François Mitterrand :
Rien n'est moins sûr et, surtout, rien n'est
vraiment fait pour changer le fond des choses ! Comme s'il y avait
une fatalité contre laquelle les volontés se brisaient. Comme du
verre !... Et puis, c'est malin d'avoir laissé ce comité entre les
mains d'adversaires politiques !
Michel Rocard propose de nouveau au Président
d'instituer la CSG, autrement dit un prélèvement proportionnel sur
tous les revenus afin de financer la Sécurité sociale. C'est,
depuis 1981, la troisième tentative en ce sens faite par un
gouvernement issu de la majorité présidentielle. En 1983, la
réforme avait avorté et débouché sur la création du prélèvement de
1 % sur le revenu imposable. A nouveau, à l'automne 1988, Claude
Evin a présenté sans succès ce projet, et le déficit de la branche
vieillesse a été plafonné au 1er janvier
1989. Au total, depuis 1984, les déficits sociaux ont été financés
pour l'essentiel par des cotisations salariales classiques : + 3,6
points de cotisations-vieillesse plafonnées (soit un
quasi-doublement) et 1 demi-point de cotisation-maladie déplafonnée
(Philippe Séguin). Le recours fréquent à des cotisations-vieillesse
plafonnées a eu pour conséquence d'accroître la dégressivité des
prélèvements sociaux sur les salaires. La situation devient grave.
Les cotisations sociales salariales représentent aujourd'hui 18,5 %
du salaire brut au niveau du SMIC ; elles n'atteignent que 13,6 %
pour un revenu de 30 000 F brut par mois, et 12,7 % pour un revenu
de 45 000 F. Le SMIC net a perdu du pouvoir d'achat, alors que le
salaire moyen en a légèrement gagné. Pour corriger ces anomalies,
Michel Rocard propose la création d'une
nouvelle assiette de prélèvement : Étant donné
qu'il n'y a pas de besoin immédiat de financement, on pourrait à la
limite choisir de créer — mais ne pas
utiliser tout de suite — la nouvelle
assiette. Mais la possibilité d'effectuer en même temps une
opération de redistribution est évidemment séduisante. Il s'agit
donc d'une redistribution de cartes importante entre groupes
sociaux, et qui ne se fera pas sans grincements de dents. Le
Premier ministre semble souhaiter qu'une fois le dispositif arrêté,
le texte soit intégré dans la loi de finances pour éviter que son
équilibre ne soit bouleversé au Parlement. Pierre Bérégovoy y est
fermement opposé. Il ne souhaite pas porter le chapeau de cette
mesure. Or, il aurait à le faire si on passait par le Budget.
François Mitterrand :
Encore ? C'est injuste! Je n'en veux pas. Que
Pierre Bérégovoy le refuse !
Bérégovoy est contre et le fait savoir à la
presse.
Le Président voit dans
cette opération une mise sous tutelle de la Sécurité sociale par
l'État, et fait part de ses extrêmes réserves au Premier
ministre.
Mercredi 4 juillet
1990
Les vingt-quatre pays de l'OCDE étendent leur aide
—jusque-là limitée à la Pologne et à la Hongrie — à la Bulgarie, à
la RDA et à la Tchécoslovaquie. Mais pas à la Roumanie ni
évidemment à l'URSS.
Olivier Stirn, ministre délégué au Tourisme, est
contraint de démissionner : la presse a révélé qu'il avait fait
appel à des figurants rémunérés pour faire la claque lors d'un
colloque qu'il avait organisé. Michel Rocard lui a donné le choix
entre révocation et démission. François
Mitterrand trouve cela excessif : Ce n'est pas très grave.
C'est bête, mais pas grave. Le PS, selon lui, en a fait toute une
affaire d'État, signe d'une grave dégradation de la vie politique.
C'est surtout ridicule. Mais ce qui aurait peut-être fait rire il y
a quelques mois devient insupportable dans le climat actuel.
L'amnistie a tout empoisonné. Comme le dit Rocard à Stirn : En politique,
le ridicule tue encore, et c'est normal.
Chypre dépose sa demande d'adhésion à la CE.
Jeudi 5 juillet
1990
Réélection de Vaclav Havel à la Présidence de la
République tchèque.
Sommet de l'Alliance atlantique à Londres. Rien de
neuf n'est décidé sur la doctrine nucléaire. Dans la déclaration
finale est affirmée l'identité européenne en matière de défense et
de sécurité. Les Américains ont déterminé tout ce que l'on devait
dire et faire à la CSCE. Nul n'a levé le petit doigt pour soutenir
notre thèse sur le caractère dissuasif de l'arme nucléaire, car
l'attitude nouvelle à l'égard de l'Est, la nouvelle stratégie de
l'Alliance sont la négation même de la dissuasion. Mais les
Américains ne démordent pas de cette thèse pour tenter de sauver la
présence d'armes nucléaires en Allemagne.
Le Parlement du Kosovo est dissous. La province
est replacée sous contrôle des autorités serbes.
Vendredi 6 juillet
1990
Je suggère à François Mitterrand que la France
propose au Sommet de Houston que les pays créanciers adoptent le
système des « options » pour annuler les créances gouvernementales
sur les pays à revenu intermédiaire. Ces options pourraient
comprendre un allongement particulier de la durée du remboursement
assorti d'un engagement d'apport d'« argent frais », la diminution
des taux d'intérêt, la réduction du principal de la dette, ou la
conversion de dettes en vue de financer des investissements
productifs et des projets de développement. Contrairement au cas
des pays les plus pauvres, il est impossible, dans le cas de ces
pays à revenu intermédiaire, de fixer à l'avance le contenu des
options : l'importance de la réduction des intérêts ou de la
réduction de la dette doit être calculée en fonction de la
situation de chaque pays, comme les banques le font elles-mêmes. En
revanche, ce qui peut être fixé a priori, ce sont les « règles
d'équivalence » entre les diverses options : un mandat pourrait
être donné au Club de Paris pour définir de telles règles. Dans le
cas de la France, il me semble qu'il ne serait pas opportun qu'elle
s'oblige à l'avance à choisir, dans tous les cas, une seule de ces
options — par exemple la réduction de la dette. Le cas mexicain
montre qu'à plusieurs reprises, ce pays a déploré qu'il y ait eu
trop de réduction de dette, et pas assez d'« argent nouveau ». La
France pourrait indiquer que, pour ce qui la concerne, après avoir
été le promoteur de l'idée d'un changement important dans la
stratégie de la dette, elle choisira l'option — ou la combinaison
d'options — qui lui apparaîtra la plus appropriée du point de vue
du redressement du pays débiteur. Après une brève séance de
travail, le Président accepte d'en faire l'annonce à Houston.
M. Doubinine,
l'ambassadeur d'URSS, est reçu à sa demande par le secrétaire
général de l'Élysée : Nous avons eu une
discussion avec les Allemands pour la conclusion d'un traité
bilatéral, et nous aimerions en signer un avec les Français
aussi. Jean-Louis Bianco fait part
au Président de sa très grande perplexité. Il craint que
nous ne tombions dans le piège de
l'URSS qui consiste à jouer la France contre la
Grande-Bretagne et l'Allemagne. Il voit très bien l'intérêt de
l'URSS dans cette affaire, mais pas le nôtre. Nous risquons d'être
accusés d'« opération de revers ».
Le Président confie ce dossier à Roland
Dumas.
François Mitterrand répond à la lettre de George
Bush à propos des négociations à venir à Houston sur le commerce.
Il prévient : la France s'opposera à la concentration de la
négociation sur les subventions à l'exportation, à la remise en
cause des mécanismes fondamentaux de la politique agricole commune,
à l'introduction d'exceptions à la discipline pour certaines formes
de soutien (les soutiens internes en particulier). Paris souhaite
la réduction progressive et substantielle de l'ensemble des
soutiens et protections accordés à l'agriculture, sans exception et
sans isoler l'agriculture du reste de la négociation
commerciale.
La discussion sera sévère !
Samedi 7 juillet
1990
Le principal terrain de conflits au Sommet sera
vraisemblablement l'agriculture. Les États-Unis parviendront-ils à
rompre un front communautaire maintenu vaille que vaille ?
L'entourage du Président Bush répand largement le bruit suivant :
On a deux heures pour réussir ; après, les
Etats-Unis s'engageront irréversiblement dans la voie de
l'unilatéralisme violent.
Bernard Tapie annonce la prise de contrôle
d'Adidas. François Mitterrand :
Quelle réussite ! Cet homme est un gagneur. Il
faut l'avoir avec nous. Peut-être au gouvernement.
Lundi 9 juillet
1990
Arrivée à Houston pour le seizième Sommet des pays
industrialisés. Une ville de verre et d'acier, en avance de trente
ans sur le reste de l'architecture américaine. François Mitterrand
s'entretient avec le Président américain sur la situation en URSS.
George Bush lui annonce que le numéro un
soviétique vient de lui écrire : Nous
souhaitons que Gorbatchev réussisse. Mais, dans la lettre qu'il
vient de m'envoyer, il demande des choses qui nous sont
impossibles. J'ai des lois qui m'interdisent d'aider financièrement
l'URSS. Ce problème ne doit pourtant pas polluer le Sommet.
Gorbatchev met la charrue avant les bœufs en demandant de l'aide
avant de réaliser les réformes. Et, en matière de réformes, il ne
comprend encore rien à l'Occident. Dans l'hélicoptère qui allait à
Camp David, il était fasciné par les maisons que nous survolions.
Il était curieux de savoir comment s'achète et se vend une maison,
ici. Je lui ai dit : « Ma fille, pour vendre sa maison, va avoir
recours à un courtier. » Gorbatchev m'a répondu : « Chez nous, le
courtier serait fusillé. »
Ouverture du Sommet :
George Bush :
Le sujet le plus difficide sera le commerce.
Il nous faudra aussi parvenir à un accord sur l'aide à l'URSS et
répondre à la demande de Gorbatchev. Sur l'environnement, il
faut aussi un accord. Je propose de parler de la situation
économique et du commerce cet après-midi. Au dîner, on parlera
politique. Demain matin, on parlera de l'aide à l'URSS et du
développement. Au déjeuner, de la dette du Tiers-Monde. Demain
après-midi, de l'environnement. Mercredi matin, de la drogue, puis
viendra le communiqué. Que pensez-vous, les uns et les autres, de
cet ordre du jour ?
Toshiki Kaifu :
Il faut stabiliser l'ensemble du courant
mondial. Le développement de l'économie mondiale est progressif.
Nous autres Japonais allons faire des efforts pour ouvrir notre
économie. D'autres efforts sont nécessaires, comme ceux, courageux,
de hausse des impôts aux États-Unis. Entre les États-Unis et le
Japon, tout s'organise et des résultats fructueux sont à en
attendre. Le renforcement des échanges multilatéraux est
nécessaire. Il faut mener à bonne fin l'Uruguay Round ; il reste
des difficultés à surmonter. J'espère que nous réussirons, ici,
sous le leadership du Président Bush. Il faut mettre l'accent sur
l'Europe de l'Est ; le G 24 et la BERD sont des réussites. Il ne
faut pas que notre intérêt pour le Sud se relâche. Il faut que ces
pays soient soutenus, comme ceux de l'ASEAN. Ceux qui souffrent de
la dette doivent recevoir un message clair du Sommet. C'est ce que
m'ont demandé de vous dire les Premiers ministres du Pacifique. En
1974, à Rambouillet, j'était chef adjoint du cabinet du Premier
ministre... Sur le problème de l'environnement, il faut une prise
de conscience ; le Japon et l'Extrême-Orient y attachent une grande
importance.
Il parle ici au nom de tout l'Orient. C'est la
première fois qu'un Japonais s'exprime de la sorte à un Sommet des
Sept.
En réunion de sherpas, dans la soirée, les
Américains avancent un projet de communiqué inacceptable sur
l'Union soviétique, qui ne propose aucune réponse concrète à
l'appel au secours de Ciorbatchev aussi longtemps qu'il n'aura pas
réduit ses dépenses militaires et son aide à Cuba. On demande au
Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, à l'OCDE, à la
BERD (le Président a obtenu gain de cause sur ce point au cours du
dîner) d'étudier la situation de l'économie soviétique. Les
Européens se disent liés par ce qui a été décidé sur ce sujet à
douze à Dublin, ce qui rend les Américains furieux.
Mardi 10 juillet
1990
La discussion s'ouvre ce matin à Houston sur la
discussion du texte sur l'aide à l'URSS :
Margaret Thatcher :
Il faut aider l'URSS à lancer des réformes.
Mais il ne faut pas lui accorder de crédits à la consommation. En
revanche, des conseils pour le changement, les transports, la
distribution agricole. Notre principale contribution au
redressement de l'URSS sera de maintenir chez nous une croissance
saine. Cela constituera un aimant pour les autres.
Helmut Kohl :
En Europe, on va vers l'unité allemande, et je
vous remercie de votre soutien en cette période. Il faut maintenant
un signal très fort en matière de coopération avec l'Est. Si nous
continuons à ne pas aider ces pays, nous courons au-devant
d'énormes difficultés. En ce qui concerne l'URSS, il faut agir en
sorte de l'aider à s'ouvrir. Nous sommes devant un défi
global.
François Mitterrand :
Vous connaissez sûrement la distinction que
l'on fait, en France, entre Corneille et Racine, ce dernier
dépeignant les hommes tels qu'ils sont, et le premier tels qu'ils
devraient être. Il vaut mieux, en politique, être du côté de
Racine. Certains, ici, ont peut-être été trop « cornéliens » en ce
qui concerne l'URSS. Si les Russes étaient tels qu'ils devraient
être, on imaginerait qu'ils pourraient, dans un premier temps, être
formés aux techniques modernes de l'économie, et ensuite se
développer seuls. Mais, pour l'instant, ce n'est pas le cas. C'est
le problème de la poule (la réforme en URSS) et de l'œuf (l'aide de
l'Occident). A moyen terme, tout est dans la réforme. Mais si on ne
les aide pas tout de suite, il n'y aura pas de moyen terme.
Là-dessus, nous pourrions nous rejoindre. Souhaitons-nous une aide
pratique, concrète, dans les mois qui viennent, à l'URSS ? Nous
sommes prêts à participer.
Margaret Thatcher :
Les démocraties populaires ne pourront réussir
à survivre, parce qu'elles ne connaissent pas leur peuple. Un signe
fort doit être adressé à M. Gorbatchev, mais lequel ? Je pense
qu'il faut lui proposer un dialogue économique soutenu avec les
Sept et examiner une à une les demandes de l'Est, étudier ses
besoins.
Le principe d'une aide à l'URSS est désormais
acquis. Reste à définir ses modalités et ses formes, la «
conditionnalité », la procédure de préparation. François Mitterrand
demande à nouveau si, pour venir en aide à l'URSS, il faut attendre
que celle-ci soit morte, guérie par toutes les réformes préalables
qu' on aura exigées d'elle. Non, il faut agir, et vite !
François Mitterrand :
Quels principes de base ? Souples, pour qu'on
puisse aller de l'avant, chacun à son rythme. Nous aurons en effet
des problèmes spécifiques. Il faut donc essayer de dégager des
principes ; prendre acte du programme de réformes —
demander au FMI de procéder à une
analyse — aider après. Les États-Unis
ne peuvent pour l'instant prêter de l'argent. Quel est alors le
terrain qui nous est commun ? Il ne faut pas se trouver en
situation de contredire ce qu'on dit par ailleurs sur la Chine.
L'URSS est une grande puissance militaire. Le texte ici présenté
est beaucoup trop timide. Qu'avons-nous à gagner de risquer la
chute de Gorbatchev et de nous retrouver face à un gouvernement de
revanche ? Il faut tenir compte de ce qui a commencé et aller vite,
pour encourager une position de changement. Ne pas le faire
reviendrait à désavouer Moscou. Les Européens à Douze souhaitent
intervenir. Certes, les deux Sommets peuvent ne pas s'imiter. Mais
je suis très réservé sur le fait d'adopter le texte tel quel. Si
Gorbatchev échoue, qu'arrivera-t-il ? Un pouvoir qui cherchera à
préserver l'URSS sur la ruine des droits de l'homme vous proposera
des affaires, et on les fera. Si on n'aide pas Gorbatchev, c'est ce
qui se passera. Je suis donc très réservé sur ce texte. Le FMI ne
doit pas être seul à agir; l'URSS n'est pas un petit État d'Afrique
: c'est vexatoire ! Il faut mettre à contribution le FMI, la BM,
l'OCDE, la BERD (l'URSS en est membre : c'est le seul endroit où
elle se trouve associée). L'exemple de Cuba est typique. Ce n'est
pas le meilleur moyen d'agir que d'isoler. Et le FMI ne rapproche
pas, mais blesse. Il y a façon de dire et de faire. C'est trop
carré ! C'est beaucoup demander à un orgueil national ! Lui parler
ainsi est offensant. Il ne faut pas prendre le ton des membres de
la Sainte Alliance au XIXe siècle, qui disaient,
eux, monarchies éclairées, aux libéraux de suivre leurs conseils.
Je me méfie de cette façon excessivement vexatoire.
Helmut Kohl :
Le projet de texte, tel qu'il est, est
inacceptable. Il faut une solution concertée, même si chacun a un
échéancier différent. L'URSS s'attend à des décisions non
précipitées, à des résultats à terme. La Chine est très en retard
sur l'URSS en matière de droits de l'homme ; je suis d'accord sur
la décision concernant la Chine, mais nous voulons tous que l'URSS
renaisse. Si Gorbatchev tombe, cela nous coûtera plus cher en
termes de réarmement. L'URSS reste une grande puissance militaire.
La menace de Cuba subsiste. Mais nous devons comprendre les
problèmes de l'URSS. Nous avons une chance de voir l'URSS modifier
sa politique. Le texte la traite comme un pays d'Afrique centrale.
C'est une grosse bourde. C'est humiliant ! Il faut accorder de
l'aide à l'auto-assistance en la liant à un programme de réformes
concret. Assistance en expertise, en vue de l'évolution vers
l'économie de marché. Je suis lié par ce qui a été décidé à Dublin.
Il y aura une immense évolution en URSS dans les trois prochaines
années. C'est un élément à prendre en considération. Je ne veux pas
de bricolage diplomatique. Veillons à un texte honnête. Il faut
mobiliser toutes les expériences. On les a.
George Bush :
L'URSS et la Chine ne sont pas une seule et
même chose. Je suis d'accord là-dessus avec François Mitterrand et
Helmut Kohl. Je propose qu'on fasse un tour de table et qu'on
renvoie aux ministres des Affaires étrangères pour ce qui est de la
rédaction, sans trop souligner les différences.
Brian Mulroney :
Gorbatchev espère beaucoup de notre réunion.
J'aimerais, si j'étais lui, entendre de là quelque chose en faveur
d'un mouvement. Il n'y a pas de divergences entre nous là-dessus.
Cuba est un problème particulier pour les États-Unis. Nous le
comprenons. Le G7 doit répondre à Gorbatchev. François Mitterrand a
raison dans ce qu'il a dit là-dessus hier soir : il ne faut pas
humilier. Il faut convenir que la BERD et le FMI peuvent concourir
à tout cela. Kohl a raison de souligner que le texte doit être
objectif.
Toshiki Kaifu :
L'URSS fait des efforts. Il nous faut tendre
la main à Gorbatchev et rebâtir nos relations internationales. En
fait, il faut préparer cette économie de marché pour l'URSS. Il
faut une volonté politique pour un transfert de connaissances et de
gestion. Des crédits ? J'ai quelques doutes. L'URSS est encore une
superpuissance militaire qui aide Cuba et le Vietnam. Il y a aussi
le problème des territoires du Nord, résultat de l'expansionnisme
de Staline. C'est la preuve que l'expansionnisme russe ne s'est pas
encore arrêté. Le centre de coopération de l'OCDE doit être aussi
utilisé pour étudier ce qu'il convient de faire.
Margaret Thatcher :
Il n'y a pas de parallélisme entre l'URSS et
la Chine ! Avec l'URSS, il y a déjà beaucoup d'aides bilatérales...
Nous comprenons l'ampleur de son problème. Mais nous ne pouvons
agir à sa place. Ils ne savent rien du management ni des objectifs
modernes. L'URSS n'a rien sur quoi s'orienter. Ils ne savent rien
de la propriété privée. Quelle est la dette de l'URSS ? 48
milliards de dollars. C'est énorme ! Le problème de l'URSS n'est
pas ses ressources (matières premières, terre, etc.), qui sont
immenses, mais son management. Avec les autres pays de l'Est, nous
avons toujours insisté sur la conditionnalité de l'intervention du
FMI. Il faut insister de la même façon pour l'URSS. Il faut
coordonner les actions, et associer à cette étude la BERD, où tout
le monde est présent. L'OCDE doit aussi être concernée. C'est très
important pour M. Gorbatchev.
Ainsi, même Margaret Thatcher n'objecte plus rien
à l'étude de l'aide à l'URSS. Giulio Andreotti lui emboîte le pas.
Le communiqué constate donc que les effort en
URSS... méritent notre soutien et qu'une assistance technique, et, pour certains, des
crédits financiers doivent être accordés à l'URSS. Commençons donc
sans tarder, et notre effort s'amplifiera au rythme des réformes en
URSS. Quelle forme d'aide ? L'assistance technique, bien entendu.
Mais aussi une aide financière. Le paragraphe sur la
conditionnalité est le plus difficile à rédiger. Les Américains
obtiennent qu'il soit fait explicitement référence au budget russe
de la Défense et, quasiment, à l'aide à Cuba. Roland Dumas parvient
à éviter tout emploi du mot « conditions » et à présenter les
choses d'une manière telle qu'il n'y ait pas de « préalable ».
Enfin, une étude conjointe, de fond, est demandée au FMI, à la
Banque mondiale, à l'OCDE et au président de la BE , puisque
celle-ci n'existe pas encore. Étrange situation pour moi d'être à
la fois sherpa français et sujet de la discussion des Sept
!...
George Bush :
Je voudrais dire un mot du Cambodge. Le
problème consiste à peser sur l'URSS d'une part, sur la Chine
d'autre part. Nous y avons encouragé. Nous attendions beaucoup de
la rencontre des belligérants à Tokyo. Le Japon a rendu un grand
service en l'organisant. Les Khmers rouges ont déjà dénoncé cet
accord. Le Conseil de Sécurité va se réunir. On avance sans
aboutir. Une assemblée comme la nôtre ne pourrait-elle user de son
influence sur l'URSS et la Chine pour arriver à quelque chose ?
Aujourd'hui, ce sont les Chinois qui empêchent l'accord en aidant
les Khmers rouges. Avant, c'était l'URSS et le Vietnam. Il faut
peser sur eux.
George Bush propose un nouveau texte sur les
questions commerciales, qui reprend les thèses américaines. La
discussion s'annonce très serrée ; elle a tôt fait d'achopper. Elle
est renvoyée aux sherpas pour la soirée, afin de ne pas détériorer
l'ambiance.
On passe à l'environnement. La discussion est
décevante. Un an après l'Arche, tout le monde attend du G7 des
décisions concrètes : il n'y en a pas, ou guère. C'est un dialogue
de sourds entre les États-Unis et le reste du monde. Les Américains
ne veulent rien entendre ; ils ne sont pas prêts accepter quoi que
ce soit. Le texte du communiqué est un constat de désaccord. Seul
résultat tangible : les Américains comprennent — trop tard pour ce
qui est de Houston — que leur position est proprement intenable, et
leur isolement total.
Helmut Kohl propose
qu'on décide une action pilote pour la forêt brésilienne. On n'en a
jamais parlé entre sherpas...
Helmut Kohl :
Il existe un vaste consensus pour agir sans
attendre. Sur les forêts tropicales : il faut les protéger. Il faut
aider le Brésil, et aller vite. D'ici à huit ans, il n'y aura plus
de forêt au Brésil. Il faut développer un programme pilote pour ce
pays, sans le singulariser, en le prenant comme exemple. Je suis
pour la création d'un Green Fund. Il faut passer à l'action
concrète !
Margaret Thatcher :
Il y a réchauffement de l'atmosphère.
L'essentiel est dû à l'homme. Il faut prendre des mesures pour
réduire rapidement les émissions de CO2. Nous devons agir pour
réduire le CO2 des centrales thermiques. Cela coûtera cher. Mais nous
devons dire que notre vie quotidienne coûtera plus cher. Il faut
aussi s'intéresser à l'effet des engrais azotés. Cela aussi coûtera
cher. La destruction de la couche d'ozone est provoquée par les CFC
[c'est la chimiste qui parle]. Il faut les éliminer avant l'an
2000. Il faut agir vite, en raison des effets scientifiques connus.
Il y a aussi le méthane et les CFC qui sont pires que le
CO2. Il faut
les réduire avant 2000-2005. Le nucléaire est plus cher, mais c'est
la meilleure technologie pour éviter le CO2, donc la plus propre. Quant
aux forêts du Brésil, de Malaisie, d'Indonésie —
où vivent 80 % des espèces animales —,
il faut les protéger absolument. Pour les
océans, il faut aussi intervenir. Il faut enfin ratifier d'urgence
la Convention sur l'Antarctique.
Brian Mulroney :
Il faut mettre au net ce que nous avons dit
l'année dernière. Il faut faire vite quelque chose pour la forêt,
en particulier au Brésil.
George Bush, isolé, sur
la défensive, regardant Mulroney : On ne doit
pas se laisser impressionner par les Verts.
Helmut Kohl :
Les sherpas vont rassembler les avis et
décider d'un projet pilote au Brésil.
George Bush, furieux :
Supposons. Mais qui va l'organiser ? La
Communauté ? La Banque mondiade ? Je ne veux pas me prononcer. La
décision n'est pas prise. Un cadre scientifique doit être fixé
avant toute décision. Je suis désolé de dire que c'est là encore
une initiative de la Communauté, pas des Sept. Et je ne
suis pas dans la
CEE !
Helmut Kohl, souriant :
Vous pourriez y participer ! La Suède aussi
peut y contribuer. La Communauté peut faire ça avec la Banque
mondiale. Dans les douze mois...
Margaret Thatcher :
On peut le faire dans le cadre de la Banque
mondiale.
George Bush :
Les États-Unis entendent de toute façon aider
le Brésil. Je veux que ce soit dans le cadre de la Banque mondiale.
D'ailleurs, un jour, il faudra une conversation entre nous pour
savoir où nous allons avec la CEE ! Le problème de la Communauté
est très général, philosophique. Un problème s'est déjà posé avec
la BERD. Vous avez lancé l'idée sans nous consulter. Il se pose
maintenant avec le Brésil. C'est une question très large, très
complexe pour les États-Unis et le Japon qui représentent
l'essentiel du PNB du monde. Il nous faut être au début des choses.
Pas rejoindre la Communauté. Je vais me rendre prochainement au
Brésil. J'en parlerai. De même, sur l'agriculture, je fais tous les
efforts du monde pour comprendre la position de la CEE. Je ne parle
pas ici de la Banque mondiale dans l'intention de tout bloquer,
mais pour aider.
Discussion très importante, qui marque
l'irritation américaine face à l'unité croissante des Douze.
En début de soirée, les sherpas entament la
discussion du texte sur le GATT. La Présidence américaine nous
propose un choix simple : le projet de texte américain, ou rien. Et
on nous laisse deux heures pour conclure ; à défaut de quoi, il y
aura une réunion conjointe — de la « dernière chance » — des
ministres des Affaires étrangères et des Finances. En l'absence
d'accord à ce niveau, ce sera la guerre commerciale.
Une incroyable séquence s'ensuit, qui durera toute
la nuit !
Les Britanniques organisent la contre-offensive et
s'érigent, contre les États-Unis, en défenseurs de la PAC et des
restitutions ! Les autres européens leur emboîtent le pas. Pas une
note discordante. Les Italiens, les premiers, expliquent que mieux
vaut une guerre qui ne nous fait pas peur qu'une discussion qui
s'éternise. Nous acceptons de faire référence au rapport d'experts
qui nous est très défavorable, mais dans des termes tels qu'il n'en
résulte aucun engagement, ni de substance ni de procédure : tout au
plus une obligation d'examen. Et, au bout de la nuit, nous
réussissons à faire accepter par les Américains en déroute des
phrases qu'ils ont toujours refusées (reconnaissance de la
diversité des situations, et donc des mécanismes de soutien
agricole ; nécessité d'un instrument de mesure commun pour
l'ensemble des réductions ; partage équitable du fardeau ; les
assurances de réduction dans chaque secteur devront être «
cohérentes entre elles », expression qui exclut un traitement
discriminatoire des restitutions). Le Sommet de Houston aurait
débouché sur un match nul si les Américains n'avaient commis
l'erreur de déclencher la guerre : ils l'ont perdue, et l'Europe
l'a gagnée. Bien sûr, rien n'est fini. La crise se rouvrira dans
quinze jours, à Genève, au GATT. Mais les Américains n'ont pas pu
jouer, pour la première fois, ce qu'ils croyaient être leur carte
maîtresse : la division de l'Europe.
Le Congrès du Parti communiste soviétique adopte
de nouveaux statuts définissant le rôle, la composition et le mode
d'élection du Comité central et du Bureau politique. Mikhaïl
Gorbatchev est réélu secrétaire général.
A Paris, petit déjeuner des socialistes à
Matignon. Jean-Louis Bianco me le raconte par téléphone. La
discussion porte sur l'opportunité de faire ou de ne pas faire
alliance électorale avec le mouvement de Jean-Pierre Soisson,
France unie. Le Président le leur a demandé, mais tous traînent les
pieds.
Ils évoquent ensuite la situation internationale
:
Jean-Pierre Chevènement
: Le point important est de savoir si
l'Allemagne acceptera vraiment la renonciation aux armes
nucléaires, chimiques et bactériologiques, et ne se contentera pas
de signer le traité de non-prolifération. Pour l'Allemagne, il y a
trois façons de garantir sa sécurité : s'en remettre aux États-Unis
; s'en remettre à la France ; assurer elle-même sa propre
défense.
Pierre Joxe :
L'Allemagne va s'élargir à l'Autriche, du
moins pour l'espace économique. Mais de là à parler d'une sorte
d'Anschluss, ce n'est pas évident.
L'Autriche a l'ambition de jouer son propre rôle. Il ajoute
que l'Allemagne va appliquer une politique très dure envers les
immigrants non européens. La France est le
seul pays européen de destination de la poussée migratoire
du Tiers-Monde.
Laurent Fabius explique que les Allemands vont
redevenir une grande puissance militaire. Mais en tant que citoyen,
il ne peut accepter que l'Allemagne dispose de l'arme
nucléaire.
Michel Rocard, très optimiste, pense que nous
pouvons convaincre nos partenaires du bien-fondé de notre doctrine
de dissuasion. Il soutient que Lubbers est d'accord avec la France.
(Malheureusement, Lubbers le dit peut-être en privé, mais pas en
réunion au Sommet de l'OTAN.)
Jean-Louis Bianco :
Je trouve votre pessimisme exagéré. Que
peut-on faire vis-à-vis de l'Allemagne ? D'abord, obtenir un
engagement sur la stabilité de la frontière Oder-Neisse. Nous
l'avons. Deuxièmement, enraciner l'Allemagne au sein de l'Europe et
de l'OTAN. C'est fait. Reste à obtenir de l'Allemagne une
renonciation à l'arme nucléaire au profit d'un môle européen de
défense. Pour le Sud, il nous faut une politique d'immigration
commune avec l'Espagne et l'Italie, renégocier avec les pays du
Maghreb sur l'immigration, et veiller à ce que le Premier ministre
s'exprime beaucoup plus sur la politique de lutte contre
l'immigration clandestine et pour l'intégration.
Mercredi 11 juillet
1990
A Houston, dernier jour du Sommet. Discussion sur
les pays en voie de développement et la dette. Les Américains,
maîtres de l'ordre du jour et de la procédure, n'ont qu'une idée :
ne rien dire et ne rien faire. Sauf monter en épingle leur
initiative Enterprise for the Americas,
présentée comme le seul progrès significatif en matière de dette,
mais aussi de commerce et d'environnement. Cette initiative est
pourtant un peu éclipsée par la proposition faite comme prévu, hier
soir, par François Mitterrand d'étendre aux créances publiques le
principe du « menu d'options » offert aux pays endettés vis-à-vis
des banques. Seul le Japon exprime une certaine réticence à
l'encontre de cette proposition. L'Europe emboîte le pas, le Canada
et les États-Unis font écho.
Le Sommet de Houston se termine dans une grande
improvisation et un complet désordre. La nouvelle réalité de
l'Europe, son poids et sa force frappent les Américains.
L'aveuglement américain sur l'environnement a facilité l'unité du
Vieux Continent. Mais nous avons devant nous la perspective de
nouvelles crises et de durs affrontements entre l'Europe et les
Etats-Unis. Les Américains ont compris qu'ils ont en face d'eux une
Europe moins divisée qu'autrefois. Si, sur certains dossiers
essentiels — commerce, environnement, Tiers-Monde — , ils
conservent la prééminence, ils ont en revanche perdu le monopole de
la conduite du jeu. Chacun rôde désormais autour d'un Japon qui
espère être l'arbitre de cette rivalité. Un Japon courtisé par le
Président Bush, mais qui, sur presque tous les dossiers — sauf la
dette —, a fait front commun avec l'Europe.
Houston n'est malheureusement pas la suite espérée
du Sommet de l'Arche. Il reste comme le premier résultat heureux du
Conseil européen de Dublin.
Gorbatchev fait élire son candidat, Vladimir
Ivachko, contre Igor Ligatchev, au poste de numéro deux.
Jeudi 12 juillet
1990
Consulté à son retour de Houston, François
Mitterrand autorise, à la demande de Roland Dumas, la venue en
France des Albanais réfugiés à notre ambassade à Tirana.
La presse fait état de rumeurs de démission de
Michel Rocard.
François Mitterrand :
Il faut que Rocard s'en aille. Mais pas pour
l'instant. Je dois choisir le moment, ne pas me le faire imposer
par les médias. Rocard ne fait plus rien. Je n'en obtiens rien sur
le social. J'ai vraiment eu tort de le nommer. Et voilà qu'il
refuse de réduire la durée du service militaire. Je vais l'annoncer
après-demain, pour le forcer à le faire !
Refusant le siège qu'on lui offrait au sein du
Comité central, Boris Eltsine annonce son départ du Parti
soviétique. Gorbatchev a éliminé ses adversaires. Il a carte
blanche.
Vendredi 13 juillet
1990
Les 808 Albanais réfugiés à l'ambassade d'Italie à
Tirana arrivent à Brindisi.
Le 28e Congrès du Parti
communiste soviétique s'achève. Gorbatchev a réussi à réduire le
pouvoir des conservateurs. Mais quelques réformistes « radicaux »,
après Eltsine, quittent à leur tour le Parti. Ultimes manœuvres.
Ils vont tenter de prendre le pouvoir dans la Fédération de Russie
et d'y vider de tout contenu le pouvoir soviétique de Gorbatchev.
Les laissera-t-il faire ?
Samedi 14 juillet 1990
Lors de sa traditionnelle intervention télévisée,
François Mitterrand annonce la réduction à dix mois du service
militaire. Il tente de mettre un terme aux rumeurs de remaniement
en couvrant de fleurs Michel Rocard.
Dimanche 15 juillet
1990
Arrivée à Marseille des 543 Albanais réfugiés à
l'ambassade de France à Tirana.
Lundi 16 juillet
1990
Dans le Caucase, Mikhaïl Gorbatchev, confirmé dans
son pouvoir, rencontre le Chancelier Kohl. Accord historique ! A
condition que la RDA en soit temporairement exclue, Moscou lève son
opposition à l'appartenance de l'Allemagne unie à l'OTAN !
L'Allemagne unifiée pourra décider librement à quelle alliance elle
appartiendra.
D'après les premières dépêches, huit points
d'accord principaux ont été dégagés : la réunification allemande
concerne la RDA, la RFA et Berlin ; la responsabilité et les
pouvoirs des quatre puissances alliées de la Seconde Guerre
mondiale seront totalement abrogés ; l'Allemagne unifiée, exerçant
sa pleine souveraineté, pourra décider librement et de façon
indépendante à quelles alliances elle appartiendra ; elle conclura
un traité bilatéral avec l'Union soviétique pour le retrait de ses
troupes de RDA, lequel sera achevé en trois ou quatre ans ; les
structures de l' OTAN ne seront pas appliquées en RDA tant que des
troupes soviétiques y seront stationnées ; les unités de la
Bundeswehr qui ne font pas partie des structures de l'OTAN pourront
y être stationnées ; les troupes des trois puissance occidentales
(États-Unis, Grande-Bretagne, France) resteront à Berlin tant que
les troupes soviétiques seront stationnées en RDA ; dans le cadre
des discussions de Vienne sur le désarmement conventionnel en
Europe, le gouvernement de la RFA annonce son intention de réduire
les forces armées de l'Allemagne unifiée à 370 000 hommes d'ici
trois à quatre ans ; enfin, l'Allemagne unifiée renoncera à la
fabrication et à la possession d'armes chimiques et sera partie au
traité de non-prolifération nucléaire.
François Mitterrand,
lisant la dépêche : Et voidà ! Gorbatchev, qui
nous a tant supplié de ne rien céder à Kohl, lui abandonne tout,
sans doute pour quelques marks de plus. Avec ça, nous ne pourrons
plus résister longtemps à la réunification.
De fait, le « 4 + 2 » n'est plus qu'une
fiction.
Mardi 17 juillet
1990
A Paris, deuxième réunion ministérielle « 4 + 2 ».
La séance du matin, consacrée aux questions autres que les
frontières, était censée examiner comment les Soviétiques abordent
maintenant la question du statut politico-militaire de l'Allemagne.
En fait, les six ministres n'ont plus qu'à prendre acte de la
déclaration commune Kohl-Gorbatchev, qui règle tout. La séance de
l'après-midi est consacrée à la question de la frontière
Oder-Neisse, avec la participation du ministre des Affaires
étrangères polonais, invité à la demande expresse de la France. Les
Polonais demandent aux Allemands d'engager avec eux, dès
maintenant, des négociations aboutissant à la mise au point d'un
traité bilatéral sur la frontière, qui sera signé dès l'unification
allemande. Ils renoncent à leur demande initiale d'un traité
paraphé avant l'unification, jugeant qu'elle n'a aucune chance
d'aboutir, même si les Allemands ne rejettent pas le principe d'un
traité bilatéral de bon voisinage et de
coopération avec la Pologne. Mais ceux-ci ne veulent entamer
les discussions qu'une fois l'unification achevée, et sur un traité
qui couvrirait l'ensemble des questions bilatérales entre les deux
États. Par là, ils veulent se donner la possibilité d'échanger, le
moment venu, la reconnaissance de l'intangibilité de la frontière
contre l'octroi à la minorité allemande de Pologne de certains
droits, voire contre le « droit de retour », c'est-à-dire la
faculté, pour les anciens propriétaires allemands, de racheter
leurs terres et de se réinstaller en Pologne. C'est la porte
ouverte à tous les chantages, à tous les retards du règlement
définitif de la question. Les Allemands se sentent enhardis par le
voyage du Chancelier à Moscou, et les Polonais ne veulent à aucun
prix apparaître comme des gêneurs dans le jeu des « 4 + 2 ». Les
Américains, eux, se désintéressent de cette question, cependant que
les Anglais se taisent. Les Français sont les seuls à parler avec
les deux parties et à rechercher des solutions. Hans-Dietrich
Genscher fait une déclaration à ce sujet, consignée dans le
procès-verbal de la réunion : Le traité sur la
frontière germano-polonaise sera signé et transmis au Parlement
pan-allemand dans le délai le plus bref possible après
l'unification et le rétablissement de la souveraineté de
l'Allemagne.
A Paris, Michel Rocard se dit prêt à engager la
bataille au Parlement pour la CSG. Mais il veut auparavant un
accord formel du groupe socialiste. A défaut, il prévient qu'il
faudra continuer à se débrouiller avec des cotisations-vieillesse
plafonnées qui pèseront en priorité sur les salaires les plus
modestes. Mais Pierre Bérégovoy n'acceptera la CSG que s'il a la
garantie qu'il n'y aura pas un franc de plus de prélèvements
obligatoires en 1991, et que si cette contribution ne sera pas
incluse dans la loi de finances, ce qui en ferait un nouvel impôt.
Il veut qu'il soit bien clair qu'il s'agit d'une réforme du
financement de la Sécurité sociale, destinée à le rendre équitable.
Michel Rocard : L'enjeu pourra paraître minime : 32 francs, 67
francs, 190 francs par mois, mais, à terme,
cela introduit une « dynamique » de justice dans les prélèvements
sociaux, par exemple ceux qui seront nécessaires pour les
retraités.
Le Président donne raison à Bérégovoy.
Vu David Mulford,
secrétaire adjoint américain aux Finances, qui rentre de Moscou où
il est allé porter la réponse du G7 à Gorbatchev. D'après ce qu'il
me dit, les États-Unis vont accroître leur assistance technique à
l'URSS, tenter de résoudre le problème des créances anciennes sur
le gouvernement de Kerensky, réfléchir au Johnson Act (qui interdit l'émission d'emprunts à
but général sur le marché américain tant que les dettes russes ne
sont pas réglées). L'octroi d'une aide financière et de prêts leur
paraît impossible : La discussion de Houston a
fait apparaître un problème très délicat dans les relations entre
l'Europe et les États-Unis. La position de principe américaine
était connue, très favorable à l'Europe, à l'effort d'intégration,
au Grand Marché, à l'Union économique et monétaire ; mais la
Commission de la Communauté se donne aujourd'hui un rôle dans tous
les domaines et montre un fort appétit de pouvoir...
Contrecoup du « 4 + 2 » : le service de presse de
l'Élysée reçoit de très nombreux coups de téléphone de journalistes
français et étrangers (surtout américains et allemands), souhaitant
savoir s'il est vrai que la France a de nouveau durci sa position
sur la question de la frontière Oder-Neisse. Ces derniers jours,
certains collaborateurs du Chancelier Kohl ont en effet, devant des
journalistes allemands, accusé les Français de se montrer
plus polonais que les Polonais. Sur
instructions du Président, Roland Dumas hausse le ton à plusieurs
reprises. Genscher fait la navette entre Paris et Bonn.
Philippe Marchand devient ministre délégué auprès
du ministre de l'Intérieur, chargé des collectivités
territoriales.
Le Parlement ukrainien adopte une déclaration de
souveraineté. C'est vraiment la fin.
Mercredi 18 juillet
1990
Une remarque de Mikhail
Gorbatchev à François Mitterrand : Que cela nous plaise ou non, le temps viendra où une Allemagne
unifiée sera membre de l'OTAN, si tel est son choix.
En Serbie, le président Slobodan Milosevic est élu
(par 1 228 voix contre 66) à la tête du nouveau Parti socialiste de
Serbie, né avant-hier de la fusion de la Ligue des communistes et
de l'Alliance socialiste (organisation de masse contrôlée par la
Ligue).
En Pologne, constitution d'un parti politique
(Mouvement civique-Action démocratique) par 101 députés,
syndicalistes et intellectuels de Solidarité favorables à Tadeusz
Mazowiecki, parmi lesquels figurent notamment Zbigniew Bujak,
Wladyslaw Frasyniuk, Adam Michnik, Andrzej Wajda et Jerzy
Turowicz.
Dans un rapport remis à la Ligue arabe, l'Irak
accuse le Koweït de pomper la nappe pétrolière
de Roumalia. Maurice Courage,
ambassadeur de France à Bagdad, fait savoir qu'une aventure
militaire de l'Irak est totalement à
exclure.
La Banque mondiale calcule qu'un milliard d'êtres
humains (1/3 de la population des pays en développement) vivent
avec un revenu annuel inférieur à 370 dollars.
Jeudi 19 juillet
1990
Jack Lang m'interroge pour savoir si le directeur
de la Musique et de la Danse, Michel Schneider, peut faire appel à
Pierre Moussa, président-directeur général du groupe Pallas, pour
assurer la présidence de la salle Favart. Il souhaite obtenir
l'accord du Président de la République avant d'accepter la
proposition de Schneider. Pierre Moussa, ancien PDG de Paribas,
avait organisé la « résistance », en 1981, contre la
nationalisation de sa banque. Je demande au Président ce qu'il en pense. L'heure du pardon me
semble venue. Tel n'est pas son avis : Ce
n'est pas souhaitable.
Vendredi 20 juillet
1990
La lettre que George Bush a écrite à Gorbatchev
pour lui rendre compte du Sommet de Houston, et dont Mulford m'a
donné copie, attire ce commentaire de François
Mitterrand : Cette lettre est bien
bureaucratique. Il n'y a aucune chaleur. C'est une révolution
planétaire, et il la traite comme un changement de gouvernement au
Guatemala.
Lundi 23 juillet
1990
Élection de Leonid Kravtchouk à la présidence de
l'Ukraine. C'est l'homme que Gorbatchev, à Kiev, il y a seulement
six mois, nous disait être en train d'éliminer.
Six mois : un autre monde.
Mardi 24 juillet
1990
Pierre Bérégovoy écrit au Président à propos du
budget de l'an prochain ; les lettres-plafond qui viennent d'être
envoyées aux ministres visent à bâtir un budget avec des priorités
bien affirmées qui sont celles du Président : éducation et
formation, RMI, logement, environnement, recherche. Les
financements nécessaires sont trouvés par le ralentissement de la
progression de dépenses devenues inadaptées (Défense) ou la remise
en cause de dépenses devenues inutiles (certaines dépenses de
préretraite).
François Mitterrand :
C'est vraiment insuffisant ! Et l'éducation ?
Et le logement social ? Et la réforme fiscale ?
Mercredi 25 juillet
1990
Cinq cent mille foyers bénéficient du RMI, soit
près d'un million de personnes qui, depuis deux ans, sont sorties
de l'extrême pauvreté.
Le gouvernement anglais annonce une importante
réduction de ses effectifs militaires sur cinq ans, notamment en
RFA.
Gorbatchev déclare illégales les milices armées et
leur donne quinze jours pour rendre leurs armes.
Au Conseil des ministres, à propos du texte de
Jean-Pierre Chevènement dit Armée 2000,
qui organise l'évolution de l'armée pour les dix ans à venir, le
Président : C'est un
bon budget, mais il va entraîner un accroissement de l'effort
demandé aux cadres. Ces cadres qui se conduisent avec un grand sens
des responsabilités en accomplissant un très lourd travail. Ces
efforts doivent être soulignés, c'est une raison de plus pour que
le titre II du budget prenne en compte l'amélioration de la
condition militaire que j'ai souhaitée à plusieurs reprises. Je
fais confiance aux armées pour qu'elles réussissent cette réforme
très exigeante.
A propos du Liban, où les combats entre milices
chiites pro-syriennes et pro-iraniennes ont repris, le Président
décide d'envoyer des hélicoptères à Chypre pour aider
éventuellement à l'évacuation de l'ambassade de France et des
Français du Liban ; de faire partir deux bateaux TCD (Transport
chalands débarquement) pour recueillir éventuellement des gens sur
la plage ; d'envoyer le Foch pour faire de la dissuasion et appuyer
des opérations d'évacuation qui pourraient se révéler
difficiles.
Vendredi 27 juillet
1990
Une crise du pétrole menace. A l'OPEP, à Genève,
le prix de référence du baril passe de 18 à 21 dollars, par suite
des pressions irakiennes pour faire monter les cours. Les Irakiens
se plaignent à cet égard des Saoudiens et des Koweïtiens. Il semble
qu'il y ait eu des conflits ces derniers jours entre Irakiens et
Koweïtiens sur l'accès à la mer, et que ces derniers se soient
montrés particulièrement cassants. Tout cela peut se conclure par
une hausse massive. On n'a vraiment pas besoin de ça !
La Biélorussie proclame sa souveraineté. Les trois
présidents baltes conviennent avec le Président russe, Boris
Eltsine, d'engager des négociations sur leurs relations avec la
Fédération de Russie, sans passer par Gorbatchev. Quelle réalité
reste-t-il à l'URSS ? Que se passera-t-il si les autres républiques
en font autant ?
Les services prétendent que l'accord est réalisé
entre Koweïtiens et Irakiens. Ils envoient comme preuve que
l'ambassadeur saoudien à Washington, le prince Bandar, se prépare à
partir pour un mois de vacances en Extrême-Orient.
Dimanche 29 juillet
1990
En Hongrie, 80 % d'abstentions au référendum sur
le mode d'élection du chef de l'Etat. Invalidation. C'est le
Parlement qui élira le Président.
Mardi 31 juillet
1990
Les premières négociations du Quai d'Orsay avec
l'URSS sur un traité bilatéral franco-soviétique aboutissent à un
texte qui comporte une clause de non-agression, ce qui réduit à
néant, à mon avis, toute notre politique de dissuasion nucléaire !
Roland Dumas, très engagé, ne veut plus reculer. Le Président est
partagé : l'idée d'un traité avec les Russes lui plaît, mais il se
rend compte que ceux-ci ayant déjà signé un tel texte avec les
Allemands, on l'accusera de courir après l'Allemagne...
Mercredi 1er août 1990
Conseil des ministres. Rien de particulier. On
adopte un projet de loi qui complète la loi de décentralisation de
1982.
Jeudi 2 août
1990
Coup de tonnerre : les troupes irakiennes
envahissent le Koweït. Devant leur avancée rapide, la population
civile fuit en masse. L'émir du Koweït se réfugie en Arabie
Saoudite.
François Mitterrand est à Latché. C'est Roland
Dumas qui l'informe. Le Président :
La guerre menace au bout de cette histoire de
gros sous. Faire la guerre pour ces potentats milliardaires, ce
sera pour nous difficile. Laissons s'avancer les
Américains.
Margaret Thatcher est à Aspen (Colorado) avec
George Bush.
Les Américains demandent le vote d'une résolution
au Conseil de Sécurité de l'ONU pour exiger le retrait immédiat et
inconditionnel des troupes irakiennes.
Le Président, informé :
Oui, on votera pour. Mais soyons très
attentifs. Je rentre à Paris. Qu'on réunisse les principaux
ministres. Rocard est en vacances ? Il n'est pas urgent qu'il
rentre.
Lionel Jospin n'est pas là non plus. Pierre
Bérégovoy est Premier ministre par intérim.
La résolution est votée sous le numéro 660. Le
Conseil de Sécurité de l'ONU condamne l'Irak ; seul le Yémen s'est
abstenu.
La Ligue arabe, réunie au Caire, se sépare au bout
d'une heure sans émettre aucun avis.
Gel des avoirs irakiens et koweïtiens dans la
plupart des pays occidentaux.
Vendredi 3 août
1990
L'interruption des communications avec le Koweït,
que Bagdad a imposée depuis hier soir, ne facilite pas une
appréciation exacte de la situation. Il semble que les Irakiens la
maîtrisent et qu'il ne subsiste dans la capitale que de petites
poches de résistance de l'armée koweïtienne. Un « gouvernement
provisoire » émet des communiqués annonçant par exemple la
dissolution du Parlement, mais c'est pour l'heure un « fantôme »,
puisque sa composition n'a pas été annoncée.
Agitation à l'Élysée ; les télégrammes
diplomatiques se multiplient ; les conseillers diplomatiques
rentrent précipitamment de vacances.
Washington nous annonce l'envoi d'une force navale
dans le Golfe. Plus précisément, les Américains y expédient un de
leurs porte-avions, qui vient s'ajouter à leurs six bâtiments déjà
dans la zone. Mais ils ne semblent pas disposés à une intervention
militaire et parlent surtout d'un renforcement de la capacité de
défense saoudienne.
Ce soir, à Djedda, devraient se réunir, en
présence de l'émir du Koweït, Jaber El Sabah, les chefs des États
du Conseil de coopération du Golfe, auxquels se joindront le
Président Moubarak et le Roi Hussein. Seule capitale arabe à avoir
pour le moment condamné fermement l'invasion : Rabat.
Américains et Soviétiques exhortent la communauté
internationale à prendre des mesures
concrètes contre l'Irak. Rencontre Baker-Chevardnadze à
Moscou. Les Soviétiques se rangent derrière les Américains. Ce
n'était pas évident du tout.
Appel de Brent Scowcroft : Washington décrète
l'interdiction de tout commerce avec l'Irak, y compris pour les
produits pétroliers, et engage les membres du Conseil de Sécurité à
suivre les États-Unis dans cette voie. Ceux-ci ont déjà diffusé à
New York un texte qui suscite les réserves chinoises et
britanniques, mais qui reçoit l'appui soviétique : il n'y aura pas
opposition Est/ Ouest dans cette affaire.
Les Américains poursuivent leur forcing. Ils
proposent plus précisément un boycott de l'Irak. Il porterait sur
la suspension des livraisons d'armes (États-Unis, URSS, France,
Royaume-Uni, RFA), le blocage des avoirs financiers irakiens et
koweïtiens (États-Unis, France, Royaume-Uni, Japon, RFA). Les
directeurs politiques de la Communauté évoqueront ce problème
après-demain matin à Rome.
Le Président décide de reporter sine die la signature d'un accord sur le
rééchelonnement de nos créances vis-à-vis de l'Irak... qui aurait
dû avoir lieu hier !
D'Aspen, François Mitterrand reçoit des appels de
George Bush et de Margaret Thatcher (c'est Charles Powel qui sert
d'interprète). Ils lui demandent d'envoyer des bateaux français
dans la zone et lui annoncent l'envoi des leurs. François
Mitterrand refuse l'idée, qu'esquisse George
Bush, d'une flotte internationale ou
multilatérale. Le Président me dit
peu après : Je veux bien d'une coordination de
nos flottes, mais pas mettre la nôtre sous contrôle américain... Ce
n'est qu'un début. Attendons.
Réunion dans le bureau du Président avec Roland
Dumas, Pierre Bérégovoy et Jean-Pierre Chevènement.
Bérégovoy explique qu'un boycott commercial de
l'Irak — hors pétrole — ne susciterait pas beaucoup d'objections de
sa part (notre commerce civil s'est déjà beaucoup réduit avec ce
pays). Il n'en va pas de même d'un embargo pétrolier englobant le
Koweït. L'Irak et le Koweït représentent en effet 21 % des réserves
mondiales. Leur production est de 200 millions de tonnes (4
millions de barils par jour), soit un peu moins du cinquième de la
production de l'OPEP : un volume à peu près équivalant à celui de
l'Arabie Saoudite. L'Irak représente près de 8 % de nos
approvisionnements, plus de 9 % de ceux des États-Unis, 13 % de
ceux du Japon, 11 % de ceux de l'Italie, 7 % de ceux de
l'Allemagne. Les spécialistes ne sont pas en mesure de chiffrer
avec précision l'ampleur et la durée du « choc » qui serait
provoqué par un brusque retrait du marché de ces 200 millions de
tonnes annuelles, lesquelles ne pourraient être compensées que
lentement et partiellement par l'augmentation des exportations
saoudiennes et celles des Emirats. Une forte pression à la hausse
des prix s'exercerait certainement, bien au-delà des 23 dollars le
baril de ce jour. De plus, pour être efficace, un embargo pétrolier
devra être général et de longue durée. Comme on vit dans un monde
de libre entreprise, que les autres pays n'ont pas, comme nous, une
loi de 1928 qui permet d'imposer certaines astreintes aux
compagnies, les risques de contournement de l'embargo ne sont pas
négligeables. Les expériences passées (Irak en 1972, Iran en 1982)
ont montré qu'une fois sur le marché, entre les mains des traders,
le pétrole brut est apatride et que des États et des compagnies
peuvent ainsi tourner l'interdit. Bien sûr, si des décisions
contraignantes étaient prises à l'ONU, on pourrait imaginer un
blocage des terminaux pétroliers, des oléoducs, des détroits, une
interdiction du transit du pétrole irakien et koweïtien à travers
la Turquie et la péninsule arabique, mais cela supposerait la mise
en place de forces navales capables de gérer un blocus.
Roland Dumas est favorable à des sanctions
économiques, y compris à l'embargo pétrolier, à condition qu'il
s'agisse d'une mesure générale, imposée à tous par l'ONU. Les
représentants des Douze en parleront dimanche à Rome au niveau des
hauts fonctionnaires. Dumas pense qu'il convient que les Douze
prennent position par rapport aux décisions américaines, lesquelles
seront sans doute appuyées par les Russes, et que, pour amener
Saddam Hussein à résipiscence, les sanctions pétrolières sont la
seule possibilité de rétorsion concrète. On ne devrait pas
surestimer les répercussions possibles d'un tel embargo sur un
marché pétrolier déjà perturbé et qui le serait davantage encore si
Saddam Hussein affirmait durablement sa prééminence sur l'OPEP et
le monde arabe.
Pierre Bérégovoy accepterait des sanctions si le
dispositif était entériné par tous. Selon lui, au-delà de quelques
jours, cet embargo aurait des répercussions fâcheuses sur notre
économie. Une hausse de 1 dollar le baril, ce sont 5 milliards de
francs de déficit commercial supplémentaires. Il pense qu'il faut
adopter une position favorable à l'embargo pétrolier, notamment au
cours de la réunion de Rome, et reconsidérer notre position si l'un
ou l'autre des partenaires occidentaux ne va pas dans le même sens.
Il recommande que l'on évite de s'engager à la suite des Américains
sans avoir vérifié un certain nombre d'éléments (effets de
l'embargo sur notre économie, plus dépendante du pétrole importé
que d'autres ; disponibilité des autres producteurs arabes — Arabie
Saoudite et EAU — à se substituer à l'Irak et au Koweït ou, en sens
inverse, risque de voir les Arabes dénoncer cette « ingérence
occidentale » et faire bloc avec l'Irak ; degré d'implication de
nos principaux partenaires dans le respect d'un tel embargo).
Le Président :
Le boycott pétrolier serait une mesure
spectaculaire, mais pas forcément déterminante, car beaucoup auront
intérêt à la tourner, et les effets pour notre économie ne sont pas
à sous-estimer. Il faut voir ce que vont décider les autres et ne
rien faire qui nous en désolidarise.
Les conversations se poursuivent à New York sur le
projet américain de sanctions prohibant tout commerce avec l'Irak
et le Koweït. François Mitterrand demande
qu'on l'accepte : Pas question de se
singulariser dans cette affaire.
Le front arabe se reconstitue : condamnation de
l'invasion irakienne par le Conseil de coopération du Golfe et
demande de retrait immédiat et inconditionnel du Koweït ; à la
différence d'hier, les ministres des Affaires étrangères de la
Ligue arabe, réunis au Caire, condamnent l'Irak par 14 voix contre
4 (Jordanie, Yémen, Soudan, OLP), une abstention (Mauritanie), une
absence (Libye).
Postérieurement à cette déclaration, Bagdad
annonce le début du retrait de ses forces du Koweït à partir de
dimanche, si aucune menace contre la sécurité
du Koweït ou de l'Irak n'intervient d'ici là. Mais, ajoute
le communiqué, il n'y aura pas de retour à
l'ancien régime.
François Mitterrand :
Cela ne mène à rien, pour Saddam, de poser des
conditions. Il sera forcé de reculer.
Samedi 4 août
1990
Récapitulation : depuis le début de la guerre
Iran/Irak, la France a vendu pour 16 milliards de dollars à l'Irak
(contre 13 milliards pour l'URSS) ; l'Irak est notre second
fournisseur en pétrole ; l'Irak nous doit 30 milliards de
francs.
François Mitterrand :
Les Américains n'ont rien su prévoir de cette
crise. Nos services de renseignements non plus. Et maintenant nos
services ne nous disent rien ; c'est à se demander pourquoi on les
paie.
Au Koweït, pas d'évolution, si ce n'est que les
forces irakiennes progressent vers le sud pour contrôler les
principaux gisements pétroliers et les raffineries proches de la
frontière saoudienne. Le « gouvernement provisoire » ne s'est
toujours pas ouvertement manifesté.
Visite à Bagdad du Roi Hussein.
Tournée des capitales arabes (aujourd'hui Le
Caire) de Yasser Arafat, porteur d'un « plan » visant à limiter les
conséquences de la guerre. Cette initiative semble avoir fait
capoter le projet d'un « mini-Sommet » arabe prévu pour dimanche à
Djedda.
Le Président reparle au téléphone à George Bush
qui lui fait une description très pessimiste de la situation au
Koweït.
Peu à peu, l'État rentre de vacances. Les
ministres, leurs cabinets reviennent. Les télégrammes diplomatiques
continuent d'affluer de toutes parts. Il faut tout lire. L'Élysée
s'organise. Le Président est en pleine forme. Il s'ennuyait depuis
six mois. Premières réunions dans son bureau.
Michel Rocard demande encore s'il doit rentrer.
François Mitterrand : Mais qu'il fasse comme il veut !
Dimanche 5 août
1990
A Rome, pas de fêlure dans la solidarité : les
directeurs politiques des Douze ont mis au point un texte annonçant
le gel des avoirs irakiens et koweïtiens, un embargo sur les
importations de pétrole en provenance d'Irak et du Koweït,
l'interdiction d'exportation d'armes et d'équipements
paramilitaires à l'Irak (la question de la suspension totale du
commerce a été renvoyée aux discussions à l'ONU), la suspension de
la coopération dans les domaines militaire et scientifique, et le
rappel des attachés militaires et scientifiques.
Brent Scowcroft revient à la charge : les
États-Unis souhaitent créer une force multilatérale. Ils demandent
aux Saoudiens d'augmenter leur production pétrolière pour compenser
la fermeture du Koweït, et de recevoir les avions américains sur
leur sol. Les Saoudiens, me dit-on, hésitent : les F15 seront-ils à
nouveau désarmés, comme ils le furent en 1978, la première fois que
les États-Unis en envoyèrent ?
Réunion sur la situation militaire, en fin
d'après-midi, dans le bureau du Président, avec Pierre Bérégovoy,
Roland Dumas, Gérard Renon, secrétaire d'État à la Défense,
l'amiral Lanxade, chef d'état-major particulier du Président, Guy
Fougier et Claude Silberzahn, respectivement secrétaire général de
la Défense nationale et directeur général de la DGSE. Yves
Lyon-Caen représente Michel Rocard, toujours pas rentré de
vacances.
François Mitterrand :
Le minimum de ce qu'il convenait de faire face
à l'invasion du Koweït par l'Irak est acquis. Ce sont des sanctions
économiques et financières. Le gel des avoirs est la mesure la plus
facile : elle est prise. La cessation de toute vente d'armes
s'imposait ; nous avions déjà été très prudents sur ce point depuis
plusieurs mois. La seule sanction véritable, c'est le blocus
pétrolier par un blocus sélectif du Golfe (car nous devons éviter
de gêner les autres producteurs de la région) et un blocus des
pipelines. C'est réalisable, mais ce n'est pas si facile. Que font
les Américains et les Britanniques sur le plan naval ? D'après ce
qu'ils m'ont dit, George Bush et Margaret Thatcher pensent que
leurs navires concernés devraient se rapprocher de la
zone.
L'amiral Lanxade :
On a deux petits bâtiments — des
avisos-escorteurs — dans la zone. Un
plus gros pourrait être là dans un délai de huit jours. Un blocus
n'est pas techniquement difficile. Il y aura un problème
d'identification des cargaisons, mais qui n'est pas
insoluble.
François Mitterrand :
J'ai toujours refusé une flotte
internationale. Il faut se contenter d'une coordination des flottes
nationales présentes.
L'amiral Lanxade :
Il faut envoyer une frégate.
François Mitterrand :
Il serait bon d'avoir un contact avec les
Américains et les Britanniques à ce sujet.
L'amiral Lanxade :
Je viens d'avoir le général Scowcroft. Il m'a
dit que le Président Bush était très satisfait de la déclaration
des Douze. Ils n'ont pas eu de réponse saoudienne à leur question
concernant l'augmentation de sa production pétrolière par l'Arabie
Saoudite. Il m'a parlé de l'idée — que vous venez de rejeter-d'une
force multilatérale.
François Mitterrand :
Il ne faut pas dépasser la coordination. Dans
ce type de conflits, il n'est pas mauvais d'en appeler à
l'intuition. La mienne, c'est que l'on n'en est qu'au début, que la
crise devrait s'aggraver. Moubarak souhaite aller voir Saddam
Hussein à Bagdad en posant des conditions : le retour de la
dynastie El Sabah contre de l'argent. Un tel résultat serait
acceptable, mais je n'y crois pas beaucoup. Saddam Hussein va
essayer de gagner du temps pour digérer le Koweït. Le Roi Fahd n'a
pas encore demandé l'aide américaine. Sa prudence est significative
de sa peur : tous ces princes sont trop riches, ils sont
trop gras, ils ont peur de perdre leur style de vie. Ils vont
négocier de la façon la plus larmoyante. Il
faut vérifier la faisabilité du blocus. Il est nécessaire de mettre
beaucoup d'énergie dans le blocus : pipelines, Golfe... Les
Américains sont déterminants à cet égard, notamment par l'influence
qu'ils peuvent exercer sur les Turcs.
Roland Dumas :
Je viens d'avoir Chevardnadze. Gorbatchev est
content de la position française. Il estime que ce n'est pas une
affaire locale, qu'il faut « remonter » les pays arabes, ceux avec
lesquels nous avons de bonnes relations. J'ai eu aussi Cheikh
Sabah, le ministre koweïtien des Affaires étrangères, au téléphone
: il se trouve à l'intérieur du territoire saoudien, juste derrière
la frontière. Il m'a dit que la résistance était faible. Il ne
croit pas à un retrait des troupes irakiennes à partir de dimanche.
Des contacts doivent être pris avec divers pays, dont le Japon, si
l'on veut que le blocus fonctionne.
Gérard
Renon : Le groupe aéronaval peut appareiller en
soixante-douze heures. Il faut ajouter au moins dix jours de
navigation.
François Mitterrand :
Nous n'avons rien à Djibouti ?
Gérard Renon:
Seulement un bateau d'entretien et un
aviso.
François Mitterrand :
Il faut donner les ordres dès
maintenant.
L'amiral Lanxade :
II faut diriger vers le Golfe unefrégate qui
se trouve en ce moment au large du Liban. Nous aurions ainsi trois
bateaux de surface dans la zone.
Gérard Renon :
En ce qui concerne les exportations d'armes à
l'Irak, au début de l'année on avait livré quatre Mirage ; on avait
arrêté depuis mai ; mais, depuis trois semaines, des pièces
de rechange ont été exportées. C'est maintenant arrêté.
Guy Fougier :
Une invasion de l'Arabie Saoudite par l'Irak
est possible. Les Américains auraient des difficultés face à une
armée irakienne puissante et entraînée.
François Mitterrand :
Il n'est pas impossible que nous entrions dans
un cycle de guerre. Bush m'est apparu très pessimiste, hier
soir.
Claude Silberzahn :
L'aviation koweïtienne aurait échappé à
l'Irak. Je signale le problème des transferts de technologies entre
le Brésil et l'Irak, et le problème assez immédiat, qui nous est
posé, de notre coopération spatiale avec le Brésil. Les Irakiens
ont multiplié les sociétés-écrans leur permettant d'avoir un accès
aux technologies sensibles par des intermédiaires peut-être
brésiliens.
François Mitterrand:
Saddam Hussein bénéficie de deux leviers psychologiques importants vis-à-vis du monde arabe : d'abord, il
donne l'impression qu'il lutte contre Israël ; ensuite, il lutte
contre des familles et des dynasties déconsidérées.
Roland Dumas :
Ce conflit fait bien l'affaire des Américains
et d'Israël, qui voient confirmer leurs analyses sur le rôle de
l'Irak.
François Mitterrand :
Eh bien, ils avaient sans doute raison
!...
Roland Dumas :
Il y a aussi un problème concernant les
pilotes irakiens en formation en France.
Gérard Renon :
Oui. Il y en a six en formation. On a suspendu
leur stage et mis les stagiaires hors d'atteinte de la presse. Par
ailleurs, il y a en France soixante Irakiens en formation dans des
disciplines scientifiques.
François Mitterrand :
Ne nous précipitons pas pour ce qui est des
étudiants et des formations non militaires.
Yves Lyon-Caen :
A la demande du Premier ministre, je voudrais
évoquer les contacts à prendre avec des pays en développement qui
peuvent exercer une influence sur les parties, et poser le problème
de la gradation dans les mesures : d'abord boycott, puis
blocus.
François Mitterrand ne répond pas. Il pense qu'il
faut être ferme : il ne faut pas se contenter d'un boycott, mais
décider immédiatement un blocus pour que le boycott soit
efficace.
Pierre Bérégovoy :
Il faut être vigilant et ferme. Il est
important que l'URSS soit dans le coup. Dans le domaine financier,
notre décret et son arrêté d'application sont plus fermes que ceux
des autres pays. L'embargo pétrolier doit porter sur l'Irak et le
Koweït. C'est faisable dès maintenant. Il y a aussi un problème
d'exportation de nos produits alimentaires vers Bagdad, ce qui est
un moyen de pression important sur l'Irak.
Claude Silberzahn :
Saddam Hussein a trois mois de marge pour les
munitions, les vivres, les avoirs financiers.
Pierre Bérégovoy :
Il faut penser aussi aux risques
terroristes.
François Mitterrand :
Le terrorisme n'a jamais été déterminant. J'ai
toujours pensé que c'était une méthode qui ne donnait rien. Nous
n'avons pas à tenir de propos particulièrement virulents. Nous
devons défendre le droit et la solidarité
internationale.
La réunion se conclut : le Président confirme
qu'il faut voter à New York l'embargo économique contre l'Irak et
le Koweït.
Massacres au Liberia entre factions rivales.
L'armée américaine aide à évacuer les étrangers. Qui se souvient
que la Constitution de ce pays est la même que celle des États-Unis
?
Lundi 6 août
1990
François Mitterrand, à
propos de la préparation du budget de 1991 : Le gouvernement distribue de l'argent sans exiger rien de
mieux à qui le lui demande. Et Rocard fait avec les infirmières ce
que Jospin fait avec les professeurs.
Pourtant lui-même s'abstient de donner d'autres
directives...
Le Conseil de Sécurité de l'ONU décrète l'embargo
économique contre l'Irak et le Koweït.
Ibrahim Souss passe à
l'Élysée. Il vient d'avoir une communication téléphonique avec Abou
Iyad, numéro deux de l'OLP, qui se trouve à Alexandrie avec Yasser
Arafat pour rendre compte au Président Moubarak de leurs entretiens
avec Saddam Hussein : Arafat retire de ses
conversations à Bagdad le sentiment que les Irakiens n'ont pas
l'intention, au-delà du Koweït, de s'en prendre à l'Arabie
Saoudite. Mais son impression est aussi que Saddam Hussein ne
voudra pas transiger sur l'élimination de la dynastie El Sabah. Les
dirigeants de l'OLP sont bien conscients que la position d'appui de
l'Irak prise par l'OLP se retournera contre la cause palestinienne,
mais ils n'ont pas le choix : la grande majorité des Palestiniens,
tout comme la « rue » arabe, soutient le « nouveau Nasser ». Et,
dans la lutte contre Israël, l'Irak est le seul refuge sûr pour les
dirigeants de l'OLP.
Arafat, dit-il, souhaite voir Dumas de toute
urgence.
La Maison Blanche nous fait savoir que les
Américains vont aussi envoyer des troupes terrestres dans le Golfe.
Le Président : Ils
vont très vite. Comme s'ils avaient déjà réfléchi depuis longtemps
à ce scénario.
C'est vraisemblable. On aime beaucoup, au
Pentagone, préparer dans le moindre détail mille et une hypothèses
géopolitiques. Les diplomates américains détestent d'ailleurs cette
propension de leurs militaires à empiéter par ce biais sur leur
territoire.
Mardi 7 août
1990
Comme tous les autres étrangers, nos
ressortissants (250 au Koweït, 170 à Bagdad, plus une soixantaine
de personnes en transit) n'ont pas le droit de quitter le Koweït et
l'Irak ! C'est le plus inquiétant. Ils ne sont pas directement
menacés, mais nous insistons sur la reconnaissance par l'Irak de
leur liberté de déplacement. Iraqi Airways ayant sollicité la
reprise des vols à destination de Paris, nous en profitons pour
demander à Bagdad l'autorisation d'évacuer nos concitoyens. Aussi
longtemps que nous aurons des ressortissants sur place, nous
devrons y maintenir nos diplomates. S'agissant du Koweït annexé,
une fois réglé le départ de notre communauté, le Quai d'Orsay pose
le problème du maintien de notre représentation diplomatique. En
revanche, il pense qu'il y aurait intérêt à conserver un dispositif
(déjà allégé par les congés) à Bagdad. Le Président, lui, ne veut
pas entendre parler d'une fermeture de notre ambassade au Koweït.
Ce serait reconnaître l'annexion.
C'est officiel : Les États-Unis annoncent l'envoi
des forces aériennes et terrestres dans le Golfe. Début de
l'opération « Bouclier du désert », sans précédent depuis le
Vietnam. François Mitterrand :
Il nous faudra faire la même chose. On ne peut
faire deux politiques à la fois ; la France ne peut rester hors du
coup. Il faudra se ranger derrière les Américains, car les Nations
unies ne décideront rien. Chevènement m'inquiète.
Le ministre de la Défense est en effet réticent.
Pour lui, tout cela est un coup monté par les Américains pour se
débarrasser de Saddam, que lui-même considère comme l'espoir du
modernisme dans la région.
George Bush téléphone à François Mitterrand. Il
estime imminente une attaque irakienne contre les puits de pétrole
saoudiens. Il lui demande de s'associer à l'envoi de renforts
militaires.
François Mitterrand :
Si Bush dit que Saddam va faire ça, c'est
qu'il le sait. Ce sera une catastrophe planétaire. Je n'arrive
pourtant pas à y croire.
Le Président est d'accord pour envoyer le
Clemenceau, avec une force symbolique
composée d'hélicoptères Gazelle, à Abu Dhabi, à 1 200 kilomètres du
Koweït.
Mercredi 8 août
1990
Bernard Kouchner veut se rendre utile. Il propose
d'aller en Irak et au Koweït pour faire une enquête. François
Mitterrand trouve que c'est une bonne idée.
Dérision : l'Irak proclame la « République du
Koweït », et, dans la foulée, l'annexe purement et
simplement.
C'est finalement à Paris qu'aura lieu le
rendez-vous entre Roland Dumas et Yasser Arafat. Le président de
l'OLP arrivera demain à 14 heures en provenance de Riyad. Ibrahim
Souss demande s'il est possible d'imaginer une rencontre avec le
Président. C'est non, sauf si Arafat vient explicitement demander
la médiation du Président dans le conflit.
La Grande-Bretagne expédie des forces aéronavales
dans le Golfe. Faut-il envoyer des troupes françaises en Arabie
Saoudite ? Elle ne nous a rien demandé.
Michel Rocard est rentré de vacances.
Jeudi 9 août
1990
Je repense au Sommet de Houston : il y a quelques
semaines, personne n'avait dit un mot sur l'Irak. Comme en 1989, à
Paris, où personne n'avait parlé du mur de Berlin. Jamais les
puissants n'ont été aussi myopes. Comme leur myopie leur profite,
cela ne va pas les inciter à chercher à voir loin.
Fermeture aux étrangers des frontières
koweïtiennes et irakiennes. L'Irak expulse les diplomates encore
présents au Koweït. Notre ambassade devra être abandonnée, ce que
persiste à refuser le Président.
Arafat annule sa visite à Paris pour aller
directement au Caire, au Sommet de la Ligue arabe.
Un Conseil restreint se tient à l'Élysée cet
après-midi. Questions : faut-il passer de l'embargo au blocus ?
faut-il aider l'Arabie Saoudite qui ne nous le demande pas
vraiment, ou attendre une requête explicite ? On a préparé à
l'avance un projet de communiqué qui annoncerait la mission de
Bernard Kouchner et le mouvement de nos bateaux.
Le Président :
Je demande à Roland Dumas de donner ses
éléments d'appréciation de la situation.
Roland Dumas :
Aux Nations unies, le Conseil de Sécurité
examine actuellement un projet koweïtien condamnant et annulant
l'annexion du Koweït. Les ambassadeurs de l'URSS et de la Chine
demandent des instructions. Le projet sera vraisemblablement adopté
dans la journée. Les non-alignés ont fait une tentative pour faire
condamner tout autre type d'intervention dans la zone, c'est-à-dire
les Israéliens. Un sommet des chefs d'État de la Ligue arabe se
tient ce soir au Caire. Saddam Hussein n'y sera pas, mais y enverra
son numéro deux. L'idée égyptienne est de mettre en place une force
inter-arabe, distincte de la force multinationale. Yasser Arafat a
annulé sa visite à Paris pour pouvoir se rendre au Caire. Les
Américains font le forcing pour la mise en place d'une force
multinationale. Ils nous ont annoncé la participation de l'Egypte
et du Maroc, mais le roi du Maroc nous a fait savoir qu'il n'en
était pas question. Il n'y a pas de renseignements précis sur une
participation éventuelle des pays du Golfe. Les Britanniques ont
donné leur accord : ils pensent à une participation aéronavale
plutôt qu'à des soldats au sol. Le gouvernement américain recherche
donc une solution permettant de recueillir l'aval des Nations unies
pour conforter cette force. Mais le succès n'est pas sûr. Les
Soviétiques ont dit qu'ils ne participeraient pas à une « force
multilatérale », sauf si l'opération se faisait dans le cadre des
Nations unies. Les Chinois sont également réservés.
J'ajoute deux informations à
ces éléments. L'attitude de l'Irak à l'égard des ressortissants
étrangers est préoccupante ; on avait quelque espoir, mais
l'entretien de la troika européenne avec le vice-ministre des
Affaires étrangères a été très négatif. Arafat indique que le plan
de Saddam Hussein était préparé depuis six mois et qu'il en avait
informé le roi Hussein de Jordanie. La seule surprise, pour Saddam
Hussein, est venue de l'attitude de la France, plus ferme que
prévue. Le reste du Golfe ne l'intéresse pas ; l'Arabie Saoudite
est un trop gros morceau. Les Irakiens pensent que les Soviétiques,
les Chinois et les Japonais décrocheront au bout de quelques
semaines.
En ce qui concerne l'attitude
de la France, nous n'avons pas reçu de demande du Roi Fahd. Il y a
un appel du pied de James Baker qui m'a dit que si le Roi Fahd
n'avait pas osé nous demander une aide, c'est qu'il n'était pas sûr
de la réponse. L'Arabie Saoudite a fait des demandes de fournitures
de matériel, comme Abu Dhabi, ainsi que des demandes de
techniciens. Quelle est la limite possible de notre action
?
Pour le moment, il y a deux
résolutions des Nations unies, bientôt trois : l'une condamnant
l'invasion irakienne, l'autre instituant l'embargo, et la troisième
(ce soir) condamnant l'annexion du Koweït. La deuxième ne nous
donne pas le droit de faire un blocus. La limite juridique à ce qui
est autorisé, ce sont les « enquêtes de pavillon », qui sont une
recherche d'informations, de renseignements, un contrôle extérieur
des navires, mais qui ne permettent pas de monter à bord. Doit-on
répondre à la demande de fournitures de l'Arabie Saoudite
?
Pierre Joxe :
La presse française compare ce coup de
force à l'Anschluss, et Saddam Hussein
à Hitler. Mais, dans le monde arabe, l'opération n'est pas
impopulaire. Si l'on s'engageait dans le sillage des États-Unis,
l'effet politique serait difficile à redresser. L'Irak n'a plus
d'interlocuteur, on doit pouvoir garder le contact avec lui. On
risque un embrasement plus que régional. Il faut éviter que la
France n'intervienne militairement.
Lionel Jospin :
Les régimes comme le Koweït sont artificiels,
fragiles, ils ont mauvaise presse dans le monde arabe. D'où la
réaction des populations. La prise de possession du Koweït par
l'Irak ne provoquera pas une répartition nouvelle des richesses.
L'Irak est une dictature brutale, corrompue, sans base
démocratique, anachronique. Paraître céder devant le fait accompli
n'est pas possible. Les réactions du gouvernement exprimées par
Dumas et Bérégovoy, ainsi que la réunion de samedi dernier ont fait
bon effet. Doit-on faire plus ? Doit-on intervenir ? Cela n'a de
sens que si l'on en assume les conséquences à moyen et long termes.
Je pense que l'on ne doit pas intervenir avec les Américains dans
une force multinationale. Éventuellement, on le pourrait sous
l'égide des Nations unies, au nom du droit, de la communauté
internationale. Doit-on répondre à une demande saoudienne ? On n'a
pas d'accord de défense bilatéral avec eux. Il ne faut pas le faire
sur un plan unilatéral. Peut-on envoyer un message à la Ligue arabe
? Peut-être. Il ne faut pas donner l'impression qu'on lâche les
États-Unis, mais faire entendre une « autre voix ».
Pierre Bérégovoy :
L'attitude adoptée — fermeté, solidarité —
doit être maintenue. La condamnation de l'invasion et de l'annexion
doit être faite avec la plus extrême fermeté. Il faut préserver la
solidarité internationale. Je me rallie à l'idée d'une intervention
éventuelle des Nations unies.
Le Président :
Mais il est fort peu probable que les Nations
unies aillent jusque-là. En rester à cette position, c'est
s'enfermer dans le non-être, regarder les trains passer
!
Pierre Bérégovoy :
Ce que je voulais dire, c'est qu'en cas
d'agression irakienne contre l'Arabie Saoudite, les Nations unies
interviendraient.
Jean-Pierre Chevènement
: La position de la France est tout à
fait justifiée, car il y a eu violation du droit international.
Mais la distribution de la manne pétrolière, l'évolution des prix
du pétrole sont en toile de fond des discussions entre Arabes. Dans
le monde arabe, le conflit a un contenu politique et idéologique
différent de l'éclairage donné en France, notamment par les médias.
Ce qui est en cause, c'est notre politique arabe. Le jeu des
Américains est dangereux. Si Saddam Hussein gagne, c'est évident.
S'il perd, qui s'opposera à l'intégrisme anti-occidental ? Si le
régime irakien est balayé, sera balayé avec lui le seul obstacle à
l'intégrisme iranien. Il faut essayer de privilégier les moyens
économiques, tel l'embargo, et le dialogue avec les Arabes. Nous
devons avoir des possibilités de parler à l'Irak. En ce qui
concerne l'embargo, ou bien on le contrôle de l'extérieur, ou bien
on arraisonne les navires. La première méthode correspond seule aux
décisions de l'ONU. Vis-à-vis de l'Arabie Saoudite, un affichage
trop important aux côtés des États-Unis, dans une force
multinationale, en dehors du cadre de l'ONU, ne serait pas bon. En
revanche, une attitude de sympathie, de coopération avec les
Émirats, avec Qatar, un geste vis-à-vis de ces pays (fourniture de
missiles sol-air) serait un moyen d'être présents. On pourrait
aussi envoyer une frégate de plus, ainsi qu'une ou deux escadrilles
et un régiment de renfort à Djibouti, ainsi qu'un
porte-avions.
Le Président, un peu
irrité: Dans quelle logique ?
Jean-Pierre Chevènement
: Ne pas être dans la force
multinationale, mais être présents, rassurer les pays amis, les
protéger s'ils sont agressés. Ou l'Irak attaque dans les prochains
jours, ou les États-Unis essaient de lui régler son compte (c'est
la thèse de nos services). Étant présents, il ne faut pas nous
laisser entraîner dans un processus automatique.
Roger Fauroux :
La zone est essentielle pour nos
approvisionnements pétroliers, c'est un impératif de sécurité
nationale.
Michel Durafour :
Deux hypothèses : soit les choses restent en
l'état, et ce que l'on a fait est le maximum de ce qu'il est
possible de faire ; soit l'Irak va plus loin, et on ne peut alors
rester indifférent.
Michel Rocard :
On a un autre regard quand le pays est engagé
dans quelque chose et que l'on est très loin... Pendant
quarante-huit heures, j'ai ressenti une très grande fierté à
l'égard de la France. Mais, depuis quarante-huit heures, je suis
inquiet. Il n'y a pas d'urgence, mais il faut éviter le danger
d'indécision. Le projet de communiqué qui nous est proposé est à
cet égard un peu flou. Il y a trois problèmes : nos ressortissants,
la solidarité plus ou moins active avec la communauté
internationale, l'annexion du Koweït La seule légitimité que nous
devons fournir à l'engagement de nos navires est la sécurité de nos
ressortissants. La chose peut devenir inquiétante. Bernard Kouchner
est prêt à se rendre en Irak et au Koweït pour faire une enquête
détaillée. On pourrait le décider aujourd'hui. D'autres pays
peuvent se sentir menacés. Il y a une obligation de solidarité avec
l'Arabie Saoudite — si elle le demande, ce qui est à vérifier —,
ainsi qu'avec les Émirats arabes unis et le Qatar, à qui on vend
des avions. Pour l'Arabie Saoudite, je ne crois pas que nous ayons
la latitude de nous donner de la distance par rapport aux
États-Unis. Mais il n'est pas question d'obéir à un
commandement intégré. Je propose que nous répondions aux demandes des Émirats arabes unis, de Qatar
et d'Oman. Cela permettrait de gagner du temps.
Le Président :
S'agit-il de maintenance ?
Roland Dumas :
Oui, ils demandent des
techniciens.
Le Président :
Cela, on peut se l'offrir. Il n'y a pas
d'ultimatum américain. Le Président Bush ne m'a rien demandé. Il y
a seulement eu la conversation entre Dumas et Baker à ce
sujet.
Michel Rocard :
Il convient de rassurer sur notre présence,
sans nous engager sur la relation avec les États-Unis. Pour ce qui
est du règlement du conflit Irak/Koweït, dans une période de montée
de l'intégrisme islamique, un État peuplé, pauvre, laïc, n'est pas
sans importance. L'opinion publique arabe est très pro-Hussein, car
il combat les riches, les Occidentaux, Israël, le sionisme. On ne
peut pas laisser déferler le nouvel Hitler, mais l'essentiel est la
compréhension de tout cela. La présentation américaine est très
imprudente. Le Premier ministre yougoslave, que je viens de
rencontrer, est surpris que nous ne soyons pas plus actifs en
direction des non-alignés. Nous devrions poser à l'ONU le problème
d'une caisse de péréquation en faveur des pays pauvres touchés par
l'embargo. Laisser se déclencher une guerre des pays riches, sous
autorité américaine, devant des Arabes un peu neutres, avec
l'indifférence des autres pays du Tiers-Monde, serait très grave.
J'insiste donc sur le soin à donner à notre diplomatie arabe et
tiers-mondiste. Un message diplomatique est important envers
certains pays (Yougoslavie, Venezuela, Malaisie, etc.). Ce qui
donnerait un communiqué un peu remodelé : nos ressortissants, la
mission Kouchner, nos bateaux, l'appui aux EAU, à Qatar, les
solutions négociées, la priorité inter-arabe.
Le Président :
Les questions posées sont d'un niveau qui ne
permettent pas d'échappatoire. On doit souhaiter que les Nations
unies couvrent l'ensemble de nos actions : elles ont déjà fait
beaucoup, mais elles ne feront pas beaucoup plus. Les Arabes ne
régleront pas non plus le problème, on le sait bien. Quand on
s'abrite derrière ces arguments, on raisonne dans le vide ! On peut
difficilement convaincre l'Irak d'adopter une position pacifique. A
l'égard de qui ? Pour ce qui est des sanctions économiques, nous
irons jusqu'à leur terme. Nous pouvons grossir notre dispositif
naval. C'est quand on change de plan, qu'on en arrive au militaire,
que le problème se pose crûment. Il faut bien sûr penser à l'avenir
de nos relations avec l'Irak et avec les Arabes. Mais le problème
est : laissera-t-on les Américains agir seuls avec les Britanniques
? On peut déplacer le sujet vers les Émirats, renforcer notre
flotte, y compris avec un porte-avions. Les Américains sont restés
assez prudents avec nous. Ils savent que d'autres Européens —
Italie, Espagne, Portugal — n'ont pas très envie de se mêler de
cette affaire, que Français et Britanniques sont les seuls à
pouvoir agir. Si nous ne leur répondons pas, cela veut dire que
nous restons au bord.
Le communiqué, je ne l'ai pas
vu, mais il faut être plus concret. Si l'Arabie nous présente une
demande, il faudra, en fonction de ce que nous aurons dit ce soir,
répondre quelque chose. Si l'on dit non, cela veut dire que l'on ne
vient pas au secours d'un pays menacé. Dire non, c'est dire non aux
Américains et aux Anglais. Je crains que se contenter seulement de
condamner Saddam Hussein soit insuffisant vis-à-vis de notre
opinion, qui s'attend à ce que nous continuions d'être fermes. On
ne peut pas faire deux politiques à la fois. Éluder ce problème,
c'est se réunir pour rien du tout. On dira que la France n'est pas
dans le coup.
Je sais que Saddam Hussein se
présente comme l'homme qui veut abattre Israël et les féodaux. Mais
je sais surtout que l'Irak est une dictature sanguinaire, sans
scrupules, qui asphyxie les Kurdes. On est content d'avoir les
Américains dans certaines circonstances. Nous sommes leurs alliés.
Nous ne sommes pas leurs alliés quand ils soutiennent
inconditionnellement Israël et bombardent la Libye. Mais, dans le
cas présent, il faut de la clarté dans la solidarité. S'il faut choisir, j'estime qu'il faut
lutter contre Hussein, quelles qu'en soient les conséquences. Si nous ne le faisons pas, nous
serons les faux frères de l'Occident. Nous devons renforcer notre
présence dans le Golfe, support d'une force aérienne sous notre
commandement. Des hélicoptères peuvent aller au-dessus de la terre.
On peut faire quelque chose du côté des Émirats. Mais il ne faut
pas donner trop d'importance à la présentation de ce concours, cela
ferait rire le monde entier. Faut-il envoyer en Arabie Saoudite
certains éléments de notre flotte aérienne (hélicoptères), une
force symbolique sous commandement français ?
Pierre Joxe :
Le risque principal n'est pas une attaque de
l'Irak contre l'Arabie Saoudite, mais un conflit dont on ne saurait
qui l'aurait déclenché.
Jean-Pierre Chevènement
: C'est la thèse de nos services
spéciaux.
Le Président a un geste d'exaspération.
Pierre Joxe :
Il faut insister sur la pression diplomatique
et sur les répercussions du blocus économique de
l'Irak.
Lionel Jospin :
Pas plus qu'en 1983, je ne crois à la thèse du
« barrage contre l'intégrisme » reprise par Chevènement. Un
laïcisme dictatorial peut être aussi dangereux qu'un intégrisme
révolutionnaire. En aucun cas nous ne devons nous trouver aux côtés
de l'Irak. Si on laisse s'opérer le fait accompli, c'est
catastrophique. J'imaginais que l'ONU pouvait aller plus loin,
puisqu'elle a déjà beaucoup fait. La restauration du Koweït
indépendant relève de la politique d'étouffement économique de
l'Irak. S'il y a menace contre l'Arabie Saoudite et qu'elle nous
demande d'intervenir, notre message pourrait être positif. Gardons
à l'esprit que le monde arabe aussi se battra un jour pour la
démocratie.
Jean-Pierre Chevènement
: Je rappelle qu'il faut quinze jours
pour que le porte-hélicoptères soit dans le Golfe. Je plaide pour
la non-automaticité de notre intervention. Je suis d'accord pour
être auprès de l'Arabie Saoudite si elle est agressée. Mais il faut
préserver l'autonomie du commandement français en installant les
avions dans un autre État. Saddam Hussein n'est pas un nouvel
Hitler, mais un mélange de Kemal Atatürk, de Nasser et de
Mussolini.
Le Président, de plus en
plus irrité : Nasser n'a ni massacré ni
utilisé les armes chimiques !...
Roland Dumas :
Le plan proposé me paraft complet. Je ne crois
pas au risque d'invasion de l'Arabie Saoudite aujourd'hui. Il doit
y avoir participation dans des conditions d'autonomie de décision
et sous commandement français. Nous devons renforcer notre flotte
pour mieux contrôler l'embargo. Par rapport à l'Arabie Saoudite,
nous répondrons oui, si cela nous est demandé. Pour le Koweït,
personne n'envisage la reconquête. Nous n'avons pas perdu notre
crédit dans le monde arabe : l'Irak nous ménage ; l'OLP et le Yémen
nous envoient des messages.
Michel Rocard :
Tout est dit. Tout pays menacé directement
serait assuré de la solidarité de la France, les demandes déjà
reçues seront honorées. Il faudra parler, dans le communiqué, de
nos ressortissants, de la mission Kouchner, du renforcement de
notre dispositif.
Le Président :
Le communiqué n'est pas mal, mais j'ai rédigé
un texte que je lirai à la presse. Si le Premier ministre, ainsi
que Pierre Bérégovoy, qui a été Premier ministre par intérim, et
Dumas peuvent rester, nous allons le revoir.
Pendant quarante-cinq minutes d'interruption, le
Président revoit le texte. Puis les autres ministres reviennent en
séance et François Mitterrand lit le
texte qu'il a rédigé de sa main et qui sera rendu public. Texte
très important, puisque, le premier, il fixe la doctrine de la
France dans cette affaire :
La France entretient depuis
longtemps d'amicales relations avec l'Irak. On sait qu'elle l'a
aidé lors de la guerre contre l'Iran. Cela l'autorise d'autant plus
à dire clairement qu'elle n'accepte ni l'agression contre le
Koweït, ni l'annexion qui a suivi. Aussi a-t-elle décidé d'associer
ses efforts à ceux des pays qui s'engagent pour le rétablissement
du droit international violé par l'Irak. C'est pourquoi elle a voté
les résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies et celles
de la Communauté européenne, et pris l'initiative de certaines
d'entre elles. C'est pourquoi elle exécute sa part de l'embargo et
des sanctions économiques actuellement mises en œuvre. C'est
pourquoi, enfin, sa marine est présente dans la zone du Golfe,
toujours en application de la décision des Nations unies. Mais la
menace s'étend aujourd'hui à d'autres pays de la région. Dans cette
situation, la France a souhaité et continue de souhaiter que le
problème ainsi posé soit réglé au sein de la Communauté arabe. Si
cela se révèle impossible, la France assumera ses propres
responsabilités :
1 en répondant positivement aux demandes qui lui ont été
adressées par l'Arabie Saoudite et d'autres États de la péninsule,
concernant par exemple la livraison de matériel et l'envoi de
techniciens surplace ;
2 en renforçant dès maintenant ses moyens navals et aériens
dans la même zone, de telle sorte qu'ils soient en mesure
d'intervenir à tout moment là où cela serait jugé nécessaire, sur
décision du Président de la République.
Enftn, bien entendu — c'est
un autre sujet, mais il est lié au précédent —, la France apporte
dans cette crise la plus vigilante attention au sort de ses
ressortissants, tant au Koweït qu'en Irak. Suivie jour après jour,
leur situation ne comporte pas, dans l'état présent, d'éléments de
pression physique ou de menaces à leur encontre. Ils n'en sont pas
moins retenus dans l'un et l'autre de ces pays avec interdiction
d'en sortir. Le caractère préoccupant de cet état de choses a
conduit le gouvernement à donner ordre aux navires français de se
tenir prêts à toute mesure de rapatriement, et l'ensemble des
moyens diplomatiques continuera d'être mis en œuvre.
Il n'y a plus de discussion. Le communiqué est
approuvé tel quel.
Le Conseil de Sécurité de l'ONU déclare l'annexion
du Koweït nulle et non avenue.
Jeudi 9 août 1990
Début de mise en place d'un imposant dispositif
américain : trois porte-avions et une quarantaine de navires de
surface dans le Golfe et en Méditerranée orientale ; plusieurs
centaines d'avions stationnés en Arabie Saoudite, à Oman, à
Bahreïn, en Turquie, et la présence de forces terrestres (4 000
hommes) indiquent qu'il s'agit d'une mission défensive de l'Arabie
Saoudite.
Mise en alerte des forces saoudiennes et turques.
Les dirigeants arabes sont confrontés à l'incontestable popularité
de l'action de Saddam Hussein auprès de masses frustrées et
hostiles aux dynasties de la péninsule, dans les Territoires
occupés, mais aussi en Égypte, en Jordanie, en Tunisie, etc. Cette
popularité s'accentue au fur et à mesure que croissent la pression
américaine et occidentale, et, dans ces pays, la crainte d'être les
principales victimes des sanctions économiques (perte de l'aide du
Koweït, perturbations dans les relations commerciales, hausse des
prix). Ainsi s'expliquent tout à la fois la grande réticence arabe
à participer à la force multinationale (aucun pays n'a pour le
moment accepté) et les efforts déployés pour trouver une solution
entre Arabes : médiations du Président Saleh, du Yémen, de Yasser
Arafat ; réunion, ce soir, d'un Sommet arabe (Égypte, Arabie
Saoudite, Syrie, Jordanie, États du Maghreb, Libye, Yémen, OLP). On
peut penser que seront étudiées la mise en place d'une « force
d'interposition arabe », préconisée par Arafat mais aussi par
Moubarak, et la manière de revenir sur l'annexion du Koweït. La
fusion des deux États, annoncée par Saddam Hussein, rend la tâche
des dirigeants arabes quasi insurmontable. Conscients que le temps
joue en leur faveur, les responsables israéliens font passer le
message qu'ils ne souhaitent pas être impliqués dans le
conflit.
On commence à percevoir un mouvement de retrait de
la part des Soviétiques et, de façon plus marquée, chez les
Chinois, à l'idée d'une opération militaire américaine ou
multinationale. Mais il est déjà extraordinaire que le premier
réflexe de Gorbatchev ait été de lâcher son allié irakien.
Les sanctions décidées par les Nations unies sont
mises en œuvre avec célérité. Les oléoducs turcs et saoudiens ne
fonctionnent plus, les terminaux sont engorgés. Mais il semble que
des camions acheminent le brut vers Akaba. Les prix sur le marché
approchent 28 dollars le baril, contre 17,5 dollars en moyenne au
deuxième trimestre. Notre dispositif national a été complété par un
règlement communautaire qui nous permet de faire l'économie d'un
décret en Conseil des ministres.
François Mitterrand me
confie sa conviction : La guerre est
inéluctable. Nous sommes dans une logique de guerre.
Il faudra donc la faire aux côtés des Américains,
sans barguigner.
Nos services sont toujours quasiment aveugles et
sourds. Nous apprenons seulement maintenant le renforcement du
dispositif irakien au Koweït : six divisions, soit 100 000 hommes,
plus plusieurs dizaines de milliers de « miliciens » du Baas.
Quatre autres divisions se concentrent dans le sud de l'Irak, et
400 000 réservistes sont rappelés. Nos services secrets préfèrent
réfléchir plutôt qu'informer. Ils pensent qu'Américains et
Israéliens ont délibérément laissé Saddam Hussein prendre
l'initiative et commettre un acte aussi grave afin d'avoir un
prétexte pour l'abattre avant qu'il ne dispose de moyens
balistiques, chimiques et nucléaires. Ils soulignent que, ces
dernières semaines, des Israéliens et des Américains ont déclaré
publiquement vouloir détruire Saddam Hussein pendant qu'il en était encore temps. Ils évoquent
l'intensité de la campagne de presse, ces derniers mois, sur les
projets belliqueux de Saddam Hussein (l'affaire du super-canon) ;
le déroulement des conversations au sein de l'OPEP sur le prix du
pétrole, au cours desquelles on a noté non seulement la position
ferme des Koweïtiens, mais, de surcroît, une certaine arrogance à
l'égard des demandes irakiennes (le Koweït a-t-il été encouragé à
afficher cette position intransigeante ?) ; le décalage dans le
temps entre l'observation par les Américains des concentrations de
troupes irakiennes à la frontière koweïtienne et la prise de
position officielle américaine, comme s'ils avaient attendu le
dernier moment pour réagir et laisser l'irréparable
s'accomplir.
Nos services en tirent la conclusion que
l'affrontement armé est inévitable. Pour ces mêmes experts, les
Américains veulent procéder à des raids aériens ou balistiques sur
des cibles irakiennes sélectionnées. Ils disposent maintenant en
Arabie Saoudite de toutes les armes offensives qui, grâce à une
très grande précision, leur permettraient d'anéantir ces cibles
(équipements balistiques, sites de fabrication d'armes chimiques,
stocks). Ce type d'actions correspondrait aussi aux intérêts
stratégiques propres aux Israéliens. Mais prendre l'offensive pour
anéantir les sites militaires irakiens suppose une occasion ou un
prétexte. En tout cas, la seule évocation d'une attaque chimique
serait de nature, aux yeux de l'opinion américaine et
internationale, à justifier une attaque américaine préventive.
Selon un autre scénario, les États-Unis pourraient, en s'installant
durablement en Arabie Saoudite, attendre les effets du blocus : ou
bien le blocus amène le Président irakien à composer, ou bien il
l'oblige à réagir militairement, ce qui offrirait l'occasion de la
riposte attendue ou espérée.
Pour nos services, tout porte à croire que
l'offensive irakienne sur le Koweït a été précédée d'une entente au
moins tacite avec Téhéran, qui adopte un profil très bas depuis le
début de la crise. De surcroît, l'Iran est bénéficiaire de la
situation actuelle en ayant la perspective de vendre à un prix
élevé du pétrole en abondance. Quant aux Israéliens, ils tiennent à
rester absolument hors de toute action militaire dont ils
souhaitent voir transférer la responsabilité à une force
multinationale, en fait aux Américains.
François Mitterrand :
Cette thèse ne me convainc pas. Même si elle
est vraie, c'est Saddam qui a commis la faute de céder à la
provocation.
Saddam Hussein
se déclare prêt à la confrontation, mais
prétend aussi ne pas vouloir attaquer l'Arabie Saoudite ni tout
autre voisin.
Les experts diplomatiques nous donnent eux aussi
leur analyse de la situation. L'Irak a des points d'appui solides :
le Yémen, qui dispose d'une forte armée capable de poser un vrai
problème à l'Arabie Saoudite sur son flanc ouest et qui semble
enclin à entrer en guerre aux côtés de l'Irak ; la Libye, qui
s'entend avec l'Irak pour une hausse des prix du pétrole et
manifeste sa solidarité d'État laïc avec Bagdad ; l'opinion
publique des pays arabes, y compris celle des pays les plus
modérés, qui, en général, hait les monarchies du Golfe auxquelles
les pays arabes fournissent l'essentiel de leur main-d'œuvre.
Contrôlant en outre le cinquième des réserves pétrolières de la
planète, l'Irak serait en mesure, dans les années à venir, de
manipuler les cours mondiaux du marché pétrolier. Ce serait un
facteur décisif de déstabilisation possible des économies
occidentales. De plus, depuis ces derniers mois, l'Irak a pris
directement ou indirectement le contrôle de l'ensemble des
organisations de la mouvance palestinienne capables de mener des
actions terroristes contre les pays occidentaux et l'État d'Israël.
Désormais, en effet, Bagdad a prise sur le Fatah CR d'Abou Nidal,
le FLP d'Abou Abbas, l'organisation d'Abou Ibrahim, le mouvement du
15 Mai, proche des Palestiniens dissidents. Il est donc en mesure
de mener des actions terroristes pour servir sa politique. Il faut
remarquer à cet égard les déclarations d'Abou Abbas, significatives
des intentions irakiennes et palestiniennes. Les actions
terroristes contre les intérêts occidentaux devraient constituer
une dimension majeure de la crise actuelle, surtout si elle
perdure. L'Irak reprendra ainsi le rôle qui fut le sien jusque vers
le début des années 80.
Les réactions de la classe politique française au
conflit ont été remarquablement discrètes et plutôt favorables aux
positions prises par le gouvernement. Exceptions : Antoine Waechter
et Jean-Marie Le Pen.
Nous avons une décision à prendre sur les
modalités du contrôle que devront exercer nos forces navales dans
la zone de mise en œuvre de l'embargo (nos juristes soulignent que
le mot « blocus » est à éviter, car il implique une situation de
belligérance). Ce contrôle n'est pas prévu dans la résolution du
Conseil de Sécurité, mais il est possible au moins pour les
bâtiments battant pavillon national, comme dans le cas des
pétroliers iraniens. Cela suppose une coordination entre les
marines et des instructions précises à donner à nos unités.
Notre position vis-à-vis de la force
multinationale est également à préciser. Seuls les Britanniques se
sont jusqu'à présent joints aux Américains, sur demande saoudienne.
Plus les Américains accentueront l'aspect OTAN et occidental de
cette force, plus les Arabes se déroberont, et plus grand sera le
risque de création d'un front arabe de soutien à l'Irak.
Conférence de presse du Président. Il annonce
l'envoi du Clemenceau et le
renforcement de la présence militaire française dans le
Golfe.
Il me confie peu après : J'aurais dû faire comme ça lors de la réunification
allemande : des conférences de presse quotidiennes. Cela aurait
évité qu'on déforme ma pensée.
Vendredi 10 août
1990
Saddam Hussein appelle les Arabes à la guerre
sainte contre les armées étrangères.
Au Caire, douze chefs d'État arabes décident
d'envoyer des troupes en Arabie Saoudite pour renforcer ce qui est
en train de devenir une force multinationale. Victoire de Moubarak
: seules la Jordanie et l'OLP refusent. Nous n'y sommes pas et ne
pouvons plus invoquer l'argument de l'absence arabe.
Le Sommet arabe du Caire a un effet catalytique.
Le Président Moubarak et le Roi Fahd obtiennent confirmation de la
condamnation de l'Irak et décident le déploiement de forces arabes
pour appuyer Riad, mais la Ligue arabe se divise encore davantage.
Au bloc formé par les monarchies (Jordanie mise à part), l'Égypte
et la Syrie, soit douze pays (quatorze il y a quatre jours),
s'oppose un nombre croissant d'États réservés, voire carrément
pro-irakiens. Les pays de l'Union du Maghreb arabe sont en train de
basculer dans ce camp, le Maroc faisant seul exception.
La force interarabe n'est pour le moment
constituée que de cinq mille Égyptiens !... La Syrie a l'intention
de détacher un contingent. Les Marocains s'ef forcent d'éviter
l'envoi sur place d'une brigade.
François Mitterrand :
La question du Koweït est du ressort de l'ONU.
Après tout, nous n'avons aucun accord de défense avec le Koweït, et
rien ne nous force à intervenir aux côtés des Américains s'il n'y a
pas d'accord.
Dimanche 12 août
1990
Violent discours de Saddam
Hussein contre les infidèles
étrangers. Il tente de faire l'union de l'Islam contre l'Occident.
Il en appelle à un respect absolu et sans discrimination de la
règle du droit international et de toutes les résolutions adoptées
par les Nations unies : après avoir déclaré le Djihad contre
l'Occident, il préconise une solution globale
à tous les problèmes d'occupation dans la région,
établissant ainsi un lien entre le règlement de la crise du Golfe
et celui du problème palestinien. Il essaie ainsi de reprendre dans
le domaine politique un avantage que lui a fait perdre la
quasi-unanimité de la réprobation mondiale. Il joue de deux thèmes
qui ont un profond impact sur l'opinion arabe : la préservation des
Lieux saints contre la présence des infidèles étrangers ; la
récupération des territoires occupés par Israël et l'évacuation du
Liban, en échange d'un retrait du Koweït.
Les manifestations pro-irakiennes se multiplient
dans de nombreux pays et dans les Territoires occupés.
Lundi 13 août
1990
En URSS, réhabilitation de l'ensemble des victimes
du stalinisme des années 20 à 50.
Au Koweït, les Irakiens préparent leurs défenses
en élevant des fortifications inspirées des règles soviétiques de
l'art militaire.
Le pont aérien américain vers l'Arabie Saoudite se
poursuit. Les États-Unis ont déjà sur place 200 avions et 5 000
hommes ; les estimations sur les forces qui y seront bientôt
stationnées varient de 100 000 à 250 000 hommes. L'envoi d'un
quatrième groupe naval, autour d'un porte-avions, est envisagé.
Face à ce déploiement, une attaque de l'Arabie Saoudite par l'Irak
paraît maintenant hautement improbable. A l'inverse, une frappe
préventive américaine contre des objectifs stratégiques irakiens
est plus probable, mais elle suppose que les Américains écartent
les risques d'une contre-riposte coûteuse (emploi d'armes
chimiques) et d'un embrasement général du Proche-Orient. La
probabilité la plus forte, selon nos experts militaires, est celle
d'une guerre d'usure, Saddam Hussein essayant de faire accepter son
annexion du Koweït en transposant la lutte sur le terrain politique
et en tablant sur une lassitude à terme. Ce qui n'exclut pas des
incidents aux frontières.
Les sanctions semblent être correctement mises en
œuvre. Les Irakiens essaient d'évacuer leur pétrole par voie de
terre, via la Jordanie et Akaba, et recherchent les pays
susceptibles de les approvisionner en denrées alimentaires. Tous
nos partenaires considèrent que le contrôle maritime de l'embargo —
visite forcée des navires suspects — requiert l'adoption d'une
nouvelle résolution par le Conseil de Sécurité et qu'il
conviendrait préalablement de constater des violations. Les Chinois
sont très réticents à s'engager dans la voie d'un blocus maritime
ou d'une action militaire qui serait coordonnée, comme le suggèrent
les Soviétiques, par le Comité d'état-major de l'ONU (organe qui
n'a jamais fonctionné depuis 1945).
Notre groupe aéronaval appareille en fin de
matinée.
Nous poursuivons nos interventions en faveur de
nos ressortissants bloqués à Bagdad et au Koweït. Aucun cas de
mauvais traitements n'a été signalé. Les propos tenus par Tarek
Aziz à notre chargé d'affaires confirment que leur sort est lié à
l'évolution de la situation générale.
Le Président décide, sur proposition de Roland
Dumas, d'envoyer des émissaires personnels dans les pays concernés
par la force multinationale : Pierre Mauroy (Maroc, Algérie,
Tunisie) ; Thierry de Beaucé (Bahreïn, Qatar, EAU, Oman) ;
Jean-Louis Bianco (Arabie Saoudite, Égypte) ; Jean François-Poncet
(Jordanie) ; Alain Decaux (Yémen) ; François Scheer (Syrie) ;
Claude Cheysson (OLP, Djibouti) ; Jean Lecanuet (Inde, Turquie) ;
Jean de Lipkowski (Thaïlande, Indonésie, Malaisie) ; Michel
Vauzelle (Yougoslavie) ; Edwige Avice (Mexique, Venezuela, Brésil,
Argentine).
Michel Vauzelle propose de se rendre à Bagdad. Le
Président refuse.
Mardi 14 août
1990
L'armée malienne aurait massacré des Touaregs
après l'attaque d'une sous-préfecture. Ces atrocités auraient été
commises depuis plusieurs semaines sans qu'on en sache rien. Ce
serait là aussi un beau prétexte à intervention. Mais les Touaregs
n'ont pas de pétrole.
Mercredi 15 août
1990
Annulation par Gorbatchev de toutes les privations
de citoyenneté décrétées de 1966 à 1988. Le processus de
normalisation s'accélère. Y survivra-t-il ? Sa réaction à la guerre
du Golfe me fascine : immédiatement dans le camp de l'Occident, et
personne ne lui en sait gré !
Saddam Hussein propose à l'Iran de reconnaître
l'accord frontalier de 1975, celui-là même qu'il avait dénoncé à
l'époque, entraînant les deux pays dans neuf années d'une guerre
atroce. Téhéran accepte. Nouveau renversement d'alliance...
Jeudi 16 août
1990
Pour la France comme pour les autres pays, les
conséquences économiques de cette crise ne seront pas négligeables
; le déficit de la balance des paiements et le déficit budgétaire
vont s'aggraver. Mais pas question de changer de ligne.
Sur ordre de Saddam Hussein, les ressortissants
britanniques (4 000) et américains (2 000) retenus au Koweït sont
rassemblés dans des hôtels. Ces « hôtes » étrangers serviront de «
boucliers humains ». Les Français subissent le même sort.
François Mitterrand : C'est sa plus grande faute. L'Amérique ne le lui
pardonnera jamais. Et nous encore moins, après tout ce que nous
avons fait pour lui !
Le Président est de plus en plus exaspéré par les
réactions de Jean-Pierre Chevènement qui refuse toute coopération
avec les Américains et a tenté de retarder l'envoi de notre
porte-avions dans le Golfe.
Vendredi 17 août
1990
François Mitterrand :
Vous allez voir, Saddam va faire pareil avec
les étrangers à Bagdad. On va être dans une situation de guerre. Il
faut que je parle au pays. Peut-être un message au Parlement
?
Samedi 18 août
1990
L'Irak demande que nous évacuions notre ambassade
au Koweït. Le Président refuse absolument.
Tous les ressortissants étrangers en Irak sont
regroupés à leur tour dans des hôtels. Ils serviront, comme au
Koweït, de « boucliers humains ».
Dimanche 19 août
1990
Michel Rocard passe son dimanche à faire du
planeur à partir d'un aéro-club des Yvelines. Demain, le Président
ira au golf, comme tous les lundis.
Des militaires américains du Pentagone laissent
entendre à notre attaché militaire à Washington qu'une frappe
sélective aura lieu dans les quarante-huit heures. Le Président : C'est prématuré.
Cela finira par une guerre, mais pas tout de suite. Et Bush m'en
aurait parlé.
Le Président hésite
beaucoup à adresser un message au Parlement : II faut peut-être attendre encore. Comme je l'ai prévu
depuis le début, la situation va encore s'aggraver. Il est
résolu à envoyer à l'Arabie Saoudite les instructeurs militaires
qu'elle nous réclame.
Finalement, la décision est prise ce soir de
convoquer le Parlement en session extraordinaire.
Lundi 20 août
1990
Yasser Arafat propose à Claude Cheysson, venu le
voir, une négociation séparée sur les otages français. Cheysson ne
ferme pas la porte. En l'apprenant, le
Président est catégorique : Ce serait
honteux, honteux de se séparer des autres !
Sur la recommandation de Roland Dumas, le
Président, lors d'un déjeuner, définit quelques principes pour la
gestion du blocus, à convenir avec les Américains. C'est clairement
de sa compétence directe. La notion de « mesures d'interception »
est préférée au mot « blocus ». Les zones de surveillance seront en
priorité — mais non exclusivement — le nord de la mer Rouge et le
golfe d'Akaba, la mer d'Arabie et le golfe arabo-persique. Les
navires « suspects » sont les navires à destination ou en
provenance de l'Irak et du Koweït. L'interception d'un navire
commencera par la diffusion d'un « avis aux navigateurs » informant
tous les bâtiments des mesures entrées en vigueur, suivie par
l'interrogation par radio des navires entrant dans les zones de
surveillance sur la nature et la destination (ou la provenance) de
leur cargaison. Visite du navire s'il refuse de répondre,
interdiction au navire de poursuivre sa route s'il est reconnu «
suspect », déroutement éventuel vers un port pour inspection de la
cargaison. Les signaux radio et optiques, les manœuvres
d'intimidation, les tirs de semonce précéderont l'emploi de la
force. Si nécessaire, des manœuvres d'abordage et des tirs visant à
désemparer le navire (radar, gouvernail) seront employés. Ce détail
doit être arrêté par le Président, car c'est de lui et de lui seul
que viendrait l'ordre de tir.
Les États-Unis disent que le recours à ces mesures
est justifié par la demande du Koweït et par l'article 51 (légitime
défense) de la Charte des Nations unies. Roland Dumas préférerait
qu'une nouvelle résolution du Conseil de Sécurité étende les
dispositions de la résolution 661 à l'emploi de la force, en
application de l'article 42 (recours à la force) de la Charte.
L'amiral Lanxade pense que la référence transitoire à l'article 51
(légitime défense) peut être retenue. Les mesures appliquées par la
marine des États-Unis pourraient alors l'être par nos propres
unités. Leur mise en vigueur nécessitera cependant une coordination
préalable avec les marines présentes dans la zone (définition de
zones de responsabilité, échanges d'informations sur les navires
suspects et sur les actions en cours, continuité de l'action). Les
États-Unis sont prêts à assurer cette coordination à la demande du
Koweït ; le Royaume-Uni et la Chine n'y sont pas favorables ;
le Président non plus : Je préférerais que l'ONU prenne la responsabilité de cette
coordination. En attendant pourrait être envisagée la création d'un
groupe de coordination entre les diverses marines contrôlant
l'embargo.
Une question non résolue : où dérouter les navires
suspects ? Leur inspection dans un port nécessitera l'accord des
États concernés (Egypte, Pakistan, Oman ?)
Mardi 21 août
1990
Pour gérer le blocus, en application de la
résolution 665, les États-Unis prévoient l'organisation à Bahreïn
d'une conférence de coordination à laquelle participeraient des
représentants de toutes les marines contribuant effectivement au
contrôle de l'embargo. Les Américains nous demandent de coprésider
avec eux cette réunion, car la France assume actuellement la
présidence de l'UEO. Bahreïn a accepté d'accueillir la conférence,
mais en a décliné la présidence. Roland
Dumas dit au Président : Même si on
peut regretter qu'aucun État riverain du Golfe ne veuille prendre
la présidence, il est préférable d'accepter la coprésidence plutôt
qu'une présidence des seuls Américains. Compte tenu de l'importante
participation prévue des marines européennes (Grande-Bretagne,
Italie, Belgique, Espagne, Portugal, Grèce, Pays-Bas), il y a, de
plus, une certaine logique à une coprésidence
européenne.
Le Président approuve.
Escalade. Le général Scowcroft informe l'amiral
Lanxade que les États-Unis ont reçu une nouvelle demande d'aide de
l'Arabie Saoudite et qu'ils ont décidé d'accroître massivement leur
dispositif militaire dans la zone : augmentation des forces navales
dans le golfe Persique et la mer Rouge ; des forces aériennes
(plusieurs centaines d'avions) déployées sur des bases saoudiennes
; des forces terrestres prélevées sur la 82e division aéroportée. Ces forces seront complétées
par des unités de reconnaissance et de soutien. Le début de la mise
en place de ces forces nouvelles serait imminent.
L'Arabie Saoudite a des instructeurs civils
français qui dépendent des sociétés fournisseuses d'armes ; elle
craint leur départ et nous demande des instructeurs militaires,
même à titre symbolique, pour en avoir sur le sol saoudien.
Participerons-nous à cette action ? Enverrons-nous
des troupes terrestres en Arabie ? Deux types de solutions sont
envisageables : soit des moyens aéronavals déployés en Méditerranée
orientale ou dans l'océan Indien ; soit (ou simultanément) des
éléments terrestres à base d'hélicoptères de combat, pouvant être
débarqués à partir d'un porte-avions. On passerait là évidemment à
une étape toute différente : des troupes terrestres en Arabie
Saoudite. Le Président s'y refuse pour l'instant. Si faire se peut,
il ne veut rien entreprendre qui n'ait été décidé préalablement par
le Conseil de Sécurité de l'ONU.
L'amiral Lanxade essaie de sonder les intentions
des Britanniques quant à l'envoi des troupes terrestres.
François Mitterrand :
Vous voyez ! Si l'URSS était encore puissante,
elle enverrait des hommes en Irak et on serait aujourd'hui à la
veille de la Troisième Guerre mondiale.
Où en est le pétrole ? Le baril de brut valait 16
dollars au début de juillet et 20 dollars avant l'invasion du
Koweït. Il semblait, il y a une semaine, se stabiliser autour de 25
dollars. Mais, depuis quelques jours, la hausse a repris, jusqu'à
atteindre 29 dollars. Les experts pétroliers considèrent que, sauf
déclenchement de la guerre — c'est-à-dire : sauf risque pour la
production des autres pays du Golfe —, on peut tenir l'embargo avec
un pétrole dans une fourchette de 25 à 30 dollars, grâce aux
économies de consommation (assez marginales), à la production
supplémentaire de certains pays hors du Golfe, à un effort des
Saoudiens et à un déstockage partiel. L'engagement de combats
pourrait déclencher un choc brutal avec pénurie et prix élevés (de
40 à 50 dollars le baril). La conséquence en serait une profonde
récession mondiale. Il faut donc prévoir des économies budgétaires
significatives.
François Mitterrand réunit un nouveau Conseil
restreint dans son bureau.
Le Président :
Depuis le 9 août, la situation a évolué selon
le schéma prévu, c'est-à-dire en s'aggravant et en diversifiant les
risques. La décision que nous avons prise a été de mettre à
exécution la décision du Conseil de Sécurité. Nous avons été parmi
les premiers, sinon les premiers, à alerter la Communauté
européenne et le Conseil de Sécurité. L'embargo sans moyens, cela
n'aurait pas de sens. La seule chose qui nous intéresse, c'est que
des décisions de l'ONU organisant l'application de l'embargo
puissent, autant que possible, précéder l'action. Nous devons y
pousser au maximum, mais on ne peut pas tenir longtemps sur ce terrain-là. Les navires doivent être
visités, arraisonnés le cas échéant. Et s'ils résistent ? Ils ne
seront pas nombreux à le faire. Ce sont des marchands, pas des
héros. Mais cela peut arriver. Les coups de semonce dépendent de
l'autorité militaire ; les tirs au but, de l'autorité du chef de
l'État. Ou bien il ne fallait pas y aller, ou bien, si on y va, il
faut être logique avec soi-même. Cela, d'autant plus que l'affaire
des otages vient créer une situation morale et psychologique
inacceptable. J'ai été scandalisé — même si Arafat en a parlé à Cheysson, et même si ne je
sais pas ce que Cheysson lui a répondu — qu'on ait pu penser une seconde que nous envisagerions une
négociation séparée pour nos ressortissants. Mais peut-être
n'était-ce pas l'avis du Quai d'Orsay ?...
Roland Dumas :
Il n'y a pas de négociation avec l'OLP ! Et la
cellule « information » pour les familles d'otages a très bien
fonctionné.
Le Président : Peut-être,
mais, en tout cas, l'information est très mal faite !
Jean-Pierre Chevènement : Notre attaché de défense à Washington m'annonce comme
certaine une frappe sélective dans les quarante-huit
heures.
Le Président :
On dit cela partout ! Ce n'est pas un secret,
c'est une rumeur ! Depuis huit jours, on ne parle que de ça. En
tout cas, Bush ne m'en a pas parlé.
Jean-Pierre Chevènement
: Cela tendrait à prouver que les
services avaient raison en disant que tout cela était un piège
tendu par les Américains aux Irakiens.
Le Président :
Ça ne prouve rien du tout ! Quoi qu'il en
soit, on est dans une crise qui doit normalement s'achever par une
guerre. Si on y échappe, tant mieux. On fait tout ce qui est
raisonnable pour y échapper, mais ce n'est guère probable. Il est
plus probable que les États-Unis décideront sans nous consulter.
Mais en ont-ils déjà les moyens surplace ?
Jean-Pierre Chevènement : En
tout cas, les Etats-Unis n'ont laissé aucune possibilité de
négociation aux Irakiens.
Le Président, irrité :
La réalité, c'est quand même que Saddam
Hussein s'est emparé du Koweït et qu'il a eu un comportement très
agressif à l'égard d'un pays comme le nôtre.
Jean-Pierre Chevènement
: Oui, mais nous ne sommes pas placés
au même endroit du monde que les États-Unis.
Le Président, de plus en
plus exaspéré : Je le sais très bien, vous me
l'avez déjà dit ! Écoutez : si nous sommes en désaccord là-dessus,
monsieur le Ministre, il faut en tirer les
conséquences.
Jean-Pierre Chevènement,
renfrogné : L'efficacité de l'embargo est
certaine. Pour le porte-avions, on pourrait lui faire faire des
exercices à Djibouti, puis dans les Émirats.
Le Président :
Peut-être, mais sa destination est quand même
le Golfe et ses abords ! Et il ne faut pas arriver trop
tard.
François Mitterrand confirme sa décision d'envoyer
en Arabie Saoudite des Crotale, des Mistral, des escadrons de
reconnaissance et les instructeurs militaires que Riyad nous
demande. Il annonce qu'avec l'accord du Premier ministre il
convoque le Parlement en session extraordinaire pour entendre une
communication du gouvernement sur la situation dans le Golfe. Il
décide d'en parler ce soir à la télévision.
François Mitterrand
conclut : Comme toujours, l'Histoire est faite
de milliers de malentendus. Toute décision élimine ses contraires,
si séduisants soient-ils. Comme toujours, il faut choisir. Pour
moi, la considération qui l'emporte sur toutes les autres, c'est
qu'on ne peut pas laisser bafouer le droit international et qu'on
ne peut pas laisser le champ libre à un prédateur dans une région
où se trouvent réunis les éléments d'une guerre
future.
A l'issue du Conseil restreint, le service de
presse de la Présidence de la République diffuse le communiqué
suivant :
Examen de la situation
intemationale après les récents évenements du Golfe :
1 La France applique avec fermeté les sanctions décidées par
le Conseil de Sécurité de l'ONU contre l'Irak. Les moyens navals
qu'elle déploie dans le Golfe ont notamment pour mission de faire
respecter l'embargo, y compris par le recours à la contrainte. Des
instructions en ce sens ont été données aux commandants d'unités.
Une coordination est assurée avec les autres forces navales
présentes dans la zone.
2 La décision de l'Irak de retenir des ressortissants
étrangers et de les utiliser comme otages est un acte inacceptable
: il viole toutes les lois internationales et les droits les plus
élémentaires de la personne humaine. La France assurera, par tous
les moyens qu'elle jugera nécessaires, la sauvegarde de ses
ressortissants. Elle se tient en contact permanent à ce sujet avec
ses partenaires de la Communauté européenne, avec les États-Unis et
avec tous les États concernés. Elle demande que la résolution 664
du Conseil de Sécurité soit immédiatement et entièrement appliquée
afin que tous les ressortissants étrangers soient libérés et
puissent rejoindre leur famille.
3 Le dispositif d'aide et de contact avec nos ressortissants
et leurs familles, sur place et en France, sera renforcé. Sans
cacher la gravité de la situation, le gouvernement assure les
familles de sa détermination et de la solidarité nationale à
leur égard.
4 La France, comme ses partenaires de la Communauté
européenne, considère comme nulle et non avenue la demande
irakienne de fermeture des ambassades à Koweït. La France
maintiendra dans ce pays sa représentation diplomatique dont la
première tâche est d'assurer aide et protection à nos
ressortissants. Elle entend que les forces d'occupation n'entravent
en rien cette action.
5 La France a décidé d'apporter aux pays menacés une
assistance militaire. Des moyens matériels et techniques ont été et
seront mis en place.
6 La situation créée par les événements du Golfe ne justifie
pas une modification des orientations de la politique économique
qui seront traduites dans le projet de budget pour 1991 : stabilité
du franc, réduction du déficit budgétaire, priorité à
l'investissement productif et à l'emploi, maîtrise de la demande
intérieure publique et privée. C'est par l'effort de tous,
équitablement réparti, que la France pourra, dans ce contexte,
préserver la croissance nécessaire pour faire reculer le
chômage.
Le Président reçoit Jean-Pierre Chevènement en
tête à tête. Dialogue long et peu chaleureux. Le ministre de la
Défense souhaiterait convaincre le chef de l'État que cette crise a
été voulue par les Américains et que s'allier à eux ne peut que
nuire à nos intérêts.
Gilles Ménage rend compte de l'écoute téléphonique
d'une conversation de l'ambassadeur d'Irak
avec la direction de TF1. L'ambassadeur a suggéré qu'un
journaliste aille à Bagdad et en profite pour ramener
clandestinement le bébé d'un couple de Français retenus à
Bagdad.
Renforcement rapide du dispositif américain en
Arabie Saoudite, au rythme de 3 000 hommes et 50 avions par jour.
De l'avis général, la situation militaire est celle d'une
supériorité aérienne américaine, les Irakiens gardant la maîtrise
au sol grâce à leurs effectifs (plus de 1 million d'hommes, dont
150 000 au Koweït) et à leurs blindés. Le scénario le plus probable
est l'enlisement dans le blocus. Les
adversaires de l'Irak essaient de mettre en place un embargo le
plus étanche possible et espèrent à moyen terme un épuisement du
pays débouchant sur une capitulation ou un changement d'équipe.
Mais le temps joue peut-être en faveur de l'Irak qui dispose de
réserves (trois mois ? six mois ?) et escompte une lassitude plus
rapide de certains pays atteints de plein fouet par la suspension
des échanges (Jordanie, bien sûr, mais aussi Brésil, Inde, etc.).
Parmi les scénarios à composante militaire, les états-majors ne
croient plus à une agression de l'Irak contre l'Arabie Saoudite,
car la riposte américaine serait immédiate. Une action militaire de
Bagdad contre Israël, afin de susciter une riposte et reconstituer
ainsi le front arabe, est également improbable. Plus plausible est
la thèse d'une frappe américaine contre le Koweït (où les forces
irakiennes sont peu mobiles) ou, plus vraisemblablement, contre des
objectifs militaires, balistiques et nucléaires irakiens. Nul ne
peut précisément apprécier l'étendue des représailles que
déclencherait alors Bagdad.
Le Président intervient
à la télévision pour avertir les Français que l'Occident et l'Irak
sont entrés dans une logique de
guerre.
Mercredi 22 août
1990
Au Conseil des ministres, le
Président : Devant tous ces événements,
il faut garder la tête aussi froide que possible. Ils peuvent être
dominés, même si les chances d'éviter un conflit sont faibles. Il
faut que l'embargo soit efficace. Un embargo assorti de mesures de
contrainte ressemble à un blocus, même si c'est juridiquement
différent. Aucun traité de droit international ne dit que l'embargo
consiste à ne rien faire. L'embargo lui-même a une chance de
réussir, qu'il serait dangereux de compromettre par une
intervention intempestive. Ce qui a précipité les choses, c'est la
prise d'otages. C'est inacceptable pour l'Amérique, hantée par le
souvenir de l'Iran. A mon avis, c'est une grande faute de l'Irak.
Saddam Hussein gâche ses positions par cet acte de barbarie que
nous n'avons même pas connu ici pendant les dernières guerres, qui
étaient pourtant sauvages. C'est aussi une grande faute à l'égard
de la France. Nous étions supposés être deux pays amis, nous avons,
avec l'URSS, fourni des armes à l'Irak pour éviter que le monde
arabe ne soit enfoncé par l'Iran de Khomeyni. Cela nous est
reproché par des journaux qui n'ont pas réfléchi à l'importance de
l'enjeu.
On exige de nous plus de
fermeté. Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que nous devrions
commencer la guerre ou installer nos armées de terre dans les pays
du Golfe ? Il ne faut pas céder non plus aux campagnes exagérément
anti-américaines. Si les États-Unis n'étaient pas allés en Arabie
Saoudite, qui aurait arrêté Saddam Hussein ? Pas nous. Nous n'en
avons pas les moyens. Cela veut-il dire que nous approuvons l'idée
que les Américains s'érigent en gendarmes du monde ? Non, il n'en
est pas question. Si ces événements étaient arrivés avant
l'affaiblissement de l'URSS, toutes les conditions d'une Troisième
Guerre mondiale étaient réunies.
La révélation, par Le Canard
enchaîné, du rôle de Jean-Pierre Chevènement dans la
fondation de l'association des Amitiés franco-irakiennes et,
surtout, la publication d'une dépêche de l'Agence France-Presse
attribuant à un haut responsable
gouvernemental qui a requis l'anonymat — chacun a reconnu
Chevènement — des déclarations peu conformes à la ligne officielle,
mettent le Président en fureur. Il convoque le ministre à l'Élysée
à 15 heures. Leur discussion dure une heure. Puis Chevènement se
rend à Matignon voir Rocard. Le Président et Michel Rocard lui
posent successivement la question de confiance en tête à tête :
Le ministre de la Défense est-il d'accord avec
la politique du gouvernement ? Chevènement proteste à chaque
fois, affirmant qu'il n'est pas démissionnaire. Michel Rocard lui
donne vingt-quatre heures pour faire amende honorable ou
démissionner. Le Président : Je ne comprends absolument pas son attitude. Il fait
savoir par tous les moyens son désaccord et, en même temps, il ne
veut pas démissionner.
Le Premier ministre a sûrement parlé au Président
de son intention de critiquer TF1 et La Cinq,
qui se sont transformées, dit-il, en porte-parole de l'Irak.
Le Président laisse faire. Mais, devant moi, il se demande si
Rocard a raison de protester publiquement.
François Mitterrand :
Si le Roi d'Arabie le demande, nos troupes qui
sont sur le Clemenceau débarqueront au premier
incident.
Jeudi 23 août
1990
Nous ne savons que peu de chose sur les
conversations téléphoniques du Président avec les chefs d'État
étrangers. Il n'en donne de compte rendu à personne. Je sais
simplement que George Bush ne lui a pas parlé d'une attaque
américaine imminente.
La dynamique de la réunification allemande
s'achève dans l'indifférence générale. La Volkskammer décide l'adhésion de la RDA à la RFA à
partir du 3 octobre 1990 (294 voix pour, 62 contre et 7
abstentions). Les élections de décembre auront lieu dans
l'Allemagne réunifiée qui se reconstitue hors des débats sur le
Moyen-Orient où ses troupes n'ont pas de place.
Vendredi 24 août
1990
Dans une interview à L'Est
républicain, Jean-Pierre Chevènement refuse l'hypothèse de
sa démission et affirme son entière solidarité avec la politique
déterminée par le Président de la République dans le Golfe.
Il a raison : il applique une politique qu'il
n'approuve pas. Mais il l'applique. Sans compter que les chefs
militaires sont encore moins bellicistes que lui!
Le Monde révèle
aujourd'hui que Patrick Poivre d'Arvor a caché un enfant de quinze
mois dans son sac de voyages, à son retour de Bagdad. Il aurait
renoncé à l'annoncer lors de sa conférence de presse de mercredi,
comme il l'avait prévu. Il a néanmoins tenu à déclarer aux
journalistes qu'il leur révélerait « une histoire merveilleuse »
plus tard.
Samedi 25 août
1990
Toujours avec l'approbation de la France, le
Conseil de Sécurité de l'ONU autorise l'usage de la force pour
faire respecter l'embargo contre l'Irak.
François Mitterrand :
Là, au moins, c'est clair. On peut faire
respecter l'embargo en toute légalité.
Dimanche 26 août
1990
S'il faut ouvrir le feu à l'occasion d'un incident
lié à l'embargo, on aura une bataille parfaitement légale. Certains
ici pensent que les Américains vont provoquer ce genre
d'incident.
Kurt Waldheim revient de Bagdad où Saddam Hussein
lui a « fait cadeau » de tous les otages autrichiens ! Deux «
bannis » de l'Histoire se font l'un l'autre une promotion
planétaire.
Lundi 27 août
1990
Au cours de son entretien avec certains
Occidentaux « hébergés » par l'Irak, Saddam
Hussein déclare : Les hommes politiques
français sont nos amis et nous aurions souhaité qu'ils dialoguent
avec nous... Nous ignorons pourquoi quelques-uns d'entre eux ont
commis une série d'erreurs en flattant la politique dangereuse des
Américains... Les Français, à mon avis, ont besoin de se souvenir
de l'esprit du général de Gaulle avant de prendre une
décision...
Session extraordinaire du Parlement sur la crise
du Golfe. Les critiques contre la politique de la France sont
modérées.
Parmi les divers envoyés du Président, l'un d'eux
reçoit des informations particulièrement intéressantes : Jean-Louis
Bianco, à Riyad. Voulant marquer une considération spéciale pour la
France et l'émissaire du Président, le Roi Fahd le reçoit,
contrairement à l'usage, dans un endroit où les étrangers ne sont
pas habituellement admis. Il ne le fait pas attendre et l'appelle
mon cher ami. D'après lui, Saddam Hussein avait prévenu Hussein de
Jordanie et les Iraniens de sa décision d'attaquer le Koweït. En
vue de cette invasion, Saddam Hussein avait massé des forces qui
n'étaient pas destinées au seul Koweït, mais aussi à l'Arabie
Saoudite et aux États du Golfe. Le but de Saddam Hussein, explique
le Roi, est de se rendre maître d'environ 40 % du pétrole mondial.
Seule la réaction de la communauté internationale et des États-Unis
l'a empêché d'accomplir son projet. Le Roi Fahd décrit longuement
ce qu'il appelle la duplicité de Saddam
Hussein : le soir de l'invasion, le Roi recevait à sa table les
plénipotentiaires koweïtiens et irakiens qui négociaient sur leur
différend frontalier. Le dîner s'était déroulé sans drame. Le point
essentiel, pour lui, est d'obtenir une présence militaire
française, même symbolique, quelle que soit sa forme, sur le sol
saoudien. Conformément aux instructions du Président, Jean-Louis Bianco répond : A la
plus petite alerte, les éléments qui sont sur le Clemenceau, ou
d'autres éventuellement, seraient à votre disposition.
Mardi 28 août
1990
Au Conseil des ministres, après l'exposé de Roland
Dumas, Jean-Pierre Chevènement :
Le ministre des Affaires étrangères a déclaré
que les conditions juridiques étaient réunies pour une
intervention. Cela ne me paraît pas exact.
Le Président, agacé :
Il s'agit évidemment de la décision du Conseil
de Sécurité pour l'application de l'embargo. Personne ne désire la
guerre. Mais on la supportera, s'il le faut.
Chevènement revient à la charge.
Le Président :
Arrêtons là cette discussion ! Nous avons le
même droit que les Américains d'appliquer la résolution 665. Mais
si tel ou tel pays attaquait l'Irak sans lien avec l'embargo, ce
serait une autre affaire. Peut-être cela se produira-t-il ? Ceci
n'est pas de l'autorité du gouvernement français. Nous ne sommes
pas le gouvernement américain, mais nous serons naturellement
engagés par la manière dont nous approuverons ou
contesterons.
Il me dit peu après : Chevènement fera tout pour empêcher cette guerre. Les
militaires ne veulent pas non plus la faire. A la limite, Chevènement voudrait qu'on se batte, sans
nuire à l'Irak...
Le Président part pour Oslo.
Jean-Louis Bianco est également reçu au Caire par
Hosni Moubarak, qui lui fait un long
récit des turpitudes de Saddam Hussein.
Selon lui, tout cela était prémédité. Une preuve : l'ambassadeur
d'Irak au Japon, qui avait demandé à prendre ses vacances du 15
juillet au 15 août, s'est vu signifier l'interdiction de quitter
son poste à ces dates. De hauts responsables irakiens ont confié en
juillet à des responsables arabes : Vous
verrez, d'ici peu de temps, l'Irak sera une des deux ou trois
grandes puissances du monde. Le Président égyptien est très
content d'avoir réussi à réaliser, au Sommet du Caire du 10 août,
l'union des Arabes. Seuls l'OLP et Hussein de Jordanie ont soutenu
Tarek Aziz. Tout était coordonné entre eux — jusqu'à la moindre mimique, précise-t-il. Le seul
qui trouve grâce à ses yeux, c'est Chadli, dont il évoque les
difficultés et le courage. Lors du Sommet, Muammar Kadhafi lui a dit : Saddam Hussein est fou. Hosni
Moubarak, relatant le propos, commente en riant :
Vous ne trouvez pas que c'est drôle, venant de
Kadhafi ? A propos de l'armée irakienne : Je la ratatinerai quand je voudrai. En 1973, lors
de la guerre contre Israël, je commandais
l'année de l'air et j'avais sous mes ordres des pilotes irakiens.
Un jour, ces pilotes ne décollent pas. Finalement, ils s'envolent.
Trente secondes plus tard, le chef de leur escadrille appelle :
problème de carburant, il demande à atterrir. Ils atterrissent ;
ils repartent. Trente secondes après, il rappelle : problème de
fading dans les transmissions, il redemande à atterrir. Ils n'ont
pas redécollé ! Je les ai renvoyés ! D'ailleurs, j'ai dit plusieurs
fois à Saddam Hussein, pendant le conflit avec l'Iran : « Pourquoi
vos brillants pilotes n'attaquent-ils jamais l'Iran ? » Et
il ajoute cette histoire étonnante :
Quelques jours avant l'agression contre le
Koweït, Saddam Hussein m'a fait parvenir un chèque de 20 millions
de dollars tout en m'en annonçant deux autres. Je lui ai retourné
son chèque.
L'ambassadeur de France au Caire, Alain Dejamanet, qui accompagne Bianco, évoque alors
nos amis Palestiniens. Hosni Moubarak l'interrompt : Ce
sont vos amis, pas les nôtres.
En conclusion, le Président égyptien explique
qu'il ne faut surtout pas que la France paraisse en arrière de la
main. Pourquoi toujours attendre que l'ONU autorise avant d'agir ?
Si un navire américain, avant même la
résolution de l'ONU, avait fait respecter l'embargo par la force,
j'aurais applaudi des deux mains.
Le Koweït devient la dix-neuvième province de
l'Irak. Saddam Hussein annonce la
libération des femmes et des enfants de ses « hôtes étrangers
».
Longue dépêche signée de André Janier, notre
chargé d'affaires à Bagdad. Il explique que, depuis quelques jours,
les autorités irakiennes baissent le ton. Succédant aux bruits de
bottes et au cliquetis des armes, les déclarations officielles, les
éditoriaux de la presse et ses interlocuteurs insistent désormais
sur la nécessité d'un règlement pacifique de la crise, sur les
vertus du dialogue politique et la possibilité d'une solution
arabe. Deux raisons peuvent, selon lui, justifier ce changement
d'attitude : convaincus que l'impasse actuelle ainsi que la
solidarité et la détermination affichées au Conseil de Sécurité
accroissent dangereusement leur isolement au sein de la communauté
internationale, les Irakiens tentent de le briser en proposant
d'organiser des contacts tous azimuts. Kurt Waldheim a été reçu à
Bagdad en grande pompe. Saddam Hussein se dit disposé à rencontrer
George Bush et Margaret Thatcher. Ses émissaires sillonnent le
monde arabe et l'Afrique. Tarek Aziz a immédiatement accepté
l'offre de dialogue présentée par Javier Perez de Cuellar.
L'épreuve de force a été évitée jusqu'à présent dans l'affaire des
ambassades au Koweït. Plusieurs dizaines de journalistes
occidentaux ont été autorisés à entrer en Irak. Désireux de
concrétiser le fait accompli au Koweït et d'éloigner la menace
d'une attaque armée des États-Unis et de leurs alliés, les Irakiens
cherchent à gagner du temps, persuadés que celui-ci jouera
finalement en leur faveur, mais sans rien céder sur l'essentiel.
Les mesures d'« irakisation » s'accélèrent au Koweït (la dernière
en date concernant le rattachement administratif de l'émirat à
l'Irak). Et le maintien, voire le renforcement de la mobilisation
et du dispositif militaire irakiens, ainsi que le refus de laisser
sortir les otages masculins montrent que, sur le fond, Saddam ne
cède rien.
Selon Janier, désemparés par l'évolution d'une
situation qu'ils n'avaient pas prévue, les Irakiens soufflent
alternativement le chaud et le froid, à la fois pour donner le
change et brouiller les cartes. Mais il doute de leur sincérité et
de leur volonté d'entamer un véritable dialogue. Saddam Hussein ne
se soumettra pas, à son avis, aux décisions du Conseil de Sécurité.
Il n'acceptera jamais de retirer sans conditions ses troupes du
Koweït. Il ne libérera pas les otages étrangers s'il n'obtient pas
de contreparties concernant la présence des forces américains et
alliées dans le Golfe.
Sur le plan diplomatique, l'Irak confirme sa
méfiance à l'égard des initiatives de la Ligue arabe. Il a qualifié
d'illégale la prochaine réunion du
Conseil de la Ligue, dans la mesure où elle
appliquera une décision elle-même juridiquement illégale, n'ayant
pas requis l'unanimité qu'exige sa Charte.
Bagdad envoie partout des émissaires. Le ministre
du Travail sillonne les capitales africaines ; Samal Majid Faraj,
ministre du Plan, a été chargé de « défendre et illustrer »
l'initiative de Saddam Hussein auprès des dirigeants bulgares et du
Président yougoslave.
Mercredi 29 août
1990
A Bagdad, le ministère des Affaires étrangères,
dit Janier, confirme qu'aucun soldat irakien ne se trouve plus
retenu aujourd'hui prisonnier en territoire iranien. Une commission
mixte irako-iranienne a par ailleurs été créée afin d'accélérer
l'échange des prisonniers.
Jeudi 30 août
1990
Dernier compromis entre chrétiens-démocrates (CDU)
et sociaux-démocrates (SPD) ouest-allemands sur la réglementation
de l'avortement.
George Bush demande aux alliés de partager « le
fardeau » financier de l'opération militaire en Irak. Une armée
mercenaire.
Vendredi 31 août
1990
Signature à Berlin-Est du traité d'unification de
l'Allemagne par les gouvernements de RDA et de RFA.
Abbas Madani, président du Front islamique du
salut algérien, et le pasteur Jesse Jackson sont reçus par Saddam
Hussein, Taha Yassin Ramadhan et Tarek Aziz.
Par la voix de l'agence officielle INA, les
autorités irakiennes réfutent l'information selon laquelle Bagdad
aurait proposé aux États-Unis de se retirer du Koweït et de libérer
les otages en échange de la levée des sanctions. L'INA rappelle que
la position de l'Irak figure dans une lettre du Président Saddam du
12 août pour un règlement global de tous les
problèmes de la région, mais il ajoute : Le Koweït fait historiquement partie de l'Irak et le
restera à jamais. Comme toujours, concessions et obstination
se succèdent dans la même phrase. Rien à en tirer.
Samedi 1er septembre 1990
Janier, notre chargé d'affaires à Bagdad, nous
informe que cinq ressortissants français viennent d'être transférés
de Koweït City à l'hôtel Melia Mansour de Bagdad. François Mitterrand : Saddam a
fait la pire faute avec les otages. Et nous faire ça à nous,
Français, après tout ce qu'on a fait pour lui ! C'est un brigand
!
Réflexions avant le passage, après-demain, du Roi
Hussein à Paris. La Jordanie est économiquement sinistrée. Comme
elle recevait 95 % de son pétrole d'Irak, elle perdra 2 milliards
de dollars par an (tarissement du commerce de transit, disparition
de l'aide des « pays frères » et des transferts des 100 000
Jordaniens du Koweït, etc.). Malgré cela, le Roi peut se prévaloir
d'un consensus à peu près total des populations de son pays. Sa
position reste ambiguë. Alors qu'ont eu lieu d'importantes
manifestations en faveur de Saddam Hussein, la Jordanie s'est
déclarée opposée à l'acquisition de territoires par la force, donc
à l'annexion du Koweït ; elle continue à reconnaître le
gouvernement de l'Émir Jaber et a approuvé les résolutions du
Conseil de Sécurité. Mais, rejetant toute présence étrangère sur le
sol arabe, Amman a refusé de s'associer à la deuxième condamnation
de la Ligue arabe et cherche les voies d'une solution arabe. Le Roi
propose le retrait simultané (et complet, pour ce qui est du
Koweït) des troupes irakiennes et américaines et le déploiement, à
leur place, d'une force d'interposition arabe. La Jordanie a
manifesté son intention de respecter l'embargo, mais, dans les
faits, un important trafic routier continue à acheminer des
marchandises d'Akaba vers l'Irak. Le roi Hussein rappelle souvent
que l'éphémère confédération hachémite irako-jordanienne avait
déjà, par le passé, formulé des revendications sur le territoire
koweïtien ; et que Bagdad a depuis longtemps critiqué tant la
politique pétrolière de l'émirat que le refus des Koweïtiens de
considérer leurs créances sur l'Irak comme une « contribution » à
l'effort de guerre contre l'Iran, notamment lors de la réunion de
Djedda, à la veille de l'invasion. Par une attitude moins
intransigeante, estime-t-il, le Koweït aurait pu éviter le pire. De
même, un retrait irakien aurait pu être envisagé dès le mois d'août
si, d'une part, la Ligue arabe et l'Égypte n'avaient pas adopté des
positions dures, et si, d'autre part, les forces occidentales
n'étaient pas intervenues. Mais, a déclaré Amman Hussein à des interlocuteurs espagnols, plus on est ferme avec Saddam Hussein, plus sa réaction
est violente. Cette crise est la plus grave que j'aie connue depuis
le début de mon règne pourtant mouvementé ; ses conséquences sont
incalculables non seulement pour le monde arabe, où l'opinion est
quasi unanime à soutenir Saddam Hussein, mais également pour
l'ensemble de la région et le reste du monde. Il faut donc agir
d'urgence et profiter du palier auquel on est arrivé dans
l'escalade pour empêcher que celle-ci ne reprenne. Même si je n'ai
pas de véritable plan, je réfléchis, dans mes contacts avec mes
différents interlocuteurs, à une solution qui reposerait sur les
principes suivants : refus de l'occupation de territoires par
laforce (la Jordanie, dont une partie du territoire est sous
occupation israélienne depuis vingt-trois ans, est bien placée pour
en parler) ; respect des résolutions des Nations unies ;
autodétermination du peuple koweïtien (sans autre précision) ;
retrait des forces occidentales, sans lequel toute perspective
d'évacuation irakienne reste illusoire. Pour lui, l'Irak
doit disposer d'un véritable accès au golfe Persique. En tant que «
Chérif Hussein », descendant des gardiens de La Mecque et de
Médine, il est violemment hostile à la présence de forces
étrangères sur l'actuel territoire saoudien où se trouvent les
Lieux saints de l'Islam. Je ne suis ni
pro-irakien ni anti-kowei'tien, contrairement à ce que l'on semble
penser en Europe à cause de l'image déformée de mon pays que donne
la presse. Je réfléchis à une solution en me concertant avec les
uns et les autres, et en tenant compte de la situation de fait sur
le terrain.
Nous apprenons par notre ambassadeur à Amman que,
dans la plus grande discrétion, le secrétaire général de l'ONU,
Perez de Cuellar, vient d'y rencontrer Tarek Aziz dans une salle de
réunion du diwan du roi. D'après notre
représentant, l'ambassadeur américain « marque » de près le
secrétaire général et lui a même fait remettre à son arrivée des
notes visant à lui dicter de façon précise ce qu'il devait dire !
D'après ce qu'il sait — c'est-à-dire presque rien — , le secrétaire
général de l'ONU aurait expliqué qu'il n'est que le « serviteur »
du Conseil de Sécurité et que son rôle se borne à contribuer à la
mise en œuvre de ses résolutions. Il n'a pas mandat pour négocier,
mais pour échanger des vues. Après avoir rappelé la position de
l'Irak, le ministre irakien des Affaires étrangères lui aurait dit
qu'il était là lui aussi pour écouter.
Javier Perez de Cuellar
rend compte directement de ses entretiens au Président Mitterrand
en résumant : Tarek Aziz ne m'a rien dit. Je
n'ai jamais vu cela : pas la moindre ouverture !
Les ministres socialistes s'opposent violemment
entre eux sur la préparation du prochain budget. Jean-Louis Bianco me dit : J'ai
vu venir — et j'en ai parlé au
Président — cette controverse
absolument insensée entre les ministres socialistes. Pierre
Bérégovoy est démissionnaire. J'ai dit au Président qu'il fallait
intervenir.
Le Président :
La dérive de la Sécurité sociale est grave. La
CSG est sans doute inévitable, mais cela ne remplace pas une
réforme d'ensemble. Au contraire ! On va croire qu'on a trouvé un
nouveau trésor pour financer tous les déficits.
Le chef de l'État trouve cette agitation
insupportable. Il a bien d'autres choses en tête. Il souhaite
recevoir les principaux responsables politiques pour parler de
l'Irak, mais Valéry Giscard d'Estaing ne veut pas être traité en
responsable politique comme les autres ; il se montre même réticent
à venir le même jour que les autres. Solution convenue : faire un
communiqué spécial pour lui, une demi-heure avant les autres
!
Dimanche 2 septembre
1990
700 femmes et enfants d'étrangers ont quitté
Bagdad hier et aujourd'hui.
Lundi 3 septembre
1990
François Mitterrand
s'agace des déclarations pincées de Valéry Giscard d'Estaing, à
TF1, à propos de la « logique de guerre
» : Il voudrait, pour me soutenir clairement
dans cette affaire, que je le traite différemment des autres, que
je le consulte en particulier... Ses problèmes de susceptibilité
personnelle lui tiennent lieu d'opinion politique.
Inaugurant la deuxième conférence sur les pays les
moins avancés, réunie à Paris, François
Mitterrand présente un plan de combat
contre le sous-développement. Tout le monde a l'esprit
ailleurs : impression étrange que de parler d'aide du Nord au Sud
au moment même où s'annonce une confrontation entre le Nord coalisé
et une dictature du Sud.
Chaque jour, nous faisons désormais le point sur
la situation militaire sur le terrain dans le bureau de Jean-Louis
Bianco avec les principaux responsables. Le dispositif naval est à
présent en mesure de faire respecter l'embargo maritime, et le
dispositif aérien américain est capable de conduire toute opération
offensive ou défensive contre l'Irak. Quant au dispositif
terrestre, il est suffisant pour écarter tout risque d'une
agression irakienne contre l'Arabie Saoudite, dont la probabilité
est maintenant réduite, sauf dans l'hypothèse de l'action
irrationnelle d'un homme acculé. Mais les forces terrestres
américaines ne seront sans doute pas prêtes à conduire une action
offensive en territoire koweïtien avant deux ou trois
semaines.
Dans ces conditions, Washington peut lancer des
actions limitées de rétorsion sur des objectifs maritimes ou
terrestres, comme en 1987 et 1988 contre l'Iran (destruction de
mouilleurs de mines, bombardement d'une plate-forme ou d'un
terminal pétrolier), soit pour entraîner l'Irak dans une escalade
créant le contexte politique favorable à une action de grande
ampleur, soit pour riposter à des agressions irakiennes limitées
dans le cadre d'une politique d'ensemble faisant reposer la
solution de la crise sur une stricte application de l'embargo ;
c'est cette seconde ligne que les autorités américaines déclarent
suivre aujourd'hui.
A Paris comme ailleurs, l'embargo pétrolier oblige
à revoir le budget de l'an prochain tel qu'il avait été arrêté.
Pierre Bérégovoy a proposé de faire des économies et d'en utiliser
une partie à financer une baisse de l'impôt sur les sociétés, ce
qui fait hurler certains responsables. Réunion à Matignon entre les
ministres concernés et le bureau du groupe socialiste de
l'Assemblée :
Pierre Bérégovoy :
Je veux éviter d'avoir à vous proposer un plan
de rigueur au milieu de l'année prochaine. Pour cela, il faut faire
des économies (7 milliards), y ajouter le fruit de mesures de
justice fiscale (6 milliards), et utiliser cela pour réduire par
précaution le déficit (comme certains parlementaires l'ont
suggéré), recycler ces sommes en partie dans l'investissement (7
milliards) et en partie dans la lutte contre l'inflation (6
milliards). C'est cette seconde voie, plus risquée, qui a été
choisie par le gouvernement.
Le président du groupe socialiste, Louis Mermaz : Je rappelle
d'abord mon souhait que l'on évite de toucher à des dépenses
sensibles : chômeurs en fin de droits, éducation, logement social,
création d'emplois dans la Justice, veuves de guerre, anciens
d'Afrique du Nord, aides aux clubs sportifs locaux. La sécheresse
appelle aussi des aides accrues et des procédures accélérées. Sur
la baisse d'impôt que le gouvernement propose, le groupe se
prononcera le moment venu. A une baisse de l'impôt sur les sociétés
ne faut-il pas préférer des mesures plus sélectives, en sus du
crédit d'impôt-recherche et des aides aux économies d'énergie ? Aux
mesures de justice fiscale le groupe ajoutera des mesures contre la
spéculation foncière et regrette que le taux frappant les
plus-values fanancières des entreprises ne soit majoré que de 19 à
22 % (25 % serait préférable), et que les plus-values dépassant 4
millions de francs sur les résidences principales ne soient pas
touchées. Le groupe enregistre que la politique salariale n'est pas
remise en cause, hormis un lissage sur quatorze mois au lieu de
douze des hausses générales qui sont de la responsabilité du
gouvernement. Sur la contribution sociale généralisée, le groupe
attend que le gouvernement parvienne à un accord en son
sein.
Pour Dominique Strauss-Kahn, la seule véritable
lacune du plan gît du côté de la réduction des inégalités. Il
souhaite que le mode de calcul des plus-values mobilières des
particuliers soit plus simple et plus juste.
Dans le même esprit, François Hollande suggère
d'inclure dans les plus-values des entreprises les plus-values
immobilières qui défraient la chronique ; il rappelle sa
proposition d'alléger, voire d'annuler les droits de succession
pour 90 % des héritiers.
Christian Pierret regrette que l'on taxe les «
petites » résidences secondaires en épargnant les grandes
résidences principales.
Considérant que ce sont les entreprises
industrielles qui sont les plus menacées (car elles auront le plus
de mal à répercuter dans leurs prix la hausse du pétrole, en raison
de la concurrence), et qui sont les plus importantes pour notre
commerce extérieur, Henri Emmanuelli propose que l'on diminue les
charges sociales des entreprises industrielles, mais sans réduire
l'impôt sur les sociétés des supermarchés. Il insiste aussi sur la
distorsion entre les plus-values immobilières des entreprises ou
des luxueuses résidences principales, qui sont épargnées, et les
modestes résidences secondaires qui seraient visées. Enfin, la
situation agricole est explosive et menace à l'approche des
élections de 1993.
Le groupe s'opposera à la baisse de l'impôt sur
les bénéfices des sociétés et proposera à la place des aides
sélectives aux entreprises les plus importantes pour le commerce
extérieur et les plus menacées par la hausse du pétrole.
Pendant ce temps, à l'Élysée, le Président reçoit
le Roi Hussein. C'est la première rencontre, depuis le début de la
crise, entre ces deux hommes qui s'apprécient. La subtilité du
monarque, qui s'exprime toujours à voix douce et basse, dans un
anglais très pur, sur un ton un peu morose, est aujourd'hui
attendue.
Le Président :
Je suis heureux de vous voir. Nos différences
d'appréciation n'entraînent entre nous aucune crise de confiance.
Cette rencontre permet d'échanger nos vues.
Le Roi Hussein :
Merci de me recevoir. Je suis perplexe quand
je vous entends dire que nos appréciations sont
différentes.
Le Président :
Un peu, quand même !..
Le Roi Hussein :
Je voudrais préciser nos positions. Nous
avons, depuis vingt-trois ans, été hostiles à l'annexion de
territoires. La solution diplomatique et pacifique est notre
ambition depuis longtemps... Il faut user de toutes les
possibilités en faveur d'une solution arabe. Il y a eu des signes
qui pouvaient faire craindre une évolution très dangereuse.
D'abord, une guerre économique, du fait du dépassement des quotas
pétroliers par le Koweït et l'Arabie Saoudite. Puis ce que je
pensais être jusqu'à récemment un simple problème de rectification
des frontières au Chott el-Arab. Il fallait accepter une ligne
médiane. Ce qui a été fait. Et puis, j'ai visité l'Irak au moment
où commençaient des concentrations de troupes ; Moubarak aussi.
L'impression de Moubarak était que Saddam Hussein n'utiliserait pas
la force. Saddam Hussein a dit : « Il n'y aura aucune action de ma
part avant la réunion de Djedda. » Il a dû y avoir un malentendu
qui a conduit à l'escalade. Je suis allé ensuite au Koweït. J'ai
mis en garde les Koweïtiens, j'ai essayé de les convaincre de
chercher un compromis sur les deux questions soulevées à Djedda.
Mais les Koweïtiens semblaient très confiants et comptaient sur une
aide étrangère. Le premier jour de l'invasion, j'ai entrepris une
action diplomatique pour éviter des réactions prématurées de la
Ligue arabe. Et quand je suis allé à Bagdad pour essayer d'obtenir
un engagement de retrait, j'ai su que la Ligue arabe avait déjà
pris position. J'ai toujours tenté de régler le problème dans le
cadre arabe, mais il y a eu à chaque fois blocage. Je suis alors
allé voir le Président Bush. J'ai eu l'impression qu'il entendait
défendre l'Arabie Saoudite, sans aller au-delà. Mais le problème de
la présence étrangère en Arabie Saoudite est que, pour la première
fois dans l'histoire de l'Islam, l'État gardien des Lieux saints a
accueilli des étrangers.
Le Président :
C'est l'Irak qui a pris cette responsabilité
!
Le Roi Hussein :
Oui, mais un nerf arabe très sensible a été
touché. Il y a consensus parmi les États arabes sur le fait qu'il
faudrait garantir un retrait irakien par une présence arabe en lieu
et place des forces irakiennes au Koweït Il faut amorcer une
désescalade de part et d'autre. Peut-être en organisant une forme
de plébiscite qui renforcerait le gouvernement légitime au Koweït ?
Je cherche des solutions. A Bagdad, on a le sentiment d'un risque
d'attaque imminente, de la possibilité d'une déflagration. Où
peut-elle nous mener ? La guerre serait dévastatrice. La propagande
israélienne présente l'Irak de manière excessive. Il y a aussi le
lobby du pétrole et celui des marchands de canons. Il faudrait
essayer de régler ces problèmes par la persuasion.
Le Président :
La responsabilité directe de l'Irak est
indéniable ; la responsabilité indirecte du Koweït est évidente, en
raison de l'égoïsme de l'Émir. Mais l'Irak a violé le droit. Tant
qu'il n'aura pas dit que, d'une façon ou d'une autre, il est prêt à
évacuer le Koweït, il y aura une situation de guerre.
L'Organisation des Nations unies retrouve un prestige indéniable ;
il ne faut pas ruiner sa capacité. La France applique les
résolutions du Conseil de Sécurité. L'Irak ignore ce que nous avons
fait pour le sauver et nous traite comine des chiens. Saddam nous
doit 24 milliards de francs, et prend comme otages tous les
Français ! C'est un acte d'ingratitude impardonnable ! C'est de la
barbarie ! Sur le plan humain, à soixante-quatorze ans et après
cinquante ans de vie politique, je n'ai encore jamais vu un homme
se déshonorer comme cela ! Voilà la récompense de notre aide, de
notre moratoire ? C'est indigne ! Il faut comprendre notre
attitude. N'y a-t-il aucune gratitude, aucune reconnaissance, aucun
respect de la parole donnée dans le monde arabe ? La brutalité de
Saddam Hussein à notre égard est inexcusable !
Pour le reste, j'ai moi-même
dit qu'une solution arabe était souhaitable. Mais où est le monde
arabe ? Il est divisé entre chaque camp. Quelle est l'autorité
arabe qui arrivera à nous apporter une position unique ? Comment
fonder une politique sur ce terrain aussi incertain d'un monde
arabe divisé ? Il y a quatre hypothèses devant nous :
1 Saddam Hussein attaque un autre pays arabe : c'était
possible les quinze premiers jours ; à mon avis, cela ne l'est
plus.
2 Les Américains décident une attaque. Jusqu'ici, ils
n'étaient pas prêts ; ils peuvent l'être dans quelques semaines.
Dans ce cas, ce ne serait plus dans le cadre du mandat des Nations
unies, mais ce serait une action américaine. La France ne
s'engagerait pas aux côtés des Américains.
3 L'application de l'embargo met l'Irak dans une situation
difficile et il cède. L'Irak a des réserves, mais s'il ne vend pas
son pétrole, ce sera dramatique. Les fdottes organisent l'embargo.
L'embargo peut réussir à empêcher la guerre.
4 La négociation. Mais Perez de Cuellar n'a pas pu obtenir
un mot là-dessus de Tarek Aziz. Il m'a dit : « Je n'ai jamais vu
cela, pas la moindre ouverture ! » Donc, c'est là une hypothèse
lointaine.
Saddam Hussein, que je ne
connais pas, est sans doute intelligent, mais il a commis une faute
terrible avec les otages. Les Américains ont déjà vécu la même
chose à Téhéran. Il y a des élections en novembre en Amérique.
C'est une faute majeure, les otages. Si Saddam Hussein était un
grand politique, il devrait dire : « J'ai pris ces otages, car je
voulais marquer le coup. Mais je les laisse partir. » Même pour
l'opinion américaine, il serait ensuite impossible de lancer une
attaque. Les otages ne le protègent pas, ils sont au contraire un
prétexte de guerre. Erreur monstrueuse ! Les militaires ne
tiendront pas compte des otages.
S'il y a une agression de
Saddam Hussein, la France sera du côté de l'agressé. Si ce sont les
États-Unis qui attaquent, la France ne sera pas engagée. Mais
demander immédiatement le départ des Américains, ce n'est pas
sérieux. Si les Arabes remplacent les Irakiens au Koweït,
j'approuverai. Je n'ai jamais posé en condition la restauration au
Koweït de la famille régnante. S'il y a un contrôle des élections
par les Nations unies, très bien.
Saddam Hussein a tout à fait
raison de dire qu'on est très sévère avec lui et qu'on ne l'a pas
été sur la question de la Palestine. Je suis tout à fait partisan
d'une conférence internationale sur le Moyen-Orient. La France n'a
pas de disposition agressive, mais elle fera son devoir par
application de l'embargo. Je ne demande pas mieux que de contribuer
aux efforts des Arabes.
Le Roi Hussein :
Nous avons contacté un certain nombre de pays
du Maghreb, l'Arabie Saoudite, la Libye. Il existe une volonté de
ranimer la voie arabe.
Le Président :
Je ne vous ai pas condamné, contrairement à
d'autres pays occidentaux. Nous ne sommes pas fâchés contre vous,
nous sommes prêts à vous aider, bilatéralement et avec la
Communauté. La France est prête à appuyer toute solution négociée.
Si les forces arabes s'installent au Koweït, avec un commissaire
des Nations unies pour les surveiller, la France peut l'accepter.
Je ne sais pas ce qu'en diraient les Américains. Mais il faut que
Saddam Hussein comprenne que l'affaire des otages est inacceptable
et qu'elle joue contre lui. L'Irak n'a pu vaincre l'Iran. Les
États-Unis, c'est autre chose que l'Iran ! Quel est l'intérêt de
Saddam Hussein ? Il y a urgence ! Est-ce que cela vous paraît clair
?
Le Roi Hussein :
Tout à fait. Il n'y a pas de désaccord entre
nous.
Le Président :
Oui, mais les dés roulent sur la table et ce
n'est pas moi qui les ai lancés. Que Saddam Hussein ait un compte à
régler avec le Koweït et avec les États-Unis, peut-être, mais avec
nous ? Vous êtes un homme d'honneur, vous comprenez
cela.
Le Roi Hussein :
Bien sûr. Nous pensons comme vous. Je vais
voir les Irakiens, leur expliquer.
Le Président :
Je suis pour que la négociation se noue, à
travers les Arabes. J'ai refusé que l'on négocie seulement sur les
otages français.
Le Président pense là à la proposition d'Arafat,
mais ne le dit pas.
Mardi 4 septembre
1990
Dans une note au ministre de la Défense et au
Président, le général Maurice Schmitt, chef d'état-major des
armées, a calculé — comment ? — qu'une guerre au Proche-Orient
ferait 100 000 morts (90 000 Irakiens et 10 000 de l'autre côté).
Jean-Pierre Chevènement reprend ces chiffres à son compte sur
Europe 1. François
Mitterrand : Ces militaires ne savent pas quoi inventer
pour ne pas avoir à se battre.
Le Président sur Michel
Rocard : Ses conseillers lui ont expliqué que
pour être élu Président, il lui fallait rester Premier ministre
pendant cinq ans. Moralité : il ne fait rien, pour ne déplaire à
personne et ne pas me donner prétexte à le remplacer.
Mercredi 5 septembre
1990
Au Conseil des ministres, après l'exposé de Pierre
Bérégovoy sur la situation de l'économie, intervention de
Michel Rocard : Au
jour d'aujourd'hui, le pronostic économique est pessimiste... Des
inquiétudes démesurées se sont exprimées dans les principaux partis
de la majorité, et jusque parmi les membres du gouvernement. Le
déficit extérieur va être alourdi de 15 milliards. Ce n'est pas
énorme, mais ce n'est pas négligeable. Le risque est que les
entreprises réagissent en comprimant leurs dépenses
d'investissement (d'où plus de chômeurs) ou en accroissant leurs
prix (d'où plus d'inflation). Quand on conduit sur le verglas, si
on ne réagit pas tout de suite, on va dans le mur, et, de toute
manière, on est obligé de ralentir. L'austérité est un mot qui n'a
pas de raison d'être employé ici. Compte tenu de certaines
sensibilités, nous laisserons un peu de surcharge aux entreprises,
mais il faut baisser l'impôt sur les sociétés et endiguer la
croissance de nos dépenses de 5 à 7 milliards. La diminution des
crédits doit être de l'ordre de l'incertitude de l'évaluation d'un
budget de 1300 milliards. Il est excessif de crier avant d'avoir
mal ! La solidarité de l'ensemble du gouvernement est nécessaire.
Quand on navigue au plus près, il faut réagir tôt pour ne pas avoir
à réagir plus fort.
Le Président :
Puisque vous avez abordé ce sujet, je vais le
faire aussi. Je n'entrerai pas dans le détail des dépenses.
J'estime seulement qu'une répartition judicieuse devrait épargner
la Culture, qui a un petit budget. Mais je n'interviens pas, c'est
la responsabilité du Premier ministre. C'est vrai qu'il faut que la
France s'adapte sans délai à cette situation qui est une situation
nouvelle, même s'il ne faut pas l'exagérer. Quand on est sur le
verglas, dit M. le Premier ministre, il ne faut jamais freiner ;
cela est une remarque de conducteur, il ne faut pas lui donner une
portée plus vaste. Le reste de votre raisonnement est juste. Je
comprends que des gestionnaires sérieux mettent de la passion dans
le débat ; mais il ne faut pas que cette passion devienne publique.
Je suis un peu plus vieux que vous et j'ai connu à plusieurs
reprises, sous le régime précédent — en particulier pendant les
deux ans qui ont suivi la Libération —, des affrontements entre ministres qui ont fait le plus
grand tort au gouvernement.
Selon quels principes faut-il
agir ? 1er principe :
économiser l'énergie ; 2e principe : sauvegarder une
croissance favorable à l'emploi, sans résurgence de l'inflation ni
aggravation du déficit du commerce extérieur ; 3e principe : poursuivre plus
que jamais, en période difficile, la lutte contre les inégalités
; 4e principe : répartir justement l'effort nécessaire, qui est
aujourd'hui limité. On en aura une première vérification à propos
du dialogue social sur les bas salaires — et encore, l'expression « bas salaires » n'est pas bonne,
disons sur l'ensemble des problèmes de salaires. Les Français sur
lesquels vous vous appuyez doivent se sentir en symbiose avec le
gouvernement. Je rappelle les membres du gouvernement à la
discipline nécessaire, mais sans exagérer mon propos, car, d'une
manière générale, les ministres font preuve de
responsabilité.
Après un bilan dressé par Claude Evin sur la «
prévention été jeunes », le Président :
Votre communication est très bien, mais
l'accent est peut-être un peu trop mis sur la motivation profonde
de cette opération, qui est la délinquance. C'est assez vrai, mais
il faut expliquer qu'il y a aussi le chômage, les conditions de
vie, le logement. Il faut faire un peu confiance aux
jeunes...
Claude Evin :
Vous avez raison, c'est tout de même Gaston
Defferre qui, durant l'été 1982, a
lancé cette opération à la suite de l'affaire des
Minguettes.
Le Président,
sans laisser percer son agacement :
Je le sais bien. J'avais beaucoup approuvé
cette initiative à laquelle Gaston Defferre s'était beaucoup
attaché. J'approuve cette politique. Je souhaite même qu'on puisse
faire plus. Mais, dans vos explications, il faut bien faire valoir
que ce n'est qu'une façon de compenser un malaise social dont
l'origine est autre.
Jeudi 6 septembre
1990
Après une conversation téléphonique avec le
Président américain, François Mitterrand
confie : Bush est pour l'affrontement. Avec un
objectif supérieur : l'élimination de Saddam Hussein. Il est
conforté par l'opinion américaine, qui le suit sur ce terrain. N'en
déplaise à certains, la logique de paix s'éloigne chaque jour
davantage. On voit mal Gorbatchev, entièrement mobilisé sur son
front intérieur, s'opposer à une initiative américaine. Avec les
États-Unis, nous n'avons que des divergences de méthode. Nous
préférons suivre les résolutions de l'ONU plutôt que les précéder.
Mais nous faisons preuve de la même détermination : si nous
tolérons ce qui vient de se passer dans le Golfe, demain nous
verrons des petits pays imiter l'Irak. Dès qu'un État aura vingt
chars de plus que son voisin, il tentera de l'envahir. Il faut être
très ferme, cette fois, pour ne pas avoir à se retrouver plus tard
dans une situation très fâcheuse.
Dimanche 9 septembre
1990
Rencontre entre George Bush et Mikhaïl Gorbatchev
à Helsinki : ils pressent l'Irak de se retirer du Koweït.
Pierre Bérégovoy me dit avoir téléphoné à Lionel
Jospin et avoir eu une franche explication sur le budget. Il l'a
averti que si une autre politique devait être menée, elle se ferait
sans lui.
Lundi 10 septembre
1990
L'Irak propose de livrer gratuitement du pétrole
aux pays du Tiers-Monde.
Les membres de la Ligue Arabe décident le
transfert du siège de l'organisation de Tunis au Caire.
Mardi 11 septembre
1990
Pierre Bérégovoy est
rassuré : Finalement, le projet de budget
sera, dans ses grandes lignes, conforme aux propositions que nous
avions faites dès le 15 août. Il y a eu beaucoup d'agitation pour
rien.
Mercredi 12 septembre
1990
Au Conseil des ministres, exposé très technique de
Pierre Bérégovoy sur le budget.
François Mitterrand :
Eh bien, toutes ces discussions pour en
arriver là... On aurait pu s'en
dispenser.
Sur le logement social, après un exposé très
prudent de Michel Rocard, le Président :
Si les choses n'avancent pas, il faudrait
peut-être municipaliser les sols.
Je sais que c'est là un de ses regrets, avec la
nationalisation de la régie de l'eau et celle des pompes
funèbres... Sans oublier la renationalisation de TF1.
Édith Cresson vient à nouveau se plaindre de
Michel Rocard. Elle craint tout à la fois les déficits de la
Sécurité sociale, la nouvelle puissance allemande, l'enterrement
des réformes, l'anesthésie sécrétée par Matignon et Bercy. Elle ne
restera plus très longtemps au gouvernement.
A Moscou, quatrième et ultime réunion
ministérielle de la conférence « 2 + 4 ». Le traité qui rétablit
l'Allemagne unie dans sa pleine souveraineté est conclu dans
l'indifférence générale. Mais, sur place, les Anglais ne veulent
soudain plus signer, et les Russes non plus ! Roland Dumas propose
un compromis qui est finalement accepté par tous...
Jeudi 13 septembre
1990
François Mitterrand est en Tchécoslovaquie. Le
Président évoque encore une fois l'idée d'une confédération
européenne entre l'Est et l'Ouest. Vaclav Havel n'aime guère cette
perspective. Il ne se voit pas dans une Europe coupée des
Américains.
Signature aussi, à Moscou, du Traité de bon
voisinage, de partenariat et de coopération entre la RFA et l'URSS.
Moscou s'engage à retirer les 380 000 soldats soviétiques de RDA
avant la fin de 1994, et obtient de Bonn une « aide au départ » de
12 milliards de Deutsche Mark, ainsi qu'un crédit sans intérêts de
3 milliards. En fin de compte, nous n'avons pas conclu le même avec
l'URSS.
Vendredi 14 septembre
1990
La résidence de l'ambassadeur de France au Koweït
est saccagée par les soldats irakiens. François
Mitterrand: Ça, c'est inacceptable !
Ça, c'est la guerre ! Ils nous cherchent ? Ils vont me trouver
!
Il convoque un Conseil restreint pour demain et
fait étudier toutes les représailles possibles contre l'Irak. Je
sens que le tournant est pris. Si François Mitterrand hésitait
encore hier à se ranger du côté des Américains, ses dernières
réticences sont balayées.
Samedi 15 septembre
1990
Avant le Conseil restreint réuni afin de décider
d'une riposte après le saccage de notre ambassade au Koweït, le
Président téléphone à Jean-Pierre Chevènement, en mission en Arabie
Saoudite ; il lui expose les grandes lignes de ses vues : une
présence militaire terrestre afin de nous tenir prêts à participer
à l'action militaire. Comme le ministre de la Défense fait part de
ses réticences vis-à-vis d'une telle action, François Mitterrand ajoute : Dites-vous bien que s'il y avait un autre événement grave
du même genre que le sac de notre ambassade, il ne serait supporté
par aucun pays.
François Mitterrand reçoit d'abord l'amiral
Lanxade et Jean-Louis Bianco. Comme Michel Rocard est annoncé,
le Président se montre agacé :
Il me casse les pieds ! Faites-le
attendre. En fait, au bout de quelques
minutes, il fait entrer le Premier ministre, puis les ministres
d'État ; la séance commence. L'ambiance est lourde, solennelle.
Chacun sent que c'est la réunion la plus importante sur cette crise
depuis le début d'août.
Le Président :
Il faut que notre riposte ne manque pas de
signification. Nos dispositions plus ouvertes à l'égard de d'Irak
et des pays arabes ont sans doute joué contre nous, nous faisant
passer, à tort, comme le maillon faible de l'Alliance. Notre
riposte sera triple. Premièrement, au Conseil de Sécurité, avec, en
plus, la mobilisation du Conseil européen et de l'UEO. En deuxième
lieu, des mesures que j'ose à peine qualifier de diplomatiques à
l'égard de l'Irak. Et, troisièmement, des mesures
militaires. A propos des entreprises françaises qui violent
l'embargo, le Président ajoute : Le
gouvernement devra réagir avec la plus grande
brutalité.
Une longue discussion s'engage sur le nombre et la
qualité des Irakiens que l'on va expulser. Le
Président décide de ne rien faire contre les civils,
d'expulser les attachés militaires, les agents des services secrets
répertoriés. Il en profite pour régler le problème des vingt-deux
pilotes qui se trouvent encore à Rochefort : On ne les a pas renvoyés plus tôt, de peur d'être accusés
de fournir des combattants contre nos soldats. Mais, en même temps,
les garder, c'est les prendre en otages. Voici l'occasion ou jamais
de nous en débarrasser !
Le Premier ministre propose de lier l'envoi de nos
avions de combat à la levée de l'embargo aérien. Cette idée n'est
relevée par personne...
La question essentielle est de savoir si nous
envoyons maintenant des troupes terrestres. Le
Président, qui y avait répugné jusqu'ici, s'y décide :
Nous avons un mandat de l'ONU. Ce mandat c'est
l'embargo, on va tout faire pour qu'il réussisse. J'ai toujours dit
que je n'excluais pas de nouvelles agressions de la part de l'Irak.
Ce qui s'est passé à la résidence de notre ambassadeur au Koweït
est une agression. J'aurais préféré un dispositif presque
exclusivement aérien et naval, parce que je souhaite la plus
extrême mobilité et la plus extrême autonomie. [Le Président
songe au Tchad, où nous avons déjà connu les difficultés d'un
retrait de troupes terrestres. D'autre part, il redoute que si les
États-Unis n'attaquent pas, nous ayons l'air ridicules avec nos
hommes immobiles en plein désert : ce serait une « ligne Maginot
bis ».] Je ne voudrais pas qu'en cas d'attaque
américaine, nous soyons liés à l'avance par nos décisions
d'aujourd'hui. Il ne serait pas normal que nos troupes soient
mêlées à une guerre dont nous ne connaîtrions ni l'heure de début,
ni les objectifs réels. En tout cas, j'exclus toute participation
au bombardement des villes en Irak. Je n'exclus pas une
participation à une action destinée à libérer le Koweït et qui
viserait des objectifs militaires en Irak. Il faut informer les
États-Unis de notre disposition d'esprit. Bush a besoin de
l'assentiment des Soviétiques, même s'il est donné sous forme d'une
critique modérée à une éventuelle action militaire. Mais, s'il le
faut vraiment, il n'hésitera pas à se passer de l'accord de
Gorbatchev pour atteindre ses objectifs. D'ailleurs, Gorbatchev est
hors d'état de s'opposer réellement aux Américains.
Lionel Jospin :
Pourquoi est-ce que Saddam Hussein s'est
attaqué à nous ?
Le Président :
C'est, de sa part, une volonté de nous
tester.
Le lancement de l'opération Daguet est décidé.
C'est la plus importante opération depuis la guerre d'Algérie. 4
200 hommes spécialisés dans le combat antichars ou
antihélicoptères, appuyés par 30 avions de combat. Chacun sent que
c'est la réunion la plus grave à laquelle il lui a été donné de
participer depuis des années dans ce bureau.
François Mitterrand:
Nous continuons à vouloir la réussite de
l'embargo. Nous allons d'ailleurs saisir le Conseil de Sécurité
pour qu'il envisage des sanctions contre les pays où des
entreprises ne respectent pas l'embargo. Mais nous entendons aussi
répondre à un acte d'agression. Il faut que Saddam Hussein
sache qu'il ne peut pas compter sur notre faiblesse.
Dimanche 16 septembre 1990
D'Argentine où il vient de se réfugier après son
inculpation pour ingérence, Jacques Médecin annonce sa démission de
la mairie de Nice. Il a fui, explique-t-il sans vergogne,
pour ne pas finir comme Ben
Barka.
Lundi 17 septembre 1990
Rétablissement des relations diplomatiques entre
l'URSS et l'Arabie Saoudite.
76e Sommet
franco-allemand à Munich. Helmut Kohl et François Mitterrand
affirment que l'unification allemande va encore renforcer le couple
franco-allemand. La France annonce le retrait sur deux ans de la
moitié de ses troupes (vingt mille de nos quarante-six mille hommes
stationnés en RFA), cependant qu'est relancé le projet de chaîne
culturelle franco-allemande. Dans sa décision de retrait des
troupes françaises d'Allemagne, le Président tient compte d'une
demande imminente de stationnement de troupes allemandes sur le sol
français, dont il ne veut pas entendre parler.
La déclaration commune précise: Conformément à notre initiative du 18 avril dernier, les
conférences intergouvernementales sur l'Union économique et
monétaire, d'une part, et sur l'Union politique, de l'autre,
s'ouvriront dans trois mois à Rome. Nous aspirons à ce que les
bases de l'Union européenne soient jetées pour le 31 décembre 1992,
date de l'achèvement du marché intérieur. Nous considérons
que ce nouveau pas déterminant sur la voie de
l'intégration est indispensable pour permettre à
l'avenir à la Communauté européenne de remplir
efficacement son rôle grandissant sur les plans politique et
économique. Cette base solide nous permettra d'œuvrer en
faveur de la création d'une
confédération européenne qui sera
l'expression de la volonté de tous les États
de notre continent de pratiquer, dans la paix et la sécurité, une
coopération empreinte de confiance pour le bien de
tous...
Le Président a l'esprit ailleurs. Il ne pense
qu'au Golfe. Il est satisfait de voir l'embargo aérien décidé, de
même que par le discours de Chevardnadze à New York, qui ne fait
plus obstacle à une action militaire. Kohl, lui est heureux de voir
l'opinion internationale s'occuper d'autre chose que de la
réunification allemande.
Mardi 18 septembre 1990
Le Pentagone annonce que 151 installations
militaires américaines dans 10 pays, dont 117 en RFA, vont voir
leurs activités réduites ou supprimées.
Petit déjeuner des « éléphants » à Matignon.
Nouvelle discussion sur le budget et la contribution de
solidarité:
Louis Mermaz : Le débat entre le gouvernement et
le groupe s'est détendu quand on a
rappelé que, si c'est le gouvernement
qui propose le budget, c'est le Parlement qui le vote. Ce ne sont
pas là des rodomontades, mais des
réalités. Cela dit, rassurez-vous: nous sommes d'accord avec le gouvernement pour considérer que
les entreprises, c'est la prunelle de nos yeux! Ce n'est pas le socialisme des cavernes que
nous voulons instaurer...
Pierre Mauroy :
Il faut que nous soyons à la hauteur de nos
tâches. Je ne veux pas que nous perdions la crédibilité
chèrement acquise en 1982-1983.
La contribution de solidarité est définitivement
approuvée. Michel Rocard l'a imposée malgré Bérégovoy qui a obtenu
en échange qu'elle n'augmente pas les prélèvements
obligatoires.
Dans l'après-midi, Édith Cresson, reçue par
François Mitterrand, lui répète ce qu'elle
déclare à tout le monde : Rocard
papillonne, il n'a pas de ligne. Il ne gouverne pas. Les
ministres sont dans la main de
leur administration. Se battre contre
les Allemands, ça ne l'intéresse pas.
Le déficit commercial, la faiblesse de
l'industrie, le préoccupent moins que sa candidature présidentielle.
Le Président est impressionné par l'analyse, et
nous le dit.
Avant une réunion chez le Président avec l'amiral
Lanxade, le général Schmitt et Jean-Louis Bianco, autour d'une
carte de l'Arabie Saoudite, pour décider où disposer les troupes
qu'on va envoyer là-bas dans le cadre de l'opération, Jean-Pierre
Chevènement fait passer des propositions de répartition
géographique des troupes au sol. Le Président, après les avoir
lues: Être ou ne pas être [ministre de
la Défense]... Il veut les deux à la fois !
Le ministre, qui vient de rentrer du Golfe, arrive
alors à l'Élysée. François Mitterrand ouvre la réunion en
répliquant indirectement aux doutes de Chevènement et de
l'état-major: Il n'est pas concevable que nous restions étrangers à
ce qui va probablement se passer. C'est
une vue de l'esprit! Que cela provienne d'une attaque de Saddam Hussein — ce qui est peu probable — ou d'une attaque américaine, ce qui est infiniment plus
probable. C'est inscrit dans la logique de la situation.
L'important est que la France garde son autonomie de
décision. Il faudrait que les États-Unis prennent le temps de nous
informer et de nous demander notre avis. Si ce n'était pas le cas, nous ne serions pas
du combat de la première heure ; mais
ne nous interdirions pas d'y participer. Si les États-Unis prennent un prétexte, il faudra pouvoir l'apprécier. Ce prétexte peut d'ailleurs être une raison raisonnable: un navire agressé, par exemple. A propos de l'emplacement de nos troupes, il ne faut pas
qu'elles soient trop au nord, elles
seraient trop en première ligne; il ne
faut pas qu'elles soient trop au sud,
elles seraient trop en retrait. Il ne faut pas non plus qu'elles
soient trop mélangées avec les
Américains, pour conserver leur autonomie.
Jean.Pierre Chevènement
: Nous ne sommes pas capables de soutenir un vrai combat.
Le Président, furieux:
Alors, pourquoi m'avez-vous proposé ce
dispositif?
Chevènement exprime à nouveau ses réserves.
Le Président: Je ne
veux pas faire une guerre-réflexe, mais
je ne m'interdis pas une guerre-réflexion. Bush a pris des risques, par rapport à son opinion en particulier. Je n'imagine pas
qu'il ait déployé les moyens qu'il
a mis en œuvre s'il n'était pas
décidé à régler cette affaire militairement au plus vite, avant la fin de
l'année. Gorbatchev n'est pas en mesure de résister. Il n'a pas pu
résister aux Allemands pour
l'unification, il ne va pas résister
aux Américains pour les beaux yeux de
Saddam Hussein! Nous devons être
cohérents et habiles, c'est-à-dire ne pas en faire trop, être mêlés
le moins possible, mais ce sera plus que des
escarmouches.
Mercredi 19 septembre 1990
Au Conseil des ministres, Michel Rocard fait
adopter un troisième « plan Soisson » pour l'emploi. L'objectif est
la création de 170 000 emplois par l'allégement du coût du travail
moins qualifié, l'exonération et le déplafonnement de certaines
cotisations, la baisse du taux de l'impôt sur les sociétés de 37 à
34% pour les bénéfices réinvestis. Le Président n'émet aucun
commentaire.
A la suite d'une communication de Roland Dumas, le
débat porte sur l'attitude allemande par rapport à l'Union
économique et monétaire européenne.
Le Président: La
réalité, c'est que les responsables économiques allemands, du moins certains d'entre eux, ne
la souhaitent pas, mais que les
politiques, probablement dans leur majorité, y sont favorables. Et
puis, les Bavarois n'en veulent pas.
Mais Kohl, qui a fait le choix européen, la veut. Il lui faudra
beaucoup d'énergie et de volonté pour y arriver. Cette volonté et cette énergie deviendront plus fortes après les échéances
électorales.
A propos du départ annoncé des troupes françaises
d'Allemagne, que le RPR vient de critiquer: Ma position est très simple. Nous sommes encore
dans la période où toutes les forces
allemandes sont braquées sur l'unification. Jusqu'au 3 octobre,
rien ne sera négligé, avec la rigueur germanique, pour
séduire tout le monde: les Russes, les
Français et les autres. Il leur faut un
terrain bien ratissé. Mais j'estime que
rien de ce qui n'est pas normal ne peut véritablement durer.
La présence de militaires sur un sol
étranger finit par être mal ressentie,
et sert en tout cas d'aliment à
l'opposition. Déjà, on nous a demandé
de ne pas faire de défilé à Berlin. Et on a souhaité que nous évitions les exercices et les
manœuvres. Au fond, les Allemands sont contents d'avoir des clients français dans leurs magasins,
mais ne souhaitent pas les avoir comme
militaires à l'exercice ! Le RPR a un
réflexe hérité de l'Empire — l'Empire de Napoléon et l'empire
colonial... On risque d'avoir en Allemagne — pas forcément dans les deux
ans qui viennent — des crises
politiques, un changement de gouvernement, une campagne insidieuse,
et si on devait partir dans ce climat-là, ce serait fâcheux pour
l'avenir des relations
franco-allemandes.
George Bush souhaite recevoir François Mitterrand
à Washington dimanche soir, veille du jour où le Président doit
venir à New York parler à la tribune de l'ONU. François Mitterrand hésite, puis refuse pour ne pas
laisser croire qu'il est allé faire relire son discours par le
Président américain. Il me dit: Que Bush
attaque l'Irak, c'est plutôt ce que je souhaite!
Jeudi 20 septembre
1990
Les Parlements est et ouest-allemands ratifient le
traité d'unification.
Devant le bureau exécutif du PS réuni en séminaire
à Joué-lès-Tours, Michel Rocard évoque sa
conception de l'action politique: Nos gouvernements doivent, dans
la société d'aujourd'hui, rechercher l'appui de l'opinion, avec toutes les difficultés que cela représente. Personne n'est plus intelligent
que tout le monde... Autant nos valeurs demeurent, autant nos systèmes d'action
doivent être revus de fond en comble...
Le Président traduit: Ce sont les instituts de
sondage qui doivent gouverner ? Si j'avais partagé ce point de vue, la peine de mort
n'aurait jamais été abolie.
En fait, ailleurs dans son discours, Rocard
lui-même cite l'abrogation de la peine capitale comme un
contre-exemple.
Vendredi 21 septembre 1990
Je déjeune à la Maison Blanche avec le général
Brent Scowcroft, qui me dit: Au Koweït, nous
sommes prêts à réagir militairement à la moindre provocation
(que nous attendons dans les cinq à six
semaines). Nous l'espérons même, pour avoir le
prétexte d'anéantir toute l'infrastructure militaire (terrestre,
aérienne, chimique, nucléaire, balistique) irakienne et, si
possible, le président Saddam Hussein par la même occasion. Nous espérons
qu'après cela le régime tombera, puisque Assad et l'Iran accepteront une solution globale du problème du Moyen-Orient. Nous proposerons alors la création d'un État palestinien et nous
nous retirerons de l'Arabie Saoudite où
nous ne tenons pas à rester, en tout
cas pas avec des forces
terrestres.
Il n'a pas la moindre idée de ce qu'il
conviendrait de faire dans l'hypothèse où Saddam Hussein
maltraiterait les otages. De même, un statu quo serait à son avis
catastrophique, tout comme un retrait partiel des Irakiens du
Koweït. Bref, comme François Mitterrand le prévoit depuis plus d'un
mois, les Américains veulent la guerre totale. C'est pour dans un
mois.
Michel Vauzelle revient à la charge. Il explique
au Président qu'il est prêt, à titre personnel, ou comme président
de la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée, à se
rendre à Bagdad si cela peut se révéler utile. François Mitterrand : On
verra.
Samedi 22 septembre 1990
Représailles contre l'ambiguïté jordanienne: Riyad
annonce que l'Arabie Saoudite ne livrera plus de pétrole à
Amman.
Hafez El Assad, en visite à Téhéran, dénonce avec
l'Iran l'occupation du Koweït.
Lundi 24 septembre 1990
François Mitterrand
déclare à New York devant l'ONU: Que l'Irak
affirme son intention de retirer ses troupes, qu'il libère les
otages, et tout devient possible. En fait, le Président ne
croit plus aux possibilités d'une négociation. Il évoque aussi
l'expression des choix démocratiques du peuple du Koweït, qui fait grincer des dents la famille
régnante...
Gorbatchev obtient l'autorisation du Parlement
pour légiférer pendant dix-huit mois par décret sur la mise en
place de l'économie de marché.
Mardi 25 septembre 1990
A Washington, je rencontre Lawrence S.
Eagleburger, ministre adjoint des Affaires étrangères, et Richard
T. McCormack, le sherpa américain. Nous
parlons de l'Union soviétique, de l'Europe de l'Est et de la
situation dans le Golfe.
Malgré la crise du Golfe, l'analyse américaine de
la situation économique mondiale n'est pas dramatique: les
installations et réserves saoudiennes sont à l'abri d'une attaque
aérienne irakienne et seuls des dommages limités pourraient en
résulter, d'autant plus facilement et rapidement réparables qu'un
stock considérable de pièces de rechange a été expédié sur place.
Des difficultés ne pourraient vraiment provenir que d'accidents ou
d'incendies dont la probabilité augmente avec l'intensification de
l'utilisation des installations actuelles, notamment pour ce qui
est des raffineries. Un débat interne s'est ouvert à Washington sur
l'utilisation éventuelle, rapide, des stocks stratégiques.
McCormack y est très favorable, pour apaiser le marché et soulager
les pays en développement importateurs: la placidité actuelle avec
laquelle ces derniers acceptent des prix pétroliers triplés depuis
juin dernier ne pourrait sans doute durer.
En ce qui concerne les évolutions en Union
soviétique et dans les pays de l'Est, j'explique à Lawrence Eagleburger que je crois à une accélération
du processus de démembrement en Europe de l'Est et en Europe
centrale, dont l'exemple le plus rapide viendra d'une Yougoslavie
que je vois éclater en cinq entités indépendantes, dans un désordre
absolu. il approuve: pour lui, ce danger de fragmentation n'est
d'ailleurs pas limité au seul continent européen: L'affaire du Québec est grave et inquiétante. A
terme (au bout de vingt à trente ans), on peut même
imaginer que, si la séparation a lieu
avec la Fédération canadienne, le reste du pays s'intégrera
purement et simplement aux États-Unis.
C'est peu souhaitable, pour des raisons économiques et démographiques (accentuation du différentiel entre un Sud
à forte population, notamment immigrée,
et un Nord sous-peuplé) et politiques
(renforcement de la tendance
à l'isolationnisme américain). La guerre froide avait au moins cet avantage qu'elle apportait
la stabilité. Avec sa
disparition, tous les ferments d'instabilité
renaissent. Tout repose donc principalement sur un homme, et
un homme seul, Mikhaïl
Gorbatchev, excellent tacticien mais moins bon stratège, et qui
devra faire face à des oppositions
internes très fortes. Le poids des militaires [à Moscou] est
important et je m'inquiète de
l'absence de progrès avec les Soviétiques dans la négociation Start. Quel que soit le programme de
réformes qui sera finalement retenu à
Moscou, l'essentiel sera de voir
l'intensité des engagements pris pour le mettre en œuvre: la plus mauvaise hypothèse est probablement qu'un programme de réforme sera
décidé, mais qu'après quelques mois de mise en application, et du fait des inévitables problèmes
qui en résulteront, on change aussi
vite de ligne directrice. La réponse
américaine, en termes budgétaires, ne
pourrait aller bien loin: l'opinion n'est pas prête à voir l'argent des contribuables versé aux Soviétiques. Les États-Unis participeront donc
aux évolutions en cours, principalement
sous forme de conseils et d'assistance
technique, non sous celle d'aide financière, du moins pour
l'instant.
A propos de sa technique de communication avec les
médias à propos de la crise du Golfe, le Président redit:
Ah! Si j'avais fait la même
chose sur l'Allemagne!
Mercredi 26 septembre 1990
Au Conseil, le Président sur le Golfe: L'embargo
et le blocus ont rarement réussi dans l'Histoire. Mais, je l'ai déjà dit, dans les conditions géographiques et
économiques particulières dans lesquelles se trouve l'Irak, il est
intéressant de noter que Saddam Hussein, dans son discours habituel
où il menace le monde des pires horreurs si on l'attaque, a ajouté cette fois: « si on asphyxie l'Irak
». Pour la première fois, il
fait ainsi allusion à l'embargo.
Essayons d'utiliser ce temps pour des manœuvres diplomatiques. Cela dit, il faut s'en tenir avec beaucoup de rigueur aux décisions de l'ONU, à l'embargo qui vient
d'être complété par l'embargo aérien. A
ce propos, j'ai lu dans Le Monde que
la France était en retrait, parce que
je n'ai pas parlé dans mon discours de
l'embargo aérien! Le Monde oublie que je
l'avais demandé le premier! Bien entendu, il va y avoir quelques
cris à propos de mes commentaires sur la démocratie au
Koweït. Je veux simplement dire que, si la famille régnante
retourne au Koweït, il lui faudrait se
soumettre à une procédure démocratique. Certes, il est malheureux
que cela n'ait pas été dit avant que la famille
régnante soit chassée par un dictateur, mais la France n'a pas pour
mission de soutenir les régimes autoritaires
dans le monde. Si Saddam Hussein dit: « Oui, je suis prêt à
me retirer du Koweït », naturellement,
les forces qui obéissent aux résolutions des Nations unies devraient rester
quelque temps dans la région pour
maintenir la pression. Rien de plus.
La position de la France comporte une différence avec celle des États-Unis
; nous ne sommes quand même pas condamnés à toujours copier
les Américains, ni à la servilité !
Dans le débat aux Nations unies, de nouvelles
lignes de forces se dessinent, en particulier par
la déclaration de Chevardnadze. Je vous
avais dit que les Russes n'avaient rien à refuser aux Américains. Si les Américains devaient
attaquer, sans doute les Soviétiques se
limiteraient-ils à une protestation verbale, et probablement négocieraient-ils. Ils ont
peut-être même déjà négocié avec les
Américains! En tout cas, si on doit en
arriver là, les Soviétiques souhaitent
que les armées soient les armées de l'ONU, ce
qui resterait naturellement à préciser. Mais le conflit changerait de nature, car on n'aurait plus les mêmes belligérants. M. Giscard
d'Estaing, conformément à sa méthode
habituelle, exige de moi ce que je fais déjà, et ajoute une idée supplémentaire, à savoir que
l'Irak devrait renoncer à toute une
série d'armements. Ce n'est pas
forcément une mauvaise idée, mais je ne vois pas comment
cela se concilie avec la critique de M. Giscard d'Estaing de la «
logique de guerre ». On ne peut pas
dire que M. Giscard d'Estaing pave le
chemin de belles fleurs. Ma position
est finalement toujours simple, très simple
:je souhaite éviter un conflit qui me paraît probable. Il n'y a que deux cas : guerre
ou paix. Je souhaite que la France
ait une position claire aux yeux du monde entier.
A propos d'une information rendue publique, selon
laquelle des salariés retenus en Irak ne seraient pas payés par
leurs employeurs, le Président intervient
pour réclamer une intervention énergique de l'État auprès des
sociétés concernées: C'est d'une extrême
immoralité.
Sur la contribution sociale généralisée,
s'adressant au Premier ministre, il ajoute: J'ai été convaincu par vous et par d'autres dirigeants politiques que c'est une mesure
de justice. Mais il faut être très vigilant sur les modalités, qui
peuvent faire déraper un projet, en tout cas dans l'idée que les
Français s'en font. Vous vous attaquez
avec courage à une manière de
voir très ancienne. Mais ilfaut que les engagements de l'État sur l'utilisation de cette cotisation soient
tenus. Vous vous rappelez la « vignette
» et le hold-up très vite organisé par
le ministère des Finances. Bien sûr, le ministre des Finances,
c'est M. Bérégovoy. Mais ce n'est pas lui faire injure que de lui
dire qu'il ne sera pas toujours
ministre des Finances. En tout cas, pas
jusqu'à la fin du siècle... Vous abordez là, en tout cas, un débat parmi les plus
difficiles que le gouvernement
ait connus.