans l'entreprise, à l'évolution harmonieuse des revenus salariaux et non salariaux, à la préservation des acquis sociaux ainsi qu'au refus de l'exclusion. Cet esprit de justice et de progrès devra guider le gouvernement dans les aménagements qui seront apportés à notre fiscalité d'ici à 1993. La modernisation de notre économie ne va pas encore assez de pair avec le développement du dialogue social. Certes, il y a des revendications purement salariales qui sont exagérées ; mais, jusqu'ici, on n'a pas tout à fait trouvé le bon mode de négociation, en dépit des efforts du gouvernement qui, de ce point de vue, mérite des éloges.
Au total, je ne voudrais pas que mes propos apparaissent comme une critique excessive. Il me semble qu'un certain — comment dit-on ? — « recentrage » serait nécessaire. Pas dans le sens où vous l'entendez, mais dans le sens du vote majoritaire des Français !
François Mitterrand est ici bien plus à gauche que son gouvernement. Rien, naturellement, ne s'ensuivra.
Une Convention sur les mouvements transfrontières de déchets dangereux est approuvée par les délégations de cent quinze pays réunies depuis le 20 mars à Bâle. Contrairement au souhait de nombreux Etats africains, les exportations de déchets du Nord vers le Sud ne sont pas interdites, mais elles seront strictement contrôlées. En principe.
Mohammed Ershad, président du Bangladesh, est en visite d'État en France. Il s'entretient avec François Mitterrand du projet lancé en vue de maîtriser les inondations. Il est demandeur, mais n'a évidemment pas le premier franc pour réaliser les études nécessaires.
Robert Lion a réuni des banquiers et industriels du monde entier, avant le Sommet de l'Arche, en une sorte de « pré-Sommet ». Il rend compte de ses conclusions au Président. D'après celles-ci, l'économie des pays développés se porte plutôt bien, en dépit du chômage qui en affecte certains. L' inflation refait surface et de grands déséquilibres subsistent dans les balances des paiements. Mais il convient de ne pas combattre l'inflation de manière brutale, ce qui casserait la croissance. Il faut éviter en particulier de recourir à une hausse trop brutale des taux d'intérêt. Le forum recommande notamment une politique coordonnée des taux de change qui devrait s'élargir au-delà des Sept ; des actions assurant la transparence des transactions et la lutte contre les opérations financières illicites (argent de la drogue et spéculation pure). En ce qui concerne le Tiers-Monde, la situation est jugée mauvaise, surtout en Afrique, qui « décroche » et est en voie de marginalisation. Dans le domaine des relations avec l'Est, dont chacun souhaite une rapide intensification, le thème principal est qu'il faut les normaliser, donc les nouer davantage entre entreprises, et moins entre gouvernements. Des avis plutôt sceptiques ont été formulés sur la probabilité d'un redressement économique, voire du succès des réformes économiques entreprises en URSS.
Banquiers et industriels recommandent en outre le développement et un meilleur entretien des grandes infrastructures internationales qui, en Europe, en Amérique du Nord, etc., assurent la vitalité des échanges. Le tunnel sous la Manche, pris en charge par l'initiative privée, tient lieu de référence. Les participants ont évoqué les TGV transeuropéens, les aéroports, les télécommunications. Ces grands projets, de même que la protection de l'environnement, peuvent constituer un élément nouveau de relance de la coopération internationale et de l'investissement.
Véronique Colucci, qui a repris le flambeau de Michel, me transmet le bilan du quatrième hiver des Restos du Cœur. De plus en plus de bénévoles, où se retrouvent lycéens et personnes du troisième âge, chômeurs ou cadres en fin de droits et mères de famille... 9 000 de ces bénévoles ont servi 25 millions de repas, soit 275 000 par jour dans 925 « restos », avec 17 000 tonnes d'aliments. Grâce au vote de la « loi Coluche », le nombre de donateurs a augmenté de 50 % et les recettes se montent à 90 millions de francs, dont 26 provenant du public, le reste de la Communauté européenne et du ministère des Affaires sociales. La création du RMI n'a rien changé, car les gens, dans l'ensemble, ne connaissent pas encore leurs droits. Les « restos » vont fermer jusqu'au début de l'hiver prochain. Ils sont devenus une nécessité, malheureusement.
Jeudi 23 mars 1989
Vu Pedro Aspe, ministre mexicain des Finances. Il attend beaucoup du Sommet de l'Arche. Sans réduction de sa dette, son pays risque d'être bientôt à feu et à sang.
Avant la présidence française de la Communauté, en juillet, réunion, en présence de Michel Rocard et de Jacques Delors, sur le thème de l'Europe sociale. Pour Delors, l'affrontement avec Margaret Thatcher est inévitable, car elle a choisi d'ignorer une grande partie de l'Acte unique. Il conseille de choisir trois domaines bien délimités :
- l'adoption d'une « Charte des droits sociaux » sous forme d'une déclaration solennelle ;
- l'orientation des financements communautaires vers l'insertion des jeunes ;
- privilégier les thèmes du dialogue social, du droit à la formation permanente.
Il recommande de ne pas retenir trop de thèmes si on veut obtenir des résultats concrets.
Par Jean-Pierre Soisson, j'ai un compte rendu du petit déjeuner qui a réuni ce matin autour de Michel Rocard les ministres d'« ouverture ». Le Premier ministre leur a dit : J'ai perçu les propos du Président sur le Plan comme un avertissement. J'ai bien entendu l'avertissement et j'en tiendrai compte. Nous ne devons pas nous couper des forces de gauche.
François Mitterrand reçoit dix-huit ministres latino-américains pour faire le point sur le plan de réduction de la dette qu'il a présenté à l'ONU en septembre dernier.
Le Président à un ami de province : En politique on n'a pas souvent l'occasion de rire. Les Français ont décidé de rajeunir la classe politique: ils l'ont fait au bon moment, disons pas trop tard, mais surtout pas trop tôt... Du coup, M. Giscard d'Estaing voit ses rêves s'écrouler. Il a pris un coup de vieux. M. Chirac, c'est pareil...
Vous imaginez une tête de liste Giscard-Balladur ? Les publicitaires pourraient s'en donner à cœur joie ! Ce ne serait pas un « ticket choc »... Au Bêbête-show, ils pourraient dire : « C'est un ticket vioque ou un ticket toc... »
Slobodan Milosevic met fin à l'autonomie de deux provinces de Serbie, la Voïvodine et le Kosovo.
Roland Dumas rencontrera Yasser Arafat à Alger. Ils évoquent l'idée d'une prochaine rencontre entre François Mitterrand et le chef de l'OLP à Paris.
Vendredi 24 mars 1989
Au sein de l'État et des entreprises publiques, la bataille sur le « ni-ni » fait rage. Transférer des titres d'une entreprise publique détenus par l'État à une autre entreprise publique, est-ce privatiser ? Non, dit l'article 28 de la loi de nationalisations de 1982. Ce texte a permis au gouvernement d'apporter à une banque nationalisée ou à une autre entreprise publique les actions dont l'État avait acquis la propriété à la suite de la nationalisation. De très nombreux apports de titres ont été ainsi consentis par l'État de 1982 à 1986. L'exemple le plus net est celui de la compagnie financière du CIC, dont l'État ne possède plus directement aujourd'hui que 49 % du capital, du fait de l'acquisition de 34 % de ce même capital par le GAN. L'État et le GAN détenant ensemble 83 % du capital du CIC, personne ne conteste néanmoins au CIC son caractère de groupe nationalisé.
S'agissant des entreprises industrielles nationalisées, l'État avait fait entrer dans leur capital, en 1982, la société française de participations industrielles (SFPI), créée pour permettre l'apport de fonds propres à ces entreprises par cinq banques nationales. Ainsi, au 1er janvier 1986, l'État ne détenait plus que 69 % du capital de Saint-Gobain. A l'heure actuelle, Rhône-Poulenc n'est plus détenu qu'à 67 % par l'État, alors même qu'aucune mesure de privatisation n'est intervenue pour cette entreprise entre 1986 et 1988. S'agissant d'Elf-Aquitaine, l'État ne détient directement aucune participation ; c'est par l'intermédiaire d'une société publique, ERAP, que l'État contrôle 51 % de la SNEA. Nul ne conteste pour autant l'appartenance de la SNEA au secteur public.
La dilution du rôle de l'État a ainsi commencé, ce que la loi de 1982 autorisait pour les banques, mais nullement pour les assurances. Le permettre pour les assurances ne serait donc en rien une nouveauté.
Dimanche 26 mars 1989
En URSS, premier tour des élections au Congrès des députés du peuple. Boris Eltsine obtient 85 % des voix à Moscou.
Yasser Arafat est nommé Président de l'« État palestinien ».
Lundi 27 mars 1989
Le Président : J'ai réfléchi. Je rencontrerai bientôt Arafat, mais à Paris. Autant affronter cela de face. Il faut trouver une date. Et ne pas se laisser impressionner par les extrémistes des deux bords...
Mardi 28 mars 1989
J'avoue ne pas voir où la BNP va prendre la part de son capital qu'elle va céder à l'UAP, sauf à privatiser de 5 à 10 % de son capital en application de la loi... de privatisations de 1986 ! Tout cela paraît bien improvisé. Si la BNP et l'UAP se regroupent, cela donnera un ensemble qui échappera bientôt à toute logique financière et publique. L'explosion du marché financier à Paris est sans limite. Tendance dangereuse. Il ne servirait à rien à l'État d'être actionnaire d'entreprises plus puissantes que lui.
L'affaire vient demain en Conseil des ministres.
A Téhéran, l'ayatollah Ali Montazeri, successeur désigné de Khomeyni, est démis de ses fonctions par le chef de la Révolution : il a récemment dressé un bilan plutôt sombre des dix années de République islamique.
Mercredi 29 mars 1989
Au Conseil des ministres vient enfin le projet de réforme du code des assurances :
Le Président : Je n'attends du gouvernement aucune forme nouvelle de privatisation des assurances...
En ce qui concerne le rapprochement entre la BNP et l'UAP, je recommande la prudence. Il y a là un rêve de mariage qui n'est pas interdit, mais qui mérite un examen approfondi. [Le Président redoute la constitution d'un mastodonte qui échapperait à toute influence du pouvoir politique.]
Après l'exposé de Roland Dumas sur la politique étrangère, le Président : A propos de ma rencontre éventuelle avec Arafat, dès la tenue du Conseil national palestinien d'Alger, j'avais indiqué qu'il n'était pas question de reconnaître l'État palestinien, qui ne dispose ni de territoire ni de gouvernement, mais que les décisions prises allaient dans le bon sens ; on pouvait donc élever le niveau de la représentation palestinienne à Paris et il n'y avait dès lors aucune objection de principe à ce que je reçoive Arafat. En dehors des pays de l'Est et des pays arabes, il a été reçu par le pape, le Roi d'Espagne, le Premier ministre espagnol, les dirigeants grecs, autrichiens, et j'en passe. Les États-Unis ont eux aussi entamé un dialogue public avec l'OLP. En vertu de quels principes la France devrait-elle connaître un sort particulier ? Le gouvernement israélien semble le prendre de haut. Jusqu'à nouvel ordre, je n'ai pas adhéré à l'extrême droite du Likoud ! Aussi ami soit-on d'Israël, et je le suis, la France ne prend pas ses ordres d'Israël. Moubarak, Chadli, Ben Ali m'ont proposé de rencontrer Arafat dans leur capitale ; je trouve plus digne d'engager directement la discussion en France. La date reste à déterminer. Bien entendu, je lui ferai connaître la position de la France sans aucune complaisance, y compris sur le terrorisme.
Pierre Joxe présente le projet de modification de la loi Pasqua. Dans sa communication, il ne tient pas totalement compte des arbitrages rendus par le Président qui le corrige :
Le Président : Il y a des idées simples. L'immigration clandestine est interdite. Il ne doit donc pas y en avoir. Cela n'empêche pas qu'il y a toujours des clandestins. Les clandestins doivent être expulsés, mais dans le respect des droits de l'homme, et en leur accordant une possibilité de recours. Il y a, d'autre part, les étrangers en situation régulière, qui doivent disposer de toutes les garanties de recours nécessaires. Il y a enfin le cas de menaces graves à l'ordre public. Cela ne peut être que tout à fait exceptionnel, et cela doit être probablement examiné au niveau du ministre ou de son cabinet. Je ne prône pas la complaisance ou le laxisme, comme disent nos adversaires, mais nous avons des principes à défendre. Il faut en avoir le courage, et même la fierté.
L'entrée du Louvre par la Pyramide de Ming Pei est inaugurée par François Mitterrand. Je pense à Jean Riboud, qui a présenté Ming Pei à François Mitterrand et qui est à l'origine de ce chef-d'œuvre.
Jeudi 30 mars 1989
Les accords du Louvre sont caducs. Édouard Balladur en était si fier, lui qui était censé stabiliser le dollar ! Or le dollar explose à la hausse.
Rencontre entre le Président et Ciriaco De Mita à Taormina. Examen approfondi des dossiers communautaires dans la perspective du Conseil de Madrid. Une attention particulière est portée à la question de l'Union économique et monétaire. Il est convenu que les thèmes de l'endettement et de l'environnement seront les priorités du prochain Sommet de l'Arche. De Mita annonce que l'Italie est désormais prête à participer au projet de télévision haute définition en Europe. Le Président regrette qu'à conditions égales Italtel ait choisi ATT de préférence à des partenaires européens dans le secteur des télécommunications. De Mita répond que les offres américaines étaient plus intéressantes, notamment dans le domaine de la gestion. Il manifeste un grand intérêt pour l'initiative sur la Méditerranée occidentale. Il encourage le Président à poursuivre dans cette voie et offre d'en accueillir les manifestations à Rome.
De Mita rappelle la demande d'extradition adressée à la France par l'Italie visant deux ressortissants italiens, Enrico Villimburgo et Giovanni Alimonti, recherchés, dit-il, pour participation à l'assassinat de son conseiller pour les Affaires constitutionnelles en avril 1988. Il s'étonne que les intéressés aient fait la veille, selon lui, l'objet d'une mesure de mise en liberté surveillée, alors que la chambre d'accusation avait émis un avis favorable à leur extradition. Après avoir rappelé la doctrine de la France en la matière, le Président — qui n'est pas informé de cette affaire — indique qu'il ne voit pas de raison de ne pas donner une suite favorable à cette demande.
(En fait, il apprend en rentrant que Giovanni Alimonti et Enrico Villimburgo ont été présentés à tort, en Italie, comme les auteurs de l'assassinat du sénateur Ruffili, commis le 16 avril 1988. Villimburgo n'a jamais été soupçonné de ce crime ; Alimonti, qui a été vu par plusieurs personnes à Paris au jour et à l'heure du crime, a été lavé de tout soupçon. D'ailleurs, l'autorité judiciaire italienne elle-même a officiellement révoqué le mandat émis initialement à son encontre et, par conséquent, retiré purement et simplement sa demande d'extradition !)
Au cours de sa conférence de presse, le Président expose les priorités pour la présidence française : Union économique et monétaire, Europe sociale, Europe audiovisuelle, environnement.
On lui demande : Comment surmonter l'hostilité du Royaume-Uni à la Banque centrale européenne ?
Le Président : Il suffit de dire non.
Vendredi 31 mars 1989
Rencontre à Washington avec Brent Scowcroft, conseiller pour la Sécurité du nouveau Président Bush. Un de ces rendez-vous devenus réguliers avec celui qui est mon... septième interlocuteur dans ce même bureau. Le général est un professionnel calme, raisonnable, spécialiste des questions stratégiques, mais qui, à la différence de ses prédécesseurs, ne refuse pas de prendre parti sur l'économie.
La dette de l'Amérique latine est pour lui un problème majeur. Tous les calculs montrent que les solutions seront beaucoup plus onéreuses qu'on ne le pensait. Les banques ne peuvent à la fois accepter des rééchelonnements et fournir de la fresh money. Le plan actuel ne dit pas où ni comment trouver l'argent. De toute manière, les besoins seront tels qu'il fauura avoir conjointement recours au financement des banques, au Japon et aux DTS. Après une critique de la gestion des années Reagan, le général Scowcroft se montre assez pessimiste sur les pays justiciables de programmes de réduction de la dette. Seuls seraient finalement agréés, à son avis, le Mexique et le Venezuela. Les situations intérieures (élections, limitations des pouvoirs exécutifs) paraissent lui faire écarter les cas « désespérés » du Brésil et de l'Argentine. Il reconnaît cependant que l'accumulation de ces dettes ingérables n'est pas seulement la conséquence d'une mauvaise gestion ; il évoque à cet égard les « erreurs » passées des États-Unis : recyclage forcené des pétrodollars, sous-évaluation suivie d'une envolée du dollar, montée des taux d'intérêt, baisse des matières premières, etc.
Concernant le déficit budgétaire, le Président Bush est tenu — au moins pour cette année — par ses engagements de dépenses. Dès 1989-1990, promet Scowcroft, ce déficit sera pourtant contenu et réduit grâce à des économies. En premier lieu en matière de défense : restrictions sur le programme IDS, qui restera strictement un programme de recherche, critiquable du point de vue de la stratégie nucléaire mais qui peut avoir, pour certains pays amis, des retombées utiles afin de se préserver de la prolifération balistique et chimique. Le Stealth — l'« avion invisible » — est une technologie intéressante pour d'autres applications, même si certaines économies provoqueront quelques retards dans son développement. Surtout, d'amples économies peuvent être faites en matière de rationalisation et de contrôle de gestion des dépenses de défense.
L'amélioration de l'environnement est une priorité du Président Bush. Il accepte que ce soit un des thèmes majeurs du Sommet de l'Arche, dans la foulée des réunions de Londres et de La Haye. Il s'interroge sur l'opportunité d'une autorité internationale dotée de pouvoirs de sanction.
A propos des forces nucléaires à courte portée, le général Scowcroft se montre fort critique sur l'attitude de l'Europe — l'Allemagne en particulier-qui vient de se déclarer hostile à ces armes américaines. Margaret Thatcher, me dit-il, aurait écrit une lettre furieuse à Kohl à ce sujet. Elle lui aurait exposé qu'elle n'avait jamais vu remporter des élections en s'alignant sur les positions de son adversaire... Scowcroft est d'accord avec elle. L'engagement américain dans la défense de l'Europe repose sur ces armes (présentées comme partie d'un système de dissuasion) ; toute mise en question, à travers les débats sur leur modernisation ou les dates de leur déploiement, constitue un risque d'acceptation d'une troisième option zéro. Il n'estime pas possible aujourd'hui que les États-Unis souscrivent à un engagement de défense de l'Europe par l'implication de leurs systèmes centraux (ils ne risqueront pas Chicago pour protéger Hambourg). Il ne croit pas que les Allemands puissent jouer avec l'idée d'une troisième option zéro. Pour lui, la présence des armes nucléaires américaines à courte portée en Europe est nécessaire à l'engagement américain sur le continent.
C'est la première fois qu'un responsable américain me dit aussi franchement ce que nous redoutons depuis longtemps. La nouvelle administration sera plus brutale encore que la précédente.
L'Alliance atlantique est pour lui un sujet de vive inquiétude. Son avenir et sa finalité ne doivent-ils pas être réexaminés à la lumière des derniers développements en URSS, de leur perception en Europe occidentale, des consé— quences d'une telle perception sur l'attitude du Congrès américain ? L'administration Bush s'apprête à résister à toutes les velléités et propositions de rapatriement des forces américaines déployées de par le monde. Il n'empêche que les pressions seront d'autant plus fortes que les motivations budgétaires (fondées ou non) se feront plus insistantes.
Michel Rocard réunit Pierre Bérégovoy et Michel Charasse pour « cadrer » la préparation du budget 1990. En ce qui concerne le déficit budgétaire, Rocard préférerait 95 milliards aux 90 proposés par Pierre Bérégovoy. Celui-ci fait d'une nette réduction du déficit une question de principe, car la dette publique obère l'avenir. Il irait même, pour cela, jusqu'à sacrifier une partie des allégements fiscaux.
Le budget 1990 est crucial : soit il prolonge celui de 1989, et sacrifie l'investissement à la paix sociale avec les fonctionnaires, soit il mobilise les forces vives du pays pour remporter la bataille économique et politique des élections de 1993.
Accord entre Paris et Ottawa sur les droits de pêche au large de Terre-Neuve et de Saint-Pierre-et-Miquelon.
La hausse du dollar se poursuit : 6,39 francs.
Samedi 1er avril 1989
Je déjeune à Mexico avec le nouveau président Carlos Salinas, que je connais depuis bientôt dix ans. La dette extérieure du pays obère toute avancée politique vers la démocratie qu'il veut créer ici. Il me raconte ses premiers contacts avec l'administration Bush. Un responsable du Trésor américain lui a proposé de régler le cas mexicain en douceur, d'État à État ; Washington a même offert 7 milliards de dollars de crédit sur trois ans. Il a refusé : la réduction de la dette devra se faire sur des bases multilatérales.
A 15 h 30, je quitte Mexico pour être de retour ce soir à Washington.
Dimanche 2 avril 1989
Réunion du groupe des Sept à Washington pour enrayer la hausse du dollar et soutenir les initiatives en faveur de l'allégement de la dette des pays en voie de développement. La réunion adopte le plan dit « Brady ». Les Britanniques ne souhaitent pas faire garantir par les gouvernements les prêts des banques privées. Les États-Unis et la France l'imposent : si le Tiers-Monde ne paie pas, ce sont les contribuables qui paieront. Le Mexique recevra 4 milliards de dollars : c'est la première opération légale de dévalorisation de la dette. En fait, derrière ce prêt accordé au Mexique, il y a une garantie aux banques occidentales, surtout américaines, très engagées vis-à-vis de ce pays.
En somme, si vous voulez bénéficier du soutien de l'Amérique, empruntez-beaucoup à ses banques !
Mikhaïl Gorbatchev, en visite officielle à Cuba, redéfinit la politique soviétique à l'égard de l'Amérique centrale. Avec Fidel Castro, le caractère fraternel et indestructible de l'amitié entre l'URSS et Cuba est réaffirmé, de même que le droit de chaque pays à défendre sa conception du socialisme.
Lundi 3 avril 1989
Auditions par le CSA des candidats au satellite TDF 1.
La rencontre Arafat-Mitterrand aura lieu très bientôt à Paris. Reste à en fixer la date exacte. Du côté de l'OLP, on en attend un maximum d'échos médiatiques avec un minimum de contenu politique (c'est ce qu'Ibrahim Souss appelle la formule espagnole). Entre la conception de l'OLP et la nôtre, il y a un malentendu qu'il importe de dissiper rapidement. Nous ne devons pas laisser croire que l'annonce de cette rencontre réglera tout, et que le reste relèvera de la routine protocolaire.
Faut-il qu'elle ait lieu tout de suite ? Ibrahim Souss marque une légère préférence pour le second semestre. D'autres inclinent à l'immédiat. Le Président souhaite qu'elle se produise au plus tôt : Nous risquons de perdre notre faible avance, alors que les Américains s'engagent sérieusement et de façon intelligemment pragmatique (à la Kissinger) dans le dialogue avec l'OLP, que Mme Thatcher se place pour n'être pas en reste, que Moubarak, Shamir et Hussein seront à Washington dans la première quinzaine d'avril. Nous risquons de diluer ce qu'il y a de fort dans notre position dans ce qui pourrait être confusément perçu comme une initiative européenne sous présidence française (alors qu'il y aura place pour d'autres mesures utiles de la part des Douze au second semestre). Pour désarmer les critiques, il faut que la visite soit bien comprise pour ce qu'elle est : non pas un coup de pouce gratuit à la légitimation internationale de Yasser Arafat, mais une contribution réelle à l'instauration du dialogue et de la confiance entre Palestiniens et Israéliens. Nous ne saurions exiger de Yasser Arafat plus qu'il ne peut donner. Mais nous sommes en droit d'attendre de lui qu'il accomplisse à Paris un pas nouveau qui aille dans le sens souhaité. Il faut qu'il fasse un pas sur la conférence internationale, les élections libres dans les Territoires, la reconnaissance du droit légitime du peuple juif à avoir un État en Israël, la flexibilité sur la notion de droit au retour pour les Palestiniens.
Craignant qu'à trop attendre le climat ne fasse que se dégrader, Roland Dumas penche également pour une visite rapide. Il considère qu'Arafat pourrait faire à Paris un pas en avant en déclarant qu'il est favorable au principe des élections, mais que leurs modalités restent à négocier.
Deux avocats parisiens, Me Irène Terrel et Me Jean-Jacques de Felice, protestent contre la présentation qui a été faite par la presse italienne de la remise en liberté de leurs clients par la cour d'appel de Paris. En réalité, Giovanni Alimonti et Enrico Villimburgo font partie de ces quelques centaines d'Italiens réfugiés qui mènent dans notre pays une vie paisible et dont la France, depuis près de dix ans, a toujours refusé l'extradition.
Le Président : C'est assez grave. Si c'est vrai, on m'aurait donc trompé à Taormina.
Alors que de très violents duels d'artillerie se poursuivent depuis trois semaines entre les secteurs chrétien et musulman de Beyrouth, François Mitterrand en Bavière, où il rencontre le Chancelier Kohl, en appelle à la conscience universelle et le gouvernement français décide de proposer aux autorités libanaises une assistance médicale et humanitaire pour les populations victimes des affrontements.
Repli du dollar, qui avait atteint 1,89 Deutsche Mark, 132 yens et 6,39 francs le 31 mars à Paris.
Les ministres des Finances du G7 se prononcent en faveur de l'allégement de la dette.
Jack Lang propose au Président de nommer Dominique Perrault dans le jury pour la Grande Bibliothèque. Le président préférerait le voir concourir. Il me dit vouloir que la Grande Bibliothèque soit un « cloître ».
Mercredi 5 avril 1989
Le Conseil des ministres est annulé et reporté au mercredi 12, sans raison particulière.
Pierre Bérégovoy propose d'envoyer une note à l'intention de la Commission de Bruxelles sur l'harmonisation de la TVA. Il doit être clair que la France, contrairement aux Britanniques, souhaite cette harmonisation. Mais elle refuse le mécanisme de compensation de la Commission et propose un système alternatif supprimant les frontières fiscales. Il en coûterait de 30 à 48 milliards de francs. Ce système alternatif maintiendrait la taxation zéro à l'exportation. La Commission, elle, fait de sa suppression une question de principe, alors que la majorité des États y est opposée.
En Pologne, accord « historique » entre le pouvoir et Solidarité, prévoyant la légalisation du syndicat, l'entrée de l'opposition au Parlement et la démocratisation des institutions.
Gorbatchev, en voyage en Grande-Bretagne, met en garde les pays de l'OTAN contre une décision de modernisation des armes nucléaires à courte portée en Europe. Washington et Londres restent partisans de cette modernisation. Bonn demande la réduction du nombre de ces armes, malgré les menaces américaines de retrait des forces.
Réunion ministérielle du GATT à Genève. Toujours la question agricole qui bloque tout progrès.
Jeudi 6 avril 1989
Six RPR, dont Philippe Séguin, Michel Noir et Alain Carignon, trois PR et trois UDC, dont Bernard Bosson et Dominique Baudis, se présentent comme les « rénovateurs » de la droite. Ils annoncent leur intention de conduire une liste aux élections européennes.
Itzhak Shamir présente à George Bush son projet d'élections en Cisjordanie et à Gaza, qui permettraient de désigner les représentants palestiniens à des négociations portant d'abord sur un régime d'autonomie provisoire, puis sur le statut définitif des territoires occupés. Ces propositions sont jugées très encourageantes à Washington, mais rejetées par l'OLP, qui n'y voit rien qui conduise à un État palestinien.
Vendredi 7 avril 1989
Réunion des sherpas, cette fois à Saint-Martin, île à demi française en terre d'Amérique. Dans la foulée des réunions du comité intérimaire du FMI et du G7, beaucoup souhaitaient se réunir à Washington, ce dont je ne voulais à aucun prix sous présidence française.
Cette seconde réunion de sherpas fait directement suite aux conférences monétaires de Washington, aux travaux du comité intérimaire du FMI et à la réunion des ministres des Finances des Sept, auxquels tous ont assisté. Partout il a fallu se battre pour restaurer une concertation qui puisse en imposer aux marchés.
Samedi 8 avril 1989
Nous entrons entre sherpas dans les détails d'application du plan Brady. Allemands et Britanniques entendent le bloquer. Les Allemands réclament une modification de la législation bancaire américaine en échange de l'acceptation du plan. Ce qui implique un vote du Congrès : impossible !
Longue discussion sur la dette. Faut-il fixer un minimum de décote ? Combien d'annuités de service d'intérêts peuvent être garanties ? Les Britanniques sont toujours contre.
Accord du GATT conclu hier à Genève : les États-Unis acceptent le gel des subventions. L'accord conclu, esquissant un programme de travail pour la fin de l'Uruguay Round sur les sujets sensibles (agriculture, propriété industrielle, textile), donne à penser que le commerce ne sera pas un sujet de conflit le 14 Juillet prochain. Cependant, il faut se garder de tout optimisme excessif : si les Américains se sont montrés si conciliants à Genève (renonçant en particulier à leurs exigences agricoles traditionnelles), c'est qu'ils s'apprêtent à déclencher des mesures de protectionnisme unilatérales contre certains pays, tels le Japon et la RFA, sur la base d'une législation nouvelle dite « Super 301 ». Le Sommet pourrait alors devenir le lieu d'une confrontation féroce à propos du protectionnisme américain, lancée en particulier par les Japonais, trop heureux, une fois n'est pas coutume, d'apparaître comme victimes, et non comme agresseurs !
Le général Jaruzelski vient de reconnaître Solidarnosc. L'Ouest doit donc répondre par un effort d'aide accru. Les Britanniques y sont opposés. La RFA est pour, mais les Polonais n'aiment guère les Allemands. La France y est elle aussi favorable. Les États-Unis restent prudents, refusant toute aide qui dérogerait aux règles internationales.
Dimanche 9 avril 1989
Pêche au gros à Saint-Martin de 4 à 9 heures du matin. Le sherpa américain est un passionné. Le Japonais, digne, monte à bord. Il est malade au bout de dix minutes. Le pêcheur professionnel qui nous accompagne parvient à faire croire à l'Américain qu'il a remonté seul un thon de 250 livres. Photos. Le Japonais se fera remplacer pour la matinée par l'un de ses innombrables assistants.
Retour en réunion. Sur la dette des pays dits intermédiaires, longue discussion très technique. Comme nous, les Américains veulent arriver à une réduction de la dette par la création d'un fonds de garantie des intérêts, mais ils s'emploient par mille moyens techniques (le nombre d'années de garantie, la progressivité des garanties, la couverture du principal, le refus des DTS) à en minimiser la portée afin que cet accord ne soit appliqué avant le 14 Juillet qu'à un petit pays comme l'Uruguay. Nous obtenons que soit organisée à partir de la semaine prochaine une série de réunions des directeurs du Trésor des Sept, d'abord avec le FMI, puis avec les banques privées, pour faire avancer le dossier d'ensemble avant le 15 mai et la prochaine réunion des sherpas. Je voudrais parvenir à un accord avec application dès juillet à quatre pays : Maroc, Mexique, Égypte, Pologne. Encore cela n'est-il qu'un aspect technique d'un plan plus vaste visant à créer un Fonds de garantie des intérêts de la dette réduite. Les Britanniques n'assisteront pas à ces réunions et je crains qu'ils ne réussissent à empêcher l'accord sur le financement du Fonds de garantie par les DTS.
On passe à la lutte contre les catastrophes naturelles. Contre la désertification du Sahel est annoncée la création de l'Observatoire du Sahara. Pour la maîtrise des inondations au Bangladesh, mention sera faite dans le communiqué de l'importance du problème, de l'urgence de lancer les travaux, de l'accord pour les confier à la Banque mondiale, qui organisera en octobre une conférence des donateurs afin de financer ce projet. Les Britanniques, toujours à l'affût d'une récupération, souhaitent organiser cette conférence à Londres. Je n'y vois pas d'obstacle pourvu que le lancement politique des travaux soit acquis à l'Arche. Il le sera : nous aurons là une magnifique réussite — peut-être la plus concrète de ce Sommet.
Sur proposition allemande, il y aura une déclaration politique sur l'importance des droits de l'homme à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française.
Il est encore trop tôt pour savoir quels seront par ailleurs les sujets d'actualité politique. Il est clair que les Américains sont des plus méfiants vis-à-vis de l'évolution à l'Est et souhaitent faire partager leur méfiance.
Juste après la réunion, le secrétaire général de la Présidence du Mexique, José Córdoba, vient de Mexico déjeuner avec moi à Saint-Martin pour prendre connaissance du résultat des négociations, si vitales pour son pays. J'ai l'air malin : il m'apprend que la banque qui mène la fronde des banques occidentales contre toute réduction de la dette mexicaine est... la Société Générale ! Le directeur du Trésor, Jean-Claude Trichet, en parlera à Marc Vienot, président de la Générale.
Septième semaine de grève des fonctionnaires en Corse.
Mardi 11 avril 1989
Bien joué : Bernard Kouchner est à Beyrouth. Après de difficiles négociations avec les alliés libanais de la Syrie, il parvient à faire accepter l'aide française, destinée à tous les Libanais, pour sauver ce qui peut l'être dans ce pays sous tutelle syrienne, déchiré chaque jour davantage par dix guerres civiles à répétition, incapable d'élire un président. Il se tient en liaison constante avec Roland Dumas qui a tenu à ce que l'aide soit répartie de façon équilibrée entre musulmans et chrétiens.
Mercredi 12 avril 1989
Au Conseil des ministres, à propos de la directive communautaire sur l'Europe audiovisuelle, Michel Rocard indique que, d'accord avec le Président, il pense qu'on ne peut obtenir un meilleur compromis pour protéger la création française. Le remettre en cause équivaudrait à reculer.
Le Président : C'est un sujet très délicat. Sur le fond, les créateurs ont raison ; en pratique, ils ont tort. Ce n'est pas là une décision nationale, mais une négociation à Douze dans laquelle la France est très isolée. Nous ne pouvons pas imposer en toutes circonstances notre volonté. Si nous opposions notre veto, alors rien ne se ferait. On peut se refermer dans une orgueilleuse solitude ; pour autant, notre production ne sera pas plus achetée ni la production européenne développée. Mais il faut poursuivre le combat pour aller plus loin.
Sur le Liban : La France a toujours été présente depuis quatorze ans que dure la guerre civile soutenue et suscitée par la Syrie et Israël. Nos interventions ont toujours engendré pour le moins des mouvements divers. Ceux qui en bénéficiaient étaient toujours pour ; la plupart des autres, naturellement contre. Faut-il rappeler le cas des Palestiniens, qui ont été opposés aux chrétiens puis aux Syriens ? Nous avons sauvé la vie ou au moins la liberté de 4 000 Palestiniens à Tripoli ; nous les avons acheminés vers l'Égypte et la Tunisie avec les Grecs. Nous en avons encore sauvé 3 500 à Beyrouth. Nous avons servi de médiateurs pour l'échange de prisonniers entre Israël et les Palestiniens. C'est à la demande personnelle directe de Reagan que j'ai accepté la force d'interposition, en refusant qu'elle soit unifiée sous commandement américain. Nous étions venus pour protéger les musulmans ; à cause de l'attitude américaine, cela a pu paraître une opération antimusulmane. Néanmoins, toutes les factions représentées au Parlement ont approuvé l'action de la France. Naturellement, pas le Hezbollah ni les terroristes iraniens.
Après Sabra et Chatila, nous sommes revenus. Nous avons évité de nouveaux massacres, mais je savais que ce serait diversement apprécié en France même. Nous avons eu 98 morts, dont 50 d'un coup. Les États-Unis sont partis aussitôt, sans même nous prévenir. Walid Joumblatt et Nabih Berri, qui nous critiquent aujourd'hui, ont demandé que nous restions. Nous avons cependant décidé de partir en laissant des observateurs. Quand nous les avons retirés, la totalité des Libanais ont demandé qu'ils restent. De même, dans le Sud-Liban, la France a été sollicitée pour participer aux Casques bleus, alors que, d'ordinaire, les membres permanents du Conseil de Sécurité n'en font pas partie. Plus récemment, les États-Unis, y compris leur président, ont montré patte blanche à la Syrie pour l'élection présidentielle au Liban ; cela prouve qu'ils sont sans rancune... Le candidat qu'ils avaient choisi avec les Syriens était tellement à la botte de ceux-ci que cette solution s'est effondrée dans le ridicule !...
Le Président se livre ici à une digression sur le Pacte germano-soviétique, à propos duquel il dit ne pas partager l' analyse généralement admise par les historiens : ce fut pour lui un pas positif !
Je sursaute : un pas positif, l'accord entre les nazis et les soviétiques ?
Puis il reprend : Je lis dans certains journaux qu'il faut sauver l'honneur de la France. Mais qu'est-ce que cela veut dire, sinon une expédition militaire ? Quandj'ai reçu les parlementaires de toutes les formations politiques, ils ont naturellement exposé de bons sentiments. Pascal Clément et Philippe de Villiers ont commencé à parler de l'honneur et de l'Histoire. Je leur ai dit : Me demandez-vous une expédition militaire ? Ils ont bredouillé et n'ont pas osé répondre oui. On dit : « La France doit faire. » Mais doit faire quoi ? Michel Jobert réclame une conférence internationale sur le Liban. Mais avec qui ? Personne n'en veut ! Bien sûr, nous pourrions tous ensemble, pour faire masse, nous transporter place du Trocadéro. Bien sûr, on peut toujours suivre l'idée de quelqu'un d'aussi léger [Jobert], pour qui la forfanterie tient lieu de politique !
Les États musulmans admirent Assad, que l'on dépeint comme un superbe joueur d'échecs à sang froid. Mais il n'est pas aussi froid que cela et ce brillant stratège a mis son pays au trente-sixième dessous. Cependant, il exerce un rapport de forces. Il n'y a pas aujourd'hui un seul leader musulman qui ose aller contre lui. Nous n'avons donc pas de partenaire libanais. Les Libanais musulmans s'auto-excitent en parlant de politique de la canonnière, de croisade. Est-ce une croisade que d'apporter du lait en poudre et des pansements ?
En réalité, chez ceux qui nous critiquent, il y a le rêve d'une intervention coloniale. On a vu ce que cela donnait avec les États-Unis au Vietnam, au Liban, et même pour la petite île de Grenade : il a fallu neuf jours aux États-Unis pour en venir à bout ! On a vu également ce que cela donnait pour l'URSS en Afghanistan. C'est une mode d'un autre siècle. La France, assurément, ne s'engagera pas dans cette voie. Mais les pays non-occidentaux nous donnent l'exemple assez triste de la dislocation d'un monde qui se réclame des mêmes valeurs que nous. Nous ne pouvons pas nous substituer au monde entier. Nous faisons notre devoir. Quant aux conséquences politiques pour nous-mêmes, ne vous inquiétez pas. De toute manière, quand il faut prendre des décisions dangereuses, il y a une seule règle : c'est d'agir selon sa conscience.
Abordant le sujet de la Grande Bibliothèque, Jack Lang se lance dans un interminable panégyrique du rôle du Président. Puis Michel Rocard y va à son tour d'un petit compliment on ne peut plus simple et clair : Ma tâche à moi est de canaliser dans sa faisabilité générale, administrative et technique, en m'attachant aux conséquences urbanistiques générales et spécifiques... Le Président le considère d'un air songeur.
Jeudi 13 avril 1989
Les « rénovateurs » de la droite renoncent piteusement à leur projet de liste autonome aux prochaines élections européennes par souci de ne pas ajouter à la division de l'opposition, cause de tant de défaites. Mais ils promettent de s'organiser en « courant »...
Michel Rocard réunit une vingtaine de ministres et secrétaires d'État pour préparer le budget 1990. Jospin, Dumas, Rausch, Evin, Cresson sont absents.
La situation s'aggrave : alors que le déficit budgétaire était passé de 130 milliards en 1987 à 115 milliards en 1988, on finira 1989 à 135 milliards, sauf à faire des économies drastiques et peu vraisemblables. Bérégovoy et Charasse veulent contenir le déficit de l'an prochain à 90 milliards ; Rocard souhaite qu'on s'en tienne à 95. L'un et l'autre objectif apparaissent comme très difficiles. A ce stade du débat budgétaire, le chiffre est d'ailleurs symbolique : on peut le fixer à peu près comme on veut et estimer en conséquence les recettes fiscales de façon totalement aléatoire et arbitraire. Le plus important n'est donc pas le chiffre en soi, mais la certitude de s'y tenir dans toute la procédure de préparation budgétaire. Convenir aujourd'hui d'un déficit de 90 milliards et n'en plus varier d'un bout à l'autre de la préparation du budget serait la meilleure solution. Mais le fixer maintenant à 90 milliards pour finir en octobre 1989 à 95 milliards, comme le propose Charasse, donnerait une image de laxisme tout à fait détestable. Or, c'est ce qui risque de se passer si chacun pense qu'on se fixe aujourd'hui 90 pour se donner une certaine marge en vue des arbitrages de l'été. Je propose donc d'opter pour 95 milliards et de s'y tenir.
L'essentiel est ailleurs : quel que soit le montant du déficit, le budget sera très difficile à élaborer, et un déficit de 100 à 110 milliards est bien plus vraisemblable. Certaines augmentations de dépenses sont déjà décidées : on augmentera le budget de l'Éducation nationale (de 18 milliards), ceux de la Recherche et du Développement, ainsi que le RMI. On dotera les entreprises publiques (y compris les banques et les assurances) de moyens importants pour éviter de voir resurgir le débat sur leur privatisation. On remboursera les emprunts de 1984. On adaptera la fiscalité aux exigences européennes. Certaines économies sont inévitables : reconduction des dépenses d'équipement militaire à croissance zéro, réduction sensible du nombre des emplois publics (hors éducation), stabilisation de l'aide sociale aux chômeurs. Mais certaines coupes proposées sont excessives.
Bérégovoy suggère que les 3 % de croissance soient partagés comme suit : 1 % pour l'autofinancement des investissements, 1 % pour les salaires versés aux emplois créés, et 1 % aux salaires des emplois existants. Il souligne que toute l'épargne des ménages, après financement du logement, est absorbée par le déficit budgétaire (100 milliards) et que la France doit trouver à l'extérieur les 25 milliards d'épargne qui lui font défaut à l'intérieur ; que, par suite de cette pénurie d'épargne, il faut réduire le déficit budgétaire de 10 milliards (de 100 à 90 milliards). Il insiste sur la nécessité de 35 milliards d'économies.
Jean-Pierre Chevènement critique avec fougue la politique menée depuis 1983, la chimère européenne, le strip-tease libéral de la fiscalité européenne, et distingue les deux sensibilités de la majorité, l'une libérale, l'autre républicaine. Il demande ce qu'il advient de la loi de programmation militaire.
Jean Poperen, après Lionel Stoleru, insiste sur le fait que les revenus non salariaux (commerces, loyers, capital...) ont pris une part excessive dans le revenu national de 1986 à 1988.
Michel Delebarre souhaite que les points de croissance ne soient pas attribués aux salariés, mais négociés avec leurs représentants, et insiste sur la nécessaire décentralisation des décisions, accompagnée d'une clarification des impôts locaux.
Pierre Joxe critique le fait que cette réunion se tienne en présence de fonctionnaires, ce qui ne permet pas de traiter en profondeur le sujet des transferts aux collectivités locales et qui se conclura par un procès-verbal rédigé à l'avance à Matignon et non discuté.
Michel Rocard conclut que le déficit affiché sera de 90 milliards, tout en sachant que les allégements d'impôts non imposés par la CEE, la gestion de la dette, les dotations au secteur public industriel et bancaire peuvent le porter à 95 milliards.
Comme prévu, réunion pour rien.
Les ministres de la CEE adoptent la directive sur la « télévision sans frontières ». C'est le mieux qu'on puisse obtenir.
Vendredi 14 avril 1989
Jean-Noël Jeanneney écrit au Président. Celui-ci a fait part à Jack Lang de son souhait de voir placer, le 13 juillet dans la matinée, une cérémonie au Panthéon en l'honneur de Condorcet, de l'abbé Grégoire et de Monge. Jeanneney craint que l'accumulation d'événements forts dans les deux journées des 13 et 14 aboutisse à banaliser cette « panthéonisation », la privant par là de son plein retentissement et d'une part de sa portée symbolique. Il redoute la surcharge de labeur imposée aux forces de sécurité et la gêne accrue pour les Parisiens de la rive gauche. Il propose de reporter cette « panthéonisation » à l'automne.
Le Président est d'accord.
Le secrétaire général de l' ONU, Javier Perez de Cuellar, me fait savoir qu'un Sommet Nord/Sud, le 14 Juillet, lui paraît, après consultations, parfaitement possible et même tout à fait nécessaire : Le moment est venu d'examiner entre chefs d'État du Nord et du Sud les grands sujets de la planète : environnement, désarmement, développement, endettement.
Le rapport de la Commission Delors sur l'Union monétaire est rendu public. Il prévoit trois étapes. Au cours de la première, il s'agirait de renforcer la coopération monétaire au sein du SME et d'entamer les négociations sans changements institutionnels. Durant la deuxième, un système européen de banques centrales serait mis en place, en concomitance avec l'adoption du nouveau traité. Dans la troisième, les monnaies nationales seraient remplacées par une monnaie commune et il serait procédé au transfert de compétences en matière économique et monétaire.
Samedi 15 avril 1989
La visite d'Arafat à Paris se précise. Roland Dumas est d'abord censé recevoir à Strasbourg le ministre des Affaires étrangères de l'OLP, mais il s'interroge sur l'utilité de ce rendez-vous, compte tenu du fait que le voyage d'Arafat à Paris devrait avoir lieu avant le 15 mai.
Le Président : Non. Pourquoi annuler ou reporter ?
Quelques questions qu'il faudra poser à notre visiteur palestinien :
Arafat est-il prêt à envisager une période transitoire, avec un statut provisoire pour les Territoires, pour autant qu'il ait reçu l'assurance qu'elle ouvrirait la voie à une négociation sur un règlement définitif ? Quelle en serait la durée ? Quelle serait la nature du contrôle international? Accepterait-il que des compétences soient dévolues aux élus palestiniens ?
L'OLP s'est fixé pour objectif à Alger l'établissement d'une confédération entre les États de Palestine et de Jordanie. Cette confédération serait-elle juridiquement inscrite dans le règlement final (pour apaiser les craintes d'Israël) ou bien serait-ce un acte de souveraineté accompli librement par l'État palestinien une fois son indépendance acquise et reconnue ?
Les garanties de sécurité pour Israël constituent un point crucial. Outre les garanties diplomatiques, Arafat est-il prêt à envisager des engagements de démilitarisation partielle ou totale de l'Etat palestinien, un statut de neutralité, une présence internationale aux frontières des deux États ?
Comment Arafat voit-il la future coexistence économique de l'État palestinien et de ses voisins ? Qu'entend-il par un « Plan Marshall » bénéficiant à toute la région ? Exigera-t-il, comme l'OLP l'a réclamé, la création d'un corridor reliant la Cisjordanie à Gaza ?
Le « droit au retour » est impossible en territoire d'Israël et concevable seulement dans les territoires occupés. Mais, même dans ce cadre, il existe manifestement une limite au nombre des Palestiniens pouvant être accueillis (ils sont 1,5 million dans les Territoires, le double à l'extérieur). Même s'il est compréhensible que l'OLP ne puisse en convenir publiquement au stade actuel, Arafat peut-il laisser entendre qu'il transigera, le moment venu, par exemple en appliquant le droit à compensation prévu par la résolution 194 (1947) des Nations unies ?
Grande première : je tiens à Rambouillet une réunion secrète des sherpas du Sud (représentant l'Inde, l'Égypte, le Venezuela et le Sénégal). Il y a là quatre ministres des Affaires étrangères: Boutros Boutros-Ghali pour l'Égypte, Singh pour l'Inde, Fall pour le Sénégal et Reynaldo Figuereido pour le Venezuela. Rien de plus émouvant pour moi que de recevoir le Sud dans les mêmes lieux et avec le même faste que le Nord.
L'objectif de cette réunion est d'obtenir d'eux qu'Hosni Moubarak, Abdou Diouf, Carlos Andrés Pérez et Rajiv Gandhi se mettent d'accord pour demander publiquement à François Mitterrand, en fin d'après-midi du 13 juillet, d'organiser un Sommet Nord/Sud l'année prochaine, premier d'une série régulière. Les quatre sherpas du Sud sont d'accord sur ce principe.
On met au point le scénario : le 12 au soir, Moubarak, Diouf, Pérez et Gandhi se retrouveront à Paris pour dîner ; le lendemain matin sera consacré à des rencontres bilatérales avec les multiples chefs d'État présents à Paris ; il n'y aura pas de vrai Sommet Nord/Sud, mais des échanges ; entre le déjeuner à l'Élysée et l'inauguration de l'Opéra-Bastille, les quelque trente chefs d'État et de gouvernement rassemblés à Paris se verront dans les divers salons, au palais, par petits groupes, demandant des audiences séparées à chacun des Sept pour leur faire part de leurs espérances pour le lendemain. Vers 18 heures, les quatre Présidents « complices » demanderont solennellement à François Mitterrand, compte tenu de leurs consultations, d'organiser un Sommet Nord/Sud à Paris l'année prochaine. Le Président prendra acte de cette demande et s'y déclarera publiquement favorable. On pourra alors l'évoquer au Sommet des Sept, qui n'aura pas à se prononcer formellement sur une telle décision (ce serait courir à l'échec). Pourra ensuite commencer le travail préparatoire à ce Sommet Nord/Sud (liste des invités, etc.). Les thèmes sur lesquels pourrait porter un tel Sommet sont simples : la dette, l'aide, le commerce, l'écologie. Il est clair que le Nord l'acceptera d'autant plus volontiers qu' on y parlera moins d'économie.
Nous sommes convenus de nous revoir à Paris le 11 juin pour faire un dernier point sur ces préparatifs, avant d'essayer de tenir, s'ils l'acceptent, une réunion commune avec les sherpas des Sept.
En Grande-Bretagne, 95 supporters de Liverpool meurent étouffés et piétinés avant un match de football dans le stade de Sheffield. Pulsions de mort de sociétés sans projets, où la « violence par procuration » du sport ne suffit plus à organiser une catharsis sociale. Cet échec du sport est pour moi comme une préfiguration de l'échec de l'intégration urbaine.
Mort de Hu Yaobang, ancien secrétaire général du Parti communiste chinois, démis de ses fonctions en 1987. Manifestations à Pékin. Et si la Chine suivait l'exemple de l'Europe de l'Est et de l'URSS ?
Lundi 17 avril 1989
Je suis à Moscou à l'invitation de Vadim Zagladine, conseiller spécial de Mikhaïl Gorbatchev après avoir été celui de Brejnev. L'homme est fin. Il parle parfaitement français, anglais et italien, et a une connaissance détaillée de la vie politique... belge ! Pour lui, le voyage de Gorbatchev à Paris, début juillet, est important. Il souhaite qu'on en annonce au plus tôt la date, mais comprend que ce ne puisse être pour le Bicentenaire, la démocratisation en URSS n'ayant pas suffisamment progressé pour cela. Gorbatchev souhaite parler à Paris de la « maison commune » Europe (les murs et le mobilier), de la coopération technologique, de la détente Est/Ouest, des problèmes du Tiers-Monde (dette et commerce). La seule manifestation extérieure à laquelle il tient est de donner une conférence devant les intellectuels français : La perestroïka politique ne fait que commencer, me dit Vadim Zagladine. Tout va s'accélérer maintenant avec les élections au Soviet suprême, le 25 mai, et les élections municipales à la rentrée. Les unes et les autres seront aussi libres et ouvertes que celles du Congrès, la semaine dernière. Il y aura sans doute des listes d'Eltsine dans toutes les villes importantes. Mais je ne m'inquiète pas d'Eltsine ; c'est un homme de Gorbatchev, un partisan résolu de la perestroïka. Gorbatchev est décidé à aller vite et loin. Il va annoncer une très audacieuse réforme de l'État axée sur la décentralisation, pour ne laisser à Moscou que l'essentiel du pouvoir. Les événements de Géorgie ne sont pas un obstacle à la réforme, au contraire.
On sent ici une équipe euphorique, très libre, passionnée par l'avènement de la démocratie institutionnelle, parfaitement maîtresse d' elle-même et décidée à aller loin pour promouvoir le renouvellement des élites et du parti. En revanche, sur le terrain économique, la perestroïka est laissée ouvertement en panne. On donne le temps au temps, on considère que les réformes déjà promulguées (en particulier les lois sur le métayage et sur les coopératives, qui permettent aux paysans de louer leur terre pour cinquante ans et de la léguer à leurs enfants, aux citadins d'acheter leur appartement, aux salariés de créer des entreprises) doivent d'abord produire leurs effets. On veut gagner du temps en accélérant les importations de biens de consommation. Pour l'avenir, la libéralisation des prix et la création de zones franches sont à l'étude. Rien d'important ne sera entrepris avant au moins deux ans, si ce n'est l'annonce (qui sera faite par Gorbatchev le 25 mai) d'une réduction de 20 %, en deux ans, du budget de la Défense.
Je sens au Kremlin la même méfiance que par le passé à l'égard de l'Allemagne et la volonté de tout faire pour la préservation du statu quo. Je trouve mes interlocuteurs extrêmement sensibles à la création du Conseil de Défense et de la brigade franco-allemande, posant mille questions, visiblement inquiets de voir s'amorcer un retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN. Certains s'interrogent même ouvertement devant moi sur la secousse qui résultera en Europe de la mort de Honecker et d'un mouvement vers plus de libéralisme en Allemagne de l'Est. Autrement dit, contrairement aux idées reçues, Gorbatchev préfère l'existence d'une Allemagne de l'Est « dure », car elle rend plus difficile le rapprochement entre les deux Allemagnes. On m'a même clairement exposé qu'on ne serait pas mécontent de refiler le statut de fer de lance dans le domaine du socialisme à la RDA...
Zagladine considère la modernisation des armes nucléaires à courte portée de l'OTAN comme injustifiée, car les fusées soviétiques à très courte portée datent, elles, de 1963. Il reste très sourcilleux vis-à-vis de ce qui pourrait amener les Allemands trop près du cœur de la décision stratégique.
L'Union soviétique se prépare à demander dans dix-huit mois son entrée au sein du GATT ; puis, beaucoup plus tard, au FMI. A cette fin, elle envisage une convertibilité progressive du rouble. De nombreuses contradictions se font jour entre mes divers interlocuteurs qui, devant moi, discutent entre eux de la plus ou moins grande urgence d'une telle ouverture ; certains soutiennent qu'il s'agit d'une décision essentielle à la réussite de la perestroïka ; d'autres, au contraire, la considèrent comme nuisible.
Je suggère à Zagladine que Mikhaïl Gorbatchev écrive au Président, juste avant le Sommet des Sept, pour faire part de ses idées sur les différents sujets économiques et politiques internationaux, afin que le Sommet, qui se tiendra sans le numéro un soviétique, soit obligé d'en prendre acte. Au demeurant, il faudra bien un jour que Gorbatchev participe à ces Sommets, mais il est encore trop tôt.
Vadim Zagladine me confie que l'URSS n'a plus la moindre influence sur la Syrie et qu'elle se sent incapable de proposer quoi que ce soit pour favoriser le cessez-le-feu au Liban. Il m'expose longuement, à titre personnel, un projet pour le Moyen-Orient qui consisterait à organiser un État palestinien neutre ayant le statut de l'Autriche. C'est, pour lui, la seule façon de faire accepter à la Syrie que l'OLP dispose d'un État indépendant.
Au faîte du pouvoir, à Moscou, on a découvert avec passion la démocratie formelle. Cette année sera donc surtout occupée par la politique intérieure au sens strict, et semble renvoyée à plus tard toute ambition de réforme économique, voire toute intervention marquante sur la scène internationale.
Devinette de Vadim Zagladine : Quelle est la meilleure façon, chez nous, de vider les églises ? D'envoyer le Comité central du PCUS en délégation faire acte d'allégeance au Vatican : plus personne ne voudra faire partie de la même Église que ces gens-là !
A la suite du rapport du Comité Delors, Londres refuse d'envisager la rédaction d'un nouveau traité. Celui-ci est pourtant jugé essentiel par le Comité Delors afin de permettre les transferts de souveraineté qu'impliquent l'Union monétaire et la mise en place d'un système fédéral de Banque centrale.
En Pologne, légalisation officielle de Solidarité. Pour la première fois en huit ans, Lech Walesa et le général Jaruzelski se rencontrent. Plusieurs pays occidentaux promettent une aide à Varsovie.
Mardi 18 avril 1989
L'annonce d'une prochaine visite d'Arafat à l'Élysée n'est plus un secret.
L'ambassadeur d'Israël vient bien sûr me faire part de sa très vive émotion à propos de la visite annoncée de Yasser Arafat. La proposition d'élections présentée par M. Shamir marque, me dit-il, un tournant radical qui est d'ailleurs contesté en Israël par une partie de la droite. Il faut tout faire pour donner toutes ses chances à ce processus. Rencontrer Arafat en ce moment ne pourrait que compliquer la tâche de M. Shamir et celle des Palestiniens de Cisjordanie.
Je lui réponds que cette rencontre est devenue logique dès lors que l'OLP a rempli, dès la fin de l'année dernière, les conditions qui lui avaient été posées ; que rencontrer quelqu'un ne signifie pas approuver tous ses actes et toutes ses positions, et qu'il faut nous faire confiance pour que cette rencontre soit utile à la paix.
Mercredi 19 avril 1989
Discussion essentielle : le général Schmitt, chef d'état-major de l'Armée de terre, a négocié un texte avec l'amiral Wellershoff, inspecteur général de l'Armée allemande, sur le contrôle par l'Allemagne de l'usage de la force de frappe préstratégique française. Voilà cinq ans que les dirigeants politiques allemands essaient de parvenir à un tel texte. Mais le projet, déjà très élaboré, va beaucoup plus loin que ne le souhaite le Président.
Les Allemands se sont inspirés, dans leur texte, de l'accord qu'ils ont souscrit avec les Américains, alors que nous n'avons pas du tout la même conception de la dissuasion qu'eux et que nous ne pouvons évidemment pas, comme les Américains, nous porter automatiquement garants de la défense de la RFA.
Juste avant le début du 53e Sommet franco-allemand à Paris, le Président réunit le général Fleury, l'amiral Lanxade, nouveau chef d'état-major particulier, Hubert Védrine et Jean-Louis Bianco pour retravailler ce texte.
Le Président : Que les Allemands soient informés de tout ce qui touche à leur pays, c'est normal, mais le pouvoir de décision est le nôtre. Dans mon esprit, il n'est pas question de tirer des coups nucléaires sur le territoire de la RFA ou même de l'autre Allemagne. Mais enfin, il ne faut pas se l'interdire ! Il faut bien savoir aussi que le seul casus belli avec les Soviétiques en Europe, aujourd'hui, ce serait toute forme d'insertion de l'Allemagne dans le processus de décision nucléaire. Et un tel accord naît dans ce sens. Je suis hostile à nos armes nucléaires à courte portée, mais enfin, puisqu'elles existent, nous sommes contraints de les intégrer dans notre stratégie. Il n'y a pas aujourd'hui de raisons de céder aux Soviétiques en acceptant leur disparition. Il serait d'ailleurs intéressant d'étudier si ces armes peuvent être dirigées autrement que vers l'Est, par exemple sur nos côtes. De Gaulle parlait d'une défense tous azimuts. Il savait fort bien que la menace pouvait venir seulement de l'URSS, mais il n'a pas employé ce mot au hasard. Il a eu raison.
L'amiral Lanxade indique qu'on peut embarquer des armes nucléaires ou des fusées à moyenne portée sur le Foch.
Le Président : Je regrette un peu d'avoir accepté d'appeler ces armes des armes « préstratégiques ». C'est vrai que cela introduisait une clarification, par rapport à la notion d'arme nucléaire tactique, lorsqu'elles s'identifiaient à la bataille de l'avant et à la riposte graduée. Mais, en réalité, ces armes sont post-stratégiques, c'est-à-dire que la seule hypothèse logique où l'on pourrait s'en servir serait un baroud d'honneur après l'échec de la dissuasion stratégique. Il vaudrait mieux parler d'« armes d'ultime avertissement ». D'ailleurs, d'autres armes peuvent être utilisées pour l'ultime avertissement, par exemple les armes à moyenne portée.
Par contre, les sous-marins, ce n'est pas possible. C'est disproportionné, parce qu'on est obligé de tirer toutes les salves d'un coup, et cela pourrait provoquer des méprises.
En réalité, la distinction découle de la nature de l'objectif. Frapper une ville, c'est la guerre. Même chose si l'on frappe l'armée soviétique dans un de ses éléments décisifs. Par contre, si l'on frappe une position significative, mais pas déterminante, c'est l'ultime avertissement.
Le Président s'est rarement montré aussi précis sur la notion d'« ultime avertissement ». Il en accepte l'existence, qu'il refusait jusqu'ici. Qu'est-ce qu' une « position significative » ? En tout cas, pas question de laisser le Chancelier approcher du bouton nucléaire.
Jeudi 20 avril 1989
Le Sommet franco-allemand ne décide rien de particulier. La conversation entre le Président et le Chancelier a rarement été aussi insignifiante. Le Président écarte brutalement le texte militaire. Le Chancelier n'insiste pas.
La visite de Yasser Arafat à Paris aura lieu le 2 mai. Le problème de l'annonce se pose. Nous avons encore trois ou quatre jours de répit devant nous, d'autant plus que les dates des 9 et 10 mai circulent dans la presse. Le Président pense que cela ne présente que des avantages.
L'annonce, décide François Mitterrand, pourrait être faite mardi prochain, soit huit jours avant la rencontre. Le texte en est rédigé par le Président lui-même : Le Président de la République recevra M. Yasser Arafat le 2 mai 1989 à 11 heures. Pas de titre accolé au nom d'Arafat. En cas de fuite antérieure, nous confirmerions immédiatement.
Que peut-on attendre de la venue d'Arafat à Paris ? Le maintien de la Charte entretient une ambiguïté qui nuit gravement à la crédibilité de l'OLP. L'assimilation du sionisme au racisme, inscrite dans la Charte de l'OLP, est reprochée par la majorité des États membres des Nations unies. Son abandon donnerait satisfaction à Israël. Mais c'est un point très sensible pour l'opinion palestinienne, qui n'est sûrement pas prête à franchir le pas. Il importe qu'Arafat comprenne que nous n'entendons pas admettre une sorte de division du travail qui laisserait aux Américains la conduite de la négociation et cantonnerait la France (et l'Europe) dans la formulation des grands principes. Il n'en est que plus important d'obtenir d'Arafat des réponses précises aux questions que nous lui poserons. Cela justifierait sa visite.
Camouflet : relèvement des taux d'intérêt allemands. La décision a été prise après six heures de discussions. Le patron de la Buba, Karl-Otto Pöhl, était opposé à ce coup porté aux partenaires monétaires de la RFA. Depuis hier, et durant tout le Sommet, pas un mot n'a été dit sur ce que préparait la Buba. Quand la nouvelle tombe, à 16 heures, les ministres français et allemands sortent tout juste de la réunion au sommet !
Après sa conférence de presse avec le Chancelier Kohl clôturant le Sommet franco-allemand, François Mitterrand part se promener avec moi pour aller acheter des livres. Il fait attendre pendant trente-cinq minutes Catherine Trautmann, nouveau maire de Strasbourg, avec qui il a rendez-vous. Elle rate son avion de retour.
Le Président est furieux de l'annonce de la constitution d'une liste conduite par Brice Lalonde aux prochaines élections européennes : C'est encore un coup de Rocard pour nuire à Fabius !
Pas exclu, même si l'intéressé s'en défend.
Vendredi 21 avril 1989
Il faut maintenant préparer le terrain.
Théo Klein, président du CRIF, doit venir voir le Président le 11, donc après la visite d'Arafat, comme convenu depuis longtemps, seul ou avec le bureau du CRIF. Il a formulé cette demande en 1987.
Le Président me demande de téléphoner à Shimon Pérès à Tel-Aviv, puis de prévenir également Théo Klein et les autres dirigeants importants de la communauté juive française, juste avant l'annonce officielle de la visite d'Arafat.
Le texte de l'annonce ne sera finalement publié que lundi prochain. Le Président le modifie à la demande de Roland Dumas : M. Yasser Arafat, président de l'Organisation de libération de la Palestine, sera reçu par le Président de la République le 2 mai. Cette fois, le titre du visiteur y figure.
Le 2 mai est jour de commémoration du génocide nazi ! Personne ne s'en est aperçu. Ce n'est vraiment pas la meilleure date pour cette visite. Le Président est furieux : Le Quai n'avait rien d'autre à faire que de vérifier si la date posait problème. Ce sont des incapables ou des saboteurs. Ou les deux !
Roland Dumas répond que c'est l'Élysée qui a avancé cette date...
Vu Claude Allègre, qui anime avec grand talent les conseillers de Jospin. Discussions sur les réformes à accomplir pour mettre le doctorat français au niveau américain, pousser les universitaires vers la recherche, améliorer le statut social des universitaires. J'aimerai qu'il y ait dans chaque université française un « Faculty Club » qui, comme sur les campus américains, permette aux professeurs de se retrouver. Naturellement, il n'a pas le budget pour cela. Il promet d'essayer.
Lundi 24 avril 1989
Discussion protocolaire : Roland Dumas souhaite aller accueillir Arafat à son arrivée à Orly. Le Président pense que ce serait donner à cet événement le caractère d'une visite d'État alors qu'il s'agit d'une visite de travail. Le chef du protocole suffira.
Le Président me dit : Si vous trouviez un cadeau pour M. Arafat, par exemple un objet symbolisant la paix ?
François Mitterrand décide que c'est le Premier ministre qui recevra à dîner : Matignon se prête mieux à un dîner restreint, de travail ; des discours pourront être échangés à ce moment-là.
Jacques Chirac, qui avait donné son accord de principe pour une réception à l'Hôtel de Ville, le 10, ne pourra y donner suite, en raison d'un déplacement qui le retiendra aux États-Unis du 1er... au 9 ! Arafat rencontrera Raymond Barre, Jean François-Poncet, Claude Cheysson, Michel Jobert, Jean Sauvagnargues, Pierre Mauroy et Georges Marchais, de même qu'une délégation de parlementaires de la majorité et de l'opposition, une délégation de la CGT conduite par Henri Krasucki, et des représentants de la FEN.
Marie-Claire Mendès France, André Azoulay, Léon Schwartzenberg et Daniel Barenboïm, courageux mais qui ne représentent pas la communauté juive française, souhaitent rencontrer le leader de l'OLP. Daniel Barenboïm s'emploie même à faire en sorte que des personnalités israéliennes ouvertes au dialogue (Mordechai Gur, Yosi Beilin) fassent entendre une autre voix que celle de Shamir. Difficile de les décider : rencontrer Arafat reste, pour tout Israélien, un acte de trahison.
Mardi 25 avril 1989
Petit déjeuner des « éléphants » socialistes. Jean-Pierre Chevènement se lance dans un long exposé sur le budget de la Défense. Michel Rocard fait de même. Pierre Joxe dit qu'il en a assez qu'on change d'avis tous les jours sur le budget. Pierre Bérégovoy : On réfléchit à un rythme de croissance des dépenses. Je ne comprends pas cette discussion ! Puis on passe à la préparation des prochaines élections européennes.
Laurent Fabius, qui va diriger la liste socialiste, explose : La liste Lalonde est inacceptable ; elle a été encouragée par Rocard. Le Président la juge lui aussi inacceptable ! Pierre Mauroy proteste également contre cette liste. Michel Rocard explique qu'il va téléphoner à Lalonde pour que sa liste disparaisse.
Théo Klein, le président du CRIF, vient m'expliquer que la communauté juive réagit encore plus violemment qu'il ne l'avait prévu à l'annonce de la venue à Paris de Yasser Arafat. Elle est dans un état d'émotion et d'excitation indescriptible. Il y a un risque de divorce très grave entre les Juifs de France et le Président.
Je demande à Théo Klein :
- Peut-on faire quelque chose ?
- Rien.
Mercredi 26 avril 1989
Avant le Conseil des ministres, à propos de la décision de donner à France Télécom la majorité dans le capital de TDF afin de regrouper les institutions, le Président à Michel Rocard : Je me méfie de ces ingénieurs qui sont contre TDF et qui vont le gérer.
Michel Rocard : Mais, monsieur le Président, c'est un arbitrage rendu par vous il y a six mois ! [Exact, mais le Président n'apprécie pas ce rappel...]
A propos de la présidence commune d'Antenne 2 et de FR3, le Président : Je n'ai pas été assez associé... C'est reconstituer l'ORTF !
Michel Rocard : Je vous en ai parlé deux fois. Si on ne fait pas cela, vous aurez la démission de Catherine Tasca.
Le Président : J'ai peut-être mauvaise mémoire, j'ai donc tort. Mais, quand même, je ne suis pas d'accord !
Il laisse faire, néanmoins.
Au Conseil des ministres, le Président à propos d'Arafat : La mobilisation des communautés juives est active, véhémente. Les responsables, qui sont en général des hommes raisonnables, publient des textes excessifs, parce qu'ils sont fortement poussés par leur base. La décision de recevoir Arafat était difficile à prendre, mais il fallait le faire. D'ailleurs, mesdames et messieurs, le jour où vous aurez des décisions faciles à prendre dans vos fonctions, vous me le signalerez. On fait ce que l'on croit, l'Histoire en fera ce qu'elle veut.
J'ai tenu à répondre aux organisations juives, disons sur le même ton. Cela ne va pas arranger les choses, mais cela m'a plutôt soulagé et m'a mis de meilleure humeur...
A la suite d'une communication de Roland Dumas sur le Liban se félicitant de l'action de la diplomatie française, le Président : Je ne féliciterai pas votre ministère : le choix du 2 mai pour la visite d'Arafat — qui coïncide malheureusement avec la journée de commémoration du génocide nazin'est pas une réussite. Il y a des sensibilités blessées, il faut les ménager autant qu'il est possible, mais elles ne dicteront pas la politique de la France.
Sur l'Allemagne et la France : Il y a dans notre relation des ambiguïtés, des non-dits. Quand les Allemands célèbrent le rôle de De Gaulle dans la construction de l'Europe, cela me fait sourire. C'est quand même lui qui voulait le rattachement de la Sarre à la France et qui insistait sur la tutelle de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis sur l'Allemagne. Et c'est lui qui a donné un terrible coup d'arrêt à la construction européenne à Luxembourg en 1965.
C'est vrai, quand même, qu'il a fait le traité de l'Élysée et qu'il s'est bien entendu avec Adenauer. C'est une très bonne chose. Mais il y a eu, avant, une rencontre entre Mendès France et Adenauer, à laquelle j'assistai, et qui a été curieusement effacée des mémoires. C'est là que la réconciliation a vraiment commencé.
Il faut toujours songer que l'Allemagne, depuis la guerre, est en état de souffrance, qu'elle n'a pas cessé d'être en état de souffrance depuis sa défaite. Vis-à-vis du pouvoir nucléaire de la France, il y a une petite jalousie latente. Mais les Allemands savent bien que c'est une garantie supplémentaire. Les Allemands multiplient les explications de texte et les procédures vétilleuses [le Président fait allusion aux négociations entre le général Schmitt et l'amiral Wellershof]. Est-ce que l'on a l'intention de tirer un coup nucléaire sur l'Allemagne ? Non, naturellement, on ne le veut pas, on fera tout pour l'éviter. Faut-il l'écrire ? Non, nous ne pouvons pas nous lier les mains en cas de guerre, ni donner aux Allemands un droit de décision sur l'emploi de la force atomique française. Mais enfin, tout cela se règle. Il suffit que la France affirme clairement ses positions sur le plan militaire et, je le pense de plus en plus, sur le plan monétaire...
Communication de Paul Quilès sur les satellites et le rapprochement entre la DGT et TDF. Le President : Sans m'opposer à ce schéma, je constate que la DGT a toujours été hostile à la politique du gouvernement, qu'il s'agisse du câble, de la norme D 2 Mac ou de TDF. Il y a une chose dont je voudrais être sûr : est-ce que, à partir de maintenant, ils vont vraiment changer ? Les ministres changent plus vite que les administrations...
Catherine Tasca présente au Conseil son projet de loi sur la présidence unique d'Antenne 2 et de France 3. Le Président ne dit mot. Il laisse passer à contrecœur. Le projet reviendra pour approbation dans un mois.
Étrange, cette façon qu'il a, depuis le début du second septennat, d'abdiquer sur presque tout, en tout cas en politique intérieure. Comme si la cohabitation continuait. Ou comme si une grande lassitude l'avait envahi. L'ennui du redoublant.
Jeudi 27 avril 1989
Le général Jaruzelski se rend à Moscou. Il s'entretient avec Mikhaïl Gorbatchev sur les « taches blanches » de l'histoire soviéto-polonaise, notamment sur Katyn.
Coup de grâce à la fiscalité sur le capital en Europe : le Chancelier Kohl annonce la suppression de la retenue à la source sur les revenus de l'épargne (de 10 % et qui a été instituée à Bonn en janvier dernier). Là encore, il ne nous en a rien dit ! Décidément, le dernier Sommet franco-allemand a été bien inutile. Le ministre des Finances qui avait accepté cette retenue (Stoltenberg) a été remplacé par Theo Waigel, moins conciliant ou moins au fait des affaires européennes. C'est la fin de toute espérance sociale européenne.
Pour atténuer le choc de la visite d'Arafat, Théo Klein me suggère que le Président écrive au Grand Rabbin et à lui-même à la fin de la Pâque. Il propose un texte : Au moment où s'achève la Pâque juive, caractérisée par l'appel profond et infiniment répété de l'An prochain à Jérusalem, et à la veille de la journée de la Déportation, je veux exprimer à la communauté juive de France ma sympathie personnelle.
La France n'oublie ni les victimes de la Shoah, ni celles du terrorisme aveugle. Ce passé, cruel et lâche, ne s'efface pas de nos mémoires lorsque nous conduisons la politique étrangère de la France. Mais celle-ci est fondée sur le dialogue qui nécessite d'entendre tous les protagonistes.
Entendre n'est pas adhérer, mais élargir le champ de l'information et apporter sa contribution à l'édification de la paix dans ce Proche-Orient auquel le peuple juif est lié par une si longue et belle histoire.
Le Président, à qui je transmets ce texte, l'approuve, tout en ajoutant au début du deuxième paragraphe : Au-delà des circonstances présentes... La lettre partira ainsi sans que nul en connaisse le véritable auteur.
Vendredi 28 avril 1989
Découverte d'un trafic de matériel militaire auquel se livraient des diplomates sud-africains. Le Président : Expulsion immédiate.
Comme avant chaque visite officielle, le protocole propose au Président de sélectionner un cadeau destiné à Yasser Arafat, son invité, sur une brève liste. Il a le choix entre un coffret en loupe de martyr (ça ne s'invente pas !) rempli de cigares (prix : 5 600 francs), et un plateau en métal argenté présenté avec six verres Harmonie de Baccarat (prix : 2 500 francs).
Le Président choisit le second.
En politique étrangère, Michel Rocard ne fait pas un geste sans l'accord de l'Élysée. Le Premier ministre souhaite s'assurer que la liste des invités au dîner qu'il offre pour Yasser Arafat rencontre l'agrément du Président : Lionel Jospin, Roland Dumas, Bernard Kouchner, Edgard Pisani, Jean Daniel, Alexandre Minkowski, l'un des collaborateurs de l'Élysée, deux ou trois collaborateurs du Premier ministre, Jacques Andréani et Jean-Claude Cousseran.
Le Quai d'Orsay exige le rappel des trois membres de l'ambassade d'Afrique du Sud à Paris en raison d'activités contraires à leur statut.
Discussion avec le Président, Roland Dumas et Hubert Védrine sur la visite de Yasser Arafat. Que peut-on obtenir de lui ? Elle doit marquer un pas en avant dans l'instauration de la confiance et du dialogue entre Israéliens et Palestiniens, auxquels nous entendons prêter la main. Cela dépendra des gestes et des déclarations publiques qu'Arafat consentira à faire, et orientera la réponse que nous pourrons donner à la question que tous nous poserons ensuite : qu'avez-vous obtenu ?
Où veut-il (peut-il) aller et par quel chemin ? L'essentiel — reconnaissance du droit d'Israël à exister dans la paix et la sécurité — est acquis depuis l'année dernière par ses déclarations à Alger et Genève. Arafat pourrait aller plus loin, du moins dans la symbolique, en affirmant clairement la légitimité (et l'acceptation par les Palestiniens) de la présence du peuple juif, constitué en État, sur la terre de Palestine. Le rejet du terrorisme sous toutes ses formes s'assortit, dans les déclarations des responsables palestiniens, d'un rappel du droit à la résistance à l'occupation qui couvre l'Intifada, mais aussi les infiltrations de commandos en territoire israélien. Mais Arafat ne contrôle pas vraiment ni toujours ces opérations, et on ne voit pas qu'il puisse aller beaucoup plus loin sur ce thème.
Roland Dumas se plaît à imaginer qu'il dise en public ce qu'il admet en privé, à savoir que les principes les plus contestables de la Charte sont caducs du fait du programme politique adopté à Alger, qui fait désormais foi. Mais le Quai pense qu'il ne faut pas s'attendre à une évolution sur ce point, compte tenu des résistances au sein de l'OLP. L'abolition de la Charte viendra sans doute comme une concession à un stade ultérieur de la négociation. Le Président approuve l'idée de souffler quelque chose de ce genre à Arafat, mais est dubitatif sur les chances d'y parvenir.
Dimanche 30 avril 1989
L'effervescence au sein de la communauté juive est considérable. En me rendant dans une librairie spécialisée dans les livres religieux, à Paris, je suis pris à partie par des manifestants extrémistes juifs qui protestent contre la visite d'Arafat : Traître ! Espion ! Assassin !...
Silvio Berlusconi, qui, depuis quelques mois, ramasse toutes les actions qu'il peut, détient aujourd'hui 4,1 % de TF1 et 2 % du capital de Bouygues SA.
Lundi 1er mai 1989
En voyage à Saint-Denis-de-La-Réunion, Michel Rocard : Le premier septennat de François Mitterrand a apporté outre-mer la décentralisation politique... Faisons en sorte que le second septennat de François Mitterrand soit celui de la décentralisation économique, c'est-à-dire d'un développement économique et social plus autonome, moins dépendant de la métropole.
Jack Lang explique au Président que la politique de Rocard est celle de l'extrême milieu, une des plus conformistes d'Europe, et que l'orthodoxie budgétaire paupérisera le pays et entâchera votre septennat.
Mardi 2 mai 1989
Sur quoi obtenir quelque chose de neuf de Yasser Arafat ? Pour l' OLP, Jérusalem-Est fait partie des territoires occupés auxquels doit s'appliquer le retrait israélien. Elle a vocation à devenir la capitale du futur État. Arafat peut-il néanmoins admettre qu'en raison de ses aspects spécifiques le cas de Jérusalem soit traité à part ?
Arafat sera naturellement très sensible aux mots de compassion pour les victimes des affrontements dans les Territoires (450 Palestiniens tués et environ 25 000 blessés depuis le 8 décembre 1987).
Le Président discute longuement encore de ces sujets avec Roland Dumas et moi-même avant de recevoir le chef de l'OLP. Rarement une visite aura été aussi « balisée ». Rien n'est laissé au hasard. Pourtant, rien n'est acquis. On n'obtiendra rien de nouveau d'Arafat, si ce n'est dans le feu de la discussion. Roland Dumas dit qu'il s'en chargera.
Hubert Védrine rédige le projet de communiqué qui sera publié juste après la rencontre :
François Mitterrand, Président de la République française, a reçu ce matin au palais de l'Élysée M. Yasser Arafat en sa qualité de président du Comité exécutif de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP).
Cette rencontre avait été liée par la France :
à l'adoption par l'OLP des résolutions de l'ONU comportant la reconnaissance de l'État d'Israël et de ses droits ;
au renoncement par l'OLP à toute forme de terrorisme.
Ces conditions s'inscrivaient dans la logique du discours prononcé par le Président de la République à la Knesset en mars 1982, lors de son voyage d'État en Israël, à savoir le droit d'Israël à vivre dans des frontières sûres, reconnues et garanties, le droit des Palestiniens à disposer d'une patrie et à y bâtir par l'autodétermination les institutions de leur choix.
Après avoir constaté que les déclarations de M. Arafat à Alger et à Genève :
- sur le droit de toutes les parties en conflit au Proche-Orient d'exister dans la paix et dans la sécurité
- et sur le renoncement total et absolu à toute forme de terrorisme avaient rendu possible la rencontre d'aujourd'hui, le Président a souligné qu'elles devaient constituer la base intangible de tout progrès vers la paix.
Au cours de l'entretien, M. François Mitterrand a noté que le maintien en vigueur de la charte de l'OLP, adoptée en 1964, était contraire, sur des points importants, au programme politique adopté le 15 novembre 1988 par le Conseil national palestinien d'Alger, et qu'il convenait à ses yeux de mettre les choses au net. Il a soulevé la question du droit au retour, de ses limites territoriales, de ses compensations.
Le Président a interrogé M. Yasser Arafat sur sa position concernant le principe et les modalités des élections proposées par le gouvernement israélien en Cisjordanie et à Gaza. Il a également exprimé sa préoccupation sur la grave situation actuelle des habitants de ces territoires.
Il a indiqué à M. Yasser Arafat que la France continuerait d'agir auprès de tous les intéressés afin que se tienne une conférence internationale sur le Proche-Orient dans les termes qu'il a lui-même déjà suggérés.
Voilà. Tout est réglé, verrouillé. Arafat va arriver. Il ne reste plus qu'à le recevoir. Difficile de décrire la folie médiatique qui entoure son entrée dans le Palais et dans le bureau du Président. Ibrahim Souss, Roland Dumas, Farouk Kaddoumi les interprètes et moi-même sommes les seuls témoins de cette conversation :
François Mitterrand : Je suis content de vous voir à Paris. Il y a une base sur laquelle il faut que vous soyez sûr de la France : nous n'accepterons pas que les Palestiniens soient victimes de tous les coups. Vous avez le droit d'aimer votre patrie et de la servir.
Yasser Arafat : Dans le cadre de la légalité internationale...
François Mitterrand : Nous allons en parler. Notre responsabilité n'est pas la même. Je comprends la vôtre. Ma responsabilité est que ne se développent pas les germes de guerre, mais que se développent les germes de paix. C'est très difficile à régler. Il y a une terre, pas deux. Et une poussée de tous sur ces problèmes politiques d'une grande complexité. C'est ainsi que l'Histoire l'a voulu.
En 1947, nous avons reconnu l'État d'Israël et nous sommes restés fidèles à cela. Je fais la part des sentiments qui sont les vôtres, qui sont honorables. La réalité politique est que nous avons reconnu un État, et pas nécessairement sa politique. Cet État existe. Vous avez pris des positions courageuses, récemment. Le problème est posé : comment faire pour que la Palestine et que les Palestiniens créent une situation de leur choix ? Comment en arriver là ? Si on y parvient, comment vivrez-vous avec Israël ? Avec quelles relations ? Cette situation trouvera une réponse avec la collaboration des cinq Grands, qui représentent des intérêts très différents. Il ne faut pas laisser les choses à la disposition des deux grandes puissances.
Le passé est le passé. Israël existe. Les résolutions 242 et 338 existent, et elles reconnaissent initialement deux États. C'est le droit tel que nous le concevons. Vous avez été courageux. Mais je n'ai pas compris que vous soyez resté interprétatif. La résolution 242 est très claire. Pourquoi ne pas le dire clairement, même si ça vous fait de la peine ? Vous avez fait les neuf dixièmes du chemin, le reste ne coûte rien. Votre situation serait plus claire.
Je pose le problème à son point de départ. Vous avez la Charte, c'est une charte de combat. Et le combat n'est pas terminé. Il y aurait avantage à ce que vous disiez cela clairement, que vous disiez que la Charte sera abolie dans l'hypothèse de la paix. Je me permets de vous donner mes conseils avec prudence. Les risques politiques sont grands. Personne ne peut avoir la vanité de se mettre à votre place, et je respecte la personne que vous êtes, pour marquer l'esprit dans lequel je vous reçois.
C'est en 1982 que j'ai été en Israël. Les Israéliens n'ont pas écouté ce que je disais, ils ne voyaient que l'image. Les Arabes aussi. Alors que j'ai dit en Israël que les Palestiniens ont droit à une patrie. Aujourd'hui, une partie de la presse et de l'opinion juives se souvient de cette image, mais elles n'ont pas écouté ce que je disais. Israël doit sentir à la fois que la France est très vigilante pour sa sécurité et qu'elle reconnaît le droit des Palestiniens, peuple exilé, à revenir sur leur sol.
Yasser Arafat : Notre peuple vous respecte, je vous porte un grand respect et une grande amitié. Votre décision de m'inviter est courageuse. Cette visite sera une contribution efficace à la paix au Proche-Orient. Vous avez dit des choses courageuses à la Knesset. La paix au Proche-Orient nécessite beaucoup d'efforts, elle nécessite qu'on y concentre nos propres efforts.
J'ai combattu depuis 1947. En ces quarante-deux ans, je n'ai pas eu d'enfants. Eux [il désigne Ibrahim Souss et Farouk Kaddoumi] ont des enfants. C'est pour les enfants que nous voulons la paix. Quarante-deux ans de guerre, cela suffit ! Nous ne voulons pas la guerre de Cent Ans ! Les Juifs sont nos cousins. Nous avons été chassés ensemble d'Espagne et d'Andalousie. Plusieurs de nos dirigeants sont considérés comme juifs par les Juifs. Jusqu'à quand la guerre ?
Khomeyni, le dirigeant iranien, a lancé une menace contre moi, le traître, parce que j'accepte de construire un État palestinien seulement sur une partie de la Palestine. C'est vrai que nous voudrions la Palestine entière, mais notre Conseil national a décidé d'accepter qu'il existe deux États sur cette terre. C'est l'esprit même de la résolution 181. Nous demandons aujourd'hui quelque chose de moins que cette résolution 181 qui nous accordait 47 % de la terre palestinienne. Nous demandons un État palestinien sur 23 % de la terre de Palestine, c'est-à-dire des terres occupées depuis 1967, soit la moitié de ce que nous avions obtenu par la légalité internationale !
Le Dr Sauier était un Palestinien qui représentait le Koweït à d'ONU; quand il est mort, sa femme m'a demandé où l'enterrer; j'ai passé une semaine à chercher une église, entre Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est, où il a pu être enterré. Il y a quelques Palestiniens très riches, auprès de moi, qui se demandent où ils pourront être enterrés. Moi, je n'ai pas de pays où retourner mourir. Cette femme s'est mise à pleurer, elle m'a dit : « Je veux un pays, un passeport ! » Je n'ai pas non plus trouvé d'endroit où enterrer mon frère, l'ambassadeur de l'OLP au Yémen, mon frère que j'adorais ; il a fallu qu'un Égyptien achète une terre pour que mon frère soit enterré ! Voilà la tragédie palestinienne.
Nous voulons vivre en paix. Les Syriens, très courageux, nous accusent d'être des traîtres ! Les Iraniens, qui roulent des mécaniques, nous accusent d'être des traîtres ! Mais si je trouve une terre pour nos enfants, ce sera la paix. On ne fait la paix qu'avec ses ennemis, et nous voulons la paix avec Shamir, pas avec des amis auxquels on vient rendre visite. Je dois faire la paix avec Shamir, avec Sharon qui a demandé à dix reprises au Mossad de me faire la peau ! Ils me détestent, mais ils sont censés faire la paix avec moi, pas avec Baker ! Permettez-moi de m'ouvrir à vous : dix-sept tentatives de paix ont échoué, quel peut être l'avenir ? La guerre ?
Peut-être la quantité d'armes diminue-t-elle de par le monde, mais pas au Moyen-Orient ! Je ne veux pas parler aux Israéliens. Les Israéliens ne veulent pas parler aux Palestiniens, ils ne veulent pas parler à la Palestine. Mais un sondage indique que 65 % des Israéliens souhaitent parler avec nous. Quand Shamir a eu connaissance de ce sondage, il a prétendu qu'il était faux. Un autre sondage donne 53 % d'opinions en faveur du dialogue avec moi. Alors ? Je voudrais m'adresser aux Juifs du monde entier. [Il poursuit en me regardant très ostensiblement :] Nous autres, Palestiniens, sommes l'avant-garde du monde arabe. Si on continue à nous laisser hors du monde, sans solution, quel autre avenir que la guerre ? La guerre se fera avec les bombes nucléaires et chimiques. La guerre des Six Jours fait déjà partie des archaïsmes de l'Histoire. Devons-nous envisager une guerre avec Israël comme celle qui se déroule à l'est de Bassora, avec autant de victimes ? S'il y a une nouvelle guerre, cela sera comme ça. Vous avez des inquiétudes, nous en avons aussi. Nous vous demanderons d'intervenir entre nous deux. La paix ouvrira de vastes horizons. Il y aura une conférence avec l'Égypte. La conférence internationale peut être couronnée de succès. Pourquoi ne pas conjuguer ces efforts et les nôtres ?
François Mitterrand : Je suis, monsieur le Président, très ouvert à ce que vous dites. Le moment est venu de mettre les points sur les « i ». Il faut qu'Israël s'exprime clairement, et vous aussi. Le discours que vous tenez est d'une très grande clarté. Il ne peut pas ne pas toucher les responsables. Vos paroles sont justes. Mais vous vivez dans un état de suspicion réciproque. Il faut répéter dix fois les choses pour être cru. C'est pourquoi je vous dis : dites clairement : 1) les résolutions de l'ONU sont valables ; 2) si la paix s'installe, les dispositions de la Charte, contredites par la décision d'Alger, appartiendront au passé. Dites cela clairement! Les Israéliens seront encore hostiles, mais vous aurez pour vous l'opinion internationale et celle de l'Europe, dont j'aurai la charge dans deux mois, et j'y utiliserai ma présidence.
J'ai vu Itzhak Shamir il y a un mois, je lui ai dit que je vous recevrais. Mais je ne lui ai pas dit quand. Il faut qu'il soit dit haut et clair que votre objectif est celui-là, et pas, comme le dit Shamir, d'aller plus loin après la création d'un État.
Sur le terrorisme, vous avez fait preuve de logique. Je peux comprendre la résistance sur le terrain, en prenant garde à ce qui peut être barbare. Je suis intervenu, en 1944, au Conseil national de la Résistance, contre les attentats qui touchaient les femmes et les enfants. Le combat, c'est le combat. Si on veut la paix, il faut dire que, dès la paix faite, vous accepterez définitivement les conditions de la paix. Il vous faut le répéter.
Un point particulier : j'aimerais connaître votre position sur les élections dans les Territoires. Si les élections sont libres, il est normal d'exiger qu'elles soient contrôlées. Croyez-vous ça ?
Yasser Arafat : Je dois refuser ces élections. C'est une astuce de Shamir qui a servi aux Américains un simulacre de démocratie.
François Mitterrand : Vous avez peut-être intérêt à accepter. Je vous fais part de mes pronostics : tous les élus à 85 % seront pro-OLP, et Israël sera bien embarrassé de les avoir là.
Yasser Arafat : Pourquoi des élections ? Dans quel but ?
François Mitterrand : Israël souhaite un alibi, un argument. J'ai dit à Shamir : « Vous ne voulez rien. C'est le résumé de votre politique. » Il a lâché : « Des élections. »
Yasser Arafat : Des élections, c'est soit pour l'autodétermination, s'agissant des municipalités, soit pour un Parlement qui décide d'accorder la liberté. Avant-hier, Shamir a dit que s'il y a des élus qui déclarent leur allégeance à l'OLP, il les arrêtera. Au surplus, nous avons été échaudés par les élections de 1976 : j'avais demandé que nous acceptions des élections. Nous les avons acceptées. Les relations avec les Syriens étaient bonnes. Je voulais montrer aux Israéliens qui était ce peuple et pour qui il votait. Sur116 élus, il y a eu 90 % pro-OLP. La plupart ont été tués, amputés, expulsés, démis de leurs fonctions, jetés en prison ! Quand nous avons pris la décision de faire un pas en direction des Israéliens, j'ai eu peur de ne pas atteindre le quorum au Conseil de l'OLP. J'ai demandé à nos élus de sortir des Territoires occupés et de venir voter. Israël a refusé ! Alors, à quoi servent ces élections ? Sont-elles une étape dans le processus tout entier, ou bien le processus lui-même ? Si c'est une étape, on peut se mettre d'accord. Je suis d'accord pour rencontrer l'un des leurs en votre présence, directe ou indirecte, mais pas pour renouveler la grande erreur de 1976.
François Mitterrand : Les temps ont changé, depuis.
Yasser Arafat : Personne ne veut des élections pour les élections. Même Camp David, c'était mieux, car on nous a dit qu'après les élections il y aurait l'autodétermination.
François Mitterrand : Israël veutc'est bien normal — se fabriquer des interlocuteurs. Il faut demander des garanties sérieuses et, si elles sont données, il sera très difficile à Israël de les refuser. Il faut discuter des conditions des élections après en avoir retenu le principe. Je suis sûr qu'Israël les acceptera.
Yasser Arafat : Vous n'êtes pas un leader quelconque, vous bénéficiez d'un grand prestige de par le monde et parmi les démocraties. Les Israéliens veulent leurs interlocuteurs. Ils veulent une délégation présidée par l'Égypte avec, en son sein, des Palestiniens, des Syriens et des Jordaniens. Ça, je n'en veux pas !
François Mitterrand : C'est une bonne réponse. Que vous obteniez les mêmes garanties, c'est évident.
Yasser Arafat : Je suis d'accord pour des négociations directes, en votre présence, s'ils retirent certaines réserves. D'aucuns émettent partout beaucoup de réserves. Il y a cinq jours, j'ai reçu un message de Rabin. Il me dit qu'il se démarque de Shamir, il me fait des propositions, mais Rabin ne me croit pas. Je lui ai dit que j'étudierais ses propositions.
François Mitterrand : Ce gouvernement israélien a été élu sur une ligne dure.
Yasser Arafat : J'ai donc deux Khomeyni en face de moi : le vrai et celui d'Israël ! [Il éclate de rire.]
François Mitterrand : Sur le retour des Palestiniens en Palestine, une précaution serait utile : délimiter ce retour aux frontières. Le futur État palestinien, que je souhaite, pour les Israéliens, c'est un obstacle.
Yasser Arafat : La résolution 194 est claire, on y a parlé de « compensations ». Mais combien, sur les trois millions de Palestiniens vivant en Jordanie, qui détiennent 86 % des propriétés d'Amman, partiront-ils ? Et ceux qui sont dans le Golfe, en Arabie Saoudite, ceux-là non plus ne voudront pas revenir. Je souhaiterais que leurs capitaux affluent dans l'État et qu'ils s'y rendent en visite. Ce sont eux qui ont rendu le Liban prospère. Je devrai les forcer à dire qu'ils sont prêts à recevoir des compensations ! Je suis prêt à mettre cela à l'ordre du jour.
La résolution 181 parle d'« économie conjointe ». Il faut un accord sur l'économie, sur l'eau, sur Gaza au moins...
François Mitterrand : Voilà un programme chargé ! Où en êtes-vous avec la Jordanie ?
Yasser Arafat : Les habitants de Cisjordanie sont sans État. Je suis responsable de 23 000 fonctionnaires. Et ne croyez pas que les Arabes soient généreux ! Nous avons gardé de très bonnes relations avec la Jordanie. Nous voulons une confédération librement consentie avec elle.
François Mitterrand : Oui, il faudrait d'abord un pouvoir palestinien. J'ai entendu toutes les parties prenantes dans cette région. La Syrie est contre votre État.
Yasser Arafat, riant : Elle ne veut ni le Liban, ni la Jordanie, ni Israël. Pour Assad, la Palestine, c'est le sud de la Syrie. Je lui ai riposté une fois : « Non ! La Syrie, c'est le nord de la Palestine ! »
François Mitterrand : Ce que nous disons ici en souriant pose un problème sérieux. Il ne faut pas que tous les voisins soient inquiets. Le seul pays ouvert à votre existence est la Jordanie.
Yasser Arafat : Et l'Égypte, et les autres États arabes...
François Mitterrand : Gaza n'a jamais été juive dans l'Histoire. Ils ne l'ont jamais voulu. Shamir a plus d'ambitions que les vieux prophètes... [L'huissier vient signaler que le temps passe.] Je suis heureux de recevoir ici M. Souss, qui a le respect des Français et de leur gouvernement, qui est un représentant très digne de votre peuple ; son rôle est très difficile... Le Premier ministre n'est pas là mais vous recevra à dîner demain. Je souhaite que votre voyage soit fécond. Il faut que vous m'aidiez à faire comprendre à l'opinion l'utilité de nos relations. Aidez-moi : c'est une cause juste et difficile. Il faut qu'il y ait de la confiance au cours de vos entretiens, dont je serai tenu informé. J'aimerais que vous parliez de Jérusalem et de sujets pratiques : la conférence préparatoire à la conférence elle-même. Comment déboucher sur des conversations directes ? La force est souvent une faiblesse... Je souhaite que tout cela soit évoqué.