1989
Dimanche 1er janvier 1989
Grande première à l'Est : une allocation-chômage
est instituée en Hongrie. Voici que l'économie de marché pointe le
bout de son nez ! Il n'y a pas que de bons côtés au retour au
réel...
Un communiqué du ministère de l'Intérieur indique
que certaines dispositions de la circulaire
d'application de la loi Pasqua vont être abrogées afin d'en
corriger les effets injustes vis-à-vis
des étrangers ayant vocation à séjourner et à
s'intégrer en France. Pas question de tout annuler : nous ne
sommes plus en 1981...
Lundi 2 janvier
1989
Il faut commencer à penser sérieusement à ce qu'on
peut espérer du prochain Sommet des Sept à Paris. D'abord, mon
souhait le plus cher : en faire un Sommet Nord/Sud le 14 Juillet et
régler le problème de la dette.
Mardi 3 janvier
1989
Cérémonies des vœux à l'Élysée : la routine.
Dans La Tribune de
l'Expansion, Jean Farge, patron de la COB, laisse entendre
qu'il y a eu délit d'initiés dans l'affaire Pechiney. Je ne
parviens pas encore à y croire. Qui ? Comment le savoir ?
Mercredi 4 janvier
1989
Deux Mig 23 libyens sont abattus par deux F 14
américains au large des côtes libyennes.
Début de la présidence communautaire espagnole.
Elle souhaite accorder la priorité à la fiscalité sur l'épargne, en
contrepartie de la libre circulation des capitaux. Nous en sommes
bien d'accord, mais le Chancelier, lui, n'a pas l'air décidé à
tenir sa promesse.
Conseil des ministres. A propos de la libération
des deux petites filles Valente, Roland Dumas
: La coordination a été parfaite entre
le Quai et l'Intérieur. Il n'y a pas eu de marchandages, pas de
négociations avec les ravisseurs, seulement une discussion d'État à
État avec la Libye. Et lorsque des intermédiaires sont venus se
surajouter, la Libye a marqué une volonté évidente de nous aider en
les mettant hors circuit.
Pierre Joxe :
C'est criminel — et je pèse mes mots —, de la
part des responsables de l'opposition, d'avoir tenté de s'emparer
de cette affaire pour un bénéfice d'ailleurs incertain. Cela a
failli tout faire échouer et cela nous a empêchés de faire
retourner les petites filles directement chez leur père, sans
médiatisation, comme nous le voulions.
Jean-Louis Bianco informe François Mitterrand que,
selon certaines sources, Roger-Patrice Pelat aurait acheté et vendu
des actions de la société Triangle. Le Président trouve surprenant
que Pelat se soit mêlé de cette affaire. Il fait preuve d'un grand
calme et d'un sang-froid total. Lui-même a la conscience tout à
fait tranquille, n'a aucun doute sur ses proches et pense que la
vérité finira par éclater. Non seulement il le pense, mais il le
souhaite.
Jeudi 5 janvier
1989
Promenade dans Paris avec le Président. A propos
de l'affaire Pechiney, qui revêt une ampleur telle que Pierre
Bérégovoy a dû intervenir longuement à ce propos, aujourd'hui même,
au Forum de l'Expansion, le Président est
pris d'une colère froide : Je peux tout
pardonner, les erreurs, les fautes, mais pas l'affairisme. On dit
que certains [suspects] sont proches de moi. C'est vrai. Mais,
s'ils ont commis une faute, ils doivent être punis, et je le
souhaite d'autant plus que, dans ce cas, ils m'auront
trompé.
Il semble encore plus étonné que réprobateur.
Comme incapable de croire que la chose ait été possible, d'imaginer
que des proches aient pu jouer à cela.
Lionel Jospin, ministre de l'Éducation, adresse à
Michel Rocard une lettre très dure : il réclame davantage de moyens
et transmet copie à François Mitterrand.
Dans Le Monde de
l'éducation, le Premier ministre expose ses conceptions en
matière scolaire : effort budgétaire, revalorisation, rénovation,
mais aussi création de nouveaux corps d'enseignants et introduction
d'un avancement « au mérite ». Le SNES hurle à la
provocation.
Michel Rocard me dit :
Je fais tout ça pour appuyer Jospin, mais son
projet est flou et va nous retomber sur la tête.
Le Président est décidé : suite à la proposition
de Roland Dumas, il confère le rang de « Délégation générale » à la
représentation palestinienne en France. Cela ne lui donne pas
encore le statut diplomatique, mais on s'achemine vers une
reconnaissance complète.
Vendredi 6 janvier
1989
Échec des négociations entre Moscou et la
résistance afghane. Le retrait soviétique se poursuit
néanmoins.
Lors des vœux à la presse, Michel Rocard : Lionel Jospin
est au pilotage avec détermination et décision...
Samedi 7 janvier
1989
Décès de l'empereur Hirohito ; son fils Akihito
lui succède. Passage de l'ère Showa à l'ère Heisei. Le Président
sait qu'il devra se rendre aux obsèques.
Comme décidé avec les Américains, ouverture à
Paris de la Conférence internationale sur l'interdiction des armes
chimiques. L'ambition est de réussir à en interdire la production
et le stockage.
Dimanche 8 janvier
1989
La France accorde un crédit de 7 milliards à
l'Algérie (dans le cadre de la négociation sur le gaz).
Au Club de la Presse d'Europe
1, Raymond Barre dénonce
l'affairisme politique à propos de
l'affaire Pechiney.
Pierre Bérégovoy, lui,
continue, contre toute vraisemblance, à dénoncer un complot politique.
François Mitterrand :
Il ne faut pas parler de complot politique
dans une affaire purement criminelle. C'est une faute.
Lundi 9 janvier
1989
Vu le ministre des Affaires étrangères du
Bangladesh. Là-bas, l'idée des barrages a fait lever beaucoup
d'espoirs. Désormais, nous sommes condamnés à réussir.
Si l'on n'y prend garde, le scandale de l'Opéra de
Paris va atteindre des proportions considérables. Pour l'heure,
Jack Lang refuse de prendre en main la programmation et ne se
préoccupe que de rogner sur le salaire de Daniel Barenboïm. Si on
laisse la programmation en l'état, il y aura en 1993 moins de
représentations à la Bastille qu'à Garnier aujourd'hui, soit 150
spectacles, alors que la salle est prévue pour accueillir au moins
250 soirées par an. Résultat : on jouera moins et on dépensera plus
qu'à Garnier ! Le Monde parle déjà, à
juste titre, d'abus de confiance à l'égard de la nation. En édifiant le
nouvel Opéra, nous voulions créer une institution neuve, rompant
avec les héritages antérieurs. Raté, totalement raté ! Nul n'a osé
affronter les syndicats au moment où c'était encore possible. Et on
nous a pris pour des parvenus prêts à tout payer pour être admis
par les artistes.
Mardi 10 janvier
1989
Jack Lang me dit :
Je me permets d'insister auprès de toi pour
que tu acceptes d'organiser un déjeuner ou un dîner avec
Jean-Michel Jarre. Est-ce pour lui annoncer au dessert qu'il
n'est plus question qu'il anime la soirée du 14 Juillet ? Mission
difficile, mais il faut le faire. D'autant plus que Jarre n'a
aucunement démérité ni intrigué.
Mercredi 11 janvier
1989
Au Conseil des ministres, le Président se montre à
nouveau inflexible sur l'usage de la langue française : il a fait
retirer de l'ordre du jour une convention internationale dont
l'original a été négocié et signé en anglais.
La France se trouve en position de plus en plus
difficile : le français va-t-il disparaître des arènes
internationales ? Y peut-on encore quelque chose ?
En Hongrie, le Parlement adopte deux lois sur les
libertés d'association et de rassemblement.
Washington et Tripoli estiment que l' « incident »
du 4 janvier doit rester sans suite.
Concernant la Grande Bibliothèque, quatre choses à
faire avant fin janvier, si l'on ne veut pas que les travaux
prennent un retard qui deviendra vite immaîtrisable :
1 Transformer le
rapport Cahart-Melot en document de base pour lancer la
consultation d'architectes. Pour cela, un certain nombre de
décisions urgentes doivent être prises, la principale étant le
choix de la date de début des collections de la nouvelle
Bibliothèque, dite date de la « césure » : 1945 s'impose à mon
avis. Le Président accepte.
2 Confirmer le
choix du terrain : Vincennes ou Tolbiac ? Pour moi, il n'y a aucune
hésitation : c'est Tolbiac. Le Président confirme.
3 Fixer la liste
des architectes à consulter et constituer le jury. Le Président a
son idée.
4 Constituer
l'équipe de Dominique Jamet, encore désespérément inexistante :
choix d'un directeur général, d'un responsable de l'informatique et
de bien d'autres encore.
Jeudi 12 janvier
1989
Déjeuner avec Horst
Teltschik, qui me dit : Bien des choses
commencent à bouger à l'Est. Il faut que nous agissions de conserve
: les Polonais ne veulent pas de nous ; les Allemands de l'Est sont
des Prussiens qui nous méprisent...
Rattachement de l'administration du Haut-Karabakh
à Moscou ; le statut de région autonome de l'Azerbaïdjan n'est pas
modifié.
Note de Gilles Ménage sur l'affaire Pechiney. Rien
de bien nouveau : il se contente de synthétiser les informations
parues dans la presse. Mais il s'inquiète : Roger-Patrice Pelât est
de plus en plus nettement considéré comme l'initiateur.
François Mitterrand, lui, reste de glace.
Vendredi 13 janvier
1989
Note des RG sur l'affaire Pechiney. Rien
d'inédit.
Kinshasa suspend le remboursement de ses créances
belges et dénonce le traité de coopération belgo-zaïrois.
Dans L'Express,
Roger Fauroux — histoire de détendre
l'atmosphère ? — affirme que la récente tentative de prise de
contrôle de la Société Générale par Georges Pebereau est
d'une tout autre gravité encore que le
scandale Pechiney ! Selon lui, les plus-values y auraient été
beaucoup plus importantes ; surtout, la
Caisse des Dépôts y aurait joué un rôle tout à fait incompatible
avec sa mission. Il est vrai qu'on parle de 500 millions de
bénéfices pour Georges Pebereau et ses alliés, alors que les sommes
avancées pour l'ensemble des « initiés » de l'affaire Pechiney
seraient plus de dix fois inférieures.
Pierre Bérégovoy est fou
de rage : Comment ose-t-il ? Il est dans le
gouvernement ! Si Rocard ne le désavoue pas, je démissionne ! C'est
un lâche ! Il ne vaut pas mieux que Peyrelevade ! Il a une
explication orageuse avec Fauroux. Matignon publie un communiqué
renouvelant la confiance du Premier ministre à Pierre Bérégovoy et
invitant la COB à faire une totale
clarté sur l'affaire.
Samedi 14 janvier
1989
La Cour d'assises (composée de magistrats
professionnels) de Paris condamne à la réclusion criminelle à
perpétuité les quatre dirigeants d'Action directe coupables du
meurtre de Georges Besse, PDG de Renault, le 17 novembre
1986.
Accord entre Gaz de France et la Sonatrach sur le
gaz algérien.
Dimanche 15 janvier
1989
En Tchécoslovaquie, importantes manifestations à
la mémoire de Jan Palach, brutalement réprimées par la police.
Arrestation de Vaclav Havel. François Mitterrand écrira à son
homologue tchèque pour protester et réclamer la libération de
Havel.
Lundi 16 janvier
1989
François Mitterrand :
Jospin fait des bêtises. Il a un boulevard
pour négocier des réformes, et voilà qu'il ne propose que des
négociations salariales. L'Éducation n'a pas besoin d'argent. En
tout cas, pas sans contrepartie.
Le Président commente mais n'intervient pas.
J'ignore même s'il fait part de ses remarques à Lionel Jospin. En
tout cas, je suis certain qu'il n'en dit mot à Michel Rocard.
Mardi 17 janvier
1989
Clôture de la troisième Conférence-bilan sur la
sécurité et la coopération en Europe (CSCE), réunie depuis novembre
1986 à Vienne, en présence des ministres des Affaires étrangères
des trente-cinq pays signataires (en 1975) de l'Acte final
d'Helsinki. Seule la Roumanie ne prend aucun
engagement de respecter le document final de la CSCE adopté
par consensus et prévoyant de garantir à tous
le respect des droits de l'homme et des libertés
fondamentales. En annexe, le document donne mandat aux seize
pays de l'OTAN et aux sept pays membres du Pacte de Varsovie pour
entamer en mars, à Vienne, des négociations sur la stabilité
conventionnelle (NSC), destinées à rechercher un équilibre des
forces classiques en Europe à niveau réduit.
La loi instituant le Conseil supérieur de
l'audiovisuel est déclarée conforme par le Conseil
constitutionnel.
Élisabeth Guigou rencontre les collaborateurs de
Margaret Thatcher, très inquiets. Ils sont en porte à faux sur les
trois principaux thèmes des présidences espagnole, puis française :
l'harmonisation de la fiscalité, l'union monétaire, l'Europe
sociale. L'année 1989 risque de mal se passer pour eux.
Au Conseil des ministres, le
Président se réjouit du succès de la conférence
internationale sur l'interdiction des armes chimiques. Il félicite
le ministre des Affaires étrangères : Cela
contribue à donner de la France le visage qui convient.
Pierre Morel et Roland Dumas sont les deux vrais responsables de ce
succès.
Lionel Jospin présente ses propositions pour
l'avenir de l'Éducation nationale : projet de loi d'orientation sur
l'enseignement et plan de revalorisation de la fonction
enseignante. Il commence par un exposé très long et pédagogique, en
insistant particulièrement sur les indices de la fonction publique.
De nombreuses interventions s'ensuivent :
Le Premier ministre rend
hommage à l'énorme travail accompli par le ministre de l'Éducation
nationale pour qui il éprouve de l'amitié et
même un peu d'admiration. C'est un grand moment pour le
gouvernement et ce sera peut-être un grand moment pour l'histoire
de la France.
Le Président ne
s'exprime pas. (J'explique son silence par le fait qu'il pense — il
me l'a d'ailleurs dit — que la méthode Jospin n'est pas la bonne :
Il aurait dû expliquer son programme sur le
terrain au lieu d'engager immédiatement des négociations
salariales.)
Pierre Bérégovoy et Michel
Charasse, en chœur: C'est très bien
tout ça, mais comment va-t-on payer ?
Puis Pierre Joxe regrette que Jean-Michel Baylet,
son secrétaire d'État aux Collectivités locales, n'ait pas été
invité aux réunions interministérielles. Comme souvent, il a l'art
de tout ramener à des problèmes de protocole ou de territoires de
compétences.
Le Premier ministre déclare que le discours du
gouvernement sur le système éducatif doit être cohérent. Il faut
éviter de heurter de front les enseignants en laissant entendre
qu'ils devraient travailler davantage.
Seize interventions... Il est 12 h 40 quand
le Président, qui, jusqu'alors, n'a pas
soufflé mot, dit : Je pense que M. le ministre
de l'Intérieur réservera pour le prochain Conseil des ministres sa
communication sur les pompiers volontaires.
Nouvelles attaques dans la presse à propos de la
Société Générale. François Mitterrand :
Maintenant, ça suffit ! Il faut chasser les
banquiers nommés par le RPR et casser les noyaux durs de Balladur !
Ces gens-là veulent paraître des saints. Ils souhaitent nous
détruire. La nationalisation des banques n'a servi à rien. Au
moins, qu'elle ne se retourne pas contre nous !
Mercredi 18 janvier
1989
Voyage officiel en Bulgarie. C'est la première
visite d'un chef d'État français à Sofia. Ici, pas un soldat
soviétique. Ce n'est pas nécessaire : la soumission est acquise. En
vingt ans, la France est passée du deuxième au... dix-septième rang
des partenaires commerciaux de la Bulgarie.
François Mitterrand rencontre les représentants de
l'opposition à Todor Jivkov, lesquels, contre leur Président,
soutiennent Gorbatchev ! Étrange situation où l'on voit le
dirigeant de la puissance dominante soviétique devenir l'espoir des
« dissidents » !
Le Parlement européen vote le transfert partiel de
ses activités à Bruxelles. Edith Cresson prend cela pour une
défaite personnelle.
Jeudi 19 janvier
1989
Vu Barbara, magnifique et timide. Elle souhaite
agir contre le sida. Que peut-elle ? Mobiliser les médias et les
publicitaires pour collecter de l'argent et contribuer à infléchir
les comportements.
Pierre Bérégovoy se
rend à Matignon pour reparler à Michel Rocard de la controverse qui
l'oppose à Roger Fauroux. Le ministre des Finances m'avise
auparavant par téléphone : Si on ne me fait
pas confiance, je partirai... De son côté, Roger Fauroux
m'appelle et évoque également sa démission. Le Président est fort
ennuyé, mais demande qu'on appuie Pierre Bérégovoy. Du coup, Michel
Rocard et François Mitterrand font à nouveau savoir publiquement
qu'ils ont pleine et entière confiance en lui. Ni Fauroux ni
Bérégovoy ne démissionnent.
En Pologne, le général Jaruzelski propose la
légalisation de Solidarité.
Vendredi 20 janvier
1989
Au retour des cérémonies fêtant le 75e anniversaire de Willy Brandt, François Mitterrand
apprend par Gilles Ménage que Le Monde
de demain s'apprête à publier un article établissant que
Roger-Patrice Pelat aurait acquis des actions Triangle en Suisse.
Pierre Joxe, qui a de son côté appris la nouvelle, est lui aussi
venu prévenir le Président. D'après ces informations, Pelat ne se
serait pas contenté d'acheter 10 000 actions Triangle depuis Paris,
comme on le sait déjà, mais en aurait acquis 40 000 de plus depuis
la Suisse. Comme toujours, nous ne savons pas la vérité et
n'arrivons pas à la connaître. Chaque individu mis en cause jure
ses grands dieux qu'il n'a rien fait de mal, et nous ne recevons
les informations qu'au compte-gouttes. De surcroît, personne n'ose
plus appeler personne de peur d'être placé sur écoutes. Mais par
qui ?
Contrairement à ce qu'affirme Le Monde, il n'y a aucun rapport fait au Président
en date du 20, aucun document, aucune note. Gilles Ménage n'a pas
rédigé la moindre ligne sur ce sujet depuis le 12 janvier. Il n'y a
pas de note de synthèse des Renseignements généraux à ce propos
depuis le 13.
La colère du Président est homérique. Depuis le
début de l'affaire, Pelat a affirmé à l'Élysée — comme d'ailleurs à
des journalistes du Quotidien de
Paris — qu'il n'était engagé que pour
10 000 actions.
Le Président me demande de garder un lien avec
Pelat, qu'il refuse de revoir et à qui il ne veut même pas
téléphoner. J'appelle Pelat pour lui transmettre ce message.
L'homme est accablé ; sa voix a vieilli de dix ans.
Samedi 21 janvier
1989
Le Monde affirme que
Roger-Patrice Pelat aurait acheté en Suisse 40 000 actions Triangle
par l'intermédiaire de la Banque Cantonale Vaudoise.
Pelat nie farouchement, sur l'honneur. Devant
Laurent Fabius, qu'il rencontre pour parler du Conseil supérieur de
l'audiovisuel, et devant Pierre Joxe, le
Président déclare : Pelat dit que ce
n'est pas vrai, mais mon intuition me dit que ça l'est, au moins
partiellement.
Démenti de l'Élysée sur la « note » qu'aurait
reçue François Mitterrand. Le texte met l'accent sur la sévérité
dont devra faire preuve la justice, quels que soient les
coupables.
Catherine Tasca propose de regrouper Antenne 2 et France 3 et d'en faire un grand
ensemble du type BBC, pour affronter TFI. François Mitterrand est plutôt contre. Mais il
laisse faire.
Dimanche 22 janvier
1989
En Pologne, Solidarité accepte de négocier avec le
pouvoir.
Alain Juppé fustige
la gauche la plus pourrie du monde.
Le Président est blême de fureur :
Se faire donner des leçons de morale par ces
gens-là..., soupire-t-il. Le premier
adjoint aux Finances de la Ville de Paris, l 'homme clé du RPR ! Le
cynisme lui a toujours tenu lieu de colonne
vertébrale...
Lundi 23 janvier
1989
Comme il étudie avec Renaud Denoix de Saint Marc
l'ordre du jour du Conseil des ministres et qu'il tombe sur un
texte relatif aux détecteurs de métaux, le
Président lâche d'un ton amer : Actuellement, des détecteurs me seraient bien utiles, mais
pas pour les métaux... Il ajoute : Jamais je n'y croirai ! Pis: voilà que certains laissent
entendre que j'aurais passé les informations ! Or je n'ai jamais
entendu parler d'un prix dans cette affaire ; et je l'ai oubliée
tout entière dans la demi-heure...
Le Président pense que, tôt ou tard, il lui faudra
évoquer publiquement l'amitié trahie, sa tristesse, mais il
convient de choisir le moment, d'autant plus que nous ignorons
encore ce qui va sortir de tout cela. Le
Monde maintient ses accusations.
La seule question que se pose le Président est de
savoir si l'information est vraie ou fausse. Il décide finalement
de ne pas publier un nouveau démenti, mais Edwy
Plenel intervient alors sur La Cinq:
Vous voyez que c'est vrai, puisque l'Élysée ne dément pas !
Toute la presse s'empare de l'affaire.
Mardi 24 janvier
1989
Vu Alain Carignon. Toujours aussi admiratif de
François Mitterrand. Toujours nostalgique.
Vu Michel Delebarre à propos de mon « grand projet
» sur les ports. Il est enthousiaste... pourvu que Dunkerque, dont
il est l'élu, figure sur la liste des ports prioritaires ! Mais
comment choisir ? Quels ports éliminer ?
Le Monde précise que
la « note » remise au Président émane des RG. C'est donc celle d'il
y a dix jours. Mais elle ne contenait rien que nous ne sachions
déjà.
Mercredi 25 janvier
1989
Avant le Conseil des ministres, le Président
écarte Thierry Kaeppelin, qui devait être nommé préfet de Caen et
que Jacques Chaban-Delmas souhaiterait avoir à Bordeaux. Il narre à
son sujet deux anecdotes que lui a rapportées Michel Charasse : le
10 mai 1981, devant de nombreux témoins, le préfet aurait déclaré :
François Mitterrand, c'est douze balles dans
la peau ! En 1987, à la réception traditionnelle du corps
préfectoral à l'Élysée, il est venu sans sa femme en expliquant :
Il y a des écuries où je ne veux pas
l'amener. Et le Président de
conclure avec une grande douceur : Cela ne
mérite pas une préfecture de région.
Jeudi 26 janvier
1989
Yasser Arafat est reçu avec tous les honneurs à
Madrid. Il s'entretient avec les ministres espagnol, français et
grec des Affaires étrangères, chargés par les Douze de contacts en
vue d'une initiative de paix de la CEE.
L'OLP se réfère fréquemment à l'initiative
conjointe Mitterrand-Gorbatchev sur un comité préparatoire. Yasser
Arafat précise aux trois ministres que les problèmes relatifs à
l'avenir des Territoires doivent faire l'objet de négociations
directes avec Israël. Quelle peut être, dans le calendrier et la
méthode, l'articulation de ces pourparlers directs avec la
Conférence internationale ?
La réponse d'Arafat aux propositions de Shamir
d'élections dans les Territoires est plutôt un prudent « oui, si »
(alors que celle des Palestiniens de l'intérieur est carrément un «
non, sauf si »). Mais peut-il préciser ses conditions ?
Qu'entend-il par « retrait israélien » ? Par « contrôle » :
international ou de l'ONU ? Les Palestiniens de l'extérieur
devraient-ils être électeurs ?
Même si le caractère évidemment tactique des
propositions de Shamir et la permanence de la répression dans les
Territoires nous laissent sceptiques sur les chances de les voir
prochainement se réaliser, il ne nous appartient pas de décourager
Yasser Arafat d'accepter un principe qui va dans le sens de
l'autodétermination souhaitée des Palestiniens.
L'ambassadeur d'Israël vient me voir pour me dire
qu'Itzhak Shamir serait très favorable à une rencontre à trois avec
le Président et Hosni Moubarak à Paris, autour du 23 février.
François Mitterrand ne veut pas en
entendre parler : Qu'ils règlent cela entre
eux. Je n'ai pas à m'en mêler.
Devant la Commission des finances du Sénat, Pierre
Bérégovoy s'engage à rendre publique la vérité sur l'affaire
Pechiney. Qu'en sait-il ? Il paraît accablé.
Vendredi 27 janvier
1989
Le général Colin Powell
m'écrit à l'annonce de son départ du Conseil national de Sécurité,
où il est resté deux ans, à la fin du mandat de Ronald Reagan :
J'espère que nos routes se croiseront à
nouveau à l'avenir.
Je félicite le général Scowcroft, jusqu'ici son
adjoint, qui le remplace auprès de George Bush. Avec ces deux
hommes, le Conseil national de Sécurité est revenu dans la norme
d'un professionnalisme rigoureux.
L'extrême droite progresse aux élections
régionales de Berlin-Ouest, pour la première fois depuis la
création de la RFA.
Dimanche 29 janvier
1989
Au Club de la presse d'Europe
1, voulant défendre et illustrer l'honnêteté de Pierre
Bérégovoy, Pierre Joxe déclare que, pour
s'en convaincre, il suffit de regarder... ses
chaussettes ! Le grand bourgeois à la rescousse du
prolétaire...
Lundi 30 janvier
1989
Joxe appelle Bérégovoy pour s'excuser. Celui-ci
est profondément humilié.
Pour la première fois, le Pacte de Varsovie rend
public un état détaillé de ses forces.
Dans Le Figaro, Jean
Gandois, patron de Pechiney, affirme que la « fuite » est bien
venue de France.
Conversation avec le Président
: L'armée va faire encore un
porte-avions. C'est inutile ! Et, en plus, ils veulent
l'appeler De Gaulle ! Je les laisse
faire, mais c'est vraiment excessif, c'est usurpé !
Mardi 31 janvier
1989
Conseil des ministres. A propos de la loi sur les
modalités d'aménagement des privatisations (anti-« noyaux durs »),
le Président : Il
est normal que ce projet de loi ne couvre que la période qui va
jusqu'au 31 décembre 1992. Le moment venu, il faudra trouver un
dispositif qui nous évite de tendre la gorge pour recevoir le
couteau.
Tous nos industriels, y
compris les plus puissants, sont à la merci d'une OPA. J'ai reçu
plusieurs d'entre eux qui en étaient très préoccupés, et, à deux
reprises, le gouvernement est intervenu pour éviter des
OPA.
Si l'Europe doit être une
jungle dans laquelle aucun intérêt national ne devrait survivre, je
dirai non, comme je dirai non à toute tentative de la
Grande-Bretagne d'empêcher l'Europe monétaire ou
sociale.
Le gouvernement américain
finance jusqu'aux deux tiers des dépenses de recherche de certaines
entreprises. On ne peut continuer à se voir opposer le mol édredon
japonais. Bref, on ne peut accepter ni l'hypocrisie, ni l'agression
!
Puis il revient au projet de loi : Si l'ancien ministre des Finances a introduit des
entreprises publiques dans les « noyaux durs », c'est parce que
cela lui donnait un moyen supplémentaire d'agir. Aujourd'hui, il
serait interdit à ces entreprises de bouger sous prétexte
d'interventionnisme de l'État. Elles sont comme des poids morts,
gelées, frigorifiées. De la sorte, le jeu se joue entre quelques
intérêts privés, tous très hostiles à la majorité.
Lors des privatisations, on a
refusé aux petits actionnaires les 10 actions qu'on leur avait
promises, et on a donné 800 000 actions à quatre groupes, ce qui
leur a permis de gagner 8 milliards de centimes en vingt-quatre
heures. Au total, le gain réel des bénéficiaires des « noyaux durs
» approche 50 milliards de francs ; 50 milliards de francs qui ont
été soustraits au patrimoine national et accordés à quelques
groupes, c'est-à-dire à quelques personnes !
Lorsque j'ai dit, pendant la
campagne, « ni renationalisation, ni privatisation », je n'ai pas
entendu fixer un principe éternel ; je ne voulais pas que ce débat
occulte tous les autres et je souhaitais donner un horizon stable à
tous les industriels. Mais, au-delà de cette législature, on peut
changer et aller dans un sens ou dans un autre. J'aimerais bien
voir, avant ma mort, les quelques entreprises qui n'auraient jamais
dû quitter le patrimoine national revenir dans le giron de l'État,
notamment les compagnies de distribution d'eau. Sept dixièmes de
l'appareil politique et presque toutes les municipalités dépendent
de ces sociétés. Moi, je n'ai jamais dépendu d'aucune
!
Je suis tout aussi vigilant
sur les privatisations rampantes et j'ai déjà eu l'occasion d'en
refuser [le Président a en particulier opposé son veto aux
conditions d'achat par la BNP d'une compagnie d'assurances en
Italie].
Le gouvernement et la
majorité ne sont pas sans munitions. Ils doivent s'en servir.
Aucune position de faiblesse ne doit être admise, et vous pouvez
compter sur moi pour vous aider.
Puis François Mitterrand
aborde le sujet que tous attendent, l'affaire Pechiney :
C'est le 16 novembre 1988 que le Premier
ministre m'a parlé pour la première fois de la possibilité de
rachat par Pechiney de la première firme américaine d'emballage,
quelques minutes avant le Conseil des ministres. La veille, mon
conseiller pour les affaires industrielles [Didier Oury]
avait été saisi du dossier. Je n'ai pas caché
au Premier ministre mes réticences. Mais il m'a démontré qu'il ne
s'agissait pas d'une privatisation rampante. J'ai alors donné mon
accord. Ce que je ne suis pas loin de regretter aujourd'hui... Le
lendemain [17 novembre], le ministre
des Finances a fait valoir l'intérêt que présentait, selon lui,
l'opération. A deux reprises, par une note et un mot manuscrit, le
Premier ministre a insisté auprès de moi. J'ai alors décidé, le
vendredi [18 novembre], de donner mon
feu vert. Lorsqu'on écrira l'histoire de cette affaire, si on doit
l'écrire un jour, les documents en feront foi.
Silence autour de la table. Nul ne répond.
Tristesse.
Michel Delebarre parle de futurs TGV vers l'Est. A
plusieurs reprises, Jean-Pierre Chevènement tente de prendre la
parole : il souhaite réclamer le passage du TGV à Belfort, qu'on
lui refuse. Le Président : Non ! Non !
La COB a terminé son enquête sur l'affaire
Pechiney et saisit la justice. Max Théret, Roger-Patrice Pelat et
Samir Traboulsi, entre autres, seront poursuivis pour délit
d'initiés. Personne ne sait encore d'où est partie la fuite, même
si la presse ne se prive pas de désigner, sans preuve, des
coupables.
Mercredi 1er février 1989
Quinze mille instituteurs manifestent, à Paris,
contre les projets Jospin.
Jean-Louis Bianco soutient Bernard Tapie qui
souhaite se présenter à Marseille ; il explique que celui-ci peut
gagner et que son succès modifierait la donne politique
marseillaise. Pour aider Tapie, Bianco mobilise Jacques Séguéla qui
a présenté Tapie à François Mitterrand.
Série noire : la COB ouvre une enquête sur
l'affaire de la Société Générale.
Jeudi 2 février
1989
Fin des négociations dites « MBFR » sur la
réduction des missiles balistiques entre l'OTAN et le Pacte de
Varsovie, ouvertes en octobre 1973. Pas de résultats.
Édouard Chevardnadze effectue en Chine la première
visite d'un ministre soviétique des Affaires étrangères depuis
trente ans.
Dans la presse, Lionel
Jospin recule : Oubliez le
mérite, dit-il aux instituteurs hostiles — mais pourquoi
?... — à la prise en compte de leur façon d'enseigner, de leur
assiduité et du cadre où ils exercent, dans leur notation et leur
rémunération.
Samedi 4 février
1989
Au congrès de Force ouvrière, Marc Blondel succède
à André Bergeron.
Dimanche 5 février
1989
Roland Dumas à Téhéran: première visite d'un
ministre français des Affaires étrangères depuis la révolution
islamique. L'heure est à la « normalisation » des relations après
la libération, en mai dernier, de nos derniers otages au
Liban.
François Mitterrand :
Et on dit que je suis un homme d'argent ! Je
n'ai rien à moi ! Si j'avais seulement perçu 10 % des droits
d'auteur de tous les livres qui ont été écrits pour dire que je
suis un homme d'argent !...
Lundi 6 février
1989
François Mitterrand en
visite à Lille : Je ne veux pas d'une Europe
où le capital ne serait imposé qu'à moins de 20 %, tandis que les
fruits du travail le seraient jusqu'à 60 % !
Avant son départ, je lui ai remis une note
reprenant en substance quelques réflexions personnelles :
Jamais l'argent n'a, autant qu'aujourd'hui, été
considéré comme la mesure de toute réussite sociale. Même quand
Guizot lançait son célèbre Enrichissez-vous, il ajoutait aussitôt :
par le travail et par l'épargne. Or,
aujourd'hui, la fortune n'est même plus la conséquence de la
réussite, elle est la réussite elle-même, et les inégalités de
fortune dictent celles de la considération. Plus grave encore, la
fortune s'obtient plus par la spéculation que par la production de
richesses : les échanges sur les marchés financiers et monétaires
sont, chaque jour, de l'ordre de grandeur des mouvements annuels
sur les marchés des marchandises. A terme, cela risque de réduire
les dépenses de recherche et les investissements industriels, donc
d'entraver la croissance économique. L'argent n'est pas un idéal
moral. Il n'est ni admirable, ni condamnable en soi. Quand il n'est
plus la rémunération d'un travail, il doit être au moins la
contrepartie d'un risque et d'une création utiles. Ce n'est pas le
cas dans les spéculations financières illicites. Il faut y mettre
un terme.
En marge, selon son habitude, le Président a porté
quelques mots. Il est d'accord, mais quels remèdes esquisser
?
En Pologne, table ronde entre le pouvoir et
Solidarité. Lech Walesa réclame la fin du monopole du POUP.
Réquisitoire contre la politique économique du gouvernement.
Le voyage de Roland Dumas à Téhéran se termine sur
un beau coup de théâtre : au cours de la conférence de presse
finale, Ali Velayati, le ministre iranien des Affaires étrangères,
met en cause le gouvernement de « cohabitation » de Jacques Chirac
qui, selon lui, n'a pas tenu sa promesse de libérer Anis Naccache
après le rapatriement de Kauffmann, Carton et Fontaine. Nous nous
interrogeons : le Premier ministre alors en poste aurait-il promis
plus qu'il ne l'avait dit au Président ? Dumas s'est entendu dire
par Velayati que Jacques Chirac s'était personnellement engagé, au
cours de trois conversations téléphoniques avec le Premier ministre
et le vice-président iraniens, à faire libérer Naccache, et surtout
qu'il avait demandé à Téhéran de faire retarder la libération des
otages français dans la perspective de l'élection présidentielle.
L'ambassadeur Éric Rouleau avait eu vent de la même
information.
Un diplomate : Il ne
manquerait plus que les mollahs aient enregistré ces conversations,
comme ils en ont la fâcheuse habitude, et qu'ils se décident à
rendre publics les enregistrements !
Premier chef de gouvernement à s'exprimer devant
la Commission des droits de l'homme à Genève, Michel Rocard souhaite qu'elle se préoccupe du
malheureux peuple roumain.
Lionel Jospin recule nettement : il déclare qu'il
renonce à créer un corps de professeurs de collège, et qu'il
établira une priorité de formation entre instituteurs et
professeurs du second degré. Le SNES annule la manifestation prévue
pour le 14 février... mais maintient celle du 4 mars !
Mardi 7 février
1989
Petit déjeuner chez Michel Rocard avec les
dirigeants socialistes. Inquiétude de tous face à l'attitude du
Parti communiste aux prochaines municipales : 140 primaires sont
envisagées et on redoute que le Parti communiste, par son action
sur les militants « durs », empêche un bon report des voix au
second tour.
Déjeuner du Président au Galant Verre avec les
représentants de la FEN, du SNI et Jean-Louis Bianco :
Le Président :
Nous ne pouvons pas faire plus. Il faut voir
comment utiliser cette somme — Jospin a eu tort de ne pas commencer
en débattant de ce qu'on allait faire pour les élèves, ce qui l'a
conduit à aborder de plein fouet les problèmes
corporatistes.
Sur l'enseignement, Chevènement vient m'expliquer
de bonnes idées qu'il met partiellement en œuvre à Belfort :
réserver une part du marché de la formation permanente à
l'Éducation nationale ; organiser des études dirigées aux frais de
la mairie, qui permettent de donner des leçons particulières aux
élèves les moins favorisés ; assouplir les règles de cumul pour les
professeurs de mathématiques afin de leur permettre d'augmenter
leur traitement grâce à d'autres activités.
Le Président s'interroge
sur les risques d'OPA pesant sur des entreprises françaises :
D'abord, remarquons que les entreprises
publiques ne sont pas menacées d'OPA : ni Renault, ni Bull, ni
Thomson ne risquent quoi que ce soit. Or ce sont des entreprises
prospères qui, privées, seraient sûrement attaquées. La Société
Générale n'aurait pas été menacée d'une OPA si elle était restée
publique !
Pour les entreprises privées,
le danger existe : parce que des milliards de dollars se promènent
de par le monde, à la recherche de proies à saisir ; parce que les
entreprises françaises sont beaucoup moins protégées que les
entreprises allemandes, hollandaises, espagnoles ou italiennes. Que
faire ? D'abord, il appartient aux entreprises privées de se
constituer des actionnariats stables. Je les y engage. Les
entreprises publiques (banques, assurances, industrielles) sont là
pour les y aider. Ensuite, lorsque cela se révélera nécessaire,
l'État pourra intervenir pour limiter les achats étrangers ; et
protéger, si nécessaire, les entreprises vitales pour le pays par
la création de golden shares telles qu'elles existent aux Pays-Bas,
au Royaume-Uni ou en Suisse, et telles que la loi de privatisation
elle-même l'avait prévu pour les entreprises
privatisées.
Mercredi 8 février
1989
Au Conseil des ministres, nomination d'un nouveau
commandant supérieur des forces armées en Nouvelle-Calédonie, le
général de brigade Jean-Claude Bertin.
Le Premier ministre :
Je souhaite, s'agissant de la
Nouvelle-Calédonie, recevoir ce général avant qu'il ne parte
rejoindre son poste.
Le Président :
Vous pouvez lui indiquer qu'il n'est pas
obligé de procéder à de nouveaux quadrillages, qu'il n'est pas
obligé de marcher dans les pas de son prédécesseur.
Bernard Kouchner fait une communication vibrante
et précise sur un voyage au Bangladesh.
Jacques Pelletier tente de s'exprimer après
plusieurs autres comptes rendus dépourvus d'intérêt.
Le Président, agacé :
Ces communications finissent par perdre toute
signification. Si chacun d'entre vous doit raconter sa vie depuis
dix ans, cela va prendre du temps !
Puis il aborde les questions militaires :
Pour la loi de programmation militaire, nous
allons être obligés de consentir quelques diminutions de dépenses.
Devons-nous choisir l'abandon du porte-avions ? une réduction de la
moitié des chars ? ou bien des avions ? ou du personnel de l'Armée
de terre ?
Il se tourne alors vers Jean-Pierre Chevènement :
Entre vous et moi, ce porte-avions ne sert à
rien, c'est une arme de gesticulation !
Il n'empêche que François Mitterrand a déjà donné
son accord à ce projet. Mais le ministère de la Défense a décidé de
le baptiser Charles-de-Gaulle, ce qui a
déclenché son ire.
Un déjeuner chez le Président réunit Julien Dray,
Harlem Désir, Nicole Bénévise (une infirmière qui s'occupait de la
Coordination), Georgina Dufoix et Jean-Louis Bianco. Le Président
leur fait part de sa volonté d'abroger certaines dispositions de la
loi Pasqua. Il parle de la nécessité de prendre de nouvelles
initiatives en faveur des infirmières, sans toutefois remettre en
cause la rigueur budgétaire.
Jeudi 9 février
1989
Séisme politique à l'Est : le Parti communiste
polonais (POUP) renonce au monopole du pouvoir. Il y aura d'autres
partis représentés au gouvernement.
Vendredi 10 février
1989
Le pouvoir polonais propose la création d'un poste
de président de la République, qui ne sera pas nécessairement
confié à un communiste.
Samedi 11 février
1989
Le processus se propage à toute allure. Le Comité
central du PC hongrois accepte à son tour le principe d' une
transition vers le multipartisme. Gorbatchev ne bouge pas.
J'appelle Vadim Zagladine, son conseiller
diplomatique, qui me dit : Ils ont fait ça
avec son accord... Tu imagines
bien que rien ne peut se faire sans son
approbation... Gorbatchev veut que le succès de la glasnost en
Pologne justifie l'approfondissement de la glasnost en
URSS.
Dimanche 12 février
1989
Interrogé à 7 sur 7
sur les déclarations d'Ali Velayati, le
Président répond que rien ne lui permet de mettre en doute
ce que lui avait dit, en mai 1988, son Premier ministre de l'époque
au sujet de la libération des otages, obtenue selon lui
sans contrepartie.
Pourtant, il sait fort bien qu'il n'en est rien.
Nous n'ignorons pas qu'il y avait une contrepartie. Mais il ne
servirait à rien aujourd'hui d'y revenir.
Lundi 13 février
1989
François Mitterrand
demande à Pierre Mauroy de venir le voir pour lui parler des
négociations avec le PC avant les municipales et lui recommander
une fois encore la fermeté : Chaque primaire
évitée est une bonne chose, mais si le Parti communiste en veut, il
faut en faire. Uniquement, cependant, là où le Parti socialiste a
une chance de l'emporter. Soyez ferme ! Ils ne comprennent qu'un
langage : combien de divisions ?
Pronostic du Président :
Ils gagneront quelques primaires. Mais,
ailleurs, ils seront écrabouillés. Ils ne pourront pas se glorifier
d'avoir remporté trois ou quatre succès si, de l'autre côté, ils
perdent trente à quarante villes.
Mardi 14 février
1989
Déjeuner consacré à la Grande Bibliothèque. Tout
est maintenant fixé. Mais le projet a dérapé : c'est désormais d'un
pur et simple transfert de la Bibliothèque nationale qu'il s'agit,
et de rien d'autre. Et on va tout devoir transférer, car les
habitués de la BN refusent de laisser les livres d'avant 1945 ou
d'avant 1900 hors de leur champ de vision !
Dans une fatwa —
décret ayant valeur d'obligation sacrée pour tous les musulmans —,
Khomeyni ordonne que soit exécuté rapidement l'écrivain britannique d'origine
indienne Salman Rushdie, dont le quatrième roman, Les Versets sataniques, constitue une offense à l'islam, au Prophète et au Coran.
Pas un jour, pas un journal sans débats et
commentaires sur l'affaire Pelat. Celui-ci, que j'ai eu au
téléphone, parle de moins en moins.
Le Président est
d'humeur sombre. Il m'emmène visiter quelques librairies et
soliloque sur les « affaires » : C'est sans
fin. Ces gens-là, qu'on accuse, n'ont pas de mandat électif, pas de
fonction publique. Ils ne sont pas mes collaborateurs. On ne peut
pas les sanctionner ni les renvoyer. On me dit qu'il faut faire
quelque chose ; je ne vais tout de même pas publier un communiqué
disant : Machin n'est plus mon ami, je ne déjeunerai plus avec
Bidule, je ne me promènerai plus avec Truc !... Je le sens
blessé par ce qu'il estime être une trahison de sa confiance et de
son amitié. Je ne sais quoi lui dire.
La décision, prise l'année dernière à Toronto,
d'annuler un tiers de la dette publique, n'est pas encore appliquée
: il y faut, pays par pays, l'accord du FMI. Le mécanisme se perd
dans les sables. Après avoir travaillé avec trois personnes sur le
coût de cette mesure, je suggère au Président l'annulation
unilatérale par la France des dettes des pays les plus
pauvres.
Le Président en accepte le principe. Coût pour la
France : 16 milliards. Mais il réclame le secret pour quelques
mois, plus précisément jusqu'au 13 juillet au soir, afin d'ouvrir
le Sommet de l'Arche sur un beau geste concret. Seuls sont au
courant, outre lui-même, Pierre Bérégovoy, Jean-Claude Trichet,
Élisabeth Guigou, Marc Boudier et moi. Ce secret-là tiendra-t-il
?
Grande première : la Cour suprême de New Delhi
condamne le groupe chimique américain Union Carbide à payer 470
millions de dollars aux 583 000 plaignants victimes de la
catastrophe de Bhopal, en Inde. Soit à peu près 800 dollars pour
chaque vie humaine dévastée...
Mercredi 15 février
1989
Avec l'accord du Président, Michel Rocard souhaite réunir un Sommet mondial sur
l'écologie qui se tiendrait à Paris lors du Bicentenaire pour
décréter un droit des hommes à un
environnement sain. Dans le secret le plus absolu, il a
envoyé des émissaires à travers le monde. Néerlandais et Norvégiens
ont accepté de s'associer à cette initiative pour éviter qu'elle ne
paraisse trop française et « de gauche ». Une réunion préparatoire
aura lieu le 11 mars prochain à La Haye.
Jacques Delors, président de la Commission
exécutive européenne, a eu vent de ce projet et n'apprécie pas de
ne pas être dans le secret.
L'apprenant à son tour, Laurent Fabius organise
pour le 4 mars un colloque à l'Assemblée sur le thème :
Atmosphère et climat. Comprendre et
agir.
Fin, à la date prévue, du retrait des troupes
soviétiques d'Afghanistan.
Une vive bataille oppose toujours, pour conduire
la liste socialiste à la mairie de Marseille, Michel Pezet à Robert
Vigouroux, ce dernier soutenu notamment par François Mitterrand.
Le Canard enchaîné évoque une affaire
de fausses factures à laquelle Michel Pezet semblerait mêlé. Pierre
Joxe semble ravi : il va pouvoir s'en servir pour se débarrasser de
Pezet.
Je commence à tout découvrir du défilé que prépare
Jean-Paul Goude pour le 14 Juillet. Il veut en faire la parade de
toutes les « tribus » de la planète. Huit mille participants en
costumes. Il a même prévu une pluie artificielle pour faire défiler
les Anglais !
Jeudi 16 février
1989
L'inévitable a lieu : Roger-Patrice Pelat est
inculpé de délit d'initié dans l'affaire Pechiney.
François Mitterrand
n'apprécie pas les conséquences de la libération des mouvements de
capitaux : Cela va permettre à n'importe qui
d'acheter nos entreprises. Il écrit à Michel Rocard pour
demander que les pouvoirs de la Commission des opérations de Bourse
soient renforcés et que les entreprises françaises performantes
disposent de meilleurs moyens de défense face à des tentatives de
prise de contrôle hostiles, alors que de telles agressions sont
pratiquement impossibles dans certains pays réputés libéraux. La
Commission des opérations de Bourse devra disposer du droit d'ester
en justice, d'infliger des sanctions pécuniaires et détenir les
moyens d'exercer de façon efficace ses nouveaux pouvoirs.
Pour protéger l'ensemble des entreprises privées
contre les OPA, il demande que le gouvernement définisse des
dispositions très strictes et néanmoins compatibles avec nos
obligations internationales, notamment européennes, afin de mieux
armer nos entreprises dans la perspective de 1992. Le ramassage
occulte par une ou plusieurs sociétés agissant de façon concertée
devra être empêché et, le cas échéant, sanctionné.
Le nouveau dispositif devra par ailleurs donner
des moyens inédits de défense aux entreprises qui subissent des
offres publiques d'achat, comme, par exemple, la possibilité
d'augmenter leur capital.
Le renchérissement des prises de contrôle devra
être recherché par l'obligation de déclencher une offre publique
d'achat au-delà de la détention d'un pourcentage déterminé du
capital, mais cette obligation devra être conçue de manière à ne
pas empêcher la constitution d'un groupe stable
d'actionnaires.
Enfin, des dispositions spécifiques devront
permettre aux salariés d'être informés des projets de prise de
contrôle concernant leur entreprise.
Michel Rocard m'appelle
: Ce n'est pas à moi qu'il faut écrire cela,
c'est à Bérégovoy. Le Président veut-il nous réunir pour en parler
?
Non, naturellement. Sauf urgence, le Président a
horreur des réunions. Il gouverne avec Rocard comme avec Chirac,
par admonestations épistolaires, souvent sans suite. Avoir dit
semble parfois lui importer davantage que de voir faire. Il n'était
pas comme ça en 1981.
Mikhaïl Gorbatchev lance un appel à George Bush
pour mettre fin au conflit afghan.
Vendredi 17 février
1989
Dans une interview, Michel
Rocard se déclare homme de gauche
adepte de la libre entreprise. Il veut donner plus de mobilité, de flexibilité et d'agressivité au
capitalisme français. Selon lui, les entreprises publiques
doivent se conduire davantage comme des entreprises privées. On
peut considérer, dit-il, qu'il serait opportun pour elles d'émettre
des actions, de se privatiser partiellement ; mais, politiquement,
cela reste impossible. Le Premier ministre déclare avoir approuvé
le raid contre la Générale, même si la
tactique était discutable. Pour lui, les « noyaux durs »
sont mal faits, car les entreprises ainsi
privatisées sont peu ouvertes à des fusions européennes et peu
préparées aux techniques de l'avenir du capitalisme...
Il ajoute qu'il aimerait que des centristes
rallient la majorité, mais il estime qu'ils sont conservateurs par
nature. Pour y parvenir, il faudrait séduire le centre et éduquer
la gauche. Il conclut : Mon travail est de
persuader les socialistes que l'essentiel du rôle du gouvernement
est dans l'éducation et l'urbanisme, et non pas de s'occuper de
savoir qui exactement possède les grandes
entreprises...
Le Président, informé de
la teneur de ces propos : C'est bien la
première fois depuis longtemps qu'il s'exprime en socialiste. C'est
bien !
Le PS et le PC parviennent à un accord sur des
listes communes aux municipales dans les trois quarts des villes de
plus de 20 000 habitants.
François Mitterrand sur
l'affaire Rushdie : C'est d'une bêtise crasse
que de condamner à mort l'auteur d'un mauvais livre.
Création à Marrakech de l'Union du Maghreb arabe
entre l'Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie. Grand espoir
d'un marché commun de l'autre côté de la Méditerranée. Ce serait
l'occasion d'un formidable progrès économique. Mais les rivalités
et les susceptibilités sont si grandes.
Samedi 18 février
1989
État d'urgence en Afghanistan.
Lundi 20 février
1989
Tournée de Chevardnadze au Proche-Orient, la
première d'un chef de la diplomatie soviétique depuis 1974.
Les ministres des Affaires étrangères de la CEE
décident de rappeler leurs ambassadeurs en Iran pour protester
contre la fatwa condamnant Salman
Rushdie.
Mardi 21 février
1989
Itzhak Shamir en visite officielle à Paris où il
rencontre Roland Dumas.
Dominique Jamet constitue son équipe. Mais Jack
Lang est mécontent que Jamet ait recruté l'ex-conseiller budgétaire
de François Léotard. Émile Biasini, ministre de tutelle de
Dominique Jamet, répond qu'il n'a pas voulu contrarier ce dernier
et que le fonctionnaire en question a été, durant la cohabitation,
un soutien pendant toute la bataille du Grand Louvre.
Réponse du Président :
Laissons agir Jamet. Conseillons-le, c'est
tout.
Mais la situation s'envenime. Jack Lang convoque Émile Biasini devant une sorte de
tribunal constitué de six membres de son cabinet, pour entendre son avis sur la Grande Bibliothèque.
En fait, Lang ne s'accoutume pas l'idée que
Biasini ait le droit de rencontrer François Mitterrand sans passer
par lui.
En Tchécoslovaquie, condamnation de Vaclav Havel à
neuf mois de prison. A la suggestion de Roland Dumas, le Président
écrit à Gustav Husak pour demander sa libération.
L'OLP devient de plus en plus modérée.
François Mitterrand voit Itzhak Shamir
pour l'exhorter à tenir compte de la réalité d'aujourd'hui et à
entamer des pourparlers avec Arafat. Il le prévient qu'il n'exclut
pas de recevoir ce dernier un jour prochain.
Mercredi 22 février
1989
Au Conseil des ministres, Michel Rocard présente
son plan de rénovation du secteur public.
Lionel Jospin fait adopter un décret modifiant le
statut des maîtres directeurs, vieille revendication du SNI. Encore
une revendication satisfaite sans conditions, c'est-à-dire sans le
moindre engagement de travail en retour.
Au Caire, Édouard Chevardnadze s'entretient avec
Moshe Arens et Yasser Arafat.
Jeudi 23 février
1989
Pierre Bérégovoy précise le projet, étudié avec
Jean-Claude Trichet, d'annulation de la totalité de l'encours des
crédits d'aide publique au développement pour les trente-cinq pays
les plus pauvres (soit 16 milliards, c'est-à-dire 4 milliards de
plus que le tiers de la dette totale, publique et privée). Cette
décision requerra une autorisation parlementaire dans le cadre de
la loi de finances 1990. Mais, à attendre plus longtemps, on risque
des indiscrétions qui en réduiraient la portée. Je suggère donc au
Président de rendre publique cette décision dès les jours
prochains.
Il préférerait encore attendre le Sommet de
l'Arche.
Vendredi 24 février
1989
François Mitterrand est au Japon. Voyage éreintant
de quelques heures pour assister aux funérailles d'Hirohito. Le
protocole des obsèques le plaçait initialement au sixième rang, et
George Bush au cinquante-cinquième ! Après maints conciliabules,
les Japonais décident de placer au premier rang les représentants
des pays industrialisés. François Mitterrand se retrouve donc en
compagnie de Bush sur le devant de la scène.
Après avoir déjeuné en compagnie de Cory Aquiño à
notre ambassade à Tokyo, le Président se
promène dans l'enceinte de l'ambassade où il rencontre des
journalistes :
- Que faites-vous ici ?
- On attend le briefing.
- Quel briefing ?
- Celui de M. Védrine, votre porte parole !
- M. Védrine ? Mais il vous dit quoi ? Il ne sait rien. Il
doit inventer... Arrive Hubert Védrine.
Le Président sourit et
lui demande : Qu'est-ce que vous leur racontez
?
Hubert Védrine :
J'essaie de les tenir au courant de vos
entretiens, monsieur le Président. Je résume...
Le Président :
Très bien, très bien. Allez, inventez,
inventez...
Conspué par les enseignants à Strasbourg,
Michel Rocard s'énerve : Tout est négociable dans le plan Jospin, on peut même le
retirer !
Samedi 25 février
1989
Réunion de sherpas
dans le confortable hôtel de La Roche-Gageac, le seul ouvert en
hiver près de la grotte de Lascaux.
Ouf ! Le programme du Sommet est accepté. Les sept
chefs d'État et de gouvernement assisteront aux fêtes du
Bicentenaire. Personne ne remet plus en cause ni les dates, ni la
simultanéité avec les commémorations. La méfiance s'atténue un peu
vis-à-vis d'un éventuel Sommet Nord/Sud. Nos partenaires admettent
que le 13 juillet, il y aura des réunions bi- ou multilatérales ;
un déjeuner et un dîner rassembleront les Sept et les chefs d'État
du Sud.
Mais cela n'a pas été sans mal, et on n'est pas
passé loin d'une crise majeure. Grande-Bretagne et États-Unis
restent inquiets à l'idée que la France puisse convoquer une
réunion formelle Nord/Sud autour d'une table, le 13, et qu' une
déclaration formelle ne soit alors adoptée. Quand j'annonce que je
souhaite proposer une véritable rencontre Nord/Sud pour le 14, que
j'ai déjà avancé à ce sujet avec le Venezuela, le Sénégal, l'Inde
et l'Égypte, quand je précise de surcroît que quinze chefs d'État
du Sud viendront à Paris, le Britannique Nigel Wicks et l'Américain
Richard McCormack manquent de s'étrangler et explosent : ils
refusent absolument toute rencontre Nord/Sud ; ils exigent un
cloisonnement absolu entre le Bicentenaire et le Sommet. Aucune
rencontre : Sinon, nous ne viendrons pas
!
Contraint, je bats en retraite et prends
l'engagement de faire de mon mieux pour isoler le Sommet des Sept
des cérémonies du Bicentenaire, tout en expliquant que cela sera
fort difficile. Je reviendrai à la charge : personne ne pourra
interdire aux chefs d'État présents de se rencontrer. J'ajoute que
le Bicentenaire appartient à la France et que nous n'avons pas à
négocier son déroulement avec nos invités : nous les informons,
c'est tout.
Très vive inquiétude sur la remontée de
l'inflation. Elle atteint 7,5 % en Grande-Bretagne, 5 % aux
États-Unis, 6 % en Italie ; nous sommes considérés comme les plus
sages, même par les Allemands. Chacun s'attend à une montée des
taux d'intérêt d'ici à juillet et à une discussion, au sommet, sur
la meilleure façon de contenir l'inflation sans casser la
croissance.
Assez grand pessimisme sur l'évolution des
déficits extérieurs : les Américains s'avouent paralysés et alarmés
par les chiffres à venir, qui pourraient gravement perturber les
marchés des changes.
Sur le commerce, on attend la réunion du GATT en
avril. Peut-être, en juillet, l'agriculture sera-t-elle à nouveau
d'actualité ? (Il y a une forte pression américaine et britannique
pour que le sujet soit abordé.)
Concernant la dette, il semble y avoir un
consensus pour faire quelque chose en faveur des pays
intermédiaires, mais rien de précis. Les Britanniques sont plus
réticents que les Américains. Notre projet de Fonds de garantie
devrait servir de base à un accord, même s'il faudra sans doute
trouver autre chose que les DTS comme garantie pour parvenir à un
tel accord.
Pour ce qui est du commerce Est-Ouest, les
Américains n'ont pas encore décidé s'ils le laisseront se
développer ou s'ils voudront plutôt renforcer le COCOM. Cela peut
devenir un point de friction dans le cadre du Sommet.
Je présente mon projet sur le Bangladesh aux
autres sherpas éberlués. J'explique
qu'il ne coûtera que 500 millions de dollars par an (soit une
augmentation de 25 % de l'aide déjà apportée au Bangladesh) et
qu'il sera organisé et financé à travers la Banque mondiale, ce qui
rassure Américains et Britanniques. Les Américains sont pourtant
décidés à tuer le projet. Le directeur du Trésor américain,
David Mulford, ricane : Chacun va-t-il venir au Sommet avec ses propres fantasmes,
maintenant ?
Dimanche 26 février
1989
Reprise des discussions à La Roche-Gageac.
Sur la lutte contre la spéculation financière
internationale, nul ne nie l'utilité d'une coopération, mais la
plupart en soulignent les difficultés. C'est pourquoi une mise à
plat des pratiques actuelles paraît nécessaire avant même
d'envisager des propositions. Nous décidons qu'à notre prochaine
réunion nous étudierons un état détaillé des pratiques et
législations des États membres afin d'examiner comment organiser la
coopération internationale en ce domaine. Les Britanniques se
montrent les plus réticents.
L'environnement sera un sujet majeur du prochain
sommet. Michel Rocard n'est pas le seul à y penser : le Chancelier
Kohl proposera un code de bonne conduite à propos des importations
de bois tropicaux ; Margaret Thatcher s'intéresse au climat ; je
rappelle le projet de l'Observatoire du Sahara destiné à lutter
contre la désertification du Sahel.
On parle de l'URSS et de sa lente évolution vers
la perestroika. Tous s'accordent à
penser que Gorbatchev connaîtra de très grandes difficultés
intérieures, dans les mois à venir, pour faire progresser la
production des biens de consommation. D'où l'idée, admise par tous,
qu'il faudra se tenir prêts à lui donner un coup de main. Mais les
Américains n'entendent pas aider l'URSS : Il
est encore trop tôt pour en parler. Une fois encore, Mulford
promet de faire quelque chose, mais plus tard.
Hans Titmayer, le sherpa allemand, propose qu'à l'occasion du
Bicentenaire le Sommet produise une déclaration sur les droits de
l'homme, distincte du communiqué final. La suggestion est
immédiatement retenue.
Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères et
élu local, nous reçoit superbement dans un des restaurants de sa
circonscription. Cela fait beaucoup pour cicatriser les plaies
d'hier.
Lundi 27 février
1989
Sommet franco-britannique à Paris. Pour ce qui
concerne l'Union économique et monétaire, Margaret Thatcher refuse
d'intégrer la livre dans le SME ; elle entend garder toute sa
liberté d'action sur les taux d'intérêt. Elle estime que la monnaie
unique n'est pas réalisable dans un avenir prévisible. Sur la
fiscalité de l'épargne, son attitude est tout aussi négative ; elle
juge inutile et insuffisante la proposition de la Commission. En
fait, elle ne veut pas d'une taxation de l'épargne et va permettre
aux Allemands de s'abriter derrière elle. En ce qui concerne
l'harmonisation de la TVA, elle refuse la mise en cause du taux
zéro sur les produits de première nécessité. Pour ce qui est de
l'Europe sociale, les Britanniques disent être d'accord pour donner
une dimension sociale au marché unique, mais craignent des
réglementations superflues. Ils sont hostiles à une charte des
droits sociaux fondamentaux.
Lors de la conférence de presse commune,
le Président, interrogé sur l' « Europe
des riches» que permet la libre circulation des capitaux:
Je dénonce les systèmes dans lesquels
l'inégalité est une règle... C'est très bien, l'Europe des
marchands... mais, en même temps, bien entendu, je souhaite et je
demande que l'ensemble des producteurs, des travailleurs, à quelque
échelon que ce soit, puissent aussi se sentir européens dans leur
vie quotidienne, dans les garanties qu'ils reçoivent... Donc, tout
doit avancer du même pas.
Le secrétaire américain au Trésor annonce une
initiative sur la dette, qui deviendra tout de suite dans la presse
le « Plan Brady ». On ne nous en a rien dit hier, à la réunion des
sherpas. L'initiative que nous préparions, et que nous aurions nous
aussi gardée secrète, va être dépassée. Dommage !
Nouvelle table ronde sur le projet Jospin : le SNI
est content, il a obtenu satisfaction, mais la FEN tire à boulets
rouges. La confusion est extrême : on ne sait plus ce qui a été
retiré, ce qui est maintenu... On ne sait plus quel syndicat est
pour. Ni quel est au juste le projet éducatif que tout cela est
supposé servir...
Jack Lang plaide une nouvelle fois pour que la
Grande Bibliothèque soit construite à Vincennes. Jacques Chirac
explique à la radio que l'idée de la Grande Bibliothèque... est de
lui !
Mardi 28 février
1989
François Mitterrand :
Michel Rocard confond la réforme avec
l'arrosage.
Pierre Bérégovoy
m'explique : Puisqu'il n'y a pas
d'harmonisation des impôts sur l'épargne, la France doit supprimer
toute entrave à la création des Sicav de capitalisation; il faut
décider la suppression de la taxe sur l'assurance-vie et la baisse
du prélèvement libératoire sur les revenus
d'obligations.
Voilà à quoi conduit l'Europe sans volet
social...
Mercredi 1er mars 1989
Au Conseil des ministres, on assiste à un duel à
fleurets mouchetés entre Roland Dumas et Édith Cresson à propos de
la négociation qui vient de s'achever sur Eurêka audiovisuel. Dumas
voulait conclure. Édith Cresson voulait tenir. Finalement, pour
arriver à un résultat, face au refus de nos partenaires, nous avons
dû renoncer à notre exigence de quotas culturels.
A propos de la décentralisation, Michel Charasse : Il y a
beaucoup de bureaux parisiens inutiles. Les deux tiers des
directions régionales des ministères ne servent à
rien.
Le Président :
On peut se poser la même question sur certains
ministères.
En matière de surenchère antiparisienne, personne,
pas même Michel Charasse, n'est à même de battre François
Mitterrand.
Alors que s'achève le retrait soviétique
d'Afghanistan, quel bilan tirer de cette guerre ? Depuis l'invasion
du 24 décembre 1979, l'Armée rouge y a entretenu en moyenne 120 000
hommes et a dépensé de l'ordre de 30 milliards de dollars, dont la
moitié depuis 1985. Les pertes de l'Armée rouge sont estimées à 15
000 morts et 35 000 blessés, 800 chars et 1 200 blindés, 750 avions
et 850 hélicoptères, 15 000 véhicules divers. Pour le peuple afghan
: 1 500 000 morts, dont 30 000 dans l'armée afghane et 10 000 chez
les résistants, 1 100 000 blessés, 5 millions de réfugiés au
Pakistan et en Iran, 3 millions de personnes déplacées à
l'intérieur. L'Armée rouge a procédé à titre de représailles à des
massacres systématiques qui ont tourné au génocide et à la
destruction méthodique du réseau d'irrigation sans lequel aucune
culture n'est possible dans ce pays accidenté. Si cette guerre se
solde avant tout par une victoire de la résistance populaire, elle
révèle aussi le prix à payer pour cette forme d'autodéfense. La
dissuasion nucléaire n'en est que davantage justifiée.
Jeudi 2 mars
1989
Michel Rocard poursuit son offensive en faveur des
privatisations, poussé par — ironie des temps — certains financiers
nommés par la gauche qui souhaitent recouvrer leur indépendance à
l'égard de ceux qui les ont nommés. Il propose un projet de loi
visant à permettre aux compagnies d'assurances de privatiser à
hauteur de 33 % leurs filiales, tant domestiques qu'à vocation
internationale. Actuellement, conformément à une loi de 1973, les
sociétés-mères peuvent être privatisées à hauteur de 2 %, mais pas
leurs filiales. Si l'ouverture au capital privé (jusqu'à 33 %) des
filiales à vocation internationale ne me paraît pas poser de
problèmes (on y procède d'ailleurs déjà en pratique, en violation
de la loi), ouvrir le capital des filiales à vocation française
revient à remettre en cause la nationalisation du « cœur » de
l'assurance. A la différence de ce qui se passe dans la banque ou
l'industrie, les filiales des compagnies d'assurances ne sont pas
des annexes relativement secondaires de grands groupes ; elles en
constituent l'essentiel : les maisons mères sont de purs holdings
financiers et chaque branche (assurance-vie, assurance-accident,
etc.) est en général constituée en filiale. Or la loi de 1973, qui
interdisait ce type de privatisations, n'a pas été abrogée par la
loi de privatisation d'Édouard Balladur. Le gouvernement Rocard
irait donc, par cette mesure, plus loin dans les privatisations que
le gouvernement Chirac !
Pour justifier une telle opération, Michel Rocard
explique que les compagnies d'assurances françaises sont trop
pauvres pour pouvoir prendre des participations dans des compagnies
privées, en France et à l'étranger, et que les contraintes
budgétaires interdisent de leur insuffler le capital nécessaire.
Autant dire clairement qu'il faut privatiser les assurances parce
que l'État, leur actionnaire, est incapable d'y mettre les fonds
nécessaires ! Or, on trouve chaque année des dizaines de milliards
d'argent public à investir dans des sociétés nationales
industrielles en déficit, dont le privé ne veut pas, et on ne
trouverait pas le milliard ou les 2 milliards nécessaires pour
développer des entreprises profitables que convoite le privé
?
Accepter l'ouverture au privé des filiales à
vocation internationale me paraît donc justifiable. Aller plus
loin, c'est, à terme, accepter le désengagement de l'État de ce
secteur majeur pour notre avenir. Je recommande donc au Président
de refuser ce projet et de demander au ministre des Finances de se
préparer, dans le cadre du budget 1990, à faire son devoir
d'actionnaire.
Rocard ne prend pas ombrage de ma position. Ce
n'est pas un fanatique. Bérégovoy, lui, est fâché.
Mohamed Bessaieh, ministre algérien des Affaires
étrangères, propose d'organiser une rencontre entre François
Mitterrand et Yasser Arafat à l'occasion de la prochaine visite du
Président en Algérie. François Mitterrand
répond : Cette rencontre trouvera sa
justification et plus encore son utilité si, au-delà du label de
respectabilité qu'elle apporte au chef de l'OLP, elle fait avancer,
ne fût-ce que d'un pas, le processus diplomatique. La rigidité de
M. Shamir (que le récent succès électoral du Likoud ne poussera pas
à la conciliation) et l'attentisme de l'administration Bush ne
laissent pas présager, dans le court terme, d'évolution
significative. Les Soviétiques occupent habilement le terrain en
affirmant leurs propositions sur la conférence internationale. Il
est donc trop tôt pour agir.
Le Président Moubarak pense
comme moi (et comme les Soviétiques, désormais) qu'une conférence
internationale au Moyen-Orient ne doit pas avoir le pouvoir
d'imposer des solutions aux partenaires. Pourquoi ne pas mettre le
marché en main à Arafat ? La contrepartie de sa rencontre avec moi
serait un geste de sa part allant dans le sens de nos thèses sur la
nature non contraignante de la conférence internationale. Plus le
temps passe et moins les Palestiniens se satisferont d'une
rencontre en terrain neutre. Les Palestiniens souffrent d'être
traités en pestiférés et de devoir démontrer sans fin leur
honorabilité, alors que M. Shamir est reçu avec cordialité à Paris
et ailleurs. Il faut faire un geste vers Arafat, s'il en fait un
vers la paix.
En conclusion, il demande à Roland Dumas
d'examiner un projet de rencontre avec Yasser Arafat au Caire, dans
la seconde quinzaine de mars (après le voyage du Président Moubarak
à Washington), qui donnerait lieu à un geste constructif de sa part
sur la conférence internationale (ce point faisant l'objet d'une
négociation préalable avec l'OLP).
Après Roger-Patrice Pelat, Max Théret est à son
tour inculpé dans l'affaire Pechiney. Mais qui les a informés tous
deux ? Quelqu'un aux Finances ? C'est ce que suggère la presse,
mais je n'y crois pas.
Le SNI-PEGC, le SNC et le SGEN-CFDT font grève.
Pourquoi ? Plus personne n'y comprend rien. En dehors des 11
milliards, ils ont déjà dit non à tout ce qui figurait dans le plan
Jospin.
Les émeutes de la dette : quatre jours d'émeutes
au Venezuela contre le plan d'austérité annoncé par Carlos Andrés
Pérez : 300 morts et 3 000 blessés.
Vendredi 3 mars
1989
Entretien entre François Mitterrand et Jacques
Delors, notamment sur l'Union économique et monétaire (état des
travaux du Comité) et sur l'Europe sociale : le Conseil économique
et social de la Communauté vient de rendre un avis sur les droits
sociaux fondamentaux à préserver. La Commission fera des
propositions sur la base de ce rapport.
François Mitterrand :
Il faut que 1989 nous permette de faire
avancer l'Europe sociale. Sans Europe sociale, les citoyens
s'éloigneront de cette construction... Et, s'il le faut, sans les
Britanniques !
Samedi 4 mars
1989
C'est au tour des enseignants du SNES de
manifester à Paris. Regardant le défilé à la télévision,
François Mitterrand me dit : Revaloriser la fonction enseignante est une nécessité de
survie pour nos sociétés. Si on ne le fait pas, un jour viendra où
on n'aura plus personne pour apprendre à lire à nos enfants. Déjà,
on a les plus grandes difficultés à recruter des professeurs de
mathématiques...
Un peu plus tard : Il est
scandaleux qu'on puisse gagner des milliards parce qu'on a appris
une information boursière, et qu'on ne gagne que le SMIC quand on
apprend à lire aux enfants !
Dimanche 5 mars
1989
A Londres se tient une conférence internationale
sur la protection de la couche d'ozone, à l'initiative de Margaret
Thatcher. Elle a lieu avant celle de La Haye, convoquée par Michel
Rocard. Concurrence !
Horst Teltschik
m'appelle : La situation politique intérieure
est mauvaise pour le Chancelier ; il est très pessimiste sur les
prochaines élections. Il a besoin de l'aide du Président Mitterrand
: il souhaiterait qu'il reçoive pendant un quart d'heure le
successeur de Franz-Josef Strauss à la tête de la CSU, M. Theo
Waigel, qui sera à Paris le 8 mars pour la journée. Le
Chancelier voudrait en somme redorer l'image d'un allié en pleine
désagrégation. Le Président français s'y prête sans
barguigner.
Lundi 6 mars
1989
Déjeuner avec le Président, Dominique Jamet, Jack
Lang et Émile Biasini sur la Grande Bibliothèque. Le fait que la
propriété de Bercy soit transférée à l'État par le maire de Paris
fait pencher la balance en faveur de ce terrain. Dominique Jamet
propose que les collections de livres continuent d'arriver à la BN
et que la nouvelle Grande Bibliothèque se réduise en somme à une
grande salle de lecture et à un dépôt de réserve. Il se fait en
cela le porte-parole de l'actuelle direction de la BN, qui vise à
faire de la Grande Bibliothèque une simple annexe de
l'établissement actuel, rejoignant pour le coup le projet Léotard.
Cette proposition, pense le Président, viderait totalement le
projet de son ambition initiale.
Reste à fixer la date de la fameuse « césure »
déterminant le transfert des collections : 1945 reste à mon sens la
meilleure. La Grande Bibliothèque doit également mettre à la
disposition du public et des chercheurs les archives audiovisuelles
; il conviendra donc d'articuler le projet avec les multiples
vidéothèques existantes.
En fait, je le pressens, l'élite universitaire ne
veut pas entendre parler de la « césure », qui dévaloriserait son
travail. Elle ne souhaite pas que son matériel de recherche soit «
isolé » dans l'ancienne BN. Elle veut être au cœur du nouveau
bâtiment, alors qu'au départ mon projet était pour les étudiants de
province.
Pierre Mauroy vient
redire au Président son effarement devant les
pratiques de détournement personnel des fonds de campagne.
Il propose un mode de financement public de la vie politique. Les
lois de mars 1988 sont insuffisantes : l'actuel financement public
ne permet de couvrir que le tiers (40 millions) des dépenses
annuelles des partis.
Réunion ministérielle européenne informelle à
Séville : la présidence espagnole présente un mémorandum sur les
questions sociales. Rien de contraignant.
Réunion du FMI à Washington : les Sept sont
d'accord pour que figure dans le communiqué final la nécessité pour
les États-Unis, le Canada et l'Italie de réaliser des réductions
supplémentaires de leur déficit budgétaire. Nicholas Brady ne
fournit aucune précision sur les mesures que les États-Unis
entendent adopter pour respecter cet engagement. La France reçoit
un éloge particulier du FMI pour les succès remportés dans sa
politique de désinflation compétitive, mais assorti de critiques
sur la situation financière de ses régimes sociaux. Dans le domaine
des taux de change, les autorités ont cherché à donner un signal «
baissier ». Le dollar a légèrement reculé depuis lors, avec l'aide
de la Banque centrale du Japon. Néanmoins, il ne faut certainement
pas en déduire que le G7 a stabilisé pour longtemps le niveau du
dollar !
Les négociations sur les forces conventionnelles
en Europe s'ouvrent à Vienne en présence des ministres des Affaires
étrangères des vingt-trois pays qui y participent (les seize
membres de l'OTAN et les sept du Pacte de Varsovie). Édouard
Chevardnadze présente un plan de désarmement en trois phases.
Depuis samedi, violentes émeutes antichinoises au
Tibet. Danielle Mitterrand est farouchement déterminée sur ce
sujet. Elle voudrait que la France prenne officiellement position
contre la Chine. Le Président tente de lui faire admettre certaines
nécessités diplomatiques. Peine perdue.
Mardi 7 mars
1989
Petit déjeuner hebdomadaire chez le Premier
ministre. Lionel Jospin parle de
l'Éducation nationale : Nous sommes à un
tournant: ou bien nous allons trouver une issue avec les
organisations syndicales, ou bien les différentes oppositions vont
se cristalliser et bloquer le projet. Les directions syndicales
cherchent plutôt une issue, mais il n'y a pas de solution dans
l'enveloppe telle qu'elle est. Il faut au moins 1 ou 2 milliards de
plus dès 1989.
Rocard rappelle les sommes considérables déjà
engagées. On peut sans doute envisager 500 millions de plus, mais
ce sera autant de moins pour la modernisation de l'école.
Louis Mermaz :
Il faut le faire. Quant à concilier cela avec
la sauvegarde du franc, c'est votre problème.
Pierre Mauroy :
Ce n'est pas avec des OS dans l'enseignement
que l'on fera une grande réforme !
Jean-Pierre Chevènement
: Il vous a peut-être échappé que je
n'avais pas voté le plan du PS sur l'Éducation [élaboré par
Laurent Fabius en 1987]. Je pense que l'on se
trompe sur la revalorisation des salaires des professeurs. Si l'on
donne deux, ils demandent dix. Si l'on donne quatre, ils
demanderont vingt. Il y a beaucoup de parias en France, et pas
seulement dans l'Éducation. Je crois qu'il faudrait avoir des
objectifs simples, comme la diminution des effectifs par classe. Il
faudrait adopter rapidement une loi d'orientation... et pas
simplement d'augmentation des salaires !
Lionel Jospin :
Les parlementaires socialistes souhaitent que
l'on attende l'automne.
Jean-Pierre Chevènement
: C'est une cocotte-minute ; pour le
moment, nous sommes assis dessus ! Attention aux positions de
faiblesse : je trouve que la tendance générale est beaucoup trop
d'essayer de faire plaisir.
Pierre Joxe :
Je suis d'accord avec Jean-Pierre Chevènement.
Je ne vois pas en quoi le fait d'ajouter 2 milliards va changer
quoi que ce soit au problème. Cela affaiblira simplement notre
position antérieure (pourquoi ne l'avons-nous pas fait plus tôt si
nous pouvions le faire ?) et ultérieure (si nous pouvions en donner
deux, pourquoi pas quatre ?). Bien entendu, nous devons être
solidaires. Dans quelques années, Lionel Jospin ne sera plus
ministre de l'Éducation, et celui qui le sera est sans doute assis
autour de cette table...
Pierre Bérégovoy :
Je voudrais réagir à l'improviste, puisque je
suis saisi à l'improviste. La gauche n'est pas majoritaire dans ce
pays. On a gagné en 1988 grâce à la politique menée par Pierre
Mauroy et Laurent Fabius depuis 1982. Si nous devions avoir des
difficultés économiques, notre capacité à gagner les prochaines
élections serait fortement compromise !
Jean-Pierre Chevènement
proteste : C'est François Mitterrand qui a
gagné les élections ! Pas la politique de rigueur !
Jean Poperen :
Il faut quand même ouvrir une perspective.
Est-ce que l'on ne peut pas aligner l'augmentation du secteur
public sur la croissance ?
Claude Evin :
C'est un problème de hiérarchie des valeurs.
Quelles sont les valeurs fondamentales dans notre société ?
L'éducation, la santé... Peut-on traduire cela avec la grille
actuelle de la fonction publique ? Je ne le crois pas.
Louis Mermaz :
Il n'y a pas des électoralistes d'un côté, des
hommes d'État de l'autre...
Pierre Bérégovoy :
Je n'ai jamais dit cela !
Pierre Mauroy :
Ce que vous devez faire, ne pas faire, ce que
vous devez annoncer, ne pas annoncer, c'est votre problème.
[Il s'adresse à Rocard et à Jospin.] Je dois
vous dire que votre discours à la télévision, demain, sera
sacrément attendu. On ne peut pas gouverner en faisant fi des
revendications qui sont celles de notre base électorale. Il faut
qu'on imagine, qu'on trouve les mots... [Grands gestes des
bras qui battent l'air.]
Lionel Jospin :
Il y a sous-estimation, autour de cette table,
du retard pris par l'Éducation nationale.
Pierre Bérégovoy :
Je ne fais pas de la défense de la monnaie ni
de la lutte contre l'inflation un totem. Mais nous sommes dans
l'Europe, et soit nous voulons y rester, soit nous voulons en
sortir. Il faut que vous sachiez que nous avons d'ores et déjà
augmenté les dépenses publiques plus vite que la richesse
nationale. Je veux bien que l'on fasse plus pour l'Éducation, à
condition, comme l'a dit le Président de la République, qu'aucun
budget ne soit tabou.
Michel Rocard :
Nous avons fort peu de marge de liberté. Le
budget de 1990 sera très difficile. J'ai entendu ici une quinzaine
de phrases prononcées comme s'il n'y avait pas déjà eu un effort
budgétaire considérable de fait. Si l'on devait partir sur une
politique d'austérité, il faudrait changer politiquement beaucoup
de choses...
Jean-Louis Bianco me
fait remarquer : Le Président va prendre la
présidence de l'Europe le 1er juillet prochain et
les dossiers ne sont pas prêts ! Rocard néglige la gestion
quotidienne des dossiers européens. Édith Cresson ne se passionne
guère pour son ministère des Affaires européennes. Les Finances ne
se préoccupent que de leur pré carré et mènent une guerre de
préséance qui, à leurs yeux, a beaucoup plus d'importance que les
conséquences, pour le budget de l'État, de l'unification de la
fiscalité sur l'épargne...
Rupture des relations diplomatiques entre la
Grande-Bretagne et l'Iran (affaire Rushdie).
Décès de Roger-Patrice Pelat. François Mitterrand est effondré, mais il n'en laisse
presque rien paraître ; il murmure : C'est la
presse qui l'a tué. Ils ont réussi ce que ni les Allemands ni la
maladie n'avaient pu faire. C'était mon dernier ami. Je continue de
penser qu'il n'a rien fait de mal.
Mercredi 8 mars
1989
Devant le Conseil des ministres vient le projet de
loi sur le renforcement des pouvoirs de la COB et les mesures
anti-OPA, dont le Président a demandé le durcissement.
Pierre Arpaillange fait
part de son hostilité : C'est un projet
élaboré en urgence et sous la pression médiatique ; on est allé
trop loin dans le retrait des pouvoirs à la Justice.
Pierre Joxe se plaint une fois de plus de ce qu'il
n'a pas été associé et déplore la création d'une nouvelle
juridiction, qu'il juge incongrue.
Jean-Pierre Chevènement
: Quand est-ce que l'intérêt national
est pris en compte ? Ce projet est inspiré par une philosophie
libérale qui veut faire de Paris une grande place
financière.
Pierre Bérégovoy répond
aux uns et aux autres. Il réplique aux premiers que le projet de
loi n'a rien d'improvisé : Lors du débat sur
la COB, en 1987, à l'Assemblée nationale, j'ai défendu une position
très proche de ce projet. Le président du groupe socialiste de
l'époque [Pierre Joxe] devrait s'en
souvenir... [A Jean-Pierre Chevènement :] Les intérêts nationaux sont pris en compte par le projet
de loi, que nous avons récemment débattu, sur les « noyaux durs
».
Michel Rocard soutient Pierre Bérégovoy.
Le Président, dont aucun
des commentaires, aucune des demandes n'a été pris en compte dans
le projet, s'adresse froidement au Premier ministre : Vous souhaitez donc maintenir le texte en l'état
?
Le Premier ministre :
Oui, tout à fait.
Le Président :
Cette décision vous appartient ; ce texte
suivra donc son cours normal.
Exactement le raisonnement de la cohabitation,
mais en pire, en l'absence de toute distance critique. Le Président
ne préside plus ; il règne sans projet.
On écoute ensuite une communication sur la
politique en matière de droits des femmes.
Instauration de la loi martiale au Tibet. Un
génocide en silence.
Lionel Jospin et Michel Rocard se rendent ensemble
à la télévision pour défendre leur plan. Mais qu'en reste-t-il ?
Nul ne le sait plus très bien.
Jeudi 9 mars
1989
Visite de François Mitterrand à Alger.
Conversation banale avec Chadli qui n'est pas, dit-il, très inquiet des grèves qui l'assaillent partout.
Pas de rencontre avec Yasser Arafat. On cherche maintenant une date
pour un tête-à-tête au Caire.
Grande première : élections libres pour désigner
les sénateurs en Pologne.
Vendredi 10 mars
1989
Nicholas Brady développe le plan de réduction de
la dette que nous avions élaboré pour le Mexique et que François
Mitterrand a exposé en septembre 1988 à l'ONU. Les banques privées
doivent abandonner une partie de leurs créances, les États du Nord
garantiront le paiement du solde. Le plan devient pour tout le
monde le Plan Brady.
En visite à Toulouse, Michel
Rocard se fait chahuter par les enseignants. Il m'appelle :
Bravo pour Jospin ! Il a tous les milliards
qu'il veut, et je me fais bousculer chez lui !
Samedi 11 mars
1989
Sommet international sur la protection de
l'atmosphère du globe à La Haye. Beau succès pour Rocard :
vingt-trois signatures de chefs d'État. Le texte final est mis au
point au cours d'une longue session réunissant toutes les
délégations. Les trois Premiers ministres invitants (Michel Rocard,
Mme Brundtland, Rudd Lubbers) animent eux-mêmes la journée. Ils
obtiennent ainsi un texte vigoureux et novateur qui prévoit pour la
première fois la création d'une autorité supranationale pour le
contrôle du climat.
Dimanche 12 mars
1989
Le premier tour des élections municipales confirme
la stabilité du rapport de forces entre la gauche et la droite
depuis les législatives de juin 1988. On relève 30,38 %
d'abstentions. La montée des Verts et le score important du Front
national dans certaines villes rendent incertaine l'issue du second
tour dans de nombreuses municipalités.
Lundi 13 mars
1989
François Mitterrand :
La montée des écologistes n'est qu'un
épiphénomène. Ces gens-là n'ont aucune idée, aucun projet. Ils sont
d'une ignorance crasse, ce sont des ennemis du progrès. Le
nucléaire ? Mais rien n'est plus sûr!
Les gens s'éloignent des
élections locales. Il faudrait faire élire le maire au suffrage
universel, comme le Président de la République.
Le Parti national sud-africain désigne Frederik De
Klerk, son nouveau chef, pour remplacer Pieter Botha à la
présidence du pays.
Mardi 14 mars
1989
Au petit déjeuner de Matignon, agitation générale
devant la poussée des écologistes aux élections de dimanche. On
cherche des idées pour faire plus « écolo ».
Michel Rocard :
Il faut refuser de ratifier le traité portant
sur l'exploitation minière de l'Antarctique.
Pierre Bérégovoy :
Pourquoi ne pas municipaliser les sols
?
Jean-Pierre Chevènement
: Il faut structurer le champ
idéologique !
Rien d'autre n'en sortira... L'opinion, en fait,
s'éloigne des partis de gouvernement sans se rapprocher de qui que
ce soit d'autre.
Dominique Jamet souhaite maintenant créer, autour
de la Grande Bibliothèque, un catalogue national de toutes les
publications francophones, et la fusion en un ensemble unique de la
BN, de la GB et de toutes les bibliothèques universitaires. Il est
chargé de concevoir la nouvelle Grande Bibliothèque, pas de
constituer l'illusoire empire de toutes les bibliothèques de France
!
François Mitterrand écrit à Pierre Bérégovoy à
propos des compagnies d'assurances nationales. Il lui interdit de
laisser se privatiser certaines filiales. Les filiales d'assurances
à proprement parler doivent continuer à être entièrement contrôlées
par leurs maisons mères.
Le projet de René Thomas (BNP) et Jean Peyrelevade
(UAP) se trouve ainsi contrecarré.
Mercredi 15 mars
1989
Au conseil des ministres, Édith Cresson rend
compte d'une nouvelle discussion à Bruxelles à propos d'Eurêka
audiovisuel. Le Président : Il est tout à fait souhaitable que les pays de l'Est
soient associés à cette initiative !
Le Premier ministre rend compte de la conférence
de La Haye sur l'environnement. François
Mitterrand : Il y a là une novation
considérable, la perspective de la création d'une autorité
internationale. Cela va beaucoup plus loin que l'ensemble des
initiatives prises ces dernières années et ces derniers mois. Bien
sûr, si par exemple cette autorité venait à s'en prendre au Brésil,
qui détruit une forêt sur laquelle ce pays est souverain, il
faudrait qu'elle soit en mesure d'apporter des compensations
adéquates. Cette négociation a été conduite par le Premier ministre
avec beaucoup d'énergie et je l'ai soutenu dès le premier
jour.
Sur les élections municipales, après que Pierre
Joxe et Louis Le Pensec ont commenté les résultats du premier tour,
le Président : Le
fait principal que je relève, c'est que le taux d'abstentions
s'accroît, surtout dans les grandes villes. Le vote municipal a
tendance à y devenir une abstraction. Il faut donc décentraliser
pour personnaliser. Je vous demande d'y réfléchir. Le jour où vous
ferez élire les maires au suffrage universel, vous réveillerez
l'attention, mais je ne le demande pas aujourd'hui.
Cette élection reste quand
même très politique, même si elle l'est un peu moins. On a besoin
d'idéologie, c'est-à-dire d'idées à long terme. A Marseille,
Vigouroux est apparu comme un homme de sang-froid, qui n'est pas
sectaire et exerce un métier qui inspire confiance... A Lyon, on
assiste à un rajeunissement à la suite de la gestion vieillotte et
maladroite d'une ville éventrée. Bref, le succès d'un homme plus
jeune et qui ne manque pas de talent... A Nantes, c'est un homme
qui inspire confiance, sympathique, avec une intelligence
moderne... Des cas comme ceux-là sont encore trop rares. Il
faudrait essayer de les multiplier.
A l'issue du Conseil, Jack
Lang me prend à part : Il faut se
débarrasser de Jean-Michel Jarre. Jacques, tu ne veux pas le faire
?
Michel Camdessus souhaite annoncer que le FMI ne
rompra pas avec les pays qui cessent de rembourser leurs dettes
privées.
Lionel Jospin voudrait profiter de la création de
la Grande Bibliothèque pour obtenir de nouveaux crédits destinés
aux bibliothèques universitaires. Il écrit à ce sujet à François
Mitterrand. Il manque 1 500 postes. Le simple rattrapage du niveau
européen, voire international, entraînerait la nécessité d'investir
en constructions 2,4 milliards sur dix ans. Le budget de
fonctionnement global devrait passer de 150 à 600 millions de
francs...
Bérégovoy s'obstine, en dépit de la lettre du
Président ! Il envoie au Conseil d'État un nouveau projet qui non
seulement organise la privatisation de 3 % des filiales des
compagnies d'assurances, mais qui, de surcroît, supprime un article
de la loi de 1973 interdisant explicitement à toute entreprise
privée ou publique de posséder plus de 1 % dans les maisons mères.
Ce projet vise à permettre à la BNP de prendre de l'ordre de 5 % du
capital de l'UAP, et réciproquement.
Le Président est excédé, mais cède. Il ne gouverne
décidément plus avec le même entêtement qu'avant.
Importantes manifestations à Budapest à l'occasion
du rétablissement de la fête nationale.
Israël restitue à l'Égypte l'enclave de Taba. Fin
d'un contentieux essentiel après Camp David.
Pieter Botha prend ses fonctions.
Le Parlement européen adopte une résolution
recommandant que l'on accorde aux ressortissants des pays membres
le droit de vote aux élections municipales. François Mitterrand : Voilà une
partie du vote des immigrés, que je réclame depuis
longtemps.
Jeudi 16 mars
1989
L'ambassadeur soviétique à Kaboul annonce la
reprise du pont aérien pour lutter contre l'offensive de la
résistance à Jalalabad.
Lionel Jospin conclut enfin un accord sur la
revalorisation des carrières avec les seuls syndicats
universitaires.
Vendredi 17 mars
1989
Déjeuner avec Pierre Verbrugghe. Comme préfet de
police, il se sent capable, me dit-il, de gérer le Bicentenaire.
Nous examinons en détail les problèmes de sécurité. Je n'ignore pas
que si ça tourne mal, nous en serons, lui et moi, tenus pour
responsables.
A nouveau conspué par les enseignants, le Premier
ministre écourte sa visite à Besançon.
Jospin a ouvert un grand chantier. Pas encore
achevé un grand débat. Ni le Président ni le Premier ministre ne «
recadrent » le problème.
Dimanche 19 mars
1989
Le second tour des municipales confirme le succès
relatif du Parti socialiste : conquête de trente-cinq villes de
plus de vingt mille habitants, dont Nantes, Strasbourg, Orléans,
Chambéry et Aix-en-Provence. Les listes RPR de Jacques Chirac à
Paris et de Michel Noir à Lyon l'emportent dans tous les
arrondissements. Les Verts et le Front national préservent leurs
voix du premier tour et entrent dans de nombreux conseils
municipaux. Le PS perd Amiens, Laon, Sedan.
Lundi 20 mars
1989
Au golf, François
Mitterrand commente les municipales : Vous mettez un peu de Parti socialiste, un peu de société
civile, quelques centristes, c'est le cocktail qui gagne ! Mais il
doit rester très socialiste...
Les ministres des Affaires étrangères de la CEE
autorisent chaque pays à renvoyer en Iran son ambassadeur, rappelé
suite à l'affaire Rushdie.
Quelle impatience ! A peine a-t-il reçu l'accord
du Président sur les assurances, Pierre Bérégovoy convoque René
Thomas et Jean Peyrelevade. Il leur montre un projet de communiqué
les autorisant à prendre respectivement 5 % du capital de l'autre,
mais sans constituer de holding commune. Ils tombent des nues, ne
comprenant pas l'urgence d'une telle décision, même s'ils l'ont
demandée. L'un d'eux glisse alors : Si cela ne
vous gêne pas, on pourrait aller jusqu'à 8 %... Pierre Bérégovoy : Même 10, si
vous voulez ! Ils en restent là.
Incroyable malentendu : l'un et l'autre ont
compris que l'État leur donne tout simplement de 5 à 10 % des
actions qu'il possède dans ces sociétés, autrement dit qu'il cède à
la BNP de 5 à 10 % des actions qu'il possède dans l'UAP, et
réciproquement ; et non pas, comme le gouvernement nous l'a dit,
qu'il accorde à ces sociétés l'autorisation d'échanger de 5 à 10 %
de leurs titres à l'intérieur de l'enveloppe de 25 % non détenue par l'État. Autrement dit encore, alors
que le Président a refusé cette proposition, le gouvernement
s'apprête, en violation de la loi, à faire baisser la part de
l'État dans les maisons mères de 75 à 65 %. Une telle modification
conduit à considérer la détention du capital d'une entreprise
publique par une autre entreprise publique comme équivalant à sa
détention directe par l'État. Le gouvernement Fabius avait
d'ailleurs déjà agi de même, dans le silence de la loi de
nationalisations, en 1984 et 1985, pour transmettre la propriété de
petites banques à de plus grandes.
Le gouvernement invente ainsi une doctrine pour un
cas particulier, dans l'improvisation la plus absolue. Toutes les
entreprises publiques vont à présent demander à devenir filiales
d'entreprises publiques elles-mêmes détenues partiellement par
l'État.
De surcroît, dès lors qu'a été refusée la holding
commune pour éviter de constituer un monstre ingérable, le
rapprochement UAP-BNP devient d'ordre purement commercial et n'a
aucune raison de se traduire par un échange de titres, à moins
d'être un prétexte à expulser l'État de ces entreprises.
Il faut qu'un projet de loi interdise cette
privatisation indirecte et force l'UAP à prendre la part de son
capital qu'elle cède à l'UAP à l'intérieur des 25 % déjà
privatisés.
Lionel Jospin promet 18 milliards de francs
supplémentaires sur dix ans pour l'Éducation nationale, dont 1,8
milliard dès 1989. Les syndicats applaudissent.
En contrepartie, toujours pas de projet éducatif
ni de modification des obligations enseignantes.
Mardi 21 mars
1989
Un exemple du vide idéologique de ce septennat en
politique intérieure : lu le projet de texte du Plan qui doit venir
demain en Conseil des ministres après six mois de discussions
autour de Lionel Stoleru, lequel en a la charge au gouvernement. Le
projet est habile, sans drame, mais vide. Il vante le déclin des
idéologies, les vertus de la cohabitation, le souci de réalisme et
de pragmatisme des Français. Il annonce l'irréversibilité de la
libération des capitaux en Europe au 1er
juillet 1990, quel que soit l'accord — ou l'absence d'accord — sur
la fiscalité de l'épargne. L'État s'engage, promet-il, à réduire
chaque année le déficit budgétaire jusqu'en 1992 — mais jusqu'à
combien ? Il annonce enfin une baisse de l'impôt sur les sociétés
et une hausse des prélèvements sur les ménages. Rien n'est dit ni
sur le rôle moteur du secteur public, ni sur le pouvoir des
travailleurs au sein de l'entreprise, ni sur ce qui va, à mon sens,
devenir un axe essentiel du débat politique : la politique foncière
dans les grandes villes. Enfin, les mots « économie mixte » n' y
figurent pas. C'est un texte qu'on pourrait, avec gentillesse,
qualifier de « social-démocrate », et, avec plus d'exigence, de «
conservateur éclairé ».
S'il est difficile de renvoyer la copie au stade
actuel — le Premier ministre l'estime excellente et elle figure à
l'ordre du jour du Conseil de demain ! —,je suggère au Président de
l'assortir au moins d'un commentaire serré en Conseil.
Mercredi 22 mars
1989
Avant le Conseil, devant Michel Rocard, Renaud
Denoix de Saint Marc, Jean-Louis Bianco et moi, François Mitterrand
constate que l'examen du Plan est inscrit à l'ordre du jour.
Le Président :
Le Plan ? C'est bien un peu trop libéral, tout
cela !
Le Premier ministre
explique la nécessité de programmer l'action
pour s'adapter à un univers aléatoire.
Au Conseil, après un exposé de Lionel Stoleru,
Jean-Pierre Chevènement souligne combien
ce Plan est sous-tendu par une logique libérale. Il répète la
formule bien connue de Clemenceau : Le chameau
est un cheval dessiné par un comité
! Pierre Joxe se plaint que l'on n'y parle pas assez des
questions de sécurité. Michel Rocard se
lance alors dans un cours sur l'historique du Plan : La planification dans un univers aléatoire pose un
problème compliqué. Nos systèmes de santé et de fonction publique
constituent des freins, des goulots d'étranglement pour le
développement. Il se dit optimiste pour l'industrie
française en ce qui concerne l'électronique, l'automobile, la
télévision à haute définition... Ce n'est pas
parce que la France accepte le choix contraint d'une économie
ouverte que ce Plan est libéral.
Le Président :
Je voudrais moi aussi donner mon avis. J'ai lu
attentivement ce document, j'ai vu ce qui s'y trouvait et aussi ce
qui ne s'y trouvait pas. Naturellement, je serai conduit à insister
sur ce qui me paraît contestable. On peut considérer avec faveur,
comme le fait le texte, le déclin des idéologies. Il ne faut pas
confondre idéologie et sectarisme. Si l'on veut construire une
société uniquement sur des éléments préconçus sans connaître la
réalité et sans tenir compte des hommes, on va naturellement à la
catastrophe. Mais comment imaginer que l'on pourrait conduire la
société selon des vues seulement pragmatiques ? Le Plan est fait
pour fixer des objectifs. Les objectifs correspondent évidemment à
l'idée — pour ne pas dire à l'idéologie — que l'on a sur l'avenir
de la société.
Le document fait l'éloge de
l'alternance: c'est excellent ; et de la cohabitation : ce l'est
moins. Si, en fait, on a pu en tirer quelques signes positifs, au
total, ce n'est pas très recommandable...
Sur la fiscalité, il ne
faudrait pas que l'on recommande d'accroître les avantages sur les
revenus du capital alors que l'on charge encore plus les revenus du
travail. On évoque la baisse de l'impôt sur les sociétés, la hausse
de l'impôt sur les ménages : c'est peut-être nécessaire, mais il
faut éviter de le théoriser.
Par ailleurs, le document
prévoit une baisse des impôts et une diminution du déficit
budgétaire jusqu'en 1992. C'est peut-être souhaitable — sans doute
l'Europe nous y oblige-t-elle —, mais est-il prudent de l'afficher
? Il faut laisser au gouvernement une marge d'action. C'est
pourquoi je suis hostile aux lois de programmation. Je sais bien
qu'il y a une loi de programmation militaire, que j'ai laissée
passer. C'est sans doute une distraction de ma part ! Si on fait
des lois de programmation pour tout, vous verrez la liberté qui
restera au futur Premier ministre... [Le Président se
reprend :] ...au futur et à l'actuel Premier
ministre... [Quel lapsus !]
Il faut valoriser davantage
le rôle du secteur public en tant que tel, en tant que moteur de
l'économie. Il faut parler du pouvoir des travailleurs dans
l'entreprise. Sauf erreur, le document ne comporte rien sur
l'économie mixte ; c'est une concession inutile à
l'opposition.
Cela dit, le document est
bien fait et comporte beaucoup d'acquis positifs. A bref délai,
tout sera dominé par le Grand Marché. Nous avons besoin d'une
véritable mobilisation, car c'est bien l'équivalent d'une guerre
qu'il s'agit de mener. Il faut d'ailleurs renforcer notre armature
de décision dans ce domaine européen.
Puis le Président parle
de l'investissement : Au cours des quatre
années qui viennent, il est nécessaire que la France se mobilise
afin de préparer le Grand Marché européen et que les Français —
tous les Français — en retirent les meilleurs avantages. Le projet
de Plan 1989-1992 place à juste titre l'investissement sous toutes
ses formes au centre de notre stratégie. Comme je l'indiquais dans
ma Lettre à tous les Français, c'est en
effet par l'investissement industriel, par l'investissement social,
par l'investissement dans la recherche, par l'investissement
éducatif dans la formation des hommes que la France
gagnera.
La modernisation de notre
économie est liée au développement du dialogue social dans
l'entreprise, à l'évolution harmonieuse des revenus salariaux et
non salariaux, à la préservation des acquis sociaux ainsi qu'au
refus de l'exclusion. Cet esprit de justice et de progrès devra
guider le gouvernement dans les aménagements qui seront apportés à
notre fiscalité d'ici à 1993. La modernisation de notre économie ne
va pas encore assez de pair avec le développement du dialogue
social. Certes, il y a des revendications purement salariales qui
sont exagérées ; mais, jusqu'ici, on n'a pas tout à fait trouvé le
bon mode de négociation, en dépit des efforts du gouvernement qui,
de ce point de vue, mérite des éloges.
Au total, je ne voudrais pas
que mes propos apparaissent comme une critique excessive. Il me
semble qu'un certain — comment dit-on ? — « recentrage » serait
nécessaire. Pas dans le sens où vous l'entendez, mais dans le sens
du vote majoritaire des Français !
François Mitterrand est ici bien plus à gauche que
son gouvernement. Rien, naturellement, ne s'ensuivra.
Une Convention sur les mouvements transfrontières
de déchets dangereux est approuvée par les délégations de cent
quinze pays réunies depuis le 20 mars à Bâle. Contrairement au
souhait de nombreux Etats africains, les exportations de déchets du
Nord vers le Sud ne sont pas interdites, mais elles seront
strictement contrôlées. En principe.
Mohammed Ershad, président du Bangladesh, est en
visite d'État en France. Il s'entretient avec François Mitterrand
du projet lancé en vue de maîtriser les inondations. Il est
demandeur, mais n'a évidemment pas le premier franc pour réaliser
les études nécessaires.
Robert Lion a réuni des banquiers et industriels
du monde entier, avant le Sommet de l'Arche, en une sorte de «
pré-Sommet ». Il rend compte de ses conclusions au Président.
D'après celles-ci, l'économie des pays développés se porte plutôt
bien, en dépit du chômage qui en affecte certains. L' inflation
refait surface et de grands déséquilibres subsistent dans les
balances des paiements. Mais il convient de ne pas combattre
l'inflation de manière brutale, ce qui casserait la croissance. Il
faut éviter en particulier de recourir à une hausse trop brutale
des taux d'intérêt. Le forum recommande notamment une politique
coordonnée des taux de change qui devrait s'élargir au-delà des
Sept ; des actions assurant la transparence des transactions et la
lutte contre les opérations financières illicites (argent de la
drogue et spéculation pure). En ce qui concerne le Tiers-Monde, la
situation est jugée mauvaise, surtout en Afrique, qui « décroche »
et est en voie de marginalisation. Dans le domaine des relations
avec l'Est, dont chacun souhaite une rapide intensification, le
thème principal est qu'il faut les normaliser, donc les nouer
davantage entre entreprises, et moins entre gouvernements. Des avis
plutôt sceptiques ont été formulés sur la probabilité d'un
redressement économique, voire du succès des réformes économiques
entreprises en URSS.
Banquiers et industriels recommandent en outre le
développement et un meilleur entretien des grandes infrastructures
internationales qui, en Europe, en Amérique du Nord, etc., assurent
la vitalité des échanges. Le tunnel sous la Manche, pris en charge
par l'initiative privée, tient lieu de référence. Les participants
ont évoqué les TGV transeuropéens, les aéroports, les
télécommunications. Ces grands projets, de même que la protection
de l'environnement, peuvent constituer un élément nouveau de
relance de la coopération internationale et de
l'investissement.
Véronique Colucci, qui a
repris le flambeau de Michel, me transmet le bilan du quatrième
hiver des Restos du Cœur. De plus en plus de bénévoles,
où se retrouvent lycéens et personnes du
troisième âge, chômeurs ou cadres en fin de droits et mères de
famille... 9 000 de ces bénévoles ont servi 25 millions de
repas, soit 275 000 par jour dans 925 « restos », avec 17 000
tonnes d'aliments. Grâce au vote de la « loi Coluche », le nombre
de donateurs a augmenté de 50 % et les recettes se montent à 90
millions de francs, dont 26 provenant du public, le reste de la
Communauté européenne et du ministère des Affaires sociales. La
création du RMI n'a rien changé, car les gens, dans l'ensemble, ne
connaissent pas encore leurs droits. Les « restos » vont fermer
jusqu'au début de l'hiver prochain. Ils sont devenus une nécessité,
malheureusement.
Jeudi 23 mars
1989
Vu Pedro Aspe, ministre mexicain des Finances. Il
attend beaucoup du Sommet de l'Arche. Sans réduction de sa dette,
son pays risque d'être bientôt à feu et à sang.
Avant la présidence française de la Communauté, en
juillet, réunion, en présence de Michel Rocard et de Jacques
Delors, sur le thème de l'Europe sociale. Pour Delors,
l'affrontement avec Margaret Thatcher est inévitable, car elle a
choisi d'ignorer une grande partie de l'Acte unique. Il conseille
de choisir trois domaines bien délimités :
- l'adoption
d'une « Charte des droits sociaux » sous forme d'une déclaration
solennelle ;
- l'orientation des financements
communautaires vers l'insertion des jeunes ;
- privilégier
les thèmes du dialogue social, du droit à la formation
permanente.
Il recommande de ne pas retenir trop de thèmes si
on veut obtenir des résultats concrets.
Par Jean-Pierre Soisson, j'ai un compte rendu du
petit déjeuner qui a réuni ce matin autour de Michel Rocard les
ministres d'« ouverture ». Le Premier
ministre leur a dit : J'ai perçu les
propos du Président sur le Plan comme un avertissement. J'ai bien
entendu l'avertissement et j'en tiendrai compte. Nous ne devons pas
nous couper des forces de gauche.
François Mitterrand reçoit dix-huit ministres
latino-américains pour faire le point sur le plan de réduction de
la dette qu'il a présenté à l'ONU en septembre dernier.
Le Président à un ami de
province : En politique on n'a pas souvent
l'occasion de rire. Les Français ont décidé de rajeunir la classe
politique: ils l'ont fait au bon moment, disons pas trop tard, mais
surtout pas trop tôt... Du coup, M. Giscard d'Estaing voit ses
rêves s'écrouler. Il a pris un coup de vieux. M. Chirac, c'est
pareil...
Vous imaginez une tête de
liste Giscard-Balladur ? Les publicitaires pourraient s'en donner à
cœur joie ! Ce ne serait pas un « ticket choc »... Au Bêbête-show,
ils pourraient dire : « C'est un ticket vioque ou un ticket toc...
»
Slobodan Milosevic met fin à l'autonomie de deux
provinces de Serbie, la Voïvodine et le Kosovo.
Roland Dumas rencontrera Yasser Arafat à Alger.
Ils évoquent l'idée d'une prochaine rencontre entre François
Mitterrand et le chef de l'OLP à Paris.
Vendredi 24 mars
1989
Au sein de l'État et des entreprises publiques, la
bataille sur le « ni-ni » fait rage. Transférer des titres d'une
entreprise publique détenus par l'État à une autre entreprise
publique, est-ce privatiser ? Non, dit l'article 28 de la loi de
nationalisations de 1982. Ce texte a permis au gouvernement
d'apporter à une banque nationalisée ou à une autre entreprise
publique les actions dont l'État avait acquis la propriété à la
suite de la nationalisation. De très nombreux apports de titres ont
été ainsi consentis par l'État de 1982 à 1986. L'exemple le plus
net est celui de la compagnie financière du CIC, dont l'État ne
possède plus directement aujourd'hui que 49 % du capital, du fait
de l'acquisition de 34 % de ce même capital par le GAN. L'État et
le GAN détenant ensemble 83 % du capital du CIC, personne ne
conteste néanmoins au CIC son caractère de groupe
nationalisé.
S'agissant des entreprises industrielles
nationalisées, l'État avait fait entrer dans leur capital, en 1982,
la société française de participations industrielles (SFPI), créée
pour permettre l'apport de fonds propres à ces entreprises par cinq
banques nationales. Ainsi, au 1er
janvier 1986, l'État ne détenait plus que 69 % du capital de
Saint-Gobain. A l'heure actuelle, Rhône-Poulenc n'est plus détenu
qu'à 67 % par l'État, alors même qu'aucune mesure de privatisation
n'est intervenue pour cette entreprise entre 1986 et 1988.
S'agissant d'Elf-Aquitaine, l'État ne détient directement aucune
participation ; c'est par l'intermédiaire d'une société publique,
ERAP, que l'État contrôle 51 % de la SNEA. Nul ne conteste pour
autant l'appartenance de la SNEA au secteur public.
La dilution du rôle de l'État a ainsi commencé, ce
que la loi de 1982 autorisait pour les banques, mais nullement pour
les assurances. Le permettre pour les assurances ne serait donc en
rien une nouveauté.
Dimanche 26 mars
1989
En URSS, premier tour des élections au Congrès des
députés du peuple. Boris Eltsine obtient 85 % des voix à
Moscou.
Yasser Arafat est nommé Président de l'« État
palestinien ».
Lundi 27 mars
1989
Le Président :
J'ai réfléchi. Je rencontrerai bientôt Arafat,
mais à Paris. Autant affronter cela de face. Il faut trouver une
date. Et ne pas se laisser impressionner par les extrémistes des
deux bords...
Mardi 28 mars
1989
J'avoue ne pas voir où la BNP va prendre la part
de son capital qu'elle va céder à l'UAP, sauf à privatiser de 5 à
10 % de son capital en application de la loi... de privatisations
de 1986 ! Tout cela paraît bien improvisé. Si la BNP et l'UAP se
regroupent, cela donnera un ensemble qui échappera bientôt à toute
logique financière et publique. L'explosion du marché financier à
Paris est sans limite. Tendance dangereuse. Il ne servirait à rien
à l'État d'être actionnaire d'entreprises plus puissantes que
lui.
L'affaire vient demain en Conseil des
ministres.
A Téhéran, l'ayatollah Ali Montazeri, successeur
désigné de Khomeyni, est démis de ses fonctions par le chef de la
Révolution : il a récemment dressé un bilan plutôt sombre des dix
années de République islamique.
Mercredi 29 mars
1989
Au Conseil des ministres vient enfin le projet de
réforme du code des assurances :
Le Président :
Je n'attends du gouvernement aucune forme
nouvelle de privatisation des assurances...
En ce qui concerne le
rapprochement entre la BNP et l'UAP, je recommande la prudence. Il
y a là un rêve de mariage qui n'est pas interdit, mais qui mérite
un examen approfondi. [Le Président redoute la constitution
d'un mastodonte qui échapperait à toute influence du pouvoir
politique.]
Après l'exposé de Roland Dumas sur la politique
étrangère, le Président : A propos de ma rencontre éventuelle avec Arafat, dès la
tenue du Conseil national palestinien d'Alger, j'avais indiqué
qu'il n'était pas question de reconnaître l'État palestinien, qui
ne dispose ni de territoire ni de gouvernement, mais que les
décisions prises allaient dans le bon sens ; on pouvait donc élever
le niveau de la représentation palestinienne à Paris et il n'y
avait dès lors aucune objection de principe à ce que je reçoive
Arafat. En dehors des pays de l'Est et des pays arabes, il a été
reçu par le pape, le Roi d'Espagne, le Premier ministre espagnol,
les dirigeants grecs, autrichiens, et j'en passe. Les États-Unis
ont eux aussi entamé un dialogue public avec l'OLP. En vertu de
quels principes la France devrait-elle connaître un sort
particulier ? Le gouvernement israélien semble le prendre de haut.
Jusqu'à nouvel ordre, je n'ai pas adhéré à l'extrême droite du
Likoud ! Aussi ami soit-on d'Israël, et je le suis, la France ne
prend pas ses ordres d'Israël. Moubarak, Chadli, Ben Ali m'ont
proposé de rencontrer Arafat dans leur capitale ; je trouve plus
digne d'engager directement la discussion en France. La date reste
à déterminer. Bien entendu, je lui ferai connaître la position de
la France sans aucune complaisance, y compris sur le
terrorisme.
Pierre Joxe présente le projet de modification de
la loi Pasqua. Dans sa communication, il ne tient pas totalement
compte des arbitrages rendus par le Président qui le corrige
:
Le Président :
Il y a des idées simples. L'immigration
clandestine est interdite. Il ne doit donc pas y en avoir. Cela
n'empêche pas qu'il y a toujours des clandestins. Les clandestins
doivent être expulsés, mais dans le respect des droits de l'homme,
et en leur accordant une possibilité de recours. Il y a, d'autre
part, les étrangers en situation régulière, qui doivent disposer de
toutes les garanties de recours nécessaires. Il y a enfin le cas de
menaces graves à l'ordre public. Cela ne peut être que tout à fait
exceptionnel, et cela doit être probablement examiné au niveau du
ministre ou de son cabinet. Je ne prône pas la complaisance ou le
laxisme, comme disent nos adversaires, mais nous avons des
principes à défendre. Il faut en avoir le courage, et même la
fierté.
L'entrée du Louvre par la Pyramide de Ming Pei est
inaugurée par François Mitterrand. Je pense à Jean Riboud, qui a
présenté Ming Pei à François Mitterrand et qui est à l'origine de
ce chef-d'œuvre.
Jeudi 30 mars
1989
Les accords du Louvre sont caducs. Édouard
Balladur en était si fier, lui qui était censé stabiliser le dollar
! Or le dollar explose à la hausse.
Rencontre entre le Président et Ciriaco De Mita à
Taormina. Examen approfondi des dossiers communautaires dans la
perspective du Conseil de Madrid. Une attention particulière est
portée à la question de l'Union économique et monétaire. Il est
convenu que les thèmes de l'endettement et de l'environnement
seront les priorités du prochain Sommet de l'Arche. De Mita annonce
que l'Italie est désormais prête à participer au projet de
télévision haute définition en Europe. Le Président regrette qu'à
conditions égales Italtel ait choisi ATT de préférence à des
partenaires européens dans le secteur des télécommunications. De
Mita répond que les offres américaines étaient plus intéressantes,
notamment dans le domaine de la gestion. Il manifeste un grand
intérêt pour l'initiative sur la Méditerranée occidentale. Il
encourage le Président à poursuivre dans cette voie et offre d'en
accueillir les manifestations à Rome.
De Mita rappelle la demande d'extradition adressée
à la France par l'Italie visant deux ressortissants italiens,
Enrico Villimburgo et Giovanni Alimonti, recherchés, dit-il, pour
participation à l'assassinat de son conseiller pour les Affaires
constitutionnelles en avril 1988. Il s'étonne que les intéressés
aient fait la veille, selon lui, l'objet d'une mesure de mise en
liberté surveillée, alors que la chambre d'accusation avait émis un
avis favorable à leur extradition. Après avoir rappelé la doctrine
de la France en la matière, le Président — qui n'est pas informé de
cette affaire — indique qu'il ne voit pas de raison de ne pas
donner une suite favorable à cette demande.
(En fait, il apprend en rentrant que Giovanni
Alimonti et Enrico Villimburgo ont été présentés à tort, en Italie,
comme les auteurs de l'assassinat du sénateur Ruffili, commis le 16
avril 1988. Villimburgo n'a jamais été soupçonné de ce crime ;
Alimonti, qui a été vu par plusieurs personnes à Paris au jour et à
l'heure du crime, a été lavé de tout soupçon. D'ailleurs,
l'autorité judiciaire italienne elle-même a officiellement révoqué
le mandat émis initialement à son encontre et, par conséquent,
retiré purement et simplement sa demande d'extradition !)
Au cours de sa conférence de presse, le Président
expose les priorités pour la présidence française : Union
économique et monétaire, Europe sociale, Europe audiovisuelle,
environnement.
On lui demande : Comment
surmonter l'hostilité du Royaume-Uni à la Banque centrale
européenne ?
Le Président :
Il suffit de dire non.
Vendredi 31 mars
1989
Rencontre à Washington avec Brent Scowcroft,
conseiller pour la Sécurité du nouveau Président Bush. Un de ces
rendez-vous devenus réguliers avec celui qui est mon... septième
interlocuteur dans ce même bureau. Le général est un professionnel
calme, raisonnable, spécialiste des questions stratégiques, mais
qui, à la différence de ses prédécesseurs, ne refuse pas de prendre
parti sur l'économie.
La dette de l'Amérique latine est pour lui un
problème majeur. Tous les calculs montrent que les solutions seront
beaucoup plus onéreuses qu'on ne le pensait. Les banques ne peuvent
à la fois accepter des rééchelonnements et fournir de la
fresh money. Le plan actuel ne dit pas
où ni comment trouver l'argent. De toute manière, les besoins
seront tels qu'il fauura avoir conjointement recours au financement
des banques, au Japon et aux DTS. Après une critique de la gestion
des années Reagan, le général Scowcroft se montre assez pessimiste
sur les pays justiciables de programmes de réduction de la dette.
Seuls seraient finalement agréés, à son avis, le Mexique et le
Venezuela. Les situations intérieures (élections, limitations des
pouvoirs exécutifs) paraissent lui faire écarter les cas «
désespérés » du Brésil et de l'Argentine. Il reconnaît cependant
que l'accumulation de ces dettes ingérables n'est pas seulement la
conséquence d'une mauvaise gestion ; il évoque à cet égard les «
erreurs » passées des États-Unis : recyclage forcené des
pétrodollars, sous-évaluation suivie d'une envolée du dollar,
montée des taux d'intérêt, baisse des matières premières,
etc.
Concernant le déficit budgétaire, le Président
Bush est tenu — au moins pour cette année — par ses engagements de
dépenses. Dès 1989-1990, promet Scowcroft, ce déficit sera pourtant
contenu et réduit grâce à des économies. En premier lieu en matière
de défense : restrictions sur le programme IDS, qui restera
strictement un programme de recherche, critiquable du point de vue
de la stratégie nucléaire mais qui peut avoir, pour certains pays
amis, des retombées utiles afin de se préserver de la prolifération
balistique et chimique. Le Stealth — l'« avion invisible » — est
une technologie intéressante pour d'autres applications, même si
certaines économies provoqueront quelques retards dans son
développement. Surtout, d'amples économies peuvent être faites en
matière de rationalisation et de contrôle de gestion des dépenses
de défense.
L'amélioration de l'environnement est une priorité
du Président Bush. Il accepte que ce soit un des thèmes majeurs du
Sommet de l'Arche, dans la foulée des réunions de Londres et de La
Haye. Il s'interroge sur l'opportunité d'une autorité
internationale dotée de pouvoirs de sanction.
A propos des forces nucléaires à courte portée, le
général Scowcroft se montre fort critique sur l'attitude de
l'Europe — l'Allemagne en particulier-qui vient de se déclarer
hostile à ces armes américaines. Margaret Thatcher, me dit-il,
aurait écrit une lettre furieuse à Kohl à ce sujet. Elle lui aurait
exposé qu'elle n'avait jamais vu remporter des élections en
s'alignant sur les positions de son adversaire... Scowcroft est
d'accord avec elle. L'engagement américain dans la défense de
l'Europe repose sur ces armes (présentées comme partie d'un système
de dissuasion) ; toute mise en question, à travers les débats sur
leur modernisation ou les dates de leur déploiement, constitue un
risque d'acceptation d'une troisième option zéro. Il n'estime pas
possible aujourd'hui que les États-Unis souscrivent à un engagement
de défense de l'Europe par l'implication de leurs systèmes centraux
(ils ne risqueront pas Chicago pour protéger Hambourg). Il ne croit
pas que les Allemands puissent jouer avec l'idée d'une troisième
option zéro. Pour lui, la présence des armes nucléaires américaines
à courte portée en Europe est nécessaire à l'engagement américain
sur le continent.
C'est la première fois qu'un responsable américain
me dit aussi franchement ce que nous redoutons depuis longtemps. La
nouvelle administration sera plus brutale encore que la
précédente.
L'Alliance atlantique est pour lui un sujet de
vive inquiétude. Son avenir et sa finalité ne doivent-ils pas être
réexaminés à la lumière des derniers développements en URSS, de
leur perception en Europe occidentale, des consé— quences d'une
telle perception sur l'attitude du Congrès américain ?
L'administration Bush s'apprête à résister à toutes les velléités
et propositions de rapatriement des forces américaines déployées de
par le monde. Il n'empêche que les pressions seront d'autant plus
fortes que les motivations budgétaires (fondées ou non) se feront
plus insistantes.
Michel Rocard réunit Pierre Bérégovoy et Michel
Charasse pour « cadrer » la préparation du budget 1990. En ce qui
concerne le déficit budgétaire, Rocard préférerait 95 milliards aux
90 proposés par Pierre Bérégovoy.
Celui-ci fait d'une nette réduction du déficit une question de
principe, car la dette publique obère
l'avenir. Il irait même, pour cela, jusqu'à sacrifier une
partie des allégements fiscaux.
Le budget 1990 est crucial : soit il prolonge
celui de 1989, et sacrifie l'investissement à la paix sociale avec
les fonctionnaires, soit il mobilise les forces vives du pays pour
remporter la bataille économique et politique des élections de
1993.
Accord entre Paris et Ottawa sur les droits de
pêche au large de Terre-Neuve et de Saint-Pierre-et-Miquelon.
La hausse du dollar se poursuit : 6,39
francs.
Samedi 1er avril 1989
Je déjeune à Mexico avec le nouveau président
Carlos Salinas, que je connais depuis bientôt dix ans. La dette
extérieure du pays obère toute avancée politique vers la démocratie
qu'il veut créer ici. Il me raconte ses premiers contacts avec
l'administration Bush. Un responsable du Trésor américain lui a
proposé de régler le cas mexicain en douceur, d'État à État ;
Washington a même offert 7 milliards de dollars de crédit sur trois
ans. Il a refusé : la réduction de la dette devra se faire sur des
bases multilatérales.
A 15 h 30, je quitte Mexico pour être de retour ce
soir à Washington.
Dimanche 2 avril
1989
Réunion du groupe des Sept à Washington pour
enrayer la hausse du dollar et soutenir les initiatives en faveur
de l'allégement de la dette des pays en voie de développement. La
réunion adopte le plan dit « Brady ». Les Britanniques ne
souhaitent pas faire garantir par les gouvernements les prêts des
banques privées. Les États-Unis et la France l'imposent : si le
Tiers-Monde ne paie pas, ce sont les contribuables qui paieront. Le
Mexique recevra 4 milliards de dollars : c'est la première
opération légale de dévalorisation de la dette. En fait, derrière
ce prêt accordé au Mexique, il y a une garantie aux banques
occidentales, surtout américaines, très engagées vis-à-vis de ce
pays.
En somme, si vous voulez bénéficier du soutien de
l'Amérique, empruntez-beaucoup à ses banques !
Mikhaïl Gorbatchev, en
visite officielle à Cuba, redéfinit la politique soviétique à
l'égard de l'Amérique centrale. Avec Fidel Castro, le caractère
fraternel et indestructible de l'amitié
entre l'URSS et Cuba est réaffirmé, de même que le droit de chaque pays à défendre sa conception du
socialisme.
Lundi 3 avril
1989
Auditions par le CSA des candidats au satellite
TDF 1.
La rencontre Arafat-Mitterrand aura lieu très
bientôt à Paris. Reste à en fixer la date exacte. Du côté de l'OLP,
on en attend un maximum d'échos médiatiques avec un minimum de
contenu politique (c'est ce qu'Ibrahim
Souss appelle la formule
espagnole). Entre la conception de l'OLP et la nôtre, il y a
un malentendu qu'il importe de dissiper rapidement. Nous ne devons
pas laisser croire que l'annonce de cette rencontre réglera tout,
et que le reste relèvera de la routine protocolaire.
Faut-il qu'elle ait lieu tout de suite ? Ibrahim
Souss marque une légère préférence pour le second semestre.
D'autres inclinent à l'immédiat. Le Président souhaite qu'elle se produise au plus tôt :
Nous risquons de perdre notre faible avance,
alors que les Américains s'engagent sérieusement et de façon
intelligemment pragmatique (à la Kissinger) dans le dialogue avec
l'OLP, que Mme Thatcher se place pour n'être pas en reste, que
Moubarak, Shamir et Hussein seront à Washington dans la première
quinzaine d'avril. Nous risquons de diluer ce qu'il y a de fort
dans notre position dans ce qui pourrait être confusément perçu
comme une initiative européenne sous présidence française (alors
qu'il y aura place pour d'autres mesures utiles de la part des
Douze au second semestre). Pour désarmer les critiques, il faut que
la visite soit bien comprise pour ce qu'elle est : non pas un coup
de pouce gratuit à la légitimation internationale de Yasser Arafat,
mais une contribution réelle à l'instauration du dialogue et de la
confiance entre Palestiniens et Israéliens. Nous ne saurions exiger
de Yasser Arafat plus qu'il ne peut donner. Mais nous sommes en
droit d'attendre de lui qu'il accomplisse à Paris un pas nouveau
qui aille dans le sens souhaité. Il faut qu'il fasse un pas sur la
conférence internationale, les élections libres dans les
Territoires, la reconnaissance du droit légitime du peuple juif à
avoir un État en Israël, la flexibilité sur la notion de droit au
retour pour les Palestiniens.
Craignant qu'à trop attendre le climat ne fasse
que se dégrader, Roland Dumas penche également pour une visite
rapide. Il considère qu'Arafat pourrait faire à Paris un pas en
avant en déclarant qu'il est favorable au principe des élections,
mais que leurs modalités restent à négocier.
Deux avocats parisiens, Me Irène Terrel et Me
Jean-Jacques de Felice, protestent contre la présentation qui a été
faite par la presse italienne de la remise en liberté de leurs
clients par la cour d'appel de Paris. En réalité, Giovanni Alimonti
et Enrico Villimburgo font partie de ces quelques centaines
d'Italiens réfugiés qui mènent dans notre pays une vie paisible et
dont la France, depuis près de dix ans, a toujours refusé
l'extradition.
Le Président :
C'est assez grave. Si c'est vrai, on m'aurait
donc trompé à Taormina.
Alors que de très violents duels d'artillerie se
poursuivent depuis trois semaines entre les secteurs chrétien et
musulman de Beyrouth, François Mitterrand
en Bavière, où il rencontre le Chancelier Kohl, en appelle à la
conscience universelle et le gouvernement français décide de
proposer aux autorités libanaises une
assistance médicale et humanitaire pour les populations victimes
des affrontements.
Repli du dollar, qui avait atteint 1,89 Deutsche
Mark, 132 yens et 6,39 francs le 31 mars à Paris.
Les ministres des Finances du G7 se prononcent en
faveur de l'allégement de la dette.
Jack Lang propose au Président de nommer Dominique
Perrault dans le jury pour la Grande Bibliothèque. Le président
préférerait le voir concourir. Il me dit vouloir que la Grande
Bibliothèque soit un « cloître ».
Mercredi 5 avril
1989
Le Conseil des ministres est annulé et reporté au
mercredi 12, sans raison particulière.
Pierre Bérégovoy propose d'envoyer une note à
l'intention de la Commission de Bruxelles sur l'harmonisation de la
TVA. Il doit être clair que la France, contrairement aux
Britanniques, souhaite cette harmonisation. Mais elle refuse le
mécanisme de compensation de la Commission et propose un système
alternatif supprimant les frontières fiscales. Il en coûterait de
30 à 48 milliards de francs. Ce système alternatif maintiendrait la
taxation zéro à l'exportation. La Commission, elle, fait de sa
suppression une question de principe, alors que la majorité des
États y est opposée.
En Pologne, accord « historique » entre le pouvoir
et Solidarité, prévoyant la légalisation du syndicat, l'entrée de
l'opposition au Parlement et la démocratisation des
institutions.
Gorbatchev, en voyage en Grande-Bretagne, met en
garde les pays de l'OTAN contre une décision de modernisation des
armes nucléaires à courte portée en Europe. Washington et Londres
restent partisans de cette modernisation. Bonn demande la réduction
du nombre de ces armes, malgré les menaces américaines de retrait
des forces.
Réunion ministérielle du GATT à Genève. Toujours
la question agricole qui bloque tout progrès.
Jeudi 6 avril
1989
Six RPR, dont Philippe Séguin, Michel Noir et
Alain Carignon, trois PR et trois UDC, dont Bernard Bosson et
Dominique Baudis, se présentent comme les « rénovateurs » de la
droite. Ils annoncent leur intention de conduire une liste aux
élections européennes.
Itzhak Shamir présente à George Bush son projet
d'élections en Cisjordanie et à Gaza, qui permettraient de désigner
les représentants palestiniens à des négociations portant d'abord
sur un régime d'autonomie provisoire, puis sur le statut définitif
des territoires occupés. Ces propositions sont jugées très encourageantes à Washington, mais rejetées par
l'OLP, qui n'y voit rien qui conduise à un État palestinien.
Vendredi 7 avril
1989
Réunion des sherpas,
cette fois à Saint-Martin, île à demi française en terre
d'Amérique. Dans la foulée des réunions du comité intérimaire du
FMI et du G7, beaucoup souhaitaient se réunir à Washington, ce dont
je ne voulais à aucun prix sous présidence française.
Cette seconde réunion de sherpas fait directement suite aux conférences
monétaires de Washington, aux travaux du comité intérimaire du FMI
et à la réunion des ministres des Finances des Sept, auxquels tous
ont assisté. Partout il a fallu se battre pour restaurer une
concertation qui puisse en imposer aux marchés.
Samedi 8 avril
1989
Nous entrons entre sherpas dans les détails d'application du plan
Brady. Allemands et Britanniques entendent le bloquer. Les
Allemands réclament une modification de la législation bancaire
américaine en échange de l'acceptation du plan. Ce qui implique un
vote du Congrès : impossible !
Longue discussion sur la dette. Faut-il fixer un
minimum de décote ? Combien d'annuités de service d'intérêts
peuvent être garanties ? Les Britanniques sont toujours
contre.
Accord du GATT conclu hier à Genève : les
États-Unis acceptent le gel des subventions. L'accord conclu,
esquissant un programme de travail pour la fin de l'Uruguay Round
sur les sujets sensibles (agriculture, propriété industrielle,
textile), donne à penser que le commerce ne sera pas un sujet de
conflit le 14 Juillet prochain. Cependant, il faut se garder de
tout optimisme excessif : si les Américains se sont montrés si
conciliants à Genève (renonçant en particulier à leurs exigences
agricoles traditionnelles), c'est qu'ils s'apprêtent à déclencher
des mesures de protectionnisme unilatérales contre certains pays,
tels le Japon et la RFA, sur la base d'une législation nouvelle
dite « Super 301 ». Le Sommet pourrait alors devenir le lieu d'une
confrontation féroce à propos du protectionnisme américain, lancée
en particulier par les Japonais, trop heureux, une fois n'est pas
coutume, d'apparaître comme victimes, et non comme agresseurs
!
Le général Jaruzelski vient de reconnaître
Solidarnosc. L'Ouest doit donc répondre par un effort d'aide accru.
Les Britanniques y sont opposés. La RFA est pour, mais les Polonais
n'aiment guère les Allemands. La France y est elle aussi favorable.
Les États-Unis restent prudents, refusant toute aide qui dérogerait
aux règles internationales.
Dimanche 9 avril
1989
Pêche au gros à Saint-Martin de 4 à 9 heures du
matin. Le sherpa américain est un
passionné. Le Japonais, digne, monte à bord. Il est malade au bout
de dix minutes. Le pêcheur professionnel qui nous accompagne
parvient à faire croire à l'Américain qu'il a remonté seul un thon
de 250 livres. Photos. Le Japonais se fera remplacer pour la
matinée par l'un de ses innombrables assistants.
Retour en réunion. Sur la dette des pays dits
intermédiaires, longue discussion très technique. Comme nous, les
Américains veulent arriver à une réduction de la dette par la
création d'un fonds de garantie des intérêts, mais ils s'emploient
par mille moyens techniques (le nombre d'années de garantie, la
progressivité des garanties, la couverture du principal, le refus
des DTS) à en minimiser la portée afin que cet accord ne soit
appliqué avant le 14 Juillet qu'à un petit pays comme l'Uruguay.
Nous obtenons que soit organisée à partir de la semaine prochaine
une série de réunions des directeurs du Trésor des Sept, d'abord
avec le FMI, puis avec les banques privées, pour faire avancer le
dossier d'ensemble avant le 15 mai et la prochaine réunion des
sherpas. Je voudrais parvenir à un
accord avec application dès juillet à quatre pays : Maroc, Mexique,
Égypte, Pologne. Encore cela n'est-il qu'un aspect technique d'un
plan plus vaste visant à créer un Fonds de garantie des intérêts de
la dette réduite. Les Britanniques n'assisteront pas à ces réunions
et je crains qu'ils ne réussissent à empêcher l'accord sur le
financement du Fonds de garantie par les DTS.
On passe à la lutte contre les catastrophes
naturelles. Contre la désertification du Sahel est annoncée la
création de l'Observatoire du Sahara. Pour la maîtrise des
inondations au Bangladesh, mention sera faite dans le communiqué de
l'importance du problème, de l'urgence de lancer les travaux, de
l'accord pour les confier à la Banque mondiale, qui organisera en
octobre une conférence des donateurs afin de financer ce projet.
Les Britanniques, toujours à l'affût d'une récupération, souhaitent
organiser cette conférence à Londres. Je n'y vois pas d'obstacle
pourvu que le lancement politique des travaux soit acquis à
l'Arche. Il le sera : nous aurons là une magnifique réussite —
peut-être la plus concrète de ce Sommet.
Sur proposition allemande, il y aura une
déclaration politique sur l'importance des droits de l'homme à
l'occasion du bicentenaire de la Révolution française.
Il est encore trop tôt pour savoir quels seront
par ailleurs les sujets d'actualité politique. Il est clair que les
Américains sont des plus méfiants vis-à-vis de l'évolution à l'Est
et souhaitent faire partager leur méfiance.
Juste après la réunion, le secrétaire général de
la Présidence du Mexique, José Córdoba, vient de Mexico déjeuner
avec moi à Saint-Martin pour prendre connaissance du résultat des
négociations, si vitales pour son pays. J'ai l'air malin : il
m'apprend que la banque qui mène la fronde des banques occidentales
contre toute réduction de la dette mexicaine est... la Société
Générale ! Le directeur du Trésor, Jean-Claude Trichet, en parlera
à Marc Vienot, président de la Générale.
Septième semaine de grève des fonctionnaires en
Corse.
Mardi 11 avril
1989
Bien joué : Bernard
Kouchner est à Beyrouth. Après de difficiles négociations
avec les alliés libanais de la Syrie, il parvient à faire accepter
l'aide française, destinée à tous les
Libanais, pour sauver ce qui peut l'être dans ce pays sous
tutelle syrienne, déchiré chaque jour davantage par dix guerres
civiles à répétition, incapable d'élire un président. Il se tient
en liaison constante avec Roland Dumas qui a tenu à ce que l'aide
soit répartie de façon équilibrée entre musulmans et
chrétiens.
Mercredi 12 avril
1989
Au Conseil des ministres, à propos de la directive
communautaire sur l'Europe audiovisuelle, Michel Rocard indique
que, d'accord avec le Président, il pense qu'on ne peut obtenir un
meilleur compromis pour protéger la création française. Le remettre
en cause équivaudrait à reculer.
Le Président :
C'est un sujet très délicat. Sur le fond, les
créateurs ont raison ; en pratique, ils ont tort. Ce n'est pas là
une décision nationale, mais une négociation à Douze dans laquelle
la France est très isolée. Nous ne pouvons pas imposer en toutes
circonstances notre volonté. Si nous opposions notre veto, alors
rien ne se ferait. On peut se refermer dans une orgueilleuse
solitude ; pour autant, notre production ne sera pas plus achetée
ni la production européenne développée. Mais il faut poursuivre le
combat pour aller plus loin.
Sur le Liban : La France a
toujours été présente depuis quatorze ans que dure la guerre civile
soutenue et suscitée par la Syrie et Israël. Nos interventions ont
toujours engendré pour le moins des mouvements divers. Ceux qui en
bénéficiaient étaient toujours pour ; la plupart des autres,
naturellement contre. Faut-il rappeler le cas des Palestiniens, qui
ont été opposés aux chrétiens puis aux Syriens ? Nous avons sauvé
la vie ou au moins la liberté de 4 000 Palestiniens à Tripoli ;
nous les avons acheminés vers l'Égypte et la Tunisie avec les
Grecs. Nous en avons encore sauvé 3 500 à Beyrouth. Nous avons
servi de médiateurs pour l'échange de prisonniers entre Israël et
les Palestiniens. C'est à la demande personnelle directe de Reagan
que j'ai accepté la force d'interposition, en refusant qu'elle soit
unifiée sous commandement américain. Nous étions venus pour
protéger les musulmans ; à cause de l'attitude américaine, cela a
pu paraître une opération antimusulmane. Néanmoins, toutes les
factions représentées au Parlement ont approuvé l'action de la
France. Naturellement, pas le Hezbollah ni les terroristes
iraniens.
Après Sabra et Chatila, nous
sommes revenus. Nous avons évité de nouveaux massacres, mais je
savais que ce serait diversement apprécié en France même. Nous
avons eu 98 morts, dont 50 d'un coup. Les États-Unis sont partis
aussitôt, sans même nous prévenir. Walid Joumblatt et Nabih Berri,
qui nous critiquent aujourd'hui, ont demandé que nous restions.
Nous avons cependant décidé de partir en laissant des observateurs.
Quand nous les avons retirés, la totalité des Libanais ont demandé
qu'ils restent. De même, dans le Sud-Liban, la France a été
sollicitée pour participer aux Casques bleus, alors que,
d'ordinaire, les membres permanents du Conseil de Sécurité n'en
font pas partie. Plus récemment, les États-Unis, y compris leur
président, ont montré patte blanche à la Syrie pour l'élection
présidentielle au Liban ; cela prouve qu'ils sont sans rancune...
Le candidat qu'ils avaient choisi avec les Syriens était tellement
à la botte de ceux-ci que cette solution s'est effondrée dans le
ridicule !...
Le Président se livre ici à une digression sur le
Pacte germano-soviétique, à propos duquel il dit ne pas partager l'
analyse généralement admise par les historiens : ce fut pour lui
un pas positif !
Je sursaute : un pas positif, l'accord entre les
nazis et les soviétiques ?
Puis il reprend : Je lis dans
certains journaux qu'il faut sauver l'honneur de la France. Mais
qu'est-ce que cela veut dire, sinon une expédition militaire ?
Quandj'ai reçu les parlementaires de toutes les formations
politiques, ils ont naturellement exposé de bons sentiments. Pascal
Clément et Philippe de Villiers ont commencé à parler de l'honneur
et de l'Histoire. Je leur ai dit : Me demandez-vous une expédition
militaire ? Ils ont bredouillé et n'ont pas osé répondre oui. On
dit : « La France doit faire. » Mais doit faire quoi ? Michel
Jobert réclame une conférence internationale sur le Liban. Mais
avec qui ? Personne n'en veut ! Bien sûr, nous pourrions tous
ensemble, pour faire masse, nous transporter place du Trocadéro.
Bien sûr, on peut toujours suivre l'idée de quelqu'un d'aussi léger
[Jobert], pour qui la forfanterie tient lieu de politique
!
Les États musulmans admirent
Assad, que l'on dépeint comme un superbe joueur d'échecs à sang
froid. Mais il n'est pas aussi froid que cela et ce brillant
stratège a mis son pays au trente-sixième dessous. Cependant, il
exerce un rapport de forces. Il n'y a pas aujourd'hui un seul
leader musulman qui ose aller contre lui. Nous n'avons donc pas de
partenaire libanais. Les Libanais musulmans s'auto-excitent en
parlant de politique de la canonnière, de croisade. Est-ce une
croisade que d'apporter du lait en poudre et des pansements
?
En réalité, chez ceux qui
nous critiquent, il y a le rêve d'une intervention coloniale. On a
vu ce que cela donnait avec les États-Unis au Vietnam, au Liban, et
même pour la petite île de Grenade : il a fallu neuf jours aux
États-Unis pour en venir à bout ! On a vu également ce que cela
donnait pour l'URSS en Afghanistan. C'est une mode d'un autre
siècle. La France, assurément, ne s'engagera pas dans cette voie.
Mais les pays non-occidentaux nous donnent l'exemple assez triste
de la dislocation d'un monde qui se réclame des mêmes valeurs que
nous. Nous ne pouvons pas nous substituer au monde entier. Nous
faisons notre devoir. Quant aux conséquences politiques pour
nous-mêmes, ne vous inquiétez pas. De toute manière, quand il faut
prendre des décisions dangereuses, il y a une seule règle : c'est
d'agir selon sa conscience.
Abordant le sujet de la Grande Bibliothèque, Jack
Lang se lance dans un interminable panégyrique du rôle du
Président. Puis Michel Rocard y va à son
tour d'un petit compliment on ne peut plus simple et clair :
Ma tâche à moi est de canaliser dans sa
faisabilité générale, administrative et technique, en m'attachant
aux conséquences urbanistiques générales et spécifiques...
Le Président le considère d'un air songeur.
Jeudi 13 avril
1989
Les « rénovateurs » de la droite renoncent
piteusement à leur projet de liste autonome
aux prochaines élections européennes par souci de ne pas ajouter à
la division de l'opposition, cause de tant de défaites. Mais
ils promettent de s'organiser en « courant »...
Michel Rocard réunit une vingtaine de ministres et
secrétaires d'État pour préparer le budget 1990. Jospin, Dumas,
Rausch, Evin, Cresson sont absents.
La situation s'aggrave : alors que le déficit
budgétaire était passé de 130 milliards en 1987 à 115 milliards en
1988, on finira 1989 à 135 milliards, sauf à faire des économies
drastiques et peu vraisemblables. Bérégovoy et Charasse veulent
contenir le déficit de l'an prochain à 90 milliards ; Rocard
souhaite qu'on s'en tienne à 95. L'un et l'autre objectif
apparaissent comme très difficiles. A ce stade du débat budgétaire,
le chiffre est d'ailleurs symbolique : on peut le fixer à peu près
comme on veut et estimer en conséquence les recettes fiscales de
façon totalement aléatoire et arbitraire. Le plus important n'est
donc pas le chiffre en soi, mais la certitude de s'y tenir dans
toute la procédure de préparation budgétaire. Convenir aujourd'hui
d'un déficit de 90 milliards et n'en plus varier d'un bout à
l'autre de la préparation du budget serait la meilleure solution.
Mais le fixer maintenant à 90 milliards pour finir en octobre 1989
à 95 milliards, comme le propose Charasse, donnerait une image de
laxisme tout à fait détestable. Or, c'est ce qui risque de se
passer si chacun pense qu'on se fixe aujourd'hui 90 pour se donner
une certaine marge en vue des arbitrages de l'été. Je propose donc
d'opter pour 95 milliards et de s'y tenir.
L'essentiel est ailleurs : quel que soit le
montant du déficit, le budget sera très difficile à élaborer, et un
déficit de 100 à 110 milliards est bien plus vraisemblable.
Certaines augmentations de dépenses sont déjà décidées : on
augmentera le budget de l'Éducation nationale (de 18 milliards),
ceux de la Recherche et du Développement, ainsi que le RMI. On
dotera les entreprises publiques (y compris les banques et les
assurances) de moyens importants pour éviter de voir resurgir le
débat sur leur privatisation. On remboursera les emprunts de 1984.
On adaptera la fiscalité aux exigences européennes. Certaines
économies sont inévitables : reconduction des dépenses d'équipement
militaire à croissance zéro, réduction sensible du nombre des
emplois publics (hors éducation), stabilisation de l'aide sociale
aux chômeurs. Mais certaines coupes proposées sont
excessives.
Bérégovoy suggère que les 3 % de croissance soient
partagés comme suit : 1 % pour l'autofinancement des
investissements, 1 % pour les salaires versés aux emplois créés, et
1 % aux salaires des emplois existants. Il souligne que toute
l'épargne des ménages, après financement du logement, est absorbée
par le déficit budgétaire (100 milliards) et que la France doit
trouver à l'extérieur les 25 milliards d'épargne qui lui font
défaut à l'intérieur ; que, par suite de cette pénurie d'épargne,
il faut réduire le déficit budgétaire de 10 milliards (de 100 à 90
milliards). Il insiste sur la nécessité de 35 milliards
d'économies.
Jean-Pierre Chevènement
critique avec fougue la politique menée depuis 1983, la chimère européenne, le strip-tease libéral de la
fiscalité européenne, et distingue les deux sensibilités de
la majorité, l'une libérale, l'autre
républicaine. Il demande ce qu'il advient de la loi de
programmation militaire.
Jean Poperen, après Lionel Stoleru, insiste sur le
fait que les revenus non salariaux (commerces, loyers, capital...)
ont pris une part excessive dans le revenu national de 1986 à
1988.
Michel Delebarre souhaite que les points de
croissance ne soient pas attribués aux salariés, mais négociés avec
leurs représentants, et insiste sur la nécessaire décentralisation
des décisions, accompagnée d'une clarification des impôts
locaux.
Pierre Joxe critique le
fait que cette réunion se tienne en présence
de fonctionnaires, ce qui ne permet pas de traiter en
profondeur le sujet des transferts aux collectivités locales et qui
se conclura par un procès-verbal rédigé à l'avance à Matignon et
non discuté.
Michel Rocard conclut que le déficit affiché sera
de 90 milliards, tout en sachant que les allégements d'impôts non
imposés par la CEE, la gestion de la dette, les dotations au
secteur public industriel et bancaire peuvent le porter à 95
milliards.
Comme prévu, réunion pour rien.
Les ministres de la CEE adoptent la directive sur
la « télévision sans frontières ». C'est le mieux qu'on puisse
obtenir.
Vendredi 14 avril
1989
Jean-Noël Jeanneney écrit au Président. Celui-ci a
fait part à Jack Lang de son souhait de voir placer, le 13 juillet
dans la matinée, une cérémonie au Panthéon en l'honneur de
Condorcet, de l'abbé Grégoire et de Monge. Jeanneney craint que
l'accumulation d'événements forts dans les deux journées des 13 et
14 aboutisse à banaliser cette « panthéonisation », la privant par
là de son plein retentissement et d'une part de sa portée
symbolique. Il redoute la surcharge de labeur imposée aux forces de
sécurité et la gêne accrue pour les Parisiens de la rive gauche. Il
propose de reporter cette « panthéonisation » à l'automne.
Le Président est d'accord.
Le secrétaire général de l' ONU, Javier Perez de Cuellar, me fait savoir qu'un Sommet
Nord/Sud, le 14 Juillet, lui paraît, après consultations,
parfaitement possible et même tout à fait nécessaire : Le moment est venu d'examiner entre chefs d'État du Nord
et du Sud les grands sujets de la planète : environnement,
désarmement, développement, endettement.
Le rapport de la Commission Delors sur l'Union
monétaire est rendu public. Il prévoit trois étapes. Au cours de la
première, il s'agirait de renforcer la coopération monétaire au
sein du SME et d'entamer les négociations sans changements
institutionnels. Durant la deuxième, un système européen de banques
centrales serait mis en place, en concomitance avec l'adoption du
nouveau traité. Dans la troisième, les monnaies nationales seraient
remplacées par une monnaie commune et il serait procédé au
transfert de compétences en matière économique et monétaire.
Samedi 15 avril
1989
La visite d'Arafat à Paris se précise. Roland
Dumas est d'abord censé recevoir à Strasbourg le ministre des
Affaires étrangères de l'OLP, mais il s'interroge sur l'utilité de
ce rendez-vous, compte tenu du fait que le voyage d'Arafat à Paris
devrait avoir lieu avant le 15 mai.
Le Président :
Non. Pourquoi annuler ou reporter
?
Quelques questions qu'il faudra poser à notre
visiteur palestinien :
Arafat est-il prêt à envisager une période
transitoire, avec un statut provisoire pour les Territoires, pour
autant qu'il ait reçu l'assurance qu'elle ouvrirait la voie à une
négociation sur un règlement définitif ? Quelle en serait la durée
? Quelle serait la nature du contrôle international? Accepterait-il
que des compétences soient dévolues aux élus palestiniens ?
L'OLP s'est fixé pour objectif à Alger
l'établissement d'une confédération entre les
États de Palestine et de Jordanie. Cette confédération
serait-elle juridiquement inscrite dans le règlement final (pour
apaiser les craintes d'Israël) ou bien serait-ce un acte de
souveraineté accompli librement par l'État palestinien une fois son
indépendance acquise et reconnue ?
Les garanties de sécurité pour Israël constituent
un point crucial. Outre les garanties diplomatiques, Arafat est-il
prêt à envisager des engagements de démilitarisation partielle ou
totale de l'Etat palestinien, un statut de neutralité, une présence
internationale aux frontières des deux États ?
Comment Arafat voit-il la future coexistence
économique de l'État palestinien et de ses voisins ? Qu'entend-il
par un « Plan Marshall » bénéficiant à toute la région ?
Exigera-t-il, comme l'OLP l'a réclamé, la création d'un corridor
reliant la Cisjordanie à Gaza ?
Le « droit au retour » est impossible en
territoire d'Israël et concevable seulement dans les territoires
occupés. Mais, même dans ce cadre, il existe manifestement une
limite au nombre des Palestiniens pouvant être accueillis (ils sont
1,5 million dans les Territoires, le double à l'extérieur). Même
s'il est compréhensible que l'OLP ne puisse en convenir
publiquement au stade actuel, Arafat peut-il laisser entendre qu'il
transigera, le moment venu, par exemple en appliquant le droit à
compensation prévu par la résolution 194 (1947) des Nations unies
?
Grande première : je tiens à Rambouillet une
réunion secrète des sherpas du Sud (représentant l'Inde, l'Égypte,
le Venezuela et le Sénégal). Il y a là quatre ministres des
Affaires étrangères: Boutros Boutros-Ghali pour l'Égypte, Singh
pour l'Inde, Fall pour le Sénégal et Reynaldo Figuereido pour le
Venezuela. Rien de plus émouvant pour moi que de recevoir le Sud
dans les mêmes lieux et avec le même faste que le Nord.
L'objectif de cette réunion est d'obtenir d'eux
qu'Hosni Moubarak, Abdou Diouf, Carlos Andrés Pérez et Rajiv Gandhi
se mettent d'accord pour demander publiquement à François
Mitterrand, en fin d'après-midi du 13 juillet, d'organiser un
Sommet Nord/Sud l'année prochaine, premier d'une série régulière.
Les quatre sherpas du Sud sont d'accord
sur ce principe.
On met au point le scénario : le 12 au soir,
Moubarak, Diouf, Pérez et Gandhi se retrouveront à Paris pour dîner
; le lendemain matin sera consacré à des rencontres bilatérales
avec les multiples chefs d'État présents à Paris ; il n'y aura pas
de vrai Sommet Nord/Sud, mais des échanges ; entre le déjeuner à
l'Élysée et l'inauguration de l'Opéra-Bastille, les quelque trente
chefs d'État et de gouvernement rassemblés à Paris se verront dans
les divers salons, au palais, par petits groupes, demandant des
audiences séparées à chacun des Sept pour leur faire part de leurs
espérances pour le lendemain. Vers 18 heures, les quatre Présidents
« complices » demanderont solennellement à François Mitterrand,
compte tenu de leurs consultations,
d'organiser un Sommet Nord/Sud à Paris l'année prochaine. Le
Président prendra acte de cette demande et s'y déclarera
publiquement favorable. On pourra alors l'évoquer au Sommet des
Sept, qui n'aura pas à se prononcer formellement sur une telle
décision (ce serait courir à l'échec). Pourra ensuite commencer le
travail préparatoire à ce Sommet Nord/Sud (liste des invités,
etc.). Les thèmes sur lesquels pourrait porter un tel Sommet sont
simples : la dette, l'aide, le commerce, l'écologie. Il est clair
que le Nord l'acceptera d'autant plus volontiers qu' on y parlera
moins d'économie.
Nous sommes convenus de nous revoir à Paris le 11
juin pour faire un dernier point sur ces préparatifs, avant
d'essayer de tenir, s'ils l'acceptent, une réunion commune avec les
sherpas des Sept.
En Grande-Bretagne, 95 supporters de Liverpool
meurent étouffés et piétinés avant un match de football dans le
stade de Sheffield. Pulsions de mort de sociétés sans projets, où
la « violence par procuration » du sport ne suffit plus à organiser
une catharsis sociale. Cet échec du sport est pour moi comme une
préfiguration de l'échec de l'intégration urbaine.
Mort de Hu Yaobang, ancien secrétaire général du
Parti communiste chinois, démis de ses fonctions en 1987.
Manifestations à Pékin. Et si la Chine suivait l'exemple de
l'Europe de l'Est et de l'URSS ?
Lundi 17 avril
1989
Je suis à Moscou à l'invitation de Vadim
Zagladine, conseiller spécial de Mikhaïl Gorbatchev après avoir été
celui de Brejnev. L'homme est fin. Il parle parfaitement français,
anglais et italien, et a une connaissance détaillée de la vie
politique... belge ! Pour lui, le voyage de Gorbatchev à Paris,
début juillet, est important. Il souhaite qu'on en annonce au plus
tôt la date, mais comprend que ce ne puisse être pour le
Bicentenaire, la démocratisation en URSS n'ayant pas suffisamment
progressé pour cela. Gorbatchev souhaite parler à Paris de la «
maison commune » Europe (les murs et le mobilier), de la
coopération technologique, de la détente Est/Ouest, des problèmes
du Tiers-Monde (dette et commerce). La seule manifestation
extérieure à laquelle il tient est de donner une conférence devant
les intellectuels français : La
perestroïka politique ne fait que
commencer, me dit Vadim Zagladine.
Tout va s'accélérer maintenant avec les
élections au Soviet suprême, le 25 mai, et les élections
municipales à la rentrée. Les unes et les autres seront aussi
libres et ouvertes que celles du Congrès, la semaine dernière. Il y
aura sans doute des listes d'Eltsine dans toutes les villes
importantes. Mais je ne m'inquiète pas d'Eltsine ; c'est un homme
de Gorbatchev, un partisan résolu de la perestroïka.
Gorbatchev est décidé à aller vite et loin. Il
va annoncer une très audacieuse réforme de l'État axée sur la
décentralisation, pour ne laisser à Moscou que l'essentiel du
pouvoir. Les événements de Géorgie ne sont pas un obstacle à la
réforme, au contraire.
On sent ici une équipe euphorique, très libre,
passionnée par l'avènement de la démocratie institutionnelle,
parfaitement maîtresse d' elle-même et décidée à aller loin pour
promouvoir le renouvellement des élites et du parti. En revanche,
sur le terrain économique, la perestroïka est laissée ouvertement
en panne. On donne le temps au temps, on considère que les réformes
déjà promulguées (en particulier les lois sur le métayage et sur
les coopératives, qui permettent aux paysans de louer leur terre
pour cinquante ans et de la léguer à leurs enfants, aux citadins
d'acheter leur appartement, aux salariés de créer des entreprises)
doivent d'abord produire leurs effets. On veut gagner du temps en
accélérant les importations de biens de consommation. Pour
l'avenir, la libéralisation des prix et la création de zones
franches sont à l'étude. Rien d'important ne sera entrepris avant
au moins deux ans, si ce n'est l'annonce (qui sera faite par
Gorbatchev le 25 mai) d'une réduction de 20 %, en deux ans, du
budget de la Défense.
Je sens au Kremlin la même méfiance que par le
passé à l'égard de l'Allemagne et la volonté de tout faire pour la
préservation du statu quo. Je trouve mes interlocuteurs extrêmement
sensibles à la création du Conseil de Défense et de la brigade
franco-allemande, posant mille questions, visiblement inquiets de
voir s'amorcer un retour de la France dans le commandement intégré
de l'OTAN. Certains s'interrogent même ouvertement devant moi sur
la secousse qui résultera en Europe de la mort de Honecker et d'un
mouvement vers plus de libéralisme en Allemagne de l'Est. Autrement
dit, contrairement aux idées reçues, Gorbatchev préfère l'existence
d'une Allemagne de l'Est « dure », car elle rend plus difficile le
rapprochement entre les deux Allemagnes. On m'a même clairement
exposé qu'on ne serait pas mécontent de refiler le statut de
fer de lance dans le domaine du
socialisme à la RDA...
Zagladine considère la modernisation des armes
nucléaires à courte portée de l'OTAN comme injustifiée, car les
fusées soviétiques à très courte portée datent, elles, de 1963. Il
reste très sourcilleux vis-à-vis de ce qui pourrait amener les
Allemands trop près du cœur de la décision stratégique.
L'Union soviétique se prépare à demander dans
dix-huit mois son entrée au sein du GATT ; puis, beaucoup plus
tard, au FMI. A cette fin, elle envisage une convertibilité
progressive du rouble. De nombreuses contradictions se font jour
entre mes divers interlocuteurs qui, devant moi, discutent entre
eux de la plus ou moins grande urgence d'une telle ouverture ;
certains soutiennent qu'il s'agit d'une décision essentielle à la
réussite de la perestroïka ; d'autres,
au contraire, la considèrent comme nuisible.
Je suggère à Zagladine que Mikhaïl Gorbatchev
écrive au Président, juste avant le Sommet des Sept, pour faire
part de ses idées sur les différents sujets économiques et
politiques internationaux, afin que le Sommet, qui se tiendra sans
le numéro un soviétique, soit obligé d'en prendre acte. Au
demeurant, il faudra bien un jour que Gorbatchev participe à ces
Sommets, mais il est encore trop tôt.
Vadim Zagladine me
confie que l'URSS n'a plus la moindre influence sur la Syrie et
qu'elle se sent incapable de proposer quoi que ce soit pour
favoriser le cessez-le-feu au Liban. Il m'expose longuement,
à titre personnel, un projet pour le
Moyen-Orient qui consisterait à organiser un État palestinien
neutre ayant le statut de l'Autriche. C'est, pour lui, la seule
façon de faire accepter à la Syrie que l'OLP dispose d'un État
indépendant.
Au faîte du pouvoir, à Moscou, on a découvert avec
passion la démocratie formelle. Cette année sera donc surtout
occupée par la politique intérieure au sens strict, et semble
renvoyée à plus tard toute ambition de réforme économique, voire
toute intervention marquante sur la scène internationale.
Devinette de Vadim Zagladine
: Quelle est la meilleure façon, chez
nous, de vider les églises ? D'envoyer le Comité central du PCUS en
délégation faire acte d'allégeance au Vatican : plus personne ne
voudra faire partie de la même Église que ces gens-là
!
A la suite du rapport du Comité Delors, Londres
refuse d'envisager la rédaction d'un nouveau traité. Celui-ci est
pourtant jugé essentiel par le Comité Delors afin de permettre les
transferts de souveraineté qu'impliquent l'Union monétaire et la
mise en place d'un système fédéral de Banque centrale.
En Pologne, légalisation officielle de Solidarité.
Pour la première fois en huit ans, Lech Walesa et le général
Jaruzelski se rencontrent. Plusieurs pays occidentaux promettent
une aide à Varsovie.
Mardi 18 avril
1989
L'annonce d'une prochaine visite d'Arafat à
l'Élysée n'est plus un secret.
L'ambassadeur d'Israël vient bien sûr me faire
part de sa très vive émotion à propos de la
visite annoncée de Yasser Arafat. La proposition d'élections
présentée par M. Shamir marque, me dit-il, un tournant radical qui
est d'ailleurs contesté en Israël par une partie de la droite. Il
faut tout faire pour donner toutes ses chances à ce processus.
Rencontrer Arafat en ce moment ne pourrait que compliquer la tâche
de M. Shamir et celle des Palestiniens de Cisjordanie.
Je lui réponds que cette rencontre est devenue
logique dès lors que l'OLP a rempli, dès la fin de l'année
dernière, les conditions qui lui avaient été posées ; que
rencontrer quelqu'un ne signifie pas approuver tous ses actes et
toutes ses positions, et qu'il faut nous faire confiance pour que
cette rencontre soit utile à la paix.
Mercredi 19 avril
1989
Discussion essentielle : le général Schmitt, chef
d'état-major de l'Armée de terre, a négocié un texte avec l'amiral
Wellershoff, inspecteur général de l'Armée allemande, sur le
contrôle par l'Allemagne de l'usage de la force de frappe
préstratégique française. Voilà cinq ans que les dirigeants
politiques allemands essaient de parvenir à un tel texte. Mais le
projet, déjà très élaboré, va beaucoup plus loin que ne le souhaite
le Président.
Les Allemands se sont inspirés, dans leur texte,
de l'accord qu'ils ont souscrit avec les Américains, alors que nous
n'avons pas du tout la même conception de la dissuasion qu'eux et
que nous ne pouvons évidemment pas, comme les Américains, nous
porter automatiquement garants de la défense de la RFA.
Juste avant le début du 53e Sommet franco-allemand à Paris, le Président
réunit le général Fleury, l'amiral Lanxade, nouveau chef
d'état-major particulier, Hubert Védrine et Jean-Louis Bianco pour
retravailler ce texte.
Le Président :
Que les Allemands soient informés de tout ce
qui touche à leur pays, c'est normal, mais le pouvoir de décision
est le nôtre. Dans mon esprit, il n'est pas question de tirer des
coups nucléaires sur le territoire de la RFA ou même de l'autre
Allemagne. Mais enfin, il ne faut pas se l'interdire ! Il faut bien
savoir aussi que le seul casus belli avec les Soviétiques en
Europe, aujourd'hui, ce serait toute forme d'insertion de
l'Allemagne dans le processus de décision nucléaire. Et un tel
accord naît dans ce sens. Je suis hostile à nos armes nucléaires à
courte portée, mais enfin, puisqu'elles existent, nous sommes
contraints de les intégrer dans notre stratégie. Il n'y a pas
aujourd'hui de raisons de céder aux Soviétiques en acceptant leur
disparition. Il serait d'ailleurs intéressant d'étudier si ces
armes peuvent être dirigées autrement que vers l'Est, par exemple
sur nos côtes. De Gaulle parlait d'une défense tous azimuts. Il
savait fort bien que la menace pouvait venir seulement de l'URSS,
mais il n'a pas employé ce mot au hasard. Il a eu
raison.
L'amiral Lanxade indique qu'on peut embarquer des
armes nucléaires ou des fusées à moyenne portée sur le Foch.
Le Président :
Je regrette un peu d'avoir accepté d'appeler
ces armes des armes « préstratégiques ». C'est vrai que cela
introduisait une clarification, par rapport à la notion d'arme
nucléaire tactique, lorsqu'elles s'identifiaient à la bataille de
l'avant et à la riposte graduée. Mais, en réalité, ces armes sont
post-stratégiques, c'est-à-dire que la seule hypothèse logique où
l'on pourrait s'en servir serait un baroud d'honneur après l'échec
de la dissuasion stratégique. Il vaudrait mieux parler d'« armes
d'ultime avertissement ». D'ailleurs, d'autres armes peuvent être
utilisées pour l'ultime avertissement, par exemple les armes à
moyenne portée.
Par contre, les sous-marins,
ce n'est pas possible. C'est disproportionné, parce qu'on est
obligé de tirer toutes les salves d'un coup, et cela pourrait
provoquer des méprises.
En réalité, la distinction
découle de la nature de l'objectif. Frapper une ville, c'est la
guerre. Même chose si l'on frappe l'armée soviétique dans un de ses
éléments décisifs. Par contre, si l'on frappe une position
significative, mais pas déterminante, c'est l'ultime
avertissement.
Le Président s'est rarement montré aussi précis
sur la notion d'« ultime avertissement ». Il en accepte
l'existence, qu'il refusait jusqu'ici. Qu'est-ce qu' une « position
significative » ? En tout cas, pas question de laisser le
Chancelier approcher du bouton nucléaire.
Jeudi 20 avril
1989
Le Sommet franco-allemand ne décide rien de
particulier. La conversation entre le Président et le Chancelier a
rarement été aussi insignifiante. Le Président écarte brutalement
le texte militaire. Le Chancelier n'insiste pas.
La visite de Yasser Arafat à Paris aura lieu le 2
mai. Le problème de l'annonce se pose. Nous avons encore trois ou
quatre jours de répit devant nous, d'autant plus que les dates des
9 et 10 mai circulent dans la presse. Le Président pense que cela
ne présente que des avantages.
L'annonce, décide François Mitterrand, pourrait
être faite mardi prochain, soit huit jours avant la rencontre. Le
texte en est rédigé par le Président lui-même : Le Président de la République recevra M. Yasser Arafat le
2 mai 1989 à 11 heures. Pas de titre accolé au nom d'Arafat.
En cas de fuite antérieure, nous confirmerions immédiatement.
Que peut-on attendre de la venue d'Arafat à Paris
? Le maintien de la Charte entretient une ambiguïté qui nuit
gravement à la crédibilité de l'OLP. L'assimilation du sionisme au
racisme, inscrite dans la Charte de l'OLP, est reprochée par la
majorité des États membres des Nations unies. Son abandon donnerait
satisfaction à Israël. Mais c'est un point très sensible pour
l'opinion palestinienne, qui n'est sûrement pas prête à franchir le
pas. Il importe qu'Arafat comprenne que nous n'entendons pas
admettre une sorte de division du travail qui laisserait aux
Américains la conduite de la négociation et cantonnerait la France
(et l'Europe) dans la formulation des grands principes. Il n'en est
que plus important d'obtenir d'Arafat des réponses précises aux
questions que nous lui poserons. Cela justifierait sa visite.
Camouflet : relèvement des taux d'intérêt
allemands. La décision a été prise après six heures de discussions.
Le patron de la Buba, Karl-Otto Pöhl, était opposé à ce coup porté
aux partenaires monétaires de la RFA. Depuis hier, et durant tout
le Sommet, pas un mot n'a été dit sur ce que préparait la Buba.
Quand la nouvelle tombe, à 16 heures, les ministres français et
allemands sortent tout juste de la réunion au sommet !
Après sa conférence de presse avec le Chancelier
Kohl clôturant le Sommet franco-allemand, François Mitterrand part
se promener avec moi pour aller acheter des livres. Il fait
attendre pendant trente-cinq minutes Catherine Trautmann, nouveau
maire de Strasbourg, avec qui il a rendez-vous. Elle rate son avion
de retour.
Le Président est furieux
de l'annonce de la constitution d'une liste conduite par Brice
Lalonde aux prochaines élections européennes : C'est encore un coup de Rocard pour nuire à Fabius
!
Pas exclu, même si l'intéressé s'en défend.
Vendredi 21 avril
1989
Il faut maintenant préparer le terrain.
Théo Klein, président du CRIF, doit venir voir le
Président le 11, donc après la visite d'Arafat, comme convenu
depuis longtemps, seul ou avec le bureau du CRIF. Il a formulé
cette demande en 1987.
Le Président me demande de téléphoner à Shimon
Pérès à Tel-Aviv, puis de prévenir également Théo Klein et les
autres dirigeants importants de la communauté juive française,
juste avant l'annonce officielle de la visite d'Arafat.
Le texte de l'annonce ne sera finalement publié
que lundi prochain. Le Président le
modifie à la demande de Roland Dumas : M.
Yasser Arafat, président de l'Organisation de libération de la
Palestine, sera reçu par le Président de la République le 2
mai. Cette fois, le titre du visiteur y figure.
Le 2 mai est jour de commémoration du génocide
nazi ! Personne ne s'en est aperçu. Ce n'est vraiment pas la
meilleure date pour cette visite. Le
Président est furieux : Le Quai n'avait
rien d'autre à faire que de vérifier si la date posait
problème. Ce sont des incapables ou des saboteurs.
Ou les deux !
Roland Dumas répond que c'est l'Élysée qui a
avancé cette date...
Vu Claude Allègre, qui anime avec grand talent les
conseillers de Jospin. Discussions sur les réformes à accomplir
pour mettre le doctorat français au niveau américain, pousser les
universitaires vers la recherche, améliorer le statut social des
universitaires. J'aimerai qu'il y ait dans chaque université
française un « Faculty Club » qui,
comme sur les campus américains, permette aux professeurs de se
retrouver. Naturellement, il n'a pas le budget pour cela. Il promet
d'essayer.
Lundi 24 avril
1989
Discussion protocolaire : Roland Dumas souhaite
aller accueillir Arafat à son arrivée à Orly. Le Président pense
que ce serait donner à cet événement le caractère d'une visite
d'État alors qu'il s'agit d'une visite de travail. Le chef du
protocole suffira.
Le Président me dit :
Si vous trouviez un cadeau pour M. Arafat, par
exemple un objet symbolisant la paix ?
François Mitterrand décide que c'est le Premier
ministre qui recevra à dîner : Matignon se prête mieux à un dîner
restreint, de travail ; des discours pourront être échangés à ce
moment-là.
Jacques Chirac, qui avait donné son accord de
principe pour une réception à l'Hôtel de Ville, le 10, ne pourra y
donner suite, en raison d'un déplacement qui le retiendra aux
États-Unis du 1er... au 9 ! Arafat
rencontrera Raymond Barre, Jean François-Poncet, Claude Cheysson,
Michel Jobert, Jean Sauvagnargues, Pierre Mauroy et Georges
Marchais, de même qu'une délégation de parlementaires de la
majorité et de l'opposition, une délégation de la CGT conduite par
Henri Krasucki, et des représentants de la FEN.
Marie-Claire Mendès France, André Azoulay, Léon
Schwartzenberg et Daniel Barenboïm, courageux mais qui ne
représentent pas la communauté juive française, souhaitent
rencontrer le leader de l'OLP. Daniel Barenboïm s'emploie même à
faire en sorte que des personnalités israéliennes ouvertes au
dialogue (Mordechai Gur, Yosi Beilin) fassent entendre une autre
voix que celle de Shamir. Difficile de les décider : rencontrer
Arafat reste, pour tout Israélien, un acte de trahison.
Mardi 25 avril
1989
Petit déjeuner des « éléphants » socialistes.
Jean-Pierre Chevènement se lance dans un long exposé sur le budget
de la Défense. Michel Rocard fait de même. Pierre Joxe dit qu'il en
a assez qu'on change d'avis tous les jours sur le budget.
Pierre Bérégovoy : On réfléchit à un rythme de croissance des dépenses. Je ne
comprends pas cette discussion ! Puis on passe à la
préparation des prochaines élections européennes.
Laurent Fabius, qui va
diriger la liste socialiste, explose : La
liste Lalonde est inacceptable ; elle a été encouragée par Rocard.
Le Président la juge lui aussi inacceptable ! Pierre Mauroy
proteste également contre cette liste. Michel Rocard explique qu'il
va téléphoner à Lalonde pour que sa liste disparaisse.
Théo Klein, le président
du CRIF, vient m'expliquer que la communauté juive réagit encore
plus violemment qu'il ne l'avait prévu à l'annonce de la venue à
Paris de Yasser Arafat. Elle est dans un état d'émotion et d'excitation indescriptible. Il y a un
risque de divorce très grave entre les Juifs de France et le
Président.
Je demande à Théo Klein :
- Peut-on faire quelque chose ?
- Rien.
Mercredi 26 avril
1989
Avant le Conseil des ministres, à propos de la
décision de donner à France Télécom la majorité dans le capital de
TDF afin de regrouper les institutions, le
Président à Michel Rocard : Je me méfie
de ces ingénieurs qui sont contre TDF et qui vont le
gérer.
Michel Rocard :
Mais, monsieur le Président, c'est un
arbitrage rendu par vous il y a six mois ! [Exact, mais le
Président n'apprécie pas ce rappel...]
A propos de la présidence commune d'Antenne 2 et
de FR3, le Président : Je n'ai pas été assez associé... C'est reconstituer l'ORTF
!
Michel Rocard :
Je vous en ai parlé deux fois. Si on ne fait
pas cela, vous aurez la démission de Catherine Tasca.
Le Président :
J'ai peut-être mauvaise mémoire, j'ai donc
tort. Mais, quand même, je ne suis pas d'accord !
Il laisse faire, néanmoins.
Au Conseil des ministres, le
Président à propos d'Arafat : La
mobilisation des communautés juives est active, véhémente. Les
responsables, qui sont en général des hommes raisonnables, publient
des textes excessifs, parce qu'ils sont fortement poussés par leur
base. La décision de recevoir Arafat était difficile à prendre,
mais il fallait le faire. D'ailleurs, mesdames et messieurs, le
jour où vous aurez des décisions faciles à prendre dans vos
fonctions, vous me le signalerez. On fait ce que l'on croit,
l'Histoire en fera ce qu'elle veut.
J'ai tenu à répondre aux
organisations juives, disons sur le même ton. Cela ne va pas
arranger les choses, mais cela m'a plutôt soulagé et m'a mis de
meilleure humeur...
A la suite d'une communication de Roland Dumas sur
le Liban se félicitant de l'action de la diplomatie française,
le Président : Je ne
féliciterai pas votre ministère : le choix du 2 mai pour la visite
d'Arafat — qui coïncide malheureusement avec la journée de
commémoration du génocide nazi — n'est
pas une réussite. Il y a des sensibilités blessées, il faut les
ménager autant qu'il est possible, mais elles ne dicteront pas la
politique de la France.
Sur l'Allemagne et la France : Il y a dans notre relation des ambiguïtés, des non-dits.
Quand les Allemands célèbrent le rôle de De Gaulle dans la
construction de l'Europe, cela me fait sourire. C'est quand même
lui qui voulait le rattachement de la Sarre à la France et qui
insistait sur la tutelle de la France, de la Grande-Bretagne et des
États-Unis sur l'Allemagne. Et c'est lui qui a donné un terrible
coup d'arrêt à la construction européenne à Luxembourg en
1965.
C'est vrai, quand même, qu'il
a fait le traité de l'Élysée et qu'il s'est bien entendu avec
Adenauer. C'est une très bonne chose. Mais il y a eu, avant, une
rencontre entre Mendès France et Adenauer, à laquelle j'assistai,
et qui a été curieusement effacée des mémoires. C'est là que la
réconciliation a vraiment commencé.
Il faut toujours songer que
l'Allemagne, depuis la guerre, est en état de souffrance, qu'elle
n'a pas cessé d'être en état de souffrance depuis sa défaite.
Vis-à-vis du pouvoir nucléaire de la France, il y a une petite
jalousie latente. Mais les Allemands savent bien que c'est une
garantie supplémentaire. Les Allemands multiplient les explications
de texte et les procédures vétilleuses [le Président fait
allusion aux négociations entre le général Schmitt et l'amiral
Wellershof]. Est-ce que l'on a l'intention de
tirer un coup nucléaire sur l'Allemagne ? Non, naturellement, on ne
le veut pas, on fera tout pour l'éviter. Faut-il l'écrire ? Non,
nous ne pouvons pas nous lier les mains en cas de guerre, ni donner
aux Allemands un droit de décision sur l'emploi de la force
atomique française. Mais enfin, tout cela se règle. Il suffit que
la France affirme clairement ses positions sur le plan militaire
et, je le pense de plus en plus, sur le plan
monétaire...
Communication de Paul Quilès sur les satellites et
le rapprochement entre la DGT et TDF. Le
President : Sans m'opposer à ce schéma,
je constate que la DGT a toujours été hostile à la politique du
gouvernement, qu'il s'agisse du câble, de la norme D 2 Mac ou de
TDF. Il y a une chose dont je voudrais être sûr : est-ce que, à
partir de maintenant, ils vont vraiment changer ? Les ministres
changent plus vite que les administrations...
Catherine Tasca présente au Conseil son projet de
loi sur la présidence unique d'Antenne 2 et de
France 3. Le Président ne dit mot. Il laisse passer à
contrecœur. Le projet reviendra pour approbation dans un
mois.
Étrange, cette façon qu'il a, depuis le début du
second septennat, d'abdiquer sur presque tout, en tout cas en
politique intérieure. Comme si la cohabitation continuait. Ou comme
si une grande lassitude l'avait envahi. L'ennui du
redoublant.
Jeudi 27 avril
1989
Le général Jaruzelski se rend à Moscou. Il
s'entretient avec Mikhaïl Gorbatchev sur les « taches blanches » de
l'histoire soviéto-polonaise, notamment sur Katyn.
Coup de grâce à la fiscalité sur le capital en
Europe : le Chancelier Kohl annonce la suppression de la retenue à
la source sur les revenus de l'épargne (de 10 % et qui a été
instituée à Bonn en janvier dernier). Là encore, il ne nous en a
rien dit ! Décidément, le dernier Sommet franco-allemand a été bien
inutile. Le ministre des Finances qui avait accepté cette retenue
(Stoltenberg) a été remplacé par Theo Waigel, moins conciliant ou
moins au fait des affaires européennes. C'est la fin de toute
espérance sociale européenne.
Pour atténuer le choc de la visite d'Arafat,
Théo Klein me suggère que le Président
écrive au Grand Rabbin et à lui-même à la fin de la Pâque. Il
propose un texte : Au moment où s'achève la
Pâque juive, caractérisée par l'appel profond et infiniment répété
de l'An prochain à Jérusalem, et à la veille de la journée de la
Déportation, je veux exprimer à la communauté juive de France ma
sympathie personnelle.
La France n'oublie ni les
victimes de la Shoah, ni celles du terrorisme aveugle. Ce passé,
cruel et lâche, ne s'efface pas de nos mémoires lorsque nous
conduisons la politique étrangère de la France. Mais celle-ci est
fondée sur le dialogue qui nécessite d'entendre tous les
protagonistes.
Entendre n'est pas adhérer,
mais élargir le champ de l'information et apporter sa
contribution à l'édification de la paix dans
ce Proche-Orient auquel le peuple juif est lié par une si longue et
belle histoire.
Le Président, à qui je
transmets ce texte, l'approuve, tout en ajoutant au début du
deuxième paragraphe : Au-delà des
circonstances présentes... La lettre partira ainsi sans que
nul en connaisse le véritable auteur.
Vendredi 28 avril
1989
Découverte d'un trafic de matériel militaire
auquel se livraient des diplomates sud-africains. Le Président : Expulsion
immédiate.
Comme avant chaque visite officielle, le protocole
propose au Président de sélectionner un cadeau destiné à Yasser
Arafat, son invité, sur une brève liste. Il a le choix entre un
coffret en loupe de martyr (ça ne s'invente pas !) rempli de
cigares (prix : 5 600 francs), et un plateau en métal argenté
présenté avec six verres Harmonie de Baccarat (prix : 2 500
francs).
Le Président choisit le second.
En politique étrangère, Michel Rocard ne fait pas
un geste sans l'accord de l'Élysée. Le Premier ministre souhaite
s'assurer que la liste des invités au dîner qu'il offre pour Yasser
Arafat rencontre l'agrément du Président : Lionel Jospin, Roland
Dumas, Bernard Kouchner, Edgard Pisani, Jean Daniel, Alexandre
Minkowski, l'un des collaborateurs de l'Élysée, deux ou trois
collaborateurs du Premier ministre, Jacques Andréani et Jean-Claude
Cousseran.
Le Quai d'Orsay exige le rappel des trois membres
de l'ambassade d'Afrique du Sud à Paris en
raison d'activités contraires à leur statut.
Discussion avec le Président, Roland Dumas et
Hubert Védrine sur la visite de Yasser Arafat. Que peut-on obtenir
de lui ? Elle doit marquer un pas en avant dans l'instauration de
la confiance et du dialogue entre Israéliens et Palestiniens,
auxquels nous entendons prêter la main. Cela dépendra des gestes et
des déclarations publiques qu'Arafat consentira à faire, et
orientera la réponse que nous pourrons donner à la question que
tous nous poserons ensuite : qu'avez-vous obtenu ?
Où veut-il (peut-il) aller et par quel chemin ?
L'essentiel — reconnaissance du droit d'Israël à exister dans la
paix et la sécurité — est acquis depuis l'année dernière par ses
déclarations à Alger et Genève. Arafat pourrait aller plus loin, du
moins dans la symbolique, en affirmant clairement la légitimité (et
l'acceptation par les Palestiniens) de la présence du peuple juif,
constitué en État, sur la terre de Palestine. Le rejet du
terrorisme sous toutes ses formes s'assortit, dans les déclarations
des responsables palestiniens, d'un rappel du droit à la résistance à l'occupation qui couvre
l'Intifada, mais aussi les infiltrations de commandos en territoire
israélien. Mais Arafat ne contrôle pas vraiment ni toujours ces
opérations, et on ne voit pas qu'il puisse aller beaucoup plus loin
sur ce thème.
Roland Dumas se plaît à imaginer qu'il dise en
public ce qu'il admet en privé, à savoir que les principes les plus
contestables de la Charte sont caducs du fait du programme
politique adopté à Alger, qui fait désormais foi. Mais le Quai
pense qu'il ne faut pas s'attendre à une évolution sur ce point,
compte tenu des résistances au sein de l'OLP. L'abolition de la
Charte viendra sans doute comme une concession à un stade ultérieur
de la négociation. Le Président approuve l'idée de souffler quelque
chose de ce genre à Arafat, mais est dubitatif sur les chances d'y
parvenir.
Dimanche 30 avril
1989
L'effervescence au sein de la communauté juive est
considérable. En me rendant dans une librairie spécialisée dans les
livres religieux, à Paris, je suis pris à partie par des
manifestants extrémistes juifs qui protestent contre la visite
d'Arafat : Traître ! Espion ! Assassin
!...
Silvio Berlusconi, qui, depuis quelques mois,
ramasse toutes les actions qu'il peut, détient aujourd'hui 4,1 % de
TF1 et 2 % du capital de Bouygues
SA.
Lundi 1er mai
1989
En voyage à Saint-Denis-de-La-Réunion,
Michel Rocard : Le
premier septennat de François Mitterrand a apporté outre-mer la
décentralisation politique... Faisons en sorte que le second
septennat de François Mitterrand soit celui de la décentralisation
économique, c'est-à-dire d'un développement économique et social
plus autonome, moins dépendant de la métropole.
Jack Lang explique au
Président que la politique de Rocard est celle
de l'extrême milieu, une des plus conformistes d'Europe, et
que l'orthodoxie budgétaire paupérisera le
pays et entâchera votre septennat.
Mardi 2 mai 1989
Sur quoi obtenir quelque chose de neuf de Yasser
Arafat ? Pour l' OLP, Jérusalem-Est fait partie des territoires
occupés auxquels doit s'appliquer le retrait israélien. Elle a
vocation à devenir la capitale du futur État. Arafat peut-il
néanmoins admettre qu'en raison de ses aspects spécifiques le cas
de Jérusalem soit traité à part ?
Arafat sera naturellement très sensible aux mots
de compassion pour les victimes des affrontements dans les
Territoires (450 Palestiniens tués et environ 25 000 blessés depuis
le 8 décembre 1987).
Le Président discute longuement encore de ces
sujets avec Roland Dumas et moi-même avant de recevoir le chef de
l'OLP. Rarement une visite aura été aussi « balisée ». Rien n'est
laissé au hasard. Pourtant, rien n'est acquis. On n'obtiendra rien
de nouveau d'Arafat, si ce n'est dans le feu de la discussion.
Roland Dumas dit qu'il s'en chargera.
Hubert Védrine rédige le projet de communiqué qui
sera publié juste après la rencontre :
François Mitterrand,
Président de la République française, a reçu ce matin au palais de
l'Élysée M. Yasser Arafat en sa qualité de président du Comité
exécutif de l'Organisation de libération de la Palestine
(OLP).
Cette rencontre avait été
liée par la France :
— à l'adoption par l'OLP des
résolutions de l'ONU comportant la reconnaissance de l'État
d'Israël et de ses droits ;
— au renoncement par l'OLP à
toute forme de terrorisme.
Ces conditions s'inscrivaient
dans la logique du discours prononcé par le Président de la
République à la Knesset en mars 1982, lors de son voyage d'État en
Israël, à savoir le droit d'Israël à vivre dans des frontières
sûres, reconnues et garanties, le droit des Palestiniens à disposer
d'une patrie et à y bâtir par l'autodétermination les institutions
de leur choix.
Après avoir constaté que les
déclarations de M. Arafat à Alger et à Genève :
- sur le droit de toutes les parties en conflit au
Proche-Orient d'exister dans la paix et dans la
sécurité
- et sur le renoncement total et absolu à toute forme de
terrorisme avaient rendu possible la rencontre d'aujourd'hui, le
Président a souligné qu'elles devaient constituer la base
intangible de tout progrès vers la paix.
Au cours de l'entretien, M.
François Mitterrand a noté que le maintien en vigueur de la charte
de l'OLP, adoptée en 1964, était contraire, sur des points
importants, au programme politique adopté le 15 novembre 1988 par
le Conseil national palestinien d'Alger, et qu'il convenait à ses
yeux de mettre les choses au net. Il a soulevé la question du droit
au retour, de ses limites territoriales, de ses
compensations.
Le Président a interrogé M.
Yasser Arafat sur sa position concernant le principe et les
modalités des élections proposées par le gouvernement israélien en
Cisjordanie et à Gaza. Il a également exprimé sa préoccupation sur
la grave situation actuelle des habitants de ces
territoires.
Il a indiqué à M. Yasser
Arafat que la France continuerait d'agir auprès de tous les
intéressés afin que se tienne une conférence internationale sur le
Proche-Orient dans les termes qu'il a lui-même déjà
suggérés.
Voilà. Tout est réglé, verrouillé. Arafat va
arriver. Il ne reste plus qu'à le recevoir. Difficile de décrire la
folie médiatique qui entoure son entrée dans le Palais et dans le
bureau du Président. Ibrahim Souss, Roland Dumas, Farouk Kaddoumi
les interprètes et moi-même sommes les seuls témoins de cette
conversation :
François Mitterrand :
Je suis content de vous voir à Paris. Il y a
une base sur laquelle il faut que vous soyez sûr de la France :
nous n'accepterons pas que les Palestiniens soient victimes de tous
les coups. Vous avez le droit d'aimer votre patrie et de la
servir.
Yasser Arafat :
Dans le cadre de la légalité
internationale...
François Mitterrand :
Nous allons en parler. Notre responsabilité
n'est pas la même. Je comprends la vôtre. Ma responsabilité est que
ne se développent pas les germes de guerre, mais que se développent
les germes de paix. C'est très difficile à régler. Il y a une
terre, pas deux. Et une poussée de tous sur ces problèmes
politiques d'une grande complexité. C'est ainsi que l'Histoire l'a
voulu.
En 1947, nous avons reconnu
l'État d'Israël et nous sommes restés fidèles à cela. Je fais la
part des sentiments qui sont les vôtres, qui sont honorables. La
réalité politique est que nous avons reconnu un État, et pas
nécessairement sa politique. Cet État existe. Vous avez pris des
positions courageuses, récemment. Le problème est posé : comment
faire pour que la Palestine et que les Palestiniens créent une
situation de leur choix ? Comment en arriver là ? Si on y parvient,
comment vivrez-vous avec Israël ? Avec quelles relations ? Cette
situation trouvera une réponse avec la collaboration des cinq
Grands, qui représentent des intérêts très différents. Il ne faut
pas laisser les choses à la disposition des deux grandes
puissances.
Le passé est le passé. Israël
existe. Les résolutions 242 et 338 existent, et elles reconnaissent
initialement deux États. C'est le droit tel que nous le concevons.
Vous avez été courageux. Mais je n'ai pas compris que vous soyez
resté interprétatif. La résolution 242 est très claire. Pourquoi ne
pas le dire clairement, même si ça vous fait de la peine ? Vous
avez fait les neuf dixièmes du chemin, le reste ne coûte rien.
Votre situation serait plus claire.
Je pose le problème à son
point de départ. Vous avez la Charte, c'est une charte de combat.
Et le combat n'est pas terminé. Il y aurait avantage à ce que vous
disiez cela clairement, que vous disiez que la Charte sera abolie
dans l'hypothèse de la paix. Je me permets de vous donner mes
conseils avec prudence. Les risques politiques sont grands.
Personne ne peut avoir la vanité de se mettre à votre place, et je
respecte la personne que vous êtes, pour marquer l'esprit dans
lequel je vous reçois.
C'est en 1982 que j'ai été en
Israël. Les Israéliens n'ont pas écouté ce que je disais, ils ne
voyaient que l'image. Les Arabes aussi. Alors que j'ai dit en
Israël que les Palestiniens ont droit à une patrie. Aujourd'hui,
une partie de la presse et de l'opinion juives se souvient de cette
image, mais elles n'ont pas écouté ce que je disais. Israël doit
sentir à la fois que la France est très vigilante pour sa sécurité
et qu'elle reconnaît le droit des Palestiniens, peuple exilé, à
revenir sur leur sol.
Yasser Arafat :
Notre peuple vous respecte, je vous porte un
grand respect et une grande amitié. Votre décision de m'inviter est
courageuse. Cette visite sera une contribution efficace à la paix
au Proche-Orient. Vous avez dit des choses courageuses à la
Knesset. La paix au Proche-Orient nécessite beaucoup d'efforts,
elle nécessite qu'on y concentre nos propres efforts.
J'ai combattu depuis 1947. En
ces quarante-deux ans, je n'ai pas eu d'enfants. Eux [il
désigne Ibrahim Souss et Farouk Kaddoumi] ont
des enfants. C'est pour les enfants que nous voulons la paix.
Quarante-deux ans de guerre, cela suffit ! Nous ne voulons pas la
guerre de Cent Ans ! Les Juifs sont nos cousins. Nous avons été
chassés ensemble d'Espagne et d'Andalousie. Plusieurs de nos
dirigeants sont considérés comme juifs par les Juifs. Jusqu'à quand
la guerre ?
Khomeyni, le dirigeant
iranien, a lancé une menace contre moi, le traître, parce que
j'accepte de construire un État palestinien seulement sur une
partie de la Palestine. C'est vrai que nous voudrions la Palestine
entière, mais notre Conseil national a décidé d'accepter qu'il
existe deux États sur cette terre. C'est l'esprit même de la
résolution 181. Nous demandons aujourd'hui quelque chose de moins
que cette résolution 181 qui nous accordait 47 % de la terre
palestinienne. Nous demandons un État palestinien sur 23 % de la
terre de Palestine, c'est-à-dire des terres occupées depuis 1967,
soit la moitié de ce que nous avions obtenu par la légalité
internationale !
Le Dr Sauier était un
Palestinien qui représentait le Koweït à d'ONU; quand il est mort,
sa femme m'a demandé où l'enterrer; j'ai passé une semaine à
chercher une église, entre Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est, où il a
pu être enterré. Il y a quelques Palestiniens très riches, auprès
de moi, qui se demandent où ils pourront être enterrés. Moi, je
n'ai pas de pays où retourner mourir. Cette femme s'est mise à
pleurer, elle m'a dit : « Je veux un pays, un passeport ! » Je n'ai
pas non plus trouvé d'endroit où enterrer mon frère, l'ambassadeur
de l'OLP au Yémen, mon frère que j'adorais ; il a fallu qu'un
Égyptien achète une terre pour que mon frère soit enterré ! Voilà
la tragédie palestinienne.
Nous voulons vivre en paix.
Les Syriens, très courageux, nous accusent d'être des traîtres !
Les Iraniens, qui roulent des mécaniques, nous accusent d'être des
traîtres ! Mais si je trouve une terre pour nos enfants, ce sera la
paix. On ne fait la paix qu'avec ses ennemis, et nous voulons la
paix avec Shamir, pas avec des amis auxquels on vient rendre
visite. Je dois faire la paix avec Shamir, avec Sharon qui a
demandé à dix reprises au Mossad de me faire la peau ! Ils me
détestent, mais ils sont censés faire la paix avec moi, pas avec
Baker ! Permettez-moi de m'ouvrir à vous : dix-sept tentatives de
paix ont échoué, quel peut être l'avenir ? La guerre ?
Peut-être la quantité d'armes
diminue-t-elle de par le monde, mais pas au Moyen-Orient ! Je ne
veux pas parler aux Israéliens. Les Israéliens ne veulent pas
parler aux Palestiniens, ils ne veulent pas parler à la Palestine.
Mais un sondage indique que 65 % des Israéliens souhaitent parler
avec nous. Quand Shamir a eu connaissance de ce sondage, il a
prétendu qu'il était faux. Un autre sondage donne 53 % d'opinions
en faveur du dialogue avec moi. Alors ? Je voudrais m'adresser aux
Juifs du monde entier. [Il poursuit en me regardant très
ostensiblement :] Nous autres, Palestiniens,
sommes l'avant-garde du monde arabe. Si on continue à nous laisser
hors du monde, sans solution, quel autre avenir que la guerre ? La
guerre se fera avec les bombes nucléaires et chimiques. La guerre
des Six Jours fait déjà partie des archaïsmes de l'Histoire.
Devons-nous envisager une guerre avec Israël comme celle qui se
déroule à l'est de Bassora, avec autant de victimes ? S'il y a une
nouvelle guerre, cela sera comme ça. Vous avez des inquiétudes,
nous en avons aussi. Nous vous demanderons d'intervenir entre nous
deux. La paix ouvrira de vastes horizons. Il y aura une conférence
avec l'Égypte. La conférence internationale peut être couronnée de
succès. Pourquoi ne pas conjuguer ces efforts et les nôtres
?
François Mitterrand :
Je suis, monsieur le Président, très ouvert à
ce que vous dites. Le moment est venu de mettre les points sur les
« i ». Il faut qu'Israël s'exprime clairement, et vous aussi. Le
discours que vous tenez est d'une très grande clarté. Il ne peut
pas ne pas toucher les responsables. Vos paroles sont justes. Mais
vous vivez dans un état de suspicion réciproque. Il faut répéter
dix fois les choses pour être cru. C'est pourquoi je vous dis :
dites clairement : 1) les résolutions de l'ONU sont valables ; 2)
si la paix s'installe, les dispositions de la Charte, contredites
par la décision d'Alger, appartiendront au passé. Dites cela
clairement! Les Israéliens seront encore hostiles, mais vous aurez
pour vous l'opinion internationale et celle de l'Europe, dont
j'aurai la charge dans deux mois, et j'y utiliserai ma
présidence.
J'ai vu Itzhak Shamir il y a
un mois, je lui ai dit que je vous recevrais. Mais je ne lui ai pas
dit quand. Il faut qu'il soit dit haut et clair que votre objectif
est celui-là, et pas, comme le dit Shamir, d'aller plus loin après
la création d'un État.
Sur le terrorisme, vous avez
fait preuve de logique. Je peux comprendre la résistance sur le
terrain, en prenant garde à ce qui peut être barbare. Je suis
intervenu, en 1944, au Conseil national de la Résistance, contre
les attentats qui touchaient les femmes et les enfants. Le combat,
c'est le combat. Si on veut la paix, il faut dire que, dès la paix
faite, vous accepterez définitivement les conditions de la paix. Il
vous faut le répéter.
Un point particulier :
j'aimerais connaître votre position sur les élections dans les
Territoires. Si les élections sont libres, il est normal d'exiger
qu'elles soient contrôlées. Croyez-vous ça ?
Yasser Arafat :
Je dois refuser ces élections. C'est une
astuce de Shamir qui a servi aux Américains un simulacre de
démocratie.
François Mitterrand :
Vous avez peut-être intérêt à accepter. Je
vous fais part de mes pronostics : tous les élus à 85 % seront
pro-OLP, et Israël sera bien embarrassé de les avoir
là.
Yasser Arafat :
Pourquoi des élections ? Dans quel but
?
François Mitterrand :
Israël souhaite un alibi, un argument. J'ai
dit à Shamir : « Vous ne voulez rien. C'est le résumé de votre
politique. » Il a lâché : « Des élections. »
Yasser Arafat :
Des élections, c'est soit pour
l'autodétermination, s'agissant des municipalités, soit pour un
Parlement qui décide d'accorder la liberté. Avant-hier, Shamir a
dit que s'il y a des élus qui déclarent leur allégeance à l'OLP, il
les arrêtera. Au surplus, nous avons été échaudés par les élections
de 1976 : j'avais demandé que nous acceptions des élections. Nous
les avons acceptées. Les relations avec les Syriens étaient bonnes.
Je voulais montrer aux Israéliens qui était ce peuple et pour qui
il votait. Sur116 élus, il y a eu 90 % pro-OLP. La plupart ont été
tués, amputés, expulsés, démis de leurs fonctions, jetés en prison
! Quand nous avons pris la décision de faire un pas en direction
des Israéliens, j'ai eu peur de ne pas atteindre le quorum au
Conseil de l'OLP. J'ai demandé à nos élus de sortir des Territoires
occupés et de venir voter. Israël a refusé ! Alors, à quoi servent
ces élections ? Sont-elles une étape dans le processus tout entier,
ou bien le processus lui-même ? Si c'est une étape, on peut se
mettre d'accord. Je suis d'accord pour rencontrer l'un des leurs en
votre présence, directe ou indirecte, mais pas pour renouveler la
grande erreur de 1976.
François Mitterrand :
Les temps ont changé, depuis.
Yasser Arafat :
Personne ne veut des élections pour les
élections. Même Camp David, c'était mieux, car on nous a dit
qu'après les élections il y aurait
l'autodétermination.
François Mitterrand :
Israël veut — c'est bien normal — se fabriquer des interlocuteurs. Il
faut demander des garanties sérieuses et, si elles sont données, il
sera très difficile à Israël de les refuser. Il faut discuter des
conditions des élections après en avoir retenu le principe. Je suis
sûr qu'Israël les acceptera.
Yasser Arafat :
Vous n'êtes pas un leader quelconque, vous
bénéficiez d'un grand prestige de par le monde et parmi les
démocraties. Les Israéliens veulent leurs interlocuteurs. Ils
veulent une délégation présidée par l'Égypte avec, en son sein, des
Palestiniens, des Syriens et des Jordaniens. Ça, je n'en veux pas
!
François Mitterrand :
C'est une bonne réponse. Que vous obteniez les
mêmes garanties, c'est évident.
Yasser Arafat :
Je suis d'accord pour des négociations
directes, en votre présence, s'ils retirent certaines réserves.
D'aucuns émettent partout beaucoup de réserves. Il y a cinq jours,
j'ai reçu un message de Rabin. Il me dit qu'il se démarque de
Shamir, il me fait des propositions, mais Rabin ne me croit pas. Je
lui ai dit que j'étudierais ses propositions.
François Mitterrand :
Ce gouvernement israélien a été élu sur une
ligne dure.
Yasser Arafat :
J'ai donc deux Khomeyni en face de moi : le
vrai et celui d'Israël ! [Il éclate de rire.]
François Mitterrand :
Sur le retour des Palestiniens en Palestine,
une précaution serait utile : délimiter ce retour aux frontières.
Le futur État palestinien, que je souhaite, pour les Israéliens,
c'est un obstacle.
Yasser Arafat :
La résolution 194 est claire, on y a parlé de
« compensations ». Mais combien, sur les trois millions de
Palestiniens vivant en Jordanie, qui détiennent 86 % des propriétés
d'Amman, partiront-ils ? Et ceux qui sont dans le Golfe, en Arabie
Saoudite, ceux-là non plus ne voudront pas revenir. Je souhaiterais
que leurs capitaux affluent dans l'État et qu'ils s'y rendent en
visite. Ce sont eux qui ont rendu le Liban prospère. Je devrai les
forcer à dire qu'ils sont prêts à recevoir des compensations ! Je
suis prêt à mettre cela à l'ordre du jour.
La résolution 181 parle d'«
économie conjointe ». Il faut un accord sur l'économie, sur l'eau,
sur Gaza au moins...
François Mitterrand :
Voilà un programme chargé ! Où en êtes-vous
avec la Jordanie ?
Yasser Arafat :
Les habitants de Cisjordanie sont sans État.
Je suis responsable de 23 000 fonctionnaires. Et ne croyez pas que
les Arabes soient généreux ! Nous avons gardé de très bonnes
relations avec la Jordanie. Nous voulons une confédération
librement consentie avec elle.
François Mitterrand :
Oui, il faudrait d'abord un pouvoir
palestinien. J'ai entendu toutes les parties prenantes dans cette
région. La Syrie est contre votre État.
Yasser Arafat, riant :
Elle ne veut ni le Liban, ni la Jordanie, ni
Israël. Pour Assad, la Palestine, c'est le sud de la Syrie. Je lui
ai riposté une fois : « Non ! La Syrie, c'est le nord de la
Palestine ! »
François Mitterrand :
Ce que nous disons ici en souriant pose un
problème sérieux. Il ne faut pas que tous les voisins soient
inquiets. Le seul pays ouvert à votre existence est la
Jordanie.
Yasser Arafat :
Et l'Égypte, et
les autres États arabes...
François Mitterrand :
Gaza n'a jamais été juive dans l'Histoire. Ils
ne l'ont jamais voulu. Shamir a plus d'ambitions que les vieux
prophètes... [L'huissier vient signaler que le temps passe.] Je
suis heureux de recevoir ici M. Souss, qui a le respect des
Français et de leur gouvernement, qui est un représentant très
digne de votre peuple ; son rôle est très difficile... Le Premier
ministre n'est pas là mais vous recevra à dîner demain. Je souhaite
que votre voyage soit fécond. Il faut que vous m'aidiez à faire
comprendre à l'opinion l'utilité de nos relations. Aidez-moi :
c'est une cause juste et difficile. Il faut qu'il y ait de la
confiance au cours de vos entretiens, dont je serai tenu informé.
J'aimerais que vous parliez de Jérusalem et de sujets pratiques :
la conférence préparatoire à la conférence elle-même. Comment
déboucher sur des conversations directes ? La force est souvent une
faiblesse... Je souhaite que tout cela soit évoqué.