1988
Lundi 9 mai 1988
François Mitterrand est réélu. Comme pour se
montrer à lui-même qu'il ne s'agit là que d'une péripétie, il
décide, puisque nous sommes lundi, de s'offrir son habituelle
partie de golf. Notre conversation roule sur l' « ouverture » qui
semble, depuis hier, mobiliser tous les esprits. Les socialistes
n'ont pas la majorité au Parlement. Impossible de gouverner sans le
soutien des centristes. A moins de dissoudre. Le
Président n'a pas l'air de s'en soucier vraiment :
On ne va tout de même pas se traîner aux pieds
des centristes ! Ou bien ils se décident, ou bien ils affronteront
une dissolution. Ma déclaration de dimanche soir
aurait sans doute pu être plus ouverte. Mais
j'ai écouté Barre, Giscard et Simone Veil avant de parler, et ils
n'ont pas été très encourageants. Aussi en ai-je tenu compte.
Jean-Louis Bianco reçoit ce matin Bernard Stasi et
Jacques Barrot, les deux hommes qui, au CDS, sont les plus
demandeurs d'une alliance immédiate avec le PS. Ils lui rappellent
les conditions, déjà exprimées lors de discrètes rencontres au
cours de la campagne présidentielle, qu'ils mettent à leur soutien
à un nouveau gouvernement : pas de dissolution de l'Assemblée
nationale avant une réforme du mode de scrutin — en clair, la
réintroduction de la proportionnelle — qui seule permettrait aux
centristes de sauver leurs sièges tout en changeant de camp. En
échange, ils s'engagent à voter les textes de loi avec les
socialistes, à soutenir le gouvernement sans y participer, puis à y
entrer après les législatives.
Bianco rapporte sa conversation au Président, qui ne cache pas son intention de
dissoudre sur-le-champ : Je ne vais pas me
mettre entre les mains des centristes ! Si j'accepte leurs
propositions, ils nous lâcheront dès que la situation
deviendra difficile. Et nous perdrons
les élections.
De Jean-Pierre Soisson à Michel Durafour, les
membres de l'« Association des Démocrates » qu'a rassemblés Roland
Dumas avant les élections se voient tous ministres.
Au PS, beaucoup s'agitent à propos de la formation
du gouvernement. Quel Premier ministre ? Michel Rocard, sans aucun
doute. C'est en tout cas ce que j'ai pu déduire des rares
indications que m'a fournies François Mitterrand ce matin.
Pierre Bérégovoy,
lui-même toujours sur les rangs, ne veut pas y croire et
me dit : Rien
n'est joué. François Mitterrand n'a encore rien décidé. Il ne faut
pas prêter attention à l'intox de Rocard.
Lionel Jospin fait savoir au Président qu'il veut
un grand ministère d'État. Le Président lui propose un grand
département qui engloberait l'Éducation, la Recherche et les
Sports. Michel Rocard souhaite également l'Éducation nationale, en
sus de Matignon! Et Jean-Louis Bianco désire lui aussi ce
portefeuille. Enfin, Jack Lang écrit à François Mitterrand pour lui
expliquer sa conception d'un ministère de
l'Intelligence et de la
Beauté regroupant — sous son autorité —
l'Éducation, trois ministères délégués (Recherche, Culture et
Communication) et cinq secrétariats d'État, avec pour but de battre
Le Pen en développant une action
anticrise...
Je sais depuis une semaine, le Président me
l'ayant confié, que Lionel Jospin obtiendra l'Éducation nationale
et sera ministre d'État. Il abandonnera donc le poste de Premier
secrétaire du PS que convoitent à la fois Fabius et Mauroy. La
lutte entre eux sera chaude. Jospin lui-même n'est guère
enthousiaste : il aurait préféré un grand ministère de
souveraineté, mais il s'incline car le Président lui dit que c'est
sa première priorité.
Jean-Louis Bianco continue à voir des gens de
l'opposition. Il rencontre discrètement cet après-midi Jean-Pierre
Soisson, Lionel Stoleru, le sénateur RPR Lucien Neuwirth, Simone
Veil et Bernard Stasi. Au nom du Président, il leur propose
d'entrer dans le nouveau gouvernement. Ils disent préférer
attendre, avant de répondre, de connaître les intentions du chef de
l'Etat en matière de dissolution. Leur conseil est identique :
Gouvernez, vous trouverez toujours une
majorité. La dissolution n'est pas urgente. Jean-Louis
Bianco leur répond qu'en cas de dissolution, l'ensemble des
candidats se réclamant du Président pourraient se présenter sous la
même étiquette ; une cinquantaine de circonscriptions seraient
réservées à des centristes. Le cas échéant, si le rapport des
forces le permet, des élections triangulaires pourraient être
envisagées.
Cela ne leur convient pas du tout.
Vu Pierre Morel, notre ambassadeur aux
négociations du désarmement, qui se réjouit du résultat des
élections. Le meilleur de nos diplomates va enfin pouvoir quitter
son exil genevois. Ce n'est que justice.
Le rapport que nous remet Philippe Legorjus, de
retour de Nouvelle-Calédonie, est accablant, notamment pour ce qui
est des circonstances de la mort des trois Mélanésiens, dont
Alphonse Dianou, chef des preneurs d'otages, après l'assaut de la
grotte d'Ouvéa : ils auraient été abattus après s'être rendus. Sur
ordre de Bernard Pons ?
Ultime réunion des ministres du gouvernement
sortant à Matignon autour de Jacques Chirac. Celui-ci les met en
garde contre toute compromission avec le nouveau pouvoir. Des
législatives s'annonçant, les mesures de rétorsion seraient
sanglantes. Le message est clair et reçu cinq sur cinq. Personne ne
viendra...
Mardi 10 mai
1988
Lionel Jospin refuse absolument que Laurent Fabius
lui succède à la tête du Parti. Il songe même à prendre la tête
d'une mutinerie si François Mitterrand appuie ce dernier. Il finit
néanmoins par accepter un compromis : il ne s' exprimera pas
officiellement, mais s'abstiendra de présenter la candidature de
Fabius et votera « blanc ». Les socialistes sauront ainsi qu'ils
ont son feu vert pour s'opposer au candidat du Président.
Jean-Louis Bianco, Michel Rocard, Pierre Bérégovoy
et moi-même déjeunons avec le Président dans la bibliothèque de
l'Élysée. François Mitterrand :
Il me reste une décision à prendre: je dois
nommer un Premier ministre. L'une des forces du socialisme en
France est de compter dans ses rangs beaucoup de gens de qualité et
de talent. Je dois dire qu'à mes yeux les talents des uns et des
autres sont équivalents. Mais il y a des situations de fait,
et Rocard a une petite longueur d'avance.
Dès lors, chacun a compris : Michel Rocard, en
tête des sondages de popularité, sera Premier ministre.
Le Président me confie
peu après : Rocard n'a ni la capacité ni le
caractère pour cette fonction. Mais, puisque les Français le
veulent, ils l'auront. En revanche, c'est moi qui ferai le
gouvernement.
A 15 h 30, Jacques Chirac vient remettre sa lettre
de démission. Bref entretien avec François Mitterrand, qui le
raccompagne. Ils traversent mon bureau et se dirigent ensemble vers
le haut de l'escalier. En le laissant descendre, le Président lui dit : Je vous
souhaite bonne chance. Jacques
Chirac répond avec un sourire : Bonne
chance à vous aussi, monsieur le Président. Le Premier
ministre partant semble plus apaisé qu'abattu, comme s'il avait le
sentiment que cette défaite allait libérer en lui des forces
nouvelles. Et pourtant, désormais, c'est Giscard qui se voit en
chef de l'opposition.
Dans la foulée, Pierre
Mauroy est reçu par le Président. II vient lui faire part de
son souhait de prendre la direction du PS. A l'issue de cet
entretien, il me dit : Je suis un peu triste.
Le Président m'a dit qu'il préfère que ce soit Fabius qui devienne
Premier secrétaire du PS. Il me voit à la présidence de l'Assemblée
nationale. Je m'incline.
A 17 h 50, Jean-Louis Bianco annonce le
remplacement de Jacques Chirac par Michel Rocard.
François Mitterrand
reçoit longuement Michel Rocard : Plus vous vous occuperez des affaires de la France, plus vous serez un
bon chef de gouvernement, et plus vos chances de devenir président
de la République seront grandes. Plus vous vous occuperez des
affaires du Parti socialiste, et plus vos chances
diminueront. Le Président souhaite un gouvernement très restreint,
composé en partie de hauts fonctionnaires pouvant céder rapidement
leur place au lendemain des prochaines élections législatives :
Je voudrais un gouvernement de quinze personnes. Mais je n'y arriverai
pas ; ce sera vingt ou vingt-cinq... Puis il remet à Rocard
une liste de trente-deux noms ! Il ne voit pas pourquoi on se
priverait du concours de socialistes compétents... Il veut
d'ailleurs les mêmes qu'avant mars 1986 aux postes clés.
Michel Rocard souhaiterait, lui, entre autres, ne
pas voir Roland Dumas aux Affaires étrangères. Il préférerait un
diplomate de carrière. Le Président hausse les épaules.
Passation des pouvoirs à Matignon. Jacques Chirac
explique à Michel Rocard l'accord qu'il a conclu avec l'Iran sur le
calendrier du rétablissement des relations diplomatiques. Il lui
laisse entendre que le Président est au courant de cet accord. En
fait, Chirac n'a jamais rien dit de précis à ce sujet au Président
et ne lui a fourni aucune date.
Informé, le Président accepte le principe d'une
reprise des relations diplomatiques avec Téhéran. Mais il ne serait
pas fâché qu'on adopte un autre calendrier que celui décidé par
Chirac. Dès sa prise de fonctions au Quai d'Orsay, Roland Dumas
sera chargé de démêler cet imbroglio.
Des rumeurs commencent à filtrer sur un rapport
confidentiel de la Cour des comptes constituant le plus sévère
réquisitoire qui soit à propos des « noyaux durs ». Il révélerait
que certains groupes auraient payé leur participation au sein de
ces « noyaux durs » à un cours inférieur au cours officiel de la
privatisation ; qu'auraient été opérées en secret des
privatisations partielles de Péchiney (pour 7 %), de Rhône-Poulenc
(pour 11 %) et de Thomson (pour 7 %) ; ces opérations auraient été
menées de façon très obscure et pour des actionnaires mal connus.
La Cour note que tout ceci constitue un
avantage exorbitant du droit commun.
A suivre...
Pierre Mauroy rappelle
Jean-Louis Bianco dans la soirée : J'ai bien
réfléchi. Je souhaite maintenir ma candidature à la direction du
PS. J'adresse une lettre en ce sens au Président, par ton
intermédiaire.
Mercredi 11 mai
1988
Lionel Jospin à Pierre
Mauroy : Si tu es candidat à ma succession, je
te soutiendrai et tu seras élu.
Michel Rocard à ses amis au sein du PS : Soutenez
Jospin. On a besoin de lui au gouvernement et au
Parti. Mais exploitez au maximum
sa guerre avec Fabius. Elle
doit permettre à notre courant,
traditionnellement réduit à la portion
congrue, d'obtenir un meildeur partage
des responsabilités.
François Mitterrand reçoit à déjeuner Henri
Emmanuelli, Pierre Joxe, Louis Mermaz, André Laignel, Édith
Cresson, Louis Mexandeau, Georges Lemoine et Jean-Louis Bianco.
Discussion sur la direction du Parti. A Emmanuelli : Vous
n'avez pas de chance, aujourd'hui: il y a du
foie gras et vous ne l'aimez pas ! Et je vais vous parler de Fabius
et vous ne l'aimez pas ! Il redit à ses hôtes : Je n'ignore pas vos préventions contre Fabius. Je connais
moi aussi ses défauts, mais, croyez-moi, c'est lui
qu'il faut pour le Parti. Tous, avec
des nuances, lui répondent que la désignation de Fabius est
impossible : Il a des méthodes dictatoriales
et transformera le Parti en une machine purement personnelle, à
seule fin de satisfaire sa propre ambition, déclare l'un des plus
modérés.
Le Président est
furieux: C'est bon, je ne veux plus en parler
avec vous ! Mais sachez que si vous êtes contre Fabius, c'est que
vous êtes avec Rocard !
Il y a trois jours, il a été réélu en écrasant
Chirac, et voilà que ses plus vieux compagnons refusent son
choix... Il change de sujet et annonce la dissolution de
l'Assemblée.
Après le déjeuner, Louis
Mermaz, avec son tact et son humour habituels, me confie :
Si François Mitterrand nous
avait réunis, s'il nous avait parlé comme autrefois,
avant 1981, quand il était Premier secrétaire, s'il nous avait dit
: « Nos personnes ne sont rien, nous avons un objectif commun à
atteindre, voilà ce que je vous demande... », on aurait encore
marché. Mais, depuis qu'il est Président, il est moins direcfif,
plus suggestif, il fait trop preuve de réserve, de
discrétion...
Chez Michel Albert, Michel
Rocard rencontre Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot et
Bernard Stasi : La dissolution est
faite, leur annonce-t-il. Ils souhaitent le rétablissement
de la proportionnelle, dont Michel Rocard ne veut pas. Ils
attendent au moins un engagement sur la poursuite des
privatisations. Rocard ne peut se le permettre : le « ni-ni » du
Président bloque tout.
Les négociations sur la formation du gouvernement
se poursuivent. On annoncera sa composition demain.
Jean-Louis Bianco fait passer au Président une
liste de vingt et un noms, dont dix non socialistes, parmi lesquels
il pourrait choisir de nouvelles têtes. François Mitterrand n'en
tient guère compte. Seule nouveauté : Roger Fauroux comme ministre
de l'Industrie ; c'est une idée, excellente à mon avis, de
Rocard.
Les pressions des uns et des autres continuent de
s'exercer. François Mitterrand laisse faire, accepte des ajouts
successifs. Il en recase certains, comme Paul Quilès et André
Laignel. C'est lui qui choisit Georges Sarre comme représentant du
courant Chevènement.
Un grand ministère de l'Éducation ! réclame encore Jack Lang. François Mitterrand lui rend le ministère
de la Culture et y ajoute la Communication, avec Catherine Tasca,
ex-membre de la CNCL, comme ministre délégué.
Le Président propose à Jean-Louis Bianco un
ministère du Cadre de vie aux attributions peu nettes. Celui-ci
répond à François Mitterrand qu'il se croit plus utile à ses côtés
dans la phase actuelle, tout en lui laissant entendre que cette
proposition n'est pas digne de lui.
Jeudi 12 mai
1988
Promenade dans Paris avec le Président. Deux
décisions essentielles sont prises : nous parlons d'abord des
Grands Travaux. Que lancer pour le second septennat ? Faut-il se
contenter d'achever ce qui a été mis en chantier et reprendre le
projet, abandonné par Jacques Chirac, d'un Centre de conférences
internationales ? Ce serait peut-être le plus raisonnable. Depuis
quelques semaines, j'ai réfléchi à cette question. Je lui suggère
finalement de se limiter à un seul grand chantier nouveau qui
allierait technologie, culture et décentralisation : une Grande
Bibliothèque universitaire, de dimension internationale, qui
pourrait rivaliser avec certains grands projets étrangers, comme le
déplacement dans Londres de la bibliothèque Saint-Pancras, la
reconstruction de la bibliothèque d'Alexandrie en Égypte, la
nouvelle bibliothèque de Chicago ou encore le nouveau réseau
informatisé des bibliothèques de Suisse romande. Elle serait
installée à Paris, avec des lieux de consultation décentralisés en
province grâce aux moyens de téléconférence. Le
Président accepte sans hésiter : Très
bonne idée. Étudiez-moi ça en détail. Voyez combien ça coûterait.
Gardez cela secret. On ne l'annoncera que quand vous serez
prêt.
Nous parlons ensuite du prochain Bicentenaire de
la Révolution. Je lui expose que les commémorations, mal préparées,
sont bien mal parties. Il n'y a aucun souffle, cela risque de
ressembler à une fête provinciale qui n'intéressera personne. Or,
en 1989, un autre événement majeur va amener du monde en France :
le sommet des Sept, qu'il nous appartient d'organiser en un lieu et
à une date qui restent à préciser. Je lui propose la date du 14
Juillet à Paris : on sera ainsi certain que le Bicentenaire sera
connu du monde entier et que plusieurs chefs d'État — au moins ceux
des Sept — y assisteront. Le Président acquiesce aussitôt.
La liste des ministres du gouvernement Rocard est
rendue publique. « Nouveautés » : Roger Fauroux, Jacques Chérèque,
Jacques Pelletier, Catherine Tasca, Lionel Stoleru, Michel
Durafour, Pierre Arpaillange. A part ça, les mêmes. Sept ministres
retrouvent les fonctions qu'ils occupaient sous Fabius. Les
réactions sont ironiques. La presse est déçue. On s'en rend compte
aussitôt en écoutant la radio. D'où la grogne du Président, deux heures à peine après l'annonce de la
formation du nouveau cabinet : Ils [les journalistes] disent
n'importe quoi. Y compris nos amis. Il faut
leur expliquer qu'ils doivent attendre le prochain gouvernement.
Celui-ci n'est que de passage... Puis il reproche à ses
collaborateurs ce qu'il appelle leur erreur de communication : il ne faut plus se battre sur la
composition du gouvernement, mais pour expliquer que, s'il n'y a pas eu plus d'ouverture, c'est parce
que les gens pressentis ne sont pas venus.
Un peu plus tard, François
Mtterrand me déclare : Ce gouvernement, ça ne va pas du tout... J'ai eu tort, j'ai sans doute manqué
de réftexe ; j'étais fatigué.
Vendredi 13 mai
1988
La liste des secrétaires d'État du gouvernement
Rocard est rendue publique.
Avant le premier Conseil des ministres qui doit se
réunir cet après-midi à 15 heures, le
Président reçoit Valéry Giscard d'Estaing et lui annonce la
prochaine dissolution. Il lui dit : Je dissous
cette Assemblée parce que je préfère que le sort du nouveau
gouvernement soit dans ma main plutôt que dans la vôtre.
Puis il reçoit le président de l'Assemblée nationale, Jacques
Chaban-Delmas, pour lui dire la même chose.
Premier Conseil des ministres du gouvernement
Rocard. François Mitter rand rappelle les
principes qui doivent guider l'attitude des ministres :
Votre tâche sera lourde. Je salue ceux qui y
accèdent pour la première fois. Les ministres ne doivent pas lire
leurs communications. Ils ne sont pas les porte-parole de leur
administration... Vous êtes au centre des turbulences. Il y en a
qui suivront de peu votre nomination. Ce qu'il convient de faire,
j'y réfléchis. Les hommes de la majorité d'hier ici présents sont
des hommes d'avant-garde. Il faut engager la lutte sans compromis
avec le Front national. Nous devons être très vigilants. Nous avons
à accomplir une œuvre novatrice en politique économique... En 1981,
le peuple ne s'est pas reconnu dans ce qui a été une majorité
absolue de circonstance. Il nous faut donc gagner les esprits avant
de gagner les suffrages.
Le Premier ministre rend
d'abord hommage à l'action du Président, puis remarque :
Ce sera difficile. Il faut changer sur le long
terme, ne pas faire d'effets d'annonce, éviter les sirènes et les
motards...
Pierre Bérégovoy annonce
de sombres perspectives en ce qui concerne la balance des paiements, les prix, les salaires;
l'indice des prix pour avril sera très mauvais : + 0,5 %.
C'est un indice Chirac, mais il nous faudra
beaucoup de rigueur dans notre politique économique.
Michel Rocard approuve, et le
Président renchérit : Il faut beaucoup
de rigueur dans notre politique économique.
Puis François Mitterrand
fait un rapide exposé politique : Le gros de
la troupe des centristes est resté en arrière. Ce qu'ils nous
demandent, en fait, c'est d'attendre le moment où nous serons
devenus fragiles pour nous avoir à leur main. C'est ce que j'ai dit
à M. Giscard d'Estaing : je préfére que le sort du gouvernement
soit dans ma main plutôt que dans la sienne. Je souhaite vraiment
que nous rassemblions tous ceux qui peuvent l'être autour des
valeurs démocratiques, ce qui exclut certains mais laisse une large
place aux autres. Cela pourrait choquer certains esprits
doctrinaires, mais je tiens à ce rassemblement face aux menaces qui
pèsent sur la démocratie. Ces menaces s'appuient sur les malheurs
et l'anxiété d'une partie importante de la population. Nous avons
une occasion historique de montrer que nous sommes capables de nous
dépasser nous-mêmes. Il n'est pas question de traiter avec
quiconque accepterait la moindre compromission avec le Front
national. Nous ne nous en sortirons pas en restant à l'intérieur de
la maison, nous devons nous ouvrir aux maisons d'à côté. Avec qui
ouvrir ? C'est au peuple de le dire.
Sourire général.
Le Président demande que l'usage des avions du
GLAM soit strictement limité. Michel
Rocard approuve, mais tient à préciser : Bien sûr, il peut arriver que le Premier ministre soit
pressé... Et cette règle ne s'applique évidemment pas aux ministres
des Affaires étrangères, de la Défense et de l'Intérieur, qui, eux,
de par leur fonction, sont toujours très pressés.
Dans la soirée, réunion du courant A-B
(mitterrandistes et mauroyistes) au Sénat pour désigner son
candidat à la succession de Lionel Jospin à la tête du PS. Le
Premier secrétaire sortant ouvre la réunion en précisant qu'il lui
paraît essentiel que son successeur n'ait pas d'ambitions présidentielles. En clair, il écarte
Fabius.
Sentant le « clash » arriver, certains
mitterrandistes proposent alors une candidature de compromis, celle de Louis Mermaz.
Mais Laurent Fabius refuse net, en des termes qui achèvent de
braquer tout le monde.
Pierre Mauroy annonce donc que lui aussi est
candidat. Le vote est sans appel : 63 voix pour Mauroy, 54 pour
Fabius. Celui-ci, blême, prend très mal la chose.
Je rencontre Michel Noir
et Alain Carignon. Participer au
gouvernement après les élections législatives, me disent-ils, est
devenu très difficile. Peut-être si Jacques Delors devient Premier
ministre ? Mais ils plaident encore pour le statu quo : Il ne faut pas que le Président dissolve. Ce serait
stupide ! Qu'il gouverne d'abord avec l'Assemblée actuelle. On
l'aidera et on gagnera les esprits peu à peu.
Le Président, à qui je
rapporte ces propos : C'est toujours le même
piège. Ils veulent que j'attende que l'opinion se détourne de nous.
Je ne tomberai pas dedans !
Samedi 14 mai
1988
A l'Élysée, les appels se succèdent : beaucoup de
vocations soudaines de candidats aux législatives qui s'annoncent.
Une jeune conseillère à l'Élysée, Ségolène Royal, qui depuis mai
1981 travaille avec moi à l'Élysée avec conviction, compétence et
caractère, souhaite se présenter. François Mitterrand s'étonne de
l'enthousiasme de cette jeune femme qu'il prend — à tort — pour une
fragile technocrate. Sûr qu'elle renoncera, il lui propose les
Deux-Sèvres, circonscription rurale traditionnellement à droite.
Elle n'hésite pas une seconde.
Réunion, cet après-midi, du Comité directeur du PS
qui entérine la désignation de Pierre Mauroy au poste de Premier
secrétaire.
François Mitterrand signe le décret portant
dissolution de l'Assemblée nationale. Les élections auront lieu les
5 et 12 juin. Le Président prononce une
brève allocution télévisée: L'ouverture que
j'appelle de mes voeux n'a pu se
réaliser jusqu'ici aussi largement que je
l'avais souhaité. Le Premier ministre, malgré ses efforts, ne dispose pas d'une majorité solide
et stable. Le Président demande donc aux Français de
trancher.
En Yougoslavie, débat sans précédent au Parlement
à l'occasion d'une motion de défiance envers le gouvernement,
présentée par les représentants de Slovénie et de Croatie. Le
gouvernement de Branko Mikulic est reconduit, mais c'est la
structure même du pays qui paraît en cause.
Dimanche 15 mai
1988
Début du retrait des troupes soviétiques
d'Afghanistan. Il y a vraiment quelque chose de changé à l'Est : le
secrétaire général du Parti communiste d'Union soviétique se met à
tenir ses promesses !
Michel Rocard entend régler d'urgence le problème
de la Nouvelle-Calédonie. C'est pour lui une priorité. Il charge
une mission de conciliation (le chanoine Guiberteau, le pasteur
Stewart, Roger Leray, Franck Perrier), accompagnée par Christian
Blanc et Pierre Steinmetz, de rétablir le dialogue. Elle se rendra à Nouméa
le 20.
Lundi 16 mai
1988
Discussion avec le Président : quels seront les
chantiers de politique étrangère des six premiers mois de sa
présidence ? L'Europe monétaire et celle de la défense peuvent
avancer de front. On pourrait, à cette fin, choisir une démarche
multilatérale (le Conseil des ministres des Finances des Douze pour
la monnaie, l'UEO pour la défense), mais je n'y crois guère. Il
serait beaucoup plus efficace de signer bilatéralement, avec
l'Italie et l'Espagne, des accords analogues à ceux qui ont été
conclus avec l'Allemagne, c'est-à-dire de créer avec ces deux pays
des Conseils de défense et des Conseils économiques et financiers.
La Grande-Bretagne ne pourrait alors que suivre.
Nous tombons d'accord sur quelques axes qu'à sa
demande je résume par écrit en m'inspirant de réflexions déjà
couchées sur le papier :
- Il nous faut
aller audacieusement vers l'Europe de l'Est. La Hongrie vient
d'être le théâtre d'un véritable coup d'État rénovateur, qu'il
importe de conforter d'urgence. Il faut lui proposer un accord
financier et politique majeur et ne pas laisser la RFA y agir
seule. Le Président devrait également se rendre d'urgence en
Tchécoslovaquie et en Pologne afin d'évoquer leur association à
l'Europe des Douze.
- Il faut
aussi développer notre implantation commerciale en URSS. C'est le
plus grand marché de l'avenir. Nos relations culturelles sont quasi
inexistantes. Pourquoi ne pas réfléchir à une « année de l'URSS »,
comme nous avons eu une « année de l'Inde » ? Sur le plan
politique, sans doute pourrait-on revenir à des Sommets
annuels.
- Les
États-Unis, entrés en campagne présidentielle, s'occuperont moins
de nous. En attendant de connaître le nom du futur Président, il
faudrait investir sur les élites nouvelles et inviter en France,
beaucoup plus qu'on ne l'a fait, jeunes parlementaires et
gouverneurs d'État.
- Les rapports
avec le monde islamique doivent constituer une de nos priorités.
Dans dix ans, le Maghreb, l'Égypte et la Turquie regrouperont 200
millions d'habitants, dont 75 pour le seul Maghreb. Plusieurs
actions s'imposent : nous engager pleinement dans la bataille de
l'audiovisuel, en particulier dans la diffusion d'images à
destination de ces pays ; favoriser l'intégration des communautés
présentes sur notre sol par une banalisation de l'islam en France
(écoles, centres communautaires, promotion des élites) ; utiliser
les communautés maghrébines dans notre politique de coopération
avec le monde arabe ; mettre en place une structure souple de
concertation à Sept sur la Méditerranée occidentale, comme proposé
en 1983 (aujourd'hui, les esprits ont mûri et le moment est venu de
reprendre cette initiative ; on pourrait ainsi enclencher un
mouvement de concertation visible et structuré en créant un forum
sur la Méditerranée occidentale avec les chambres de commerce des
sept pays concernés — Italie, France, Espagne, Portugal, Maroc,
Algérie, Tunisie — et les grandes entreprises publiques, les
banques, les responsables de médias) ; il nous faut aussi
développer massivement nos rapports avec la Turquie en créant les
conditions de son entrée dans la CEE.
- Sur nos
rapports avec les nouvelles puissances du Pacifique : la France est
un pays du Pacifique, et pas seulement du Pacifique-Sud. Elle doit
être présente et active dans toutes les institutions régionales.
C'est la condition de notre expansion commerciale et industrielle.
Il faudra réunir régulièrement à Tokyo tous nos représentants dans
le Pacifique, et donner la priorité à nos postes de coopération
scientifique en Asie.
- Sur les
rapports avec les pays du Sud : puisque nous allons tâcher
d'obtenir des Sept que le prochain Sommet de 1989 ait lieu le 14
Juillet, il nous faudrait recevoir juste avant, du 12 au 14, une
dizaine de chefs d'État du Sud afin qu'ils assistent aux côtés des
Sept à la fête du Bicentenaire. Il faudrait aussi les associer à la
préparation du Sommet de Paris : réunion des sherpas de pays du Sud
avec les sherpas des sept pays industrialisés ; il faut aussi faire
une visite aux grands pays du Sud, en priorité Nigeria,
Philippines, Pérou et Mexique, Inde, Zaïre.
- Sur les
rapports avec l'Afrique : la zone franc doit être repensée ; les
sommets franco-africains devraient être davantage préparés au
niveau des ministres ; notre action sur ce continent doit être
diversifiée : nous sommes absents d'Éthiopie et des pays de la «
ligne de front » ; par exemple, nous apportons quatre fois moins
d'aide que la Grande-Bretagne au Mozambique. Le Zaïre, géant de
demain, doit être davantage associé à notre action à condition que
la démocratie et le respect des droits de l'homme y progressent
également.
Pour réaliser tout cela, quelles réformes sont
nécessaires au Quai d'Orsay et dans la conduite de notre politique
étrangère ? D'abord, un budget beaucoup plus important. Les postes
et l'administration centrale sont cruellement sous-équipées en
matériel moderne, en personnel technique compétent et en locaux (il
faudrait en particulier reprendre le projet Pouillon et édifier
d'urgence un grand centre de conférences internationales quai
Branly) ; développer la coopération technologique et audiovisuelle
(l'essentiel du rayonnement de la France de demain passe par la
technologie et les médias) : développer RFI (encore très en retard), favoriser la réception
d'Antenne 2 dans le Maghreb et en Afrique (la Tunisie devient
italophone grâce aux efforts de la RAI). Il faudrait enfin coordonner toutes les
actions de politique étrangère de l'ensemble des ministères (un
secrétariat d'État rattaché au Quai pourrait en être chargé).
Je relis ma note et songe que si un tiers
seulement de tout ce qu'elle contient était réalisé, cela tiendrait
du miracle... Mais il y a dans les débuts de septennat un naïf
sentiment d'invincibilité, où tout paraît possible.
Déjeuner chez le Président avec Jospin, Joxe,
Mermaz et Bianco. On parle, bien sûr, des prochaines élections
législatives. François Mitterrand : Le
Parti socialiste doit prendre en compte les
intérêts d'ensemble de la République. Pas seulement les siens. Il
faut essayer de sauver le Parti communiste en lui assurant au moins
quinze députés et tenter si possible de rallier des gens venus du
centre. (Le Président ne dit jamais « centristes » ; pour
lui, ce sont des gens ou de gauche ou de droite.)
Au sujet du remplacement de Lionel Jospin comme
Premier secrétaire du PS, François
Mitterrand répète : Si ma préférence
est allée à Fabius, c'est une question de génération. C'est ce que
j'ai dit à Rocard, à Chevènement et à Mauroy. Ils ont tous un
visage fermé.
Mardi 17 mai
1988
Accord électoral RPR-UDF pour les législatives. Il
y aura donc presque partout des candidatures uniques de l'Union du
rassemblement et du centre. L' « ouverture » a vécu...
Le Président :
J'aimerais bien renationaliser TFI, mais
Rocard ne voudra jamais.
Mercredi 18 mai
1988
Le rituel du mercredi matin, avant le Conseil,
reprend : petit déjeuner chez Jean-Louis Bianco avec le Premier
ministre, suivi d'un entretien chez le Président avec Renaud Denoix
de Saint Marc, Bianco et moi. Les mêmes interlocuteurs. Seul Rocard
a remplacé Chirac.
Conseil des ministres. Le
Président sur la Nouvelle-Calédonie : Cette affaire exigera beaucoup de sévérité.
Revu Michel Noir:
On ne peut pas accepter tout de suite de venir
au gouvernement, mais rendez-vous dans quelque temps... Mettez-moi
un concurrent [socialiste] peu dangereux aux élections
législatives.
Jeudi 19 mai
1988
Je reçois Bemard Kouchner à l'Élysée. Il a
souhaité entrer au gouvernement. Il en a le talent, mais je suis
surpris qu'il en ait le goût. Secrétaire d'État à l'insertion
sociale, la mise en place du RMI sera de sa compétence. Sa passion,
son sens de l'idéal, doublés d'une réelle ironie en dépit de son
goût pour les médias, devraient faire merveille pour bousculer
l'administration. Si lui ne réussit pas dans ce secteur, nul n'y
parviendra.
Négociations secrètes avec l'Iran : Le directeur
du Trésor, Jean-Claude Trichet — ancien directeur de cabinet
d'Édouard Balladur aux Finances —, a rendu compte à Pierre
Bérégovoy, qui m'en parle, de l'état du contentieux financier
franco-iranien après les concessions faites par le gouvernement
Chirac. L'Iran réclamait le remboursement de 1 milliard de dollars
prêtés au CEA par le Chah en 1974 et reprêté par le CEA à Eurodif
pour la construction de l'usine d'enrichissement d'uranium du
Tricastin. Mais, si le CEA avait bien contracté une dette de 1
milliard de dollars auprès de l'Iran, l'Iran avait également des
dettes envers certaines entreprises françaises, dont le consortium
Spie-Framatome-Alsthom pour la construction d'une centrale
nucléaire. En outre, l'Iran s'était engagé en 1975 à acheter de
l'uranium faiblement enrichi jusqu'en 1990 ; le non-respect de cet
engagement a porté un préjudice à Eurodif. Eurodif et
Spie-Framatome ont donc fait bloquer par la justice le principal et
les intérêts du prêt de l'Iran au CEA. En application d'accords
signés les 12 et 15 novembre 1986 par Velayati et Jean-Bernard
Raimond, 330 millions de dollars ont été remboursés à l'Iran, puis
à nouveau 300 millions à la suite d'un nouvel accord signé le
1er décembre 1987. Si l'administrateur
du CEA, Jean-Pierre Capron, a dû ainsi rembourser à l'Iran les deux
tiers du prêt, c'est parce que le ministre des Finances de
l'époque, Édouard Balladur, lui a enjoint par écrit de le faire, le
3 décembre 1987. Cette lettre, classée « secret défense »,
dégageait la responsabilité du CEA ! L'Élysée n'en a naturellement
pas eu connaissance à l'époque.
Samedi 21 mai
1988
Cérémonie d'investiture du Président à l'Élysée.
Bien plus discrète, moins émouvante, peut-être moins porteuse
d'espoirs nouveaux qu'il y a sept ans. Dans son discours,
François Mitterrand souligne que le 8 mai
n'a pas vu les bons l'emporter sur les
méchants... Le respect des uns par les autres est à la base du
pacte sur lequel repose la communauté nationale. Une France divisée
serait une France injuste... C'est pourquoi je ne sépare pas le
devoir politique d'ouverture de l'obligation sociale de solidarité.
Le Président souhaite que son second septennat soit celui du
rassemblement.
Réunion des sherpas à
Paris, sous présidence canadienne, en raison de la réunion de
l'OCDE qui ramène ici chaque année tous ces hauts
fonctionnaires.
Le prochain Sommet des Sept, dans un mois, à
Toronto, sera le dernier de la série ouverte à Versailles en 1982,
et le moins riche, a priori, en contenu et en enjeux : parce qu'il
n'y a pas de sujets de grande urgence à débattre et parce que le
Président américain est en fin de mandat.
La déclaration politique traditionnelle portera
sur les problèmes Est/Ouest. Comme toujours, les Américains
souhaitent aussi une déclaration des Sept sur le terrorisme après
le détournement de l'avion de Kuwait Airways en avril dernier. Une
réunion d'experts se tiendra sur ce thème à Toronto dans quelques
jours. Cela ne signifie pas que nous acceptions d'avance l'idée
d'un communiqué des Sept sur ce sujet.
La déclaration économique promet d'être d'une
grande banalité. On y retrouvera les thèmes rituels, les mêmes
promesses qui n'engagent personne :
- La RFA et le
Japon jurent de relancer leurs économies pour compenser
l'inévitable ralentissement en 1989 de l'économie américaine.
- La
négociation commerciale de l'Uruguay Round ne doit pas privilégier
le démantèlement des subventions agricoles, mais traiter de tous
les sujets au même rythme.
- La réforme
du Système monétaire international, amorcée au Sommet de
Versailles, doit être poursuivie en allant vers le système de «
plages de référence » que la France propose depuis 1983.
La dette du Tiers-Monde ne fait l'objet d'aucune
démarche audacieuse et généreuse ; je ferai là-dessus des
propositions concrètes dès la semaine prochaine, après avoir tenu
les réunions nécessaires.
Je glisse dans le projet de communiqué la date du
14 Juillet 1989 comme devant être celle du prochain Sommet qui se
tiendra en France. Comme il n'est pas d'usage d'indiquer une date
précise dans le communiqué, je m'attends à des réactions. Mais
aucun sherpa ne semble comprendre ce que ce choix implique. La
symbolique du 14 Juillet n'est peut-être pas aussi universellement
connue que je le croyais.
Convention nationale du PS pour préparer les
élections. L'ouverture vers le centre a fait long feu. Peu de
candidats viennent de là. Les circonscriptions réservées aux
éventuels ralliés ne profiteront qu'aux radicaux de gauche, qui en
obtiennent dix-sept où ils seront seuls en piste. Les communistes
ont décliné les offres socialistes. Quant aux seize représentants
de la défunte « ouverture », ce ne sont pas vraiment des figures
nouvelles : Henri Fizbin, Alain Calmat, Roger Jouet ou Pierre
Schott -les deux seuls centristes homologués...
La campagne s'ouvre sans grande conviction. Pas de
programme, si ce n'est donner une majorité au Président. Pas de
projet précis, à part le « ni-ni » (ni nationalisations nouvelles,
ni nouvelles privatisations) qui reflète on ne peut mieux la
paralysie des projets politiques.
Dimanche 22 mai
1988
Après l'escalade de la Roche de Solutré,
François Mitterrand reçoit, comme
d'habitude, les journalistes à la fin du déjeuner. Il leur tient
des propos étonnants sur son désir de ne pas voir revenir une trop
large majorité socialiste à l'Assemblée : Il
n'est pas sain qu'un seul parti gouverne... Il faut que
d'autres familles d'esprit prennent
part au gouvernement de la France.
Michel Rocard reçoit
fort mal ces propos. Il me téléphone à mon
retour à Paris : Les Français vont prendre ça comme un appel à voter à
droite ! Comment veut-il que je gagne les élections avec ça
?
Les socialistes sont stupéfaits. Je n'ai pas
d'explication logique à fournir à ceux qui m'en demandent. Le
Président me soutient n'avoir pas voulu dire ce que les
commentateurs ont compris.
Lundi 23 mai
1988
Le Comité central du Parti communiste soviétique
adopte des réformes portant sur la réorganisation du Parti et la
redéfinition de son rôle, les rapports entre l'État et le citoyen,
les droits de l'Église, l'instauration d'un « État socialiste de
droit ».
Mardi 24 mai
1988
Comme chaque fois, après la formation d'un nouveau
gouvernement, plusieurs ministres — dont le charmant et placide
Hubert Curien — se plaignent à l'Élysée de voir leurs prérogatives
rognées par les décrets d'attribution que signent leurs ministres
de tutelle. Petites irritations au sein d'un gouvernement à peine
formé et déjà quasi démissionnaire...
Mercredi 25 mai 1988
Avant le Conseil des ministres, François
Mitterrand discute avec Michel Rocard d'un éventuel collectif
budgétaire destiné à financer les premières mesures
gouvernementales. Le Premier ministre n'en veut pas : rigueur
oblige. Le Président s'inquiète pourtant de l'état d'avancement des
Grands Travaux, ralentis par Jacques Chirac, mais admet en fin de
compte qu'il est sans doute préférable de renoncer à un nouveau
collectif.
Il demande que l'on améliore les attributions
d'Hubert Curien : Il est un peu coincé entre
l'Éducation nationale et l'Industrie.
Michel Rocard évoque la création d'un grand
ministère de la Coopération et du Développement auquel il voudrait
donner de très larges compétences, mais François Mitterrand lui
fait observer que si l'idée est bonne, le passé a montré qu'elle
n'était pas très réaliste. En fait, la question sous-jacente à
cette conversation est d'importance : faut-il enlever la
responsabilité de la Coopération aux Affaires étrangères et la
concentrer sur l'Afrique, ou bien l'étendre à la planète entière ?
François Mitterrand pense que la France ne peut ni ne doit
s'éloigner de l'Afrique. Là, elle a de vraies responsabilités.
Ailleurs, elle n'aurait pas assez de moyens. En outre, cette
action, à ses yeux, doit demeurer autant que possible soumise au
Quai d'Orsay.
Le Conseil commence. Claude Evin, ministre délégué
à la Santé, a fait passer hier à l'Élysée un projet de communiqué
justifiant le maintien de la « cotisation exceptionnelle » décidée
par le gouvernement de Jacques Chirac pour combler le trou de la
Sécurité sociale et annonçant la révision du plan d'économies
Séguin sur le remboursement des médicaments. Ce texte a reçu
l'imprimatur de Michèle
Gendreau-Massaloux, porte-parole de l'Élysée.
Mais François Mitterrand
n'est pas d'accord : Maladroit
politiquement et rédigé dans un style
technocratique incompréhensible. Il demande qu'il soit
réécrit, et modifie quelques phrases. Pour clore l'incident, il
précise : Je prie instamment les ministres de ne pas s'exprimer
comme des technocrates ou des énarques. Réalisant tout à coup que
Roger Fauroux — ancien directeur de l'ENA, devenu ministre de
l'Industrie — est assis à côté de lui, il lui lance en souriant :
Ne le prenez pas mal, mais votre ancienne
école n'apprend pas vraiment à écrire clair.
A propos de la nomination d'un directeur du
ministère des Finances comme membre du conseil d'administration de
l'ENA, que Michel Durafour justifie par
cette formule : C'est l'usage,
le Président rétorque : L'usage devient vite une règle, avec les
Finances.
A propos des certificats d'investissement
(nouvelle technique de financement des entreprises publiques), il
met en garde le Premier ministre : Il ne
faut pas de privatisations déguisées. Il a manifestement
l'intention de traquer toute privatisation, même minime, que Michel
Rocard pourrait décider.
A propos des mesures annoncées sur l'Éducation, il
ne se montre guère plus conciliant : Le
communiqué du Conseil des ministres est technocratique, illisible.
A l'évidence, aucune main politique n'est passée par
là.
Je vois Jean-Pierre
Soisson, député de l'Yonne et maire d'Auxerre. Il me confie
: Je n'ai pas dit non aux socialistes. Je leur
ai dit : pas tout de suite.
Michel Rocard adresse
une circulaire aux membres de son gouvernement pour définir le
code de déontologie de l'action
gouvernementale, afin de gouverner autrement. Le
Premier ministre y note que notre appareil
d'État est devenu trop distant de la société civile.
François Mitterrand
s'agace : « Société civile » ? Y a-t-il une
société qui ne soit pas civile ? Les hommes politiques
professionnels sont-ils des militaires ?
Jeudi 26 mai
1988
Déjeuner offert par François Mitterrand en
l'honneur de Brian Mulroney, Premier ministre canadien, notre hôte
le mois prochain à Toronto. Œufs pochés aux perles d'esturgeon,
filet d'agneau à la fleur de courgette, jardinière de légumes à
l'étouffée, fromages, crème glacée vanille, compote de
cerises.
On parle de la situation économique mondiale, de
la dette, de l'emploi et de l'éducation, qui seront les sujets
abordés en séance restreinte.
Vendredi 27 mai
1988
Déjeuner à Matignon. Discussion sur l'école et
l'entreprise, l'informatique, la télévision. Comment faire entrer
la modernité dans ces deux lieux essentiels que sont l'école et
l'entreprise ? Par la télévision, sans doute. Une chaîne éducative,
peut-être ? L'heure ne paraît pas venue. Et pourtant, depuis 1985,
Pierre Bourdieu et le Collège de France l'ont souhaité.
Samedi 28 mai
1988
En Afghanistan, libération du journaliste français
Alain Guillo, détenu depuis le 12 septembre 1987.
Dimanche 29 mai
1988
Le quatrième Sommet Reagan-Gorbatchev s'ouvre à
Moscou. Le secrétaire général du PCUS propose la création d'un
forum permanent composé de parlementaires des deux nations, chargé
d'étudier les questions des droits de l'homme. Étrange renversement
: face au dynamisme de Gorbatchev, c'est le Président américain qui
a l'air de freiner.
Lundi 30 mai
1988
Dîner improvisé à l'Élysée, dans mon bureau, avec
Angel Gurria, négociateur mexicain de la dette, et le gouverneur de
la Banque centrale du Mexique, pour évoquer la dette de ce pays. Il
va falloir faire quelque chose pour la réduire. La stabilité
politique de l'ensemble de la région est en cause. Cela ne vaut
d'ailleurs pas seulement pour le Mexique, mais pour d'autres pays
dans la même situation. Nous devons réfléchir à un plan avant
Toronto. J'aimerais bien « griller » les Américains au Mexique
!
Le nouveau ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, a désormais la preuve que,
lors de l'attaque de la grotte d'Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie,
Alphonse Dianou a bel et bien été abattu de sang-froid alors qu'il
était prisonnier et blessé. Devant la presse, il évoque des
actes contraires à l'honneur
militaire.
Mardi 31 mai
1988
Nouveau rituel gouvernemental pour les
socialistes. A la place du petit déjeuner pris à l'Élysée jusqu'en
mars 1986 entre le Premier ministre, le Président et le Premier
secrétaire du PS, c'est dorénavant à Matignon qu'auront lieu ces
agapes élargies. Convives habituels : Pierre Mauroy, Henri
Emmanuelli, Louis Mermaz, président du groupe socialiste à
l'Assemblée, Claude Estier, président du groupe socialiste au
Sénat, Lionel Jospin, Pierre Bérégovoy, Jean-Pierre Chevènement,
Jean Poperen, Pierre Joxe, Laurent Fabius. Pour Matignon, Jean-Paul
Huchon, Guy Carcassonne et Jean-Claude Petitdemange. Enfin,
Jean-Louis Bianco et moi. Laurent Fabius ne vient pas toujours ;
quand c'est le cas, il reste le plus souvent silencieux. Estier
parle peu. Ceux qui s'expriment le plus sont Mermaz, Jospin et
Joxe. Jospin, Rocard et Fabius se « marquent »
continuellement.
Aujourd'hui, la conversation roule sur la
nécessité d'un collectif budgétaire. Jospin se plaint des
difficultés financières de son ministère. Il ne pourra faire face,
avec le budget du précédent gouvernement, au nombre d'élèves qui
rentreront à l'automne. Michel Rocard
rétorque : Les ministres ont reçu leur
arbitrage budgétaire; ce n'est pas le moment
d'en discuter. Lionel Jospin
réplique : Mais on peut parler ici des
problèmes politiques ! Michel
Rocard : On a sous-estimé
sociologiquement le flux démographique qui arrive dans le
systéme scolaire.
Rentré à l'Élysée, j'en parle au Président : la
décision de ne pas faire de collectif budgétaire ne me paraît pas
la meilleure. Nous n'aurons aucun moyen d'engager des actions
nouvelles avant janvier prochain, ce qui signifie que rien ne se
verra sur le terrain avant les municipales. Un collectif réduit,
ciblé sur des actions concrètes à impact local bien choisi, ne
mettrait pas en péril les grands équilibres économiques. Si on
commence à mettre en branle la machine scolaire dès la rentrée 1988
(et non 1989), on gagne un an. Concernant l'emploi, la mode est au
pessimisme élégant et cynique, et l'idée d'un collectif est mal
vue. Mais, là encore, c'est une question de volonté et d'audace.
Quant aux Grands Travaux, au rythme actuel, rien ne sera prêt pour
juillet 1989. Là aussi, c'est dans les quinze prochains jours que
se jouera le respect des échéances.
Décision prise : on fera un collectif.
Je propose, en accord avec Jean-Claude Trichet,
une idée nouvelle : annuler un tiers de la dette publique des pays
les plus pauvres. Cela ne coûterait pas cher et aurait un gros
impact à Ottawa. On va l'étudier.
Comme moi, Pierre Bérégovoy est réservé sur la
libération des mouvements de capitaux en Europe, car cela revient à
supprimer les éléments encore en vigueur du contrôle des changes ;
il deviendra alors possible de se faire ouvrir un compte en devises
étrangères. Si l'harmonisation fiscale n'est pas menée
parallèlement, il y a risque de fuite des capitaux vers les pays où
l'épargne est mieux rémunérée. Mais la France peut difficilement
demander que l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne constitue
un préalable, sous peine de se voir accuser de freiner la démarche
européenne.
L'harmonisation fiscale est au coeur de l'idée
européenne, alors que la libéralisation des capitaux est un
processus d'intégration financière de caractère mondial, et non
européen. La France doit donc demander une harmonisation de la
fiscalité de l'épargne qui tienne compte de la justice fiscale. Or,
la libération des mouvements de capitaux conférera un avantage
fiscal aux revenus du capital par rapport aux revenus du
travail.
Les gouverneurs des banques centrales des pays de
l'Union européenne et Jacques Delors seront bientôt chargés de
réfléchir à la création d'une Banque centrale européenne.
L'Allemand Karl-Otto Pöhl est très sceptique : Il faudra au moins vingt ans, dit-il, pour acclimater l'idée. Vingt ans ? C'est
demain.
Mercredi 1er juin 1988
Après déjeuner, François
Mitterrand, s'adressant à Jean-Louis Bianco et à moi : Nous ne sommes plus en 1981. Vous devez laisser le
gouvernement gouverner et ne pas céder à la tentation d'intervenir sans arrêt
en mon nom auprès des ministres. Trois
domaines seulement - la politique
étrangère, la défense et les Grands Travaux — échappent à ce principe de base ; là, les gens de l'Élysée sont autorisés à mettre leur nez dans les dossiers. Ils doivent aussi surveiller l'application des principes de ma Lettre aux Français.
Le Président souhaite que le nouveau Parlement
prenne sans tarder des décisions en faveur de la justice sociale.
Lors de la prochaine session — qui commencera le 23 juin et
s'achèvera en principe le 7 juillet-, il entend que lui soient
soumis des projets de lois relatifs au revenu minimum et à l'impôt
sur les grandes fortunes. Michel Rocard est contre : il suit de
près ces deux projets et estime qu'ils ne seront pas au point pour
cette date. Pierre Bérégovoy et Michel Delebarre sont de son avis.
Pour ma part, j'estime indispensable de faire passer très vite ces
textes : ils correspondent à deux des principaux engagements du
Président ; ils sont populaires ; ils peuvent être votés par une
majorité plus large que le seul Parti socialiste. Au surplus,
Delebarre et Bérégovoy, consultés, m'assurent qu'ils seront à même
de présenter leurs projets de loi si telles sont les instructions
du Président. Il subsiste, certes, quelques difficultés techniques,
mais elles peuvent être surmontées, surtout si, pour l'impôt sur
les grandes fortunes, on conserve les mêmes principes qu'en 1981.
J'ajoute qu'il me paraît y avoir un grand intérêt, du point de vue
de l'« ouverture », à ce que des textes aussi importants puissent
être votés avant l'été par une large majorité.
En ce qui concerne la réduction de la dette des
pays les plus pauvres, nous arrivons, avec Trichet, à ce qui
pourrait constituer une proposition française à Toronto : les
annuités de la dette des pays les plus pauvres seraient réduites
d'un tiers. Le critère de pauvreté serait celui défini au Sommet de
Venise l'an dernier. Les pays riches qui refuseront d'annuler leurs
créances pourront soit allonger les durées de remboursement jusqu'à
vingt-cinq ans, soit réduire les taux d'intérêt.
En faveur des pays les plus pauvres et les plus
endettés, la France annulerait 30 % des échéances du service de la
dette née de l'aide publique au développement ou correspondant à
des créances commerciales garanties. Cela porterait donc aussi bien
sur les prêts publics (Trésor, Caisse centrale) que sur les crédits
commerciaux garantis. Le coût budgétaire annuel serait de l'ordre
de 800 millions de francs. Cela ne concernerait pas le Mexique,
mais la plupart de nos anciennes colonies africaines.
Avant sa prochaine rencontre à Évian avec le
Chancelier Kohl, je rappelle au Président qu'il doit lui parler de
la création d'une Banque centrale européenne et essayer d'obtenir à
ce sujet son appui pour contrer les réserves de la
Bundesbank.
Jeudi 2 juin 1988
François Mitterrand reçoit Helmut Kohl à déjeuner
à Évian. Salade d'écrevisses, turbot à la nage, assiette royale.
Discussion très importante sur les questions monétaires et l'avenir
de l'Europe.
Helmut Kohl s'intéresse
à la politique intérieure française. Il interroge François
Mitterrand sur sa majorité et lui demande très directement :
Voulez-vous des CDS ?
François Mitterrand:
Nous allons vers cinq ans de stabilité
politique. Après les élections législatives, ils viendront tout
naturellement vers nous. Giscard d'Estaing ne pourra maintenir
l'unité de l'UDF. Il veut être le chef de toute la droite ; il se
trompe, il n'y réussira pas. Le RPR ne lui obéira jamais. Il ferait
mieux d'être le leader du centre. Le RPR n'estpas assimilable, ni
par moi ni par personne.
Puis le Président passe à un
autre sujet : Jacques Delors, si vous
le voulez, peut rester à la présidence de la
Commission.
Helmut Kohl : Il est compétent, c'est
un bon président. Je suis d'accord pour qu'il reste, mais deux ans
seulement. Au bout de deux ans, Martin Bangeman le remplacera. Il
devait déjà le remplacer il y a deux ans ! Mme Thatcher voudra que
ce soit n'importe qui plutôt que Jacques Delors ou un Allemand. Je
vous informerai avant le Sommet de Hanovre du nom de l'autre
Allemand que je nommerai à la Commission.
A propos de l'échéancier européen, François
Mitterrand demande que la libération des capitaux et
l'harmonisation de la fiscalité se fassent parallèlement ; chaque
État doit faire une partie du chemin ; il ne saurait y avoir
alignement fiscal par le bas : oui à la libération des capitaux si
l'épargne est taxée.
Kohl tient beaucoup à la libéralisation des
capitaux. Si la directive en ce sens n'est pas adoptée, il la
mettra à l'ordre du jour à Hanovre, et des dissensions risquent
alors d'apparaître entre le gouvernement français d'une part,
Jacques Delors et Helmut Kohl de l'autre. Le Chancelier s'engage à
accepter en échange une taxation de l'épargne dans chacun des douze
pays européens. Le Président se contente de sa parole.
François Mitterrand
envoie aux Sept une lettre leur proposant l'annulation du tiers de
la dette des pays les plus pauvres.
Encore un héritage du gouvernement précédent : par
une convention signée le 3 mai 1988, faisant suite à un échange de
lettres en date des 22 et 29 février 1988 entre Alain Juppé et
Edgar Faure, l'État français a mis le toit de la Grande Arche —
pour une durée renouvelable de trente-six ans et un loyer annuel de
100 francs ! — à la disposition d'une Association pour la création
de la Fondation internationale des droits de l'homme et des
sciences de l'humain, créée en octobre 1987. Parmi les membres de
son conseil d'administration, on relève notamment les noms des
professeurs Jean Bernard, Jean Dausset, François Gros, François
Jacob et... celui du docteur Michel Garretta. Je me demande ce que
le directeur du CNTS vient faire là-dedans. Je demande qu'on
l'éconduise.
Vendredi 3 juin
1988
Dernière réunion des sherpas, cette fois à
Toronto.
Les Britanniques présentent un projet de
déclaration sur le terrorisme. J'en refuse le principe.
Nous convenons d'un entretien limité aux seuls
chefs de délégation sur l'avenir de l'éducation.
Dimanche 5 juin
1988
Premier tour des élections législatives. Taux
record d'abstentions (34,26 %). La majorité présidentielle retrouve
son niveau du premier tour de juin 1981 : 37,52 %. Le Parti
communiste (11,32 %) se redresse. L'URC (RPR + UDF) obtient 37,67 %
; avec les divers droite, elle atteint 40,44 %. Le Front national
(9,65 %) est en recul par rapport à son score du premier tour des
présidentielles. C'est cependant un échec : la majorité des sièges
au Parlement semble inaccessible.
François Mitterrand,
tard dans la soirée : Nous sommes victimes des
sondages. Le PS fait son plus beau score historique et il apparaît
comme vaincu !... Il faut être prudent, mais je pense que nous
aurons néanmoins la majorité absolue. Elle ne fera pas épouvantail.
Finalement, ce sera peut-être un avantage.
Jean Poperen a ce joli
mot : On a tellement ouvert que nos électeurs
sont sortis.
Lundi 6 juin
1988
Je précise au Président mon idée de nouvelle
Grande Bibliothèque. Elle devrait accueillir tout ce qui paraît
d'essentiel en France et à l'étranger (soit environ cinq cent mille
volumes par an). Grâce à un réseau télématique et télévisuel, elle
devrait rendre ces livres accessibles aux universités et écoles de
la France entière.
Pour lancer ce projet, deux voies existent :
- La voie
universitaire, en rassemblant toutes les bibliothèques de la
Sorbonne en un lieu unique. Cette solution aurait l'avantage de
brancher directement la nouvelle bibliothèque sur les universités.
Elle présenterait l'inconvénient d'être exclusivement universitaire
et parisienne.
- La voie
culturelle, à partir d'un vieux projet de création d'une annexe de
la Bibliothèque nationale. Le ministère de la Culture avait en
effet évoqué l'idée de regrouper tous les livres acquis par la
Bibliothèque nationale depuis 1960 dans
un bâtiment ultramoderne, appelé « Bibliothèque nationale bis »,
qui aurait pu être implanté sur un terrain disponible à
Saint-Denis. Cette solution aurait l'inconvénient de placer le
nouveau grand projet sous la tutelle de l'administrateur de la
Bibliothèque nationale et du ministère de la Culture. Je suis
contre.
La meilleure solution consisterait à mes yeux à
concilier ces deux idées tout en les dépassant légèrement. La
Bibliothèque nationale resterait dans ses murs et conserverait tous
les ouvrages antérieurs à 1900, ainsi que les estampes. Cela
permettrait d'améliorer notablement l'usage de cette magnifique
architecture. On lancerait par ailleurs la construction d'une
Bibliothèque du temps présent (BDTP) qui rassemblerait tout ce qui
est paru au XXe siècle et qui se trouve
déjà à la Bibliothèque nationale ; pour le reste des ouvrages
emmagasinés à la BN, on y aurait accès par microfilms. Cette
nouvelle bibliothèque disposerait, autour d'un corps central, de
bâtiments pour chaque discipline. Pourraient y venir les étudiants
et chercheurs de France et du reste du monde. Le modèle de Chicago
est le plus proche de ce projet. Toutes les bibliothèques
universitaires de France auraient accès au fichier de la BDTP,
puis, par télécopie et numérisation ultérieure, aux textes
eux-mêmes, ce qui en ferait une bibliothèque véritablement
nationale. Un tel projet mériterait de disposer d'un des rares
grands terrains disponibles à Paris (tel celui, si convoité, de la
caserne Dupleix).
Je suggère au Président de désigner à cet effet un
responsable d'une mission d'études qui échapperait aux ministères
concernés (ce pourrait être Yves Dauge). Et de choisir Émile
Biasini comme « tuteur » de ce projet.
Le Président est d'accord. Il me demande d'estimer
le coût d'une telle opération. Il souhaite l'annoncer pour le 14
Juillet.
Jean Glavany me rapporte que François Mitterrand lui a dit : Nous aurons appris, lors du premier septennat, qu'il est
plus important de bien finir que de bien commencer.
Autrement dit : c'est le choix du second Premier ministre qui
comptera.
Vu Eugène H. Rotberg, pendant quinze ans trésorier
de la Banque mondiale, qui suggère une idée très neuve afin de
réduire la dette des pays à revenu moyen : les banques commerciales
accepteraient qu'entre un tiers et deux tiers du montant des
intérêts dus par un tel pays soient capitalisés sur vingt ans ; au
bout de ces vingt ans, le principal de la dette serait repris par
la Banque mondiale, qui reprêterait la même somme à une de ses
filiales ad hoc pour une nouvelle période de vingt ans. Les banques
échangeraient ainsi un « risque pays » contre un « risque Banque
mondiale » moins élevé.
Les banques n'accepteront une telle solution que
si un grand débiteur risque de se déclarer en défaut : c'est déjà
le cas du Mexique, des Philippines et de l'Algérie.
Au cours du déjeuner, avec entre autres Pierre
Joxe, les thèmes de la campagne pour le second tour sont définis :
une majorité pour François Mitterrand et rassemblement à gauche. Le
Président se défend d'avoir donné un mauvais « signal » dans ses
déclarations de Solutré.
Mardi 7 juin
1988
Jacques Delors évoque avec Élisabeth Guigou la
composition du futur « Comité des sages » qui devra réfléchir sur
l'avenir monétaire de l'Europe. La RFA proposera que ce comité soit
composé des douze gouverneurs de banques centrales ; François
Mitterrand propose que ce soit pour chaque pays le gouverneur de la
banque et une autre personnalité, soit vingt-quatre personnes.
Jacques Delors pense qu'avec un tel nombre de participants le
risque d'immobilisme sera encore pire. Il propose sept ou huit
personnalités et, à côté, un comité formé par les douze gouverneurs
de banques centrales. Le Président donne finalement son accord à
cette formule.
Pierre Bérégovoy entend changer promptement les
présidents de banques et de compagnies d'assurances nationalisées
afin de pouvoir contrer les opérations de protection des « noyaux
durs » des entreprises privatisées qui se mettent en place. Il
souhaite nommer dans les prochaines semaines Bernard Attali à l'UAP
et Jean Peyrelevade au Crédit Lyonnais. Le Lyonnais peut sans doute
attendre, puisque le mandat de Jean-Maxime Lévêque arrive de toute
façon à son terme en septembre.
Pierre Bérégovoy s'inquiète de la prochaine
réunion des ministres des Finances des Douze. Il devra accepter la
libération des mouvements de capitaux en se contentant de la
promesse, faite par Kohl à Évian, d'un impôt sur les revenus de
l'épargne qui n'entrera au plus tôt dans les faits que d'ici deux
ans.
Mercredi 8 juin
1988
Au Conseil des ministres — un des premiers et
derniers de cet éphémère gouvernement —, François Mitterrand fait
une longue déclaration : L'orientation du
gouvernement doit être ressentie plus clairement par l'opinion, et
ce n'est pas le cas aujourd'hui. Il faut faire comprendre à
l'opinion que le gouvernement a déjà pris la décision d'abroger les
mesures de M. Séguin concernant les personnes très malades ; ce
n'est pas un choix circonstanciel, c'est un choix de
société.
A propos des critiques émises par les socialistes
sur ce qu'il a déclaré à Solutré (Il n'est pas
sain qu'un seul parti gouverne) : On a oublié de rappeler que dans
la même phrase, j'ai dit qu'en 1981 j'avais appelé les communistes
au gouvernement alors que je n'y étais pas obligé.
Il insiste derechef sur la nécessité de mieux
expliquer l'action du gouvernement : Les
explications ne sont pas bien comprises, en dépit des efforts de
Michel Rocard et de quelques autres...
A propos de l'accord de
désistement de la droite avec Le Pen, nous assistons à une très
grande démission de l'esprit...
Je n'ai jamais prononcé le mot « centrisme » ; le centre est à droite, emprisonné dans ses structures d'alliance avec la droite...
Je ne suis pas spécialement inquiet pour
dimanche ; d'ailleurs, je ne suis
jamais inquiet : les choses se passent
comme elles doivent se passer, il faut seulement faire ce que l'on
a à faire. Si c'est moi qui suis
responsable de ne pas apporter 400
députés, n'oubliez tout de même
pas que vous n'en aviez que 212 avant le premier tour!
Il revient sur la
dissolution : M. Giscard d'Estaing a évoqué
l'« opposition constructive » qu'il aurait pu pratiquer s'il n'y
avait pas eu dissolution. Merci pour la construction! On se demande
d'ailleurs opposition à qui, puisqu'ils étaient la majorité. C'est
l'aveu freudien type ! En fait, c'est une opposition à moi, pour
m'empêcher de réaliser ce pour quoi les Français viennent de
m'élire. Nous aurions eu de toute manière à traiter de ce problème
de la dissolution dans quatre mois, dans six mois. Tous les dés
étaient sur la table
dès le 9 mai. Ce n'est pas la peine
d'imaginer qu'ils portaient d'autres numéros que ceux qui sont
sortis. Essayons d'en tirer le meilleur.
Il poursuit en précisant que
le communiqué du Conseil des ministres reprendra ses propos
: Je demande aux Françaises et aux Français de
confirmer leur vote du deuxième tour de scrutin de l'élection
présidentielle, le 8 mai dernier. J'ai besoin, pour mener à bien ma
mission, d'une majorité stable, prête à voter sans délai les lois
de justice sociale, d'égalité des chances, de solidarité nationale
et de modernisation économique que j'ai proposées et continuerai de
proposer au pays ; une majorité prête, donc, d soutenir l'action du
gouvernement chargé de mettre en œuvre cette
politique.
Je souhaite que se rassemble
la plus large majorité possible sur les valeurs de liberté,
d'égalité et de respect des autres qui sont les valeurs de la
République elle-même. Mon devoir est de mettre en garde les
Françaises et les Français contre toute coalition d'intérêts
édectoraux qui manquerait à ces principes.
Retour à Paris de la mission envoyée à Nouméa.
Elle propose un référendum sur le statut de la Nouvelle-Calédonie,
avant la fin de l'année. Rocard approuve ses conclusions.
Jeudi 9 juin
1988
Vu Émile Biasini, secrétaire d'État chargé des
Grands Travaux, pour parler de l'Arche de la Défense (sera-t-elle
achevée à temps pour le Bicentenaire ?) et l'informer du projet de
la Grande Bibliothèque dont il prendra la charge si le Président le
décide.
Quels que soient les efforts accomplis, je crains
que la composition du second gouvernement Rocard ne constitue à
nouveau une déception pour une opinion publique qui attend une
ouverture avec tout à la fois Simone Veil, Bernard Stasi, Pierre
Méhaignerie et Michel Noir... Raison de plus pour ne pas rester sur
cette déception avant les vacances, mais pratiquer l'ouverture au
Parlement.
Parmi les textes importants de la session
devraient figurer: la loi d'amnistie, les textes franco-allemands
(Conseil de Défense, Conseil économique et financier) ; peut-être
la loi sur le Conseil supérieur de l'Audiovisuel, mais le délai est
court. En tout cas, il ne faudrait pas exclure a priori une brève prolongation de la session
ordinaire —jusqu'au 15 juillet — si elle se révélait nécessaire et
suffisante pour permettre l'adoption du revenu minimum et de
l'impôt sur les grandes fortunes.
Vendredi 10 juin
1988
Vu Henry Kissinger. Toujours admiratif de François
Mitterrand. Il ne manque aucune occasion de venir exposer le regard
qu'il porte sur l'Amérique. Aujourd'hui, il m'explique que le
successeur de Reagan sera George Bush, l'actuel vice-président,
qu'on verra là un grand professionnel de la diplomatie, et qu'il
sera très dur avec l'Europe.
Margaret Thatcher
rencontre François Mitterrand. Elle refuse tout : l'harmonisation
fiscale, la Banque centrale et la monnaie unique. Elle veut à la
fois la libre circulation de tout et la mise en commun de rien : Je
ne vois pas l'utilité d'un groupe de réflexion
sur la création éventuelle d'une Banque centrale européenne. Il
faut progresser sur les mouvements de capitaux. La Grande-Bretagne
se considère comme membre à part entière du Système monétaire
européen, même si la livre sterling ne fait pas partie du mécanisme
de change. Mais je ne crois pas possible ni ne souhaite la création
d'une monnaie unique et d'une Banque centrale, fût-ce à très long
terme. Pour moi, une Banque centrale n'a pas plus de sens que
l'Union européenne. L'Europe ne deviendra jamais une fédération
!
Michel Rocard rencontre à son tour Margaret
Thatcher. Elle évoque notre proposition pour le Sommet de Toronto,
relative à la dette du Tiers-Monde. Elle n'y est pas hostile, mais
souhaite qu'elle soit élaborée en liaison avec le FMI, qui devra
définir la liste des pays bénéficiaires.
Michel Rocard lui expose sa politique en
Nouvelle-Calédonie et le rôle de la mission de dialogue envoyée
récemment dans ce territoire d'outre-mer. Il mentionne également le
vœu des autorités françaises d'améliorer les relations de la France
avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les autres pays riverains
du Pacifique.
Dimanche 12 juin
1988
Second tour des élections législatives. Le taux
d'abstentions reste élevé (29,74 %). Le Parti socialiste et ses
alliés gagnent 61 sièges, mais, avec 279 élus sur 575, n'atteignent
pas la majorité absolue. A droite, l'UDF conserve 130 sièges et
devance d'un siège le RPR, qui en perd 27. Le Parti communiste
obtient 27 députés (- 8) ; le Front national n'en a plus qu'un seul
(- 31 ).
Jean-Louis Bianco :
Avec ces résultats, il y a au moins une chose
sûre : nos vacances et celles du Président sont gâchées
!
Dans la soirée, le Président
nous dit : Il faut prendre son temps
pour recomposer le gouvernement. Mais je tirerai personnellement et
au plus vite les conclusions du scrutin. Il faut explorer toutes
les solutions d'ouverture. Un accord avec le Parti communiste est
évidemment exclu, mais on n'a aucun intérêt à le froisser. Ce
scrutin est un revers, mais une difficulté ouvre toujours des
possibilités de rebond. Ilfaudra recomposer le gouvernement en
négociant avec les groupes du centre. Cela ne peut être que
programmatique. Nous n'avons pas le choix. Dans les conversations
avec eux, il faudra évoquer un nouveau mode de scrutin qui les
rendra plus autonomes par rapport à la droite. Il faut constituer
un gouvernement où les socialistes ne seront pas nécessairement
majoritaires. Il y a de la place. Il faut respecter les règles
républicaines : pas de ministres battus ; en tout cas, il y aura
peu d'exceptions... L'axe de la négociation, son horizon, c'est
l'Europe 92. Le PS doit être le pivot — pivot est un bon mot, pa veut dire ce que pa veut dire :
ça permet de bloquer l'inacceptable et d'ouvrir le jeu en allant
aux limites de l'acceptable. C'est à Michel Rocard d'explorer les
voies de l'ouverture. C'est à lui de réussir devant le
Parlement.
Coups de téléphone lugubres
de plusieurs dirigeants :
Laurent Fabius :
Des ringards à la tête du Parti, des ringards
au gouvernement, ça donne un résultat ringard !
Pierre Mauroy :
Bravo pour l'ouverture! Maintenant on y va,
mais la corde au cou...
Michel Delebarre :
Les gens voulaient avoir Mitterrand, plus
l'ouverture. On leur a servi le même ragoût qu'en 1981. Le défilé
des revenants : c'est un vrai cauchemar! Avec, en prime, des
relents d'union de la gauche. Une totale ! Les électeurs ont
compris 5 sur 5 que l'ouverture, ilfallait la rendre
obligatoire...
Lionel Jospin :
On a changé de discours entre les deux tours :
l'effet a été désastreux. On a cumulé les deux inconvénients, celui
de l'ouverture et celui de : « A gauche toute ! » Un élève en
première année de communication n'aurait pas fait cette
erreur!
De son côté, vu la marge
étroite que lui donnent ces résultats, Michel Rocard décide de
renvoyer l'examen des « grands textes » à la session d'automne. Pour éviter que l'opposition ne se
ressoude trop vite, m'explique-t-il.
Pierre Bérégovoy veut un accord préalable fiscal à
la levée du contrôle des changes.
Lundi 13 juin
1988
Au golf, le Président est de méchante humeur :
Quand le PS perd les élections, il se plaint.
Quand il les gagne, c'est pire ! Gagner des élections seul prépare
des échecs. Je cherche quel phénix, d'ailleurs, aurait fait mieux !
Ils sont obligés de réussir. Cet aiguillon aurait pu manquer avec
une victoire absolue. Au demeurant, l'absolu n'existe pas en
politique ; ceux qui s'attendent à manger de ce pain-là risquent de
mourir de faim.
Réunion à Luxembourg du Conseil des ministres des
Finances. La séance dure huit heures. On décide d'instituer la
libération des capitaux pour le 1er
juillet 1990. Les Douze auront une fiscalité commune le 30 juin
1989. On pense à une retenue à la source minimale de 15 à 20 % sur
les revenus de l'épargne. C'est conforme à notre accord avec
Kohl.
Turgut Ozal est à Athènes : première visite
officielle d'un chef de gouvernement turc en Grèce depuis
1952.
Jacques Delors répond à François Mitterrand au
sujet de la proposition française sur la dette du Tiers-Monde. A
ses yeux, elle constitue une contribution essentielle aux travaux
du prochain Sommet de Toronto. Il espère qu'une position commune
pourra être exprimée au nom de l'Europe des Douze, ou à tout le
moins des quatre pays européens représentés au Canada. Il précise
qu'il a d'ailleurs suggéré au Chancelier Kohl, qui exerce
actuellement la présidence du Conseil, de prendre l'initiative de
contacts à cet effet avec la France, la Grande-Bretagne, l'Italie
et la Commission.
Mardi 14 juin
1988
Après une nouvelle discussion de trois heures, les
ministres des Finances des Douze adoptent une directive instaurant
la libération complète des mouvements de capitaux dès juillet 1990
pour huit pays — l'Espagne, l'Irlande, le Portugal et la Grèce
bénéficiant pour leur part d'un sursis jusqu'à la fin de 1992. Une
harmonisation de la fiscalité de l'épargne est prévue, à un taux
élevé, comme convenu avec Helmut Kohl. Le Luxembourg se prononce à
fond contre. La Grande-Bretagne et la RFA se faufilent derrière
leur grand allié...
La Commission soumettra au Conseil, avant la fin
de l'année, des propositions destinées à harmoniser la fiscalité de
l'épargne et donc à atténuer les risques de fuite des capitaux. Un
Conseil se prononcera sur ces propositions avant la présidence
française.
Matignon et l'Élysée s'absorbent dans la
préparation d'un projet d'amnistie. Sujet délicat : il faut éviter
de s'attirer les mêmes critiques de « laxisme » qu'en 1981. En
seront exclues les infractions portant atteinte à la sécurité de
l'État et — ce qui fait réagir quelques-uns — celles relatives aux
conditions de séjour irrégulières sur le territoire. Seules 4 400
libérations de détenus seront opérées, soit 2 000 de moins que
d'ordinaire, par suite de l'abaissement à quatre mois (au lieu de
six) des peines amnistiables. 1981 parait bien loin...
Ce soir, le Président intervient, depuis l'Élysée,
sur les chaînes de télévision pour annoncer qu'il a demandé à
Michel Rocard de poursuivre sa tâche
jusqu'à l'installation de la nouvelle
Assemblée, le 23 juin prochain. Il regrette que le PS n'ait
pas atteint la majorité absolue, mais, même
relative, la majorité existe, elle est
forte et cohérente. Nous verrons bien qui est et qui n'est pas
disposé à prendre la main tendue...
Mercredi 15 juin
1988
Avant le Conseil des ministres, François Mitterrand dit à Michel Rocard :
Si j'ai bien compris, vous attendez que je
prenne en charge, sous forme de grâce, tous les cas délicats que
l'amnistie ne couvrira pas ! Mais bon, j'accepte. Toutefois, je
constate que vous avez fixé à quatre mois de prison le maximum
amnistiable moi, j'aurais préféré six mois. Êtes-vous sûr que le
futur Rouillan [le militant d'Action directe amnistié en 81]
est bien dans les six mois et non dans les
quatre ? Il ne faut pas trop céder à l'ambiance sécuritaire. Il n'y
a rien de pire que de suivre l'opinion. J'ai été saisi de tant de
cas d'injustices graves touchant des immigrés...
A la suite de cette observation, une réunion se
tient dans le bureau de Jean-Louis Bianco avec le garde des Sceaux,
Pierre Arpaillange, un conseiller de Michel Rocard, Louis Joinet et
Michel Charasse. Il est décidé d'instituer une structure d'examen
individuel des cas délicats qui seront transmis à François
Mitterrand afin que l'amnistie n'entraîne pas, pour les étrangers,
la suppression de la mesure d'expulsion qui assortissait leur
condamnation.
Juste avant le Conseil, Michel Rocard se trouve
mal dans le bureau de François Mitterrand. On appelle un médecin,
toujours de garde. Repos dans l'appartement privé du Président. Le
Conseil est légèrement retardé. L'incident est gardé secret.
Au Conseil, François
Mitterrand tient à peu près les mêmes propos sur l'amnistie.
Puis, au sujet des résultats des élections : Il faut garder le sens
des valeurs, des rapports, des couleurs qui
font le charme d'un tableau. Une remarque très simple, simpliste
même, mais qui n'est jamais apparue dans les commentaires : les
forces conservatrices qui gouvernaient ne gouverneront plus. Avec
les socialistes, quand on perd, on est triste ; et quand on ne perd
pas, on est encore plus triste ! Je m'excuse pour les
non-socialistes qui sont autour de cette table : de 275 à 280
sièges socialistes, ce n'est certes pas le niveau que je
souhaitais, que nous souhaitions ; mais êtes-vous sûrs que ce
niveau aurait été atteint quelques mois plus tard ? La majorité
absolue pour un seul parti, ce n'est pas normal, ce n'est pas sain,
cela prépare une plus grande chute. Si vous excluez toute coalition
du jeu républicain, vous aurez les pires déboires. Mais il est vrai
qu'aujourd'hui une coalition n'estpaspossible. La majorité absolue,
dans un pays aussi nuancé, aussi riche de traditions diverses que
la France, est très difficile à atteindre. Les socialistes
eux-mêmes ont toujours été partagés entre quatre, cinq, six
fractions ou courants. Il serait présomptueux de penser qu'il n'en
est plus de même aujourd'hui.
A propos de la dissolution,
je n'avais, en fait, rien décidé avant le 8 mai. Je penchais plutôt
pour ne pas dissoudre. Mais j'ai constaté que, dès le 8 mai, la
stratégie de l'ancien Président Giscard d'Estaing risquait de
réussir. En effet, pour me succéder un jour — c'est son ambition —, celui-ci
a besoin, après avoir écarté Chirac, d'une droite unie derrière
lui. Sa stratégie s'oppose d'ailleurs à celle de ses deux anciens
Premiers ministres, l'un réduit au silence mais qui n'en pense pas
moins, l'autre qui veut créer un groupe autonome.
Il ne faut pas se fier aux
sondages, surtout lorsqu'ils sont suspects, non plus qu'à ses
propres espérances. Permettez-moi de rappeler qu'à l'époque où j'ai
été élu Premier secrétaire du Parti socialiste, ce parti comptait
36 députés. Je l'ai conduit (je n'ai pas été le seul) jusqu'à
275 — il en manque 14. L'illustre M.
Gaudin a estimé que je n'ai rien dit hier soir, ni même pendant la
campagne. Mais les mêmes mots, dans d'autres bouches, sont pour lui
d'une richesse et d'une force incomparables...
Je n'ai jamais cru au centre
; je n'y crois pas davantage aujourd'hui, du moins tant que ne
parvient pas à se constituer un centre autonome, avec un programme
acceptable. On verra bien. En tout cas, ce n'est pas demain la
veille !
Cela dit, on n'est pas obligé
d'injurier tout le monde pour avoir des suffrages. Quand je parle
de «partage des responsabilités », cela passe, parce qu'on ne sait
pas très bien ce que cela veut dire concrètement. Quand je parle de
« partage des profits », par contre, on sait très bien ce que cela
veut dire, et cela ne passe plus ! Ce n'est sûrement pas un hasard
si je ne fais que 2 % des opinions favorables, dans les sondages,
chez les chefs d'entreprises ! En tout cas, vous allez être obligés
de faire preuve d'imagination, de beaucoup travailler pour réussir.
Ce sont deux aiguillons qui n'étaient peut-être pas indispensables,
mais qui sont utiles.
Première rencontre officielle entre Jacques
Lafleur et Jean-Marie Tjibaou à Matignon. Le
Premier ministre se félicite de leur volonté concordante d'œuvrer au rétablissement d'une paix durable en
Nouvelle-Calédonie. Des négociations vont s'ouvrir sur
quatre points : l'organisation d'un territoire fédéral, un plan de
développement économique et social, la mise en place de structures
provisoires et la définition de garanties pour les différentes
communautés.
Jeudi 16 juin
1988
Rétablissement des relations diplomatiques
franco-iraniennes, interrompues depuis juillet 1987. Roland Dumas a
dû s'assurer que le gouvernement de Jacques Chirac n'avait pas pris
d'autres engagements vis-à-vis de Téhéran. Il n'en était pas
persuadé.
Le Sommet de Toronto s'ouvre dans deux jours. En
dehors de la dette, sur laquelle nous obtiendrons un accord sur la
base de la proposition que nous avons lancée à la dernière minute,
on y parlera de la négociation commerciale : une réunion
ministérielle doit avoir lieu à Montréal le 5 décembre prochain.
Pour nous, elle doit être consacrée à une revue d'ensemble. Pour
les États-Unis, soutenus par l'Australie, le Canada et la
Nouvelle-Zélande, elle doit être l'occasion d'accords partiels
portant sur des sujets qu'ils considèrent comme prioritaires, comme
l'agriculture. Nous souhaiterions au contraire un accord unique et
global au terme de la négociation, incluant non seulement
l'agriculture, mais aussi les services, la propriété
intellectuelle, les règles du jeu concernant les nouveaux pays
industrialisés, etc. Sur tous ces sujets, la solidarité du
Royaume-Uni avec les autres Européens constituera une grande
première.
Vendredi 17 juin
1988
François Mitterrand
souhaite - c'est du moins ce qu'il dit — que le prochain
gouvernement soit, conformément à la Constitution, élaboré et
proposé par le seul Michel Rocard. Il veut que l'ouverture vers la
société civile soit nette, et préconise à cette fin un partage égal
des postes entre socialistes et non-socialistes. Toutefois, il
déconseille vivement à Michel Rocard de se séparer de ceux que ce
dernier appelle les ayatollahs du Parti
socialiste : Quilès, Poperen, Sarre, Laignel. Ils ne méritent pas cette réputation. Et, quand on fait
une ouverture vers le centre, il ne
faut pas se dégarnir sur son aile gauche - ou ce qui apparaît comme
notre aile gauche. D'ailleurs, les Français ne savent pas très bien
qui sont MM. Sarre et Laignel. Ce sont les journalistes qui leur
font cette mauvaise réputation, mais les militants les aiment
bien.
Enfin, François Mitterrand indique qu'il ne
souhaite pas qu'il soit procédé à des ouvertures individuelles qui
apparaîtraient comme autant de débauchages. Cependant, lorsque
Michel Rocard lui propose de nommer Jean-Pierre Soisson à l'Emploi,
il laisse faire, tout en nous confiant qu'il désapprouve:
C'est un homme bien fragile pour ce poste
clé.
Dimanche 19 juin
1988
Décollage pour le Sommet de Toronto. Dans le
Concorde, le Président me parle de politique intérieure. Il revient
sur la façon dont ses amis ont contrecarré l'ambition de Fabius. Il
n'est pas tendre envers Jospin et Mauroy : S'ils m'embêtent, je les
laisse tous tomber !
Dès l'arrivée, rencontre avec Ronald Reagan. Aux
questions que pose le Président américain, on voit bien qu'il
récite des fiches, comme en 1981 :
Ronald Reagan :
Quelles sont les priorités pour votre second
septennat ?
François Mitterrand
: Europe, paix, développement. La majorité est
stable et durable. Je donnerai la priorité à
l'éducation.
Ronald Reagan :
L'éducation est en effet le plus grand
problème de nos sociétés.
George Shultz :
Mais la technologie est le principal facteur
de la croissance.
Ronald Reagan
: J'ai vu récemment Gorbatchev. Nous allons
poursuivre le travail, sans être pressés.
François Mitterrand
: Il est le produit d'un système. Il a fait le
choix de la paix. Quand vous avez décidé avec lui le désarmement
nucléaire en Europe, beaucoup disaient vous approuver, mais ne le
pensaient pas. Moi, oui. Je souscris à l'accord de Washington. Vous
avez raison de parler du désarmement stratégique, mais ce n'est pas
prioritaire. L'important, c'est l'équilibre conventionnel en
Europe. Il faut négocier sérieusement; sinon, nous aurons à
moderniser les fusées à très courte portée.
Ronald Reagan :
Gorbatchev est très différent des précédents
dirigeants soviétiques. Nous avons vraiment avancé. Je lui fais
confiance. Mais il faut quand même prendre des précautions et
couper les cartes avant de donner...
François Mitterrand
: Il ne faut pas chercher à explorer le
cerveau de nos interlocuteurs, mais créer les conditions qui
fassent que tout se passe comme s'ils étaient
sincères.
Ronald Reagan explique à
François Mitterrand qu'il sait fort bien qu'en Europe et au Japon
on le traite de gâteux : Je ne suis pas
gâteux, et j'ai toutes
les qualités exigées d'un
Président des États-Unis. D'abord, j'ai une excellence mémoire.
Ensuite, heu... eh bien... je ne me rappelle plus !...
Éclats de rire. Quel charme a ce diable d'homme
!
Le Sommet commence par une réunion limitée aux
seuls chefs de délégation, sur les sujets d'ordre économique. Comme
à l'accoutumée, le Président américain démarre sur une de ces
histoires dont il a le secret :
Ronald Reagan :
Quand j'étais gouverneur de Californie, des
représentants indiens ont demandé à me voir. Ils étaient pieds nus,
en tee-shirts déchirés : « Nous ne comprenons rien à nos enfants,
ni à l'électronique, ni aux voyages dans l'espace... —
Vous avez raison, leur ai-je répondu. A
l'école, nous non plus n'avions rien de cela à apprendre ; c'est
pourquoi nous l'avons inventé ! »
Nous sourions tous volontiers. Le vrai débat peut
commencer.
Margaret Thatcher :
Peu d'entre nous étaient là à Montebello, au
Canada, il y a sept ans. C'est la fin du second cycle de ces
sommets. A la fin du premier cycle, nous étions toujours en proie à
l'inflation. Le second cycle a heureusement été meilleur que le
premier. Ces sommets sont donc utiles. Ils ont permis de lutter
contre les grands problèmes (krach financier, chômage, inflation).
Ilfaut continuer à favoriser la concurrence et à développer
l'investissement. Les subventions à l'agriculture ruinent nos
économies. Chacun de nous a sa façon d'agir en recourant aux
subventions. L'OCDE a fait observer que les subventions agricoles
par pays se montent à 35 % du revenu aux États-Unis, 49 % pour la
CEE, 75 % au Japon. C'est alarmant. Elles ont encore augmenté de
1981 à 1986. Abba Eban a dit que « des hommes ne se comportent
sagement que s'ils ont exploré toutes les autres alternatives ».
Les subventions agricoles nous ruinent et conduisent les pays du
Tiers-Monde à l'abîme. Il faut absodument baisser les subventions,
sinon nous irons tous à la catastrophe. La proposition d'abolir ces
subventions en dix ans est très courageuse, mais peu
réaliste...
En ce qui concerne la dette
du Tiers-Monde, nous voulons tous agir, mais il convient de
répartir le fardeau de façon équitable. Toute aide nouvelle doit
dépendre d'un accord du FMI. Évidemment, les pays concernés ne
pourront jamais nous rembourser. Il nous faut donc rééchelonner les
dettes commerciades et alléger les autres dettes dans le cadre du
Club de Paris. Il faut avoir là-dessus beaucoup d'ambition et tenir
compte des mouvements de prix des matières premières.
Ronald Reagan :
C'est mon dernier Sommet ; le premier était à
Ottawa. J'ai vu de tels progrès en sept ans ! D'abord, on se parle
franchement... Sur l'agriculture, il n'y a pas de réponse simple.
Nous subventionnons tous des productions sans marché. Nous payons
des gens pour produire ce qui est invendable. Le progrès technique
a bouleversé l'agriculture. L'hybridation du mai's permet de créer
un nouveau carburant, le méthanol, qui sera très utile quand, d'ici
à quelques années, le pétrole sera épuisé. On a fait des matières
plastiques biodégradables. Mais certaines subventions sont
absurdes. Un membre d'unefamille royale d'Europe possède un million
d'acres aux États-Unis et reçoit des subventions du gouvernement
américain ! Est-ce raisonnable de subventionner ce gentleman farmer
? Il faut ramener l'agriculture aux prix du marché en l'an 2000.
Cela dégagera des ressources et contribuera même à développer
l'agriculture.
En 1981, aux États-Unis, la
situation était terrible (inflation, déficit, chômage, pouvoir
d'achat). Aujourd'hui, le taux marginal d'impôt le plus élevé y est
égal au taux marginal le plus bas en Grande-Bretagne. Et pourtant,
les Américains trouvent qu'ils paient encore beaucoup trop d'impôts
! J'ai réduit de moitié la taille du livre contenant toute notre
législation. En six ans, nous avons créé 16,8 millions d'emplois,
dont la moitié dans les PME; 62 % de toutes les personnes en quête
d'un emploi potentiel trouvent à s'embaucher. Vivent les
entrepreneurs !
Il cite à ce propos le cas
d'une jeune pianiste qui a renoncé à sa carrière de concertiste
pour devenir pâtissière et commercialiser ses brownies.
Aujourd'hui, c'est une femme d'affaires richissime.
Margaret Thatcher :
Il faut s'attacher à créer la richesse avant
de s'intéresser à sa distribution. Il faut réduire les déficits et
les dépenses publiques.
Brian Mulroney : Ron s'est
montré très ferme contre le protectionnisme aux États-Unis.
Mais le protectionnisme tente toujours le
Congrès...
Helmut Kohl : L'économie mondiale va mieux. L'in, flation est
stabilisée. Le principal danger reste le protectionnisme. La
superficie agraire moyenne est de 17 hectares en RFA, de 72
hectares aux États-Unis. Nos exportations ont baissé, notre
production de beurre décroît, nos surfaces cultivées ont diminué.
Il faut trouver une solution raisonnable... Pour ce qui est de la
dette du Tiers-Monde, nous sommes décidés à aller loin; mais les
pays concernés doivent aussi lutter chez eux contre la
corruption.
François Mitterrand
définit le programme de son nouveau septennat: Je suis l'un de ceux qui étaient à Montebello. Depuis lors,
notre situation commune est meilleure. Beaucoup de difficultés ont
été surmontées. Elles reviendront, je ne sais pas par quelle porte,
mais notre concertation est utile. Nous avons connu des crises.
Nous en aurons d'autres. Nous sommes d'autant plus ancrés dans nos
convictions que notre entente est nécessaire. Le refus de Ron de
s'associer à la démagogie protectionniste était utile.
En 1981, en France, il y
avait 14 % d'inflation. Depuis, elle a diminué: nous en sommes d
2,5 %. Nous ne sommes pas les seuls. Nous avons réalisé totalement
la liberté des prix, abolissant un système instauré non à partir de
1981, comme vous le croyez tous, mais depuis Louis XIV! C'est en
1981 qu'on a commencé d débloquer les prix (77 % d'entre eux ont
été libérés de 1981 à 1986).
Nous avons accepté la liberté
de circulation des capitaux en Europe. Je suis socialiste —
le seul ici. J'estime indispensable de ne pas
laisser les seules lois du marché régir nos sociétés, mais aussi
d'accroître les contre pouvoirs afin de contrebalancer l'État. Si
je dis cela, c'est que j'ai encore besoin d'évangéliser notre
presse et... certains d'entre vous !
Il a fallu, depuis plus d'un
siècle, lutter contre le protectionnisme agricole tel que Méline
l'avait défini. Lorsque j'ai eu, en 1983, un choix à faire entre,
d'une part, rester dans la CEE et le SME, donc refuser tout
protectionnisme, et, d'autre part, lancer la France dans une
politique autarcique que beaucoup prônaient à l'époque, j'ai dû
trancher dans des conditions très difficiles. Je l'ai fait avec
l'appui de Jacques Delors, de Helmut Kohl et du gouvernement
italien, etj'ai choisi d'aller vers le Grand Marché, c'est-à-dire
vers la liberté totale de circulation et d'établissement de tous
les citoyens. Le chômage s'est accru, mais son rythme a décru. Il
se stabilise. Si la croissance mondiale se poursuit, elle devrait
nous permettre d'aller vers une réduction très forte du chômage.
Nous sommes sur la bonne voie. Nous avons aussi réalisé la
décentralisation, la première réforme majeure en ce domaine depuis
cinq siècles...
Nous sentons tous la
nécessité de mettre de l'ordre dans le Système monétaire
international. J'ai dancé cette réforme d Versailles. Jacques
Delors a présidé le groupe de travail pendant plusieurs années.
Depuis 1985, des progrès ont été faits. Il faut continuer en allant
vers un système à plusieurs pôles : le yen, le dollar et les
monnaies européennes. Après le krach d'octobre dernier, notre bonne
coordination a permis d'éviter la récession, et aussi l'inflation.
Les plus pessimistes d'entre nous ont eu tort.
J'ai entendu des propos
antiprotectionnistes, que j'approuve. Mais, depuis un an, le
protectionnisme a progressé aux États-Unis et au Japon. Ainsi, il y
a 2,5 millions d'agriculteurs aux États-Unis et 10 millions en
Europe, pour un montant égal de subventions. Il faut donc faire des
progrès. Nous avons encore, en ce moment, une guerre de la bière
avec la RFA, et de la dinde avec la Grande-Bretagne. Les
Britanniques prétendent que nos dindes tombent toujours malades en
octobre, mais qu'elles sont guéries en février! [Éclats de rire].
Je pourrais également évoquer le protectionnisme du Japon. M.
Nakasone, un homme remarquable, avait manifestement la tête
ailleurs lorsque nous parlions de cela, car il n'est pas intervenu,
pas plus d'ailleurs que M. Takeshita. Pourtant, les pratiques
japonaises créent une situation inéquitable, très dangereuse pour
l'avenir. Puisque nous sommes tous contre le protectionnisme,
agissons !
Pour ce qui est de l'aide aux
pays en développement, il faut atteindre 0, 7 % de notre PIB. Certains pays, comme le nôtre, ont fait des
efforts et des progrès. Mais certaines initiatives décidées par
tous n'ont pas été mises en œuvre (cinquième reconstitution du Fonds africain, augmentation du
capital de la Banque mondiale). En ce domaine, beaucoup ont
accompli un effort sensible : le Canada et la RFA ont annulé la
dette de certains pays ; la Grande-Bretagne et le Japon ont émis
des propositions. Il faut faire plus et coordonner nos efforts.
D'où ma lettre. Je me réjouis que vous ayez bien accueilli ma
proposition. Les États-Unis pourront sûrement être d'accord avec
l'une des trois options. La France, pour sa part, réduira sa
créance du tiers. Mais il y a quelque chose d'injuste dans ce
système : ainsi, des pays comme le Zaïre et le Gabon en sont
exclus. Or, la pauvreté des pays du Tiers-Monde détruit leurs
sociétés et menace les nôtres. Il faut donc décider, dès Montréal,
des progrès à accomplir sur les prix des produits tropicaux.
Certains pays ont été enfoncés dans le sous-développement par
nous-mêmes. Au total, le Nord a reçu 35 milliards de dollars du
Sud. Les plus graves menaces qui pèsent sur le monde sont l'arme
nucléaire et la misère du Tiers-Monde. Le Tiers-Monde n'a pas part
à nos décisions. A la fin du siècle, il y aura plus de 100 millions
d'habitants au Maghreb. La démographie est en difficulté au Nord,
pas au Sud. C'est une cause de déséquilibres, un facteur de
fanatisme et de terrorisme. C'est cela, la philosophie de
l'Histoire. Dans cinquante ans, on nous reprochera de ne pas y
avoir pensé. Toronto doit être l'occasion de proposer au monde un
projet de civilisation.
Brian Mulroney :
Le Canada efface une partie de sa
dette.
Noboru Takeshita : C'est le
premier Sommet auquel je participe. La coordination à Sept a permis
de maintenir une croissance non inflationniste. Restent les
problèmes des déséquilibres des balances de paiements et de la
dette. Nous allons annuler la dette publique de dix-sept pays parmi
les plus pauvres. Par ailleurs, le Japon va développer sa
consommation intérieure et ouvrir davantage son marché. Mais la
langue japonaise constitue une barrière. Vos jeunes devraient
l'étudier...
Ciriaco
De Mita : Notre structure économique était très centralisée. Nous
l'avons restructurée. L'Europe doit s'ouvrir aux produits du reste
du monde. En agriculture, la consommation de certains produits
dépend des mentalités. Il faut ouvrir nos marchés aux produits du
Tiers-Monde.
Jacques Delors : Le second cycle des
Sommets a vu s'améliorer beaucoup la situation. Le krach du 15
octobre a été maîtrisé grâce à la flexibilité. L'agriculture est
l'élément central de notre vie rurale dans sa diversité. La
Communauté va instituer un grand marché qui créera de 2 à 5
millions d'emplois. Il faut associer à la réflexion que nous menons
les nouveaux pays industrialisés.
Brian Mulroney propose
d'ajouter un paragraphe au communiqué déjà négocié sur
l'agriculture : Il faut des réformes de
structures permettant aux forces du marché de s'exprimer
librement.
De ma place, derrière lui, je
passe un mot au Président : On ne va
pas se mettre d'accord en dix minutes. Ce texte est un piège
dangereux. Il ne faut pas d'un texte qui nous engage à réduire les
subventions agricoles.
François Mitterrand
réagit immédiatement : Cette phrase sur
les «forces du marché » me paraît contraire à nos idées. Et
l'accent mis ici sur l'agriculture est excessif. Enfin, pourquoi ne
pas parler des services ?
Dîner. Réunion de sherpas sur les textes de
caractère politique. Je refuse absolument la création d'un groupe à
Sept sur la drogue, que les Américains souhaitent encore nous
imposer. Le communiqué sera donc agréé à Six — sans nous.
Après s'être félicités des progrès accomplis en
matière de relations EsdOuest, les chefs d'État rappellent que
beaucoup reste à faire, du côté de Moscou, pour atténuer la méfiance des Occidentaux.
A 23 h 30, François
Mitterrand rencontre des journalistes français qui
l'interrogent sur la bataille pour le « perchoir » (la présidence
de l'Assemblée) qui se déroule à Paris entre les divers courants du
PS : J'ai soutenu Laurent Fabius, mais je ne
l'ai pas vraiment encouragé. Après une défaite personnelle, on
doitprendre du recul, réfléchir, se demanderpourquoi on suscite
l'hostilité. Laurent Fabius a beaucoup de qualités, mais il ne sait
pas résister ; il veut un peu tout,
tout de suite ; c'est souvent comme ça qu'on se retrouve sans rien.
Mais les autres se sont mal comportés avec lui ; ils se sont ligués
contre lui. Le problème de Fabius, c'est qu'on ne l'aime pas.
Peut-être parce que lui-même n'aime pas assez les
autres.
Lundi 20 juin
1988
Au petit déjeuner, François Mitterrand reçoit
Helmut Kohl.
Le Chancelier semble très remonté contre le Japon
: Nakasone a été kamikaze pendant la
guerre, nous apprend-il. Puis, à propos d'un correspondant
de presse, il a cette phrase étonnante, qui pourrait passer pour
ambiguë si elle n'émanait de lui : Avec un
journaliste juif dont la famille a disparu à Auschwitz, quelqu'un
comme moi n'a aucune chance...
La séance reprend peu après, cette fois en
présence des ministres.
Puis discussion à Sept sur le problème de
l'éducation. Les sherpas, logés au-dessus, dans une petite pièce,
entendent sans voir.
Brian Mulroney :
En l'an 2000, 7 % des emplois seulement seront
disponibles pour ceux qui auront moins de douze ans de
scolarité.
Margaret Thatcher :
Nos ancêtres ont fait d'énormes découvertes
alors qu'ils n'avaient guère d'éducation. Nous pouvons noics en
sortir, je ne suis pas très préoccupée par cela. Les questions de
comportement me gênent beaucoup plus. Rousseau disait que l'homme
est bon par nature. Stuart Mill disait, lui, que seule la société
peut réduire la brutalité de l'homme. Les universitaires ne sont
pas les seules sources de connaissance. Les intellectuels ont
souvent peu de moyens d'analyse. L'éducation ne résout pas tous les
problèmes. Il n'existe pas tant un problème de savoir que
d'éthique. Nous avons à apprendre aux jeunes les règles de la vie
et du comportement en société.
Je ne veux pas ouvrir nos
frontières aux terroristes, au trafic de stupéfiants et aux
criminels. Il faut que les collectivités deviennent sereines et
responsables. Il faut de la sagesse et de l'esprit de décision, un
sens du leadership dans l'utilisation du savoir. Cette question du
comportement est la question qui détermine l'avenir de nos
sociétés. Comment préserver la stabilité ? Comment développer la
sagesse ?
François Mitterrand :
Moi, je suis antirousseauiste. La liberté
n'existe pas à l'état de nature. Elle
n'existe que là où il existe des institutions qui codifient les
relations à l'intérieur d'une société, avec des pouvoirs et des
contre-pouvoirs. C'est un jeu complexe d'actions et
d'interactions.
D'accord, l'instruction est
nécessaire, mais elle n'est pas suffisante pour acquérir la
maîtrise intérieure. Malgré tout, le savoir a été un moyen de
pouvoir. Le savoir doit être développé parmi les masses. Comme le
dit Marx, le lumpenprolétariat est l'allié des plus riches, parce
qu'il n'a pas le savoir. Je suis d'accord pour dire que la
génétique est une science essentielle, d'autant que la génétique
coûte moins cher que la conquête de la lune : le Japon l'a
compris.
Ronald Reagan:
Nous ne sommes pas tous égaux. [Il a, bien sûr, une histoire pour illustrer
sa théorie : celle, édifiante, d'un
boat-people devenu médecin à Harvard...] Une formation sans embrigadement est nécessaire... Le
détachement est une façon d'éviter les affrontements. C'est la base
des relations personnelles, sociales et internationales. L'euphorie
et la chaleur sont des formes de détachement...
Brian Mulroney,
dithyrambique : Voilà qui est visionnaire, Ron !...
François Mitterrand :
Le savoir est un facteur de progrès humain.
Plus les gens seront nombreux à avoir un niveau élevé d'éducation,
plus notre niveau de développement sera élevé. Le savoir est le
meilleur moyen de s'opposer à la crise et de dépasser les vieilles
techniques. C'est à l'école qu'on a une chance d'avoir accès à
l'égalité des moyens. Le temps passé à apprendre s'est beaucoup
développé. Chez nous, l'enfant va dès trois ans à l'école et y
reste jusqu'à dix-huit ans. Si l'on diversifie les disciplines, il
faut aussi relier l'entreprise et la formation. La plus grande part
des crédits doit aller à l'Éducation, qui dispute à la
Défense la première part du budget. Il faut accorder une priorité
absolue à la formation, notamment en doublant
les crédits à la recherche. Il faut multiplier les échanges entre
universités. L'analphabétisme mondial est un grave
problème.
Un sherpa me confie:
C'est vraiment une conversation de café du
Commerce ! Quelles banalités affligeantes !
Des nouvelles de Paris : les négociations sur la
constitution du second gouvernement Rocard s'emballent. Michel
Rocard téléphone de Paris à Roland Dumas, qui est à Toronto avec
nous, pour lui proposer de devenir ministre des Relations avec le
Parlement, en raison de ses grands talents
oratoires !... François Mitterrand
est furieux d'apprendre que Pierre Joxe aurait accepté les Affaires
étrangères que lui a proposées Michel Rocard... Il explose :
Comment peut-il faire ça sans m'en parler
! Déjà, il y a un mois, Rocard voulait
confier ce poste à Jacques Andréani !
C'est sa première vraie colère contre Michel
Rocard. Je me risque à lui faire remarquer qu'il a dit au Premier
ministre que la composition du gouvernement serait de sa seule
responsabilité. Et que Rocard m'a toujours affirmé qu'il n'avait
jamais eu l'intention de confier les Affaires étrangères au
directeur de cabinet de Roland Dumas. Et que Pierre Joxe n'a
sûrement pas commis la moindre infidélité au Président...
Pierre Bérégovoy tient absolument à la suppression
du contrôle des changes, cette béquille idiote.
Mardi 21 juin
1988
La discussion à Sept reprend sur les excédents
agricoles :
Ronald Reagan:
Il faut dire au moins que nous nous engageons
à les réduire ; sinon, le Sommet sera un échec.
Helmut Kohl :
Je ne comprends rien à cette discussion.
Depuis Munich et Tokyo, nous avons agi pour les réduire. La
Communauté a agi. Nous allons arrêter la surproduction, nous avons
déjà pris cette décision à Douze. Laissez-nous faire !
Margaret Thatcher :
Oui, mais il faudra tout de même dire que nous
sommes d'accord sur l'objectif à moyen terme.
James Baker : Pour le
long terme, l'objectif est l'abolition des
pratiques de distorsion sans limite en l'an 2000.
Brian Mulroney
Bon, mais si on trouvait un texte de compromis
?
Ronald Reagan
Il faut peut-être dire que, dorénavant, les
subventions iront au financement des agriculteurs, et non des
produits. Je n'y avais jamais pensé jusqu'ici. On pourrait même
subventionner la reconversion des paysans...
Jacques Delors, un peu
pincé : C'est exactement ce que nous faisons
depuis longtemps en Europe et que vous nous reprochez de
faire...
Ronald Reagan
: Passons à la suite. Je voudrais qu'on parle
des Philippines.
François Mitterrand sursaute : Pourquoi les Philippines ? Il y a tellement de pays
qui connaissent des difficultés politiques et
économiques ! Pourquoi pas le Brésil ou bien Haïti où il vient de
se produire un coup d'État scandaleux ? Il y a tant d'autres pays !
Je ne comprends pas pourquoi on se met à parler des Philippines !
Ce n'est pas un exemple particulier de stabilité ! Ça ne correspond
à aucune réalité politique ! C'est inutile ! Si vous voulez y
consacrer un paragraphe spécial, moi, j'en ajouterai d'autres
!
Giulio Andreotti
: Mme Aquino s'attend à ce que ce Sommet lui
accorde un nouveau Plan Marshall ! C'est vrai que d'autres pays
sont concernés, mais si on ne consacre pas un paragraphe spécial
aux Philippines, il y aura là-bas une énorme déception. Nous avons
laissé entendre qu'il y aurait un grand projet ; nous devons faire
quelque chose...
Ronald Reagan :
Les Philippines sont dans une position
stratégique très importante pour le commerce mondial. Le canal,
là-bas, est une des principales zones d'influence soviétique. Notre
base militaire et aérienne de Guam est menacée par des groupes
terroristes, et cela menace le commerce mondial.
Visiblement, pour Ronald Reagan, le danger n'est
pas le retour à une dictature militaire aux Philippines, mais la
présence des Soviétiques dans les eaux internationales au large des
côtes : en fait, comme si la démocratie menaçait les bases
militaires américaines !
François Mitterrand : Je
n'y comprends rien. Il n'a jamais été question des Philippines dans la préparation de ce Sommet. Je n'ai
pas pris d'engagement à l'égard d'un pays quelconque. La France est
un pays indépendant, qui n'entend pas se faire dicter sa politique
étrangère. Si on veut parler d'un plan pour les Philippines, alors
parlons-en sérieusement. Mais comme les Philippines ne font pas
partie de l'Alliance atlantique, la France ne l'acceptera
pas.
Giulio Andreotti :
Les Américains prévoient-ils une aide
spécifique pour les Philippines ?
Ronald Reagan
: Il faut voir. Ilfaudrait retrouver un
exemple où cela s'est déjà fait. Pourquoi pas ?
Brian Mulroney :
Écoutez, il n'y aura qu'à dire : les
Philippines, entre autres...
François Mitterrand :
Non ! Je conteste le fond et la méthode. Il
faut des débats approfondis. Nous n'avons jamais été consultés. Je
ne veux pas que l'on m'impose quoi que ce soit sans préparation. Je
n'y souscrirai pas.
Ciriaco De Mita :
Je comprends les objections du Président
Mitterrand, même si les Philippines constituent un cas à part très
important pour nous. Moi, je souhaite qu'on supprime ce paragraphe.
Pourquoi ajouter une telle phrase ? Pourquoi faire un sort spécial
aux Philippines, pourquoi pas l'Argentine ou l'Afrique ? Au
surplus, c'est un principe de politique étrangère : pourquoi
engager la politique étrangère de la France sans discussion
préalable ? On parle ici de démocratie, mais aussi de stratégie. Ce
cas particulier pose une question de fond. Ce que pense le Premier
ministre japonais n'engage pas la France. Il faut vous y
faire.
La discussion revient alors sur l'agriculture et
s'enlise. Pierre Bérégovoy lit un texte qui évoque la réduction des
subventions. Le débat est de plus en plus confus :
James Baker :
Oui, mais il faut biffer la mention
inutile.
Helmut Kohl :
Je ne comprends plus rien à ce
débat.
James Baker :
Le premier crochet vaut mieux que le prétendu
compromis.
Brian Mulroney :
Il faut dire : « En tenant compte de la
situation »... On doit parler de la dette du Tiers-Monde...
Helmut Kohl :
La dette des pays les plus pauvres est en
effet d'actualité...
Margaret Thatcher : Pour
ce quâ est de la dette, nous devons
prendre une orientation. Les différentes
options proposées au Club de Paris doivent être négociées au Club
de Paris. Chacun choisit sa propre option, moyennant une
répartition équitable du fardeau...
Brian Mulroney :
Je suis d'accord sur le menu à trois
options...
James Baker :
Je suis moi aussi d'accord, mais nous ne
pouvons pas annuler les prêts...
Finalement, les chefs d'État se séparent après
avoir décidé... d'une motion d'adieu à Ronald Reagan qui sonne
comme un communiqué de soutien à la candidature de Cleorge Bush
!
Toujours à Toronto où il reçoit la revue de presse
par fax, François Mitterrand trouve bien
fait l'article que Lionel Jospin publie dans Le Monde sous le titre : « Gouverner mieux ».
Michel Rocard, lui, en est si furieux, à ce qu'il
paraît, qu'il veut le rétrograder du premier au deuxième rang des
ministres d'État du nouveau gouvernement. La réponse de Lionel
Jospin, que l'on nous rapporte, a été nette : En ce cas, tu peux
rayer mon nom de la liste des membres du
gouvernement.
Bernard Kouchner, lui, y figurera, mais changera
de poste, à son grand dam. Michel Charasse, pressenti il y a
quelques semaines pour s'occuper du Budget, accepte à la condition
d'être ministre délégué, et non pas simple secrétaire d'État, ce
dont Bérégovoy, ministre d'État et des Finances, ne veut à aucun
prix.
Nous rentrons à Paris. Ce Sommet n'aura guère
marqué, sauf en ce qui concerne la dette du Tiers-Monde, pour
laquelle les trois options françaises (annulation partielle,
réduction des taux d'intérêt, étalement des remboursements) ont été
adoptées.
Mercredi 22 juin
1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand s'étend longuement sur le Sommet
de Tororito :
Le projet français pour
réduire l'endettement des pays les plus pauvres a été
adopté.
Concernant les Philippines,
les Américains ont fait pression pour que le Sommet marque son
intérêt très particulier pour ce pays. Je n'ai rien contre les
Philippines ni contre Cory Aquiño, bien au contraire, mais l'unique
raison de ce brusque intérêt des Américains, c'est qu'ils veulent y
développer une base ! Eux qui ont maintenu Marcos au pouvoir
pendant tant d'années ne sont pas très bien placés pour nous donner
des leçons de démocratie ! Je me suis fâché. La France est un pays
souverain, elle n'entend pas être engagée dans une stratégie
militaire sans discussion préalable. Nous avons alors proposé de
rajouter divers pays dignes d'intérêt, comme l'Argentine, ce qui
nous a valu quelques œillades assassines de Mme
Thatcher.
Il n'est pas question que les
sept pays les plus riches décident pour le reste du monde, lesquels
sept pays, à part la France, sont souvent à la dévotion des
États-Unis !
Il s'est manifesté un désir
de porter le Président des États-Unis aux nues : j'ai dit que je
venais d'entrer sans le savoir dans un comité électoral ! On nous a
d'ailleurs indiqué clairement qu'il était nécessaire que nous
adoptions le texte sur la drogue pour faciliter l'élection de M.
Bush. J'aime bien M. Bush, j'ai de bonnes relations avec lui, il
s'intéresse à l'Europe, mais c'était quand même
excessif...
A la suite de la communication de Pierre Bérégovoy
sur la politique monétaire, Michel Rocard
approuve la politique du franc fort,
mais, ajoute-t-il, elle empêche de baisser les
impôts.
François Mitterrand :
Il ne faut pas battre le record des
prélèvements obligatoires de 1987 ! J'aimerais même que l'on fasse
un peu moins...
Le Président rend hommage à Hubert Curien à propos
du dernier lancement, réussi, d'Ariane.
Il annonce qu'il a signé le décret entérinant la
démission du gouvernement : C'est un acte
cruel, qu'il faut bien accomplir. En tout cas, je vous
remercie.
Jeudi 23 juin
1988
A propos de l'entrée de Jean-Pierre Soisson dans
le nouveau gouvernement comme ministre du Travail, le Président me dit : Cela peut
paraître surprenant, un peu risqué. Je l'ai dit au Premier
ministre. Mais, vous savez, c'est sa responsabilité, je n'ai fait
que lui donner quelques conseils pour lui éviter peut-être
certaines erreurs. Mais c'est lui qui a décidé. Il a nommé M.
Soisson en fonction de sa compétence. Celle-ci est évidente. De
toute façon, il est préférable que ces personnalités [les
ralliés] aient de vrais postes
ministériels.
Honte : Jean-Paul II se rend en Autriche. Il est
le seul chef d'État à avoir accepté de rendre visite à Kurt
Waldheim. Pourquoi cette insulte inutile aux Juifs de la part du
Souverain Pontife ?
Dans une lettre circulaire, Helmut Kohl propose un
ordre du jour aux dirigeants européens pour le prochain Sommet de
Hanovre : l'achèvement du marché intérieur ; la dimension sociale ;
les étapes de l'Union économique et monétaire ; la criminalité
trans-frontières ; un exposé de Jacques Delors sur les questions
sociales ; la pollution des eaux.
Laurent Fabius est élu président de l'Assemblée
nationale. Aucune voix socialiste ne lui a manqué. Il devient le
plus jeune président depuis Gambetta, élu en 1879 à quarante
ans.
Michel Rocard est reconduit dans ses fonctions de
Premier ministre.
Vendredi 24 juin
1988
Les négociations sur la Nouvelle-Calédonie ont
commencé hier à Matignon. Michel Rocard y consacre tous ses efforts
et son talent. J'apprends qu'Olivier Stirn, chargé des DOM-TOM, a
rencontré récemment Jean-Marie Tjibaou, lors de son voyage en
Nouvelle-Calédonie, avec l'accord du Premier ministre. L'entrevue a
été chaleureuse et sans nuage. Mais Olivier Stirn a décelé des
tensions entre le FLNKS de Jean-Marie Tjibaou, le FULK, dominé par
Uregei, et le PALIKA, qui rassemble les éléments indépendantistes
les plus déterminés. Stirn n'est pas lié par les discussions
officielles auxquelles il ne participe pas.
Stirn a également rencontré longuement Jacques
Lafleur, grâce à l'entremise d'un ami commun. Lafleur est virulent
et amer vis-à-vis de Jacques Chirac, à qui il reproche, en dépit de
ses promesses d'avant mars 1986, de ne pas l'avoir nommé secrétaire
d'Etat au Pacifique-Sud. De plus, il est désormais considéré comme
un renégat par le RPR qui dénonce sa trahison et ses contacts avec l'actuel
gouvernement, ainsi que son dialogue avec Jean-Marie Tjibaou.
Jacques Lafleur a demandé à Olivier Stirn
que la nouvelle politique ne soit pas une
machine de guerre anti-RPCR. Il aurait carrément laissé
entendre à son interlocuteur qu'il était disposé à favoriser de
nouvelles concessions dans les discussions en cours si on
s'occupait de son sort personnel sous deux aspects : la
présidence d'une société (sans plus de
précisions) et le dédommagement des
frais qu'il a engagés en pure perte dans son soutien à Jacques
Chirac (aucun chiffre n'aurait été évoqué, mais il s'agirait
d'après lui de montants importants). Olivier Stirn a rendu compte
de ces propositions à Michel Rocard qui lui a demandé de n'en
parler à personne, se réservant de régler lui-même ces deux
points.
Le ministre de la Défense et le ministre des
Affaires étrangères demandent au Président de réorganiser le
dispositif naval et le groupement aéronaval français dans le Golfe.
L'un et l'autre souhaitent que nos navires de guerre restent afin
de prévenir toute attaque contre la flotte commerciale et la pose
de mines. A leurs yeux, la présence dans l'océan Indien du
groupement aéronaval ne constitue pas en soi une incitation à
l'escalade. Roland Dumas et Jean-Pierre Chevènement pensent que la
présence à l'Est de Suez du groupement aéronaval français sera au
contraire considérée par les dirigeants arabes comme le signe
tangible d'un intérêt français pour la stabilité dans la région. Si
le groupement aéronaval rentre en France alors que nous
rétablissons nos relations diplomatiques avec l'Iran, cela
prendrait une signification politique et serait interprété comme
une concession faite à Téhéran au détriment des intérêts
arabes.
Dumas et Chevènement recommandent donc que la
présence navale française soit maintenue dans le Golfe et à
l'extérieur du Golfe.
Samedi 25 juin
1988
Réunion préparatoire au Conseil européen de
Hanovre, dans le bureau du Président, en présence de Michel Rocard,
avec Édith Cresson, Roland Dumas, Pierre Bérégovoy. Michel Rocard
se dit préoccupé par une Europe qui serait celle des forts et des
puissants, et qui susciterait ainsi une réaction de rejet, traduite
par des votes à l'extrême droite.
Pour l'heure, chacun ne pense en fait qu'au
nouveau gouvernement en train de se constituer.
Dimanche 26 juin
1988
Michel Rocard est parvenu à mettre d'accord
indépendantistes du FLNKS et anti-indépendantistes du RPCR. Les
deux parties ont consenti à transférer à l'État les pouvoirs du
Conseil exécutif du territoire pour un an, au cours duquel 'État
français préparera un nouveau statut. En 1988, un scrutin
d'autodétermination sera organisé sur place. Un projet de loi
d'amnistie et d'indemnisation va être élaboré.
A part le Front national, tous les partis
manifestent leur joie et leur soulagement.
François Mitterrand souhaite offrir un des postes
de commissaire revenant à la France — celui de Claude Cheysson, qui
arrive au terme de son mandat — à Bernard Bosson, ci-devant
ministre des Affaires européennes dans le gouvernement Chirac. Mais
celui-ci refuse après quelques jours de réflexion. Jean-Louis
Bianco demande à Pierre Méhaignerie de proposer un candidat. Bons
procédés...
Accident d'avion d'Air France à Hobsheim en
Alsace, lors d'un vol de démonstration.
Lundi 27 juin
1988
Le Conseil européen s'ouvre à Hanovre. Margaret
Thatcher estime que le contrôle des changes est assurément inutile,
puisqu'il n'en existe pas en Grande-Bretagne, et qu'il ne faut pas
surréglementer pour harmoniser les fiscalités. Le Luxembourg est
toujours opposé à l'harmonisation fiscale. L'Italie demande un
calendrier pour la création de la Banque centrale européenne.
François Mitterrand
s'exprime en dernier : L'harmonisation fiscale
ne constitue pas un préalable, mais il faudra une démarche
parallèle. Sur la libération des capitaux : On ne peut bâtir
l'Europe autour de ses préférences, il faut des compromis... Nous
ne ferons pas un préalable de l'harmonisation des fiscalités...
mais la question se posera. Si l'argent file dans les paradis
fiscaux, il faudra une démarche commune ou ça craquera
!
Il remarque qu'il semble plus facile d'abaisser la
fiscalité sur l'épargne que les cotisations sociales !
Sur l'Europe sociale : L'Europe ne peut se séparer de ses travailleurs. Je ne
pourrai pas m'associer si rien n'est fait sur le plan
social.
Sur l'audiovisuel : C'est par
là que l'identité se définit.
Échec de l'harmonisation fiscale : Helmut Kohl
nous a lâchés. Libération des mouvements de capitaux sans
contrepartie. Compromis flou, durant la nuit, sur les questions
monétaires. Pas d'accord sur l'objectif fiscal. Rudd Lubbers
demeure étrangement silencieux.
François Mitterrand parle trois fois avec Rocard
au téléphone à propos de la constitution du gouvernement.
Mardi 28 juin
1988
A Hanovre, lors de leur traditionnel petit
déjeuner, François Mitterrand adjure
Helmut Kohl de le soutenir : Il faut tout
faire pour tenter de sauver les condamnés à mort en Afrique du Sud.
Il faut durcir le ton sur les sanctions contre Pretoria
!
En fin de matinée, les conclusions du Sommet ne
sont pas dérisoires : un rapport sur l'Union économique et
monétaire sera présenté au Conseil européen de Madrid, en juin
1989, par un comité comprenant les gouverneurs des banques
centrales et trois personnalités désignées par les chefs d'État et
de gouvernement.
Le Conseil estime qu'il
convient d'examiner d'urgence la possibilité de créer un projet
Eurêka dans le domaine audiovisuel.
Les Douze se donnent un an pour préparer l'union
monétaire. Ils se félicitent des progrès de la construction
européenne accomplis pendant les six mois de présidence allemande
et reconduisent Jacques Delors à la tête de la Commission pour deux
ans.
Enfin ! La liste du second gouvernement Rocard est
publiée. Hélas, la déception est aussi vive que pour le premier.
Les principaux ministères gardent leurs titulaires. Sur 49 membres,
26 sont socialistes. Il n'y a que 12 nouveaux.
Un cas un peu spécial : celui de Roger Fauroux,
ministre de l'Industrie, qui conserve son poste. Alors que,
d'ordinaire, les ministres se battent pour se débarrasser de leurs
secrétaires d'État et en reprendre les attributions, l'ex-PDG de
Saint-Gobain a réclamé à cor et à cris à Matignon deux
sous-ministres, l'un au Tourisme, l'autre au Commerce
extérieur.
Une innovation : cinq ministres battus aux
législatives conservent leur portefeuille, contrairement à un usage
auquel François Mitterrand se disait particulièrement attaché. Il
s'agit de François Doubin, Roger Bambuck, Thierry de Beaucé, Brice
Lalonde et Bernard Kouchner. Peut-être parce qu'ils sont les
représentants de la fameuse « société civile » ?
L'entrée au gouvernement du centriste Jean-Marie
Rausch fait grincer bien des dents.
Après l'annonce de la composition du gouvernement,
accueillie assez ironiquement par la presse, François Mitterrand se
penche longuement sur le projet de déclaration de politique
générale que Michel Rocard lui a transmis. Finalement, il le
corrige assez peu.
Raymond Barre aurait
écrit à Michel Durafour pour approuver sa participation au
gouvernement : Il n'est vraiment plus possible
de gouverner avec cette droite affairiste et
réactionnaire.
Fin des réunions à Matignon sur la
Nouvelle-Calédonie.
Mercredi 29 juin
1988
Dans son bureau, avant le premier Conseil des
ministres du nouveau gouvernement, François
Mitterrand met en garde Michel Rocard : Aucun ministre ne doit plus être autorisé à s'exprimer
sans votre autorisation préalable. C'est très malsain, il faut y
remettre de l'ordre. Ce nouveau gouvernement doit être plus
discipliné que le précédent.
Au Conseil, le Président
fait sa traditionnelle déclaration liminaire : Je voudrais saluer les arrivants et leur rappeler les
règles qu'ils doivent respecter. Le Conseil des ministres a pour
responsabilité les affaires de la France. Cela exige que chacun ait
le sens de l'État et le souci de la nation. La règle majeure est la
discrétion. D'ailleurs, les ministres ne doivent s'exprimer qu'avec
l'autorisation du Premier ministre, mais, ici, au Conseil des
ministres, vous êtes des hommes et des femmes libres d'exprimer vos
opinions.
Il rappelle ce que sont les parties A, B, C. A
propos de la partie C, il précise qu'il n'aime pas qu'elle soit
trop longue : Le Conseil des ministres n'est
pas un cercle d'études ou une académie.
Rien n'est vraiment secret ici. Il y a d'ailleurs très peu de
secrets d'État. En sept ans, j'en ai compté autant que les doigts
d'une seule main. Et lorsqu'il y a des secrets d'État, ils ne sont
pas secrets très longtemps.
A propos des mesures financières sur la Sécurité
sociale, il déclare : J'ai eu
l'occasion, pendant la campagne présidentielle
et pendant la campagne des législatives, de dire qu'il était
indispensable de proroger les mesures prises par le précédent
gouvernement, de façon à équilibrer les comptes.
Georgina Dufoix rend ensuite compte de sa mission
très délicate et réussie à propos des enfants de couples mixtes
franco-algériens. Michel Rocard salue son travail. François Mitterrand : C'est un
dossier très douloureux qui traîne depuis des années. Mme Dufoix
l'a réglé grâce à ses qualités, qui sont rares. C'est un très beau
résultat. C'est une négociation que j'ai suivie de près ; j'ai bien
dû en parler à six reprises au Président Chadli. [C'est la
première fois que je l'entends évoquer. Sans doute l'a-t-il fait
par téléphone ? Ou au cours d'entretiens qu'il a eus avec lui en
tête à tête et dont nul ne sait rien ?]
Puis Michel Rocard
enchaîne sur les accords Lafleur-Tjibaou : Nous avons déjà réussi à changer totalement le climat en
Nouvelle-Calédonie, de même qu'à régler le problème humain que nous
avions avec l'Algérie. Nous ramenons la paix dans les
cœurs...
Dans le discours de politique générale qu'il
prononce devant l'Assemblée nationale, Michel
Rocard annonce la création d'un revenu minimum d'insertion :
Instaurer un droit au revenu minimum est une
innovation d'une portée considérable. Après la création de la
Sécurité sociale, puis sa généralisation, après l'instauration du
minimum vieillesse et des allocations chômage, c'est construire le
dernier étage, franchir la dernière étape.
Il nous faudra également
veiller à ce que cette réforme atteigne bien ses buts, sans créer
des abonnés de l'assistance, sans négliger la volonté tenace de
l'insertion. C'est pourquoi va être parallèlement créée une
délégation interministérielle au revenu minimum d'insertion qui
aura pour tâche d'impulser sa mise en place et de veiller à en
évaluer l'efficacité afin que, d'ici trois ans, un réexamen du
dispositif soit entrepris sur la base d'informations sérieuses et
suivies.
Jeudi 30 juin
1988
Déjeuner à l'Élysée avec Robert Lion, Émile
Biasini, Samuel Pisar, Robert Maxwell, Jean-Pierre Hoss et
Christian Sautter, pour parler du toit de l'Arche de la Défense. La
Fondation des droits de l'homme, coquille juridique vide (dont le
vice-président, Robert Maxwell, fait office de président depuis la
mort d'Edgar Faure), est détentrice d'un bail. Qu'en faire ?
François Mitterrand : La seule chose dont je sois sûr, c'est que ce projet de «
Fondation » n'a pas de sens.
J'apprends que Claudette Colbert, qui vit toujours
à Hollywood, rêverait d'avoir la Légion d'honneur et viendrait
volontiers en France pour la recevoir. Par ailleurs, la danseuse
américaine Rosella Hightower, qui vient d'être faite officier de la
Légion d'honneur, souhaite que ce soit le Président qui la lui
remette. Informé par mes soins, il accepte l'une et l'autre
proposition.
Pierre Arpaillange souhaite que les infractions
relatives au financement des partis et des campagnes électorales
soient incluses dans le champ d'application de la loi d'amnistie.
Michel Rocard l'appuie. La loi Chirac de 1988 ne suffit absolument
pas à créer un cadre juridique et fiscal clair pour les dépenses
électorales. Mais le ministre de la Justice n'entend pas avoir
l'air d'être l'unique artisan de ce pardon. Il préférerait se faire
« imposer » un amendement, présenté de préférence par un député non
inscrit.
Au Sénat — où il a été décidé de présenter le
texte en première lecture —, Étienne Dailly propose justement un
amendement en ce sens. Initiative spontanée ? Pierre Arpaillange,
ravi, ne s'y oppose pas. Hélas, un autre sénateur, Marcel Rudloff,
rapporteur (centriste) du projet, affirme en séance que cette
précision est inutile, les fausses factures à usage électoral étant
déjà, selon lui, visées par un autre article de la loi d'amnistie
(ce qui est loin d'être évident). Apparemment convaincu, Dailly
retire alors son texte, au grand désespoir du gouvernement...
C'est en revanche la gauche — socialistes et
communistes — qui hurle contre la timidité du projet et ses
restrictions vis-à-vis des étrangers. Ses représentants
s'abstiennent de voter le texte.
Vendredi 1er juillet 1988
A Moscou, le Parti communiste achève sa Conférence
en adoptant le calendrier des réformes politiques de
Gorbatchev.
Samedi 2
juillet 1988
Réunion à Paris du Comité directeur du PS pour
discuter du « trouble » dont a fait état sa direction après
l'entrée de ministres barristes au gouvernement. Michel Rocard défend son choix, qui n'est, dit-il,
pas seulement politique, mais de stratégie
sociale. Il ne suscite pas vraiment l'enthousiasme.
Dimanche 3 juillet
1988
Le croiseur américain USS
Vincennes abat par erreur un Airbus iranien au-dessus du
détroit d'Ormuz : 290 morts. Ronald
Reagan exprime ses regrets pour cette terrible tragédie, mais entérine le prétexte de la
légitime défense évoqué par le
commandant du navire. Pourtant, ses explications ne sont pas très
convaincantes.
Lundi 4 juillet
1988
Au golf, François Mitterrand
: Le gouvernement est certes un peu
lourd, mais il vaut mieux tenir compte des sensibilités de chacun.
Quand on progresse sur un chemin nouveau, il y a des gens qu'il
vaut mieux avoir dans sa voiture que sur le bord de la
route.
L'Assemblée nationale adopte le projet de loi sur
la Nouvelle-Calédonie à l'unanimité moins une voix, celle d'Alain
Griotteray (UDF).
Mardi 5 juillet
1988
Michel Rocard vient me
dire qu'il est ravi de ses relations confiantes avec François Mitterrand. Celui-ci,
pourtant, se montre souvent acerbe en privé. Il n'a pas encore
oublié la tentative de remplacement de Roland Dumas par Pierre
Joxe, et continue de déplorer la nomination de Jean-Pierre Soisson
au ministère du Travail. Il trouve aussi que le gouvernement fait
trop de concessions à la droite et au patronat sur l'impôt sur les
grandes fortunes, et qu'il ne va pas assez vite en matière
sociale.
C'est au tour de l'Assemblée nationale de discuter
de l'amnistie. Empoignade sur la question de la réintégration dans
l'entreprise des salariés « protégés » licenciés pour faute lourde.
Amnistie de classe ! tonne Pierre Mazeaud. N'en seront finalement exclus que les
condamnés pour coups et blessures à plus de quatre mois fermes, ou
douze mois avec sursis !
C'est que les voix communistes sont importantes :
avec les 23 députés devenus ministres, le gouvernement ne peut se
permettre d'être privé du soutien du PC.
Finalement, le RPR vote contre, l'UDF et les
centristes s'abstiennent.
Lors de la conférence de presse organisée par
Claude Evin, ministre de la Santé, pour présenter les grandes
orientations de son action, son secrétaire d'État, Léon
Schwartzenberg, annonce des mesures dont le ministre n'a pas même
été prévenu. Parmi elles, le dépistage systématique du sida pour
toutes les femmes enceintes, et la distribution gratuite de
méthadone aux drogués. Tollé général dans les milieux bien-pensants
! Claude Evin demande à Michel Rocard de « démissionner » son
secrétaire d'État.
Mercredi 6 juillet
1988
Au Conseil des ministres, Roland Dumas annonce la
venue prochaine en France de Jonas Sawimbi, chef de la guérilla
angolaise. Lors de son précédent voyage, en septembre-octobre 1986,
celui-ci avait été reçu par François Léotard, alors ministre de la
Culture, ce que François Mitterrand avait à l'époque vivement
critiqué. Le Président : S'il veut venir en France, il en a bien le droit, mais il
ne doit pas y avoir de rencontre avec les membres du
gouvernement.
A propos de l'avion de ligne iranien abattu par
erreur dans le Golfe par un missile américain : C'est dommageable non seulement pour les États-Unis, mais
pour l'ensemble des pays occidentaux. Il approuve la
réaction très vive du ministère des Affaires étrangères, qui lui a
d'ailleurs été préalablement soumise : Vous
vous souvenez de la clameur mondiale qui avait suivi le mitraillage
du Boeing coréen par les Soviétiques. Il faut éviter qu'il y ait
deux poids, deux mesures. Cet acte est inadmissible et doit être
condamné. Mais il ne faut pas non plus en exagérer les
conséquences. Ce n'était évidemment pas la volonté du gouvernement
des États-Unis d'Amérique que de tuer des civils.
Catherine Tasca soumet au Conseil le principe de
la création d'un nouveau Conseil supérieur de l'audiovisuel en lieu
et place de la CNCL. Elle propose qu'il fasse partie des
institutions de la République énumérées dans la Constitution. Son
remarquable exposé est écouté avec une extrême attention, y compris
par François Mitterrand qui déclare :
La constitutionnalisation de
la nouvelle instance devrait intervenir après
le vote de la loi, pas pendant. Ma réserve porte sur le calendrier,
pas sur le fond de vos explications, qui sont
excellentes.
Je réunis à déjeuner Jack Lang, Émile Biasini, les
directeurs de cabinet de Lionel Jospin et de Michel Charasse pour
discuter du coût du projet de Grande Bibliothèque et l'intégrer aux
perspectives budgétaires de 1989. Nous établissons un calendrier :
l'opération devra évidemment avoir atteint le point de non-retour
avant les élections législatives de 1993. Le 14 Juillet prochain,
le Président annoncera cette décision et enverra une lettre à la
personnalité qui sera chargée de la mission d'études. Le nom de
Patrice Cahart, inspecteur général des Finances et ancien directeur
général des Douanes, est évoqué par Jack Lang. C'est une bonne
idée. Le 30 novembre, dépôt du rapport. Début 1989, création de
l'établissement public constructeur. Le 1er juin 1989, lancement de la consultation
architecturale à six ou douze candidats au plus, une provision
budgétaire étant inscrite dans la loi de finances pour 1990. Le 28
février 1990, choix du projet. Au printemps 1990, lancement des
premiers appels d'offre. Je demande à chacun le plus grand secret
sur cette conversation, l'annonce du projet revenant au
Président.
Les sénateurs adoptent à l'unanimité la loi
plaçant pour un an la Nouvelle-Calédonie sous administration
directe de l'État.
En revanche, la deuxième lecture du projet de loi
d'amnistie commence mal : une question préalable est votée,
entraînant le rejet du texte. Le vieil air du « laxisme » est de
retour. Étienne Dailly évoque
la crainte que les prisons ne
deviennent des centrales de
terrorisme.
Après deux mois de réflexion, le ministre de la
Défense rappelle à l'ordre les quarante-cinq officiers généraux du
cadre de réserve qui ont enjoint à voter Chirac entre les deux
tours des présidentielles. Le Président a dû insister.
Jeudi 7 juillet
1988
Michel Rocard téléphone au Président pour lui
demander l'autorisation de faire démissionner Léon Schwartzenberg
du gouvernement. François Mitterrand,
agacé, lui répond : Faites ce que bon vous
semble. C'est votre gouvernement. Vous en êtes le chef. Mais prenez
garde, la démission a elle aussi ses inconvénients : celle de vous
faire passer pour un rigolo. A l'inverse, ne rien faire, c'est
saper votre autorité.
Michel Rocard souhaite également faire partir
Pierre Arpaillange, qui est l'objet d'attaques violentes à droite
et que les socialistes accusent d'avoir « bâclé » le projet
d'amnistie. François Mitterrand prend sa
défense : Un garde des Sceaux doit être
indépendant. Vous prétendez qu'il est trop raide à ce poste-là. Ce
n'est pas un défaut. Vous ne voulez tout de même pas avoir un
Chalandon de gauche !
Lorsqu'il me rapporte l'histoire, le Président
ajoute : Rocard espérait peut-être compenser
l'éviction de son ami Schwartzenberg par le renvoi de mon ami
Arpaillange...
Adoption définitive de la loi d'amnistie : le
Sénat n'ayant pu être convaincu, c'est le texte adopté en première
lecture par l'Assemblée qui est considéré comme élu. C'est la
première fois qu'une loi d'amnistie n'obtient pas un
consensus.
Lundi 11 juillet
1988
Le City of Poros, un
navire de croisière, est attaqué par un commando terroriste, au sud
d'Athènes : 9 morts, 98 blessés, dont 34 Français.
Mikhaïl Gorbatchev est à Varsovie. Il évoque les
trois étapes de son plan de réduction des armements conventionnels
que la future conférence sur la stabilité conventionnelle en Europe
aura pour objet de discuter. Il met l'accent sur les effectifs
alors que, pour l'Occident, c'est la réduction des armements qui
serait décisive. Il envisage de retirer des chasseurs-bombardiers
des pays de l'Est en échange du non-redéploiement en Italie des 72
F16 américains stationnés jusqu'à présent en Espagne. Il propose la
mise en place d'un centre européen de gestion des crises. Enfin, il
demande l'organisation d'une conférence européenne au sommet.
Sans attendre, l'OTAN rejette toutes ces
propositions.
Pour la première fois depuis la guerre, il paraît
possible de s'engager dans un processus de désarmement
conventionnel. La Conférence de Vienne sur la sécurité et la
coopération en Europe, toujours pas achevée, doit à la fois fixer
les grandes lignes de la future négociation sur la stabilité
conventionnelle, définir l'ordre du jour de conférences économiques
sur la coopération Est/Ouest et adopter des mesures concernant les
droits de l'homme, notamment la libéralisation des droits de
circulation entre l'Est et l'Ouest. Les Roumains se refusant
absolument à toute concession sur ce point et les Soviétiques ne
voulant pas les contraindre, la CSCE s'éternise. Roland Dumas et
Hans-Dietrich Genscher reçoivent ensemble, mais en vain, le délégué
roumain pour tenter de le faire évoluer.
Que faire avec les pays de l'Est ?
Sur le plan économique, deux d'entre eux
présentent un intérêt particulier : la RDA et la Hongrie (alors que
deux autres sont tout à fait insolvables : la Pologne et la
Roumanie). Nous n'avons aucune raison de laisser les Allemands de
l'Ouest y mener seuls une politique dynamique.
Trois pays posent moins de problèmes que les
autres : la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie. Nous aurions
intérêt à échelonner notre action dans ces pays : visite du
ministre de l'Industrie et du Commerce extérieur, éventuellement
visite du ministre délégué auprès du ministre des Affaires
étrangères, pouvant déboucher sur une visite du Président.
La RDA pose un problème particulier dans la mesure
où c'est un des deux pays d'Europe de l'Est les plus rétifs à la
politique de Mikhaïl Gorbatchev. Mais cela ne devrait pas nous
empêcher de travailler sans complexe avec elle, d'y envoyer des
ministres techniques et économiques, voire d'y organiser une visite
de Roland Dumas, ou même de Michel Rocard, si celui-ci le souhaite,
Laurent Fabius y étant déjà allé comme Premier ministre.
Le principal obstacle à une visite du Président en
Pologne est la réaction négative prévisible d'une grande partie de
l'opinion française, qui n'apprécie guère le général Jaruzelski. Le
Premier ministre lui-même partage ce sentiment.
Aucun contact au sommet avec la Roumanie de
Ceausescu n'est envisageable. Ce régime est l'un des pires au
monde. Par ailleurs, le Conducator est
en très mauvais termes avec Mikhaïl Gorbatchev et si celui-ci peut
hâter son départ et son remplacement par un dirigeant présentable,
il le fera sans hésiter.
Cette action de relance pourrait s'étaler sur deux
à trois ans et faire l'objet d'une concertation étroite entre
Roland Dumas et Hans-Dietrich Genscher, ainsi, naturellement,
qu'entre le Chancelier, qui s'intéresse de très près à cette
région, et le Président.
Jack Lang me suggère de
proposer au Président une Académie internationale de la culture,
à l'image de la création par Richelieu de
l'Académie française.
Mardi 12 juillet
1988
Dernières vérifications : le projet de Grande
Bibliothèque est au point. Le Président pourra l'annoncer
après-demain.
Mercredi 13 juillet
1988
Au Conseil des ministres, il est question de
l'impôt sur les grandes fortunes que le gouvernement souhaite
rétablir.
Après l'exposé de Pierre Bérégovoy, Jean-Pierre Chevènement se livre à une critique très
vive : le rendement de cet impôt est insuffisant, dit-il, cela nous
rapportera trois fois rien. Il en
profite pour mettre en garde le Premier ministre à propos du
financement du revenu minimum d'insertion : il espère ardemment
qu'il ne sera pas question de faire des coupes claires dans le
budget de la Défense nationale. Il plaide plutôt pour un relèvement
de l'impôt sur le revenu.
François Mitterrand
l'interrompt : Monsieur le ministre de la
Défense, vous êtes en avance de quelques mois sur le débat
budgétaire !
Jean-Pierre Chevènement
: Les classes possédantes ont l'art de
plaider en faveur du maintien de leurs privilèges en les présentant
comme faisant partie de l'intérêt national.
François Mitterrand,
pour couper court à la contestation : Personne
ici ne va s'apitoyer sur le triste sort des personnes en question.
De toute manière, le dossier a déjà été étudié à fond par le
Premier ministre et les ministres compétents.
Michel Rocard confirme
qu'un comité interministériel sur l'ISF s'est en effet tenu avec
les ministres concernés. Il se plaint que les évaluations du
ministère de l'Économie et des Finances aient changé en cours de
route : Le « trois fois rien » est inexact. Il
ne faut pas frapper plus fort, pour ne pas faire fuir de France les
capitaux. Une activité économique préservée nous apportera des
rentrées fiscales supplémentaires. Et il ne faut pas que nous
soyons contraints de modifier à la baisse cet impôt d'ici à deux
ans, à cause de l'Europe. C'est là que ce gouvernement, que je
considère comme devoir être durable, doit prendre ses vraies
responsabilités.
François Mitterrand :
Le débat est clos, je vous
remercie.
Autour de la table, les ministres qui le
connaissent bien échangent des regards entendus. Ils n'ignorent pas
qu'à ses collaborateurs et à de nombreux visiteurs le Président ne
cache pas qu'il trouve le taux d'imposition du capital envisagé
trop faible.
Après l'exposé de politique étrangère de Roland
Dumas, François Mitterrand évoque les
propositions de Gorbatchev sur les négociations conventionnelles :
Nous ne sommes pas pressés, ni même tenus de
réagir. Mieux vaut faire notre propre proposition.
Puis il se livre à un historique du désarmement
:
A Reykjavik, les États-Unis
étaient portés par une sorte de rêve de détruire toutes les fusées
stratégiques. Mme Thatcher en était très inquiète. Elle me l'avait
dit, mais elle ne s'est pas manifestée à Toronto. C'est une
personne qui est très ferme, mais pas tout le temps...
La riposte graduée sert
seulement à permettre au Président des États-Unis d'Amérique de
décider s'il intervient ou non, et quels seront le lieu et la
nature de cette intervention.
On parle beaucoup de
découplage, pour ne pas dire grand-chose. Le découplage est inscrit
dans la stratégie de la riposte graduée, que je n'accepte
pas — en tout cas pour l'Europe.
[D'habitude, François Mitterrand dit qu'il ne l'accepte pas « pour
la France ».]
Sur les armes nucléaires de 0
à 500 km de portée, je me suis opposé au surarmement, c'est-à-dire
à leur renforcement, parce qu'il allait à contre-courant du
désarmement, mais je ne me suis pas prononcé sur nos propres armes.
Avec nos Pluton (nous en avons 75, chacun portant une bombe égale à
deux fois celle qui est tombée sur Hiroshima), nous pourrions faire
un magnifique feu d'artifice de 150 Hiroshima en RFA ! Quand j'ai
modifié la doctrine d'emploi de ces armes, j'ai eu une protestation
à peu près unanime des chefs d'état-major, ce qui prouve qu'il faut
réfléchir avant de les nommer. Je donne la priorité au désarmement
conventionnel, à l'équilibre des armes classiques, parce que c'est
par là que le contournement du nucléaire est possible.
[L'hypothèse d'un contournement du nucléaire, chère aux militaires
et, hier encore, à André Giraud, n'était pas jusqu'ici admise par
François Mitterrand. C'est la première fois, à ma connaissance,
qu'il la reprend à son compte.]
Le Président rappelle comment il a proposé à
l'OTAN, à Bruxelles, en mars 1988, d'adopter un processus analogue
à celui de la double décision : ou bien les Soviétiques discutent
sérieusement, dans les deux ou trois ans, du désarmement
conventionnel et commencent à s'y engager, ou bien l'Alliance
renforce son armement nucléaire à courte portée.
Si on fait comme cela, il y
aura un désarmement classique, car les Soviétiques ont besoin de
désarmer. Vous me direz : « Vous ne pouvez pas prouver qu'il va y
avoir désarmement. » Je vous réponds : « Non, je ne peux pas le
prouver, mais j'en suis sûr. »
Après une communication de Jean Poperen sur le
travail parlementaire, le Président
conclut : Vous n'aurez pas en octobre un
climat détendu. Ce ne sera pas une période paisible pour le
gouvernement.
François Mitterrand reçoit à déjeuner les députés
socialistes de l'Essonne. Ils sont sept sur les dix élus que compte
ce département. Claude Germon, le député de Massy, lui a écrit une
lettre très « union de la gauche », et Julien Dray a publié dans
Libération un article très réservé sur l'ouverture. C'est
l'occasion pour lui de faire le point sur sa stratégie en politique
intérieure.
François Mitterrand:
L'alliance avec le CDS ? Je n'y crois pas. Et,
même si elle était possible, je n'en voudrais pas. Des ralliements
? Oui. Il faut être ouvert, il ne faut pas être sectaire. La
rupture de l'union de la gauche, lors de la formation du
gouvernement Fabius, a été la faute du seul Parti communiste. Mais,
sur les moyen et long termes, il nous faut aussi un relais sur
notre droite. Cette démarche est légitime, mais, pour l'instant, ce
relais n'existe pas. Quant au Parti socialiste, il faut qu'il ait
un vrai pouvoir d'attraction qui séduise les Français, il faut que
la jeunesse y aille. Pour cela, il doit se montrer capable d'être
porteur d'idées d'avenir, de comprendre la société, la pensée et le
langage de son temps, sans tomber dans les modes. Tout cela est
nécessaire s'il veut continuer à diriger la France ; autrement, il
retournera pour longtemps dans l'opposition.
La situation n'est pas
facile, mais, au moins, je ne les [Chirac et les ministres de la
cohabitation] vois plus tous les mercredis assis devant moi à la
table du Conseil des ministres !...
Jeudi 14 juillet
1988
Pour sa traditionnelle intervention sur
TF1, François
Mitterrand semble décidé à rassurer son camp : J'ai surtout écouté, à partir du 8 mai au soir, et j'ai
perçu des refus... Je considère que le premier de mes devoirs
est... de répondre aux aspirations des Français qui, en votant pour
moi, ont choisi une certaine direction pour leur pays... C'est à la
majorité qu'il appartient de gouverner... Le centre, je le cherche
un peu. Un centre qui vote toujours avec la droite, c'est un drôle
de centre...
Comme décidé, le
Président annonce le lancement d'une Grande Bibliothèque
d'un type entièrement nouveau.
Lundi 18 juillet
1988
Michel Delebarre, sur le
Conseil des ministres : Pour un début en
beauté, c'est un début en beauté ! Un vrai, un grand bordel, comme
les socialistes les aiment ! C'est un spectacle. Je regarde le
Président : c'est captivant. Chaque fois que Rocard parle,
c'est-à-dire à tout propos, on se demande quand il va lui dire de
la fermer. Au bout d'une minute, François Mitterrand a un signe
d'énervement qui ne trompe pas : il commence à tapoter sur la table
avec sa main...
Le Président, à propos
de la décision très controversée de Pierre Arpaillange de supprimer
l'isolement carcéral pour les terroristes : Sa
proposition était juridiquement juste, mais elle soulevait un
problème d'opportunité politique.
L'Iran accepte officiellement la résolution 598 du
Conseil de Sécurité adoptée le 20 juillet 1987 qui ordonnait
l'arrêt immédiat du conflit qui l'oppose à son voisin
irakien.
Mardi 19 juillet
1988
Petit déjeuner chez Michel Rocard, à Matignon.
Discussion banale sur la préparation budgétaire.
Lors d'une promenade sur le plateau de Valensole,
chez Jean-Louis Bianco, François Mitterrand
: Je ne comprends pas pourquoi Michel
Rocard s'est fixé de respecter le déficit budgétaire de 100
milliards qui avait été déterminé par Chirac. Il se crée une
contrainte supplémentaire et inutile.
Pierre Bérégovoy propose au Premier ministre le
remplacement immédiat de Jean Dromer à la présidence de l'UAP.
Rocard en fait part à l'intéressé et offre de le nommer ambassadeur
de France au Royaume-Uni, ce que Dromer, semble-t-il, refuse.
Bérégovoy avance pour remplacer Dromer le nom de
Bernard Attali. Rocard refuse. Il ne souhaite pas le nommer,
dit-il, parce que c'est mon frère, que ce serait lui rendre un
mauvais service, ainsi qu'à la gauche et à moi-même : on dirait
qu'il a été promu grâce à ses appuis et non pour ses qualités. Il
n'en a pas moins présidé avant 1986 une autre grande compagnie
nationale d'assurances, le GAN.
Le Président, qui n'était pas à l'origine de cette
proposition, n'insiste pas. C'est Jean Peyrelevade qui prendra la
présidence de l'UAP.
Mercredi 20 juillet
1988
Je remarque qu'on parle beaucoup plus aux Conseils
des ministres qu'auparavant. Les discussions sont plus ouvertes,
plus animées que sous les gouvernements Mauroy et Fabius.
Aujourd'hui, débat intéressant sur les contrats de plan
État-régions.
François Mitterrand :
On distingue les entreprises sérieuses à ce
qu'elles planifient, et on ne voudrait pas que la France fasse ce
que font les entreprises ! Les pays qui réfléchissent à leur avenir
sont en avance sur les autres. Une nation a le droit de savoir où
elle va. Je ne crois pas que l'intérêt général soit la somme des
intérêts particuliers. J'ai vu avec beaucoup de tristesse le Plan
perdre pratiquement jusqu'à toute réalité au cours des dernières
années.
Il évoque le général de Gaulle et sa fameuse
formule sur l'« ardente obligation du
Plan ». Il dit qu'il ne reprendra pas cette expression,
d'abord parce qu'il ne reprend pas les formules des autres, ensuite
parce que, dans les faits, il n'y a pas eu la moindre obligation...
Mais la planification fait partie des
instruments principaux de la réussite de la France d'ici à la fin
du siècle.
Michel Charasse, Pierre Bérégovoy et Michel Rocard
interviennent à la suite pour s'élever en chœur contre les demandes
déraisonnables des ministres, qui, si
elles étaient acceptées, rendraient impossible le maintien du
déficit à 100 milliards.
François Mitterrand :
L'arrivée de tout nouveau gouvernement est un
moment propice, aux yeux des administrations, pour essayer de faire
passer ce qui, jusque-là, n'a pas reçu une réponse favorable, comme
l'a très bien souligné M. le ministre du Budget. Pour être juste,
c'est aussi un moment favorable pour le ministère des Finances qui
cherche toujours à rattraper ce qu'il a dû lâcher les années
précédentes. Il faut que chacun d'entre vous se montre sévère, très
sévère chez lui ; sinon, il faudra procéder de façon autoritaire.
Il faudra être impitoyable, monsieur le Premier ministre ; la seule
priorité, comme je m'y suis engagé auprès des Français, c'est
l'Éducation nationale et les domaines qui s'y rattachent, comme la
Formation professionnelle, par exemple.
Je suis soucieux — je sais
que le Premier ministre partage cette préoccupation — de la
sécurité dans les transports. J'avais approuvé la sévérité passée
de M. le ministre d'État [Maurice Faure] pour prévenir les accidents de la route.
Je suis prêt à soutenir des mesures encore
plus rigoureuses pour les transports en commun.
Après le Conseil des ministres, premier Conseil de
défense du second septennat. Comme d'habitude, les militaires
réclament une augmentation de leurs crédits, alors que les
ministres de l'Économie et du Budget veulent, eux, une
diminution.
François Mitterrand :
Il y a un risque de désordre dans l'empire
soviétique. Ce désordre n'est probablement pas préférable, pour
nous, à l'ordre qui y régnait jusqu'ici. Je crois qu'à l'échelle
d'une génération, la désintégration est inévitable. J'ai entendu
Kadar [15 et 16 octobre 1984] et
Jaruzelski [4 décembre 1985] m'expliquer qu'ils avaient le choix entre la révolte,
héroïque mais inutile, et la patience. Kadar m'a dit : « Nous avons
toujours été sous la domination d'un empire, turc, autrichien, puis
russe. » Jaruzelski m'a dit : « Ou bien je condamne mon peuple à
vivre sous la botte soviétique, ou bien je tire ce que je peux de
la situation telle qu'elle est. Êtes-vous prêts,
en Occident, à faire la guerre pour la Pologne
? Non. Alors, il n'y a pas d'autre voie que celle que je suis...
»
Sur l'arme chimique, le
Président précise sa pensée avec une ironie mordante :
Je demande que l'on réfléchisse bien à la
position française, que je résume en la simplifiant : on n'a pas
d'armes chimiques, mais on va en fabriquer. Comme cela, on pourra
les détruire avec celles des autres, s'ils acceptent.
Sourires gênés : les militaires se demandent si
cela prélude à l'arrêt du programme. Ils n'aiment pas François
Mitterrand. Ils le respectent, admirent sa compétence, mais ne
l'aiment pas.
Jean-Pierre Chevènement ayant expliqué qu'il
souhaite réviser à la hausse le coût de la loi de programmation,
François Mitterrand lui répond : Vous
avez peu de chances d'obtenir ça.
Tout est dit.
A propos d'une vague de départs parmi ses
collaborateurs, le Président me confie :
J'avais dit que je changerais la moitié du
cabinet. C'est ce qui est en train d'arriver. Vous n'imaginez pas
les strates qui peuvent s'accumuler en sept ans. Quand les gens
restent sept ans dans les mêmes fonctions, ce n'est pas
sain.
Les gouvernements sud-africain, angolais et cubain
signent un accord sur l'évacuation de l'Angola et l'accession à
l'indépendance de la Namibie.
Jeudi 21 juillet
1988
Je rencontre à New York le secrétaire général de
l'ONU, Javier Perez de Cuellar. Je lui parle de l'idée d'organiser,
le 14 Juillet 1989, un Sommet Nord/ Sud à Paris et lui apporte une
lettre formelle d'invitation pour qu'il y assiste. Il approuve
l'idée. Nous dressons ensemble une première liste d'autres chefs
d'Etat à inviter.
Vendredi 22 juillet
1988
Margaret Thatcher résilie le mandat des deux
commissaires britanniques à Bruxelles : elle les accuse d'être trop
pro-européens !
Mercredi 27 juillet
1988
Au Conseil des ministres, à propos du remplacement
de Jean Dromer par Jean Peyrelevade à la présidence de l'UAP,
François Mitterrand : Ce n'est pas une affaire d'État. M. Dromer part comme il
est venu, de même que M. Peyrelevade arrive comme il est parti.
Oui, c'est une décision politique ; non, ce n'est pas une chasse
aux sorcières. J'avais annoncé pendant la campagne électorale qu'il
faudrait casser les « noyaux durs » tels qu'ils ont été constitués.
En soi, les « noyaux durs » ne sont pas une mauvaise notion, mais
ce qui n'est pas supportable, c'est la confiscation, par une
formation politique, de l'ensemble des féodalités économiques.
L'UAP devait être privatisée pour conforter le pouvoir de cinq ou
six groupes — en réalité, de cinq ou six personnes qui contrôlent
l'économie. Est-ce que l'on va laisser ce pouvoir à des personnes
qui sont directement ou indirectement trésorières de certains
partis politiques ? J'assume la responsabilité de cette décision,
je proclame qu'il s'agit d'une décision politique pour en finir
avec la mainmise d'un certain nombre de groupes sur l'économie de
la France !
Il n'ignore pas que ces propos ne tarderont pas à
être connus des intéressés.
A propos du mouvement préfectoral, François
Mitterrand prononce l'éloge de Pierre Verbrugghe, qui revient après
son éviction par Charles Pasqua.
Une communication d'Olivier Stirn sur le tourisme
permet à Michel Charasse d'expliquer,
avec sa truculence coutumière, que les problèmes du tourisme ne
sont pas seulement une question de budget, mais d'amabilité dans
l'accueil, d'heures d'ouverture des hôtels et de maîtrise dans la technologie
de la plomberie et de la tuyauterie !
François Mitterrand :
Et les horaires d'ouverture des musées
?
Jack Lang : Pour la première fois, les musées sont restés ouverts le
14 Juillet. J'espère qu'ils le seront le 15 août et que nous
pourrons continuer.
A propos du terrorisme en Corse, Pierre Joxe précise : L'application du droit en
Corse n'est pas la règle, mais l'exception. Certaines pratiques du
gouvernement précédent ont encouragé cela. On peut imaginer une
évolution de type mafieux. Il ne faut pas se faire d'illusions sur
la trêve, qui n'aura qu'un temps et ne résoudra pas tous les
problèmes.
A propos du statut exceptionnel de la Corse,
Michel Charasse s'étonne de constater que l'impôt sur les grandes
fortunes n'y est pas applicable.
François Mitterrand :
Si les choses sont telles qu'elles sont, si le
pouvoir continue d'appartenir à ceux qui le détiennent, il n'y a
aucune raison pour que cela change. Il faut que les Corses aient le
sentiment qu'ils règlent eux-mêmes leurs propres affaires. Les
statuts qui ont été adoptés sont trop timorés. Mais, d'autre part,
il faut sortir des très mauvaises habitudes corses. L'État, dans ce
domaine, doit être d'une sévérité implacable. Il ne s'agit pas de
rechercher je ne sais quelle égalité entre la Corse et, disons, le
Poitou-Charentes. La situation de la Corse est plus proche de celle
d'îles plus lointaines...
Roland Dumas propose Jean-Bernard Raimond comme
ambassadeur auprès du Saint-Siège. Cela lui
ira comme un gant, commente le
Président.
Jeudi 28 juillet
1988
Avant le départ des Soviétiques, le désordre
s'installe en Afghanistan. Le retrait soviétique se poursuit
conformément aux accords de Genève, mais les Pakistanais
transgressent ces accords en poussant les éléments les plus
radicaux de la résistance (la faction Hekmatyar) à engager une
offensive de grande envergure. Ils peuvent rendre la vie compliquée
à Najibullah en déversant une pluie de roquettes. Nous devons nous
préparer à une évacuation de notre ambassade, ne serait-ce que pour
éviter d'avoir à se placer sous la protection des Soviétiques,
comme c'est d'ores et déjà le cas pour le chargé d'affaires
américain dont la sécurité est assurée par des miliciens afghans
sous les ordres du KGB !
Pour la première fois depuis 1967, date de la
rupture des relations entre l'URSS et Israël, une mission
diplomatique israélienne se rend à Moscou.
Vendredi 29 juillet
1988
En Hongrie, Imre Pozsgay, chef des réformateurs,
entre au gouvernement. C'est le signe d'un profond bouleversement
qui passe inaperçu.
Dimanche 31 juillet
1988
Pierre Bergé, à qui Jack
Lang souhaite confier la présidence de l'Opéra-Bastille, a le
sentiment que l'institution court à la catastrophe si on ne
parvient pas à casser les clauses financières du contrat de Daniel
Barenboïm et à réduire ses pouvoirs en matière d'élaboration des
programmes. Il explique au Président que, par crainte des effets
médiatiques qu'entraînerait le départ de Barenboïm — et, avec lui,
celui, prévisible, de Patrick Chéreau et le désaveu possible de
Pierre Boulez —, on se place en position de faiblesse. A ses yeux,
l'Opéra-Bastille ne serait pas condamné parce
que ceux qui ont voulu faire un Opéra à leur mesure et non à celle
du public le quitteraient. Il ne recommande donc pas de
rompre les négociations, mais conseille de ne pas négocier à
n'importe quel prix : les deux points de litige évoqués doivent,
selon lui, être impérativement corrigés, et la politique de
l'Opéra-Bastille se décider entre le président des Opéras de Paris
et le directeur de l'Opéra-Bastille. Il souligne que toute autre
solution serait vouée à l'échec et entraînerait immanquablement
celui de l'Opéra-Bastille lui-même.
Mardi 2 août
1988
Les pays créanciers membres du Club de Paris se
mettent d'accord sur la mise en application de la décision prise à
Toronto d'alléger la dette des pays les plus pauvres. Le Trésor
français va établir, pour le solde, une durée de rééchelonnement
supérieure à celle de dix ans évoquée initialement ; à défaut, la
charge de remboursement pour les pays endettés resterait trop
forte. Cette durée est portée à quatorze ans pour les crédits
commerciaux garantis et à vingt-cinq pour les prêts d'aide publique
au développement. Le coût budgétaire sera d'environ 1 milliard de
francs par an.
Une fois de plus, l'obstination de Jack Lang aura
payé : le budget de la Culture augmentera de 12 %, soit deux fois
plus que celui de l'Education nationale. Bien joué : à grand
ministre, budget élevé.
Jeudi 4 août
1988
La Jordanie annonce le licenciement des 21 000
fonctionnaires palestiniens qu'elle employait en Cisjordanie.
Vendredi 5 août
1988
L'AFP diffuse cette dépêche : Sacrifiant quelques heures de vacances en Suède, Michel
Rocard a définitivement arrêté, jeudi soir, les grandes lignes du
budget de l'État pour l'année 1989... Le Premier ministre a procédé
aux tout derniers arbitrages avant de
se reconsacrer [sic] à ses vacances sur les eaux de la Baltique.
Selon son entourage, le Premier ministre a fait un rapide
aller-retour à Paris, jeudi soir. Il ne s'est cependant pas
rendu à Matignon.
En réalité, Michel Rocard n'a jamais quitté la
Baltique, il n'est aucunement rentré à Paris. C'est en Suède, et
non à Paris, qu'il a signé hier soir les « lettres-plafonds »
fixant les crédits de chaque ministère. Jean-Paul Huchon les lui a
apportées en début d'après-midi, à Stockholm, à bord d'un avion du
GLAM. L'information donnée par l'AFP émane pourtant de
Matignon...
Lundi 8 août
1988
Javier Perez de Cuellar annonce le cessez-le-feu
entre l'Iran et l'Irak.
Adoption de la loi sur la prévention du
licenciement économique et sur le droit à la conversion, qui, sans
rétablir l'autorisation administrative de licenciement, redonne aux
salariés, notamment les plus âgés, des droits et garanties que la
droite avait supprimés en 1990.
Vendredi 12 août
1988
Philippe Séguin fait
paraître un communiqué pour démentir un écho publié dans la presse,
selon lequel il aurait affirmé que le RPR a
autre chose à faire que de soutenir ad vitam les candidatures
présidentielles de Jacques Chirac.
Pourtant, je crois bien l'avoir déjà entendu un
jour me dire quelque chose dans ce goût-là...
Dimanche 14 août
1988
Au Burundi, des troubles inter-ethniques, entre
Hutus et Tutsis, sont durement réprimés par l'armée :
officiellement 5 000 morts.
Lundi 15 août
1988
En Pologne, grève des mineurs de Haute-Silésie
pour obtenir la reconnaissance de Solidarnosc.
Moscou annonce le retrait de la moitié du corps
expéditionnaire d'Afghanistan.
George Bush est investi par le Parti républicain
pour l'élection présidentielle de novembre.
Mardi 16 août
1988
Des décisions restent à prendre afin de préciser
le déroulement du prochain Sommet, sa coordination avec les fêtes
du Bicentenaire, les procédures matérielles et diplomatiques
nécessaires à sa préparation. Chacun, à Paris, commence à mesurer
l'ampleur des responsabilités et des risques que nous avons pris en
décidant la simultanéité des deux événements.
Les réunions restreintes se dérouleront pour
l'essentiel dans la Pyramide du Louvre. Le centre de presse et les
délégations devraient être installés dans l'Arche de la Défense :
ce serait moins perturbant pour la circulation dans Paris, déjà
difficile en cette période.
Le jeudi 14 Juillet, les sept chefs d'État seront
conviés à assister au défilé sur les Champs-Élysées ; séance
d'ouverture au Louvre, dîner des seuls chefs d'État et de
gouvernement dans la Pyramide. Le vendredi 15 juillet, séance de
travail au Louvre ; déjeuner à la Villette ; trajet en bateau
jusqu'à l'Arche de la Défense ; séance de travail informelle et
dîner sur le toit de l'Arche. Samedi 16 juillet : séance de travail
à l'Arche ; déjeuner, conférence de presse finale dans le centre de
presse ; dîner de gala à Orsay.
Plusieurs chefs d'État du Tiers-Monde seront
également invités dès le 12 juillet. Ils pourront ainsi se
rencontrer entre eux et rencontrer les sept chefs d'Etat des pays
industrialisés avant d'assister aux cérémonies des 13 et 14
Juillet. Il s'agira des présidents de l'Argentine, du Brésil, du
Mexique, du Zimbabwe (également président des non-alignés), de la
Côte d'Ivoire, du Sénégal, de l'Inde, de la Chine et des
Philippines, ainsi que le secrétaire général de l'ONU.
Il faut naturellement que le 14 Juillet
n'apparaisse pas comme un simple « lever de rideau » du Sommet des
pays riches. Aussi des réunions bilatérales informelles entre chefs
des États du Nord et du Sud seront-elles organisées le 12 juillet,
suivies d'une réunion générale de travail et d'un grand dîner à
l'Élysée. Le 13 juillet, des réunions de travail auront lieu dans
la Pyramide du Louvre (où se tiendra ensuite le Sommet des Sept),
en présence de ceux des sept chefs d'État des pays industrialisés
qui auront accepté de venir plus tôt. Le 13 au soir, inauguration
de l'Opéra-Bastille, en présence de tous les chefs d'État présents,
avant un dîner (par exemple au premier étage de la tour Eiffel,
pour mieux voir les festivités qui se dérouleront ce soir-là dans
Paris : feux d'artifice, concerts, etc.).
Traditionnellement, le sherpa du pays hôte doit tenir cinq réunions
préparatoires, dont au moins une en terre américaine afin de
réduire le décalage horaire des sherpas
américain, canadien et japonais. Je propose au Président d'en tenir
une en octobre à Rambouillet, une autre en février en Martinique,
une troisième en mars dans le Périgord — chez Roland Dumas —, une
quatrième en mai en Alsace, une cinquième en juin à
Rambouillet.
Il serait également nécessaire de réunir une fois
ou deux, avant la réunion des sherpas
des Sept, les sherpas des pays du
Tiers-Monde pour préparer la réunion du 13 entre le Nord et le
Sud.
Le Président donne son aval à toutes ces
suggestions. Agréable de travailler pour quelqu'un qui ne retient
pas la confiance qu'il a accordée !
Je choisis un diplomate remarquable, Loïc
Hennekinne, pour être le secrétaire général de l'opération,
responsable de l'ensemble de la logistique.
Pierre Joxe s'inquiète
de voir s'accumuler les problèmes de gestion du Bicentenaire. Il
pense qu'en termes de sécurité tout cela sera impossible à
organiser. Quel est le fou qui a voulu ça
? me lance-t-il avec un regard accusateur.
Mercredi 17 août
1988
Au Conseil des ministres, Pierre Joxe annonce le
prochain remplacement d'un commissaire qu'il envisage de nommer
contrôleur général. François Mitterrand
remarque : Je vous trouve bien
indulgent. Façon élégante de souligner que, pour sa part, il
considère le promu comme un imbécile incompétent.
A Michel Rocard qui souhaite que la Commission
européenne prenne des mesures de rétorsion contre le
protectionnisme américain le Président
rétorque : Je ne pense pas que vous puissiez
espérer une position ferme et commune de la Communauté européenne à
ce sujet. L'Italie, la Grande-Bretagne et la RFA sont toujours
indulgentes vis-à-vis des États-Unis.
A propos du Liban : Si
Frangié devenait Président, la guerre civile reprendrait, ce serait
un choix très dangereux. La France serait saisie par les chrétiens
et, dans le même temps, elle ne peut apparaître comme protectrice
des seuls chrétiens. Il faut que notre diplomatie agisse contre
Frangié.
Pierre Bérégovoy évoque la nécessité d'un accord
avec la RFA sur la politique économique et monétaire.
François Mitterrand :
Il y a une contradiction entre l'attitude
allemande sur le terrain économique et financier et son attitude
sur les autres terrains. Tout est rapport de forces. L'Allemagne
est divisée, même si elle reste un grand pays, un grand peuple.
Elle est privée des attributs de la souveraineté. Elle tient à sa
puissance. Or, sa puissance, c'est l'économie, et le Deutsche Mark
en est la force atomique. Je ne crois pas que nous convaincrons les
Allemands de la nécessité de changer de politique, même si je
l'espère. Tout ne va pas pour le mieux en RFA, ce qui peut amener
les Allemands à se montrer plus conciliants. Là comme ailleurs,
comptons d'abord sur nous, ce qui ne signifie pas qu'il faut se
replier sur soi. Faisons une bonne politique, et nous en mesurerons
les effets sur nos relations avec la RFA.
Le général Zia ul-Haq, président du Pakistan est
tué dans l'explosion de son avion. Le sang répond au sang.
Jeudi 18 août
1988
Au cours d'une conférence de presse, Pierre
Bérégovoy annonce une première mesure : le taux le plus bas de TVA
va passer de 7 à 5,5 % dès la loi de finances pour 1989 (les
mesures concernant la fiscalité de l'épargne ne seront mises en
œuvre que dans le cadre du budget 1990). Cette mesure est présentée
comme alliant justice sociale, efficacité économique, simplicité et
marche vers l'Europe.
Vendredi 19 août
1988
Le ministère de l'Économie annonce le déblocage de
crédits importants en vue d'aider au développement de la
Nouvelle-Calédonie.
Samedi 20 août
1988
A 5 heures, ce matin, un accord est conclu au
ministère des DOM-TOM, à Paris, entre le gouvernement, le RPCR et
le FLNKS, sur l'avant-projet de loi référendaire fixant le statut
de la Nouvelle-Calédonie jusqu'au scrutin d'autodétermination prévu
pour 1998. Comme Jean-Marie Tjibaou, Jacques Lafleur a fait preuve
d'un grand sens des responsabilités.
Dimanche 21 août
1988
Des milliers de personnes défilent à Prague pour
le 21e anniversaire de l'entrée des
troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. C'est la plus importante
manifestation depuis août 1969. Près de 200 interpellations.
Lundi 22 août
1988
En Pologne, la grève s'étend aux chantiers navals
de Gdansk. Le couvre-feu est imposé.
Mardi 23 août
1988
Petit déjeuner à l'Élysée avec Jean-Paul Huchon. Celui-ci affirme : Michel est désormais assuré de durer à Matignon jusqu'aux
municipales. Les dinosaures du PS, les Jospin et autres Fabius vont
être obligés de tenir compte de son succès sur la
Nouvelle-Calédonie ; le paysage politique va en être
modifié.
On me rapporte que Michel Rocard souhaite nommer à
la présidence de la SNCF son vieil ami José Bidegain, ancien
directeur des affaires sociales de Saint-Gobain, maintenant au
cabinet de Roger Fauroux au ministère de l'Industrie. A peine son
nom est-il avancé que Michel Delebarre, ministre des Transports,
proteste en faisant observer que Bidegain n'est pas haut
fonctionnaire. Finalement, Rocard et Delebarre se mettent d'accord
sur le nom de l'actuel PDG de Gaz de France, Jacques Fournier,
ancien secrétaire général du gouvernement et conseiller
d'État.
En Pologne, le pouvoir rejette une offre de
négociation de Lech Walesa. Multiplication des interventions
policières.
Joyeux anniversaire pour Michel Rocard demain !
Cet après-midi, Le Monde publie un
commentaire de Laurent Fabius qui juge
que le gouvernement manque d'un grand
dessein qui mobilise les
Français. Le PS aussi en prend pour son grade.
Mercredi 24 août 1988
Au Conseil des ministres, débat sur l'augmentation
de 1 % des fonctionnaires. Favorables à cette augmentation, un
groupe de ministres — Jospin, Durafour, Soisson, Chevènement — avec
Rocard à leur tête. Seul contre, Michel
Charasse, ministre du Budget : On
demande un armistice avant que la
guerre ne soit déclarée. On répond à une question qui n'a pas été
posée. Et d'expliquer qu'il lui paraît maladroit de lâcher
aujourd'hui 1 % alors que, courant septembre, doit précisément
s'ouvrir avec les mêmes fonctionnaires une négociation en vue de
définir la revalorisation de leurs traitements.
Le ministre du Budget se tourne alors vers ceux
qui ont soutenu la proposition de Michel Rocard et qui sont, comme
par hasard, les plus gros employeurs de fonctionnaires :
J'ai pris note de votre position. Je suis
persuadé que vous serez prêts, le moment venu, à cotiser sur votre
budget ; il faudra bien, en 1989, faire quelque part des économies
pour payer les fonctionnaires.
Lionel Jospin intervient pour demander que l'on se
rappelle par qui les socialistes ont été portés au pouvoir. Il
intervient souvent sur des problèmes qui ne sont pas de sa
compétence, comme pour marquer sa position de premier des ministres
d'État.
Michel Rocard, tout en déclarant avoir pris en
compte les observations de Michel Charasse, tient bon et propose
une augmentation de 1 %.
François Mitterrand clôt
le débat : Sur le fond, cette décision
s'impose. Vous avez fait état des disparités de pouvoir d'achat
entre salariés et non-salariés, entre fonctionnaires et
non-fonctionnaires. C'est très significatif d'une orientation
sociale injuste, donc d'une politique injuste. Notre devoir est de
veiller à réduire cet écart.
Sur la forme, on peut
toutefois s'interroger. Attention à ne pas entamer une échelle de
perroquet qui mettrait en cause la politique économique générale du
gouvernement. On n'en est pas là. En tout cas, ce 1 % doit être
considéré comme un à-valoir à étaler sur un certain
temps.
A propos de la sécurité routière, Michel Delebarre demande que les ministres cessent de
faire « sauter » les contraventions de leurs amis, tout au moins
celles qui sanctionnent des actes dangereux : Moi-même,
reconnaît-il, j'avais une très bonne
productivité en la matière...
Sur la Nouvelle-Calédonie, François Mitterrand : Je me réjouis de la
façon dont le gouvernement, et d'abord le Premier ministre et le
ministre des DOM-TOM, a su agir dans une affaire particulièrement
délicate. Je n'ai ménagé ni les encouragements, ni ma gratitude
pour ce qui a été accompli.
Nous ne pouvons pas dire que
nous sommes parvenus au terme du processus. Nous pouvons encore
connaître des phases difficiles avant comme après le référendum.
Ceux qui étaient maîtres après Dieu se sont trouvés dans une
situation impossible après mon élection et celle de la nouvelle
majorité. Peut-être ne baissent-ils la tête qu'en espérant
retrouver leur pouvoir, mais il est vrai qu'il y a eu une
participation personnelle de M. Lafleur, sans doute aussi pour des
raisons qui lui sont propres [son état de santé].
La collectivité européenne connaîtra encore des soubresauts et voudra sa
revanche. La collectivité canaque n'a pas dissimulé son objectif
final, l'indépendance, ce qui est parfaitement licite. Mais la
Nouvelle-Calédonie est sans doute un cas unique de colonie de
peuplement où l'équilibre numérique est à peu près réalisé entre la
population d'origine et la population européenne. L'indépendance
eût été certaine et déjà acquise si la population européenne avait
été majoritaire, comme en Nouvelle-Zélande ou en Australie. De la
même manière, si la majorité avait été canaque, elle aurait obtenu
l'indépendance, comme au Vanuatu ou aux îles Fidji.
En Nouvelle-Calédonie, le
phénomène politique et social est aussi un phénomène de classe.
L'ethnie dominée est aussi la classe exploitée.
Je renouvelle non pas mes
félicitations, le mot serait insuffisant, mais mon accord profond
avec ce qui a été accompli, qui est d'ailleurs conforme aux
objectifs que j'ai fixés lors de l'élection présidentielle. Il faut
que vous sachiez que j'avais souhaité et proposé, avant la semaine
sanglante, une mission de conciliation, non seulement oralement,
mais par écrit. Dans la précipitation de la fin de la campagne
présidentielle, il a fallu que certains agissent autrement pour des
raisons qui n'avaient rien à voir avec la
Nouvelle-Calédonie.
J'ai donc des raisons toutes
particulières de me réjouir.
L'amnistie en Nouvelle-Calédonie pose problème. En
effet, le texte de l'avant-projet prévoit que les auteurs de crimes
de sang seront remis en liberté s'ils ne sont pas jugés avant la
fin de l'année. Ce qui est anticonstitutionnel, font observer
Michel Charasse et Pierre Arpaillange.
François Mitterrand :
Je suis d'accord avec les observations de M.
le garde des Sceaux et de M. le ministre délégué au Budget. J'en ai
parlé avec M. le Premier ministre. Mais il y a des moments où
l'Histoire doit prévaloir. Certes, ce raisonnement serait
terriblement dangereux s'il n'était pas tenu par des gens
scrupuleux à l'égard des lois de la République. Mais qu'est-ce qui
est essentiel ? L'essentiel est de réussir la réconciliation et de
la réussir pour la France. Il est très grave de déroger à un
principe. Il m'était difficile de donner mon consentement ; je le
donne néanmoins et j'assume cette décision, parce qu'il faut
sauvegarder l'essentiel. Naturellement, les formations
parlementaires vont s'en saisir, et ce sera la principale
difficulté de ce débat. La justice française s'est très mal tenue,
quand elle ne s'est pas déshonorée en Nouvelle-Calédonie. Rares ont
été les magistrats qui ont montré du courage.
A l'occasion de l'anniversaire de Michel Rocard,
François Mitterrand prononce une phrase compliquée qui donne lieu à
différentes interprétations autour de la table du Conseil :
C'était hier l'anniversaire du Premier
ministre — je ne dis pas son âge, bien qu'il soit à un âge où on
puisse encore le dire. Je forme donc des vœux pour la continuation
de son action. En même temps, il n'y a pas que l'action publique :
la vie privée est au moins aussi importante. Je souhaite qu'il ait
tout le bonheur qu'un homme peut attendre de sa vie
personnelle.
Difficile de faire moins chaleureux.
Jeudi 25 août
1988
Vu l'administrateur général de la Bibliothèque
nationale, Emmanuel Le Roy Ladurie, qui vient me dire combien il
serait préférable de consacrer les crédits prévus pour la nouvelle
Grande Bibliothèque à... la Bibliothèque nationale.
Vendredi 26 août
1988
Rencontré Nicolas Sarkozy. Discussion sur
l'Europe, la politique étrangère, le rôle de la Présidence de la
République, etc. Rarement vu quelqu'un d'aussi sincèrement
passionné par la chose publique. Dommage qu'il ne soit pas avec
nous !
Lundi 29 août
1988
De retour d'un voyage de trois jours en
Nouvelle-Calédonie, Michel Rocard demande
au Président de confier une mission à
Alain Peyrefitte.
François Mitterrand refuse.
Réunion de préparation budgétaire à l'Élysée. La
croissance est revenue et, avec elle, les excédents budgétaires.
Qu'en faire ?
Beaucoup, dont Pierre Bérégovoy, souhaitent
abaisser la TVA. Je ne suis pas sûr que cela constitue une réelle
urgence. C'est le seul « gisement » fiscal dont nous disposions.
Une fois réduit, un taux peut difficilement être relevé. C'est
aussi le point de vue de Michel Rocard. Si baisse de la TVA il doit
y avoir, celle sur les supports son et image correspond au moins à
un véritable objectif ! Les autres ne relèvent que d'une politique
de l'indice des prix et pourraient nuire à celui, très sensible, du
commerce extérieur.
Le ministère des Finances n'a pas réussi à
empêcher la Société Générale d'augmenter son capital d'une façon
qui renforce le contrôle du « noyau dur » sur l'établissement
privatisé. Seuls, au sein du conseil d'administration, Jean-Louis
Descours et Jean-René Fourtou (qui en avait reçu l'ordre du
ministre) s'y sont opposés. Courageusement, Michel Albert n'est pas
venu. Les autres membres du conseil ont emporté la majorité. Cette
affaire (qui porte sur 17 % du capital de la Générale) ne «
verrouille » pas totalement le « noyau dur », puisqu'elle ne
concerne que la moitié de ce qui était prévu. Mais elle rendra
cependant plus difficile la reconquête de ce groupe. Pierre
Bérégovoy, qui me rapporte l'affaire, souhaite en parler demain au
Président.
Mardi 30 août
1988
Petit déjeuner avec Michel Rocard à Matignon.
Discussion tendue sur le budget. Pierre Bérégovoy résiste à toutes
les revendications. L'ambiance manque de chaleur. Nul n'ose
s'exprimer franchement, persuadé que ses propos s'étaleront demain
de manière déformée dans la presse.
Pierre Bérégovoy vient parler au Président de la
Société Générale. Il veut faire casser le noyau dur et le Président
lui donne le feu vert pour le faire, par tous les moyens.
Mercredi 31 août
1988
En Pologne, le pouvoir se résout à engager des
pourparlers avec Solidarité.
Au Conseil des ministres, Michel Rocard rapporte
plusieurs épisodes significatifs de son récent voyage en
Nouvelle-Calédonie. Dans le salon de l'aéroport de Nouméa, géré par
la Chambre de commerce, un mur est décoré par trois portraits de
Canaques arborant les légendes suivantes : Chasseur, Pêcheur, Anthropophage. M. Lèques, maire
barriste de Nouméa, a fait applaudir le nom de Tjibaou par une
salle à 95 % caldoche. A Poindimié, il y avait des drapeaux
canaques et français. Jacques Lafleur, à propos des premières
oriflammes, a déclaré : Je n'ai rien
vu. Après son discours, Michel Rocard a pris le risque de
faire jouer La Marseillaise ; tout le
monde s'est levé. A Canala, le chef coutumier a remis à Michel
Rocard un drapeau canaque en disant joliment : Nous souhaitons que ce drapeau grandisse à l'ombre du
vôtre.
François Mitterrand :
Les résultats de ce qui a été entrepris depuis
trois mois parlent d'eux-mêmes. Je pense qu'ils seront reconnus par
l'opinion. Il est très important que le porte-parole du
gouvernement fasse ressortir que le référendum constitue un élément
décisif du contrat qui a été passé. Renoncer au référendum eût été
renoncer à l'accord. Ceux qui s'en prennent à la forme, en réalité,
et ils le savent, s'en prennent au fond.
Tout est affaire de
confiance. La confiance a besoin de garanties, parce que la France
a trompé par deux fois déjà ses partenaires [allusion à
1963, avec la renonciation à l'application de la loi-cadre
Defferre, et à 1986, lorsque la droite a remis en cause le statut].
Il faut assurer maintenant la suite. Il faut
changer une partie du haut commandement militaire qui a voulu «
casser du Canaque », comme autrefois on cassait du Viêt ou du
fellagha.
A propos de la nomination de Pierre Bergé à la
présidence de l'Opéra-Bastille : Il faut
rendre hommage à l'action de M. Soubie, qui, dans une période
difficile, a sauvé ce qui pouvait l'être dans un grand esprit
d'équité.
A la suite de l'exposé d'Hélène Dorlhac sur
l'accueil et la place de l'enfant dans la société : Il y a trop peu de places de crèche, mais il est très
difficile d'envisager leur multiplication, cela coûte très cher. Il
faut faire preuve d'imagination et développer d'autres modes de
garde. Parmi les familles qui souhaiteraient faire garder leurs
enfants, il y en a 350 000 qui n'ont pas de solution satisfaisante.
En même temps, il y a 2,5 millions de chômeurs. Le gouvernement
doit mettre au premier rang de ses préoccupations le règlement de
cette difficulté.
Il évoque les sévices commis à l'encontre
d'enfants, puis conclut: La communication de
Mme Dorlhac est la dernière qu'aura entendue aujourd'hui le Conseil
en raison du rang protocolaire du secrétariat d'État à la Famille.
Elle n'en est pas moins très importante, mais l'ordre protocolaire
dépend de l'ancienneté des départements ministériels ! Moi-même,
j'ai connu cela quand j'étais ministre de la France d'outre-mer,
responsable d'un ministère qui n'était qu'un vague surgeon d'un
ministère de la Marine mais qui avait en charge 35 millions
d'habitants et la décolonisation...
Après le Conseil, Jean-Pierre Soisson nous raconte
son récent entretien avec Raymond Barre.
L'ancien Premier ministre lui aurait dit : Je
préfère mille fois une présidence Mitterrand à une présidence
Chirac ; et je suis prêt à une coopération avec le Président dans
le cadre de la majorité présidentielle. On ne négocie pas avec le
chef de l'État, mais on peut discuter avec lui sur les conditions
dans lesquelles on rejoint la majorité présidentielle. L'impôt sur
les grandes fortunes, je ne suis pas contre ; je souhaite pouvoir
le voter. La Nouvelle-Calédonie : un succès
remarquable.
Faut-il croire Soisson ?
Inquiétude de François Mitterrand : à Nouméa, la
justice a trouvé des circonstances plus qu'atténuantes aux
Caldoches coupables d'avoir froidement assassiné des Canaques.
Ces magistrats se sont déshonorés,
commente le Président.
Michel Rocard décide de poursuivre le programme du
satellite TDF 1. Décision inévitable et
pourtant risquée : annuler, c'est reconnaître un énorme gaspillage
; continuer, c'est envisager de le doubler.
Jeudi 1er septembre 1988
Le projet d'une Université internationale
installée sur le toit de l'Arche se précise. L'Arche elle-même sera
prête à accueillir le prochain Sommet des Sept.
Jack Lang souhaite proposer au Président
l'organisation d'une grande célébration de la bataille de Valmy
dans un an.
François Mitterrand me demande d'interroger
Bérégovoy : pourquoi le tiers de la dette des pays les plus pauvres
(comme le Togo), qui est censé devoir être annulé, représente en
fait moins que cette proportion, d'après les calculs du Club de
Paris ? Les pays intéressés n'y comprennent rien.
Renseignements pris, le Club de Paris, qui réunit
tous les pays créanciers, rogne sur certains points pour ne pas
tenir l'engagement pris à Toronto...
Je demande au Président s'il est possible
d'annoncer le lieu où se réunira le prochain Sommet, puisque Jack
Lang et Jean-Noël Jeanneney tiennent leur conférence de presse sur
le Bicentenaire.
Le Président :
On peut l'annoncer.
Voilà, les dés roulent...
Léon Schwartzenberg, qui a quitté le gouvernement,
m'invite à être présent sur le plateau de L'Heure de vérité, la semaine prochaine. J'accepte.
Le Président ne s'y oppose pas. Michel Rocard ne m'en tient pas
grief.
En Pologne, les grévistes votent la reprise du
travail.
Les neuf premiers des 108 Pershing II basés en RFA
sont retirés, conformément à l'accord sur les forces nucléaires
intermédiaires.
Vendredi 2 septembre
1988
Un an après le point de
détail, nouveau calembour révélateur de Jean-Marie Le Pen au cours de l'université d'été du
Front national, à propos du ministre de la Fonction publique :
Durafour crématoire. Pour être sûr
d'être compris, le chef du FN enfonce bien le clou, toujours à
propos de l'attitude de l'extrême droite pendant la dernière guerre
: Le temps du mépris, de la peur et de la
honte est derrière nous.
Michel Rocard aux jeunes
des clubs Forum réunis à Vitrolles : Le projet
que nous bâtissons ensemble, tel qu'il est traduit dans la Lettre à
tous les Français de François Mitterrand, qui en est le meilleur
résumé, est d'édifier une société de croissance solidaire et
apaisée ou, pour dire les choses plus simplement encore, faire de
la France une société où il fait bon vivre, en la faisant avec
d'autres, puisque nous savons que les moyens ne nous sont plus
donnés de la faire tout seuls.
Peut-on dire les choses plus simplement ?...
Mardi 6 septembre
1988
Au cours d'un déjeuner à Saint-Michel-sur-Orge
(Essonne) avec Harlem Désir, Julien Dray, Isabelle Thomas et
Jean-Louis Bianco, François Mitterrand
évoque la campagne des présidentielles : J'ai été bon au Bourget et, à
deux reprises, en province : à Rennes et à Montpellier. J'ai eu
deux fois des problèmes de sonorisation : à Grenoble et Toulouse,
où j'étais fatigué. Interrogé sur la date à laquelle il a
décidé de se représenter, sur le choix et la forme de cette
annonce, il répond : Il est difficile de dire
quand une décision se forme... En tout cas, j'avais décidé de
réveiller la campagne, puisque tout le monde m'attendait en tonton
gâteau consensuel.
Sur Michel Rocard : S'il
réussit comme chef de gouvernement, il a de bonnes chances d'être
le prochain candidat de la gauche. Sinon, il en a très peu. Il ne
faut donc pas qu'il perde son temps à s'occuper du
parti.
Sur Laurent Fabius : Je
connais mieux que quiconque ses défauts, mais c'est celui qui me
paraît le plus doué. Lionel Jospin a plus de structure politique,
mais, précisément parce qu'il en a moins, Fabius est capable
d'apprendre et de progresser, alors que Jospin est parfois rigide.
Mais rien n'est joué.
Mercredi 7 septembre
1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand
prononce l'éloge de François Scheer, qui devient secrétaire général
du Quai d'Orsay en remplacement de Gilbert Pérol, nommé ambassadeur
à Rome : Un de nos meilleurs diplomates. Il
sera difficile de le remplacer.
Roland Dumas annonce que Jacques Andréani sera
élevé à la dignité d'ambassadeur de France. Il est né, dit-il, en
1922. Non, le coupe François Mitterrand, il serait
déjà à la retraite ! Il est né en 1929.
Jean-Pierre Chevènement rend compte des réactions
très négatives du congrès du SPD allemand sur la dissuasion
française. Le Président : Nous n'avons pas du tout besoin des Allemands pour définir
la dissuasion. C'est un sujet qui ne les regarde pas, qui ne
regarde que la France. Nous ne prenons pas l'Europe en charge. Les
Allemands n'ont pas à décider pour leurs voisins. Ils ont le mark,
ils en usent jusqu'à l'abus. Il ne faudrait pas que leur
tempérament les pousse jusqu'aux limites de leur pouvoir. Nous ne
sommes pas les gardiens de l'Allemagne.
A propos de la coordination des industries
d'armement, François Mitterrand :
La vérité, c'est que ce ne sont pas les
gouvernements qui décident en la matière, mais le complexe
militaro-industriel.
A propos du déminage dans le Golfe, Michel Rocard
se dit favorable à la proposition des Britanniques qui souhaitent
que ces opérations soient effectuées sous commandement intégré dans
le cadre de l'UEO. Le Président la
rejette : Il peut y avoir une coordination,
mais pas de commandement unique. Que l'UEO s'occupe sérieusement de
ce qui la concerne !
A propos des Kurdes, François
Mitterrand évoque le génocide arménien de 1917 :
Jusqu'ici, tout le monde était resté
silencieux sur ce qui se passait en Irak. En politique étrangère,
il faut toujours avancer en sachant où l'on pose le pied. Là, je
mets le pied sans précaution.
A propos du nouveau « calembour » de Jean-Marie Le
Pen, le Président fait part à tous du sentiment qu'il éprouve au
moment où M. Durafour est l'objet d'une
agression de caractère injurieux et difficilement supportable. Je
connais sa très ancienne tradition au service de la République et
ses sentiments personnels sur tout ce qui touche à l'Holocauste. Je
tiens à l'assurer de toute ma sympathie.
Jeudi 8 septembre
1988
Ce matin, deux heures en compagnie de Jack Lang et
de Jean-Noël Jeanneney pour examiner les conditions du déroulement
des fêtes du 14 Juillet 1989 et du Sommet. Lang se propose de faire
une communication en Conseil des ministres, le 21 septembre, et de
donner une conférence de presse, le 28, avec Jeanneney. Nous
convenons de fusionner les équipes chargées de la préparation
logistique du Sommet et des fêtes du Bicentenaire, et de les placer
sous l'autorité de Loïc Hennekinne. Celui-ci sera assisté d'un
responsable budgétaire, d'un responsable de la sécurité et d'un
préposé aux médias.
Il y aura un grand spectacle organisé par
Jean-Paul Goude, sur le thème de La
Marseillaise. L'idée est de Christian Dupavillon. Des
milliers de militaires en costume d'époque convergeront en
multiples cortèges vers l'Étoile. L'hymne national sera interprété
par de grands chanteurs (Jessie Norman) et des chœurs d'enfants.
Les chefs d'État assisteront à ce spectacle, sans doute depuis le
ministère de la Marine, place de la Concorde. Conformément à l'idée
de Christian Dupavillon, le spectacle sera financé par les droits
de télévision et retransmis en France par Antenne 2.
Le Sommet lui-même se déroulera à l'Arche et se
conclura par un dîner à la Pyramide du Louvre.
De grandes fêtes auront lieu également dans huit
villes de France.
Après la conclusion du Sommet et à l'issue d'un
dîner au musée d'Orsay, le spectacle de Jean-Michel Jarre,
peut-être retransmis par TF1, clôturera
l'ensemble des cérémonies.
La difficulté consiste à déplacer le spectacle de
Jean-Michel Jarre au 16, alors qu'il a déjà passé avec Jacques
Chirac, Jean Tiberi et Edgar Faure un accord lui garantissant le
contrôle absolu de la soirée du 14.
Le Président accepte le programme. Sur un sujet
aussi sensible, il s'en remet à nous sans rien vérifier : de quoi
donner un certain vertige...
En Hongrie, amnistie pour les condamnés de 1956.
Trente-deux ans après !
Vendredi 9 septembre
1988
Dans une interview à L'Expansion, Michel
Rocard critique la baisse du taux de TVA. Cette baisse revient à tarir une ressource fiscale significative
pour l'avenir. Il redoute une
paupérisation de l'État. Il affirme souhaiter l'harmonisation de la
fiscalité de l'épargne qui pose, dit-il, des problèmes de justice
sociale, mais il se déclare contre une baisse des prélèvements sur
la consommation populaire.
Ses propos sont ressentis comme très
anti-européens et opposés aux choix du Président. Le Monde titre : « Un coup de Michel Rocard à
l'Europe fiscale ». Hervé Hannoun, un des conseillers les plus
écoutés de l'Élysée, souligne que cette approche est directement
contraire à la Lettre aux Français. Les
milieux européens vont juger que la France prend la tête des
opposants à l'harmonisation des taux de TVA. Et pourtant, cela
pourrait être un instrument pour obtenir des Allemands une
concession sur la fiscalité de l'épargne.
Samedi 10 septembre
1988
Les signaux qui nous parviennent du Liban (le
pressant appel du Patriarche est le dernier en date) et l'état
d'esprit des responsables syriens montrent que le moment est venu,
pour la France, de faire directement connaître son point de vue à
l'ensemble des parties intéressées, au moment où se bloque le
processus qui doit conduire à l'élection à la présidence du
successeur de Gemayel. Roland Dumas propose de dire à nos
interlocuteurs libanais et syriens que le processus constitutionnel
doit aboutir à l'élection, dans les délais prévus, d'un Président
libanais ; ce Président devra rassembler les Libanais, poursuivre
la réforme du système politique et garantir l'entente du Liban avec
son environnement arabe.
Aux Syriens, suggère Roland Dumas, nous pourrions
exprimer notre inquiétude face aux blocages que suscite la
candidature du Président Frangié, et en souligner les risques à
court terme pour la stabilité de la région. L'objectif commun de la
Syrie et de la France devrait être de sortir de l'impasse actuelle.
Au Président Gemayel, qui semble tenté par la proclamation rapide
d'un gouvernement minoritaire susceptible de survivre à une
situation de blocage constitutionnel, il s'agirait de recommander
qu'il renonce à ce projet et ne mette aucun obstacle au déroulement
normal de l'élection. Cela nous permettrait de connaître exactement
ses intentions.
Ces messages pourraient être acheminés en trois
temps, propose le ministre. Dans une première phase (lundi 12 et
mardi 13 septembre), nos ambassadeurs à Damas et à Beyrouth
prendraient contact avec le gouvernement syrien et avec le
Président Gemayel. Dans une deuxième phase (mercredi 14 et jeudi
15), et au vu des résultats des entretiens de nos ambassadeurs, des
émissaires se rendraient à Beyrouth et à Damas pour préciser et
confirmer notre démarche. Cette mission pourrait être confiée à
Bertrand Dufourcq, directeur des Affaires politiques, et Alain
Dejammet, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Sur le
chemin du retour, cette mission s'arrêterait à Rome afin d'informer
le Saint-Siège. Simultanément, le directeur de cabinet de Roland
Dumas, Jacques Andréani, se rendrait à Washington pour des
consultations avec les responsables américains chargés de ce
dossier (Robert Murphy et Vernon Walters).
Pour éviter toute confusion, la mission confiée
par ailleurs à Jean Daniel serait différée de quelques jours. Il
entreprendrait dès dimanche 18 à Beyrouth une mission de présence
et de dialogue avec les parties intéressées, chrétienne et
musulmane. Il rendrait compte pour nous permettre de suivre la
situation au jour le jour et d'apprécier l'opportunité d'une
déclaration publique à la veille du 23 septembre, date ultime
prévue pour l'élection présidentielle libanaise.
Lundi 12 septembre
1988
Jacqueline Beytout,
propriétaire des Échos, souhaite
organiser une cérémonie privée à la Pyramide du Louvre avant son
inauguration officielle. Le patron du musée, Olivier Chevrillon,
refuse, alors qu'il a accepté pour Le
Figaro-Magazine. Elle demande l'arbitrage de l'Élysée.
Le Président : Pourquoi refuser la Pyramide à Mme Beytout ? C'est
stupide. Autorisez !
Mardi 13 septembre
1988
Le Parti socialiste demande qu'on profite du
rétablissement de l'impôt sur la fortune (ISF) afin de créer une
tranche supplémentaire pour les patrimoines supérieurs à 20
millions de francs. Michel Rocard est
furieux : Les socialistes en veulent toujours
plus. Moi, je vais au rythme de la société. Ils feraient mieux de
se battre plutôt que de fronder. Le terrain de la vie politique,
c'est la vie des gens ; pas les couloirs du siège du PS
!
Michel Albert est sur le point d'accepter le poste
de commissaire à Bruxelles que lui a proposé le Président, mais
Jacques Delors n'en veut pas et avance le nom d'Edmond Maire.
François Mitterrand n'en veut pas davantage.
Yasser Arafat est en visite officielle au
Parlement de Strasbourg. Il aura demain un entretien avec Roland
Dumas. Le ministre des Affaires étrangères lui exposera le plan
français de règlement du problème palestinien. Énormes scandale et
polémique. Le Président : Encore ces lobbies et ces agents d'Israël qui prétendent
faire la loi à Paris.
Mercredi 14 septembre
1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand
demande que le projet de loi sur l'audiovisuel vienne en discussion
le 28 septembre.
Puis le Président parle
du Liban : J'entends ici et là quelques
commentaires critiques sur la politique de la France au Liban.
C'est vrai que la situation a changé depuis le mandat français.
Certains pays se sont imposés : la Syrie, Israël, les États-Unis,
l'Union soviétique. Malgré tout, la France a toujours été présente.
Elle a assuré en particulier la protection de la population arabe à
Sabra et Chatila. Nous sommes restés seuls quand les États-Unis et
la Grande-Bretagne sont partis. Nous n'avons jamais manqué d'être
au premier rang chaque fois qu'il s'est agi de la protection des
personnes et de l'intégrité de l'État.
Pour l'élection du nouveau
Président de la République, il faut agir avec précautions, pour ne
pas être accusés d'ingérence. Évoquer le nom d'un favori pourrait
suffire à l'éliminer, comme cela a été le cas pour Frangié.
N'oublions pas qu'il y a au moins six clans chrétiens et cinq clans
musulmans, qui entretiennent des conflits religieux et ethniques
perpétués presque à l'identique et village par village depuis le
XIe, siècle. Il faut donc
intervenir au bon moment pour que l'action de la France
n'apparaisse pas comme dérisoire.