François Mitterrand : Rien n'est moins sûr et, surtout, rien n'est vraiment fait pour changer le fond des choses ! Comme s'il y avait une fatalité contre laquelle les volontés se brisaient. Comme du verre !... Et puis, c'est malin d'avoir laissé ce comité entre les mains d'adversaires politiques !
Michel Rocard propose de nouveau au Président d'instituer la CSG, autrement dit un prélèvement proportionnel sur tous les revenus afin de financer la Sécurité sociale. C'est, depuis 1981, la troisième tentative en ce sens faite par un gouvernement issu de la majorité présidentielle. En 1983, la réforme avait avorté et débouché sur la création du prélèvement de 1 % sur le revenu imposable. A nouveau, à l'automne 1988, Claude Evin a présenté sans succès ce projet, et le déficit de la branche vieillesse a été plafonné au 1er janvier 1989. Au total, depuis 1984, les déficits sociaux ont été financés pour l'essentiel par des cotisations salariales classiques : + 3,6 points de cotisations-vieillesse plafonnées (soit un quasi-doublement) et 1 demi-point de cotisation-maladie déplafonnée (Philippe Séguin). Le recours fréquent à des cotisations-vieillesse plafonnées a eu pour conséquence d'accroître la dégressivité des prélèvements sociaux sur les salaires. La situation devient grave. Les cotisations sociales salariales représentent aujourd'hui 18,5 % du salaire brut au niveau du SMIC ; elles n'atteignent que 13,6 % pour un revenu de 30 000 F brut par mois, et 12,7 % pour un revenu de 45 000 F. Le SMIC net a perdu du pouvoir d'achat, alors que le salaire moyen en a légèrement gagné. Pour corriger ces anomalies, Michel Rocard propose la création d'une nouvelle assiette de prélèvement : Étant donné qu'il n'y a pas de besoin immédiat de financement, on pourrait à la limite choisir de créermais ne pas utiliser tout de suitela nouvelle assiette. Mais la possibilité d'effectuer en même temps une opération de redistribution est évidemment séduisante. Il s'agit donc d'une redistribution de cartes importante entre groupes sociaux, et qui ne se fera pas sans grincements de dents. Le Premier ministre semble souhaiter qu'une fois le dispositif arrêté, le texte soit intégré dans la loi de finances pour éviter que son équilibre ne soit bouleversé au Parlement. Pierre Bérégovoy y est fermement opposé. Il ne souhaite pas porter le chapeau de cette mesure. Or, il aurait à le faire si on passait par le Budget.
François Mitterrand : Encore ? C'est injuste! Je n'en veux pas. Que Pierre Bérégovoy le refuse !
Bérégovoy est contre et le fait savoir à la presse.
Le Président voit dans cette opération une mise sous tutelle de la Sécurité sociale par l'État, et fait part de ses extrêmes réserves au Premier ministre.
Mercredi 4 juillet 1990
Les vingt-quatre pays de l'OCDE étendent leur aide —jusque-là limitée à la Pologne et à la Hongrie — à la Bulgarie, à la RDA et à la Tchécoslovaquie. Mais pas à la Roumanie ni évidemment à l'URSS.
Olivier Stirn, ministre délégué au Tourisme, est contraint de démissionner : la presse a révélé qu'il avait fait appel à des figurants rémunérés pour faire la claque lors d'un colloque qu'il avait organisé. Michel Rocard lui a donné le choix entre révocation et démission. François Mitterrand trouve cela excessif : Ce n'est pas très grave. C'est bête, mais pas grave. Le PS, selon lui, en a fait toute une affaire d'État, signe d'une grave dégradation de la vie politique. C'est surtout ridicule. Mais ce qui aurait peut-être fait rire il y a quelques mois devient insupportable dans le climat actuel. L'amnistie a tout empoisonné. Comme le dit Rocard à Stirn : En politique, le ridicule tue encore, et c'est normal.
Chypre dépose sa demande d'adhésion à la CE.
Jeudi 5 juillet 1990
Réélection de Vaclav Havel à la Présidence de la République tchèque.
Sommet de l'Alliance atlantique à Londres. Rien de neuf n'est décidé sur la doctrine nucléaire. Dans la déclaration finale est affirmée l'identité européenne en matière de défense et de sécurité. Les Américains ont déterminé tout ce que l'on devait dire et faire à la CSCE. Nul n'a levé le petit doigt pour soutenir notre thèse sur le caractère dissuasif de l'arme nucléaire, car l'attitude nouvelle à l'égard de l'Est, la nouvelle stratégie de l'Alliance sont la négation même de la dissuasion. Mais les Américains ne démordent pas de cette thèse pour tenter de sauver la présence d'armes nucléaires en Allemagne.
Le Parlement du Kosovo est dissous. La province est replacée sous contrôle des autorités serbes.
Vendredi 6 juillet 1990
Je suggère à François Mitterrand que la France propose au Sommet de Houston que les pays créanciers adoptent le système des « options » pour annuler les créances gouvernementales sur les pays à revenu intermédiaire. Ces options pourraient comprendre un allongement particulier de la durée du remboursement assorti d'un engagement d'apport d'« argent frais », la diminution des taux d'intérêt, la réduction du principal de la dette, ou la conversion de dettes en vue de financer des investissements productifs et des projets de développement. Contrairement au cas des pays les plus pauvres, il est impossible, dans le cas de ces pays à revenu intermédiaire, de fixer à l'avance le contenu des options : l'importance de la réduction des intérêts ou de la réduction de la dette doit être calculée en fonction de la situation de chaque pays, comme les banques le font elles-mêmes. En revanche, ce qui peut être fixé a priori, ce sont les « règles d'équivalence » entre les diverses options : un mandat pourrait être donné au Club de Paris pour définir de telles règles. Dans le cas de la France, il me semble qu'il ne serait pas opportun qu'elle s'oblige à l'avance à choisir, dans tous les cas, une seule de ces options — par exemple la réduction de la dette. Le cas mexicain montre qu'à plusieurs reprises, ce pays a déploré qu'il y ait eu trop de réduction de dette, et pas assez d'« argent nouveau ». La France pourrait indiquer que, pour ce qui la concerne, après avoir été le promoteur de l'idée d'un changement important dans la stratégie de la dette, elle choisira l'option — ou la combinaison d'options — qui lui apparaîtra la plus appropriée du point de vue du redressement du pays débiteur. Après une brève séance de travail, le Président accepte d'en faire l'annonce à Houston.
M. Doubinine, l'ambassadeur d'URSS, est reçu à sa demande par le secrétaire général de l'Élysée : Nous avons eu une discussion avec les Allemands pour la conclusion d'un traité bilatéral, et nous aimerions en signer un avec les Français aussi. Jean-Louis Bianco fait part au Président de sa très grande perplexité. Il craint que nous ne tombions dans le piège de l'URSS qui consiste à jouer la France contre la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Il voit très bien l'intérêt de l'URSS dans cette affaire, mais pas le nôtre. Nous risquons d'être accusés d'« opération de revers ».
Le Président confie ce dossier à Roland Dumas.
François Mitterrand répond à la lettre de George Bush à propos des négociations à venir à Houston sur le commerce. Il prévient : la France s'opposera à la concentration de la négociation sur les subventions à l'exportation, à la remise en cause des mécanismes fondamentaux de la politique agricole commune, à l'introduction d'exceptions à la discipline pour certaines formes de soutien (les soutiens internes en particulier). Paris souhaite la réduction progressive et substantielle de l'ensemble des soutiens et protections accordés à l'agriculture, sans exception et sans isoler l'agriculture du reste de la négociation commerciale.
La discussion sera sévère !
Samedi 7 juillet 1990
Le principal terrain de conflits au Sommet sera vraisemblablement l'agriculture. Les États-Unis parviendront-ils à rompre un front communautaire maintenu vaille que vaille ? L'entourage du Président Bush répand largement le bruit suivant : On a deux heures pour réussir ; après, les Etats-Unis s'engageront irréversiblement dans la voie de l'unilatéralisme violent.
Bernard Tapie annonce la prise de contrôle d'Adidas. François Mitterrand : Quelle réussite ! Cet homme est un gagneur. Il faut l'avoir avec nous. Peut-être au gouvernement.
Lundi 9 juillet 1990
Arrivée à Houston pour le seizième Sommet des pays industrialisés. Une ville de verre et d'acier, en avance de trente ans sur le reste de l'architecture américaine. François Mitterrand s'entretient avec le Président américain sur la situation en URSS. George Bush lui annonce que le numéro un soviétique vient de lui écrire : Nous souhaitons que Gorbatchev réussisse. Mais, dans la lettre qu'il vient de m'envoyer, il demande des choses qui nous sont impossibles. J'ai des lois qui m'interdisent d'aider financièrement l'URSS. Ce problème ne doit pourtant pas polluer le Sommet. Gorbatchev met la charrue avant les bœufs en demandant de l'aide avant de réaliser les réformes. Et, en matière de réformes, il ne comprend encore rien à l'Occident. Dans l'hélicoptère qui allait à Camp David, il était fasciné par les maisons que nous survolions. Il était curieux de savoir comment s'achète et se vend une maison, ici. Je lui ai dit : « Ma fille, pour vendre sa maison, va avoir recours à un courtier. » Gorbatchev m'a répondu : « Chez nous, le courtier serait fusillé. »
Ouverture du Sommet :
George Bush : Le sujet le plus difficide sera le commerce. Il nous faudra aussi parvenir à un accord sur l'aide à l'URSS et répondre à la demande de Gorbatchev. Sur l'environnement, il faut aussi un accord. Je propose de parler de la situation économique et du commerce cet après-midi. Au dîner, on parlera politique. Demain matin, on parlera de l'aide à l'URSS et du développement. Au déjeuner, de la dette du Tiers-Monde. Demain après-midi, de l'environnement. Mercredi matin, de la drogue, puis viendra le communiqué. Que pensez-vous, les uns et les autres, de cet ordre du jour ?
Toshiki Kaifu : Il faut stabiliser l'ensemble du courant mondial. Le développement de l'économie mondiale est progressif. Nous autres Japonais allons faire des efforts pour ouvrir notre économie. D'autres efforts sont nécessaires, comme ceux, courageux, de hausse des impôts aux États-Unis. Entre les États-Unis et le Japon, tout s'organise et des résultats fructueux sont à en attendre. Le renforcement des échanges multilatéraux est nécessaire. Il faut mener à bonne fin l'Uruguay Round ; il reste des difficultés à surmonter. J'espère que nous réussirons, ici, sous le leadership du Président Bush. Il faut mettre l'accent sur l'Europe de l'Est ; le G 24 et la BERD sont des réussites. Il ne faut pas que notre intérêt pour le Sud se relâche. Il faut que ces pays soient soutenus, comme ceux de l'ASEAN. Ceux qui souffrent de la dette doivent recevoir un message clair du Sommet. C'est ce que m'ont demandé de vous dire les Premiers ministres du Pacifique. En 1974, à Rambouillet, j'était chef adjoint du cabinet du Premier ministre... Sur le problème de l'environnement, il faut une prise de conscience ; le Japon et l'Extrême-Orient y attachent une grande importance.
Il parle ici au nom de tout l'Orient. C'est la première fois qu'un Japonais s'exprime de la sorte à un Sommet des Sept.
En réunion de sherpas, dans la soirée, les Américains avancent un projet de communiqué inacceptable sur l'Union soviétique, qui ne propose aucune réponse concrète à l'appel au secours de Ciorbatchev aussi longtemps qu'il n'aura pas réduit ses dépenses militaires et son aide à Cuba. On demande au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, à l'OCDE, à la BERD (le Président a obtenu gain de cause sur ce point au cours du dîner) d'étudier la situation de l'économie soviétique. Les Européens se disent liés par ce qui a été décidé sur ce sujet à douze à Dublin, ce qui rend les Américains furieux.
Mardi 10 juillet 1990
La discussion s'ouvre ce matin à Houston sur la discussion du texte sur l'aide à l'URSS :
Margaret Thatcher : Il faut aider l'URSS à lancer des réformes. Mais il ne faut pas lui accorder de crédits à la consommation. En revanche, des conseils pour le changement, les transports, la distribution agricole. Notre principale contribution au redressement de l'URSS sera de maintenir chez nous une croissance saine. Cela constituera un aimant pour les autres.
Helmut Kohl : En Europe, on va vers l'unité allemande, et je vous remercie de votre soutien en cette période. Il faut maintenant un signal très fort en matière de coopération avec l'Est. Si nous continuons à ne pas aider ces pays, nous courons au-devant d'énormes difficultés. En ce qui concerne l'URSS, il faut agir en sorte de l'aider à s'ouvrir. Nous sommes devant un défi global.
François Mitterrand : Vous connaissez sûrement la distinction que l'on fait, en France, entre Corneille et Racine, ce dernier dépeignant les hommes tels qu'ils sont, et le premier tels qu'ils devraient être. Il vaut mieux, en politique, être du côté de Racine. Certains, ici, ont peut-être été trop « cornéliens » en ce qui concerne l'URSS. Si les Russes étaient tels qu'ils devraient être, on imaginerait qu'ils pourraient, dans un premier temps, être formés aux techniques modernes de l'économie, et ensuite se développer seuls. Mais, pour l'instant, ce n'est pas le cas. C'est le problème de la poule (la réforme en URSS) et de l'œuf (l'aide de l'Occident). A moyen terme, tout est dans la réforme. Mais si on ne les aide pas tout de suite, il n'y aura pas de moyen terme. Là-dessus, nous pourrions nous rejoindre. Souhaitons-nous une aide pratique, concrète, dans les mois qui viennent, à l'URSS ? Nous sommes prêts à participer.
Margaret Thatcher : Les démocraties populaires ne pourront réussir à survivre, parce qu'elles ne connaissent pas leur peuple. Un signe fort doit être adressé à M. Gorbatchev, mais lequel ? Je pense qu'il faut lui proposer un dialogue économique soutenu avec les Sept et examiner une à une les demandes de l'Est, étudier ses besoins.
Le principe d'une aide à l'URSS est désormais acquis. Reste à définir ses modalités et ses formes, la « conditionnalité », la procédure de préparation. François Mitterrand demande à nouveau si, pour venir en aide à l'URSS, il faut attendre que celle-ci soit morte, guérie par toutes les réformes préalables qu' on aura exigées d'elle. Non, il faut agir, et vite !
François Mitterrand : Quels principes de base ? Souples, pour qu'on puisse aller de l'avant, chacun à son rythme. Nous aurons en effet des problèmes spécifiques. Il faut donc essayer de dégager des principes ; prendre acte du programme de réformesdemander au FMI de procéder à une analyseaider après. Les États-Unis ne peuvent pour l'instant prêter de l'argent. Quel est alors le terrain qui nous est commun ? Il ne faut pas se trouver en situation de contredire ce qu'on dit par ailleurs sur la Chine. L'URSS est une grande puissance militaire. Le texte ici présenté est beaucoup trop timide. Qu'avons-nous à gagner de risquer la chute de Gorbatchev et de nous retrouver face à un gouvernement de revanche ? Il faut tenir compte de ce qui a commencé et aller vite, pour encourager une position de changement. Ne pas le faire reviendrait à désavouer Moscou. Les Européens à Douze souhaitent intervenir. Certes, les deux Sommets peuvent ne pas s'imiter. Mais je suis très réservé sur le fait d'adopter le texte tel quel. Si Gorbatchev échoue, qu'arrivera-t-il ? Un pouvoir qui cherchera à préserver l'URSS sur la ruine des droits de l'homme vous proposera des affaires, et on les fera. Si on n'aide pas Gorbatchev, c'est ce qui se passera. Je suis donc très réservé sur ce texte. Le FMI ne doit pas être seul à agir; l'URSS n'est pas un petit État d'Afrique : c'est vexatoire ! Il faut mettre à contribution le FMI, la BM, l'OCDE, la BERD (l'URSS en est membre : c'est le seul endroit où elle se trouve associée). L'exemple de Cuba est typique. Ce n'est pas le meilleur moyen d'agir que d'isoler. Et le FMI ne rapproche pas, mais blesse. Il y a façon de dire et de faire. C'est trop carré ! C'est beaucoup demander à un orgueil national ! Lui parler ainsi est offensant. Il ne faut pas prendre le ton des membres de la Sainte Alliance au XIXe siècle, qui disaient, eux, monarchies éclairées, aux libéraux de suivre leurs conseils. Je me méfie de cette façon excessivement vexatoire.
Helmut Kohl : Le projet de texte, tel qu'il est, est inacceptable. Il faut une solution concertée, même si chacun a un échéancier différent. L'URSS s'attend à des décisions non précipitées, à des résultats à terme. La Chine est très en retard sur l'URSS en matière de droits de l'homme ; je suis d'accord sur la décision concernant la Chine, mais nous voulons tous que l'URSS renaisse. Si Gorbatchev tombe, cela nous coûtera plus cher en termes de réarmement. L'URSS reste une grande puissance militaire. La menace de Cuba subsiste. Mais nous devons comprendre les problèmes de l'URSS. Nous avons une chance de voir l'URSS modifier sa politique. Le texte la traite comme un pays d'Afrique centrale. C'est une grosse bourde. C'est humiliant ! Il faut accorder de l'aide à l'auto-assistance en la liant à un programme de réformes concret. Assistance en expertise, en vue de l'évolution vers l'économie de marché. Je suis lié par ce qui a été décidé à Dublin. Il y aura une immense évolution en URSS dans les trois prochaines années. C'est un élément à prendre en considération. Je ne veux pas de bricolage diplomatique. Veillons à un texte honnête. Il faut mobiliser toutes les expériences. On les a.
George Bush : L'URSS et la Chine ne sont pas une seule et même chose. Je suis d'accord là-dessus avec François Mitterrand et Helmut Kohl. Je propose qu'on fasse un tour de table et qu'on renvoie aux ministres des Affaires étrangères pour ce qui est de la rédaction, sans trop souligner les différences.
Brian Mulroney : Gorbatchev espère beaucoup de notre réunion. J'aimerais, si j'étais lui, entendre de là quelque chose en faveur d'un mouvement. Il n'y a pas de divergences entre nous là-dessus. Cuba est un problème particulier pour les États-Unis. Nous le comprenons. Le G7 doit répondre à Gorbatchev. François Mitterrand a raison dans ce qu'il a dit là-dessus hier soir : il ne faut pas humilier. Il faut convenir que la BERD et le FMI peuvent concourir à tout cela. Kohl a raison de souligner que le texte doit être objectif.
Toshiki Kaifu : L'URSS fait des efforts. Il nous faut tendre la main à Gorbatchev et rebâtir nos relations internationales. En fait, il faut préparer cette économie de marché pour l'URSS. Il faut une volonté politique pour un transfert de connaissances et de gestion. Des crédits ? J'ai quelques doutes. L'URSS est encore une superpuissance militaire qui aide Cuba et le Vietnam. Il y a aussi le problème des territoires du Nord, résultat de l'expansionnisme de Staline. C'est la preuve que l'expansionnisme russe ne s'est pas encore arrêté. Le centre de coopération de l'OCDE doit être aussi utilisé pour étudier ce qu'il convient de faire.
Margaret Thatcher : Il n'y a pas de parallélisme entre l'URSS et la Chine ! Avec l'URSS, il y a déjà beaucoup d'aides bilatérales... Nous comprenons l'ampleur de son problème. Mais nous ne pouvons agir à sa place. Ils ne savent rien du management ni des objectifs modernes. L'URSS n'a rien sur quoi s'orienter. Ils ne savent rien de la propriété privée. Quelle est la dette de l'URSS ? 48 milliards de dollars. C'est énorme ! Le problème de l'URSS n'est pas ses ressources (matières premières, terre, etc.), qui sont immenses, mais son management. Avec les autres pays de l'Est, nous avons toujours insisté sur la conditionnalité de l'intervention du FMI. Il faut insister de la même façon pour l'URSS. Il faut coordonner les actions, et associer à cette étude la BERD, où tout le monde est présent. L'OCDE doit aussi être concernée. C'est très important pour M. Gorbatchev.
Ainsi, même Margaret Thatcher n'objecte plus rien à l'étude de l'aide à l'URSS. Giulio Andreotti lui emboîte le pas. Le communiqué constate donc que les effort en URSS... méritent notre soutien et qu'une assistance technique, et, pour certains, des crédits financiers doivent être accordés à l'URSS. Commençons donc sans tarder, et notre effort s'amplifiera au rythme des réformes en URSS. Quelle forme d'aide ? L'assistance technique, bien entendu. Mais aussi une aide financière. Le paragraphe sur la conditionnalité est le plus difficile à rédiger. Les Américains obtiennent qu'il soit fait explicitement référence au budget russe de la Défense et, quasiment, à l'aide à Cuba. Roland Dumas parvient à éviter tout emploi du mot « conditions » et à présenter les choses d'une manière telle qu'il n'y ait pas de « préalable ». Enfin, une étude conjointe, de fond, est demandée au FMI, à la Banque mondiale, à l'OCDE et au président de la BE , puisque celle-ci n'existe pas encore. Étrange situation pour moi d'être à la fois sherpa français et sujet de la discussion des Sept !...
George Bush : Je voudrais dire un mot du Cambodge. Le problème consiste à peser sur l'URSS d'une part, sur la Chine d'autre part. Nous y avons encouragé. Nous attendions beaucoup de la rencontre des belligérants à Tokyo. Le Japon a rendu un grand service en l'organisant. Les Khmers rouges ont déjà dénoncé cet accord. Le Conseil de Sécurité va se réunir. On avance sans aboutir. Une assemblée comme la nôtre ne pourrait-elle user de son influence sur l'URSS et la Chine pour arriver à quelque chose ? Aujourd'hui, ce sont les Chinois qui empêchent l'accord en aidant les Khmers rouges. Avant, c'était l'URSS et le Vietnam. Il faut peser sur eux.
George Bush propose un nouveau texte sur les questions commerciales, qui reprend les thèses américaines. La discussion s'annonce très serrée ; elle a tôt fait d'achopper. Elle est renvoyée aux sherpas pour la soirée, afin de ne pas détériorer l'ambiance.
On passe à l'environnement. La discussion est décevante. Un an après l'Arche, tout le monde attend du G7 des décisions concrètes : il n'y en a pas, ou guère. C'est un dialogue de sourds entre les États-Unis et le reste du monde. Les Américains ne veulent rien entendre ; ils ne sont pas prêts accepter quoi que ce soit. Le texte du communiqué est un constat de désaccord. Seul résultat tangible : les Américains comprennent — trop tard pour ce qui est de Houston — que leur position est proprement intenable, et leur isolement total.
Helmut Kohl propose qu'on décide une action pilote pour la forêt brésilienne. On n'en a jamais parlé entre sherpas...
Helmut Kohl : Il existe un vaste consensus pour agir sans attendre. Sur les forêts tropicales : il faut les protéger. Il faut aider le Brésil, et aller vite. D'ici à huit ans, il n'y aura plus de forêt au Brésil. Il faut développer un programme pilote pour ce pays, sans le singulariser, en le prenant comme exemple. Je suis pour la création d'un Green Fund. Il faut passer à l'action concrète !
Margaret Thatcher : Il y a réchauffement de l'atmosphère. L'essentiel est dû à l'homme. Il faut prendre des mesures pour réduire rapidement les émissions de CO2. Nous devons agir pour réduire le CO2 des centrales thermiques. Cela coûtera cher. Mais nous devons dire que notre vie quotidienne coûtera plus cher. Il faut aussi s'intéresser à l'effet des engrais azotés. Cela aussi coûtera cher. La destruction de la couche d'ozone est provoquée par les CFC [c'est la chimiste qui parle]. Il faut les éliminer avant l'an 2000. Il faut agir vite, en raison des effets scientifiques connus. Il y a aussi le méthane et les CFC qui sont pires que le CO2. Il faut les réduire avant 2000-2005. Le nucléaire est plus cher, mais c'est la meilleure technologie pour éviter le CO2, donc la plus propre. Quant aux forêts du Brésil, de Malaisie, d'Indonésieoù vivent 80 % des espèces animales —, il faut les protéger absolument. Pour les océans, il faut aussi intervenir. Il faut enfin ratifier d'urgence la Convention sur l'Antarctique.
Brian Mulroney : Il faut mettre au net ce que nous avons dit l'année dernière. Il faut faire vite quelque chose pour la forêt, en particulier au Brésil.
George Bush, isolé, sur la défensive, regardant Mulroney : On ne doit pas se laisser impressionner par les Verts.
Helmut Kohl : Les sherpas vont rassembler les avis et décider d'un projet pilote au Brésil.
George Bush, furieux : Supposons. Mais qui va l'organiser ? La Communauté ? La Banque mondiade ? Je ne veux pas me prononcer. La décision n'est pas prise. Un cadre scientifique doit être fixé avant toute décision. Je suis désolé de dire que c'est là encore une initiative de la Communauté, pas des Sept. Et je ne suis pas dans la CEE !
Helmut Kohl, souriant : Vous pourriez y participer ! La Suède aussi peut y contribuer. La Communauté peut faire ça avec la Banque mondiale. Dans les douze mois...
Margaret Thatcher : On peut le faire dans le cadre de la Banque mondiale.
George Bush : Les États-Unis entendent de toute façon aider le Brésil. Je veux que ce soit dans le cadre de la Banque mondiale. D'ailleurs, un jour, il faudra une conversation entre nous pour savoir où nous allons avec la CEE ! Le problème de la Communauté est très général, philosophique. Un problème s'est déjà posé avec la BERD. Vous avez lancé l'idée sans nous consulter. Il se pose maintenant avec le Brésil. C'est une question très large, très complexe pour les États-Unis et le Japon qui représentent l'essentiel du PNB du monde. Il nous faut être au début des choses. Pas rejoindre la Communauté. Je vais me rendre prochainement au Brésil. J'en parlerai. De même, sur l'agriculture, je fais tous les efforts du monde pour comprendre la position de la CEE. Je ne parle pas ici de la Banque mondiale dans l'intention de tout bloquer, mais pour aider.
Discussion très importante, qui marque l'irritation américaine face à l'unité croissante des Douze.
En début de soirée, les sherpas entament la discussion du texte sur le GATT. La Présidence américaine nous propose un choix simple : le projet de texte américain, ou rien. Et on nous laisse deux heures pour conclure ; à défaut de quoi, il y aura une réunion conjointe — de la « dernière chance » — des ministres des Affaires étrangères et des Finances. En l'absence d'accord à ce niveau, ce sera la guerre commerciale.
Une incroyable séquence s'ensuit, qui durera toute la nuit !
Les Britanniques organisent la contre-offensive et s'érigent, contre les États-Unis, en défenseurs de la PAC et des restitutions ! Les autres européens leur emboîtent le pas. Pas une note discordante. Les Italiens, les premiers, expliquent que mieux vaut une guerre qui ne nous fait pas peur qu'une discussion qui s'éternise. Nous acceptons de faire référence au rapport d'experts qui nous est très défavorable, mais dans des termes tels qu'il n'en résulte aucun engagement, ni de substance ni de procédure : tout au plus une obligation d'examen. Et, au bout de la nuit, nous réussissons à faire accepter par les Américains en déroute des phrases qu'ils ont toujours refusées (reconnaissance de la diversité des situations, et donc des mécanismes de soutien agricole ; nécessité d'un instrument de mesure commun pour l'ensemble des réductions ; partage équitable du fardeau ; les assurances de réduction dans chaque secteur devront être « cohérentes entre elles », expression qui exclut un traitement discriminatoire des restitutions). Le Sommet de Houston aurait débouché sur un match nul si les Américains n'avaient commis l'erreur de déclencher la guerre : ils l'ont perdue, et l'Europe l'a gagnée. Bien sûr, rien n'est fini. La crise se rouvrira dans quinze jours, à Genève, au GATT. Mais les Américains n'ont pas pu jouer, pour la première fois, ce qu'ils croyaient être leur carte maîtresse : la division de l'Europe.
Le Congrès du Parti communiste soviétique adopte de nouveaux statuts définissant le rôle, la composition et le mode d'élection du Comité central et du Bureau politique. Mikhaïl Gorbatchev est réélu secrétaire général.
A Paris, petit déjeuner des socialistes à Matignon. Jean-Louis Bianco me le raconte par téléphone. La discussion porte sur l'opportunité de faire ou de ne pas faire alliance électorale avec le mouvement de Jean-Pierre Soisson, France unie. Le Président le leur a demandé, mais tous traînent les pieds.
Ils évoquent ensuite la situation internationale :
Jean-Pierre Chevènement : Le point important est de savoir si l'Allemagne acceptera vraiment la renonciation aux armes nucléaires, chimiques et bactériologiques, et ne se contentera pas de signer le traité de non-prolifération. Pour l'Allemagne, il y a trois façons de garantir sa sécurité : s'en remettre aux États-Unis ; s'en remettre à la France ; assurer elle-même sa propre défense.
Pierre Joxe : L'Allemagne va s'élargir à l'Autriche, du moins pour l'espace économique. Mais de là à parler d'une sorte d'Anschluss, ce n'est pas évident. L'Autriche a l'ambition de jouer son propre rôle. Il ajoute que l'Allemagne va appliquer une politique très dure envers les immigrants non européens. La France est le seul pays européen de destination de la poussée migratoire du Tiers-Monde.
Laurent Fabius explique que les Allemands vont redevenir une grande puissance militaire. Mais en tant que citoyen, il ne peut accepter que l'Allemagne dispose de l'arme nucléaire.
Michel Rocard, très optimiste, pense que nous pouvons convaincre nos partenaires du bien-fondé de notre doctrine de dissuasion. Il soutient que Lubbers est d'accord avec la France. (Malheureusement, Lubbers le dit peut-être en privé, mais pas en réunion au Sommet de l'OTAN.)
Jean-Louis Bianco : Je trouve votre pessimisme exagéré. Que peut-on faire vis-à-vis de l'Allemagne ? D'abord, obtenir un engagement sur la stabilité de la frontière Oder-Neisse. Nous l'avons. Deuxièmement, enraciner l'Allemagne au sein de l'Europe et de l'OTAN. C'est fait. Reste à obtenir de l'Allemagne une renonciation à l'arme nucléaire au profit d'un môle européen de défense. Pour le Sud, il nous faut une politique d'immigration commune avec l'Espagne et l'Italie, renégocier avec les pays du Maghreb sur l'immigration, et veiller à ce que le Premier ministre s'exprime beaucoup plus sur la politique de lutte contre l'immigration clandestine et pour l'intégration.
Mercredi 11 juillet 1990
A Houston, dernier jour du Sommet. Discussion sur les pays en voie de développement et la dette. Les Américains, maîtres de l'ordre du jour et de la procédure, n'ont qu'une idée : ne rien dire et ne rien faire. Sauf monter en épingle leur initiative Enterprise for the Americas, présentée comme le seul progrès significatif en matière de dette, mais aussi de commerce et d'environnement. Cette initiative est pourtant un peu éclipsée par la proposition faite comme prévu, hier soir, par François Mitterrand d'étendre aux créances publiques le principe du « menu d'options » offert aux pays endettés vis-à-vis des banques. Seul le Japon exprime une certaine réticence à l'encontre de cette proposition. L'Europe emboîte le pas, le Canada et les États-Unis font écho.
Le Sommet de Houston se termine dans une grande improvisation et un complet désordre. La nouvelle réalité de l'Europe, son poids et sa force frappent les Américains. L'aveuglement américain sur l'environnement a facilité l'unité du Vieux Continent. Mais nous avons devant nous la perspective de nouvelles crises et de durs affrontements entre l'Europe et les Etats-Unis. Les Américains ont compris qu'ils ont en face d'eux une Europe moins divisée qu'autrefois. Si, sur certains dossiers essentiels — commerce, environnement, Tiers-Monde — , ils conservent la prééminence, ils ont en revanche perdu le monopole de la conduite du jeu. Chacun rôde désormais autour d'un Japon qui espère être l'arbitre de cette rivalité. Un Japon courtisé par le Président Bush, mais qui, sur presque tous les dossiers — sauf la dette —, a fait front commun avec l'Europe.
Houston n'est malheureusement pas la suite espérée du Sommet de l'Arche. Il reste comme le premier résultat heureux du Conseil européen de Dublin.
Gorbatchev fait élire son candidat, Vladimir Ivachko, contre Igor Ligatchev, au poste de numéro deux.
Jeudi 12 juillet 1990
Consulté à son retour de Houston, François Mitterrand autorise, à la demande de Roland Dumas, la venue en France des Albanais réfugiés à notre ambassade à Tirana.
La presse fait état de rumeurs de démission de Michel Rocard.
François Mitterrand : Il faut que Rocard s'en aille. Mais pas pour l'instant. Je dois choisir le moment, ne pas me le faire imposer par les médias. Rocard ne fait plus rien. Je n'en obtiens rien sur le social. J'ai vraiment eu tort de le nommer. Et voilà qu'il refuse de réduire la durée du service militaire. Je vais l'annoncer après-demain, pour le forcer à le faire !
Refusant le siège qu'on lui offrait au sein du Comité central, Boris Eltsine annonce son départ du Parti soviétique. Gorbatchev a éliminé ses adversaires. Il a carte blanche.
Vendredi 13 juillet 1990
Les 808 Albanais réfugiés à l'ambassade d'Italie à Tirana arrivent à Brindisi.
Le 28e Congrès du Parti communiste soviétique s'achève. Gorbatchev a réussi à réduire le pouvoir des conservateurs. Mais quelques réformistes « radicaux », après Eltsine, quittent à leur tour le Parti. Ultimes manœuvres. Ils vont tenter de prendre le pouvoir dans la Fédération de Russie et d'y vider de tout contenu le pouvoir soviétique de Gorbatchev. Les laissera-t-il faire ?
Samedi 14 juillet 1990
Lors de sa traditionnelle intervention télévisée, François Mitterrand annonce la réduction à dix mois du service militaire. Il tente de mettre un terme aux rumeurs de remaniement en couvrant de fleurs Michel Rocard.
Dimanche 15 juillet 1990
Arrivée à Marseille des 543 Albanais réfugiés à l'ambassade de France à Tirana.
Lundi 16 juillet 1990
Dans le Caucase, Mikhaïl Gorbatchev, confirmé dans son pouvoir, rencontre le Chancelier Kohl. Accord historique ! A condition que la RDA en soit temporairement exclue, Moscou lève son opposition à l'appartenance de l'Allemagne unie à l'OTAN ! L'Allemagne unifiée pourra décider librement à quelle alliance elle appartiendra.
D'après les premières dépêches, huit points d'accord principaux ont été dégagés : la réunification allemande concerne la RDA, la RFA et Berlin ; la responsabilité et les pouvoirs des quatre puissances alliées de la Seconde Guerre mondiale seront totalement abrogés ; l'Allemagne unifiée, exerçant sa pleine souveraineté, pourra décider librement et de façon indépendante à quelles alliances elle appartiendra ; elle conclura un traité bilatéral avec l'Union soviétique pour le retrait de ses troupes de RDA, lequel sera achevé en trois ou quatre ans ; les structures de l' OTAN ne seront pas appliquées en RDA tant que des troupes soviétiques y seront stationnées ; les unités de la Bundeswehr qui ne font pas partie des structures de l'OTAN pourront y être stationnées ; les troupes des trois puissance occidentales (États-Unis, Grande-Bretagne, France) resteront à Berlin tant que les troupes soviétiques seront stationnées en RDA ; dans le cadre des discussions de Vienne sur le désarmement conventionnel en Europe, le gouvernement de la RFA annonce son intention de réduire les forces armées de l'Allemagne unifiée à 370 000 hommes d'ici trois à quatre ans ; enfin, l'Allemagne unifiée renoncera à la fabrication et à la possession d'armes chimiques et sera partie au traité de non-prolifération nucléaire.
François Mitterrand, lisant la dépêche : Et voidà ! Gorbatchev, qui nous a tant supplié de ne rien céder à Kohl, lui abandonne tout, sans doute pour quelques marks de plus. Avec ça, nous ne pourrons plus résister longtemps à la réunification.
De fait, le « 4 + 2 » n'est plus qu'une fiction.
Mardi 17 juillet 1990
A Paris, deuxième réunion ministérielle « 4 + 2 ». La séance du matin, consacrée aux questions autres que les frontières, était censée examiner comment les Soviétiques abordent maintenant la question du statut politico-militaire de l'Allemagne. En fait, les six ministres n'ont plus qu'à prendre acte de la déclaration commune Kohl-Gorbatchev, qui règle tout. La séance de l'après-midi est consacrée à la question de la frontière Oder-Neisse, avec la participation du ministre des Affaires étrangères polonais, invité à la demande expresse de la France. Les Polonais demandent aux Allemands d'engager avec eux, dès maintenant, des négociations aboutissant à la mise au point d'un traité bilatéral sur la frontière, qui sera signé dès l'unification allemande. Ils renoncent à leur demande initiale d'un traité paraphé avant l'unification, jugeant qu'elle n'a aucune chance d'aboutir, même si les Allemands ne rejettent pas le principe d'un traité bilatéral de bon voisinage et de coopération avec la Pologne. Mais ceux-ci ne veulent entamer les discussions qu'une fois l'unification achevée, et sur un traité qui couvrirait l'ensemble des questions bilatérales entre les deux États. Par là, ils veulent se donner la possibilité d'échanger, le moment venu, la reconnaissance de l'intangibilité de la frontière contre l'octroi à la minorité allemande de Pologne de certains droits, voire contre le « droit de retour », c'est-à-dire la faculté, pour les anciens propriétaires allemands, de racheter leurs terres et de se réinstaller en Pologne. C'est la porte ouverte à tous les chantages, à tous les retards du règlement définitif de la question. Les Allemands se sentent enhardis par le voyage du Chancelier à Moscou, et les Polonais ne veulent à aucun prix apparaître comme des gêneurs dans le jeu des « 4 + 2 ». Les Américains, eux, se désintéressent de cette question, cependant que les Anglais se taisent. Les Français sont les seuls à parler avec les deux parties et à rechercher des solutions. Hans-Dietrich Genscher fait une déclaration à ce sujet, consignée dans le procès-verbal de la réunion : Le traité sur la frontière germano-polonaise sera signé et transmis au Parlement pan-allemand dans le délai le plus bref possible après l'unification et le rétablissement de la souveraineté de l'Allemagne.
A Paris, Michel Rocard se dit prêt à engager la bataille au Parlement pour la CSG. Mais il veut auparavant un accord formel du groupe socialiste. A défaut, il prévient qu'il faudra continuer à se débrouiller avec des cotisations-vieillesse plafonnées qui pèseront en priorité sur les salaires les plus modestes. Mais Pierre Bérégovoy n'acceptera la CSG que s'il a la garantie qu'il n'y aura pas un franc de plus de prélèvements obligatoires en 1991, et que si cette contribution ne sera pas incluse dans la loi de finances, ce qui en ferait un nouvel impôt. Il veut qu'il soit bien clair qu'il s'agit d'une réforme du financement de la Sécurité sociale, destinée à le rendre équitable. Michel Rocard : L'enjeu pourra paraître minime : 32 francs, 67 francs, 190 francs par mois, mais, à terme, cela introduit une « dynamique » de justice dans les prélèvements sociaux, par exemple ceux qui seront nécessaires pour les retraités.
Le Président donne raison à Bérégovoy.
Vu David Mulford, secrétaire adjoint américain aux Finances, qui rentre de Moscou où il est allé porter la réponse du G7 à Gorbatchev. D'après ce qu'il me dit, les États-Unis vont accroître leur assistance technique à l'URSS, tenter de résoudre le problème des créances anciennes sur le gouvernement de Kerensky, réfléchir au Johnson Act (qui interdit l'émission d'emprunts à but général sur le marché américain tant que les dettes russes ne sont pas réglées). L'octroi d'une aide financière et de prêts leur paraît impossible : La discussion de Houston a fait apparaître un problème très délicat dans les relations entre l'Europe et les États-Unis. La position de principe américaine était connue, très favorable à l'Europe, à l'effort d'intégration, au Grand Marché, à l'Union économique et monétaire ; mais la Commission de la Communauté se donne aujourd'hui un rôle dans tous les domaines et montre un fort appétit de pouvoir...
Contrecoup du « 4 + 2 » : le service de presse de l'Élysée reçoit de très nombreux coups de téléphone de journalistes français et étrangers (surtout américains et allemands), souhaitant savoir s'il est vrai que la France a de nouveau durci sa position sur la question de la frontière Oder-Neisse. Ces derniers jours, certains collaborateurs du Chancelier Kohl ont en effet, devant des journalistes allemands, accusé les Français de se montrer plus polonais que les Polonais. Sur instructions du Président, Roland Dumas hausse le ton à plusieurs reprises. Genscher fait la navette entre Paris et Bonn.
Philippe Marchand devient ministre délégué auprès du ministre de l'Intérieur, chargé des collectivités territoriales.
Le Parlement ukrainien adopte une déclaration de souveraineté. C'est vraiment la fin.
Mercredi 18 juillet 1990
Une remarque de Mikhail Gorbatchev à François Mitterrand : Que cela nous plaise ou non, le temps viendra où une Allemagne unifiée sera membre de l'OTAN, si tel est son choix.
En Serbie, le président Slobodan Milosevic est élu (par 1 228 voix contre 66) à la tête du nouveau Parti socialiste de Serbie, né avant-hier de la fusion de la Ligue des communistes et de l'Alliance socialiste (organisation de masse contrôlée par la Ligue).
En Pologne, constitution d'un parti politique (Mouvement civique-Action démocratique) par 101 députés, syndicalistes et intellectuels de Solidarité favorables à Tadeusz Mazowiecki, parmi lesquels figurent notamment Zbigniew Bujak, Wladyslaw Frasyniuk, Adam Michnik, Andrzej Wajda et Jerzy Turowicz.
Dans un rapport remis à la Ligue arabe, l'Irak accuse le Koweït de pomper la nappe pétrolière de Roumalia. Maurice Courage, ambassadeur de France à Bagdad, fait savoir qu'une aventure militaire de l'Irak est totalement à exclure.
La Banque mondiale calcule qu'un milliard d'êtres humains (1/3 de la population des pays en développement) vivent avec un revenu annuel inférieur à 370 dollars.
Jeudi 19 juillet 1990
Jack Lang m'interroge pour savoir si le directeur de la Musique et de la Danse, Michel Schneider, peut faire appel à Pierre Moussa, président-directeur général du groupe Pallas, pour assurer la présidence de la salle Favart. Il souhaite obtenir l'accord du Président de la République avant d'accepter la proposition de Schneider. Pierre Moussa, ancien PDG de Paribas, avait organisé la « résistance », en 1981, contre la nationalisation de sa banque. Je demande au Président ce qu'il en pense. L'heure du pardon me semble venue. Tel n'est pas son avis : Ce n'est pas souhaitable.
Vendredi 20 juillet 1990
La lettre que George Bush a écrite à Gorbatchev pour lui rendre compte du Sommet de Houston, et dont Mulford m'a donné copie, attire ce commentaire de François Mitterrand : Cette lettre est bien bureaucratique. Il n'y a aucune chaleur. C'est une révolution planétaire, et il la traite comme un changement de gouvernement au Guatemala.
Lundi 23 juillet 1990
Élection de Leonid Kravtchouk à la présidence de l'Ukraine. C'est l'homme que Gorbatchev, à Kiev, il y a seulement six mois, nous disait être en train d'éliminer.
Six mois : un autre monde.
Mardi 24 juillet 1990
Pierre Bérégovoy écrit au Président à propos du budget de l'an prochain ; les lettres-plafond qui viennent d'être envoyées aux ministres visent à bâtir un budget avec des priorités bien affirmées qui sont celles du Président : éducation et formation, RMI, logement, environnement, recherche. Les financements nécessaires sont trouvés par le ralentissement de la progression de dépenses devenues inadaptées (Défense) ou la remise en cause de dépenses devenues inutiles (certaines dépenses de préretraite).
François Mitterrand : C'est vraiment insuffisant ! Et l'éducation ? Et le logement social ? Et la réforme fiscale ?
Mercredi 25 juillet 1990
Cinq cent mille foyers bénéficient du RMI, soit près d'un million de personnes qui, depuis deux ans, sont sorties de l'extrême pauvreté.
Le gouvernement anglais annonce une importante réduction de ses effectifs militaires sur cinq ans, notamment en RFA.
Gorbatchev déclare illégales les milices armées et leur donne quinze jours pour rendre leurs armes.
Au Conseil des ministres, à propos du texte de Jean-Pierre Chevènement dit Armée 2000, qui organise l'évolution de l'armée pour les dix ans à venir, le Président : C'est un bon budget, mais il va entraîner un accroissement de l'effort demandé aux cadres. Ces cadres qui se conduisent avec un grand sens des responsabilités en accomplissant un très lourd travail. Ces efforts doivent être soulignés, c'est une raison de plus pour que le titre II du budget prenne en compte l'amélioration de la condition militaire que j'ai souhaitée à plusieurs reprises. Je fais confiance aux armées pour qu'elles réussissent cette réforme très exigeante.
A propos du Liban, où les combats entre milices chiites pro-syriennes et pro-iraniennes ont repris, le Président décide d'envoyer des hélicoptères à Chypre pour aider éventuellement à l'évacuation de l'ambassade de France et des Français du Liban ; de faire partir deux bateaux TCD (Transport chalands débarquement) pour recueillir éventuellement des gens sur la plage ; d'envoyer le Foch pour faire de la dissuasion et appuyer des opérations d'évacuation qui pourraient se révéler difficiles.
Vendredi 27 juillet 1990
Une crise du pétrole menace. A l'OPEP, à Genève, le prix de référence du baril passe de 18 à 21 dollars, par suite des pressions irakiennes pour faire monter les cours. Les Irakiens se plaignent à cet égard des Saoudiens et des Koweïtiens. Il semble qu'il y ait eu des conflits ces derniers jours entre Irakiens et Koweïtiens sur l'accès à la mer, et que ces derniers se soient montrés particulièrement cassants. Tout cela peut se conclure par une hausse massive. On n'a vraiment pas besoin de ça !
La Biélorussie proclame sa souveraineté. Les trois présidents baltes conviennent avec le Président russe, Boris Eltsine, d'engager des négociations sur leurs relations avec la Fédération de Russie, sans passer par Gorbatchev. Quelle réalité reste-t-il à l'URSS ? Que se passera-t-il si les autres républiques en font autant ?
Les services prétendent que l'accord est réalisé entre Koweïtiens et Irakiens. Ils envoient comme preuve que l'ambassadeur saoudien à Washington, le prince Bandar, se prépare à partir pour un mois de vacances en Extrême-Orient.
Dimanche 29 juillet 1990
En Hongrie, 80 % d'abstentions au référendum sur le mode d'élection du chef de l'Etat. Invalidation. C'est le Parlement qui élira le Président.
Mardi 31 juillet 1990
Les premières négociations du Quai d'Orsay avec l'URSS sur un traité bilatéral franco-soviétique aboutissent à un texte qui comporte une clause de non-agression, ce qui réduit à néant, à mon avis, toute notre politique de dissuasion nucléaire ! Roland Dumas, très engagé, ne veut plus reculer. Le Président est partagé : l'idée d'un traité avec les Russes lui plaît, mais il se rend compte que ceux-ci ayant déjà signé un tel texte avec les Allemands, on l'accusera de courir après l'Allemagne...
Mercredi 1er août 1990
Conseil des ministres. Rien de particulier. On adopte un projet de loi qui complète la loi de décentralisation de 1982.
Jeudi 2 août 1990
Coup de tonnerre : les troupes irakiennes envahissent le Koweït. Devant leur avancée rapide, la population civile fuit en masse. L'émir du Koweït se réfugie en Arabie Saoudite.
François Mitterrand est à Latché. C'est Roland Dumas qui l'informe. Le Président : La guerre menace au bout de cette histoire de gros sous. Faire la guerre pour ces potentats milliardaires, ce sera pour nous difficile. Laissons s'avancer les Américains.
Margaret Thatcher est à Aspen (Colorado) avec George Bush.
Les Américains demandent le vote d'une résolution au Conseil de Sécurité de l'ONU pour exiger le retrait immédiat et inconditionnel des troupes irakiennes.
Le Président, informé : Oui, on votera pour. Mais soyons très attentifs. Je rentre à Paris. Qu'on réunisse les principaux ministres. Rocard est en vacances ? Il n'est pas urgent qu'il rentre.
Lionel Jospin n'est pas là non plus. Pierre Bérégovoy est Premier ministre par intérim.
La résolution est votée sous le numéro 660. Le Conseil de Sécurité de l'ONU condamne l'Irak ; seul le Yémen s'est abstenu.
La Ligue arabe, réunie au Caire, se sépare au bout d'une heure sans émettre aucun avis.
Gel des avoirs irakiens et koweïtiens dans la plupart des pays occidentaux.
Vendredi 3 août 1990
L'interruption des communications avec le Koweït, que Bagdad a imposée depuis hier soir, ne facilite pas une appréciation exacte de la situation. Il semble que les Irakiens la maîtrisent et qu'il ne subsiste dans la capitale que de petites poches de résistance de l'armée koweïtienne. Un « gouvernement provisoire » émet des communiqués annonçant par exemple la dissolution du Parlement, mais c'est pour l'heure un « fantôme », puisque sa composition n'a pas été annoncée.
Agitation à l'Élysée ; les télégrammes diplomatiques se multiplient ; les conseillers diplomatiques rentrent précipitamment de vacances.
Washington nous annonce l'envoi d'une force navale dans le Golfe. Plus précisément, les Américains y expédient un de leurs porte-avions, qui vient s'ajouter à leurs six bâtiments déjà dans la zone. Mais ils ne semblent pas disposés à une intervention militaire et parlent surtout d'un renforcement de la capacité de défense saoudienne.
Ce soir, à Djedda, devraient se réunir, en présence de l'émir du Koweït, Jaber El Sabah, les chefs des États du Conseil de coopération du Golfe, auxquels se joindront le Président Moubarak et le Roi Hussein. Seule capitale arabe à avoir pour le moment condamné fermement l'invasion : Rabat.
Américains et Soviétiques exhortent la communauté internationale à prendre des mesures concrètes contre l'Irak. Rencontre Baker-Chevardnadze à Moscou. Les Soviétiques se rangent derrière les Américains. Ce n'était pas évident du tout.
Appel de Brent Scowcroft : Washington décrète l'interdiction de tout commerce avec l'Irak, y compris pour les produits pétroliers, et engage les membres du Conseil de Sécurité à suivre les États-Unis dans cette voie. Ceux-ci ont déjà diffusé à New York un texte qui suscite les réserves chinoises et britanniques, mais qui reçoit l'appui soviétique : il n'y aura pas opposition Est/ Ouest dans cette affaire.
Les Américains poursuivent leur forcing. Ils proposent plus précisément un boycott de l'Irak. Il porterait sur la suspension des livraisons d'armes (États-Unis, URSS, France, Royaume-Uni, RFA), le blocage des avoirs financiers irakiens et koweïtiens (États-Unis, France, Royaume-Uni, Japon, RFA). Les directeurs politiques de la Communauté évoqueront ce problème après-demain matin à Rome.
Le Président décide de reporter sine die la signature d'un accord sur le rééchelonnement de nos créances vis-à-vis de l'Irak... qui aurait dû avoir lieu hier !
D'Aspen, François Mitterrand reçoit des appels de George Bush et de Margaret Thatcher (c'est Charles Powel qui sert d'interprète). Ils lui demandent d'envoyer des bateaux français dans la zone et lui annoncent l'envoi des leurs. François Mitterrand refuse l'idée, qu'esquisse George Bush, d'une flotte internationale ou multilatérale. Le Président me dit peu après : Je veux bien d'une coordination de nos flottes, mais pas mettre la nôtre sous contrôle américain... Ce n'est qu'un début. Attendons.
Réunion dans le bureau du Président avec Roland Dumas, Pierre Bérégovoy et Jean-Pierre Chevènement.
Bérégovoy explique qu'un boycott commercial de l'Irak — hors pétrole — ne susciterait pas beaucoup d'objections de sa part (notre commerce civil s'est déjà beaucoup réduit avec ce pays). Il n'en va pas de même d'un embargo pétrolier englobant le Koweït. L'Irak et le Koweït représentent en effet 21 % des réserves mondiales. Leur production est de 200 millions de tonnes (4 millions de barils par jour), soit un peu moins du cinquième de la production de l'OPEP : un volume à peu près équivalant à celui de l'Arabie Saoudite. L'Irak représente près de 8 % de nos approvisionnements, plus de 9 % de ceux des États-Unis, 13 % de ceux du Japon, 11 % de ceux de l'Italie, 7 % de ceux de l'Allemagne. Les spécialistes ne sont pas en mesure de chiffrer avec précision l'ampleur et la durée du « choc » qui serait provoqué par un brusque retrait du marché de ces 200 millions de tonnes annuelles, lesquelles ne pourraient être compensées que lentement et partiellement par l'augmentation des exportations saoudiennes et celles des Emirats. Une forte pression à la hausse des prix s'exercerait certainement, bien au-delà des 23 dollars le baril de ce jour. De plus, pour être efficace, un embargo pétrolier devra être général et de longue durée. Comme on vit dans un monde de libre entreprise, que les autres pays n'ont pas, comme nous, une loi de 1928 qui permet d'imposer certaines astreintes aux compagnies, les risques de contournement de l'embargo ne sont pas négligeables. Les expériences passées (Irak en 1972, Iran en 1982) ont montré qu'une fois sur le marché, entre les mains des traders, le pétrole brut est apatride et que des États et des compagnies peuvent ainsi tourner l'interdit. Bien sûr, si des décisions contraignantes étaient prises à l'ONU, on pourrait imaginer un blocage des terminaux pétroliers, des oléoducs, des détroits, une interdiction du transit du pétrole irakien et koweïtien à travers la Turquie et la péninsule arabique, mais cela supposerait la mise en place de forces navales capables de gérer un blocus.
Roland Dumas est favorable à des sanctions économiques, y compris à l'embargo pétrolier, à condition qu'il s'agisse d'une mesure générale, imposée à tous par l'ONU. Les représentants des Douze en parleront dimanche à Rome au niveau des hauts fonctionnaires. Dumas pense qu'il convient que les Douze prennent position par rapport aux décisions américaines, lesquelles seront sans doute appuyées par les Russes, et que, pour amener Saddam Hussein à résipiscence, les sanctions pétrolières sont la seule possibilité de rétorsion concrète. On ne devrait pas surestimer les répercussions possibles d'un tel embargo sur un marché pétrolier déjà perturbé et qui le serait davantage encore si Saddam Hussein affirmait durablement sa prééminence sur l'OPEP et le monde arabe.
Pierre Bérégovoy accepterait des sanctions si le dispositif était entériné par tous. Selon lui, au-delà de quelques jours, cet embargo aurait des répercussions fâcheuses sur notre économie. Une hausse de 1 dollar le baril, ce sont 5 milliards de francs de déficit commercial supplémentaires. Il pense qu'il faut adopter une position favorable à l'embargo pétrolier, notamment au cours de la réunion de Rome, et reconsidérer notre position si l'un ou l'autre des partenaires occidentaux ne va pas dans le même sens. Il recommande que l'on évite de s'engager à la suite des Américains sans avoir vérifié un certain nombre d'éléments (effets de l'embargo sur notre économie, plus dépendante du pétrole importé que d'autres ; disponibilité des autres producteurs arabes — Arabie Saoudite et EAU — à se substituer à l'Irak et au Koweït ou, en sens inverse, risque de voir les Arabes dénoncer cette « ingérence occidentale » et faire bloc avec l'Irak ; degré d'implication de nos principaux partenaires dans le respect d'un tel embargo).
Le Président : Le boycott pétrolier serait une mesure spectaculaire, mais pas forcément déterminante, car beaucoup auront intérêt à la tourner, et les effets pour notre économie ne sont pas à sous-estimer. Il faut voir ce que vont décider les autres et ne rien faire qui nous en désolidarise.
Les conversations se poursuivent à New York sur le projet américain de sanctions prohibant tout commerce avec l'Irak et le Koweït. François Mitterrand demande qu'on l'accepte : Pas question de se singulariser dans cette affaire.
Le front arabe se reconstitue : condamnation de l'invasion irakienne par le Conseil de coopération du Golfe et demande de retrait immédiat et inconditionnel du Koweït ; à la différence d'hier, les ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe, réunis au Caire, condamnent l'Irak par 14 voix contre 4 (Jordanie, Yémen, Soudan, OLP), une abstention (Mauritanie), une absence (Libye).
Postérieurement à cette déclaration, Bagdad annonce le début du retrait de ses forces du Koweït à partir de dimanche, si aucune menace contre la sécurité du Koweït ou de l'Irak n'intervient d'ici là. Mais, ajoute le communiqué, il n'y aura pas de retour à l'ancien régime.
François Mitterrand : Cela ne mène à rien, pour Saddam, de poser des conditions. Il sera forcé de reculer.
Samedi 4 août 1990
Récapitulation : depuis le début de la guerre Iran/Irak, la France a vendu pour 16 milliards de dollars à l'Irak (contre 13 milliards pour l'URSS) ; l'Irak est notre second fournisseur en pétrole ; l'Irak nous doit 30 milliards de francs.
François Mitterrand : Les Américains n'ont rien su prévoir de cette crise. Nos services de renseignements non plus. Et maintenant nos services ne nous disent rien ; c'est à se demander pourquoi on les paie.
Au Koweït, pas d'évolution, si ce n'est que les forces irakiennes progressent vers le sud pour contrôler les principaux gisements pétroliers et les raffineries proches de la frontière saoudienne. Le « gouvernement provisoire » ne s'est toujours pas ouvertement manifesté.
Visite à Bagdad du Roi Hussein.
Tournée des capitales arabes (aujourd'hui Le Caire) de Yasser Arafat, porteur d'un « plan » visant à limiter les conséquences de la guerre. Cette initiative semble avoir fait capoter le projet d'un « mini-Sommet » arabe prévu pour dimanche à Djedda.
Le Président reparle au téléphone à George Bush qui lui fait une description très pessimiste de la situation au Koweït.
Peu à peu, l'État rentre de vacances. Les ministres, leurs cabinets reviennent. Les télégrammes diplomatiques continuent d'affluer de toutes parts. Il faut tout lire. L'Élysée s'organise. Le Président est en pleine forme. Il s'ennuyait depuis six mois. Premières réunions dans son bureau.
Michel Rocard demande encore s'il doit rentrer. François Mitterrand : Mais qu'il fasse comme il veut !
Dimanche 5 août 1990
A Rome, pas de fêlure dans la solidarité : les directeurs politiques des Douze ont mis au point un texte annonçant le gel des avoirs irakiens et koweïtiens, un embargo sur les importations de pétrole en provenance d'Irak et du Koweït, l'interdiction d'exportation d'armes et d'équipements paramilitaires à l'Irak (la question de la suspension totale du commerce a été renvoyée aux discussions à l'ONU), la suspension de la coopération dans les domaines militaire et scientifique, et le rappel des attachés militaires et scientifiques.
Brent Scowcroft revient à la charge : les États-Unis souhaitent créer une force multilatérale. Ils demandent aux Saoudiens d'augmenter leur production pétrolière pour compenser la fermeture du Koweït, et de recevoir les avions américains sur leur sol. Les Saoudiens, me dit-on, hésitent : les F15 seront-ils à nouveau désarmés, comme ils le furent en 1978, la première fois que les États-Unis en envoyèrent ?
Réunion sur la situation militaire, en fin d'après-midi, dans le bureau du Président, avec Pierre Bérégovoy, Roland Dumas, Gérard Renon, secrétaire d'État à la Défense, l'amiral Lanxade, chef d'état-major particulier du Président, Guy Fougier et Claude Silberzahn, respectivement secrétaire général de la Défense nationale et directeur général de la DGSE. Yves Lyon-Caen représente Michel Rocard, toujours pas rentré de vacances.
François Mitterrand : Le minimum de ce qu'il convenait de faire face à l'invasion du Koweït par l'Irak est acquis. Ce sont des sanctions économiques et financières. Le gel des avoirs est la mesure la plus facile : elle est prise. La cessation de toute vente d'armes s'imposait ; nous avions déjà été très prudents sur ce point depuis plusieurs mois. La seule sanction véritable, c'est le blocus pétrolier par un blocus sélectif du Golfe (car nous devons éviter de gêner les autres producteurs de la région) et un blocus des pipelines. C'est réalisable, mais ce n'est pas si facile. Que font les Américains et les Britanniques sur le plan naval ? D'après ce qu'ils m'ont dit, George Bush et Margaret Thatcher pensent que leurs navires concernés devraient se rapprocher de la zone.
L'amiral Lanxade : On a deux petits bâtiments — des avisos-escorteurs — dans la zone. Un plus gros pourrait être là dans un délai de huit jours. Un blocus n'est pas techniquement difficile. Il y aura un problème d'identification des cargaisons, mais qui n'est pas insoluble.
François Mitterrand : J'ai toujours refusé une flotte internationale. Il faut se contenter d'une coordination des flottes nationales présentes.
L'amiral Lanxade : Il faut envoyer une frégate.
François Mitterrand : Il serait bon d'avoir un contact avec les Américains et les Britanniques à ce sujet.
L'amiral Lanxade : Je viens d'avoir le général Scowcroft. Il m'a dit que le Président Bush était très satisfait de la déclaration des Douze. Ils n'ont pas eu de réponse saoudienne à leur question concernant l'augmentation de sa production pétrolière par l'Arabie Saoudite. Il m'a parlé de l'idée — que vous venez de rejeter-d'une force multilatérale.
François Mitterrand : Il ne faut pas dépasser la coordination. Dans ce type de conflits, il n'est pas mauvais d'en appeler à l'intuition. La mienne, c'est que l'on n'en est qu'au début, que la crise devrait s'aggraver. Moubarak souhaite aller voir Saddam Hussein à Bagdad en posant des conditions : le retour de la dynastie El Sabah contre de l'argent. Un tel résultat serait acceptable, mais je n'y crois pas beaucoup. Saddam Hussein va essayer de gagner du temps pour digérer le Koweït. Le Roi Fahd n'a pas encore demandé l'aide américaine. Sa prudence est significative de sa peur : tous ces princes sont trop riches, ils sont trop gras, ils ont peur de perdre leur style de vie. Ils vont négocier de la façon la plus larmoyante. Il faut vérifier la faisabilité du blocus. Il est nécessaire de mettre beaucoup d'énergie dans le blocus : pipelines, Golfe... Les Américains sont déterminants à cet égard, notamment par l'influence qu'ils peuvent exercer sur les Turcs.
Roland Dumas : Je viens d'avoir Chevardnadze. Gorbatchev est content de la position française. Il estime que ce n'est pas une affaire locale, qu'il faut « remonter » les pays arabes, ceux avec lesquels nous avons de bonnes relations. J'ai eu aussi Cheikh Sabah, le ministre koweïtien des Affaires étrangères, au téléphone : il se trouve à l'intérieur du territoire saoudien, juste derrière la frontière. Il m'a dit que la résistance était faible. Il ne croit pas à un retrait des troupes irakiennes à partir de dimanche. Des contacts doivent être pris avec divers pays, dont le Japon, si l'on veut que le blocus fonctionne.
Gérard Renon : Le groupe aéronaval peut appareiller en soixante-douze heures. Il faut ajouter au moins dix jours de navigation.
François Mitterrand : Nous n'avons rien à Djibouti ?
Gérard Renon: Seulement un bateau d'entretien et un aviso.
François Mitterrand : Il faut donner les ordres dès maintenant.
L'amiral Lanxade : II faut diriger vers le Golfe unefrégate qui se trouve en ce moment au large du Liban. Nous aurions ainsi trois bateaux de surface dans la zone.
Gérard Renon : En ce qui concerne les exportations d'armes à l'Irak, au début de l'année on avait livré quatre Mirage ; on avait arrêté depuis mai ; mais, depuis trois semaines, des pièces de rechange ont été exportées. C'est maintenant arrêté.
Guy Fougier : Une invasion de l'Arabie Saoudite par l'Irak est possible. Les Américains auraient des difficultés face à une armée irakienne puissante et entraînée.
François Mitterrand : Il n'est pas impossible que nous entrions dans un cycle de guerre. Bush m'est apparu très pessimiste, hier soir.
Claude Silberzahn : L'aviation koweïtienne aurait échappé à l'Irak. Je signale le problème des transferts de technologies entre le Brésil et l'Irak, et le problème assez immédiat, qui nous est posé, de notre coopération spatiale avec le Brésil. Les Irakiens ont multiplié les sociétés-écrans leur permettant d'avoir un accès aux technologies sensibles par des intermédiaires peut-être brésiliens.
François Mitterrand: Saddam Hussein bénéficie de deux leviers psychologiques importants vis-à-vis du monde arabe : d'abord, il donne l'impression qu'il lutte contre Israël ; ensuite, il lutte contre des familles et des dynasties déconsidérées.
Roland Dumas : Ce conflit fait bien l'affaire des Américains et d'Israël, qui voient confirmer leurs analyses sur le rôle de l'Irak.
François Mitterrand : Eh bien, ils avaient sans doute raison !...
Roland Dumas : Il y a aussi un problème concernant les pilotes irakiens en formation en France.
Gérard Renon : Oui. Il y en a six en formation. On a suspendu leur stage et mis les stagiaires hors d'atteinte de la presse. Par ailleurs, il y a en France soixante Irakiens en formation dans des disciplines scientifiques.
François Mitterrand : Ne nous précipitons pas pour ce qui est des étudiants et des formations non militaires.
Yves Lyon-Caen : A la demande du Premier ministre, je voudrais évoquer les contacts à prendre avec des pays en développement qui peuvent exercer une influence sur les parties, et poser le problème de la gradation dans les mesures : d'abord boycott, puis blocus.
François Mitterrand ne répond pas. Il pense qu'il faut être ferme : il ne faut pas se contenter d'un boycott, mais décider immédiatement un blocus pour que le boycott soit efficace.
Pierre Bérégovoy : Il faut être vigilant et ferme. Il est important que l'URSS soit dans le coup. Dans le domaine financier, notre décret et son arrêté d'application sont plus fermes que ceux des autres pays. L'embargo pétrolier doit porter sur l'Irak et le Koweït. C'est faisable dès maintenant. Il y a aussi un problème d'exportation de nos produits alimentaires vers Bagdad, ce qui est un moyen de pression important sur l'Irak.
Claude Silberzahn : Saddam Hussein a trois mois de marge pour les munitions, les vivres, les avoirs financiers.
Pierre Bérégovoy : Il faut penser aussi aux risques terroristes.
François Mitterrand : Le terrorisme n'a jamais été déterminant. J'ai toujours pensé que c'était une méthode qui ne donnait rien. Nous n'avons pas à tenir de propos particulièrement virulents. Nous devons défendre le droit et la solidarité internationale.
La réunion se conclut : le Président confirme qu'il faut voter à New York l'embargo économique contre l'Irak et le Koweït.
Massacres au Liberia entre factions rivales. L'armée américaine aide à évacuer les étrangers. Qui se souvient que la Constitution de ce pays est la même que celle des États-Unis ?
Lundi 6 août 1990
François Mitterrand, à propos de la préparation du budget de 1991 : Le gouvernement distribue de l'argent sans exiger rien de mieux à qui le lui demande. Et Rocard fait avec les infirmières ce que Jospin fait avec les professeurs.
Pourtant lui-même s'abstient de donner d'autres directives...
Le Conseil de Sécurité de l'ONU décrète l'embargo économique contre l'Irak et le Koweït.
Ibrahim Souss passe à l'Élysée. Il vient d'avoir une communication téléphonique avec Abou Iyad, numéro deux de l'OLP, qui se trouve à Alexandrie avec Yasser Arafat pour rendre compte au Président Moubarak de leurs entretiens avec Saddam Hussein : Arafat retire de ses conversations à Bagdad le sentiment que les Irakiens n'ont pas l'intention, au-delà du Koweït, de s'en prendre à l'Arabie Saoudite. Mais son impression est aussi que Saddam Hussein ne voudra pas transiger sur l'élimination de la dynastie El Sabah. Les dirigeants de l'OLP sont bien conscients que la position d'appui de l'Irak prise par l'OLP se retournera contre la cause palestinienne, mais ils n'ont pas le choix : la grande majorité des Palestiniens, tout comme la « rue » arabe, soutient le « nouveau Nasser ». Et, dans la lutte contre Israël, l'Irak est le seul refuge sûr pour les dirigeants de l'OLP.
Arafat, dit-il, souhaite voir Dumas de toute urgence.
La Maison Blanche nous fait savoir que les Américains vont aussi envoyer des troupes terrestres dans le Golfe. Le Président : Ils vont très vite. Comme s'ils avaient déjà réfléchi depuis longtemps à ce scénario.
C'est vraisemblable. On aime beaucoup, au Pentagone, préparer dans le moindre détail mille et une hypothèses géopolitiques. Les diplomates américains détestent d'ailleurs cette propension de leurs militaires à empiéter par ce biais sur leur territoire.
Mardi 7 août 1990
Comme tous les autres étrangers, nos ressortissants (250 au Koweït, 170 à Bagdad, plus une soixantaine de personnes en transit) n'ont pas le droit de quitter le Koweït et l'Irak ! C'est le plus inquiétant. Ils ne sont pas directement menacés, mais nous insistons sur la reconnaissance par l'Irak de leur liberté de déplacement. Iraqi Airways ayant sollicité la reprise des vols à destination de Paris, nous en profitons pour demander à Bagdad l'autorisation d'évacuer nos concitoyens. Aussi longtemps que nous aurons des ressortissants sur place, nous devrons y maintenir nos diplomates. S'agissant du Koweït annexé, une fois réglé le départ de notre communauté, le Quai d'Orsay pose le problème du maintien de notre représentation diplomatique. En revanche, il pense qu'il y aurait intérêt à conserver un dispositif (déjà allégé par les congés) à Bagdad. Le Président, lui, ne veut pas entendre parler d'une fermeture de notre ambassade au Koweït. Ce serait reconnaître l'annexion.
C'est officiel : Les États-Unis annoncent l'envoi des forces aériennes et terrestres dans le Golfe. Début de l'opération « Bouclier du désert », sans précédent depuis le Vietnam. François Mitterrand : Il nous faudra faire la même chose. On ne peut faire deux politiques à la fois ; la France ne peut rester hors du coup. Il faudra se ranger derrière les Américains, car les Nations unies ne décideront rien. Chevènement m'inquiète.
Le ministre de la Défense est en effet réticent. Pour lui, tout cela est un coup monté par les Américains pour se débarrasser de Saddam, que lui-même considère comme l'espoir du modernisme dans la région.
George Bush téléphone à François Mitterrand. Il estime imminente une attaque irakienne contre les puits de pétrole saoudiens. Il lui demande de s'associer à l'envoi de renforts militaires.
François Mitterrand : Si Bush dit que Saddam va faire ça, c'est qu'il le sait. Ce sera une catastrophe planétaire. Je n'arrive pourtant pas à y croire.
Le Président est d'accord pour envoyer le Clemenceau, avec une force symbolique composée d'hélicoptères Gazelle, à Abu Dhabi, à 1 200 kilomètres du Koweït.
Mercredi 8 août 1990
Bernard Kouchner veut se rendre utile. Il propose d'aller en Irak et au Koweït pour faire une enquête. François Mitterrand trouve que c'est une bonne idée.
Dérision : l'Irak proclame la « République du Koweït », et, dans la foulée, l'annexe purement et simplement.
C'est finalement à Paris qu'aura lieu le rendez-vous entre Roland Dumas et Yasser Arafat. Le président de l'OLP arrivera demain à 14 heures en provenance de Riyad. Ibrahim Souss demande s'il est possible d'imaginer une rencontre avec le Président. C'est non, sauf si Arafat vient explicitement demander la médiation du Président dans le conflit.
La Grande-Bretagne expédie des forces aéronavales dans le Golfe. Faut-il envoyer des troupes françaises en Arabie Saoudite ? Elle ne nous a rien demandé.
Michel Rocard est rentré de vacances.
Jeudi 9 août 1990
Je repense au Sommet de Houston : il y a quelques semaines, personne n'avait dit un mot sur l'Irak. Comme en 1989, à Paris, où personne n'avait parlé du mur de Berlin. Jamais les puissants n'ont été aussi myopes. Comme leur myopie leur profite, cela ne va pas les inciter à chercher à voir loin.
Fermeture aux étrangers des frontières koweïtiennes et irakiennes. L'Irak expulse les diplomates encore présents au Koweït. Notre ambassade devra être abandonnée, ce que persiste à refuser le Président.
Arafat annule sa visite à Paris pour aller directement au Caire, au Sommet de la Ligue arabe.
Un Conseil restreint se tient à l'Élysée cet après-midi. Questions : faut-il passer de l'embargo au blocus ? faut-il aider l'Arabie Saoudite qui ne nous le demande pas vraiment, ou attendre une requête explicite ? On a préparé à l'avance un projet de communiqué qui annoncerait la mission de Bernard Kouchner et le mouvement de nos bateaux.
Le Président : Je demande à Roland Dumas de donner ses éléments d'appréciation de la situation.
Roland Dumas : Aux Nations unies, le Conseil de Sécurité examine actuellement un projet koweïtien condamnant et annulant l'annexion du Koweït. Les ambassadeurs de l'URSS et de la Chine demandent des instructions. Le projet sera vraisemblablement adopté dans la journée. Les non-alignés ont fait une tentative pour faire condamner tout autre type d'intervention dans la zone, c'est-à-dire les Israéliens. Un sommet des chefs d'État de la Ligue arabe se tient ce soir au Caire. Saddam Hussein n'y sera pas, mais y enverra son numéro deux. L'idée égyptienne est de mettre en place une force inter-arabe, distincte de la force multinationale. Yasser Arafat a annulé sa visite à Paris pour pouvoir se rendre au Caire. Les Américains font le forcing pour la mise en place d'une force multinationale. Ils nous ont annoncé la participation de l'Egypte et du Maroc, mais le roi du Maroc nous a fait savoir qu'il n'en était pas question. Il n'y a pas de renseignements précis sur une participation éventuelle des pays du Golfe. Les Britanniques ont donné leur accord : ils pensent à une participation aéronavale plutôt qu'à des soldats au sol. Le gouvernement américain recherche donc une solution permettant de recueillir l'aval des Nations unies pour conforter cette force. Mais le succès n'est pas sûr. Les Soviétiques ont dit qu'ils ne participeraient pas à une « force multilatérale », sauf si l'opération se faisait dans le cadre des Nations unies. Les Chinois sont également réservés.
J'ajoute deux informations à ces éléments. L'attitude de l'Irak à l'égard des ressortissants étrangers est préoccupante ; on avait quelque espoir, mais l'entretien de la troika européenne avec le vice-ministre des Affaires étrangères a été très négatif. Arafat indique que le plan de Saddam Hussein était préparé depuis six mois et qu'il en avait informé le roi Hussein de Jordanie. La seule surprise, pour Saddam Hussein, est venue de l'attitude de la France, plus ferme que prévue. Le reste du Golfe ne l'intéresse pas ; l'Arabie Saoudite est un trop gros morceau. Les Irakiens pensent que les Soviétiques, les Chinois et les Japonais décrocheront au bout de quelques semaines.
En ce qui concerne l'attitude de la France, nous n'avons pas reçu de demande du Roi Fahd. Il y a un appel du pied de James Baker qui m'a dit que si le Roi Fahd n'avait pas osé nous demander une aide, c'est qu'il n'était pas sûr de la réponse. L'Arabie Saoudite a fait des demandes de fournitures de matériel, comme Abu Dhabi, ainsi que des demandes de techniciens. Quelle est la limite possible de notre action ?
Pour le moment, il y a deux résolutions des Nations unies, bientôt trois : l'une condamnant l'invasion irakienne, l'autre instituant l'embargo, et la troisième (ce soir) condamnant l'annexion du Koweït. La deuxième ne nous donne pas le droit de faire un blocus. La limite juridique à ce qui est autorisé, ce sont les « enquêtes de pavillon », qui sont une recherche d'informations, de renseignements, un contrôle extérieur des navires, mais qui ne permettent pas de monter à bord. Doit-on répondre à la demande de fournitures de l'Arabie Saoudite ?
Pierre Joxe : La presse française compare ce coup de force à l'Anschluss, et Saddam Hussein à Hitler. Mais, dans le monde arabe, l'opération n'est pas impopulaire. Si l'on s'engageait dans le sillage des États-Unis, l'effet politique serait difficile à redresser. L'Irak n'a plus d'interlocuteur, on doit pouvoir garder le contact avec lui. On risque un embrasement plus que régional. Il faut éviter que la France n'intervienne militairement.
Lionel Jospin : Les régimes comme le Koweït sont artificiels, fragiles, ils ont mauvaise presse dans le monde arabe. D'où la réaction des populations. La prise de possession du Koweït par l'Irak ne provoquera pas une répartition nouvelle des richesses. L'Irak est une dictature brutale, corrompue, sans base démocratique, anachronique. Paraître céder devant le fait accompli n'est pas possible. Les réactions du gouvernement exprimées par Dumas et Bérégovoy, ainsi que la réunion de samedi dernier ont fait bon effet. Doit-on faire plus ? Doit-on intervenir ? Cela n'a de sens que si l'on en assume les conséquences à moyen et long termes. Je pense que l'on ne doit pas intervenir avec les Américains dans une force multinationale. Éventuellement, on le pourrait sous l'égide des Nations unies, au nom du droit, de la communauté internationale. Doit-on répondre à une demande saoudienne ? On n'a pas d'accord de défense bilatéral avec eux. Il ne faut pas le faire sur un plan unilatéral. Peut-on envoyer un message à la Ligue arabe ? Peut-être. Il ne faut pas donner l'impression qu'on lâche les États-Unis, mais faire entendre une « autre voix ».
Pierre Bérégovoy : L'attitude adoptée — fermeté, solidarité — doit être maintenue. La condamnation de l'invasion et de l'annexion doit être faite avec la plus extrême fermeté. Il faut préserver la solidarité internationale. Je me rallie à l'idée d'une intervention éventuelle des Nations unies.
Le Président : Mais il est fort peu probable que les Nations unies aillent jusque-là. En rester à cette position, c'est s'enfermer dans le non-être, regarder les trains passer !
Pierre Bérégovoy : Ce que je voulais dire, c'est qu'en cas d'agression irakienne contre l'Arabie Saoudite, les Nations unies interviendraient.
Jean-Pierre Chevènement : La position de la France est tout à fait justifiée, car il y a eu violation du droit international. Mais la distribution de la manne pétrolière, l'évolution des prix du pétrole sont en toile de fond des discussions entre Arabes. Dans le monde arabe, le conflit a un contenu politique et idéologique différent de l'éclairage donné en France, notamment par les médias. Ce qui est en cause, c'est notre politique arabe. Le jeu des Américains est dangereux. Si Saddam Hussein gagne, c'est évident. S'il perd, qui s'opposera à l'intégrisme anti-occidental ? Si le régime irakien est balayé, sera balayé avec lui le seul obstacle à l'intégrisme iranien. Il faut essayer de privilégier les moyens économiques, tel l'embargo, et le dialogue avec les Arabes. Nous devons avoir des possibilités de parler à l'Irak. En ce qui concerne l'embargo, ou bien on le contrôle de l'extérieur, ou bien on arraisonne les navires. La première méthode correspond seule aux décisions de l'ONU. Vis-à-vis de l'Arabie Saoudite, un affichage trop important aux côtés des États-Unis, dans une force multinationale, en dehors du cadre de l'ONU, ne serait pas bon. En revanche, une attitude de sympathie, de coopération avec les Émirats, avec Qatar, un geste vis-à-vis de ces pays (fourniture de missiles sol-air) serait un moyen d'être présents. On pourrait aussi envoyer une frégate de plus, ainsi qu'une ou deux escadrilles et un régiment de renfort à Djibouti, ainsi qu'un porte-avions.
Le Président, un peu irrité: Dans quelle logique ?
Jean-Pierre Chevènement : Ne pas être dans la force multinationale, mais être présents, rassurer les pays amis, les protéger s'ils sont agressés. Ou l'Irak attaque dans les prochains jours, ou les États-Unis essaient de lui régler son compte (c'est la thèse de nos services). Étant présents, il ne faut pas nous laisser entraîner dans un processus automatique.
Roger Fauroux : La zone est essentielle pour nos approvisionnements pétroliers, c'est un impératif de sécurité nationale.
Michel Durafour : Deux hypothèses : soit les choses restent en l'état, et ce que l'on a fait est le maximum de ce qu'il est possible de faire ; soit l'Irak va plus loin, et on ne peut alors rester indifférent.
Michel Rocard : On a un autre regard quand le pays est engagé dans quelque chose et que l'on est très loin... Pendant quarante-huit heures, j'ai ressenti une très grande fierté à l'égard de la France. Mais, depuis quarante-huit heures, je suis inquiet. Il n'y a pas d'urgence, mais il faut éviter le danger d'indécision. Le projet de communiqué qui nous est proposé est à cet égard un peu flou. Il y a trois problèmes : nos ressortissants, la solidarité plus ou moins active avec la communauté internationale, l'annexion du Koweït La seule légitimité que nous devons fournir à l'engagement de nos navires est la sécurité de nos ressortissants. La chose peut devenir inquiétante. Bernard Kouchner est prêt à se rendre en Irak et au Koweït pour faire une enquête détaillée. On pourrait le décider aujourd'hui. D'autres pays peuvent se sentir menacés. Il y a une obligation de solidarité avec l'Arabie Saoudite — si elle le demande, ce qui est à vérifier —, ainsi qu'avec les Émirats arabes unis et le Qatar, à qui on vend des avions. Pour l'Arabie Saoudite, je ne crois pas que nous ayons la latitude de nous donner de la distance par rapport aux États-Unis. Mais il n'est pas question d'obéir à un commandement intégré. Je propose que nous répondions aux demandes des Émirats arabes unis, de Qatar et d'Oman. Cela permettrait de gagner du temps.
Le Président : S'agit-il de maintenance ?
Roland Dumas : Oui, ils demandent des techniciens.
Le Président : Cela, on peut se l'offrir. Il n'y a pas d'ultimatum américain. Le Président Bush ne m'a rien demandé. Il y a seulement eu la conversation entre Dumas et Baker à ce sujet.
Michel Rocard : Il convient de rassurer sur notre présence, sans nous engager sur la relation avec les États-Unis. Pour ce qui est du règlement du conflit Irak/Koweït, dans une période de montée de l'intégrisme islamique, un État peuplé, pauvre, laïc, n'est pas sans importance. L'opinion publique arabe est très pro-Hussein, car il combat les riches, les Occidentaux, Israël, le sionisme. On ne peut pas laisser déferler le nouvel Hitler, mais l'essentiel est la compréhension de tout cela. La présentation américaine est très imprudente. Le Premier ministre yougoslave, que je viens de rencontrer, est surpris que nous ne soyons pas plus actifs en direction des non-alignés. Nous devrions poser à l'ONU le problème d'une caisse de péréquation en faveur des pays pauvres touchés par l'embargo. Laisser se déclencher une guerre des pays riches, sous autorité américaine, devant des Arabes un peu neutres, avec l'indifférence des autres pays du Tiers-Monde, serait très grave. J'insiste donc sur le soin à donner à notre diplomatie arabe et tiers-mondiste. Un message diplomatique est important envers certains pays (Yougoslavie, Venezuela, Malaisie, etc.). Ce qui donnerait un communiqué un peu remodelé : nos ressortissants, la mission Kouchner, nos bateaux, l'appui aux EAU, à Qatar, les solutions négociées, la priorité inter-arabe.
Le Président : Les questions posées sont d'un niveau qui ne permettent pas d'échappatoire. On doit souhaiter que les Nations unies couvrent l'ensemble de nos actions : elles ont déjà fait beaucoup, mais elles ne feront pas beaucoup plus. Les Arabes ne régleront pas non plus le problème, on le sait bien. Quand on s'abrite derrière ces arguments, on raisonne dans le vide ! On peut difficilement convaincre l'Irak d'adopter une position pacifique. A l'égard de qui ? Pour ce qui est des sanctions économiques, nous irons jusqu'à leur terme. Nous pouvons grossir notre dispositif naval. C'est quand on change de plan, qu'on en arrive au militaire, que le problème se pose crûment. Il faut bien sûr penser à l'avenir de nos relations avec l'Irak et avec les Arabes. Mais le problème est : laissera-t-on les Américains agir seuls avec les Britanniques ? On peut déplacer le sujet vers les Émirats, renforcer notre flotte, y compris avec un porte-avions. Les Américains sont restés assez prudents avec nous. Ils savent que d'autres Européens — Italie, Espagne, Portugal — n'ont pas très envie de se mêler de cette affaire, que Français et Britanniques sont les seuls à pouvoir agir. Si nous ne leur répondons pas, cela veut dire que nous restons au bord.
Le communiqué, je ne l'ai pas vu, mais il faut être plus concret. Si l'Arabie nous présente une demande, il faudra, en fonction de ce que nous aurons dit ce soir, répondre quelque chose. Si l'on dit non, cela veut dire que l'on ne vient pas au secours d'un pays menacé. Dire non, c'est dire non aux Américains et aux Anglais. Je crains que se contenter seulement de condamner Saddam Hussein soit insuffisant vis-à-vis de notre opinion, qui s'attend à ce que nous continuions d'être fermes. On ne peut pas faire deux politiques à la fois. Éluder ce problème, c'est se réunir pour rien du tout. On dira que la France n'est pas dans le coup.
Je sais que Saddam Hussein se présente comme l'homme qui veut abattre Israël et les féodaux. Mais je sais surtout que l'Irak est une dictature sanguinaire, sans scrupules, qui asphyxie les Kurdes. On est content d'avoir les Américains dans certaines circonstances. Nous sommes leurs alliés. Nous ne sommes pas leurs alliés quand ils soutiennent inconditionnellement Israël et bombardent la Libye. Mais, dans le cas présent, il faut de la clarté dans la solidarité. S'il faut choisir, j'estime qu'il faut lutter contre Hussein, quelles qu'en soient les conséquences. Si nous ne le faisons pas, nous serons les faux frères de l'Occident. Nous devons renforcer notre présence dans le Golfe, support d'une force aérienne sous notre commandement. Des hélicoptères peuvent aller au-dessus de la terre. On peut faire quelque chose du côté des Émirats. Mais il ne faut pas donner trop d'importance à la présentation de ce concours, cela ferait rire le monde entier. Faut-il envoyer en Arabie Saoudite certains éléments de notre flotte aérienne (hélicoptères), une force symbolique sous commandement français ?
Pierre Joxe : Le risque principal n'est pas une attaque de l'Irak contre l'Arabie Saoudite, mais un conflit dont on ne saurait qui l'aurait déclenché.
Jean-Pierre Chevènement : C'est la thèse de nos services spéciaux.
Le Président a un geste d'exaspération.
Pierre Joxe : Il faut insister sur la pression diplomatique et sur les répercussions du blocus économique de l'Irak.
Lionel Jospin : Pas plus qu'en 1983, je ne crois à la thèse du « barrage contre l'intégrisme » reprise par Chevènement. Un laïcisme dictatorial peut être aussi dangereux qu'un intégrisme révolutionnaire. En aucun cas nous ne devons nous trouver aux côtés de l'Irak. Si on laisse s'opérer le fait accompli, c'est catastrophique. J'imaginais que l'ONU pouvait aller plus loin, puisqu'elle a déjà beaucoup fait. La restauration du Koweït indépendant relève de la politique d'étouffement économique de l'Irak. S'il y a menace contre l'Arabie Saoudite et qu'elle nous demande d'intervenir, notre message pourrait être positif. Gardons à l'esprit que le monde arabe aussi se battra un jour pour la démocratie.
Jean-Pierre Chevènement : Je rappelle qu'il faut quinze jours pour que le porte-hélicoptères soit dans le Golfe. Je plaide pour la non-automaticité de notre intervention. Je suis d'accord pour être auprès de l'Arabie Saoudite si elle est agressée. Mais il faut préserver l'autonomie du commandement français en installant les avions dans un autre État. Saddam Hussein n'est pas un nouvel Hitler, mais un mélange de Kemal Atatürk, de Nasser et de Mussolini.
Le Président, de plus en plus irrité : Nasser n'a ni massacré ni utilisé les armes chimiques !...
Roland Dumas : Le plan proposé me paraft complet. Je ne crois pas au risque d'invasion de l'Arabie Saoudite aujourd'hui. Il doit y avoir participation dans des conditions d'autonomie de décision et sous commandement français. Nous devons renforcer notre flotte pour mieux contrôler l'embargo. Par rapport à l'Arabie Saoudite, nous répondrons oui, si cela nous est demandé. Pour le Koweït, personne n'envisage la reconquête. Nous n'avons pas perdu notre crédit dans le monde arabe : l'Irak nous ménage ; l'OLP et le Yémen nous envoient des messages.
Michel Rocard : Tout est dit. Tout pays menacé directement serait assuré de la solidarité de la France, les demandes déjà reçues seront honorées. Il faudra parler, dans le communiqué, de nos ressortissants, de la mission Kouchner, du renforcement de notre dispositif.
Le Président : Le communiqué n'est pas mal, mais j'ai rédigé un texte que je lirai à la presse. Si le Premier ministre, ainsi que Pierre Bérégovoy, qui a été Premier ministre par intérim, et Dumas peuvent rester, nous allons le revoir.
Pendant quarante-cinq minutes d'interruption, le Président revoit le texte. Puis les autres ministres reviennent en séance et François Mitterrand lit le texte qu'il a rédigé de sa main et qui sera rendu public. Texte très important, puisque, le premier, il fixe la doctrine de la France dans cette affaire :
La France entretient depuis longtemps d'amicales relations avec l'Irak. On sait qu'elle l'a aidé lors de la guerre contre l'Iran. Cela l'autorise d'autant plus à dire clairement qu'elle n'accepte ni l'agression contre le Koweït, ni l'annexion qui a suivi. Aussi a-t-elle décidé d'associer ses efforts à ceux des pays qui s'engagent pour le rétablissement du droit international violé par l'Irak. C'est pourquoi elle a voté les résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies et celles de la Communauté européenne, et pris l'initiative de certaines d'entre elles. C'est pourquoi elle exécute sa part de l'embargo et des sanctions économiques actuellement mises en œuvre. C'est pourquoi, enfin, sa marine est présente dans la zone du Golfe, toujours en application de la décision des Nations unies. Mais la menace s'étend aujourd'hui à d'autres pays de la région. Dans cette situation, la France a souhaité et continue de souhaiter que le problème ainsi posé soit réglé au sein de la Communauté arabe. Si cela se révèle impossible, la France assumera ses propres responsabilités :
1 en répondant positivement aux demandes qui lui ont été adressées par l'Arabie Saoudite et d'autres États de la péninsule, concernant par exemple la livraison de matériel et l'envoi de techniciens surplace ;
2 en renforçant dès maintenant ses moyens navals et aériens dans la même zone, de telle sorte qu'ils soient en mesure d'intervenir à tout moment là où cela serait jugé nécessaire, sur décision du Président de la République.
Enftn, bien entendu — c'est un autre sujet, mais il est lié au précédent —, la France apporte dans cette crise la plus vigilante attention au sort de ses ressortissants, tant au Koweït qu'en Irak. Suivie jour après jour, leur situation ne comporte pas, dans l'état présent, d'éléments de pression physique ou de menaces à leur encontre. Ils n'en sont pas moins retenus dans l'un et l'autre de ces pays avec interdiction d'en sortir. Le caractère préoccupant de cet état de choses a conduit le gouvernement à donner ordre aux navires français de se tenir prêts à toute mesure de rapatriement, et l'ensemble des moyens diplomatiques continuera d'être mis en œuvre.
Il n'y a plus de discussion. Le communiqué est approuvé tel quel.
Le Conseil de Sécurité de l'ONU déclare l'annexion du Koweït nulle et non avenue.
Jeudi 9 août 1990
Début de mise en place d'un imposant dispositif américain : trois porte-avions et une quarantaine de navires de surface dans le Golfe et en Méditerranée orientale ; plusieurs centaines d'avions stationnés en Arabie Saoudite, à Oman, à Bahreïn, en Turquie, et la présence de forces terrestres (4 000 hommes) indiquent qu'il s'agit d'une mission défensive de l'Arabie Saoudite.
Mise en alerte des forces saoudiennes et turques. Les dirigeants arabes sont confrontés à l'incontestable popularité de l'action de Saddam Hussein auprès de masses frustrées et hostiles aux dynasties de la péninsule, dans les Territoires occupés, mais aussi en Égypte, en Jordanie, en Tunisie, etc. Cette popularité s'accentue au fur et à mesure que croissent la pression américaine et occidentale, et, dans ces pays, la crainte d'être les principales victimes des sanctions économiques (perte de l'aide du Koweït, perturbations dans les relations commerciales, hausse des prix). Ainsi s'expliquent tout à la fois la grande réticence arabe à participer à la force multinationale (aucun pays n'a pour le moment accepté) et les efforts déployés pour trouver une solution entre Arabes : médiations du Président Saleh, du Yémen, de Yasser Arafat ; réunion, ce soir, d'un Sommet arabe (Égypte, Arabie Saoudite, Syrie, Jordanie, États du Maghreb, Libye, Yémen, OLP). On peut penser que seront étudiées la mise en place d'une « force d'interposition arabe », préconisée par Arafat mais aussi par Moubarak, et la manière de revenir sur l'annexion du Koweït. La fusion des deux États, annoncée par Saddam Hussein, rend la tâche des dirigeants arabes quasi insurmontable. Conscients que le temps joue en leur faveur, les responsables israéliens font passer le message qu'ils ne souhaitent pas être impliqués dans le conflit.
On commence à percevoir un mouvement de retrait de la part des Soviétiques et, de façon plus marquée, chez les Chinois, à l'idée d'une opération militaire américaine ou multinationale. Mais il est déjà extraordinaire que le premier réflexe de Gorbatchev ait été de lâcher son allié irakien.
Les sanctions décidées par les Nations unies sont mises en œuvre avec célérité. Les oléoducs turcs et saoudiens ne fonctionnent plus, les terminaux sont engorgés. Mais il semble que des camions acheminent le brut vers Akaba. Les prix sur le marché approchent 28 dollars le baril, contre 17,5 dollars en moyenne au deuxième trimestre. Notre dispositif national a été complété par un règlement communautaire qui nous permet de faire l'économie d'un décret en Conseil des ministres.
François Mitterrand me confie sa conviction : La guerre est inéluctable. Nous sommes dans une logique de guerre.
Il faudra donc la faire aux côtés des Américains, sans barguigner.
Nos services sont toujours quasiment aveugles et sourds. Nous apprenons seulement maintenant le renforcement du dispositif irakien au Koweït : six divisions, soit 100 000 hommes, plus plusieurs dizaines de milliers de « miliciens » du Baas. Quatre autres divisions se concentrent dans le sud de l'Irak, et 400 000 réservistes sont rappelés. Nos services secrets préfèrent réfléchir plutôt qu'informer. Ils pensent qu'Américains et Israéliens ont délibérément laissé Saddam Hussein prendre l'initiative et commettre un acte aussi grave afin d'avoir un prétexte pour l'abattre avant qu'il ne dispose de moyens balistiques, chimiques et nucléaires. Ils soulignent que, ces dernières semaines, des Israéliens et des Américains ont déclaré publiquement vouloir détruire Saddam Hussein pendant qu'il en était encore temps. Ils évoquent l'intensité de la campagne de presse, ces derniers mois, sur les projets belliqueux de Saddam Hussein (l'affaire du super-canon) ; le déroulement des conversations au sein de l'OPEP sur le prix du pétrole, au cours desquelles on a noté non seulement la position ferme des Koweïtiens, mais, de surcroît, une certaine arrogance à l'égard des demandes irakiennes (le Koweït a-t-il été encouragé à afficher cette position intransigeante ?) ; le décalage dans le temps entre l'observation par les Américains des concentrations de troupes irakiennes à la frontière koweïtienne et la prise de position officielle américaine, comme s'ils avaient attendu le dernier moment pour réagir et laisser l'irréparable s'accomplir.
Nos services en tirent la conclusion que l'affrontement armé est inévitable. Pour ces mêmes experts, les Américains veulent procéder à des raids aériens ou balistiques sur des cibles irakiennes sélectionnées. Ils disposent maintenant en Arabie Saoudite de toutes les armes offensives qui, grâce à une très grande précision, leur permettraient d'anéantir ces cibles (équipements balistiques, sites de fabrication d'armes chimiques, stocks). Ce type d'actions correspondrait aussi aux intérêts stratégiques propres aux Israéliens. Mais prendre l'offensive pour anéantir les sites militaires irakiens suppose une occasion ou un prétexte. En tout cas, la seule évocation d'une attaque chimique serait de nature, aux yeux de l'opinion américaine et internationale, à justifier une attaque américaine préventive. Selon un autre scénario, les États-Unis pourraient, en s'installant durablement en Arabie Saoudite, attendre les effets du blocus : ou bien le blocus amène le Président irakien à composer, ou bien il l'oblige à réagir militairement, ce qui offrirait l'occasion de la riposte attendue ou espérée.
Pour nos services, tout porte à croire que l'offensive irakienne sur le Koweït a été précédée d'une entente au moins tacite avec Téhéran, qui adopte un profil très bas depuis le début de la crise. De surcroît, l'Iran est bénéficiaire de la situation actuelle en ayant la perspective de vendre à un prix élevé du pétrole en abondance. Quant aux Israéliens, ils tiennent à rester absolument hors de toute action militaire dont ils souhaitent voir transférer la responsabilité à une force multinationale, en fait aux Américains.
François Mitterrand : Cette thèse ne me convainc pas. Même si elle est vraie, c'est Saddam qui a commis la faute de céder à la provocation.
Saddam Hussein se déclare prêt à la confrontation, mais prétend aussi ne pas vouloir attaquer l'Arabie Saoudite ni tout autre voisin.
Les experts diplomatiques nous donnent eux aussi leur analyse de la situation. L'Irak a des points d'appui solides : le Yémen, qui dispose d'une forte armée capable de poser un vrai problème à l'Arabie Saoudite sur son flanc ouest et qui semble enclin à entrer en guerre aux côtés de l'Irak ; la Libye, qui s'entend avec l'Irak pour une hausse des prix du pétrole et manifeste sa solidarité d'État laïc avec Bagdad ; l'opinion publique des pays arabes, y compris celle des pays les plus modérés, qui, en général, hait les monarchies du Golfe auxquelles les pays arabes fournissent l'essentiel de leur main-d'œuvre. Contrôlant en outre le cinquième des réserves pétrolières de la planète, l'Irak serait en mesure, dans les années à venir, de manipuler les cours mondiaux du marché pétrolier. Ce serait un facteur décisif de déstabilisation possible des économies occidentales. De plus, depuis ces derniers mois, l'Irak a pris directement ou indirectement le contrôle de l'ensemble des organisations de la mouvance palestinienne capables de mener des actions terroristes contre les pays occidentaux et l'État d'Israël. Désormais, en effet, Bagdad a prise sur le Fatah CR d'Abou Nidal, le FLP d'Abou Abbas, l'organisation d'Abou Ibrahim, le mouvement du 15 Mai, proche des Palestiniens dissidents. Il est donc en mesure de mener des actions terroristes pour servir sa politique. Il faut remarquer à cet égard les déclarations d'Abou Abbas, significatives des intentions irakiennes et palestiniennes. Les actions terroristes contre les intérêts occidentaux devraient constituer une dimension majeure de la crise actuelle, surtout si elle perdure. L'Irak reprendra ainsi le rôle qui fut le sien jusque vers le début des années 80.
Les réactions de la classe politique française au conflit ont été remarquablement discrètes et plutôt favorables aux positions prises par le gouvernement. Exceptions : Antoine Waechter et Jean-Marie Le Pen.
Nous avons une décision à prendre sur les modalités du contrôle que devront exercer nos forces navales dans la zone de mise en œuvre de l'embargo (nos juristes soulignent que le mot « blocus » est à éviter, car il implique une situation de belligérance). Ce contrôle n'est pas prévu dans la résolution du Conseil de Sécurité, mais il est possible au moins pour les bâtiments battant pavillon national, comme dans le cas des pétroliers iraniens. Cela suppose une coordination entre les marines et des instructions précises à donner à nos unités.
Notre position vis-à-vis de la force multinationale est également à préciser. Seuls les Britanniques se sont jusqu'à présent joints aux Américains, sur demande saoudienne. Plus les Américains accentueront l'aspect OTAN et occidental de cette force, plus les Arabes se déroberont, et plus grand sera le risque de création d'un front arabe de soutien à l'Irak.
Conférence de presse du Président. Il annonce l'envoi du Clemenceau et le renforcement de la présence militaire française dans le Golfe.
Il me confie peu après : J'aurais dû faire comme ça lors de la réunification allemande : des conférences de presse quotidiennes. Cela aurait évité qu'on déforme ma pensée.
Vendredi 10 août 1990
Saddam Hussein appelle les Arabes à la guerre sainte contre les armées étrangères.
Au Caire, douze chefs d'État arabes décident d'envoyer des troupes en Arabie Saoudite pour renforcer ce qui est en train de devenir une force multinationale. Victoire de Moubarak : seules la Jordanie et l'OLP refusent. Nous n'y sommes pas et ne pouvons plus invoquer l'argument de l'absence arabe.
Le Sommet arabe du Caire a un effet catalytique. Le Président Moubarak et le Roi Fahd obtiennent confirmation de la condamnation de l'Irak et décident le déploiement de forces arabes pour appuyer Riad, mais la Ligue arabe se divise encore davantage. Au bloc formé par les monarchies (Jordanie mise à part), l'Égypte et la Syrie, soit douze pays (quatorze il y a quatre jours), s'oppose un nombre croissant d'États réservés, voire carrément pro-irakiens. Les pays de l'Union du Maghreb arabe sont en train de basculer dans ce camp, le Maroc faisant seul exception.
La force interarabe n'est pour le moment constituée que de cinq mille Égyptiens !... La Syrie a l'intention de détacher un contingent. Les Marocains s'ef forcent d'éviter l'envoi sur place d'une brigade.
François Mitterrand : La question du Koweït est du ressort de l'ONU. Après tout, nous n'avons aucun accord de défense avec le Koweït, et rien ne nous force à intervenir aux côtés des Américains s'il n'y a pas d'accord.
Dimanche 12 août 1990
Violent discours de Saddam Hussein contre les infidèles étrangers. Il tente de faire l'union de l'Islam contre l'Occident. Il en appelle à un respect absolu et sans discrimination de la règle du droit international et de toutes les résolutions adoptées par les Nations unies : après avoir déclaré le Djihad contre l'Occident, il préconise une solution globale à tous les problèmes d'occupation dans la région, établissant ainsi un lien entre le règlement de la crise du Golfe et celui du problème palestinien. Il essaie ainsi de reprendre dans le domaine politique un avantage que lui a fait perdre la quasi-unanimité de la réprobation mondiale. Il joue de deux thèmes qui ont un profond impact sur l'opinion arabe : la préservation des Lieux saints contre la présence des infidèles étrangers ; la récupération des territoires occupés par Israël et l'évacuation du Liban, en échange d'un retrait du Koweït.
Les manifestations pro-irakiennes se multiplient dans de nombreux pays et dans les Territoires occupés.
Lundi 13 août 1990
En URSS, réhabilitation de l'ensemble des victimes du stalinisme des années 20 à 50.
Au Koweït, les Irakiens préparent leurs défenses en élevant des fortifications inspirées des règles soviétiques de l'art militaire.
Le pont aérien américain vers l'Arabie Saoudite se poursuit. Les États-Unis ont déjà sur place 200 avions et 5 000 hommes ; les estimations sur les forces qui y seront bientôt stationnées varient de 100 000 à 250 000 hommes. L'envoi d'un quatrième groupe naval, autour d'un porte-avions, est envisagé. Face à ce déploiement, une attaque de l'Arabie Saoudite par l'Irak paraît maintenant hautement improbable. A l'inverse, une frappe préventive américaine contre des objectifs stratégiques irakiens est plus probable, mais elle suppose que les Américains écartent les risques d'une contre-riposte coûteuse (emploi d'armes chimiques) et d'un embrasement général du Proche-Orient. La probabilité la plus forte, selon nos experts militaires, est celle d'une guerre d'usure, Saddam Hussein essayant de faire accepter son annexion du Koweït en transposant la lutte sur le terrain politique et en tablant sur une lassitude à terme. Ce qui n'exclut pas des incidents aux frontières.
Les sanctions semblent être correctement mises en œuvre. Les Irakiens essaient d'évacuer leur pétrole par voie de terre, via la Jordanie et Akaba, et recherchent les pays susceptibles de les approvisionner en denrées alimentaires. Tous nos partenaires considèrent que le contrôle maritime de l'embargo — visite forcée des navires suspects — requiert l'adoption d'une nouvelle résolution par le Conseil de Sécurité et qu'il conviendrait préalablement de constater des violations. Les Chinois sont très réticents à s'engager dans la voie d'un blocus maritime ou d'une action militaire qui serait coordonnée, comme le suggèrent les Soviétiques, par le Comité d'état-major de l'ONU (organe qui n'a jamais fonctionné depuis 1945).
Notre groupe aéronaval appareille en fin de matinée.
Nous poursuivons nos interventions en faveur de nos ressortissants bloqués à Bagdad et au Koweït. Aucun cas de mauvais traitements n'a été signalé. Les propos tenus par Tarek Aziz à notre chargé d'affaires confirment que leur sort est lié à l'évolution de la situation générale.
Le Président décide, sur proposition de Roland Dumas, d'envoyer des émissaires personnels dans les pays concernés par la force multinationale : Pierre Mauroy (Maroc, Algérie, Tunisie) ; Thierry de Beaucé (Bahreïn, Qatar, EAU, Oman) ; Jean-Louis Bianco (Arabie Saoudite, Égypte) ; Jean François-Poncet (Jordanie) ; Alain Decaux (Yémen) ; François Scheer (Syrie) ; Claude Cheysson (OLP, Djibouti) ; Jean Lecanuet (Inde, Turquie) ; Jean de Lipkowski (Thaïlande, Indonésie, Malaisie) ; Michel Vauzelle (Yougoslavie) ; Edwige Avice (Mexique, Venezuela, Brésil, Argentine).
Michel Vauzelle propose de se rendre à Bagdad. Le Président refuse.
Mardi 14 août 1990
L'armée malienne aurait massacré des Touaregs après l'attaque d'une sous-préfecture. Ces atrocités auraient été commises depuis plusieurs semaines sans qu'on en sache rien. Ce serait là aussi un beau prétexte à intervention. Mais les Touaregs n'ont pas de pétrole.
Mercredi 15 août 1990
Annulation par Gorbatchev de toutes les privations de citoyenneté décrétées de 1966 à 1988. Le processus de normalisation s'accélère. Y survivra-t-il ? Sa réaction à la guerre du Golfe me fascine : immédiatement dans le camp de l'Occident, et personne ne lui en sait gré !
Saddam Hussein propose à l'Iran de reconnaître l'accord frontalier de 1975, celui-là même qu'il avait dénoncé à l'époque, entraînant les deux pays dans neuf années d'une guerre atroce. Téhéran accepte. Nouveau renversement d'alliance...
Jeudi 16 août 1990
Pour la France comme pour les autres pays, les conséquences économiques de cette crise ne seront pas négligeables ; le déficit de la balance des paiements et le déficit budgétaire vont s'aggraver. Mais pas question de changer de ligne.
Sur ordre de Saddam Hussein, les ressortissants britanniques (4 000) et américains (2 000) retenus au Koweït sont rassemblés dans des hôtels. Ces « hôtes » étrangers serviront de « boucliers humains ». Les Français subissent le même sort. François Mitterrand : C'est sa plus grande faute. L'Amérique ne le lui pardonnera jamais. Et nous encore moins, après tout ce que nous avons fait pour lui !
Le Président est de plus en plus exaspéré par les réactions de Jean-Pierre Chevènement qui refuse toute coopération avec les Américains et a tenté de retarder l'envoi de notre porte-avions dans le Golfe.
Vendredi 17 août 1990
François Mitterrand : Vous allez voir, Saddam va faire pareil avec les étrangers à Bagdad. On va être dans une situation de guerre. Il faut que je parle au pays. Peut-être un message au Parlement ?
Samedi 18 août 1990
L'Irak demande que nous évacuions notre ambassade au Koweït. Le Président refuse absolument.
Tous les ressortissants étrangers en Irak sont regroupés à leur tour dans des hôtels. Ils serviront, comme au Koweït, de « boucliers humains ».
Dimanche 19 août 1990
Michel Rocard passe son dimanche à faire du planeur à partir d'un aéro-club des Yvelines. Demain, le Président ira au golf, comme tous les lundis.
Des militaires américains du Pentagone laissent entendre à notre attaché militaire à Washington qu'une frappe sélective aura lieu dans les quarante-huit heures. Le Président : C'est prématuré. Cela finira par une guerre, mais pas tout de suite. Et Bush m'en aurait parlé.
Le Président hésite beaucoup à adresser un message au Parlement : II faut peut-être attendre encore. Comme je l'ai prévu depuis le début, la situation va encore s'aggraver. Il est résolu à envoyer à l'Arabie Saoudite les instructeurs militaires qu'elle nous réclame.
Finalement, la décision est prise ce soir de convoquer le Parlement en session extraordinaire.
Lundi 20 août 1990
Yasser Arafat propose à Claude Cheysson, venu le voir, une négociation séparée sur les otages français. Cheysson ne ferme pas la porte. En l'apprenant, le Président est catégorique : Ce serait honteux, honteux de se séparer des autres !
Sur la recommandation de Roland Dumas, le Président, lors d'un déjeuner, définit quelques principes pour la gestion du blocus, à convenir avec les Américains. C'est clairement de sa compétence directe. La notion de « mesures d'interception » est préférée au mot « blocus ». Les zones de surveillance seront en priorité — mais non exclusivement — le nord de la mer Rouge et le golfe d'Akaba, la mer d'Arabie et le golfe arabo-persique. Les navires « suspects » sont les navires à destination ou en provenance de l'Irak et du Koweït. L'interception d'un navire commencera par la diffusion d'un « avis aux navigateurs » informant tous les bâtiments des mesures entrées en vigueur, suivie par l'interrogation par radio des navires entrant dans les zones de surveillance sur la nature et la destination (ou la provenance) de leur cargaison. Visite du navire s'il refuse de répondre, interdiction au navire de poursuivre sa route s'il est reconnu « suspect », déroutement éventuel vers un port pour inspection de la cargaison. Les signaux radio et optiques, les manœuvres d'intimidation, les tirs de semonce précéderont l'emploi de la force. Si nécessaire, des manœuvres d'abordage et des tirs visant à désemparer le navire (radar, gouvernail) seront employés. Ce détail doit être arrêté par le Président, car c'est de lui et de lui seul que viendrait l'ordre de tir.
Les États-Unis disent que le recours à ces mesures est justifié par la demande du Koweït et par l'article 51 (légitime défense) de la Charte des Nations unies. Roland Dumas préférerait qu'une nouvelle résolution du Conseil de Sécurité étende les dispositions de la résolution 661 à l'emploi de la force, en application de l'article 42 (recours à la force) de la Charte. L'amiral Lanxade pense que la référence transitoire à l'article 51 (légitime défense) peut être retenue. Les mesures appliquées par la marine des États-Unis pourraient alors l'être par nos propres unités. Leur mise en vigueur nécessitera cependant une coordination préalable avec les marines présentes dans la zone (définition de zones de responsabilité, échanges d'informations sur les navires suspects et sur les actions en cours, continuité de l'action). Les États-Unis sont prêts à assurer cette coordination à la demande du Koweït ; le Royaume-Uni et la Chine n'y sont pas favorables ; le Président non plus : Je préférerais que l'ONU prenne la responsabilité de cette coordination. En attendant pourrait être envisagée la création d'un groupe de coordination entre les diverses marines contrôlant l'embargo.
Une question non résolue : où dérouter les navires suspects ? Leur inspection dans un port nécessitera l'accord des États concernés (Egypte, Pakistan, Oman ?)
Mardi 21 août 1990
Pour gérer le blocus, en application de la résolution 665, les États-Unis prévoient l'organisation à Bahreïn d'une conférence de coordination à laquelle participeraient des représentants de toutes les marines contribuant effectivement au contrôle de l'embargo. Les Américains nous demandent de coprésider avec eux cette réunion, car la France assume actuellement la présidence de l'UEO. Bahreïn a accepté d'accueillir la conférence, mais en a décliné la présidence. Roland Dumas dit au Président : Même si on peut regretter qu'aucun État riverain du Golfe ne veuille prendre la présidence, il est préférable d'accepter la coprésidence plutôt qu'une présidence des seuls Américains. Compte tenu de l'importante participation prévue des marines européennes (Grande-Bretagne, Italie, Belgique, Espagne, Portugal, Grèce, Pays-Bas), il y a, de plus, une certaine logique à une coprésidence européenne.
Le Président approuve.
Escalade. Le général Scowcroft informe l'amiral Lanxade que les États-Unis ont reçu une nouvelle demande d'aide de l'Arabie Saoudite et qu'ils ont décidé d'accroître massivement leur dispositif militaire dans la zone : augmentation des forces navales dans le golfe Persique et la mer Rouge ; des forces aériennes (plusieurs centaines d'avions) déployées sur des bases saoudiennes ; des forces terrestres prélevées sur la 82e division aéroportée. Ces forces seront complétées par des unités de reconnaissance et de soutien. Le début de la mise en place de ces forces nouvelles serait imminent.
L'Arabie Saoudite a des instructeurs civils français qui dépendent des sociétés fournisseuses d'armes ; elle craint leur départ et nous demande des instructeurs militaires, même à titre symbolique, pour en avoir sur le sol saoudien.
Participerons-nous à cette action ? Enverrons-nous des troupes terrestres en Arabie ? Deux types de solutions sont envisageables : soit des moyens aéronavals déployés en Méditerranée orientale ou dans l'océan Indien ; soit (ou simultanément) des éléments terrestres à base d'hélicoptères de combat, pouvant être débarqués à partir d'un porte-avions. On passerait là évidemment à une étape toute différente : des troupes terrestres en Arabie Saoudite. Le Président s'y refuse pour l'instant. Si faire se peut, il ne veut rien entreprendre qui n'ait été décidé préalablement par le Conseil de Sécurité de l'ONU.
L'amiral Lanxade essaie de sonder les intentions des Britanniques quant à l'envoi des troupes terrestres.
François Mitterrand : Vous voyez ! Si l'URSS était encore puissante, elle enverrait des hommes en Irak et on serait aujourd'hui à la veille de la Troisième Guerre mondiale.
Où en est le pétrole ? Le baril de brut valait 16 dollars au début de juillet et 20 dollars avant l'invasion du Koweït. Il semblait, il y a une semaine, se stabiliser autour de 25 dollars. Mais, depuis quelques jours, la hausse a repris, jusqu'à atteindre 29 dollars. Les experts pétroliers considèrent que, sauf déclenchement de la guerre — c'est-à-dire : sauf risque pour la production des autres pays du Golfe —, on peut tenir l'embargo avec un pétrole dans une fourchette de 25 à 30 dollars, grâce aux économies de consommation (assez marginales), à la production supplémentaire de certains pays hors du Golfe, à un effort des Saoudiens et à un déstockage partiel. L'engagement de combats pourrait déclencher un choc brutal avec pénurie et prix élevés (de 40 à 50 dollars le baril). La conséquence en serait une profonde récession mondiale. Il faut donc prévoir des économies budgétaires significatives.
François Mitterrand réunit un nouveau Conseil restreint dans son bureau.
Le Président : Depuis le 9 août, la situation a évolué selon le schéma prévu, c'est-à-dire en s'aggravant et en diversifiant les risques. La décision que nous avons prise a été de mettre à exécution la décision du Conseil de Sécurité. Nous avons été parmi les premiers, sinon les premiers, à alerter la Communauté européenne et le Conseil de Sécurité. L'embargo sans moyens, cela n'aurait pas de sens. La seule chose qui nous intéresse, c'est que des décisions de l'ONU organisant l'application de l'embargo puissent, autant que possible, précéder l'action. Nous devons y pousser au maximum, mais on ne peut pas tenir longtemps sur ce terrain-là. Les navires doivent être visités, arraisonnés le cas échéant. Et s'ils résistent ? Ils ne seront pas nombreux à le faire. Ce sont des marchands, pas des héros. Mais cela peut arriver. Les coups de semonce dépendent de l'autorité militaire ; les tirs au but, de l'autorité du chef de l'État. Ou bien il ne fallait pas y aller, ou bien, si on y va, il faut être logique avec soi-même. Cela, d'autant plus que l'affaire des otages vient créer une situation morale et psychologique inacceptable. J'ai été scandalisémême si Arafat en a parlé à Cheysson, et même si ne je sais pas ce que Cheysson lui a réponduqu'on ait pu penser une seconde que nous envisagerions une négociation séparée pour nos ressortissants. Mais peut-être n'était-ce pas l'avis du Quai d'Orsay ?...
Roland Dumas : Il n'y a pas de négociation avec l'OLP ! Et la cellule « information » pour les familles d'otages a très bien fonctionné.
Le Président : Peut-être, mais, en tout cas, l'information est très mal faite !
Jean-Pierre Chevènement : Notre attaché de défense à Washington m'annonce comme certaine une frappe sélective dans les quarante-huit heures.
Le Président : On dit cela partout ! Ce n'est pas un secret, c'est une rumeur ! Depuis huit jours, on ne parle que de ça. En tout cas, Bush ne m'en a pas parlé.
Jean-Pierre Chevènement : Cela tendrait à prouver que les services avaient raison en disant que tout cela était un piège tendu par les Américains aux Irakiens.
Le Président : Ça ne prouve rien du tout ! Quoi qu'il en soit, on est dans une crise qui doit normalement s'achever par une guerre. Si on y échappe, tant mieux. On fait tout ce qui est raisonnable pour y échapper, mais ce n'est guère probable. Il est plus probable que les États-Unis décideront sans nous consulter. Mais en ont-ils déjà les moyens surplace ?
Jean-Pierre Chevènement : En tout cas, les Etats-Unis n'ont laissé aucune possibilité de négociation aux Irakiens.
Le Président, irrité : La réalité, c'est quand même que Saddam Hussein s'est emparé du Koweït et qu'il a eu un comportement très agressif à l'égard d'un pays comme le nôtre.
Jean-Pierre Chevènement : Oui, mais nous ne sommes pas placés au même endroit du monde que les États-Unis.
Le Président, de plus en plus exaspéré : Je le sais très bien, vous me l'avez déjà dit ! Écoutez : si nous sommes en désaccord là-dessus, monsieur le Ministre, il faut en tirer les conséquences.
Jean-Pierre Chevènement, renfrogné : L'efficacité de l'embargo est certaine. Pour le porte-avions, on pourrait lui faire faire des exercices à Djibouti, puis dans les Émirats.
Le Président : Peut-être, mais sa destination est quand même le Golfe et ses abords ! Et il ne faut pas arriver trop tard.
François Mitterrand confirme sa décision d'envoyer en Arabie Saoudite des Crotale, des Mistral, des escadrons de reconnaissance et les instructeurs militaires que Riyad nous demande. Il annonce qu'avec l'accord du Premier ministre il convoque le Parlement en session extraordinaire pour entendre une communication du gouvernement sur la situation dans le Golfe. Il décide d'en parler ce soir à la télévision.
François Mitterrand conclut : Comme toujours, l'Histoire est faite de milliers de malentendus. Toute décision élimine ses contraires, si séduisants soient-ils. Comme toujours, il faut choisir. Pour moi, la considération qui l'emporte sur toutes les autres, c'est qu'on ne peut pas laisser bafouer le droit international et qu'on ne peut pas laisser le champ libre à un prédateur dans une région où se trouvent réunis les éléments d'une guerre future.
A l'issue du Conseil restreint, le service de presse de la Présidence de la République diffuse le communiqué suivant :
Examen de la situation intemationale après les récents évenements du Golfe :
1 La France applique avec fermeté les sanctions décidées par le Conseil de Sécurité de l'ONU contre l'Irak. Les moyens navals qu'elle déploie dans le Golfe ont notamment pour mission de faire respecter l'embargo, y compris par le recours à la contrainte. Des instructions en ce sens ont été données aux commandants d'unités. Une coordination est assurée avec les autres forces navales présentes dans la zone.
2 La décision de l'Irak de retenir des ressortissants étrangers et de les utiliser comme otages est un acte inacceptable : il viole toutes les lois internationales et les droits les plus élémentaires de la personne humaine. La France assurera, par tous les moyens qu'elle jugera nécessaires, la sauvegarde de ses ressortissants. Elle se tient en contact permanent à ce sujet avec ses partenaires de la Communauté européenne, avec les États-Unis et avec tous les États concernés. Elle demande que la résolution 664 du Conseil de Sécurité soit immédiatement et entièrement appliquée afin que tous les ressortissants étrangers soient libérés et puissent rejoindre leur famille.
3 Le dispositif d'aide et de contact avec nos ressortissants et leurs familles, sur place et en France, sera renforcé. Sans cacher la gravité de la situation, le gouvernement assure les familles de sa détermination et de la solidarité nationale à leur égard.
4 La France, comme ses partenaires de la Communauté européenne, considère comme nulle et non avenue la demande irakienne de fermeture des ambassades à Koweït. La France maintiendra dans ce pays sa représentation diplomatique dont la première tâche est d'assurer aide et protection à nos ressortissants. Elle entend que les forces d'occupation n'entravent en rien cette action.
5 La France a décidé d'apporter aux pays menacés une assistance militaire. Des moyens matériels et techniques ont été et seront mis en place.
6 La situation créée par les événements du Golfe ne justifie pas une modification des orientations de la politique économique qui seront traduites dans le projet de budget pour 1991 : stabilité du franc, réduction du déficit budgétaire, priorité à l'investissement productif et à l'emploi, maîtrise de la demande intérieure publique et privée. C'est par l'effort de tous, équitablement réparti, que la France pourra, dans ce contexte, préserver la croissance nécessaire pour faire reculer le chômage.
Le Président reçoit Jean-Pierre Chevènement en tête à tête. Dialogue long et peu chaleureux. Le ministre de la Défense souhaiterait convaincre le chef de l'État que cette crise a été voulue par les Américains et que s'allier à eux ne peut que nuire à nos intérêts.
Gilles Ménage rend compte de l'écoute téléphonique d'une conversation de l'ambassadeur d'Irak avec la direction de TF1. L'ambassadeur a suggéré qu'un journaliste aille à Bagdad et en profite pour ramener clandestinement le bébé d'un couple de Français retenus à Bagdad.
Renforcement rapide du dispositif américain en Arabie Saoudite, au rythme de 3 000 hommes et 50 avions par jour. De l'avis général, la situation militaire est celle d'une supériorité aérienne américaine, les Irakiens gardant la maîtrise au sol grâce à leurs effectifs (plus de 1 million d'hommes, dont 150 000 au Koweït) et à leurs blindés. Le scénario le plus probable est l'enlisement dans le blocus. Les adversaires de l'Irak essaient de mettre en place un embargo le plus étanche possible et espèrent à moyen terme un épuisement du pays débouchant sur une capitulation ou un changement d'équipe. Mais le temps joue peut-être en faveur de l'Irak qui dispose de réserves (trois mois ? six mois ?) et escompte une lassitude plus rapide de certains pays atteints de plein fouet par la suspension des échanges (Jordanie, bien sûr, mais aussi Brésil, Inde, etc.). Parmi les scénarios à composante militaire, les états-majors ne croient plus à une agression de l'Irak contre l'Arabie Saoudite, car la riposte américaine serait immédiate. Une action militaire de Bagdad contre Israël, afin de susciter une riposte et reconstituer ainsi le front arabe, est également improbable. Plus plausible est la thèse d'une frappe américaine contre le Koweït (où les forces irakiennes sont peu mobiles) ou, plus vraisemblablement, contre des objectifs militaires, balistiques et nucléaires irakiens. Nul ne peut précisément apprécier l'étendue des représailles que déclencherait alors Bagdad.
Le Président intervient à la télévision pour avertir les Français que l'Occident et l'Irak sont entrés dans une logique de guerre.
Mercredi 22 août 1990
Au Conseil des ministres, le Président : Devant tous ces événements, il faut garder la tête aussi froide que possible. Ils peuvent être dominés, même si les chances d'éviter un conflit sont faibles. Il faut que l'embargo soit efficace. Un embargo assorti de mesures de contrainte ressemble à un blocus, même si c'est juridiquement différent. Aucun traité de droit international ne dit que l'embargo consiste à ne rien faire. L'embargo lui-même a une chance de réussir, qu'il serait dangereux de compromettre par une intervention intempestive. Ce qui a précipité les choses, c'est la prise d'otages. C'est inacceptable pour l'Amérique, hantée par le souvenir de l'Iran. A mon avis, c'est une grande faute de l'Irak. Saddam Hussein gâche ses positions par cet acte de barbarie que nous n'avons même pas connu ici pendant les dernières guerres, qui étaient pourtant sauvages. C'est aussi une grande faute à l'égard de la France. Nous étions supposés être deux pays amis, nous avons, avec l'URSS, fourni des armes à l'Irak pour éviter que le monde arabe ne soit enfoncé par l'Iran de Khomeyni. Cela nous est reproché par des journaux qui n'ont pas réfléchi à l'importance de l'enjeu.
On exige de nous plus de fermeté. Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que nous devrions commencer la guerre ou installer nos armées de terre dans les pays du Golfe ? Il ne faut pas céder non plus aux campagnes exagérément anti-américaines. Si les États-Unis n'étaient pas allés en Arabie Saoudite, qui aurait arrêté Saddam Hussein ? Pas nous. Nous n'en avons pas les moyens. Cela veut-il dire que nous approuvons l'idée que les Américains s'érigent en gendarmes du monde ? Non, il n'en est pas question. Si ces événements étaient arrivés avant l'affaiblissement de l'URSS, toutes les conditions d'une Troisième Guerre mondiale étaient réunies.
La révélation, par Le Canard enchaîné, du rôle de Jean-Pierre Chevènement dans la fondation de l'association des Amitiés franco-irakiennes et, surtout, la publication d'une dépêche de l'Agence France-Presse attribuant à un haut responsable gouvernemental qui a requis l'anonymat — chacun a reconnu Chevènement — des déclarations peu conformes à la ligne officielle, mettent le Président en fureur. Il convoque le ministre à l'Élysée à 15 heures. Leur discussion dure une heure. Puis Chevènement se rend à Matignon voir Rocard. Le Président et Michel Rocard lui posent successivement la question de confiance en tête à tête : Le ministre de la Défense est-il d'accord avec la politique du gouvernement ? Chevènement proteste à chaque fois, affirmant qu'il n'est pas démissionnaire. Michel Rocard lui donne vingt-quatre heures pour faire amende honorable ou démissionner. Le Président : Je ne comprends absolument pas son attitude. Il fait savoir par tous les moyens son désaccord et, en même temps, il ne veut pas démissionner.
Le Premier ministre a sûrement parlé au Président de son intention de critiquer TF1 et La Cinq, qui se sont transformées, dit-il, en porte-parole de l'Irak. Le Président laisse faire. Mais, devant moi, il se demande si Rocard a raison de protester publiquement.
François Mitterrand : Si le Roi d'Arabie le demande, nos troupes qui sont sur le Clemenceau débarqueront au premier incident.
Jeudi 23 août 1990
Nous ne savons que peu de chose sur les conversations téléphoniques du Président avec les chefs d'État étrangers. Il n'en donne de compte rendu à personne. Je sais simplement que George Bush ne lui a pas parlé d'une attaque américaine imminente.
La dynamique de la réunification allemande s'achève dans l'indifférence générale. La Volkskammer décide l'adhésion de la RDA à la RFA à partir du 3 octobre 1990 (294 voix pour, 62 contre et 7 abstentions). Les élections de décembre auront lieu dans l'Allemagne réunifiée qui se reconstitue hors des débats sur le Moyen-Orient où ses troupes n'ont pas de place.
Vendredi 24 août 1990
Dans une interview à L'Est républicain, Jean-Pierre Chevènement refuse l'hypothèse de sa démission et affirme son entière solidarité avec la politique déterminée par le Président de la République dans le Golfe.
Il a raison : il applique une politique qu'il n'approuve pas. Mais il l'applique. Sans compter que les chefs militaires sont encore moins bellicistes que lui!
Le Monde révèle aujourd'hui que Patrick Poivre d'Arvor a caché un enfant de quinze mois dans son sac de voyages, à son retour de Bagdad. Il aurait renoncé à l'annoncer lors de sa conférence de presse de mercredi, comme il l'avait prévu. Il a néanmoins tenu à déclarer aux journalistes qu'il leur révélerait « une histoire merveilleuse » plus tard.
Samedi 25 août 1990
Toujours avec l'approbation de la France, le Conseil de Sécurité de l'ONU autorise l'usage de la force pour faire respecter l'embargo contre l'Irak.
François Mitterrand : Là, au moins, c'est clair. On peut faire respecter l'embargo en toute légalité.
Dimanche 26 août 1990
S'il faut ouvrir le feu à l'occasion d'un incident lié à l'embargo, on aura une bataille parfaitement légale. Certains ici pensent que les Américains vont provoquer ce genre d'incident.
Kurt Waldheim revient de Bagdad où Saddam Hussein lui a « fait cadeau » de tous les otages autrichiens ! Deux « bannis » de l'Histoire se font l'un l'autre une promotion planétaire.
Lundi 27 août 1990
Au cours de son entretien avec certains Occidentaux « hébergés » par l'Irak, Saddam Hussein déclare : Les hommes politiques français sont nos amis et nous aurions souhaité qu'ils dialoguent avec nous... Nous ignorons pourquoi quelques-uns d'entre eux ont commis une série d'erreurs en flattant la politique dangereuse des Américains... Les Français, à mon avis, ont besoin de se souvenir de l'esprit du général de Gaulle avant de prendre une décision...
Session extraordinaire du Parlement sur la crise du Golfe. Les critiques contre la politique de la France sont modérées.
Parmi les divers envoyés du Président, l'un d'eux reçoit des informations particulièrement intéressantes : Jean-Louis Bianco, à Riyad. Voulant marquer une considération spéciale pour la France et l'émissaire du Président, le Roi Fahd le reçoit, contrairement à l'usage, dans un endroit où les étrangers ne sont pas habituellement admis. Il ne le fait pas attendre et l'appelle mon cher ami. D'après lui, Saddam Hussein avait prévenu Hussein de Jordanie et les Iraniens de sa décision d'attaquer le Koweït. En vue de cette invasion, Saddam Hussein avait massé des forces qui n'étaient pas destinées au seul Koweït, mais aussi à l'Arabie Saoudite et aux États du Golfe. Le but de Saddam Hussein, explique le Roi, est de se rendre maître d'environ 40 % du pétrole mondial. Seule la réaction de la communauté internationale et des États-Unis l'a empêché d'accomplir son projet. Le Roi Fahd décrit longuement ce qu'il appelle la duplicité de Saddam Hussein : le soir de l'invasion, le Roi recevait à sa table les plénipotentiaires koweïtiens et irakiens qui négociaient sur leur différend frontalier. Le dîner s'était déroulé sans drame. Le point essentiel, pour lui, est d'obtenir une présence militaire française, même symbolique, quelle que soit sa forme, sur le sol saoudien. Conformément aux instructions du Président, Jean-Louis Bianco répond : A la plus petite alerte, les éléments qui sont sur le Clemenceau, ou d'autres éventuellement, seraient à votre disposition.
Mardi 28 août 1990
Au Conseil des ministres, après l'exposé de Roland Dumas, Jean-Pierre Chevènement : Le ministre des Affaires étrangères a déclaré que les conditions juridiques étaient réunies pour une intervention. Cela ne me paraît pas exact.
Le Président, agacé : Il s'agit évidemment de la décision du Conseil de Sécurité pour l'application de l'embargo. Personne ne désire la guerre. Mais on la supportera, s'il le faut.
Chevènement revient à la charge.
Le Président : Arrêtons là cette discussion ! Nous avons le même droit que les Américains d'appliquer la résolution 665. Mais si tel ou tel pays attaquait l'Irak sans lien avec l'embargo, ce serait une autre affaire. Peut-être cela se produira-t-il ? Ceci n'est pas de l'autorité du gouvernement français. Nous ne sommes pas le gouvernement américain, mais nous serons naturellement engagés par la manière dont nous approuverons ou contesterons.
Il me dit peu après : Chevènement fera tout pour empêcher cette guerre. Les militaires ne veulent pas non plus la faire. A la limite, Chevènement voudrait qu'on se batte, sans nuire à l'Irak...
Le Président part pour Oslo.
Jean-Louis Bianco est également reçu au Caire par Hosni Moubarak, qui lui fait un long récit des turpitudes de Saddam Hussein. Selon lui, tout cela était prémédité. Une preuve : l'ambassadeur d'Irak au Japon, qui avait demandé à prendre ses vacances du 15 juillet au 15 août, s'est vu signifier l'interdiction de quitter son poste à ces dates. De hauts responsables irakiens ont confié en juillet à des responsables arabes : Vous verrez, d'ici peu de temps, l'Irak sera une des deux ou trois grandes puissances du monde. Le Président égyptien est très content d'avoir réussi à réaliser, au Sommet du Caire du 10 août, l'union des Arabes. Seuls l'OLP et Hussein de Jordanie ont soutenu Tarek Aziz. Tout était coordonné entre eux — jusqu'à la moindre mimique, précise-t-il. Le seul qui trouve grâce à ses yeux, c'est Chadli, dont il évoque les difficultés et le courage. Lors du Sommet, Muammar Kadhafi lui a dit : Saddam Hussein est fou. Hosni Moubarak, relatant le propos, commente en riant : Vous ne trouvez pas que c'est drôle, venant de Kadhafi ? A propos de l'armée irakienne : Je la ratatinerai quand je voudrai. En 1973, lors de la guerre contre Israël, je commandais l'année de l'air et j'avais sous mes ordres des pilotes irakiens. Un jour, ces pilotes ne décollent pas. Finalement, ils s'envolent. Trente secondes plus tard, le chef de leur escadrille appelle : problème de carburant, il demande à atterrir. Ils atterrissent ; ils repartent. Trente secondes après, il rappelle : problème de fading dans les transmissions, il redemande à atterrir. Ils n'ont pas redécollé ! Je les ai renvoyés ! D'ailleurs, j'ai dit plusieurs fois à Saddam Hussein, pendant le conflit avec l'Iran : « Pourquoi vos brillants pilotes n'attaquent-ils jamais l'Iran ? » Et il ajoute cette histoire étonnante : Quelques jours avant l'agression contre le Koweït, Saddam Hussein m'a fait parvenir un chèque de 20 millions de dollars tout en m'en annonçant deux autres. Je lui ai retourné son chèque.
L'ambassadeur de France au Caire, Alain Dejamanet, qui accompagne Bianco, évoque alors nos amis Palestiniens. Hosni Moubarak l'interrompt : Ce sont vos amis, pas les nôtres.
En conclusion, le Président égyptien explique qu'il ne faut surtout pas que la France paraisse en arrière de la main. Pourquoi toujours attendre que l'ONU autorise avant d'agir ? Si un navire américain, avant même la résolution de l'ONU, avait fait respecter l'embargo par la force, j'aurais applaudi des deux mains.
Le Koweït devient la dix-neuvième province de l'Irak. Saddam Hussein annonce la libération des femmes et des enfants de ses « hôtes étrangers ».
Longue dépêche signée de André Janier, notre chargé d'affaires à Bagdad. Il explique que, depuis quelques jours, les autorités irakiennes baissent le ton. Succédant aux bruits de bottes et au cliquetis des armes, les déclarations officielles, les éditoriaux de la presse et ses interlocuteurs insistent désormais sur la nécessité d'un règlement pacifique de la crise, sur les vertus du dialogue politique et la possibilité d'une solution arabe. Deux raisons peuvent, selon lui, justifier ce changement d'attitude : convaincus que l'impasse actuelle ainsi que la solidarité et la détermination affichées au Conseil de Sécurité accroissent dangereusement leur isolement au sein de la communauté internationale, les Irakiens tentent de le briser en proposant d'organiser des contacts tous azimuts. Kurt Waldheim a été reçu à Bagdad en grande pompe. Saddam Hussein se dit disposé à rencontrer George Bush et Margaret Thatcher. Ses émissaires sillonnent le monde arabe et l'Afrique. Tarek Aziz a immédiatement accepté l'offre de dialogue présentée par Javier Perez de Cuellar. L'épreuve de force a été évitée jusqu'à présent dans l'affaire des ambassades au Koweït. Plusieurs dizaines de journalistes occidentaux ont été autorisés à entrer en Irak. Désireux de concrétiser le fait accompli au Koweït et d'éloigner la menace d'une attaque armée des États-Unis et de leurs alliés, les Irakiens cherchent à gagner du temps, persuadés que celui-ci jouera finalement en leur faveur, mais sans rien céder sur l'essentiel. Les mesures d'« irakisation » s'accélèrent au Koweït (la dernière en date concernant le rattachement administratif de l'émirat à l'Irak). Et le maintien, voire le renforcement de la mobilisation et du dispositif militaire irakiens, ainsi que le refus de laisser sortir les otages masculins montrent que, sur le fond, Saddam ne cède rien.
Selon Janier, désemparés par l'évolution d'une situation qu'ils n'avaient pas prévue, les Irakiens soufflent alternativement le chaud et le froid, à la fois pour donner le change et brouiller les cartes. Mais il doute de leur sincérité et de leur volonté d'entamer un véritable dialogue. Saddam Hussein ne se soumettra pas, à son avis, aux décisions du Conseil de Sécurité. Il n'acceptera jamais de retirer sans conditions ses troupes du Koweït. Il ne libérera pas les otages étrangers s'il n'obtient pas de contreparties concernant la présence des forces américains et alliées dans le Golfe.
Sur le plan diplomatique, l'Irak confirme sa méfiance à l'égard des initiatives de la Ligue arabe. Il a qualifié d'illégale la prochaine réunion du Conseil de la Ligue, dans la mesure où elle appliquera une décision elle-même juridiquement illégale, n'ayant pas requis l'unanimité qu'exige sa Charte.
Bagdad envoie partout des émissaires. Le ministre du Travail sillonne les capitales africaines ; Samal Majid Faraj, ministre du Plan, a été chargé de « défendre et illustrer » l'initiative de Saddam Hussein auprès des dirigeants bulgares et du Président yougoslave.
Mercredi 29 août 1990
A Bagdad, le ministère des Affaires étrangères, dit Janier, confirme qu'aucun soldat irakien ne se trouve plus retenu aujourd'hui prisonnier en territoire iranien. Une commission mixte irako-iranienne a par ailleurs été créée afin d'accélérer l'échange des prisonniers.
Jeudi 30 août 1990
Dernier compromis entre chrétiens-démocrates (CDU) et sociaux-démocrates (SPD) ouest-allemands sur la réglementation de l'avortement.
George Bush demande aux alliés de partager « le fardeau » financier de l'opération militaire en Irak. Une armée mercenaire.
Vendredi 31 août 1990
Signature à Berlin-Est du traité d'unification de l'Allemagne par les gouvernements de RDA et de RFA.
Abbas Madani, président du Front islamique du salut algérien, et le pasteur Jesse Jackson sont reçus par Saddam Hussein, Taha Yassin Ramadhan et Tarek Aziz.
Par la voix de l'agence officielle INA, les autorités irakiennes réfutent l'information selon laquelle Bagdad aurait proposé aux États-Unis de se retirer du Koweït et de libérer les otages en échange de la levée des sanctions. L'INA rappelle que la position de l'Irak figure dans une lettre du Président Saddam du 12 août pour un règlement global de tous les problèmes de la région, mais il ajoute : Le Koweït fait historiquement partie de l'Irak et le restera à jamais. Comme toujours, concessions et obstination se succèdent dans la même phrase. Rien à en tirer.
Samedi 1er septembre 1990
Janier, notre chargé d'affaires à Bagdad, nous informe que cinq ressortissants français viennent d'être transférés de Koweït City à l'hôtel Melia Mansour de Bagdad. François Mitterrand : Saddam a fait la pire faute avec les otages. Et nous faire ça à nous, Français, après tout ce qu'on a fait pour lui ! C'est un brigand !
Réflexions avant le passage, après-demain, du Roi Hussein à Paris. La Jordanie est économiquement sinistrée. Comme elle recevait 95 % de son pétrole d'Irak, elle perdra 2 milliards de dollars par an (tarissement du commerce de transit, disparition de l'aide des « pays frères » et des transferts des 100 000 Jordaniens du Koweït, etc.). Malgré cela, le Roi peut se prévaloir d'un consensus à peu près total des populations de son pays. Sa position reste ambiguë. Alors qu'ont eu lieu d'importantes manifestations en faveur de Saddam Hussein, la Jordanie s'est déclarée opposée à l'acquisition de territoires par la force, donc à l'annexion du Koweït ; elle continue à reconnaître le gouvernement de l'Émir Jaber et a approuvé les résolutions du Conseil de Sécurité. Mais, rejetant toute présence étrangère sur le sol arabe, Amman a refusé de s'associer à la deuxième condamnation de la Ligue arabe et cherche les voies d'une solution arabe. Le Roi propose le retrait simultané (et complet, pour ce qui est du Koweït) des troupes irakiennes et américaines et le déploiement, à leur place, d'une force d'interposition arabe. La Jordanie a manifesté son intention de respecter l'embargo, mais, dans les faits, un important trafic routier continue à acheminer des marchandises d'Akaba vers l'Irak. Le roi Hussein rappelle souvent que l'éphémère confédération hachémite irako-jordanienne avait déjà, par le passé, formulé des revendications sur le territoire koweïtien ; et que Bagdad a depuis longtemps critiqué tant la politique pétrolière de l'émirat que le refus des Koweïtiens de considérer leurs créances sur l'Irak comme une « contribution » à l'effort de guerre contre l'Iran, notamment lors de la réunion de Djedda, à la veille de l'invasion. Par une attitude moins intransigeante, estime-t-il, le Koweït aurait pu éviter le pire. De même, un retrait irakien aurait pu être envisagé dès le mois d'août si, d'une part, la Ligue arabe et l'Égypte n'avaient pas adopté des positions dures, et si, d'autre part, les forces occidentales n'étaient pas intervenues. Mais, a déclaré Amman Hussein à des interlocuteurs espagnols, plus on est ferme avec Saddam Hussein, plus sa réaction est violente. Cette crise est la plus grave que j'aie connue depuis le début de mon règne pourtant mouvementé ; ses conséquences sont incalculables non seulement pour le monde arabe, où l'opinion est quasi unanime à soutenir Saddam Hussein, mais également pour l'ensemble de la région et le reste du monde. Il faut donc agir d'urgence et profiter du palier auquel on est arrivé dans l'escalade pour empêcher que celle-ci ne reprenne. Même si je n'ai pas de véritable plan, je réfléchis, dans mes contacts avec mes différents interlocuteurs, à une solution qui reposerait sur les principes suivants : refus de l'occupation de territoires par laforce (la Jordanie, dont une partie du territoire est sous occupation israélienne depuis vingt-trois ans, est bien placée pour en parler) ; respect des résolutions des Nations unies ; autodétermination du peuple koweïtien (sans autre précision) ; retrait des forces occidentales, sans lequel toute perspective d'évacuation irakienne reste illusoire. Pour lui, l'Irak doit disposer d'un véritable accès au golfe Persique. En tant que « Chérif Hussein », descendant des gardiens de La Mecque et de Médine, il est violemment hostile à la présence de forces étrangères sur l'actuel territoire saoudien où se trouvent les Lieux saints de l'Islam. Je ne suis ni pro-irakien ni anti-kowei'tien, contrairement à ce que l'on semble penser en Europe à cause de l'image déformée de mon pays que donne la presse. Je réfléchis à une solution en me concertant avec les uns et les autres, et en tenant compte de la situation de fait sur le terrain.
Nous apprenons par notre ambassadeur à Amman que, dans la plus grande discrétion, le secrétaire général de l'ONU, Perez de Cuellar, vient d'y rencontrer Tarek Aziz dans une salle de réunion du diwan du roi. D'après notre représentant, l'ambassadeur américain « marque » de près le secrétaire général et lui a même fait remettre à son arrivée des notes visant à lui dicter de façon précise ce qu'il devait dire ! D'après ce qu'il sait — c'est-à-dire presque rien — , le secrétaire général de l'ONU aurait expliqué qu'il n'est que le « serviteur » du Conseil de Sécurité et que son rôle se borne à contribuer à la mise en œuvre de ses résolutions. Il n'a pas mandat pour négocier, mais pour échanger des vues. Après avoir rappelé la position de l'Irak, le ministre irakien des Affaires étrangères lui aurait dit qu'il était là lui aussi pour écouter.
Javier Perez de Cuellar rend compte directement de ses entretiens au Président Mitterrand en résumant : Tarek Aziz ne m'a rien dit. Je n'ai jamais vu cela : pas la moindre ouverture !
Les ministres socialistes s'opposent violemment entre eux sur la préparation du prochain budget. Jean-Louis Bianco me dit : J'ai vu veniret j'en ai parlé au Présidentcette controverse absolument insensée entre les ministres socialistes. Pierre Bérégovoy est démissionnaire. J'ai dit au Président qu'il fallait intervenir.
Le Président : La dérive de la Sécurité sociale est grave. La CSG est sans doute inévitable, mais cela ne remplace pas une réforme d'ensemble. Au contraire ! On va croire qu'on a trouvé un nouveau trésor pour financer tous les déficits.
Le chef de l'État trouve cette agitation insupportable. Il a bien d'autres choses en tête. Il souhaite recevoir les principaux responsables politiques pour parler de l'Irak, mais Valéry Giscard d'Estaing ne veut pas être traité en responsable politique comme les autres ; il se montre même réticent à venir le même jour que les autres. Solution convenue : faire un communiqué spécial pour lui, une demi-heure avant les autres !
Dimanche 2 septembre 1990
700 femmes et enfants d'étrangers ont quitté Bagdad hier et aujourd'hui.
Lundi 3 septembre 1990
François Mitterrand s'agace des déclarations pincées de Valéry Giscard d'Estaing, à TF1, à propos de la « logique de guerre » : Il voudrait, pour me soutenir clairement dans cette affaire, que je le traite différemment des autres, que je le consulte en particulier... Ses problèmes de susceptibilité personnelle lui tiennent lieu d'opinion politique.
Inaugurant la deuxième conférence sur les pays les moins avancés, réunie à Paris, François Mitterrand présente un plan de combat contre le sous-développement. Tout le monde a l'esprit ailleurs : impression étrange que de parler d'aide du Nord au Sud au moment même où s'annonce une confrontation entre le Nord coalisé et une dictature du Sud.
Chaque jour, nous faisons désormais le point sur la situation militaire sur le terrain dans le bureau de Jean-Louis Bianco avec les principaux responsables. Le dispositif naval est à présent en mesure de faire respecter l'embargo maritime, et le dispositif aérien américain est capable de conduire toute opération offensive ou défensive contre l'Irak. Quant au dispositif terrestre, il est suffisant pour écarter tout risque d'une agression irakienne contre l'Arabie Saoudite, dont la probabilité est maintenant réduite, sauf dans l'hypothèse de l'action irrationnelle d'un homme acculé. Mais les forces terrestres américaines ne seront sans doute pas prêtes à conduire une action offensive en territoire koweïtien avant deux ou trois semaines.
Dans ces conditions, Washington peut lancer des actions limitées de rétorsion sur des objectifs maritimes ou terrestres, comme en 1987 et 1988 contre l'Iran (destruction de mouilleurs de mines, bombardement d'une plate-forme ou d'un terminal pétrolier), soit pour entraîner l'Irak dans une escalade créant le contexte politique favorable à une action de grande ampleur, soit pour riposter à des agressions irakiennes limitées dans le cadre d'une politique d'ensemble faisant reposer la solution de la crise sur une stricte application de l'embargo ; c'est cette seconde ligne que les autorités américaines déclarent suivre aujourd'hui.
A Paris comme ailleurs, l'embargo pétrolier oblige à revoir le budget de l'an prochain tel qu'il avait été arrêté. Pierre Bérégovoy a proposé de faire des économies et d'en utiliser une partie à financer une baisse de l'impôt sur les sociétés, ce qui fait hurler certains responsables. Réunion à Matignon entre les ministres concernés et le bureau du groupe socialiste de l'Assemblée :
Pierre Bérégovoy : Je veux éviter d'avoir à vous proposer un plan de rigueur au milieu de l'année prochaine. Pour cela, il faut faire des économies (7 milliards), y ajouter le fruit de mesures de justice fiscale (6 milliards), et utiliser cela pour réduire par précaution le déficit (comme certains parlementaires l'ont suggéré), recycler ces sommes en partie dans l'investissement (7 milliards) et en partie dans la lutte contre l'inflation (6 milliards). C'est cette seconde voie, plus risquée, qui a été choisie par le gouvernement.
Le président du groupe socialiste, Louis Mermaz : Je rappelle d'abord mon souhait que l'on évite de toucher à des dépenses sensibles : chômeurs en fin de droits, éducation, logement social, création d'emplois dans la Justice, veuves de guerre, anciens d'Afrique du Nord, aides aux clubs sportifs locaux. La sécheresse appelle aussi des aides accrues et des procédures accélérées. Sur la baisse d'impôt que le gouvernement propose, le groupe se prononcera le moment venu. A une baisse de l'impôt sur les sociétés ne faut-il pas préférer des mesures plus sélectives, en sus du crédit d'impôt-recherche et des aides aux économies d'énergie ? Aux mesures de justice fiscale le groupe ajoutera des mesures contre la spéculation foncière et regrette que le taux frappant les plus-values fanancières des entreprises ne soit majoré que de 19 à 22 % (25 % serait préférable), et que les plus-values dépassant 4 millions de francs sur les résidences principales ne soient pas touchées. Le groupe enregistre que la politique salariale n'est pas remise en cause, hormis un lissage sur quatorze mois au lieu de douze des hausses générales qui sont de la responsabilité du gouvernement. Sur la contribution sociale généralisée, le groupe attend que le gouvernement parvienne à un accord en son sein.
Pour Dominique Strauss-Kahn, la seule véritable lacune du plan gît du côté de la réduction des inégalités. Il souhaite que le mode de calcul des plus-values mobilières des particuliers soit plus simple et plus juste.
Dans le même esprit, François Hollande suggère d'inclure dans les plus-values des entreprises les plus-values immobilières qui défraient la chronique ; il rappelle sa proposition d'alléger, voire d'annuler les droits de succession pour 90 % des héritiers.
Christian Pierret regrette que l'on taxe les « petites » résidences secondaires en épargnant les grandes résidences principales.
Considérant que ce sont les entreprises industrielles qui sont les plus menacées (car elles auront le plus de mal à répercuter dans leurs prix la hausse du pétrole, en raison de la concurrence), et qui sont les plus importantes pour notre commerce extérieur, Henri Emmanuelli propose que l'on diminue les charges sociales des entreprises industrielles, mais sans réduire l'impôt sur les sociétés des supermarchés. Il insiste aussi sur la distorsion entre les plus-values immobilières des entreprises ou des luxueuses résidences principales, qui sont épargnées, et les modestes résidences secondaires qui seraient visées. Enfin, la situation agricole est explosive et menace à l'approche des élections de 1993.
Le groupe s'opposera à la baisse de l'impôt sur les bénéfices des sociétés et proposera à la place des aides sélectives aux entreprises les plus importantes pour le commerce extérieur et les plus menacées par la hausse du pétrole.
Pendant ce temps, à l'Élysée, le Président reçoit le Roi Hussein. C'est la première rencontre, depuis le début de la crise, entre ces deux hommes qui s'apprécient. La subtilité du monarque, qui s'exprime toujours à voix douce et basse, dans un anglais très pur, sur un ton un peu morose, est aujourd'hui attendue.
Le Président : Je suis heureux de vous voir. Nos différences d'appréciation n'entraînent entre nous aucune crise de confiance. Cette rencontre permet d'échanger nos vues.
Le Roi Hussein : Merci de me recevoir. Je suis perplexe quand je vous entends dire que nos appréciations sont différentes.
Le Président : Un peu, quand même !..
Le Roi Hussein : Je voudrais préciser nos positions. Nous avons, depuis vingt-trois ans, été hostiles à l'annexion de territoires. La solution diplomatique et pacifique est notre ambition depuis longtemps... Il faut user de toutes les possibilités en faveur d'une solution arabe. Il y a eu des signes qui pouvaient faire craindre une évolution très dangereuse. D'abord, une guerre économique, du fait du dépassement des quotas pétroliers par le Koweït et l'Arabie Saoudite. Puis ce que je pensais être jusqu'à récemment un simple problème de rectification des frontières au Chott el-Arab. Il fallait accepter une ligne médiane. Ce qui a été fait. Et puis, j'ai visité l'Irak au moment où commençaient des concentrations de troupes ; Moubarak aussi. L'impression de Moubarak était que Saddam Hussein n'utiliserait pas la force. Saddam Hussein a dit : « Il n'y aura aucune action de ma part avant la réunion de Djedda. » Il a dû y avoir un malentendu qui a conduit à l'escalade. Je suis allé ensuite au Koweït. J'ai mis en garde les Koweïtiens, j'ai essayé de les convaincre de chercher un compromis sur les deux questions soulevées à Djedda. Mais les Koweïtiens semblaient très confiants et comptaient sur une aide étrangère. Le premier jour de l'invasion, j'ai entrepris une action diplomatique pour éviter des réactions prématurées de la Ligue arabe. Et quand je suis allé à Bagdad pour essayer d'obtenir un engagement de retrait, j'ai su que la Ligue arabe avait déjà pris position. J'ai toujours tenté de régler le problème dans le cadre arabe, mais il y a eu à chaque fois blocage. Je suis alors allé voir le Président Bush. J'ai eu l'impression qu'il entendait défendre l'Arabie Saoudite, sans aller au-delà. Mais le problème de la présence étrangère en Arabie Saoudite est que, pour la première fois dans l'histoire de l'Islam, l'État gardien des Lieux saints a accueilli des étrangers.
Le Président : C'est l'Irak qui a pris cette responsabilité !
Le Roi Hussein : Oui, mais un nerf arabe très sensible a été touché. Il y a consensus parmi les États arabes sur le fait qu'il faudrait garantir un retrait irakien par une présence arabe en lieu et place des forces irakiennes au Koweït Il faut amorcer une désescalade de part et d'autre. Peut-être en organisant une forme de plébiscite qui renforcerait le gouvernement légitime au Koweït ? Je cherche des solutions. A Bagdad, on a le sentiment d'un risque d'attaque imminente, de la possibilité d'une déflagration. Où peut-elle nous mener ? La guerre serait dévastatrice. La propagande israélienne présente l'Irak de manière excessive. Il y a aussi le lobby du pétrole et celui des marchands de canons. Il faudrait essayer de régler ces problèmes par la persuasion.
Le Président : La responsabilité directe de l'Irak est indéniable ; la responsabilité indirecte du Koweït est évidente, en raison de l'égoïsme de l'Émir. Mais l'Irak a violé le droit. Tant qu'il n'aura pas dit que, d'une façon ou d'une autre, il est prêt à évacuer le Koweït, il y aura une situation de guerre. L'Organisation des Nations unies retrouve un prestige indéniable ; il ne faut pas ruiner sa capacité. La France applique les résolutions du Conseil de Sécurité. L'Irak ignore ce que nous avons fait pour le sauver et nous traite comine des chiens. Saddam nous doit 24 milliards de francs, et prend comme otages tous les Français ! C'est un acte d'ingratitude impardonnable ! C'est de la barbarie ! Sur le plan humain, à soixante-quatorze ans et après cinquante ans de vie politique, je n'ai encore jamais vu un homme se déshonorer comme cela ! Voilà la récompense de notre aide, de notre moratoire ? C'est indigne ! Il faut comprendre notre attitude. N'y a-t-il aucune gratitude, aucune reconnaissance, aucun respect de la parole donnée dans le monde arabe ? La brutalité de Saddam Hussein à notre égard est inexcusable !
Pour le reste, j'ai moi-même dit qu'une solution arabe était souhaitable. Mais où est le monde arabe ? Il est divisé entre chaque camp. Quelle est l'autorité arabe qui arrivera à nous apporter une position unique ? Comment fonder une politique sur ce terrain aussi incertain d'un monde arabe divisé ? Il y a quatre hypothèses devant nous :
1 Saddam Hussein attaque un autre pays arabe : c'était possible les quinze premiers jours ; à mon avis, cela ne l'est plus.
2 Les Américains décident une attaque. Jusqu'ici, ils n'étaient pas prêts ; ils peuvent l'être dans quelques semaines. Dans ce cas, ce ne serait plus dans le cadre du mandat des Nations unies, mais ce serait une action américaine. La France ne s'engagerait pas aux côtés des Américains.
3 L'application de l'embargo met l'Irak dans une situation difficile et il cède. L'Irak a des réserves, mais s'il ne vend pas son pétrole, ce sera dramatique. Les fdottes organisent l'embargo. L'embargo peut réussir à empêcher la guerre.
4 La négociation. Mais Perez de Cuellar n'a pas pu obtenir un mot là-dessus de Tarek Aziz. Il m'a dit : « Je n'ai jamais vu cela, pas la moindre ouverture ! » Donc, c'est là une hypothèse lointaine.
Saddam Hussein, que je ne connais pas, est sans doute intelligent, mais il a commis une faute terrible avec les otages. Les Américains ont déjà vécu la même chose à Téhéran. Il y a des élections en novembre en Amérique. C'est une faute majeure, les otages. Si Saddam Hussein était un grand politique, il devrait dire : « J'ai pris ces otages, car je voulais marquer le coup. Mais je les laisse partir. » Même pour l'opinion américaine, il serait ensuite impossible de lancer une attaque. Les otages ne le protègent pas, ils sont au contraire un prétexte de guerre. Erreur monstrueuse ! Les militaires ne tiendront pas compte des otages.
S'il y a une agression de Saddam Hussein, la France sera du côté de l'agressé. Si ce sont les États-Unis qui attaquent, la France ne sera pas engagée. Mais demander immédiatement le départ des Américains, ce n'est pas sérieux. Si les Arabes remplacent les Irakiens au Koweït, j'approuverai. Je n'ai jamais posé en condition la restauration au Koweït de la famille régnante. S'il y a un contrôle des élections par les Nations unies, très bien.
Saddam Hussein a tout à fait raison de dire qu'on est très sévère avec lui et qu'on ne l'a pas été sur la question de la Palestine. Je suis tout à fait partisan d'une conférence internationale sur le Moyen-Orient. La France n'a pas de disposition agressive, mais elle fera son devoir par application de l'embargo. Je ne demande pas mieux que de contribuer aux efforts des Arabes.
Le Roi Hussein : Nous avons contacté un certain nombre de pays du Maghreb, l'Arabie Saoudite, la Libye. Il existe une volonté de ranimer la voie arabe.
Le Président : Je ne vous ai pas condamné, contrairement à d'autres pays occidentaux. Nous ne sommes pas fâchés contre vous, nous sommes prêts à vous aider, bilatéralement et avec la Communauté. La France est prête à appuyer toute solution négociée. Si les forces arabes s'installent au Koweït, avec un commissaire des Nations unies pour les surveiller, la France peut l'accepter. Je ne sais pas ce qu'en diraient les Américains. Mais il faut que Saddam Hussein comprenne que l'affaire des otages est inacceptable et qu'elle joue contre lui. L'Irak n'a pu vaincre l'Iran. Les États-Unis, c'est autre chose que l'Iran ! Quel est l'intérêt de Saddam Hussein ? Il y a urgence ! Est-ce que cela vous paraît clair ?
Le Roi Hussein : Tout à fait. Il n'y a pas de désaccord entre nous.
Le Président : Oui, mais les dés roulent sur la table et ce n'est pas moi qui les ai lancés. Que Saddam Hussein ait un compte à régler avec le Koweït et avec les États-Unis, peut-être, mais avec nous ? Vous êtes un homme d'honneur, vous comprenez cela.
Le Roi Hussein : Bien sûr. Nous pensons comme vous. Je vais voir les Irakiens, leur expliquer.
Le Président : Je suis pour que la négociation se noue, à travers les Arabes. J'ai refusé que l'on négocie seulement sur les otages français.
Le Président pense là à la proposition d'Arafat, mais ne le dit pas.
Mardi 4 septembre 1990
Dans une note au ministre de la Défense et au Président, le général Maurice Schmitt, chef d'état-major des armées, a calculé — comment ? — qu'une guerre au Proche-Orient ferait 100 000 morts (90 000 Irakiens et 10 000 de l'autre côté). Jean-Pierre Chevènement reprend ces chiffres à son compte sur Europe 1. François Mitterrand : Ces militaires ne savent pas quoi inventer pour ne pas avoir à se battre.
Le Président sur Michel Rocard : Ses conseillers lui ont expliqué que pour être élu Président, il lui fallait rester Premier ministre pendant cinq ans. Moralité : il ne fait rien, pour ne déplaire à personne et ne pas me donner prétexte à le remplacer.
Mercredi 5 septembre 1990
Au Conseil des ministres, après l'exposé de Pierre Bérégovoy sur la situation de l'économie, intervention de Michel Rocard : Au jour d'aujourd'hui, le pronostic économique est pessimiste... Des inquiétudes démesurées se sont exprimées dans les principaux partis de la majorité, et jusque parmi les membres du gouvernement. Le déficit extérieur va être alourdi de 15 milliards. Ce n'est pas énorme, mais ce n'est pas négligeable. Le risque est que les entreprises réagissent en comprimant leurs dépenses d'investissement (d'où plus de chômeurs) ou en accroissant leurs prix (d'où plus d'inflation). Quand on conduit sur le verglas, si on ne réagit pas tout de suite, on va dans le mur, et, de toute manière, on est obligé de ralentir. L'austérité est un mot qui n'a pas de raison d'être employé ici. Compte tenu de certaines sensibilités, nous laisserons un peu de surcharge aux entreprises, mais il faut baisser l'impôt sur les sociétés et endiguer la croissance de nos dépenses de 5 à 7 milliards. La diminution des crédits doit être de l'ordre de l'incertitude de l'évaluation d'un budget de 1300 milliards. Il est excessif de crier avant d'avoir mal ! La solidarité de l'ensemble du gouvernement est nécessaire. Quand on navigue au plus près, il faut réagir tôt pour ne pas avoir à réagir plus fort.
Le Président : Puisque vous avez abordé ce sujet, je vais le faire aussi. Je n'entrerai pas dans le détail des dépenses. J'estime seulement qu'une répartition judicieuse devrait épargner la Culture, qui a un petit budget. Mais je n'interviens pas, c'est la responsabilité du Premier ministre. C'est vrai qu'il faut que la France s'adapte sans délai à cette situation qui est une situation nouvelle, même s'il ne faut pas l'exagérer. Quand on est sur le verglas, dit M. le Premier ministre, il ne faut jamais freiner ; cela est une remarque de conducteur, il ne faut pas lui donner une portée plus vaste. Le reste de votre raisonnement est juste. Je comprends que des gestionnaires sérieux mettent de la passion dans le débat ; mais il ne faut pas que cette passion devienne publique. Je suis un peu plus vieux que vous et j'ai connu à plusieurs reprises, sous le régime précédent — en particulier pendant les deux ans qui ont suivi la Libération —, des affrontements entre ministres qui ont fait le plus grand tort au gouvernement.
Selon quels principes faut-il agir ? 1er principe : économiser l'énergie ; 2e principe : sauvegarder une croissance favorable à l'emploi, sans résurgence de l'inflation ni aggravation du déficit du commerce extérieur ; 3e principe : poursuivre plus que jamais, en période difficile, la lutte contre les inégalités ; 4e principe : répartir justement l'effort nécessaire, qui est aujourd'hui limité. On en aura une première vérification à propos du dialogue social sur les bas salaireset encore, l'expression « bas salaires » n'est pas bonne, disons sur l'ensemble des problèmes de salaires. Les Français sur lesquels vous vous appuyez doivent se sentir en symbiose avec le gouvernement. Je rappelle les membres du gouvernement à la discipline nécessaire, mais sans exagérer mon propos, car, d'une manière générale, les ministres font preuve de responsabilité.
Après un bilan dressé par Claude Evin sur la « prévention été jeunes », le Président : Votre communication est très bien, mais l'accent est peut-être un peu trop mis sur la motivation profonde de cette opération, qui est la délinquance. C'est assez vrai, mais il faut expliquer qu'il y a aussi le chômage, les conditions de vie, le logement. Il faut faire un peu confiance aux jeunes...
Claude Evin : Vous avez raison, c'est tout de même Gaston Defferre qui, durant l'été 1982, a lancé cette opération à la suite de l'affaire des Minguettes.
Le Président, sans laisser percer son agacement : Je le sais bien. J'avais beaucoup approuvé cette initiative à laquelle Gaston Defferre s'était beaucoup attaché. J'approuve cette politique. Je souhaite même qu'on puisse faire plus. Mais, dans vos explications, il faut bien faire valoir que ce n'est qu'une façon de compenser un malaise social dont l'origine est autre.
Jeudi 6 septembre 1990
Après une conversation téléphonique avec le Président américain, François Mitterrand confie : Bush est pour l'affrontement. Avec un objectif supérieur : l'élimination de Saddam Hussein. Il est conforté par l'opinion américaine, qui le suit sur ce terrain. N'en déplaise à certains, la logique de paix s'éloigne chaque jour davantage. On voit mal Gorbatchev, entièrement mobilisé sur son front intérieur, s'opposer à une initiative américaine. Avec les États-Unis, nous n'avons que des divergences de méthode. Nous préférons suivre les résolutions de l'ONU plutôt que les précéder. Mais nous faisons preuve de la même détermination : si nous tolérons ce qui vient de se passer dans le Golfe, demain nous verrons des petits pays imiter l'Irak. Dès qu'un État aura vingt chars de plus que son voisin, il tentera de l'envahir. Il faut être très ferme, cette fois, pour ne pas avoir à se retrouver plus tard dans une situation très fâcheuse.
Dimanche 9 septembre 1990
Rencontre entre George Bush et Mikhaïl Gorbatchev à Helsinki : ils pressent l'Irak de se retirer du Koweït.
Pierre Bérégovoy me dit avoir téléphoné à Lionel Jospin et avoir eu une franche explication sur le budget. Il l'a averti que si une autre politique devait être menée, elle se ferait sans lui.
Lundi 10 septembre 1990
L'Irak propose de livrer gratuitement du pétrole aux pays du Tiers-Monde.
Les membres de la Ligue Arabe décident le transfert du siège de l'organisation de Tunis au Caire.
Mardi 11 septembre 1990
Pierre Bérégovoy est rassuré : Finalement, le projet de budget sera, dans ses grandes lignes, conforme aux propositions que nous avions faites dès le 15 août. Il y a eu beaucoup d'agitation pour rien.
Mercredi 12 septembre 1990
Au Conseil des ministres, exposé très technique de Pierre Bérégovoy sur le budget.
François Mitterrand : Eh bien, toutes ces discussions pour en arriver là... On aurait pu s'en dispenser.
Sur le logement social, après un exposé très prudent de Michel Rocard, le Président : Si les choses n'avancent pas, il faudrait peut-être municipaliser les sols.
Je sais que c'est là un de ses regrets, avec la nationalisation de la régie de l'eau et celle des pompes funèbres... Sans oublier la renationalisation de TF1.
Édith Cresson vient à nouveau se plaindre de Michel Rocard. Elle craint tout à la fois les déficits de la Sécurité sociale, la nouvelle puissance allemande, l'enterrement des réformes, l'anesthésie sécrétée par Matignon et Bercy. Elle ne restera plus très longtemps au gouvernement.
A Moscou, quatrième et ultime réunion ministérielle de la conférence « 2 + 4 ». Le traité qui rétablit l'Allemagne unie dans sa pleine souveraineté est conclu dans l'indifférence générale. Mais, sur place, les Anglais ne veulent soudain plus signer, et les Russes non plus ! Roland Dumas propose un compromis qui est finalement accepté par tous...
Jeudi 13 septembre 1990
François Mitterrand est en Tchécoslovaquie. Le Président évoque encore une fois l'idée d'une confédération européenne entre l'Est et l'Ouest. Vaclav Havel n'aime guère cette perspective. Il ne se voit pas dans une Europe coupée des Américains.
Signature aussi, à Moscou, du Traité de bon voisinage, de partenariat et de coopération entre la RFA et l'URSS. Moscou s'engage à retirer les 380 000 soldats soviétiques de RDA avant la fin de 1994, et obtient de Bonn une « aide au départ » de 12 milliards de Deutsche Mark, ainsi qu'un crédit sans intérêts de 3 milliards. En fin de compte, nous n'avons pas conclu le même avec l'URSS.
Vendredi 14 septembre 1990
La résidence de l'ambassadeur de France au Koweït est saccagée par les soldats irakiens. François Mitterrand: Ça, c'est inacceptable ! Ça, c'est la guerre ! Ils nous cherchent ? Ils vont me trouver !
Il convoque un Conseil restreint pour demain et fait étudier toutes les représailles possibles contre l'Irak. Je sens que le tournant est pris. Si François Mitterrand hésitait encore hier à se ranger du côté des Américains, ses dernières réticences sont balayées.
Samedi 15 septembre 1990
Avant le Conseil restreint réuni afin de décider d'une riposte après le saccage de notre ambassade au Koweït, le Président téléphone à Jean-Pierre Chevènement, en mission en Arabie Saoudite ; il lui expose les grandes lignes de ses vues : une présence militaire terrestre afin de nous tenir prêts à participer à l'action militaire. Comme le ministre de la Défense fait part de ses réticences vis-à-vis d'une telle action, François Mitterrand ajoute : Dites-vous bien que s'il y avait un autre événement grave du même genre que le sac de notre ambassade, il ne serait supporté par aucun pays.
François Mitterrand reçoit d'abord l'amiral Lanxade et Jean-Louis Bianco. Comme Michel Rocard est annoncé, le Président se montre agacé : Il me casse les pieds ! Faites-le attendre. En fait, au bout de quelques minutes, il fait entrer le Premier ministre, puis les ministres d'État ; la séance commence. L'ambiance est lourde, solennelle. Chacun sent que c'est la réunion la plus importante sur cette crise depuis le début d'août.
Le Président : Il faut que notre riposte ne manque pas de signification. Nos dispositions plus ouvertes à l'égard de d'Irak et des pays arabes ont sans doute joué contre nous, nous faisant passer, à tort, comme le maillon faible de l'Alliance. Notre riposte sera triple. Premièrement, au Conseil de Sécurité, avec, en plus, la mobilisation du Conseil européen et de l'UEO. En deuxième lieu, des mesures que j'ose à peine qualifier de diplomatiques à l'égard de l'Irak. Et, troisièmement, des mesures militaires. A propos des entreprises françaises qui violent l'embargo, le Président ajoute : Le gouvernement devra réagir avec la plus grande brutalité.
Une longue discussion s'engage sur le nombre et la qualité des Irakiens que l'on va expulser. Le Président décide de ne rien faire contre les civils, d'expulser les attachés militaires, les agents des services secrets répertoriés. Il en profite pour régler le problème des vingt-deux pilotes qui se trouvent encore à Rochefort : On ne les a pas renvoyés plus tôt, de peur d'être accusés de fournir des combattants contre nos soldats. Mais, en même temps, les garder, c'est les prendre en otages. Voici l'occasion ou jamais de nous en débarrasser !
Le Premier ministre propose de lier l'envoi de nos avions de combat à la levée de l'embargo aérien. Cette idée n'est relevée par personne...
La question essentielle est de savoir si nous envoyons maintenant des troupes terrestres. Le Président, qui y avait répugné jusqu'ici, s'y décide : Nous avons un mandat de l'ONU. Ce mandat c'est l'embargo, on va tout faire pour qu'il réussisse. J'ai toujours dit que je n'excluais pas de nouvelles agressions de la part de l'Irak. Ce qui s'est passé à la résidence de notre ambassadeur au Koweït est une agression. J'aurais préféré un dispositif presque exclusivement aérien et naval, parce que je souhaite la plus extrême mobilité et la plus extrême autonomie. [Le Président songe au Tchad, où nous avons déjà connu les difficultés d'un retrait de troupes terrestres. D'autre part, il redoute que si les États-Unis n'attaquent pas, nous ayons l'air ridicules avec nos hommes immobiles en plein désert : ce serait une « ligne Maginot bis ».] Je ne voudrais pas qu'en cas d'attaque américaine, nous soyons liés à l'avance par nos décisions d'aujourd'hui. Il ne serait pas normal que nos troupes soient mêlées à une guerre dont nous ne connaîtrions ni l'heure de début, ni les objectifs réels. En tout cas, j'exclus toute participation au bombardement des villes en Irak. Je n'exclus pas une participation à une action destinée à libérer le Koweït et qui viserait des objectifs militaires en Irak. Il faut informer les États-Unis de notre disposition d'esprit. Bush a besoin de l'assentiment des Soviétiques, même s'il est donné sous forme d'une critique modérée à une éventuelle action militaire. Mais, s'il le faut vraiment, il n'hésitera pas à se passer de l'accord de Gorbatchev pour atteindre ses objectifs. D'ailleurs, Gorbatchev est hors d'état de s'opposer réellement aux Américains.
Lionel Jospin : Pourquoi est-ce que Saddam Hussein s'est attaqué à nous ?
Le Président : C'est, de sa part, une volonté de nous tester.
Le lancement de l'opération Daguet est décidé. C'est la plus importante opération depuis la guerre d'Algérie. 4 200 hommes spécialisés dans le combat antichars ou antihélicoptères, appuyés par 30 avions de combat. Chacun sent que c'est la réunion la plus grave à laquelle il lui a été donné de participer depuis des années dans ce bureau.
François Mitterrand: Nous continuons à vouloir la réussite de l'embargo. Nous allons d'ailleurs saisir le Conseil de Sécurité pour qu'il envisage des sanctions contre les pays où des entreprises ne respectent pas l'embargo. Mais nous entendons aussi répondre à un acte d'agression. Il faut que Saddam Hussein sache qu'il ne peut pas compter sur notre faiblesse.
Dimanche 16 septembre 1990
D'Argentine où il vient de se réfugier après son inculpation pour ingérence, Jacques Médecin annonce sa démission de la mairie de Nice. Il a fui, explique-t-il sans vergogne, pour ne pas finir comme Ben Barka.
Lundi 17 septembre 1990
Rétablissement des relations diplomatiques entre l'URSS et l'Arabie Saoudite.
76e Sommet franco-allemand à Munich. Helmut Kohl et François Mitterrand affirment que l'unification allemande va encore renforcer le couple franco-allemand. La France annonce le retrait sur deux ans de la moitié de ses troupes (vingt mille de nos quarante-six mille hommes stationnés en RFA), cependant qu'est relancé le projet de chaîne culturelle franco-allemande. Dans sa décision de retrait des troupes françaises d'Allemagne, le Président tient compte d'une demande imminente de stationnement de troupes allemandes sur le sol français, dont il ne veut pas entendre parler.
La déclaration commune précise: Conformément à notre initiative du 18 avril dernier, les conférences intergouvernementales sur l'Union économique et monétaire, d'une part, et sur l'Union politique, de l'autre, s'ouvriront dans trois mois à Rome. Nous aspirons à ce que les bases de l'Union européenne soient jetées pour le 31 décembre 1992, date de l'achèvement du marché intérieur. Nous considérons que ce nouveau pas déterminant sur la voie de l'intégration est indispensable pour permettre à l'avenir à la Communauté européenne de remplir efficacement son rôle grandissant sur les plans politique et économique. Cette base solide nous permettra d'œuvrer en faveur de la création d'une confédération européenne qui sera l'expression de la volonté de tous les États de notre continent de pratiquer, dans la paix et la sécurité, une coopération empreinte de confiance pour le bien de tous...
Le Président a l'esprit ailleurs. Il ne pense qu'au Golfe. Il est satisfait de voir l'embargo aérien décidé, de même que par le discours de Chevardnadze à New York, qui ne fait plus obstacle à une action militaire. Kohl, lui est heureux de voir l'opinion internationale s'occuper d'autre chose que de la réunification allemande.
Mardi 18 septembre 1990
Le Pentagone annonce que 151 installations militaires américaines dans 10 pays, dont 117 en RFA, vont voir leurs activités réduites ou supprimées.
Petit déjeuner des « éléphants » à Matignon. Nouvelle discussion sur le budget et la contribution de solidarité:
Louis Mermaz : Le débat entre le gouvernement et le groupe s'est détendu quand on a rappelé que, si c'est le gouvernement qui propose le budget, c'est le Parlement qui le vote. Ce ne sont pas des rodomontades, mais des réalités. Cela dit, rassurez-vous: nous sommes d'accord avec le gouvernement pour considérer que les entreprises, c'est la prunelle de nos yeux! Ce n'est pas le socialisme des cavernes que nous voulons instaurer...
Pierre Mauroy : Il faut que nous soyons à la hauteur de nos tâches. Je ne veux pas que nous perdions la crédibilité chèrement acquise en 1982-1983.
La contribution de solidarité est définitivement approuvée. Michel Rocard l'a imposée malgré Bérégovoy qui a obtenu en échange qu'elle n'augmente pas les prélèvements obligatoires.
Dans l'après-midi, Édith Cresson, reçue par François Mitterrand, lui répète ce qu'elle déclare à tout le monde : Rocard papillonne, il n'a pas de ligne. Il ne gouverne pas. Les ministres sont dans la main de leur administration. Se battre contre les Allemands, ça ne l'intéresse pas. Le déficit commercial, la faiblesse de l'industrie, le préoccupent moins que sa candidature présidentielle.
Le Président est impressionné par l'analyse, et nous le dit.
Avant une réunion chez le Président avec l'amiral Lanxade, le général Schmitt et Jean-Louis Bianco, autour d'une carte de l'Arabie Saoudite, pour décider où disposer les troupes qu'on va envoyer là-bas dans le cadre de l'opération, Jean-Pierre Chevènement fait passer des propositions de répartition géographique des troupes au sol. Le Président, après les avoir lues: Être ou ne pas être [ministre de la Défense]... Il veut les deux à la fois !
Le ministre, qui vient de rentrer du Golfe, arrive alors à l'Élysée. François Mitterrand ouvre la réunion en répliquant indirectement aux doutes de Chevènement et de l'état-major: Il n'est pas concevable que nous restions étrangers à ce qui va probablement se passer. C'est une vue de l'esprit! Que cela provienne d'une attaque de Saddam Hussein — ce qui est peu probable — ou d'une attaque américaine, ce qui est infiniment plus probable. C'est inscrit dans la logique de la situation. L'important est que la France garde son autonomie de décision. Il faudrait que les États-Unis prennent le temps de nous informer et de nous demander notre avis. Si ce n'était pas le cas, nous ne serions pas du combat de la première heure ; mais ne nous interdirions pas d'y participer. Si les États-Unis prennent un prétexte, il faudra pouvoir l'apprécier. Ce prétexte peut d'ailleurs être une raison raisonnable: un navire agressé, par exemple. A propos de l'emplacement de nos troupes, il ne faut pas qu'elles soient trop au nord, elles seraient trop en première ligne; il ne faut pas qu'elles soient trop au sud, elles seraient trop en retrait. Il ne faut pas non plus qu'elles soient trop mélangées avec les Américains, pour conserver leur autonomie.
Jean.Pierre Chevènement : Nous ne sommes pas capables de soutenir un vrai combat.
Le Président, furieux: Alors, pourquoi m'avez-vous proposé ce dispositif?
Chevènement exprime à nouveau ses réserves.
Le Président: Je ne veux pas faire une guerre-réflexe, mais je ne m'interdis pas une guerre-réflexion. Bush a pris des risques, par rapport à son opinion en particulier. Je n'imagine pas qu'il ait déployé les moyens qu'il a mis en œuvre s'il n'était pas décidé à régler cette affaire militairement au plus vite, avant la fin de l'année. Gorbatchev n'est pas en mesure de résister. Il n'a pas pu résister aux Allemands pour l'unification, il ne va pas résister aux Américains pour les beaux yeux de Saddam Hussein! Nous devons être cohérents et habiles, c'est-à-dire ne pas en faire trop, être mêlés le moins possible, mais ce sera plus que des escarmouches.
Mercredi 19 septembre 1990
Au Conseil des ministres, Michel Rocard fait adopter un troisième « plan Soisson » pour l'emploi. L'objectif est la création de 170 000 emplois par l'allégement du coût du travail moins qualifié, l'exonération et le déplafonnement de certaines cotisations, la baisse du taux de l'impôt sur les sociétés de 37 à 34% pour les bénéfices réinvestis. Le Président n'émet aucun commentaire.
A la suite d'une communication de Roland Dumas, le débat porte sur l'attitude allemande par rapport à l'Union économique et monétaire européenne.
Le Président: La réalité, c'est que les responsables économiques allemands, du moins certains d'entre eux, ne la souhaitent pas, mais que les politiques, probablement dans leur majorité, y sont favorables. Et puis, les Bavarois n'en veulent pas. Mais Kohl, qui a fait le choix européen, la veut. Il lui faudra beaucoup d'énergie et de volonté pour y arriver. Cette volonté et cette énergie deviendront plus fortes après les échéances électorales.
A propos du départ annoncé des troupes françaises d'Allemagne, que le RPR vient de critiquer: Ma position est très simple. Nous sommes encore dans la période où toutes les forces allemandes sont braquées sur l'unification. Jusqu'au 3 octobre, rien ne sera négligé, avec la rigueur germanique, pour séduire tout le monde: les Russes, les Français et les autres. Il leur faut un terrain bien ratissé. Mais j'estime que rien de ce qui n'est pas normal ne peut véritablement durer. La présence de militaires sur un sol étranger finit par être mal ressentie, et sert en tout cas d'aliment à l'opposition. Déjà, on nous a demandé de ne pas faire de défilé à Berlin. Et on a souhaité que nous évitions les exercices et les manœuvres. Au fond, les Allemands sont contents d'avoir des clients français dans leurs magasins, mais ne souhaitent pas les avoir comme militaires à l'exercice ! Le RPR a un réflexe hérité de l'Empire — l'Empire de Napoléon et l'empire colonial... On risque d'avoir en Allemagne — pas forcément dans les deux ans qui viennent — des crises politiques, un changement de gouvernement, une campagne insidieuse, et si on devait partir dans ce climat-là, ce serait fâcheux pour l'avenir des relations franco-allemandes.
George Bush souhaite recevoir François Mitterrand à Washington dimanche soir, veille du jour où le Président doit venir à New York parler à la tribune de l'ONU. François Mitterrand hésite, puis refuse pour ne pas laisser croire qu'il est allé faire relire son discours par le Président américain. Il me dit: Que Bush attaque l'Irak, c'est plutôt ce que je souhaite!
Jeudi 20 septembre 1990
Les Parlements est et ouest-allemands ratifient le traité d'unification.
Devant le bureau exécutif du PS réuni en séminaire à Joué-lès-Tours, Michel Rocard évoque sa conception de l'action politique: Nos gouvernements doivent, dans la société d'aujourd'hui, rechercher l'appui de l'opinion, avec toutes les difficultés que cela représente. Personne n'est plus intelligent que tout le monde... Autant nos valeurs demeurent, autant nos systèmes d'action doivent être revus de fond en comble...
Le Président traduit: Ce sont les instituts de sondage qui doivent gouverner ? Si j'avais partagé ce point de vue, la peine de mort n'aurait jamais été abolie.
En fait, ailleurs dans son discours, Rocard lui-même cite l'abrogation de la peine capitale comme un contre-exemple.
Vendredi 21 septembre 1990
Je déjeune à la Maison Blanche avec le général Brent Scowcroft, qui me dit: Au Koweït, nous sommes prêts à réagir militairement à la moindre provocation (que nous attendons dans les cinq à six semaines). Nous l'espérons même, pour avoir le prétexte d'anéantir toute l'infrastructure militaire (terrestre, aérienne, chimique, nucléaire, balistique) irakienne et, si possible, le président Saddam Hussein par la même occasion. Nous espérons qu'après cela le régime tombera, puisque Assad et l'Iran accepteront une solution globale du problème du Moyen-Orient. Nous proposerons alors la création d'un État palestinien et nous nous retirerons de l'Arabie Saoudite où nous ne tenons pas à rester, en tout cas pas avec des forces terrestres.
Il n'a pas la moindre idée de ce qu'il conviendrait de faire dans l'hypothèse où Saddam Hussein maltraiterait les otages. De même, un statu quo serait à son avis catastrophique, tout comme un retrait partiel des Irakiens du Koweït. Bref, comme François Mitterrand le prévoit depuis plus d'un mois, les Américains veulent la guerre totale. C'est pour dans un mois.
Michel Vauzelle revient à la charge. Il explique au Président qu'il est prêt, à titre personnel, ou comme président de la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée, à se rendre à Bagdad si cela peut se révéler utile. François Mitterrand : On verra.
Samedi 22 septembre 1990
Représailles contre l'ambiguïté jordanienne: Riyad annonce que l'Arabie Saoudite ne livrera plus de pétrole à Amman.
Hafez El Assad, en visite à Téhéran, dénonce avec l'Iran l'occupation du Koweït.
Lundi 24 septembre 1990
François Mitterrand déclare à New York devant l'ONU: Que l'Irak affirme son intention de retirer ses troupes, qu'il libère les otages, et tout devient possible. En fait, le Président ne croit plus aux possibilités d'une négociation. Il évoque aussi l'expression des choix démocratiques du peuple du Koweït, qui fait grincer des dents la famille régnante...
Gorbatchev obtient l'autorisation du Parlement pour légiférer pendant dix-huit mois par décret sur la mise en place de l'économie de marché.
Mardi 25 septembre 1990
A Washington, je rencontre Lawrence S. Eagleburger, ministre adjoint des Affaires étrangères, et Richard T. McCormack, le sherpa américain. Nous parlons de l'Union soviétique, de l'Europe de l'Est et de la situation dans le Golfe.
Malgré la crise du Golfe, l'analyse américaine de la situation économique mondiale n'est pas dramatique: les installations et réserves saoudiennes sont à l'abri d'une attaque aérienne irakienne et seuls des dommages limités pourraient en résulter, d'autant plus facilement et rapidement réparables qu'un stock considérable de pièces de rechange a été expédié sur place. Des difficultés ne pourraient vraiment provenir que d'accidents ou d'incendies dont la probabilité augmente avec l'intensification de l'utilisation des installations actuelles, notamment pour ce qui est des raffineries. Un débat interne s'est ouvert à Washington sur l'utilisation éventuelle, rapide, des stocks stratégiques. McCormack y est très favorable, pour apaiser le marché et soulager les pays en développement importateurs: la placidité actuelle avec laquelle ces derniers acceptent des prix pétroliers triplés depuis juin dernier ne pourrait sans doute durer.
En ce qui concerne les évolutions en Union soviétique et dans les pays de l'Est, j'explique à Lawrence Eagleburger que je crois à une accélération du processus de démembrement en Europe de l'Est et en Europe centrale, dont l'exemple le plus rapide viendra d'une Yougoslavie que je vois éclater en cinq entités indépendantes, dans un désordre absolu. il approuve: pour lui, ce danger de fragmentation n'est d'ailleurs pas limité au seul continent européen: L'affaire du Québec est grave et inquiétante. A terme (au bout de vingt à trente ans), on peut même imaginer que, si la séparation a lieu avec la Fédération canadienne, le reste du pays s'intégrera purement et simplement aux États-Unis. C'est peu souhaitable, pour des raisons économiques et démographiques (accentuation du différentiel entre un Sud à forte population, notamment immigrée, et un Nord sous-peuplé) et politiques (renforcement de la tendance à l'isolationnisme américain). La guerre froide avait au moins cet avantage qu'elle apportait la stabilité. Avec sa disparition, tous les ferments d'instabilité renaissent. Tout repose donc principalement sur un homme, et un homme seul, Mikhaïl Gorbatchev, excellent tacticien mais moins bon stratège, et qui devra faire face à des oppositions internes très fortes. Le poids des militaires [à Moscou] est important et je m'inquiète de l'absence de progrès avec les Soviétiques dans la négociation Start. Quel que soit le programme de réformes qui sera finalement retenu à Moscou, l'essentiel sera de voir l'intensité des engagements pris pour le mettre en œuvre: la plus mauvaise hypothèse est probablement qu'un programme de réforme sera décidé, mais qu'après quelques mois de mise en application, et du fait des inévitables problèmes qui en résulteront, on change aussi vite de ligne directrice. La réponse américaine, en termes budgétaires, ne pourrait aller bien loin: l'opinion n'est pas prête à voir l'argent des contribuables versé aux Soviétiques. Les États-Unis participeront donc aux évolutions en cours, principalement sous forme de conseils et d'assistance technique, non sous celle d'aide financière, du moins pour l'instant.
A propos de sa technique de communication avec les médias à propos de la crise du Golfe, le Président redit: Ah! Si j'avais fait la même chose sur l'Allemagne!
Mercredi 26 septembre 1990
Au Conseil, le Président sur le Golfe: L'embargo et le blocus ont rarement réussi dans l'Histoire. Mais, je l'ai déjà dit, dans les conditions géographiques et économiques particulières dans lesquelles se trouve l'Irak, il est intéressant de noter que Saddam Hussein, dans son discours habituel où il menace le monde des pires horreurs si on l'attaque, a ajouté cette fois: « si on asphyxie l'Irak ». Pour la première fois, il fait ainsi allusion à l'embargo. Essayons d'utiliser ce temps pour des manœuvres diplomatiques. Cela dit, il faut s'en tenir avec beaucoup de rigueur aux décisions de l'ONU, à l'embargo qui vient d'être complété par l'embargo aérien. A ce propos, j'ai lu dans Le Monde que la France était en retrait, parce que je n'ai pas parlé dans mon discours de l'embargo aérien! Le Monde oublie que je l'avais demandé le premier! Bien entendu, il va y avoir quelques cris à propos de mes commentaires sur la démocratie au Koweït. Je veux simplement dire que, si la famille régnante retourne au Koweït, il lui faudrait se soumettre à une procédure démocratique. Certes, il est malheureux que cela n'ait pas été dit avant que la famille régnante soit chassée par un dictateur, mais la France n'a pas pour mission de soutenir les régimes autoritaires dans le monde. Si Saddam Hussein dit: « Oui, je suis prêt à me retirer du Koweït », naturellement, les forces qui obéissent aux résolutions des Nations unies devraient rester quelque temps dans la région pour maintenir la pression. Rien de plus. La position de la France comporte une différence avec celle des États-Unis ; nous ne sommes quand même pas condamnés à toujours copier les Américains, ni à la servilité ! Dans le débat aux Nations unies, de nouvelles lignes de forces se dessinent, en particulier par la déclaration de Chevardnadze. Je vous avais dit que les Russes n'avaient rien à refuser aux Américains. Si les Américains devaient attaquer, sans doute les Soviétiques se limiteraient-ils à une protestation verbale, et probablement négocieraient-ils. Ils ont peut-être même déjà négocié avec les Américains! En tout cas, si on doit en arriver là, les Soviétiques souhaitent que les armées soient les armées de l'ONU, ce qui resterait naturellement à préciser. Mais le conflit changerait de nature, car on n'aurait plus les mêmes belligérants. M. Giscard d'Estaing, conformément à sa méthode habituelle, exige de moi ce que je fais déjà, et ajoute une idée supplémentaire, à savoir que l'Irak devrait renoncer à toute une série d'armements. Ce n'est pas forcément une mauvaise idée, mais je ne vois pas comment cela se concilie avec la critique de M. Giscard d'Estaing de la « logique de guerre ». On ne peut pas dire que M. Giscard d'Estaing pave le chemin de belles fleurs. Ma position est finalement toujours simple, très simple :je souhaite éviter un conflit qui me paraît probable. Il n'y a que deux cas : guerre ou paix. Je souhaite que la France ait une position claire aux yeux du monde entier.
A propos d'une information rendue publique, selon laquelle des salariés retenus en Irak ne seraient pas payés par leurs employeurs, le Président intervient pour réclamer une intervention énergique de l'État auprès des sociétés concernées: C'est d'une extrême immoralité.
Sur la contribution sociale généralisée, s'adressant au Premier ministre, il ajoute: J'ai été convaincu par vous et par d'autres dirigeants politiques que c'est une mesure de justice. Mais il faut être très vigilant sur les modalités, qui peuvent faire déraper un projet, en tout cas dans l'idée que les Français s'en font. Vous vous attaquez avec courage à une manière de voir très ancienne. Mais ilfaut que les engagements de l'État sur l'utilisation de cette cotisation soient tenus. Vous vous rappelez la « vignette » et le hold-up très vite organisé par le ministère des Finances. Bien sûr, le ministre des Finances, c'est M. Bérégovoy. Mais ce n'est pas lui faire injure que de lui dire qu'il ne sera pas toujours ministre des Finances. En tout cas, pas jusqu'à la fin du siècle... Vous abordez là, en tout cas, un débat parmi les plus difficiles que le gouvernement ait connus.