1988
Lundi 9 mai 1988
François Mitterrand est réélu. Comme pour se montrer à lui-même qu'il ne s'agit là que d'une péripétie, il décide, puisque nous sommes lundi, de s'offrir son habituelle partie de golf. Notre conversation roule sur l' « ouverture » qui semble, depuis hier, mobiliser tous les esprits. Les socialistes n'ont pas la majorité au Parlement. Impossible de gouverner sans le soutien des centristes. A moins de dissoudre. Le Président n'a pas l'air de s'en soucier vraiment : On ne va tout de même pas se traîner aux pieds des centristes ! Ou bien ils se décident, ou bien ils affronteront une dissolution. Ma déclaration de dimanche soir aurait sans doute pu être plus ouverte. Mais j'ai écouté Barre, Giscard et Simone Veil avant de parler, et ils n'ont pas été très encourageants. Aussi en ai-je tenu compte.
Jean-Louis Bianco reçoit ce matin Bernard Stasi et Jacques Barrot, les deux hommes qui, au CDS, sont les plus demandeurs d'une alliance immédiate avec le PS. Ils lui rappellent les conditions, déjà exprimées lors de discrètes rencontres au cours de la campagne présidentielle, qu'ils mettent à leur soutien à un nouveau gouvernement : pas de dissolution de l'Assemblée nationale avant une réforme du mode de scrutin — en clair, la réintroduction de la proportionnelle — qui seule permettrait aux centristes de sauver leurs sièges tout en changeant de camp. En échange, ils s'engagent à voter les textes de loi avec les socialistes, à soutenir le gouvernement sans y participer, puis à y entrer après les législatives.
Bianco rapporte sa conversation au Président, qui ne cache pas son intention de dissoudre sur-le-champ : Je ne vais pas me mettre entre les mains des centristes ! Si j'accepte leurs propositions, ils nous lâcheront dès que la situation deviendra difficile. Et nous perdrons les élections.
De Jean-Pierre Soisson à Michel Durafour, les membres de l'« Association des Démocrates » qu'a rassemblés Roland Dumas avant les élections se voient tous ministres.
Au PS, beaucoup s'agitent à propos de la formation du gouvernement. Quel Premier ministre ? Michel Rocard, sans aucun doute. C'est en tout cas ce que j'ai pu déduire des rares indications que m'a fournies François Mitterrand ce matin.
Pierre Bérégovoy, lui-même toujours sur les rangs, ne veut pas y croire et me dit : Rien n'est joué. François Mitterrand n'a encore rien décidé. Il ne faut pas prêter attention à l'intox de Rocard.
Lionel Jospin fait savoir au Président qu'il veut un grand ministère d'État. Le Président lui propose un grand département qui engloberait l'Éducation, la Recherche et les Sports. Michel Rocard souhaite également l'Éducation nationale, en sus de Matignon! Et Jean-Louis Bianco désire lui aussi ce portefeuille. Enfin, Jack Lang écrit à François Mitterrand pour lui expliquer sa conception d'un ministère de l'Intelligence et de la Beauté regroupant — sous son autorité — l'Éducation, trois ministères délégués (Recherche, Culture et Communication) et cinq secrétariats d'État, avec pour but de battre Le Pen en développant une action anticrise...
Je sais depuis une semaine, le Président me l'ayant confié, que Lionel Jospin obtiendra l'Éducation nationale et sera ministre d'État. Il abandonnera donc le poste de Premier secrétaire du PS que convoitent à la fois Fabius et Mauroy. La lutte entre eux sera chaude. Jospin lui-même n'est guère enthousiaste : il aurait préféré un grand ministère de souveraineté, mais il s'incline car le Président lui dit que c'est sa première priorité.
Jean-Louis Bianco continue à voir des gens de l'opposition. Il rencontre discrètement cet après-midi Jean-Pierre Soisson, Lionel Stoleru, le sénateur RPR Lucien Neuwirth, Simone Veil et Bernard Stasi. Au nom du Président, il leur propose d'entrer dans le nouveau gouvernement. Ils disent préférer attendre, avant de répondre, de connaître les intentions du chef de l'Etat en matière de dissolution. Leur conseil est identique : Gouvernez, vous trouverez toujours une majorité. La dissolution n'est pas urgente. Jean-Louis Bianco leur répond qu'en cas de dissolution, l'ensemble des candidats se réclamant du Président pourraient se présenter sous la même étiquette ; une cinquantaine de circonscriptions seraient réservées à des centristes. Le cas échéant, si le rapport des forces le permet, des élections triangulaires pourraient être envisagées.
Cela ne leur convient pas du tout.
Vu Pierre Morel, notre ambassadeur aux négociations du désarmement, qui se réjouit du résultat des élections. Le meilleur de nos diplomates va enfin pouvoir quitter son exil genevois. Ce n'est que justice.
Le rapport que nous remet Philippe Legorjus, de retour de Nouvelle-Calédonie, est accablant, notamment pour ce qui est des circonstances de la mort des trois Mélanésiens, dont Alphonse Dianou, chef des preneurs d'otages, après l'assaut de la grotte d'Ouvéa : ils auraient été abattus après s'être rendus. Sur ordre de Bernard Pons ?
Ultime réunion des ministres du gouvernement sortant à Matignon autour de Jacques Chirac. Celui-ci les met en garde contre toute compromission avec le nouveau pouvoir. Des législatives s'annonçant, les mesures de rétorsion seraient sanglantes. Le message est clair et reçu cinq sur cinq. Personne ne viendra...
Mardi 10 mai 1988
Lionel Jospin refuse absolument que Laurent Fabius lui succède à la tête du Parti. Il songe même à prendre la tête d'une mutinerie si François Mitterrand appuie ce dernier. Il finit néanmoins par accepter un compromis : il ne s' exprimera pas officiellement, mais s'abstiendra de présenter la candidature de Fabius et votera « blanc ». Les socialistes sauront ainsi qu'ils ont son feu vert pour s'opposer au candidat du Président.
Jean-Louis Bianco, Michel Rocard, Pierre Bérégovoy et moi-même déjeunons avec le Président dans la bibliothèque de l'Élysée. François Mitterrand : Il me reste une décision à prendre: je dois nommer un Premier ministre. L'une des forces du socialisme en France est de compter dans ses rangs beaucoup de gens de qualité et de talent. Je dois dire qu'à mes yeux les talents des uns et des autres sont équivalents. Mais il y a des situations de fait, et Rocard a une petite longueur d'avance.
Dès lors, chacun a compris : Michel Rocard, en tête des sondages de popularité, sera Premier ministre.
Le Président me confie peu après : Rocard n'a ni la capacité ni le caractère pour cette fonction. Mais, puisque les Français le veulent, ils l'auront. En revanche, c'est moi qui ferai le gouvernement.
A 15 h 30, Jacques Chirac vient remettre sa lettre de démission. Bref entretien avec François Mitterrand, qui le raccompagne. Ils traversent mon bureau et se dirigent ensemble vers le haut de l'escalier. En le laissant descendre, le Président lui dit : Je vous souhaite bonne chance. Jacques Chirac répond avec un sourire : Bonne chance à vous aussi, monsieur le Président. Le Premier ministre partant semble plus apaisé qu'abattu, comme s'il avait le sentiment que cette défaite allait libérer en lui des forces nouvelles. Et pourtant, désormais, c'est Giscard qui se voit en chef de l'opposition.
Dans la foulée, Pierre Mauroy est reçu par le Président. II vient lui faire part de son souhait de prendre la direction du PS. A l'issue de cet entretien, il me dit : Je suis un peu triste. Le Président m'a dit qu'il préfère que ce soit Fabius qui devienne Premier secrétaire du PS. Il me voit à la présidence de l'Assemblée nationale. Je m'incline.
A 17 h 50, Jean-Louis Bianco annonce le remplacement de Jacques Chirac par Michel Rocard.
François Mitterrand reçoit longuement Michel Rocard : Plus vous vous occuperez des affaires de la France, plus vous serez un bon chef de gouvernement, et plus vos chances de devenir président de la République seront grandes. Plus vous vous occuperez des affaires du Parti socialiste, et plus vos chances diminueront. Le Président souhaite un gouvernement très restreint, composé en partie de hauts fonctionnaires pouvant céder rapidement leur place au lendemain des prochaines élections législatives : Je voudrais un gouvernement de quinze personnes. Mais je n'y arriverai pas ; ce sera vingt ou vingt-cinq... Puis il remet à Rocard une liste de trente-deux noms ! Il ne voit pas pourquoi on se priverait du concours de socialistes compétents... Il veut d'ailleurs les mêmes qu'avant mars 1986 aux postes clés.
Michel Rocard souhaiterait, lui, entre autres, ne pas voir Roland Dumas aux Affaires étrangères. Il préférerait un diplomate de carrière. Le Président hausse les épaules.
Passation des pouvoirs à Matignon. Jacques Chirac explique à Michel Rocard l'accord qu'il a conclu avec l'Iran sur le calendrier du rétablissement des relations diplomatiques. Il lui laisse entendre que le Président est au courant de cet accord. En fait, Chirac n'a jamais rien dit de précis à ce sujet au Président et ne lui a fourni aucune date.
Informé, le Président accepte le principe d'une reprise des relations diplomatiques avec Téhéran. Mais il ne serait pas fâché qu'on adopte un autre calendrier que celui décidé par Chirac. Dès sa prise de fonctions au Quai d'Orsay, Roland Dumas sera chargé de démêler cet imbroglio.
Des rumeurs commencent à filtrer sur un rapport confidentiel de la Cour des comptes constituant le plus sévère réquisitoire qui soit à propos des « noyaux durs ». Il révélerait que certains groupes auraient payé leur participation au sein de ces « noyaux durs » à un cours inférieur au cours officiel de la privatisation ; qu'auraient été opérées en secret des privatisations partielles de Péchiney (pour 7 %), de Rhône-Poulenc (pour 11 %) et de Thomson (pour 7 %) ; ces opérations auraient été menées de façon très obscure et pour des actionnaires mal connus. La Cour note que tout ceci constitue un avantage exorbitant du droit commun.
A suivre...
Pierre Mauroy rappelle Jean-Louis Bianco dans la soirée : J'ai bien réfléchi. Je souhaite maintenir ma candidature à la direction du PS. J'adresse une lettre en ce sens au Président, par ton intermédiaire.
Mercredi 11 mai 1988
Lionel Jospin à Pierre Mauroy : Si tu es candidat à ma succession, je te soutiendrai et tu seras élu.
Michel Rocard à ses amis au sein du PS : Soutenez Jospin. On a besoin de lui au gouvernement et au Parti. Mais exploitez au maximum sa guerre avec Fabius. Elle doit permettre à notre courant, traditionnellement réduit à la portion congrue, d'obtenir un meildeur partage des responsabilités.
François Mitterrand reçoit à déjeuner Henri Emmanuelli, Pierre Joxe, Louis Mermaz, André Laignel, Édith Cresson, Louis Mexandeau, Georges Lemoine et Jean-Louis Bianco. Discussion sur la direction du Parti. A Emmanuelli : Vous n'avez pas de chance, aujourd'hui: il y a du foie gras et vous ne l'aimez pas ! Et je vais vous parler de Fabius et vous ne l'aimez pas ! Il redit à ses hôtes : Je n'ignore pas vos préventions contre Fabius. Je connais moi aussi ses défauts, mais, croyez-moi, c'est lui qu'il faut pour le Parti. Tous, avec des nuances, lui répondent que la désignation de Fabius est impossible : Il a des méthodes dictatoriales et transformera le Parti en une machine purement personnelle, à seule fin de satisfaire sa propre ambition, déclare l'un des plus modérés.
Le Président est furieux: C'est bon, je ne veux plus en parler avec vous ! Mais sachez que si vous êtes contre Fabius, c'est que vous êtes avec Rocard !
Il y a trois jours, il a été réélu en écrasant Chirac, et voilà que ses plus vieux compagnons refusent son choix... Il change de sujet et annonce la dissolution de l'Assemblée.
Après le déjeuner, Louis Mermaz, avec son tact et son humour habituels, me confie : Si François Mitterrand nous avait réunis, s'il nous avait parlé comme autrefois, avant 1981, quand il était Premier secrétaire, s'il nous avait dit : « Nos personnes ne sont rien, nous avons un objectif commun à atteindre, voilà ce que je vous demande... », on aurait encore marché. Mais, depuis qu'il est Président, il est moins direcfif, plus suggestif, il fait trop preuve de réserve, de discrétion...
Chez Michel Albert, Michel Rocard rencontre Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot et Bernard Stasi : La dissolution est faite, leur annonce-t-il. Ils souhaitent le rétablissement de la proportionnelle, dont Michel Rocard ne veut pas. Ils attendent au moins un engagement sur la poursuite des privatisations. Rocard ne peut se le permettre : le « ni-ni » du Président bloque tout.
Les négociations sur la formation du gouvernement se poursuivent. On annoncera sa composition demain.
Jean-Louis Bianco fait passer au Président une liste de vingt et un noms, dont dix non socialistes, parmi lesquels il pourrait choisir de nouvelles têtes. François Mitterrand n'en tient guère compte. Seule nouveauté : Roger Fauroux comme ministre de l'Industrie ; c'est une idée, excellente à mon avis, de Rocard.
Les pressions des uns et des autres continuent de s'exercer. François Mitterrand laisse faire, accepte des ajouts successifs. Il en recase certains, comme Paul Quilès et André Laignel. C'est lui qui choisit Georges Sarre comme représentant du courant Chevènement.
Un grand ministère de l'Éducation ! réclame encore Jack Lang. François Mitterrand lui rend le ministère de la Culture et y ajoute la Communication, avec Catherine Tasca, ex-membre de la CNCL, comme ministre délégué.
Le Président propose à Jean-Louis Bianco un ministère du Cadre de vie aux attributions peu nettes. Celui-ci répond à François Mitterrand qu'il se croit plus utile à ses côtés dans la phase actuelle, tout en lui laissant entendre que cette proposition n'est pas digne de lui.
Jeudi 12 mai 1988
Promenade dans Paris avec le Président. Deux décisions essentielles sont prises : nous parlons d'abord des Grands Travaux. Que lancer pour le second septennat ? Faut-il se contenter d'achever ce qui a été mis en chantier et reprendre le projet, abandonné par Jacques Chirac, d'un Centre de conférences internationales ? Ce serait peut-être le plus raisonnable. Depuis quelques semaines, j'ai réfléchi à cette question. Je lui suggère finalement de se limiter à un seul grand chantier nouveau qui allierait technologie, culture et décentralisation : une Grande Bibliothèque universitaire, de dimension internationale, qui pourrait rivaliser avec certains grands projets étrangers, comme le déplacement dans Londres de la bibliothèque Saint-Pancras, la reconstruction de la bibliothèque d'Alexandrie en Égypte, la nouvelle bibliothèque de Chicago ou encore le nouveau réseau informatisé des bibliothèques de Suisse romande. Elle serait installée à Paris, avec des lieux de consultation décentralisés en province grâce aux moyens de téléconférence. Le Président accepte sans hésiter : Très bonne idée. Étudiez-moi ça en détail. Voyez combien ça coûterait. Gardez cela secret. On ne l'annoncera que quand vous serez prêt.
Nous parlons ensuite du prochain Bicentenaire de la Révolution. Je lui expose que les commémorations, mal préparées, sont bien mal parties. Il n'y a aucun souffle, cela risque de ressembler à une fête provinciale qui n'intéressera personne. Or, en 1989, un autre événement majeur va amener du monde en France : le sommet des Sept, qu'il nous appartient d'organiser en un lieu et à une date qui restent à préciser. Je lui propose la date du 14 Juillet à Paris : on sera ainsi certain que le Bicentenaire sera connu du monde entier et que plusieurs chefs d'État — au moins ceux des Sept — y assisteront. Le Président acquiesce aussitôt.
La liste des ministres du gouvernement Rocard est rendue publique. « Nouveautés » : Roger Fauroux, Jacques Chérèque, Jacques Pelletier, Catherine Tasca, Lionel Stoleru, Michel Durafour, Pierre Arpaillange. A part ça, les mêmes. Sept ministres retrouvent les fonctions qu'ils occupaient sous Fabius. Les réactions sont ironiques. La presse est déçue. On s'en rend compte aussitôt en écoutant la radio. D'où la grogne du Président, deux heures à peine après l'annonce de la formation du nouveau cabinet : Ils [les journalistes] disent n'importe quoi. Y compris nos amis. Il faut leur expliquer qu'ils doivent attendre le prochain gouvernement. Celui-ci n'est que de passage... Puis il reproche à ses collaborateurs ce qu'il appelle leur erreur de communication : il ne faut plus se battre sur la composition du gouvernement, mais pour expliquer que, s'il n'y a pas eu plus d'ouverture, c'est parce que les gens pressentis ne sont pas venus.
Un peu plus tard, François Mtterrand me déclare : Ce gouvernement, ça ne va pas du tout... J'ai eu tort, j'ai sans doute manqué de réftexe ; j'étais fatigué.
Vendredi 13 mai 1988
La liste des secrétaires d'État du gouvernement Rocard est rendue publique.
Avant le premier Conseil des ministres qui doit se réunir cet après-midi à 15 heures, le Président reçoit Valéry Giscard d'Estaing et lui annonce la prochaine dissolution. Il lui dit : Je dissous cette Assemblée parce que je préfère que le sort du nouveau gouvernement soit dans ma main plutôt que dans la vôtre. Puis il reçoit le président de l'Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas, pour lui dire la même chose.
Premier Conseil des ministres du gouvernement Rocard. François Mitter rand rappelle les principes qui doivent guider l'attitude des ministres : Votre tâche sera lourde. Je salue ceux qui y accèdent pour la première fois. Les ministres ne doivent pas lire leurs communications. Ils ne sont pas les porte-parole de leur administration... Vous êtes au centre des turbulences. Il y en a qui suivront de peu votre nomination. Ce qu'il convient de faire, j'y réfléchis. Les hommes de la majorité d'hier ici présents sont des hommes d'avant-garde. Il faut engager la lutte sans compromis avec le Front national. Nous devons être très vigilants. Nous avons à accomplir une œuvre novatrice en politique économique... En 1981, le peuple ne s'est pas reconnu dans ce qui a été une majorité absolue de circonstance. Il nous faut donc gagner les esprits avant de gagner les suffrages.
Le Premier ministre rend d'abord hommage à l'action du Président, puis remarque : Ce sera difficile. Il faut changer sur le long terme, ne pas faire d'effets d'annonce, éviter les sirènes et les motards...
Pierre Bérégovoy annonce de sombres perspectives en ce qui concerne la balance des paiements, les prix, les salaires; l'indice des prix pour avril sera très mauvais : + 0,5 %. C'est un indice Chirac, mais il nous faudra beaucoup de rigueur dans notre politique économique.
Michel Rocard approuve, et le Président renchérit : Il faut beaucoup de rigueur dans notre politique économique.
Puis François Mitterrand fait un rapide exposé politique : Le gros de la troupe des centristes est resté en arrière. Ce qu'ils nous demandent, en fait, c'est d'attendre le moment où nous serons devenus fragiles pour nous avoir à leur main. C'est ce que j'ai dit à M. Giscard d'Estaing : je préfére que le sort du gouvernement soit dans ma main plutôt que dans la sienne. Je souhaite vraiment que nous rassemblions tous ceux qui peuvent l'être autour des valeurs démocratiques, ce qui exclut certains mais laisse une large place aux autres. Cela pourrait choquer certains esprits doctrinaires, mais je tiens à ce rassemblement face aux menaces qui pèsent sur la démocratie. Ces menaces s'appuient sur les malheurs et l'anxiété d'une partie importante de la population. Nous avons une occasion historique de montrer que nous sommes capables de nous dépasser nous-mêmes. Il n'est pas question de traiter avec quiconque accepterait la moindre compromission avec le Front national. Nous ne nous en sortirons pas en restant à l'intérieur de la maison, nous devons nous ouvrir aux maisons d'à côté. Avec qui ouvrir ? C'est au peuple de le dire.
Sourire général.
Le Président demande que l'usage des avions du GLAM soit strictement limité. Michel Rocard approuve, mais tient à préciser : Bien sûr, il peut arriver que le Premier ministre soit pressé... Et cette règle ne s'applique évidemment pas aux ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de l'Intérieur, qui, eux, de par leur fonction, sont toujours très pressés.
Dans la soirée, réunion du courant A-B (mitterrandistes et mauroyistes) au Sénat pour désigner son candidat à la succession de Lionel Jospin à la tête du PS. Le Premier secrétaire sortant ouvre la réunion en précisant qu'il lui paraît essentiel que son successeur n'ait pas d'ambitions présidentielles. En clair, il écarte Fabius.
Sentant le « clash » arriver, certains mitterrandistes proposent alors une candidature de compromis, celle de Louis Mermaz. Mais Laurent Fabius refuse net, en des termes qui achèvent de braquer tout le monde.
Pierre Mauroy annonce donc que lui aussi est candidat. Le vote est sans appel : 63 voix pour Mauroy, 54 pour Fabius. Celui-ci, blême, prend très mal la chose.
Je rencontre Michel Noir et Alain Carignon. Participer au gouvernement après les élections législatives, me disent-ils, est devenu très difficile. Peut-être si Jacques Delors devient Premier ministre ? Mais ils plaident encore pour le statu quo : Il ne faut pas que le Président dissolve. Ce serait stupide ! Qu'il gouverne d'abord avec l'Assemblée actuelle. On l'aidera et on gagnera les esprits peu à peu.
Le Président, à qui je rapporte ces propos : C'est toujours le même piège. Ils veulent que j'attende que l'opinion se détourne de nous. Je ne tomberai pas dedans !
Samedi 14 mai 1988
A l'Élysée, les appels se succèdent : beaucoup de vocations soudaines de candidats aux législatives qui s'annoncent. Une jeune conseillère à l'Élysée, Ségolène Royal, qui depuis mai 1981 travaille avec moi à l'Élysée avec conviction, compétence et caractère, souhaite se présenter. François Mitterrand s'étonne de l'enthousiasme de cette jeune femme qu'il prend — à tort — pour une fragile technocrate. Sûr qu'elle renoncera, il lui propose les Deux-Sèvres, circonscription rurale traditionnellement à droite. Elle n'hésite pas une seconde.
Réunion, cet après-midi, du Comité directeur du PS qui entérine la désignation de Pierre Mauroy au poste de Premier secrétaire.
François Mitterrand signe le décret portant dissolution de l'Assemblée nationale. Les élections auront lieu les 5 et 12 juin. Le Président prononce une brève allocution télévisée: L'ouverture que j'appelle de mes voeux n'a pu se réaliser jusqu'ici aussi largement que je l'avais souhaité. Le Premier ministre, malgré ses efforts, ne dispose pas d'une majorité solide et stable. Le Président demande donc aux Français de trancher.
En Yougoslavie, débat sans précédent au Parlement à l'occasion d'une motion de défiance envers le gouvernement, présentée par les représentants de Slovénie et de Croatie. Le gouvernement de Branko Mikulic est reconduit, mais c'est la structure même du pays qui paraît en cause.
Dimanche 15 mai 1988
Début du retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan. Il y a vraiment quelque chose de changé à l'Est : le secrétaire général du Parti communiste d'Union soviétique se met à tenir ses promesses !
Michel Rocard entend régler d'urgence le problème de la Nouvelle-Calédonie. C'est pour lui une priorité. Il charge une mission de conciliation (le chanoine Guiberteau, le pasteur Stewart, Roger Leray, Franck Perrier), accompagnée par Christian Blanc et Pierre Steinmetz, de rétablir le dialogue. Elle se rendra à Nouméa le 20.
Lundi 16 mai 1988
Discussion avec le Président : quels seront les chantiers de politique étrangère des six premiers mois de sa présidence ? L'Europe monétaire et celle de la défense peuvent avancer de front. On pourrait, à cette fin, choisir une démarche multilatérale (le Conseil des ministres des Finances des Douze pour la monnaie, l'UEO pour la défense), mais je n'y crois guère. Il serait beaucoup plus efficace de signer bilatéralement, avec l'Italie et l'Espagne, des accords analogues à ceux qui ont été conclus avec l'Allemagne, c'est-à-dire de créer avec ces deux pays des Conseils de défense et des Conseils économiques et financiers. La Grande-Bretagne ne pourrait alors que suivre.
Nous tombons d'accord sur quelques axes qu'à sa demande je résume par écrit en m'inspirant de réflexions déjà couchées sur le papier :
- Il nous faut aller audacieusement vers l'Europe de l'Est. La Hongrie vient d'être le théâtre d'un véritable coup d'État rénovateur, qu'il importe de conforter d'urgence. Il faut lui proposer un accord financier et politique majeur et ne pas laisser la RFA y agir seule. Le Président devrait également se rendre d'urgence en Tchécoslovaquie et en Pologne afin d'évoquer leur association à l'Europe des Douze.
- Il faut aussi développer notre implantation commerciale en URSS. C'est le plus grand marché de l'avenir. Nos relations culturelles sont quasi inexistantes. Pourquoi ne pas réfléchir à une « année de l'URSS », comme nous avons eu une « année de l'Inde » ? Sur le plan politique, sans doute pourrait-on revenir à des Sommets annuels.
- Les États-Unis, entrés en campagne présidentielle, s'occuperont moins de nous. En attendant de connaître le nom du futur Président, il faudrait investir sur les élites nouvelles et inviter en France, beaucoup plus qu'on ne l'a fait, jeunes parlementaires et gouverneurs d'État.
- Les rapports avec le monde islamique doivent constituer une de nos priorités. Dans dix ans, le Maghreb, l'Égypte et la Turquie regrouperont 200 millions d'habitants, dont 75 pour le seul Maghreb. Plusieurs actions s'imposent : nous engager pleinement dans la bataille de l'audiovisuel, en particulier dans la diffusion d'images à destination de ces pays ; favoriser l'intégration des communautés présentes sur notre sol par une banalisation de l'islam en France (écoles, centres communautaires, promotion des élites) ; utiliser les communautés maghrébines dans notre politique de coopération avec le monde arabe ; mettre en place une structure souple de concertation à Sept sur la Méditerranée occidentale, comme proposé en 1983 (aujourd'hui, les esprits ont mûri et le moment est venu de reprendre cette initiative ; on pourrait ainsi enclencher un mouvement de concertation visible et structuré en créant un forum sur la Méditerranée occidentale avec les chambres de commerce des sept pays concernés — Italie, France, Espagne, Portugal, Maroc, Algérie, Tunisie — et les grandes entreprises publiques, les banques, les responsables de médias) ; il nous faut aussi développer massivement nos rapports avec la Turquie en créant les conditions de son entrée dans la CEE.
- Sur nos rapports avec les nouvelles puissances du Pacifique : la France est un pays du Pacifique, et pas seulement du Pacifique-Sud. Elle doit être présente et active dans toutes les institutions régionales. C'est la condition de notre expansion commerciale et industrielle. Il faudra réunir régulièrement à Tokyo tous nos représentants dans le Pacifique, et donner la priorité à nos postes de coopération scientifique en Asie.
- Sur les rapports avec les pays du Sud : puisque nous allons tâcher d'obtenir des Sept que le prochain Sommet de 1989 ait lieu le 14 Juillet, il nous faudrait recevoir juste avant, du 12 au 14, une dizaine de chefs d'État du Sud afin qu'ils assistent aux côtés des Sept à la fête du Bicentenaire. Il faudrait aussi les associer à la préparation du Sommet de Paris : réunion des sherpas de pays du Sud avec les sherpas des sept pays industrialisés ; il faut aussi faire une visite aux grands pays du Sud, en priorité Nigeria, Philippines, Pérou et Mexique, Inde, Zaïre.
- Sur les rapports avec l'Afrique : la zone franc doit être repensée ; les sommets franco-africains devraient être davantage préparés au niveau des ministres ; notre action sur ce continent doit être diversifiée : nous sommes absents d'Éthiopie et des pays de la « ligne de front » ; par exemple, nous apportons quatre fois moins d'aide que la Grande-Bretagne au Mozambique. Le Zaïre, géant de demain, doit être davantage associé à notre action à condition que la démocratie et le respect des droits de l'homme y progressent également.
Pour réaliser tout cela, quelles réformes sont nécessaires au Quai d'Orsay et dans la conduite de notre politique étrangère ? D'abord, un budget beaucoup plus important. Les postes et l'administration centrale sont cruellement sous-équipées en matériel moderne, en personnel technique compétent et en locaux (il faudrait en particulier reprendre le projet Pouillon et édifier d'urgence un grand centre de conférences internationales quai Branly) ; développer la coopération technologique et audiovisuelle (l'essentiel du rayonnement de la France de demain passe par la technologie et les médias) : développer RFI (encore très en retard), favoriser la réception d'Antenne 2 dans le Maghreb et en Afrique (la Tunisie devient italophone grâce aux efforts de la RAI). Il faudrait enfin coordonner toutes les actions de politique étrangère de l'ensemble des ministères (un secrétariat d'État rattaché au Quai pourrait en être chargé).
Je relis ma note et songe que si un tiers seulement de tout ce qu'elle contient était réalisé, cela tiendrait du miracle... Mais il y a dans les débuts de septennat un naïf sentiment d'invincibilité, où tout paraît possible.
Déjeuner chez le Président avec Jospin, Joxe, Mermaz et Bianco. On parle, bien sûr, des prochaines élections législatives. François Mitterrand : Le Parti socialiste doit prendre en compte les intérêts d'ensemble de la République. Pas seulement les siens. Il faut essayer de sauver le Parti communiste en lui assurant au moins quinze députés et tenter si possible de rallier des gens venus du centre. (Le Président ne dit jamais « centristes » ; pour lui, ce sont des gens ou de gauche ou de droite.)
Au sujet du remplacement de Lionel Jospin comme Premier secrétaire du PS, François Mitterrand répète : Si ma préférence est allée à Fabius, c'est une question de génération. C'est ce que j'ai dit à Rocard, à Chevènement et à Mauroy. Ils ont tous un visage fermé.
Mardi 17 mai 1988
Accord électoral RPR-UDF pour les législatives. Il y aura donc presque partout des candidatures uniques de l'Union du rassemblement et du centre. L' « ouverture » a vécu...
Le Président : J'aimerais bien renationaliser TFI, mais Rocard ne voudra jamais.
Mercredi 18 mai 1988
Le rituel du mercredi matin, avant le Conseil, reprend : petit déjeuner chez Jean-Louis Bianco avec le Premier ministre, suivi d'un entretien chez le Président avec Renaud Denoix de Saint Marc, Bianco et moi. Les mêmes interlocuteurs. Seul Rocard a remplacé Chirac.
Conseil des ministres. Le Président sur la Nouvelle-Calédonie : Cette affaire exigera beaucoup de sévérité.
Revu Michel Noir: On ne peut pas accepter tout de suite de venir au gouvernement, mais rendez-vous dans quelque temps... Mettez-moi un concurrent [socialiste] peu dangereux aux élections législatives.
Jeudi 19 mai 1988
Je reçois Bemard Kouchner à l'Élysée. Il a souhaité entrer au gouvernement. Il en a le talent, mais je suis surpris qu'il en ait le goût. Secrétaire d'État à l'insertion sociale, la mise en place du RMI sera de sa compétence. Sa passion, son sens de l'idéal, doublés d'une réelle ironie en dépit de son goût pour les médias, devraient faire merveille pour bousculer l'administration. Si lui ne réussit pas dans ce secteur, nul n'y parviendra.
Négociations secrètes avec l'Iran : Le directeur du Trésor, Jean-Claude Trichet — ancien directeur de cabinet d'Édouard Balladur aux Finances —, a rendu compte à Pierre Bérégovoy, qui m'en parle, de l'état du contentieux financier franco-iranien après les concessions faites par le gouvernement Chirac. L'Iran réclamait le remboursement de 1 milliard de dollars prêtés au CEA par le Chah en 1974 et reprêté par le CEA à Eurodif pour la construction de l'usine d'enrichissement d'uranium du Tricastin. Mais, si le CEA avait bien contracté une dette de 1 milliard de dollars auprès de l'Iran, l'Iran avait également des dettes envers certaines entreprises françaises, dont le consortium Spie-Framatome-Alsthom pour la construction d'une centrale nucléaire. En outre, l'Iran s'était engagé en 1975 à acheter de l'uranium faiblement enrichi jusqu'en 1990 ; le non-respect de cet engagement a porté un préjudice à Eurodif. Eurodif et Spie-Framatome ont donc fait bloquer par la justice le principal et les intérêts du prêt de l'Iran au CEA. En application d'accords signés les 12 et 15 novembre 1986 par Velayati et Jean-Bernard Raimond, 330 millions de dollars ont été remboursés à l'Iran, puis à nouveau 300 millions à la suite d'un nouvel accord signé le 1er décembre 1987. Si l'administrateur du CEA, Jean-Pierre Capron, a dû ainsi rembourser à l'Iran les deux tiers du prêt, c'est parce que le ministre des Finances de l'époque, Édouard Balladur, lui a enjoint par écrit de le faire, le 3 décembre 1987. Cette lettre, classée « secret défense », dégageait la responsabilité du CEA ! L'Élysée n'en a naturellement pas eu connaissance à l'époque.
Samedi 21 mai 1988
Cérémonie d'investiture du Président à l'Élysée. Bien plus discrète, moins émouvante, peut-être moins porteuse d'espoirs nouveaux qu'il y a sept ans. Dans son discours, François Mitterrand souligne que le 8 mai n'a pas vu les bons l'emporter sur les méchants... Le respect des uns par les autres est à la base du pacte sur lequel repose la communauté nationale. Une France divisée serait une France injuste... C'est pourquoi je ne sépare pas le devoir politique d'ouverture de l'obligation sociale de solidarité. Le Président souhaite que son second septennat soit celui du rassemblement.
Réunion des sherpas à Paris, sous présidence canadienne, en raison de la réunion de l'OCDE qui ramène ici chaque année tous ces hauts fonctionnaires.
Le prochain Sommet des Sept, dans un mois, à Toronto, sera le dernier de la série ouverte à Versailles en 1982, et le moins riche, a priori, en contenu et en enjeux : parce qu'il n'y a pas de sujets de grande urgence à débattre et parce que le Président américain est en fin de mandat.
La déclaration politique traditionnelle portera sur les problèmes Est/Ouest. Comme toujours, les Américains souhaitent aussi une déclaration des Sept sur le terrorisme après le détournement de l'avion de Kuwait Airways en avril dernier. Une réunion d'experts se tiendra sur ce thème à Toronto dans quelques jours. Cela ne signifie pas que nous acceptions d'avance l'idée d'un communiqué des Sept sur ce sujet.
La déclaration économique promet d'être d'une grande banalité. On y retrouvera les thèmes rituels, les mêmes promesses qui n'engagent personne :
- La RFA et le Japon jurent de relancer leurs économies pour compenser l'inévitable ralentissement en 1989 de l'économie américaine.
- La négociation commerciale de l'Uruguay Round ne doit pas privilégier le démantèlement des subventions agricoles, mais traiter de tous les sujets au même rythme.
- La réforme du Système monétaire international, amorcée au Sommet de Versailles, doit être poursuivie en allant vers le système de « plages de référence » que la France propose depuis 1983.
La dette du Tiers-Monde ne fait l'objet d'aucune démarche audacieuse et généreuse ; je ferai là-dessus des propositions concrètes dès la semaine prochaine, après avoir tenu les réunions nécessaires.
Je glisse dans le projet de communiqué la date du 14 Juillet 1989 comme devant être celle du prochain Sommet qui se tiendra en France. Comme il n'est pas d'usage d'indiquer une date précise dans le communiqué, je m'attends à des réactions. Mais aucun sherpa ne semble comprendre ce que ce choix implique. La symbolique du 14 Juillet n'est peut-être pas aussi universellement connue que je le croyais.
Convention nationale du PS pour préparer les élections. L'ouverture vers le centre a fait long feu. Peu de candidats viennent de là. Les circonscriptions réservées aux éventuels ralliés ne profiteront qu'aux radicaux de gauche, qui en obtiennent dix-sept où ils seront seuls en piste. Les communistes ont décliné les offres socialistes. Quant aux seize représentants de la défunte « ouverture », ce ne sont pas vraiment des figures nouvelles : Henri Fizbin, Alain Calmat, Roger Jouet ou Pierre Schott -les deux seuls centristes homologués...
La campagne s'ouvre sans grande conviction. Pas de programme, si ce n'est donner une majorité au Président. Pas de projet précis, à part le « ni-ni » (ni nationalisations nouvelles, ni nouvelles privatisations) qui reflète on ne peut mieux la paralysie des projets politiques.
Dimanche 22 mai 1988
Après l'escalade de la Roche de Solutré, François Mitterrand reçoit, comme d'habitude, les journalistes à la fin du déjeuner. Il leur tient des propos étonnants sur son désir de ne pas voir revenir une trop large majorité socialiste à l'Assemblée : Il n'est pas sain qu'un seul parti gouverne... Il faut que d'autres familles d'esprit prennent part au gouvernement de la France.
Michel Rocard reçoit fort mal ces propos. Il me téléphone à mon retour à Paris : Les Français vont prendre ça comme un appel à voter à droite ! Comment veut-il que je gagne les élections avec ça ?
Les socialistes sont stupéfaits. Je n'ai pas d'explication logique à fournir à ceux qui m'en demandent. Le Président me soutient n'avoir pas voulu dire ce que les commentateurs ont compris.
Lundi 23 mai 1988
Le Comité central du Parti communiste soviétique adopte des réformes portant sur la réorganisation du Parti et la redéfinition de son rôle, les rapports entre l'État et le citoyen, les droits de l'Église, l'instauration d'un « État socialiste de droit ».
Mardi 24 mai 1988
Comme chaque fois, après la formation d'un nouveau gouvernement, plusieurs ministres — dont le charmant et placide Hubert Curien — se plaignent à l'Élysée de voir leurs prérogatives rognées par les décrets d'attribution que signent leurs ministres de tutelle. Petites irritations au sein d'un gouvernement à peine formé et déjà quasi démissionnaire...
Mercredi 25 mai 1988
Avant le Conseil des ministres, François Mitterrand discute avec Michel Rocard d'un éventuel collectif budgétaire destiné à financer les premières mesures gouvernementales. Le Premier ministre n'en veut pas : rigueur oblige. Le Président s'inquiète pourtant de l'état d'avancement des Grands Travaux, ralentis par Jacques Chirac, mais admet en fin de compte qu'il est sans doute préférable de renoncer à un nouveau collectif.
Il demande que l'on améliore les attributions d'Hubert Curien : Il est un peu coincé entre l'Éducation nationale et l'Industrie.
Michel Rocard évoque la création d'un grand ministère de la Coopération et du Développement auquel il voudrait donner de très larges compétences, mais François Mitterrand lui fait observer que si l'idée est bonne, le passé a montré qu'elle n'était pas très réaliste. En fait, la question sous-jacente à cette conversation est d'importance : faut-il enlever la responsabilité de la Coopération aux Affaires étrangères et la concentrer sur l'Afrique, ou bien l'étendre à la planète entière ? François Mitterrand pense que la France ne peut ni ne doit s'éloigner de l'Afrique. Là, elle a de vraies responsabilités. Ailleurs, elle n'aurait pas assez de moyens. En outre, cette action, à ses yeux, doit demeurer autant que possible soumise au Quai d'Orsay.
Le Conseil commence. Claude Evin, ministre délégué à la Santé, a fait passer hier à l'Élysée un projet de communiqué justifiant le maintien de la « cotisation exceptionnelle » décidée par le gouvernement de Jacques Chirac pour combler le trou de la Sécurité sociale et annonçant la révision du plan d'économies Séguin sur le remboursement des médicaments. Ce texte a reçu l'imprimatur de Michèle Gendreau-Massaloux, porte-parole de l'Élysée.
Mais François Mitterrand n'est pas d'accord : Maladroit politiquement et rédigé dans un style technocratique incompréhensible. Il demande qu'il soit réécrit, et modifie quelques phrases. Pour clore l'incident, il précise : Je prie instamment les ministres de ne pas s'exprimer comme des technocrates ou des énarques. Réalisant tout à coup que Roger Fauroux — ancien directeur de l'ENA, devenu ministre de l'Industrie — est assis à côté de lui, il lui lance en souriant : Ne le prenez pas mal, mais votre ancienne école n'apprend pas vraiment à écrire clair.
A propos de la nomination d'un directeur du ministère des Finances comme membre du conseil d'administration de l'ENA, que Michel Durafour justifie par cette formule : C'est l'usage, le Président rétorque : L'usage devient vite une règle, avec les Finances.
A propos des certificats d'investissement (nouvelle technique de financement des entreprises publiques), il met en garde le Premier ministre : Il ne faut pas de privatisations déguisées. Il a manifestement l'intention de traquer toute privatisation, même minime, que Michel Rocard pourrait décider.
A propos des mesures annoncées sur l'Éducation, il ne se montre guère plus conciliant : Le communiqué du Conseil des ministres est technocratique, illisible. A l'évidence, aucune main politique n'est passée par là.
Je vois Jean-Pierre Soisson, député de l'Yonne et maire d'Auxerre. Il me confie : Je n'ai pas dit non aux socialistes. Je leur ai dit : pas tout de suite.
Michel Rocard adresse une circulaire aux membres de son gouvernement pour définir le code de déontologie de l'action gouvernementale, afin de gouverner autrement. Le Premier ministre y note que notre appareil d'État est devenu trop distant de la société civile.
François Mitterrand s'agace : « Société civile » ? Y a-t-il une société qui ne soit pas civile ? Les hommes politiques professionnels sont-ils des militaires ?
Jeudi 26 mai 1988
Déjeuner offert par François Mitterrand en l'honneur de Brian Mulroney, Premier ministre canadien, notre hôte le mois prochain à Toronto. Œufs pochés aux perles d'esturgeon, filet d'agneau à la fleur de courgette, jardinière de légumes à l'étouffée, fromages, crème glacée vanille, compote de cerises.
On parle de la situation économique mondiale, de la dette, de l'emploi et de l'éducation, qui seront les sujets abordés en séance restreinte.
Vendredi 27 mai 1988
Déjeuner à Matignon. Discussion sur l'école et l'entreprise, l'informatique, la télévision. Comment faire entrer la modernité dans ces deux lieux essentiels que sont l'école et l'entreprise ? Par la télévision, sans doute. Une chaîne éducative, peut-être ? L'heure ne paraît pas venue. Et pourtant, depuis 1985, Pierre Bourdieu et le Collège de France l'ont souhaité.
Samedi 28 mai 1988
En Afghanistan, libération du journaliste français Alain Guillo, détenu depuis le 12 septembre 1987.
Dimanche 29 mai 1988
Le quatrième Sommet Reagan-Gorbatchev s'ouvre à Moscou. Le secrétaire général du PCUS propose la création d'un forum permanent composé de parlementaires des deux nations, chargé d'étudier les questions des droits de l'homme. Étrange renversement : face au dynamisme de Gorbatchev, c'est le Président américain qui a l'air de freiner.
Lundi 30 mai 1988
Dîner improvisé à l'Élysée, dans mon bureau, avec Angel Gurria, négociateur mexicain de la dette, et le gouverneur de la Banque centrale du Mexique, pour évoquer la dette de ce pays. Il va falloir faire quelque chose pour la réduire. La stabilité politique de l'ensemble de la région est en cause. Cela ne vaut d'ailleurs pas seulement pour le Mexique, mais pour d'autres pays dans la même situation. Nous devons réfléchir à un plan avant Toronto. J'aimerais bien « griller » les Américains au Mexique !
Le nouveau ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, a désormais la preuve que, lors de l'attaque de la grotte d'Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, Alphonse Dianou a bel et bien été abattu de sang-froid alors qu'il était prisonnier et blessé. Devant la presse, il évoque des actes contraires à l'honneur militaire.
Mardi 31 mai 1988
Nouveau rituel gouvernemental pour les socialistes. A la place du petit déjeuner pris à l'Élysée jusqu'en mars 1986 entre le Premier ministre, le Président et le Premier secrétaire du PS, c'est dorénavant à Matignon qu'auront lieu ces agapes élargies. Convives habituels : Pierre Mauroy, Henri Emmanuelli, Louis Mermaz, président du groupe socialiste à l'Assemblée, Claude Estier, président du groupe socialiste au Sénat, Lionel Jospin, Pierre Bérégovoy, Jean-Pierre Chevènement, Jean Poperen, Pierre Joxe, Laurent Fabius. Pour Matignon, Jean-Paul Huchon, Guy Carcassonne et Jean-Claude Petitdemange. Enfin, Jean-Louis Bianco et moi. Laurent Fabius ne vient pas toujours ; quand c'est le cas, il reste le plus souvent silencieux. Estier parle peu. Ceux qui s'expriment le plus sont Mermaz, Jospin et Joxe. Jospin, Rocard et Fabius se « marquent » continuellement.
Aujourd'hui, la conversation roule sur la nécessité d'un collectif budgétaire. Jospin se plaint des difficultés financières de son ministère. Il ne pourra faire face, avec le budget du précédent gouvernement, au nombre d'élèves qui rentreront à l'automne. Michel Rocard rétorque : Les ministres ont reçu leur arbitrage budgétaire; ce n'est pas le moment d'en discuter. Lionel Jospin réplique : Mais on peut parler ici des problèmes politiques ! Michel Rocard : On a sous-estimé sociologiquement le flux démographique qui arrive dans le systéme scolaire.
Rentré à l'Élysée, j'en parle au Président : la décision de ne pas faire de collectif budgétaire ne me paraît pas la meilleure. Nous n'aurons aucun moyen d'engager des actions nouvelles avant janvier prochain, ce qui signifie que rien ne se verra sur le terrain avant les municipales. Un collectif réduit, ciblé sur des actions concrètes à impact local bien choisi, ne mettrait pas en péril les grands équilibres économiques. Si on commence à mettre en branle la machine scolaire dès la rentrée 1988 (et non 1989), on gagne un an. Concernant l'emploi, la mode est au pessimisme élégant et cynique, et l'idée d'un collectif est mal vue. Mais, là encore, c'est une question de volonté et d'audace. Quant aux Grands Travaux, au rythme actuel, rien ne sera prêt pour juillet 1989. Là aussi, c'est dans les quinze prochains jours que se jouera le respect des échéances.
Décision prise : on fera un collectif.
Je propose, en accord avec Jean-Claude Trichet, une idée nouvelle : annuler un tiers de la dette publique des pays les plus pauvres. Cela ne coûterait pas cher et aurait un gros impact à Ottawa. On va l'étudier.
Comme moi, Pierre Bérégovoy est réservé sur la libération des mouvements de capitaux en Europe, car cela revient à supprimer les éléments encore en vigueur du contrôle des changes ; il deviendra alors possible de se faire ouvrir un compte en devises étrangères. Si l'harmonisation fiscale n'est pas menée parallèlement, il y a risque de fuite des capitaux vers les pays où l'épargne est mieux rémunérée. Mais la France peut difficilement demander que l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne constitue un préalable, sous peine de se voir accuser de freiner la démarche européenne.
L'harmonisation fiscale est au coeur de l'idée européenne, alors que la libéralisation des capitaux est un processus d'intégration financière de caractère mondial, et non européen. La France doit donc demander une harmonisation de la fiscalité de l'épargne qui tienne compte de la justice fiscale. Or, la libération des mouvements de capitaux conférera un avantage fiscal aux revenus du capital par rapport aux revenus du travail.
Les gouverneurs des banques centrales des pays de l'Union européenne et Jacques Delors seront bientôt chargés de réfléchir à la création d'une Banque centrale européenne. L'Allemand Karl-Otto Pöhl est très sceptique : Il faudra au moins vingt ans, dit-il, pour acclimater l'idée. Vingt ans ? C'est demain.
Mercredi 1er juin 1988
Après déjeuner, François Mitterrand, s'adressant à Jean-Louis Bianco et à moi : Nous ne sommes plus en 1981. Vous devez laisser le gouvernement gouverner et ne pas céder à la tentation d'intervenir sans arrêt en mon nom auprès des ministres. Trois domaines seulement - la politique étrangère, la défense et les Grands Travaux — échappent à ce principe de base ; là, les gens de l'Élysée sont autorisés à mettre leur nez dans les dossiers. Ils doivent aussi surveiller l'application des principes de ma Lettre aux Français.
Le Président souhaite que le nouveau Parlement prenne sans tarder des décisions en faveur de la justice sociale. Lors de la prochaine session — qui commencera le 23 juin et s'achèvera en principe le 7 juillet-, il entend que lui soient soumis des projets de lois relatifs au revenu minimum et à l'impôt sur les grandes fortunes. Michel Rocard est contre : il suit de près ces deux projets et estime qu'ils ne seront pas au point pour cette date. Pierre Bérégovoy et Michel Delebarre sont de son avis. Pour ma part, j'estime indispensable de faire passer très vite ces textes : ils correspondent à deux des principaux engagements du Président ; ils sont populaires ; ils peuvent être votés par une majorité plus large que le seul Parti socialiste. Au surplus, Delebarre et Bérégovoy, consultés, m'assurent qu'ils seront à même de présenter leurs projets de loi si telles sont les instructions du Président. Il subsiste, certes, quelques difficultés techniques, mais elles peuvent être surmontées, surtout si, pour l'impôt sur les grandes fortunes, on conserve les mêmes principes qu'en 1981. J'ajoute qu'il me paraît y avoir un grand intérêt, du point de vue de l'« ouverture », à ce que des textes aussi importants puissent être votés avant l'été par une large majorité.
En ce qui concerne la réduction de la dette des pays les plus pauvres, nous arrivons, avec Trichet, à ce qui pourrait constituer une proposition française à Toronto : les annuités de la dette des pays les plus pauvres seraient réduites d'un tiers. Le critère de pauvreté serait celui défini au Sommet de Venise l'an dernier. Les pays riches qui refuseront d'annuler leurs créances pourront soit allonger les durées de remboursement jusqu'à vingt-cinq ans, soit réduire les taux d'intérêt.
En faveur des pays les plus pauvres et les plus endettés, la France annulerait 30 % des échéances du service de la dette née de l'aide publique au développement ou correspondant à des créances commerciales garanties. Cela porterait donc aussi bien sur les prêts publics (Trésor, Caisse centrale) que sur les crédits commerciaux garantis. Le coût budgétaire annuel serait de l'ordre de 800 millions de francs. Cela ne concernerait pas le Mexique, mais la plupart de nos anciennes colonies africaines.
Avant sa prochaine rencontre à Évian avec le Chancelier Kohl, je rappelle au Président qu'il doit lui parler de la création d'une Banque centrale européenne et essayer d'obtenir à ce sujet son appui pour contrer les réserves de la Bundesbank.
Jeudi 2 juin 1988
François Mitterrand reçoit Helmut Kohl à déjeuner à Évian. Salade d'écrevisses, turbot à la nage, assiette royale. Discussion très importante sur les questions monétaires et l'avenir de l'Europe.
Helmut Kohl s'intéresse à la politique intérieure française. Il interroge François Mitterrand sur sa majorité et lui demande très directement : Voulez-vous des CDS ?
François Mitterrand: Nous allons vers cinq ans de stabilité politique. Après les élections législatives, ils viendront tout naturellement vers nous. Giscard d'Estaing ne pourra maintenir l'unité de l'UDF. Il veut être le chef de toute la droite ; il se trompe, il n'y réussira pas. Le RPR ne lui obéira jamais. Il ferait mieux d'être le leader du centre. Le RPR n'estpas assimilable, ni par moi ni par personne.
Puis le Président passe à un autre sujet : Jacques Delors, si vous le voulez, peut rester à la présidence de la Commission.
Helmut Kohl : Il est compétent, c'est un bon président. Je suis d'accord pour qu'il reste, mais deux ans seulement. Au bout de deux ans, Martin Bangeman le remplacera. Il devait déjà le remplacer il y a deux ans ! Mme Thatcher voudra que ce soit n'importe qui plutôt que Jacques Delors ou un Allemand. Je vous informerai avant le Sommet de Hanovre du nom de l'autre Allemand que je nommerai à la Commission.
A propos de l'échéancier européen, François Mitterrand demande que la libération des capitaux et l'harmonisation de la fiscalité se fassent parallèlement ; chaque État doit faire une partie du chemin ; il ne saurait y avoir alignement fiscal par le bas : oui à la libération des capitaux si l'épargne est taxée.
Kohl tient beaucoup à la libéralisation des capitaux. Si la directive en ce sens n'est pas adoptée, il la mettra à l'ordre du jour à Hanovre, et des dissensions risquent alors d'apparaître entre le gouvernement français d'une part, Jacques Delors et Helmut Kohl de l'autre. Le Chancelier s'engage à accepter en échange une taxation de l'épargne dans chacun des douze pays européens. Le Président se contente de sa parole.
François Mitterrand envoie aux Sept une lettre leur proposant l'annulation du tiers de la dette des pays les plus pauvres.
Encore un héritage du gouvernement précédent : par une convention signée le 3 mai 1988, faisant suite à un échange de lettres en date des 22 et 29 février 1988 entre Alain Juppé et Edgar Faure, l'État français a mis le toit de la Grande Arche — pour une durée renouvelable de trente-six ans et un loyer annuel de 100 francs ! — à la disposition d'une Association pour la création de la Fondation internationale des droits de l'homme et des sciences de l'humain, créée en octobre 1987. Parmi les membres de son conseil d'administration, on relève notamment les noms des professeurs Jean Bernard, Jean Dausset, François Gros, François Jacob et... celui du docteur Michel Garretta. Je me demande ce que le directeur du CNTS vient faire là-dedans. Je demande qu'on l'éconduise.
Vendredi 3 juin 1988
Dernière réunion des sherpas, cette fois à Toronto.
Les Britanniques présentent un projet de déclaration sur le terrorisme. J'en refuse le principe.
Nous convenons d'un entretien limité aux seuls chefs de délégation sur l'avenir de l'éducation.
Dimanche 5 juin 1988
Premier tour des élections législatives. Taux record d'abstentions (34,26 %). La majorité présidentielle retrouve son niveau du premier tour de juin 1981 : 37,52 %. Le Parti communiste (11,32 %) se redresse. L'URC (RPR + UDF) obtient 37,67 % ; avec les divers droite, elle atteint 40,44 %. Le Front national (9,65 %) est en recul par rapport à son score du premier tour des présidentielles. C'est cependant un échec : la majorité des sièges au Parlement semble inaccessible.
François Mitterrand, tard dans la soirée : Nous sommes victimes des sondages. Le PS fait son plus beau score historique et il apparaît comme vaincu !... Il faut être prudent, mais je pense que nous aurons néanmoins la majorité absolue. Elle ne fera pas épouvantail. Finalement, ce sera peut-être un avantage.
Jean Poperen a ce joli mot : On a tellement ouvert que nos électeurs sont sortis.
Lundi 6 juin 1988
Je précise au Président mon idée de nouvelle Grande Bibliothèque. Elle devrait accueillir tout ce qui paraît d'essentiel en France et à l'étranger (soit environ cinq cent mille volumes par an). Grâce à un réseau télématique et télévisuel, elle devrait rendre ces livres accessibles aux universités et écoles de la France entière.
Pour lancer ce projet, deux voies existent :
- La voie universitaire, en rassemblant toutes les bibliothèques de la Sorbonne en un lieu unique. Cette solution aurait l'avantage de brancher directement la nouvelle bibliothèque sur les universités. Elle présenterait l'inconvénient d'être exclusivement universitaire et parisienne.
- La voie culturelle, à partir d'un vieux projet de création d'une annexe de la Bibliothèque nationale. Le ministère de la Culture avait en effet évoqué l'idée de regrouper tous les livres acquis par la Bibliothèque nationale depuis 1960 dans un bâtiment ultramoderne, appelé « Bibliothèque nationale bis », qui aurait pu être implanté sur un terrain disponible à Saint-Denis. Cette solution aurait l'inconvénient de placer le nouveau grand projet sous la tutelle de l'administrateur de la Bibliothèque nationale et du ministère de la Culture. Je suis contre.
La meilleure solution consisterait à mes yeux à concilier ces deux idées tout en les dépassant légèrement. La Bibliothèque nationale resterait dans ses murs et conserverait tous les ouvrages antérieurs à 1900, ainsi que les estampes. Cela permettrait d'améliorer notablement l'usage de cette magnifique architecture. On lancerait par ailleurs la construction d'une Bibliothèque du temps présent (BDTP) qui rassemblerait tout ce qui est paru au XXe siècle et qui se trouve déjà à la Bibliothèque nationale ; pour le reste des ouvrages emmagasinés à la BN, on y aurait accès par microfilms. Cette nouvelle bibliothèque disposerait, autour d'un corps central, de bâtiments pour chaque discipline. Pourraient y venir les étudiants et chercheurs de France et du reste du monde. Le modèle de Chicago est le plus proche de ce projet. Toutes les bibliothèques universitaires de France auraient accès au fichier de la BDTP, puis, par télécopie et numérisation ultérieure, aux textes eux-mêmes, ce qui en ferait une bibliothèque véritablement nationale. Un tel projet mériterait de disposer d'un des rares grands terrains disponibles à Paris (tel celui, si convoité, de la caserne Dupleix).
Je suggère au Président de désigner à cet effet un responsable d'une mission d'études qui échapperait aux ministères concernés (ce pourrait être Yves Dauge). Et de choisir Émile Biasini comme « tuteur » de ce projet.
Le Président est d'accord. Il me demande d'estimer le coût d'une telle opération. Il souhaite l'annoncer pour le 14 Juillet.
Jean Glavany me rapporte que François Mitterrand lui a dit : Nous aurons appris, lors du premier septennat, qu'il est plus important de bien finir que de bien commencer. Autrement dit : c'est le choix du second Premier ministre qui comptera.
Vu Eugène H. Rotberg, pendant quinze ans trésorier de la Banque mondiale, qui suggère une idée très neuve afin de réduire la dette des pays à revenu moyen : les banques commerciales accepteraient qu'entre un tiers et deux tiers du montant des intérêts dus par un tel pays soient capitalisés sur vingt ans ; au bout de ces vingt ans, le principal de la dette serait repris par la Banque mondiale, qui reprêterait la même somme à une de ses filiales ad hoc pour une nouvelle période de vingt ans. Les banques échangeraient ainsi un « risque pays » contre un « risque Banque mondiale » moins élevé.
Les banques n'accepteront une telle solution que si un grand débiteur risque de se déclarer en défaut : c'est déjà le cas du Mexique, des Philippines et de l'Algérie.
Au cours du déjeuner, avec entre autres Pierre Joxe, les thèmes de la campagne pour le second tour sont définis : une majorité pour François Mitterrand et rassemblement à gauche. Le Président se défend d'avoir donné un mauvais « signal » dans ses déclarations de Solutré.
Mardi 7 juin 1988
Jacques Delors évoque avec Élisabeth Guigou la composition du futur « Comité des sages » qui devra réfléchir sur l'avenir monétaire de l'Europe. La RFA proposera que ce comité soit composé des douze gouverneurs de banques centrales ; François Mitterrand propose que ce soit pour chaque pays le gouverneur de la banque et une autre personnalité, soit vingt-quatre personnes. Jacques Delors pense qu'avec un tel nombre de participants le risque d'immobilisme sera encore pire. Il propose sept ou huit personnalités et, à côté, un comité formé par les douze gouverneurs de banques centrales. Le Président donne finalement son accord à cette formule.
Pierre Bérégovoy entend changer promptement les présidents de banques et de compagnies d'assurances nationalisées afin de pouvoir contrer les opérations de protection des « noyaux durs » des entreprises privatisées qui se mettent en place. Il souhaite nommer dans les prochaines semaines Bernard Attali à l'UAP et Jean Peyrelevade au Crédit Lyonnais. Le Lyonnais peut sans doute attendre, puisque le mandat de Jean-Maxime Lévêque arrive de toute façon à son terme en septembre.
Pierre Bérégovoy s'inquiète de la prochaine réunion des ministres des Finances des Douze. Il devra accepter la libération des mouvements de capitaux en se contentant de la promesse, faite par Kohl à Évian, d'un impôt sur les revenus de l'épargne qui n'entrera au plus tôt dans les faits que d'ici deux ans.
Mercredi 8 juin 1988
Au Conseil des ministres — un des premiers et derniers de cet éphémère gouvernement —, François Mitterrand fait une longue déclaration : L'orientation du gouvernement doit être ressentie plus clairement par l'opinion, et ce n'est pas le cas aujourd'hui. Il faut faire comprendre à l'opinion que le gouvernement a déjà pris la décision d'abroger les mesures de M. Séguin concernant les personnes très malades ; ce n'est pas un choix circonstanciel, c'est un choix de société.
A propos des critiques émises par les socialistes sur ce qu'il a déclaré à Solutré (Il n'est pas sain qu'un seul parti gouverne) : On a oublié de rappeler que dans la même phrase, j'ai dit qu'en 1981 j'avais appelé les communistes au gouvernement alors que je n'y étais pas obligé.
Il insiste derechef sur la nécessité de mieux expliquer l'action du gouvernement : Les explications ne sont pas bien comprises, en dépit des efforts de Michel Rocard et de quelques autres...
A propos de l'accord de désistement de la droite avec Le Pen, nous assistons à une très grande démission de l'esprit...
Je n'ai jamais prononcé le mot « centrisme » ; le centre est à droite, emprisonné dans ses structures d'alliance avec la droite...
Je ne suis pas spécialement inquiet pour dimanche ; d'ailleurs, je ne suis jamais inquiet : les choses se passent comme elles doivent se passer, il faut seulement faire ce que l'on a à faire. Si c'est moi qui suis responsable de ne pas apporter 400 députés, n'oubliez tout de même pas que vous n'en aviez que 212 avant le premier tour!
Il revient sur la dissolution : M. Giscard d'Estaing a évoqué l'« opposition constructive » qu'il aurait pu pratiquer s'il n'y avait pas eu dissolution. Merci pour la construction! On se demande d'ailleurs opposition à qui, puisqu'ils étaient la majorité. C'est l'aveu freudien type ! En fait, c'est une opposition à moi, pour m'empêcher de réaliser ce pour quoi les Français viennent de m'élire. Nous aurions eu de toute manière à traiter de ce problème de la dissolution dans quatre mois, dans six mois. Tous les dés étaient sur la table dès le 9 mai. Ce n'est pas la peine d'imaginer qu'ils portaient d'autres numéros que ceux qui sont sortis. Essayons d'en tirer le meilleur.
Il poursuit en précisant que le communiqué du Conseil des ministres reprendra ses propos : Je demande aux Françaises et aux Français de confirmer leur vote du deuxième tour de scrutin de l'élection présidentielle, le 8 mai dernier. J'ai besoin, pour mener à bien ma mission, d'une majorité stable, prête à voter sans délai les lois de justice sociale, d'égalité des chances, de solidarité nationale et de modernisation économique que j'ai proposées et continuerai de proposer au pays ; une majorité prête, donc, d soutenir l'action du gouvernement chargé de mettre en œuvre cette politique.
Je souhaite que se rassemble la plus large majorité possible sur les valeurs de liberté, d'égalité et de respect des autres qui sont les valeurs de la République elle-même. Mon devoir est de mettre en garde les Françaises et les Français contre toute coalition d'intérêts édectoraux qui manquerait à ces principes.
Retour à Paris de la mission envoyée à Nouméa. Elle propose un référendum sur le statut de la Nouvelle-Calédonie, avant la fin de l'année. Rocard approuve ses conclusions.
Jeudi 9 juin 1988
Vu Émile Biasini, secrétaire d'État chargé des Grands Travaux, pour parler de l'Arche de la Défense (sera-t-elle achevée à temps pour le Bicentenaire ?) et l'informer du projet de la Grande Bibliothèque dont il prendra la charge si le Président le décide.
Quels que soient les efforts accomplis, je crains que la composition du second gouvernement Rocard ne constitue à nouveau une déception pour une opinion publique qui attend une ouverture avec tout à la fois Simone Veil, Bernard Stasi, Pierre Méhaignerie et Michel Noir... Raison de plus pour ne pas rester sur cette déception avant les vacances, mais pratiquer l'ouverture au Parlement.
Parmi les textes importants de la session devraient figurer: la loi d'amnistie, les textes franco-allemands (Conseil de Défense, Conseil économique et financier) ; peut-être la loi sur le Conseil supérieur de l'Audiovisuel, mais le délai est court. En tout cas, il ne faudrait pas exclure a priori une brève prolongation de la session ordinaire —jusqu'au 15 juillet — si elle se révélait nécessaire et suffisante pour permettre l'adoption du revenu minimum et de l'impôt sur les grandes fortunes.
Vendredi 10 juin 1988
Vu Henry Kissinger. Toujours admiratif de François Mitterrand. Il ne manque aucune occasion de venir exposer le regard qu'il porte sur l'Amérique. Aujourd'hui, il m'explique que le successeur de Reagan sera George Bush, l'actuel vice-président, qu'on verra là un grand professionnel de la diplomatie, et qu'il sera très dur avec l'Europe.
Margaret Thatcher rencontre François Mitterrand. Elle refuse tout : l'harmonisation fiscale, la Banque centrale et la monnaie unique. Elle veut à la fois la libre circulation de tout et la mise en commun de rien : Je ne vois pas l'utilité d'un groupe de réflexion sur la création éventuelle d'une Banque centrale européenne. Il faut progresser sur les mouvements de capitaux. La Grande-Bretagne se considère comme membre à part entière du Système monétaire européen, même si la livre sterling ne fait pas partie du mécanisme de change. Mais je ne crois pas possible ni ne souhaite la création d'une monnaie unique et d'une Banque centrale, fût-ce à très long terme. Pour moi, une Banque centrale n'a pas plus de sens que l'Union européenne. L'Europe ne deviendra jamais une fédération !
Michel Rocard rencontre à son tour Margaret Thatcher. Elle évoque notre proposition pour le Sommet de Toronto, relative à la dette du Tiers-Monde. Elle n'y est pas hostile, mais souhaite qu'elle soit élaborée en liaison avec le FMI, qui devra définir la liste des pays bénéficiaires.
Michel Rocard lui expose sa politique en Nouvelle-Calédonie et le rôle de la mission de dialogue envoyée récemment dans ce territoire d'outre-mer. Il mentionne également le vœu des autorités françaises d'améliorer les relations de la France avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les autres pays riverains du Pacifique.
Dimanche 12 juin 1988
Second tour des élections législatives. Le taux d'abstentions reste élevé (29,74 %). Le Parti socialiste et ses alliés gagnent 61 sièges, mais, avec 279 élus sur 575, n'atteignent pas la majorité absolue. A droite, l'UDF conserve 130 sièges et devance d'un siège le RPR, qui en perd 27. Le Parti communiste obtient 27 députés (- 8) ; le Front national n'en a plus qu'un seul (- 31 ).
Jean-Louis Bianco : Avec ces résultats, il y a au moins une chose sûre : nos vacances et celles du Président sont gâchées !
Dans la soirée, le Président nous dit : Il faut prendre son temps pour recomposer le gouvernement. Mais je tirerai personnellement et au plus vite les conclusions du scrutin. Il faut explorer toutes les solutions d'ouverture. Un accord avec le Parti communiste est évidemment exclu, mais on n'a aucun intérêt à le froisser. Ce scrutin est un revers, mais une difficulté ouvre toujours des possibilités de rebond. Ilfaudra recomposer le gouvernement en négociant avec les groupes du centre. Cela ne peut être que programmatique. Nous n'avons pas le choix. Dans les conversations avec eux, il faudra évoquer un nouveau mode de scrutin qui les rendra plus autonomes par rapport à la droite. Il faut constituer un gouvernement où les socialistes ne seront pas nécessairement majoritaires. Il y a de la place. Il faut respecter les règles républicaines : pas de ministres battus ; en tout cas, il y aura peu d'exceptions... L'axe de la négociation, son horizon, c'est l'Europe 92. Le PS doit être le pivotpivot est un bon mot, pa veut dire ce que pa veut dire : ça permet de bloquer l'inacceptable et d'ouvrir le jeu en allant aux limites de l'acceptable. C'est à Michel Rocard d'explorer les voies de l'ouverture. C'est à lui de réussir devant le Parlement.
Coups de téléphone lugubres de plusieurs dirigeants :
Laurent Fabius : Des ringards à la tête du Parti, des ringards au gouvernement, ça donne un résultat ringard !
Pierre Mauroy : Bravo pour l'ouverture! Maintenant on y va, mais la corde au cou...
Michel Delebarre : Les gens voulaient avoir Mitterrand, plus l'ouverture. On leur a servi le même ragoût qu'en 1981. Le défilé des revenants : c'est un vrai cauchemar! Avec, en prime, des relents d'union de la gauche. Une totale ! Les électeurs ont compris 5 sur 5 que l'ouverture, ilfallait la rendre obligatoire...
Lionel Jospin : On a changé de discours entre les deux tours : l'effet a été désastreux. On a cumulé les deux inconvénients, celui de l'ouverture et celui de : « A gauche toute ! » Un élève en première année de communication n'aurait pas fait cette erreur!
De son côté, vu la marge étroite que lui donnent ces résultats, Michel Rocard décide de renvoyer l'examen des « grands textes » à la session d'automne. Pour éviter que l'opposition ne se ressoude trop vite, m'explique-t-il.
Pierre Bérégovoy veut un accord préalable fiscal à la levée du contrôle des changes.
Lundi 13 juin 1988
Au golf, le Président est de méchante humeur : Quand le PS perd les élections, il se plaint. Quand il les gagne, c'est pire ! Gagner des élections seul prépare des échecs. Je cherche quel phénix, d'ailleurs, aurait fait mieux ! Ils sont obligés de réussir. Cet aiguillon aurait pu manquer avec une victoire absolue. Au demeurant, l'absolu n'existe pas en politique ; ceux qui s'attendent à manger de ce pain-là risquent de mourir de faim.
Réunion à Luxembourg du Conseil des ministres des Finances. La séance dure huit heures. On décide d'instituer la libération des capitaux pour le 1er juillet 1990. Les Douze auront une fiscalité commune le 30 juin 1989. On pense à une retenue à la source minimale de 15 à 20 % sur les revenus de l'épargne. C'est conforme à notre accord avec Kohl.
Turgut Ozal est à Athènes : première visite officielle d'un chef de gouvernement turc en Grèce depuis 1952.
Jacques Delors répond à François Mitterrand au sujet de la proposition française sur la dette du Tiers-Monde. A ses yeux, elle constitue une contribution essentielle aux travaux du prochain Sommet de Toronto. Il espère qu'une position commune pourra être exprimée au nom de l'Europe des Douze, ou à tout le moins des quatre pays européens représentés au Canada. Il précise qu'il a d'ailleurs suggéré au Chancelier Kohl, qui exerce actuellement la présidence du Conseil, de prendre l'initiative de contacts à cet effet avec la France, la Grande-Bretagne, l'Italie et la Commission.
Mardi 14 juin 1988
Après une nouvelle discussion de trois heures, les ministres des Finances des Douze adoptent une directive instaurant la libération complète des mouvements de capitaux dès juillet 1990 pour huit pays — l'Espagne, l'Irlande, le Portugal et la Grèce bénéficiant pour leur part d'un sursis jusqu'à la fin de 1992. Une harmonisation de la fiscalité de l'épargne est prévue, à un taux élevé, comme convenu avec Helmut Kohl. Le Luxembourg se prononce à fond contre. La Grande-Bretagne et la RFA se faufilent derrière leur grand allié...
La Commission soumettra au Conseil, avant la fin de l'année, des propositions destinées à harmoniser la fiscalité de l'épargne et donc à atténuer les risques de fuite des capitaux. Un Conseil se prononcera sur ces propositions avant la présidence française.
Matignon et l'Élysée s'absorbent dans la préparation d'un projet d'amnistie. Sujet délicat : il faut éviter de s'attirer les mêmes critiques de « laxisme » qu'en 1981. En seront exclues les infractions portant atteinte à la sécurité de l'État et — ce qui fait réagir quelques-uns — celles relatives aux conditions de séjour irrégulières sur le territoire. Seules 4 400 libérations de détenus seront opérées, soit 2 000 de moins que d'ordinaire, par suite de l'abaissement à quatre mois (au lieu de six) des peines amnistiables. 1981 parait bien loin...
Ce soir, le Président intervient, depuis l'Élysée, sur les chaînes de télévision pour annoncer qu'il a demandé à Michel Rocard de poursuivre sa tâche jusqu'à l'installation de la nouvelle Assemblée, le 23 juin prochain. Il regrette que le PS n'ait pas atteint la majorité absolue, mais, même relative, la majorité existe, elle est forte et cohérente. Nous verrons bien qui est et qui n'est pas disposé à prendre la main tendue...
Mercredi 15 juin 1988
Avant le Conseil des ministres, François Mitterrand dit à Michel Rocard : Si j'ai bien compris, vous attendez que je prenne en charge, sous forme de grâce, tous les cas délicats que l'amnistie ne couvrira pas ! Mais bon, j'accepte. Toutefois, je constate que vous avez fixé à quatre mois de prison le maximum amnistiable moi, j'aurais préféré six mois. Êtes-vous sûr que le futur Rouillan [le militant d'Action directe amnistié en 81] est bien dans les six mois et non dans les quatre ? Il ne faut pas trop céder à l'ambiance sécuritaire. Il n'y a rien de pire que de suivre l'opinion. J'ai été saisi de tant de cas d'injustices graves touchant des immigrés...
A la suite de cette observation, une réunion se tient dans le bureau de Jean-Louis Bianco avec le garde des Sceaux, Pierre Arpaillange, un conseiller de Michel Rocard, Louis Joinet et Michel Charasse. Il est décidé d'instituer une structure d'examen individuel des cas délicats qui seront transmis à François Mitterrand afin que l'amnistie n'entraîne pas, pour les étrangers, la suppression de la mesure d'expulsion qui assortissait leur condamnation.
Juste avant le Conseil, Michel Rocard se trouve mal dans le bureau de François Mitterrand. On appelle un médecin, toujours de garde. Repos dans l'appartement privé du Président. Le Conseil est légèrement retardé. L'incident est gardé secret.
Au Conseil, François Mitterrand tient à peu près les mêmes propos sur l'amnistie. Puis, au sujet des résultats des élections : Il faut garder le sens des valeurs, des rapports, des couleurs qui font le charme d'un tableau. Une remarque très simple, simpliste même, mais qui n'est jamais apparue dans les commentaires : les forces conservatrices qui gouvernaient ne gouverneront plus. Avec les socialistes, quand on perd, on est triste ; et quand on ne perd pas, on est encore plus triste ! Je m'excuse pour les non-socialistes qui sont autour de cette table : de 275 à 280 sièges socialistes, ce n'est certes pas le niveau que je souhaitais, que nous souhaitions ; mais êtes-vous sûrs que ce niveau aurait été atteint quelques mois plus tard ? La majorité absolue pour un seul parti, ce n'est pas normal, ce n'est pas sain, cela prépare une plus grande chute. Si vous excluez toute coalition du jeu républicain, vous aurez les pires déboires. Mais il est vrai qu'aujourd'hui une coalition n'estpaspossible. La majorité absolue, dans un pays aussi nuancé, aussi riche de traditions diverses que la France, est très difficile à atteindre. Les socialistes eux-mêmes ont toujours été partagés entre quatre, cinq, six fractions ou courants. Il serait présomptueux de penser qu'il n'en est plus de même aujourd'hui.
A propos de la dissolution, je n'avais, en fait, rien décidé avant le 8 mai. Je penchais plutôt pour ne pas dissoudre. Mais j'ai constaté que, dès le 8 mai, la stratégie de l'ancien Président Giscard d'Estaing risquait de réussir. En effet, pour me succéder un jourc'est son ambition —, celui-ci a besoin, après avoir écarté Chirac, d'une droite unie derrière lui. Sa stratégie s'oppose d'ailleurs à celle de ses deux anciens Premiers ministres, l'un réduit au silence mais qui n'en pense pas moins, l'autre qui veut créer un groupe autonome.
Il ne faut pas se fier aux sondages, surtout lorsqu'ils sont suspects, non plus qu'à ses propres espérances. Permettez-moi de rappeler qu'à l'époque où j'ai été élu Premier secrétaire du Parti socialiste, ce parti comptait 36 députés. Je l'ai conduit (je n'ai pas été le seul) jusqu'à 275il en manque 14. L'illustre M. Gaudin a estimé que je n'ai rien dit hier soir, ni même pendant la campagne. Mais les mêmes mots, dans d'autres bouches, sont pour lui d'une richesse et d'une force incomparables...
Je n'ai jamais cru au centre ; je n'y crois pas davantage aujourd'hui, du moins tant que ne parvient pas à se constituer un centre autonome, avec un programme acceptable. On verra bien. En tout cas, ce n'est pas demain la veille !
Cela dit, on n'est pas obligé d'injurier tout le monde pour avoir des suffrages. Quand je parle de «partage des responsabilités », cela passe, parce qu'on ne sait pas très bien ce que cela veut dire concrètement. Quand je parle de « partage des profits », par contre, on sait très bien ce que cela veut dire, et cela ne passe plus ! Ce n'est sûrement pas un hasard si je ne fais que 2 % des opinions favorables, dans les sondages, chez les chefs d'entreprises ! En tout cas, vous allez être obligés de faire preuve d'imagination, de beaucoup travailler pour réussir. Ce sont deux aiguillons qui n'étaient peut-être pas indispensables, mais qui sont utiles.
Première rencontre officielle entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou à Matignon. Le Premier ministre se félicite de leur volonté concordante d'œuvrer au rétablissement d'une paix durable en Nouvelle-Calédonie. Des négociations vont s'ouvrir sur quatre points : l'organisation d'un territoire fédéral, un plan de développement économique et social, la mise en place de structures provisoires et la définition de garanties pour les différentes communautés.
Jeudi 16 juin 1988
Rétablissement des relations diplomatiques franco-iraniennes, interrompues depuis juillet 1987. Roland Dumas a dû s'assurer que le gouvernement de Jacques Chirac n'avait pas pris d'autres engagements vis-à-vis de Téhéran. Il n'en était pas persuadé.
Le Sommet de Toronto s'ouvre dans deux jours. En dehors de la dette, sur laquelle nous obtiendrons un accord sur la base de la proposition que nous avons lancée à la dernière minute, on y parlera de la négociation commerciale : une réunion ministérielle doit avoir lieu à Montréal le 5 décembre prochain. Pour nous, elle doit être consacrée à une revue d'ensemble. Pour les États-Unis, soutenus par l'Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, elle doit être l'occasion d'accords partiels portant sur des sujets qu'ils considèrent comme prioritaires, comme l'agriculture. Nous souhaiterions au contraire un accord unique et global au terme de la négociation, incluant non seulement l'agriculture, mais aussi les services, la propriété intellectuelle, les règles du jeu concernant les nouveaux pays industrialisés, etc. Sur tous ces sujets, la solidarité du Royaume-Uni avec les autres Européens constituera une grande première.
Vendredi 17 juin 1988
François Mitterrand souhaite - c'est du moins ce qu'il dit — que le prochain gouvernement soit, conformément à la Constitution, élaboré et proposé par le seul Michel Rocard. Il veut que l'ouverture vers la société civile soit nette, et préconise à cette fin un partage égal des postes entre socialistes et non-socialistes. Toutefois, il déconseille vivement à Michel Rocard de se séparer de ceux que ce dernier appelle les ayatollahs du Parti socialiste : Quilès, Poperen, Sarre, Laignel. Ils ne méritent pas cette réputation. Et, quand on fait une ouverture vers le centre, il ne faut pas se dégarnir sur son aile gauche - ou ce qui apparaît comme notre aile gauche. D'ailleurs, les Français ne savent pas très bien qui sont MM. Sarre et Laignel. Ce sont les journalistes qui leur font cette mauvaise réputation, mais les militants les aiment bien.
Enfin, François Mitterrand indique qu'il ne souhaite pas qu'il soit procédé à des ouvertures individuelles qui apparaîtraient comme autant de débauchages. Cependant, lorsque Michel Rocard lui propose de nommer Jean-Pierre Soisson à l'Emploi, il laisse faire, tout en nous confiant qu'il désapprouve: C'est un homme bien fragile pour ce poste clé.
Dimanche 19 juin 1988
Décollage pour le Sommet de Toronto. Dans le Concorde, le Président me parle de politique intérieure. Il revient sur la façon dont ses amis ont contrecarré l'ambition de Fabius. Il n'est pas tendre envers Jospin et Mauroy : S'ils m'embêtent, je les laisse tous tomber !
Dès l'arrivée, rencontre avec Ronald Reagan. Aux questions que pose le Président américain, on voit bien qu'il récite des fiches, comme en 1981 :
Ronald Reagan : Quelles sont les priorités pour votre second septennat ?
François Mitterrand : Europe, paix, développement. La majorité est stable et durable. Je donnerai la priorité à l'éducation.
Ronald Reagan : L'éducation est en effet le plus grand problème de nos sociétés.
George Shultz : Mais la technologie est le principal facteur de la croissance.
Ronald Reagan : J'ai vu récemment Gorbatchev. Nous allons poursuivre le travail, sans être pressés.
François Mitterrand : Il est le produit d'un système. Il a fait le choix de la paix. Quand vous avez décidé avec lui le désarmement nucléaire en Europe, beaucoup disaient vous approuver, mais ne le pensaient pas. Moi, oui. Je souscris à l'accord de Washington. Vous avez raison de parler du désarmement stratégique, mais ce n'est pas prioritaire. L'important, c'est l'équilibre conventionnel en Europe. Il faut négocier sérieusement; sinon, nous aurons à moderniser les fusées à très courte portée.
Ronald Reagan : Gorbatchev est très différent des précédents dirigeants soviétiques. Nous avons vraiment avancé. Je lui fais confiance. Mais il faut quand même prendre des précautions et couper les cartes avant de donner...
François Mitterrand : Il ne faut pas chercher à explorer le cerveau de nos interlocuteurs, mais créer les conditions qui fassent que tout se passe comme s'ils étaient sincères.
Ronald Reagan explique à François Mitterrand qu'il sait fort bien qu'en Europe et au Japon on le traite de gâteux : Je ne suis pas gâteux, et j'ai toutes
les qualités exigées d'un Président des États-Unis. D'abord, j'ai une excellence mémoire. Ensuite, heu... eh bien... je ne me rappelle plus !...
Éclats de rire. Quel charme a ce diable d'homme !
Le Sommet commence par une réunion limitée aux seuls chefs de délégation, sur les sujets d'ordre économique. Comme à l'accoutumée, le Président américain démarre sur une de ces histoires dont il a le secret :
Ronald Reagan : Quand j'étais gouverneur de Californie, des représentants indiens ont demandé à me voir. Ils étaient pieds nus, en tee-shirts déchirés : « Nous ne comprenons rien à nos enfants, ni à l'électronique, ni aux voyages dans l'espace...Vous avez raison, leur ai-je répondu. A l'école, nous non plus n'avions rien de cela à apprendre ; c'est pourquoi nous l'avons inventé ! »
Nous sourions tous volontiers. Le vrai débat peut commencer.
Margaret Thatcher : Peu d'entre nous étaient là à Montebello, au Canada, il y a sept ans. C'est la fin du second cycle de ces sommets. A la fin du premier cycle, nous étions toujours en proie à l'inflation. Le second cycle a heureusement été meilleur que le premier. Ces sommets sont donc utiles. Ils ont permis de lutter contre les grands problèmes (krach financier, chômage, inflation). Ilfaut continuer à favoriser la concurrence et à développer l'investissement. Les subventions à l'agriculture ruinent nos économies. Chacun de nous a sa façon d'agir en recourant aux subventions. L'OCDE a fait observer que les subventions agricoles par pays se montent à 35 % du revenu aux États-Unis, 49 % pour la CEE, 75 % au Japon. C'est alarmant. Elles ont encore augmenté de 1981 à 1986. Abba Eban a dit que « des hommes ne se comportent sagement que s'ils ont exploré toutes les autres alternatives ». Les subventions agricoles nous ruinent et conduisent les pays du Tiers-Monde à l'abîme. Il faut absodument baisser les subventions, sinon nous irons tous à la catastrophe. La proposition d'abolir ces subventions en dix ans est très courageuse, mais peu réaliste...
En ce qui concerne la dette du Tiers-Monde, nous voulons tous agir, mais il convient de répartir le fardeau de façon équitable. Toute aide nouvelle doit dépendre d'un accord du FMI. Évidemment, les pays concernés ne pourront jamais nous rembourser. Il nous faut donc rééchelonner les dettes commerciades et alléger les autres dettes dans le cadre du Club de Paris. Il faut avoir là-dessus beaucoup d'ambition et tenir compte des mouvements de prix des matières premières.
Ronald Reagan : C'est mon dernier Sommet ; le premier était à Ottawa. J'ai vu de tels progrès en sept ans ! D'abord, on se parle franchement... Sur l'agriculture, il n'y a pas de réponse simple. Nous subventionnons tous des productions sans marché. Nous payons des gens pour produire ce qui est invendable. Le progrès technique a bouleversé l'agriculture. L'hybridation du mai's permet de créer un nouveau carburant, le méthanol, qui sera très utile quand, d'ici à quelques années, le pétrole sera épuisé. On a fait des matières plastiques biodégradables. Mais certaines subventions sont absurdes. Un membre d'unefamille royale d'Europe possède un million d'acres aux États-Unis et reçoit des subventions du gouvernement américain ! Est-ce raisonnable de subventionner ce gentleman farmer ? Il faut ramener l'agriculture aux prix du marché en l'an 2000. Cela dégagera des ressources et contribuera même à développer l'agriculture.
En 1981, aux États-Unis, la situation était terrible (inflation, déficit, chômage, pouvoir d'achat). Aujourd'hui, le taux marginal d'impôt le plus élevé y est égal au taux marginal le plus bas en Grande-Bretagne. Et pourtant, les Américains trouvent qu'ils paient encore beaucoup trop d'impôts ! J'ai réduit de moitié la taille du livre contenant toute notre législation. En six ans, nous avons créé 16,8 millions d'emplois, dont la moitié dans les PME; 62 % de toutes les personnes en quête d'un emploi potentiel trouvent à s'embaucher. Vivent les entrepreneurs !
Il cite à ce propos le cas d'une jeune pianiste qui a renoncé à sa carrière de concertiste pour devenir pâtissière et commercialiser ses brownies. Aujourd'hui, c'est une femme d'affaires richissime.
Margaret Thatcher : Il faut s'attacher à créer la richesse avant de s'intéresser à sa distribution. Il faut réduire les déficits et les dépenses publiques.
Brian Mulroney : Ron s'est montré très ferme contre le protectionnisme aux États-Unis. Mais le protectionnisme tente toujours le Congrès...
Helmut Kohl : L'économie mondiale va mieux. L'in, flation est stabilisée. Le principal danger reste le protectionnisme. La superficie agraire moyenne est de 17 hectares en RFA, de 72 hectares aux États-Unis. Nos exportations ont baissé, notre production de beurre décroît, nos surfaces cultivées ont diminué. Il faut trouver une solution raisonnable... Pour ce qui est de la dette du Tiers-Monde, nous sommes décidés à aller loin; mais les pays concernés doivent aussi lutter chez eux contre la corruption.
François Mitterrand définit le programme de son nouveau septennat: Je suis l'un de ceux qui étaient à Montebello. Depuis lors, notre situation commune est meilleure. Beaucoup de difficultés ont été surmontées. Elles reviendront, je ne sais pas par quelle porte, mais notre concertation est utile. Nous avons connu des crises. Nous en aurons d'autres. Nous sommes d'autant plus ancrés dans nos convictions que notre entente est nécessaire. Le refus de Ron de s'associer à la démagogie protectionniste était utile.
En 1981, en France, il y avait 14 % d'inflation. Depuis, elle a diminué: nous en sommes d 2,5 %. Nous ne sommes pas les seuls. Nous avons réalisé totalement la liberté des prix, abolissant un système instauré non à partir de 1981, comme vous le croyez tous, mais depuis Louis XIV! C'est en 1981 qu'on a commencé d débloquer les prix (77 % d'entre eux ont été libérés de 1981 à 1986).
Nous avons accepté la liberté de circulation des capitaux en Europe. Je suis socialistele seul ici. J'estime indispensable de ne pas laisser les seules lois du marché régir nos sociétés, mais aussi d'accroître les contre pouvoirs afin de contrebalancer l'État. Si je dis cela, c'est que j'ai encore besoin d'évangéliser notre presse et... certains d'entre vous !
Il a fallu, depuis plus d'un siècle, lutter contre le protectionnisme agricole tel que Méline l'avait défini. Lorsque j'ai eu, en 1983, un choix à faire entre, d'une part, rester dans la CEE et le SME, donc refuser tout protectionnisme, et, d'autre part, lancer la France dans une politique autarcique que beaucoup prônaient à l'époque, j'ai dû trancher dans des conditions très difficiles. Je l'ai fait avec l'appui de Jacques Delors, de Helmut Kohl et du gouvernement italien, etj'ai choisi d'aller vers le Grand Marché, c'est-à-dire vers la liberté totale de circulation et d'établissement de tous les citoyens. Le chômage s'est accru, mais son rythme a décru. Il se stabilise. Si la croissance mondiale se poursuit, elle devrait nous permettre d'aller vers une réduction très forte du chômage. Nous sommes sur la bonne voie. Nous avons aussi réalisé la décentralisation, la première réforme majeure en ce domaine depuis cinq siècles...
Nous sentons tous la nécessité de mettre de l'ordre dans le Système monétaire international. J'ai dancé cette réforme d Versailles. Jacques Delors a présidé le groupe de travail pendant plusieurs années. Depuis 1985, des progrès ont été faits. Il faut continuer en allant vers un système à plusieurs pôles : le yen, le dollar et les monnaies européennes. Après le krach d'octobre dernier, notre bonne coordination a permis d'éviter la récession, et aussi l'inflation. Les plus pessimistes d'entre nous ont eu tort.
J'ai entendu des propos antiprotectionnistes, que j'approuve. Mais, depuis un an, le protectionnisme a progressé aux États-Unis et au Japon. Ainsi, il y a 2,5 millions d'agriculteurs aux États-Unis et 10 millions en Europe, pour un montant égal de subventions. Il faut donc faire des progrès. Nous avons encore, en ce moment, une guerre de la bière avec la RFA, et de la dinde avec la Grande-Bretagne. Les Britanniques prétendent que nos dindes tombent toujours malades en octobre, mais qu'elles sont guéries en février! [Éclats de rire]. Je pourrais également évoquer le protectionnisme du Japon. M. Nakasone, un homme remarquable, avait manifestement la tête ailleurs lorsque nous parlions de cela, car il n'est pas intervenu, pas plus d'ailleurs que M. Takeshita. Pourtant, les pratiques japonaises créent une situation inéquitable, très dangereuse pour l'avenir. Puisque nous sommes tous contre le protectionnisme, agissons !
Pour ce qui est de l'aide aux pays en développement, il faut atteindre 0, 7 % de notre PIB. Certains pays, comme le nôtre, ont fait des efforts et des progrès. Mais certaines initiatives décidées par tous n'ont pas été mises en œuvre (cinquième reconstitution du Fonds africain, augmentation du capital de la Banque mondiale). En ce domaine, beaucoup ont accompli un effort sensible : le Canada et la RFA ont annulé la dette de certains pays ; la Grande-Bretagne et le Japon ont émis des propositions. Il faut faire plus et coordonner nos efforts. D'où ma lettre. Je me réjouis que vous ayez bien accueilli ma proposition. Les États-Unis pourront sûrement être d'accord avec l'une des trois options. La France, pour sa part, réduira sa créance du tiers. Mais il y a quelque chose d'injuste dans ce système : ainsi, des pays comme le Zaïre et le Gabon en sont exclus. Or, la pauvreté des pays du Tiers-Monde détruit leurs sociétés et menace les nôtres. Il faut donc décider, dès Montréal, des progrès à accomplir sur les prix des produits tropicaux. Certains pays ont été enfoncés dans le sous-développement par nous-mêmes. Au total, le Nord a reçu 35 milliards de dollars du Sud. Les plus graves menaces qui pèsent sur le monde sont l'arme nucléaire et la misère du Tiers-Monde. Le Tiers-Monde n'a pas part à nos décisions. A la fin du siècle, il y aura plus de 100 millions d'habitants au Maghreb. La démographie est en difficulté au Nord, pas au Sud. C'est une cause de déséquilibres, un facteur de fanatisme et de terrorisme. C'est cela, la philosophie de l'Histoire. Dans cinquante ans, on nous reprochera de ne pas y avoir pensé. Toronto doit être l'occasion de proposer au monde un projet de civilisation.
Brian Mulroney : Le Canada efface une partie de sa dette.
Noboru Takeshita : C'est le premier Sommet auquel je participe. La coordination à Sept a permis de maintenir une croissance non inflationniste. Restent les problèmes des déséquilibres des balances de paiements et de la dette. Nous allons annuler la dette publique de dix-sept pays parmi les plus pauvres. Par ailleurs, le Japon va développer sa consommation intérieure et ouvrir davantage son marché. Mais la langue japonaise constitue une barrière. Vos jeunes devraient l'étudier...
Ciriaco De Mita : Notre structure économique était très centralisée. Nous l'avons restructurée. L'Europe doit s'ouvrir aux produits du reste du monde. En agriculture, la consommation de certains produits dépend des mentalités. Il faut ouvrir nos marchés aux produits du Tiers-Monde.
Jacques Delors : Le second cycle des Sommets a vu s'améliorer beaucoup la situation. Le krach du 15 octobre a été maîtrisé grâce à la flexibilité. L'agriculture est l'élément central de notre vie rurale dans sa diversité. La Communauté va instituer un grand marché qui créera de 2 à 5 millions d'emplois. Il faut associer à la réflexion que nous menons les nouveaux pays industrialisés.
Brian Mulroney propose d'ajouter un paragraphe au communiqué déjà négocié sur l'agriculture : Il faut des réformes de structures permettant aux forces du marché de s'exprimer librement.
De ma place, derrière lui, je passe un mot au Président : On ne va pas se mettre d'accord en dix minutes. Ce texte est un piège dangereux. Il ne faut pas d'un texte qui nous engage à réduire les subventions agricoles.
François Mitterrand réagit immédiatement : Cette phrase sur les «forces du marché » me paraît contraire à nos idées. Et l'accent mis ici sur l'agriculture est excessif. Enfin, pourquoi ne pas parler des services ?
Dîner. Réunion de sherpas sur les textes de caractère politique. Je refuse absolument la création d'un groupe à Sept sur la drogue, que les Américains souhaitent encore nous imposer. Le communiqué sera donc agréé à Six — sans nous.
Après s'être félicités des progrès accomplis en matière de relations EsdOuest, les chefs d'État rappellent que beaucoup reste à faire, du côté de Moscou, pour atténuer la méfiance des Occidentaux.
A 23 h 30, François Mitterrand rencontre des journalistes français qui l'interrogent sur la bataille pour le « perchoir » (la présidence de l'Assemblée) qui se déroule à Paris entre les divers courants du PS : J'ai soutenu Laurent Fabius, mais je ne l'ai pas vraiment encouragé. Après une défaite personnelle, on doitprendre du recul, réfléchir, se demanderpourquoi on suscite l'hostilité. Laurent Fabius a beaucoup de qualités, mais il ne sait pas résister ; il veut un peu tout, tout de suite ; c'est souvent comme ça qu'on se retrouve sans rien. Mais les autres se sont mal comportés avec lui ; ils se sont ligués contre lui. Le problème de Fabius, c'est qu'on ne l'aime pas. Peut-être parce que lui-même n'aime pas assez les autres.
Lundi 20 juin 1988
Au petit déjeuner, François Mitterrand reçoit Helmut Kohl.
Le Chancelier semble très remonté contre le Japon : Nakasone a été kamikaze pendant la guerre, nous apprend-il. Puis, à propos d'un correspondant de presse, il a cette phrase étonnante, qui pourrait passer pour ambiguë si elle n'émanait de lui : Avec un journaliste juif dont la famille a disparu à Auschwitz, quelqu'un comme moi n'a aucune chance...
La séance reprend peu après, cette fois en présence des ministres.
Puis discussion à Sept sur le problème de l'éducation. Les sherpas, logés au-dessus, dans une petite pièce, entendent sans voir.
Brian Mulroney : En l'an 2000, 7 % des emplois seulement seront disponibles pour ceux qui auront moins de douze ans de scolarité.
Margaret Thatcher : Nos ancêtres ont fait d'énormes découvertes alors qu'ils n'avaient guère d'éducation. Nous pouvons noics en sortir, je ne suis pas très préoccupée par cela. Les questions de comportement me gênent beaucoup plus. Rousseau disait que l'homme est bon par nature. Stuart Mill disait, lui, que seule la société peut réduire la brutalité de l'homme. Les universitaires ne sont pas les seules sources de connaissance. Les intellectuels ont souvent peu de moyens d'analyse. L'éducation ne résout pas tous les problèmes. Il n'existe pas tant un problème de savoir que d'éthique. Nous avons à apprendre aux jeunes les règles de la vie et du comportement en société.
Je ne veux pas ouvrir nos frontières aux terroristes, au trafic de stupéfiants et aux criminels. Il faut que les collectivités deviennent sereines et responsables. Il faut de la sagesse et de l'esprit de décision, un sens du leadership dans l'utilisation du savoir. Cette question du comportement est la question qui détermine l'avenir de nos sociétés. Comment préserver la stabilité ? Comment développer la sagesse ?
François Mitterrand : Moi, je suis antirousseauiste. La liberté n'existe pas à l'état de nature. Elle n'existe que là où il existe des institutions qui codifient les relations à l'intérieur d'une société, avec des pouvoirs et des contre-pouvoirs. C'est un jeu complexe d'actions et d'interactions.
D'accord, l'instruction est nécessaire, mais elle n'est pas suffisante pour acquérir la maîtrise intérieure. Malgré tout, le savoir a été un moyen de pouvoir. Le savoir doit être développé parmi les masses. Comme le dit Marx, le lumpenprolétariat est l'allié des plus riches, parce qu'il n'a pas le savoir. Je suis d'accord pour dire que la génétique est une science essentielle, d'autant que la génétique coûte moins cher que la conquête de la lune : le Japon l'a compris.
Ronald Reagan: Nous ne sommes pas tous égaux. [Il a, bien sûr, une histoire pour illustrer sa théorie : celle, édifiante, d'un boat-people devenu médecin à Harvard...] Une formation sans embrigadement est nécessaire... Le détachement est une façon d'éviter les affrontements. C'est la base des relations personnelles, sociales et internationales. L'euphorie et la chaleur sont des formes de détachement...
Brian Mulroney, dithyrambique : Voilà qui est visionnaire, Ron !...
François Mitterrand : Le savoir est un facteur de progrès humain. Plus les gens seront nombreux à avoir un niveau élevé d'éducation, plus notre niveau de développement sera élevé. Le savoir est le meilleur moyen de s'opposer à la crise et de dépasser les vieilles techniques. C'est à l'école qu'on a une chance d'avoir accès à l'égalité des moyens. Le temps passé à apprendre s'est beaucoup développé. Chez nous, l'enfant va dès trois ans à l'école et y reste jusqu'à dix-huit ans. Si l'on diversifie les disciplines, il faut aussi relier l'entreprise et la formation. La plus grande part des crédits doit aller à l'Éducation, qui dispute à la Défense la première part du budget. Il faut accorder une priorité absolue à la formation, notamment en doublant les crédits à la recherche. Il faut multiplier les échanges entre universités. L'analphabétisme mondial est un grave problème.
Un sherpa me confie: C'est vraiment une conversation de café du Commerce ! Quelles banalités affligeantes !
Des nouvelles de Paris : les négociations sur la constitution du second gouvernement Rocard s'emballent. Michel Rocard téléphone de Paris à Roland Dumas, qui est à Toronto avec nous, pour lui proposer de devenir ministre des Relations avec le Parlement, en raison de ses grands talents oratoires !... François Mitterrand est furieux d'apprendre que Pierre Joxe aurait accepté les Affaires étrangères que lui a proposées Michel Rocard... Il explose : Comment peut-il faire ça sans m'en parler ! Déjà, il y a un mois, Rocard voulait confier ce poste à Jacques Andréani !
C'est sa première vraie colère contre Michel Rocard. Je me risque à lui faire remarquer qu'il a dit au Premier ministre que la composition du gouvernement serait de sa seule responsabilité. Et que Rocard m'a toujours affirmé qu'il n'avait jamais eu l'intention de confier les Affaires étrangères au directeur de cabinet de Roland Dumas. Et que Pierre Joxe n'a sûrement pas commis la moindre infidélité au Président...
Pierre Bérégovoy tient absolument à la suppression du contrôle des changes, cette béquille idiote.
Mardi 21 juin 1988
La discussion à Sept reprend sur les excédents agricoles :
Ronald Reagan: Il faut dire au moins que nous nous engageons à les réduire ; sinon, le Sommet sera un échec.
Helmut Kohl : Je ne comprends rien à cette discussion. Depuis Munich et Tokyo, nous avons agi pour les réduire. La Communauté a agi. Nous allons arrêter la surproduction, nous avons déjà pris cette décision à Douze. Laissez-nous faire !
Margaret Thatcher : Oui, mais il faudra tout de même dire que nous sommes d'accord sur l'objectif à moyen terme.
James Baker : Pour le long terme, l'objectif est l'abolition des pratiques de distorsion sans limite en l'an 2000.
Brian Mulroney Bon, mais si on trouvait un texte de compromis ?
Ronald Reagan Il faut peut-être dire que, dorénavant, les subventions iront au financement des agriculteurs, et non des produits. Je n'y avais jamais pensé jusqu'ici. On pourrait même subventionner la reconversion des paysans...
Jacques Delors, un peu pincé : C'est exactement ce que nous faisons depuis longtemps en Europe et que vous nous reprochez de faire...
Ronald Reagan : Passons à la suite. Je voudrais qu'on parle des Philippines.
François Mitterrand sursaute : Pourquoi les Philippines ? Il y a tellement de pays qui connaissent des difficultés politiques et économiques ! Pourquoi pas le Brésil ou bien Haïti où il vient de se produire un coup d'État scandaleux ? Il y a tant d'autres pays ! Je ne comprends pas pourquoi on se met à parler des Philippines ! Ce n'est pas un exemple particulier de stabilité ! Ça ne correspond à aucune réalité politique ! C'est inutile ! Si vous voulez y consacrer un paragraphe spécial, moi, j'en ajouterai d'autres !
Giulio Andreotti : Mme Aquino s'attend à ce que ce Sommet lui accorde un nouveau Plan Marshall ! C'est vrai que d'autres pays sont concernés, mais si on ne consacre pas un paragraphe spécial aux Philippines, il y aura là-bas une énorme déception. Nous avons laissé entendre qu'il y aurait un grand projet ; nous devons faire quelque chose...
Ronald Reagan : Les Philippines sont dans une position stratégique très importante pour le commerce mondial. Le canal, là-bas, est une des principales zones d'influence soviétique. Notre base militaire et aérienne de Guam est menacée par des groupes terroristes, et cela menace le commerce mondial.
Visiblement, pour Ronald Reagan, le danger n'est pas le retour à une dictature militaire aux Philippines, mais la présence des Soviétiques dans les eaux internationales au large des côtes : en fait, comme si la démocratie menaçait les bases militaires américaines !
François Mitterrand : Je n'y comprends rien. Il n'a jamais été question des Philippines dans la préparation de ce Sommet. Je n'ai pas pris d'engagement à l'égard d'un pays quelconque. La France est un pays indépendant, qui n'entend pas se faire dicter sa politique étrangère. Si on veut parler d'un plan pour les Philippines, alors parlons-en sérieusement. Mais comme les Philippines ne font pas partie de l'Alliance atlantique, la France ne l'acceptera pas.
Giulio Andreotti : Les Américains prévoient-ils une aide spécifique pour les Philippines ?
Ronald Reagan : Il faut voir. Ilfaudrait retrouver un exemple où cela s'est déjà fait. Pourquoi pas ?
Brian Mulroney : Écoutez, il n'y aura qu'à dire : les Philippines, entre autres...
François Mitterrand : Non ! Je conteste le fond et la méthode. Il faut des débats approfondis. Nous n'avons jamais été consultés. Je ne veux pas que l'on m'impose quoi que ce soit sans préparation. Je n'y souscrirai pas.
Ciriaco De Mita : Je comprends les objections du Président Mitterrand, même si les Philippines constituent un cas à part très important pour nous. Moi, je souhaite qu'on supprime ce paragraphe. Pourquoi ajouter une telle phrase ? Pourquoi faire un sort spécial aux Philippines, pourquoi pas l'Argentine ou l'Afrique ? Au surplus, c'est un principe de politique étrangère : pourquoi engager la politique étrangère de la France sans discussion préalable ? On parle ici de démocratie, mais aussi de stratégie. Ce cas particulier pose une question de fond. Ce que pense le Premier ministre japonais n'engage pas la France. Il faut vous y faire.
La discussion revient alors sur l'agriculture et s'enlise. Pierre Bérégovoy lit un texte qui évoque la réduction des subventions. Le débat est de plus en plus confus :
James Baker : Oui, mais il faut biffer la mention inutile.
Helmut Kohl : Je ne comprends plus rien à ce débat.
James Baker : Le premier crochet vaut mieux que le prétendu compromis.
Brian Mulroney : Il faut dire : « En tenant compte de la situation »... On doit parler de la dette du Tiers-Monde...
Helmut Kohl : La dette des pays les plus pauvres est en effet d'actualité...
Margaret Thatcher : Pour ce quâ est de la dette, nous devons prendre une orientation. Les différentes options proposées au Club de Paris doivent être négociées au Club de Paris. Chacun choisit sa propre option, moyennant une répartition équitable du fardeau...
Brian Mulroney : Je suis d'accord sur le menu à trois options...
James Baker : Je suis moi aussi d'accord, mais nous ne pouvons pas annuler les prêts...
Finalement, les chefs d'État se séparent après avoir décidé... d'une motion d'adieu à Ronald Reagan qui sonne comme un communiqué de soutien à la candidature de Cleorge Bush !
Toujours à Toronto où il reçoit la revue de presse par fax, François Mitterrand trouve bien fait l'article que Lionel Jospin publie dans Le Monde sous le titre : « Gouverner mieux ».
Michel Rocard, lui, en est si furieux, à ce qu'il paraît, qu'il veut le rétrograder du premier au deuxième rang des ministres d'État du nouveau gouvernement. La réponse de Lionel Jospin, que l'on nous rapporte, a été nette : En ce cas, tu peux rayer mon nom de la liste des membres du gouvernement.
Bernard Kouchner, lui, y figurera, mais changera de poste, à son grand dam. Michel Charasse, pressenti il y a quelques semaines pour s'occuper du Budget, accepte à la condition d'être ministre délégué, et non pas simple secrétaire d'État, ce dont Bérégovoy, ministre d'État et des Finances, ne veut à aucun prix.
Nous rentrons à Paris. Ce Sommet n'aura guère marqué, sauf en ce qui concerne la dette du Tiers-Monde, pour laquelle les trois options françaises (annulation partielle, réduction des taux d'intérêt, étalement des remboursements) ont été adoptées.
Mercredi 22 juin 1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand s'étend longuement sur le Sommet de Tororito :
Le projet français pour réduire l'endettement des pays les plus pauvres a été adopté.
Concernant les Philippines, les Américains ont fait pression pour que le Sommet marque son intérêt très particulier pour ce pays. Je n'ai rien contre les Philippines ni contre Cory Aquiño, bien au contraire, mais l'unique raison de ce brusque intérêt des Américains, c'est qu'ils veulent y développer une base ! Eux qui ont maintenu Marcos au pouvoir pendant tant d'années ne sont pas très bien placés pour nous donner des leçons de démocratie ! Je me suis fâché. La France est un pays souverain, elle n'entend pas être engagée dans une stratégie militaire sans discussion préalable. Nous avons alors proposé de rajouter divers pays dignes d'intérêt, comme l'Argentine, ce qui nous a valu quelques œillades assassines de Mme Thatcher.
Il n'est pas question que les sept pays les plus riches décident pour le reste du monde, lesquels sept pays, à part la France, sont souvent à la dévotion des États-Unis !
Il s'est manifesté un désir de porter le Président des États-Unis aux nues : j'ai dit que je venais d'entrer sans le savoir dans un comité électoral ! On nous a d'ailleurs indiqué clairement qu'il était nécessaire que nous adoptions le texte sur la drogue pour faciliter l'élection de M. Bush. J'aime bien M. Bush, j'ai de bonnes relations avec lui, il s'intéresse à l'Europe, mais c'était quand même excessif...
A la suite de la communication de Pierre Bérégovoy sur la politique monétaire, Michel Rocard approuve la politique du franc fort, mais, ajoute-t-il, elle empêche de baisser les impôts.
François Mitterrand : Il ne faut pas battre le record des prélèvements obligatoires de 1987 ! J'aimerais même que l'on fasse un peu moins...
Le Président rend hommage à Hubert Curien à propos du dernier lancement, réussi, d'Ariane.
Il annonce qu'il a signé le décret entérinant la démission du gouvernement : C'est un acte cruel, qu'il faut bien accomplir. En tout cas, je vous remercie.
Jeudi 23 juin 1988
A propos de l'entrée de Jean-Pierre Soisson dans le nouveau gouvernement comme ministre du Travail, le Président me dit : Cela peut paraître surprenant, un peu risqué. Je l'ai dit au Premier ministre. Mais, vous savez, c'est sa responsabilité, je n'ai fait que lui donner quelques conseils pour lui éviter peut-être certaines erreurs. Mais c'est lui qui a décidé. Il a nommé M. Soisson en fonction de sa compétence. Celle-ci est évidente. De toute façon, il est préférable que ces personnalités [les ralliés] aient de vrais postes ministériels.
Honte : Jean-Paul II se rend en Autriche. Il est le seul chef d'État à avoir accepté de rendre visite à Kurt Waldheim. Pourquoi cette insulte inutile aux Juifs de la part du Souverain Pontife ?
Dans une lettre circulaire, Helmut Kohl propose un ordre du jour aux dirigeants européens pour le prochain Sommet de Hanovre : l'achèvement du marché intérieur ; la dimension sociale ; les étapes de l'Union économique et monétaire ; la criminalité trans-frontières ; un exposé de Jacques Delors sur les questions sociales ; la pollution des eaux.
Laurent Fabius est élu président de l'Assemblée nationale. Aucune voix socialiste ne lui a manqué. Il devient le plus jeune président depuis Gambetta, élu en 1879 à quarante ans.
Michel Rocard est reconduit dans ses fonctions de Premier ministre.
Vendredi 24 juin 1988
Les négociations sur la Nouvelle-Calédonie ont commencé hier à Matignon. Michel Rocard y consacre tous ses efforts et son talent. J'apprends qu'Olivier Stirn, chargé des DOM-TOM, a rencontré récemment Jean-Marie Tjibaou, lors de son voyage en Nouvelle-Calédonie, avec l'accord du Premier ministre. L'entrevue a été chaleureuse et sans nuage. Mais Olivier Stirn a décelé des tensions entre le FLNKS de Jean-Marie Tjibaou, le FULK, dominé par Uregei, et le PALIKA, qui rassemble les éléments indépendantistes les plus déterminés. Stirn n'est pas lié par les discussions officielles auxquelles il ne participe pas.
Stirn a également rencontré longuement Jacques Lafleur, grâce à l'entremise d'un ami commun. Lafleur est virulent et amer vis-à-vis de Jacques Chirac, à qui il reproche, en dépit de ses promesses d'avant mars 1986, de ne pas l'avoir nommé secrétaire d'Etat au Pacifique-Sud. De plus, il est désormais considéré comme un renégat par le RPR qui dénonce sa trahison et ses contacts avec l'actuel gouvernement, ainsi que son dialogue avec Jean-Marie Tjibaou. Jacques Lafleur a demandé à Olivier Stirn que la nouvelle politique ne soit pas une machine de guerre anti-RPCR. Il aurait carrément laissé entendre à son interlocuteur qu'il était disposé à favoriser de nouvelles concessions dans les discussions en cours si on s'occupait de son sort personnel sous deux aspects : la présidence d'une société (sans plus de précisions) et le dédommagement des frais qu'il a engagés en pure perte dans son soutien à Jacques Chirac (aucun chiffre n'aurait été évoqué, mais il s'agirait d'après lui de montants importants). Olivier Stirn a rendu compte de ces propositions à Michel Rocard qui lui a demandé de n'en parler à personne, se réservant de régler lui-même ces deux points.
Le ministre de la Défense et le ministre des Affaires étrangères demandent au Président de réorganiser le dispositif naval et le groupement aéronaval français dans le Golfe. L'un et l'autre souhaitent que nos navires de guerre restent afin de prévenir toute attaque contre la flotte commerciale et la pose de mines. A leurs yeux, la présence dans l'océan Indien du groupement aéronaval ne constitue pas en soi une incitation à l'escalade. Roland Dumas et Jean-Pierre Chevènement pensent que la présence à l'Est de Suez du groupement aéronaval français sera au contraire considérée par les dirigeants arabes comme le signe tangible d'un intérêt français pour la stabilité dans la région. Si le groupement aéronaval rentre en France alors que nous rétablissons nos relations diplomatiques avec l'Iran, cela prendrait une signification politique et serait interprété comme une concession faite à Téhéran au détriment des intérêts arabes.
Dumas et Chevènement recommandent donc que la présence navale française soit maintenue dans le Golfe et à l'extérieur du Golfe.
Samedi 25 juin 1988
Réunion préparatoire au Conseil européen de Hanovre, dans le bureau du Président, en présence de Michel Rocard, avec Édith Cresson, Roland Dumas, Pierre Bérégovoy. Michel Rocard se dit préoccupé par une Europe qui serait celle des forts et des puissants, et qui susciterait ainsi une réaction de rejet, traduite par des votes à l'extrême droite.
Pour l'heure, chacun ne pense en fait qu'au nouveau gouvernement en train de se constituer.
Dimanche 26 juin 1988
Michel Rocard est parvenu à mettre d'accord indépendantistes du FLNKS et anti-indépendantistes du RPCR. Les deux parties ont consenti à transférer à l'État les pouvoirs du Conseil exécutif du territoire pour un an, au cours duquel 'État français préparera un nouveau statut. En 1988, un scrutin d'autodétermination sera organisé sur place. Un projet de loi d'amnistie et d'indemnisation va être élaboré.
A part le Front national, tous les partis manifestent leur joie et leur soulagement.
François Mitterrand souhaite offrir un des postes de commissaire revenant à la France — celui de Claude Cheysson, qui arrive au terme de son mandat — à Bernard Bosson, ci-devant ministre des Affaires européennes dans le gouvernement Chirac. Mais celui-ci refuse après quelques jours de réflexion. Jean-Louis Bianco demande à Pierre Méhaignerie de proposer un candidat. Bons procédés...
Accident d'avion d'Air France à Hobsheim en Alsace, lors d'un vol de démonstration.
Lundi 27 juin 1988
Le Conseil européen s'ouvre à Hanovre. Margaret Thatcher estime que le contrôle des changes est assurément inutile, puisqu'il n'en existe pas en Grande-Bretagne, et qu'il ne faut pas surréglementer pour harmoniser les fiscalités. Le Luxembourg est toujours opposé à l'harmonisation fiscale. L'Italie demande un calendrier pour la création de la Banque centrale européenne.
François Mitterrand s'exprime en dernier : L'harmonisation fiscale ne constitue pas un préalable, mais il faudra une démarche parallèle. Sur la libération des capitaux : On ne peut bâtir l'Europe autour de ses préférences, il faut des compromis... Nous ne ferons pas un préalable de l'harmonisation des fiscalités... mais la question se posera. Si l'argent file dans les paradis fiscaux, il faudra une démarche commune ou ça craquera !
Il remarque qu'il semble plus facile d'abaisser la fiscalité sur l'épargne que les cotisations sociales !
Sur l'Europe sociale : L'Europe ne peut se séparer de ses travailleurs. Je ne pourrai pas m'associer si rien n'est fait sur le plan social.
Sur l'audiovisuel : C'est par là que l'identité se définit.
Échec de l'harmonisation fiscale : Helmut Kohl nous a lâchés. Libération des mouvements de capitaux sans contrepartie. Compromis flou, durant la nuit, sur les questions monétaires. Pas d'accord sur l'objectif fiscal. Rudd Lubbers demeure étrangement silencieux.
François Mitterrand parle trois fois avec Rocard au téléphone à propos de la constitution du gouvernement.
Mardi 28 juin 1988
A Hanovre, lors de leur traditionnel petit déjeuner, François Mitterrand adjure Helmut Kohl de le soutenir : Il faut tout faire pour tenter de sauver les condamnés à mort en Afrique du Sud. Il faut durcir le ton sur les sanctions contre Pretoria !
En fin de matinée, les conclusions du Sommet ne sont pas dérisoires : un rapport sur l'Union économique et monétaire sera présenté au Conseil européen de Madrid, en juin 1989, par un comité comprenant les gouverneurs des banques centrales et trois personnalités désignées par les chefs d'État et de gouvernement.
Le Conseil estime qu'il convient d'examiner d'urgence la possibilité de créer un projet Eurêka dans le domaine audiovisuel.
Les Douze se donnent un an pour préparer l'union monétaire. Ils se félicitent des progrès de la construction européenne accomplis pendant les six mois de présidence allemande et reconduisent Jacques Delors à la tête de la Commission pour deux ans.
Enfin ! La liste du second gouvernement Rocard est publiée. Hélas, la déception est aussi vive que pour le premier. Les principaux ministères gardent leurs titulaires. Sur 49 membres, 26 sont socialistes. Il n'y a que 12 nouveaux.
Un cas un peu spécial : celui de Roger Fauroux, ministre de l'Industrie, qui conserve son poste. Alors que, d'ordinaire, les ministres se battent pour se débarrasser de leurs secrétaires d'État et en reprendre les attributions, l'ex-PDG de Saint-Gobain a réclamé à cor et à cris à Matignon deux sous-ministres, l'un au Tourisme, l'autre au Commerce extérieur.
Une innovation : cinq ministres battus aux législatives conservent leur portefeuille, contrairement à un usage auquel François Mitterrand se disait particulièrement attaché. Il s'agit de François Doubin, Roger Bambuck, Thierry de Beaucé, Brice Lalonde et Bernard Kouchner. Peut-être parce qu'ils sont les représentants de la fameuse « société civile » ?
L'entrée au gouvernement du centriste Jean-Marie Rausch fait grincer bien des dents.
Après l'annonce de la composition du gouvernement, accueillie assez ironiquement par la presse, François Mitterrand se penche longuement sur le projet de déclaration de politique générale que Michel Rocard lui a transmis. Finalement, il le corrige assez peu.
Raymond Barre aurait écrit à Michel Durafour pour approuver sa participation au gouvernement : Il n'est vraiment plus possible de gouverner avec cette droite affairiste et réactionnaire.
Fin des réunions à Matignon sur la Nouvelle-Calédonie.
Mercredi 29 juin 1988
Dans son bureau, avant le premier Conseil des ministres du nouveau gouvernement, François Mitterrand met en garde Michel Rocard : Aucun ministre ne doit plus être autorisé à s'exprimer sans votre autorisation préalable. C'est très malsain, il faut y remettre de l'ordre. Ce nouveau gouvernement doit être plus discipliné que le précédent.
Au Conseil, le Président fait sa traditionnelle déclaration liminaire : Je voudrais saluer les arrivants et leur rappeler les règles qu'ils doivent respecter. Le Conseil des ministres a pour responsabilité les affaires de la France. Cela exige que chacun ait le sens de l'État et le souci de la nation. La règle majeure est la discrétion. D'ailleurs, les ministres ne doivent s'exprimer qu'avec l'autorisation du Premier ministre, mais, ici, au Conseil des ministres, vous êtes des hommes et des femmes libres d'exprimer vos opinions.
Il rappelle ce que sont les parties A, B, C. A propos de la partie C, il précise qu'il n'aime pas qu'elle soit trop longue : Le Conseil des ministres n'est pas un cercle d'études ou une académie. Rien n'est vraiment secret ici. Il y a d'ailleurs très peu de secrets d'État. En sept ans, j'en ai compté autant que les doigts d'une seule main. Et lorsqu'il y a des secrets d'État, ils ne sont pas secrets très longtemps.
A propos des mesures financières sur la Sécurité sociale, il déclare : J'ai eu l'occasion, pendant la campagne présidentielle et pendant la campagne des législatives, de dire qu'il était indispensable de proroger les mesures prises par le précédent gouvernement, de façon à équilibrer les comptes.
Georgina Dufoix rend ensuite compte de sa mission très délicate et réussie à propos des enfants de couples mixtes franco-algériens. Michel Rocard salue son travail. François Mitterrand : C'est un dossier très douloureux qui traîne depuis des années. Mme Dufoix l'a réglé grâce à ses qualités, qui sont rares. C'est un très beau résultat. C'est une négociation que j'ai suivie de près ; j'ai bien dû en parler à six reprises au Président Chadli. [C'est la première fois que je l'entends évoquer. Sans doute l'a-t-il fait par téléphone ? Ou au cours d'entretiens qu'il a eus avec lui en tête à tête et dont nul ne sait rien ?]
Puis Michel Rocard enchaîne sur les accords Lafleur-Tjibaou : Nous avons déjà réussi à changer totalement le climat en Nouvelle-Calédonie, de même qu'à régler le problème humain que nous avions avec l'Algérie. Nous ramenons la paix dans les cœurs...
Dans le discours de politique générale qu'il prononce devant l'Assemblée nationale, Michel Rocard annonce la création d'un revenu minimum d'insertion : Instaurer un droit au revenu minimum est une innovation d'une portée considérable. Après la création de la Sécurité sociale, puis sa généralisation, après l'instauration du minimum vieillesse et des allocations chômage, c'est construire le dernier étage, franchir la dernière étape.
Il nous faudra également veiller à ce que cette réforme atteigne bien ses buts, sans créer des abonnés de l'assistance, sans négliger la volonté tenace de l'insertion. C'est pourquoi va être parallèlement créée une délégation interministérielle au revenu minimum d'insertion qui aura pour tâche d'impulser sa mise en place et de veiller à en évaluer l'efficacité afin que, d'ici trois ans, un réexamen du dispositif soit entrepris sur la base d'informations sérieuses et suivies.
Jeudi 30 juin 1988
Déjeuner à l'Élysée avec Robert Lion, Émile Biasini, Samuel Pisar, Robert Maxwell, Jean-Pierre Hoss et Christian Sautter, pour parler du toit de l'Arche de la Défense. La Fondation des droits de l'homme, coquille juridique vide (dont le vice-président, Robert Maxwell, fait office de président depuis la mort d'Edgar Faure), est détentrice d'un bail. Qu'en faire ? François Mitterrand : La seule chose dont je sois sûr, c'est que ce projet de « Fondation » n'a pas de sens.
J'apprends que Claudette Colbert, qui vit toujours à Hollywood, rêverait d'avoir la Légion d'honneur et viendrait volontiers en France pour la recevoir. Par ailleurs, la danseuse américaine Rosella Hightower, qui vient d'être faite officier de la Légion d'honneur, souhaite que ce soit le Président qui la lui remette. Informé par mes soins, il accepte l'une et l'autre proposition.
Pierre Arpaillange souhaite que les infractions relatives au financement des partis et des campagnes électorales soient incluses dans le champ d'application de la loi d'amnistie. Michel Rocard l'appuie. La loi Chirac de 1988 ne suffit absolument pas à créer un cadre juridique et fiscal clair pour les dépenses électorales. Mais le ministre de la Justice n'entend pas avoir l'air d'être l'unique artisan de ce pardon. Il préférerait se faire « imposer » un amendement, présenté de préférence par un député non inscrit.
Au Sénat — où il a été décidé de présenter le texte en première lecture —, Étienne Dailly propose justement un amendement en ce sens. Initiative spontanée ? Pierre Arpaillange, ravi, ne s'y oppose pas. Hélas, un autre sénateur, Marcel Rudloff, rapporteur (centriste) du projet, affirme en séance que cette précision est inutile, les fausses factures à usage électoral étant déjà, selon lui, visées par un autre article de la loi d'amnistie (ce qui est loin d'être évident). Apparemment convaincu, Dailly retire alors son texte, au grand désespoir du gouvernement...
C'est en revanche la gauche — socialistes et communistes — qui hurle contre la timidité du projet et ses restrictions vis-à-vis des étrangers. Ses représentants s'abstiennent de voter le texte.
Vendredi 1er juillet 1988
A Moscou, le Parti communiste achève sa Conférence en adoptant le calendrier des réformes politiques de Gorbatchev.
Samedi 2 juillet 1988
Réunion à Paris du Comité directeur du PS pour discuter du « trouble » dont a fait état sa direction après l'entrée de ministres barristes au gouvernement. Michel Rocard défend son choix, qui n'est, dit-il, pas seulement politique, mais de stratégie sociale. Il ne suscite pas vraiment l'enthousiasme.
Dimanche 3 juillet 1988
Le croiseur américain USS Vincennes abat par erreur un Airbus iranien au-dessus du détroit d'Ormuz : 290 morts. Ronald Reagan exprime ses regrets pour cette terrible tragédie, mais entérine le prétexte de la légitime défense évoqué par le commandant du navire. Pourtant, ses explications ne sont pas très convaincantes.
Lundi 4 juillet 1988
Au golf, François Mitterrand : Le gouvernement est certes un peu lourd, mais il vaut mieux tenir compte des sensibilités de chacun. Quand on progresse sur un chemin nouveau, il y a des gens qu'il vaut mieux avoir dans sa voiture que sur le bord de la route.
L'Assemblée nationale adopte le projet de loi sur la Nouvelle-Calédonie à l'unanimité moins une voix, celle d'Alain Griotteray (UDF).
Mardi 5 juillet 1988
Michel Rocard vient me dire qu'il est ravi de ses relations confiantes avec François Mitterrand. Celui-ci, pourtant, se montre souvent acerbe en privé. Il n'a pas encore oublié la tentative de remplacement de Roland Dumas par Pierre Joxe, et continue de déplorer la nomination de Jean-Pierre Soisson au ministère du Travail. Il trouve aussi que le gouvernement fait trop de concessions à la droite et au patronat sur l'impôt sur les grandes fortunes, et qu'il ne va pas assez vite en matière sociale.
C'est au tour de l'Assemblée nationale de discuter de l'amnistie. Empoignade sur la question de la réintégration dans l'entreprise des salariés « protégés » licenciés pour faute lourde. Amnistie de classe ! tonne Pierre Mazeaud. N'en seront finalement exclus que les condamnés pour coups et blessures à plus de quatre mois fermes, ou douze mois avec sursis !
C'est que les voix communistes sont importantes : avec les 23 députés devenus ministres, le gouvernement ne peut se permettre d'être privé du soutien du PC.
Finalement, le RPR vote contre, l'UDF et les centristes s'abstiennent.
Lors de la conférence de presse organisée par Claude Evin, ministre de la Santé, pour présenter les grandes orientations de son action, son secrétaire d'État, Léon Schwartzenberg, annonce des mesures dont le ministre n'a pas même été prévenu. Parmi elles, le dépistage systématique du sida pour toutes les femmes enceintes, et la distribution gratuite de méthadone aux drogués. Tollé général dans les milieux bien-pensants ! Claude Evin demande à Michel Rocard de « démissionner » son secrétaire d'État.
Mercredi 6 juillet 1988
Au Conseil des ministres, Roland Dumas annonce la venue prochaine en France de Jonas Sawimbi, chef de la guérilla angolaise. Lors de son précédent voyage, en septembre-octobre 1986, celui-ci avait été reçu par François Léotard, alors ministre de la Culture, ce que François Mitterrand avait à l'époque vivement critiqué. Le Président : S'il veut venir en France, il en a bien le droit, mais il ne doit pas y avoir de rencontre avec les membres du gouvernement.
A propos de l'avion de ligne iranien abattu par erreur dans le Golfe par un missile américain : C'est dommageable non seulement pour les États-Unis, mais pour l'ensemble des pays occidentaux. Il approuve la réaction très vive du ministère des Affaires étrangères, qui lui a d'ailleurs été préalablement soumise : Vous vous souvenez de la clameur mondiale qui avait suivi le mitraillage du Boeing coréen par les Soviétiques. Il faut éviter qu'il y ait deux poids, deux mesures. Cet acte est inadmissible et doit être condamné. Mais il ne faut pas non plus en exagérer les conséquences. Ce n'était évidemment pas la volonté du gouvernement des États-Unis d'Amérique que de tuer des civils.
Catherine Tasca soumet au Conseil le principe de la création d'un nouveau Conseil supérieur de l'audiovisuel en lieu et place de la CNCL. Elle propose qu'il fasse partie des institutions de la République énumérées dans la Constitution. Son remarquable exposé est écouté avec une extrême attention, y compris par François Mitterrand qui déclare : La constitutionnalisation de la nouvelle instance devrait intervenir après le vote de la loi, pas pendant. Ma réserve porte sur le calendrier, pas sur le fond de vos explications, qui sont excellentes.
Je réunis à déjeuner Jack Lang, Émile Biasini, les directeurs de cabinet de Lionel Jospin et de Michel Charasse pour discuter du coût du projet de Grande Bibliothèque et l'intégrer aux perspectives budgétaires de 1989. Nous établissons un calendrier : l'opération devra évidemment avoir atteint le point de non-retour avant les élections législatives de 1993. Le 14 Juillet prochain, le Président annoncera cette décision et enverra une lettre à la personnalité qui sera chargée de la mission d'études. Le nom de Patrice Cahart, inspecteur général des Finances et ancien directeur général des Douanes, est évoqué par Jack Lang. C'est une bonne idée. Le 30 novembre, dépôt du rapport. Début 1989, création de l'établissement public constructeur. Le 1er juin 1989, lancement de la consultation architecturale à six ou douze candidats au plus, une provision budgétaire étant inscrite dans la loi de finances pour 1990. Le 28 février 1990, choix du projet. Au printemps 1990, lancement des premiers appels d'offre. Je demande à chacun le plus grand secret sur cette conversation, l'annonce du projet revenant au Président.
Les sénateurs adoptent à l'unanimité la loi plaçant pour un an la Nouvelle-Calédonie sous administration directe de l'État.
En revanche, la deuxième lecture du projet de loi d'amnistie commence mal : une question préalable est votée, entraînant le rejet du texte. Le vieil air du « laxisme » est de retour. Étienne Dailly évoque la crainte que les prisons ne deviennent des centrales de terrorisme.
Après deux mois de réflexion, le ministre de la Défense rappelle à l'ordre les quarante-cinq officiers généraux du cadre de réserve qui ont enjoint à voter Chirac entre les deux tours des présidentielles. Le Président a dû insister.
Jeudi 7 juillet 1988
Michel Rocard téléphone au Président pour lui demander l'autorisation de faire démissionner Léon Schwartzenberg du gouvernement. François Mitterrand, agacé, lui répond : Faites ce que bon vous semble. C'est votre gouvernement. Vous en êtes le chef. Mais prenez garde, la démission a elle aussi ses inconvénients : celle de vous faire passer pour un rigolo. A l'inverse, ne rien faire, c'est saper votre autorité.
Michel Rocard souhaite également faire partir Pierre Arpaillange, qui est l'objet d'attaques violentes à droite et que les socialistes accusent d'avoir « bâclé » le projet d'amnistie. François Mitterrand prend sa défense : Un garde des Sceaux doit être indépendant. Vous prétendez qu'il est trop raide à ce poste-là. Ce n'est pas un défaut. Vous ne voulez tout de même pas avoir un Chalandon de gauche !
Lorsqu'il me rapporte l'histoire, le Président ajoute : Rocard espérait peut-être compenser l'éviction de son ami Schwartzenberg par le renvoi de mon ami Arpaillange...
Adoption définitive de la loi d'amnistie : le Sénat n'ayant pu être convaincu, c'est le texte adopté en première lecture par l'Assemblée qui est considéré comme élu. C'est la première fois qu'une loi d'amnistie n'obtient pas un consensus.
Lundi 11 juillet 1988
Le City of Poros, un navire de croisière, est attaqué par un commando terroriste, au sud d'Athènes : 9 morts, 98 blessés, dont 34 Français.
Mikhaïl Gorbatchev est à Varsovie. Il évoque les trois étapes de son plan de réduction des armements conventionnels que la future conférence sur la stabilité conventionnelle en Europe aura pour objet de discuter. Il met l'accent sur les effectifs alors que, pour l'Occident, c'est la réduction des armements qui serait décisive. Il envisage de retirer des chasseurs-bombardiers des pays de l'Est en échange du non-redéploiement en Italie des 72 F16 américains stationnés jusqu'à présent en Espagne. Il propose la mise en place d'un centre européen de gestion des crises. Enfin, il demande l'organisation d'une conférence européenne au sommet.
Sans attendre, l'OTAN rejette toutes ces propositions.
Pour la première fois depuis la guerre, il paraît possible de s'engager dans un processus de désarmement conventionnel. La Conférence de Vienne sur la sécurité et la coopération en Europe, toujours pas achevée, doit à la fois fixer les grandes lignes de la future négociation sur la stabilité conventionnelle, définir l'ordre du jour de conférences économiques sur la coopération Est/Ouest et adopter des mesures concernant les droits de l'homme, notamment la libéralisation des droits de circulation entre l'Est et l'Ouest. Les Roumains se refusant absolument à toute concession sur ce point et les Soviétiques ne voulant pas les contraindre, la CSCE s'éternise. Roland Dumas et Hans-Dietrich Genscher reçoivent ensemble, mais en vain, le délégué roumain pour tenter de le faire évoluer.
Que faire avec les pays de l'Est ?
Sur le plan économique, deux d'entre eux présentent un intérêt particulier : la RDA et la Hongrie (alors que deux autres sont tout à fait insolvables : la Pologne et la Roumanie). Nous n'avons aucune raison de laisser les Allemands de l'Ouest y mener seuls une politique dynamique.
Trois pays posent moins de problèmes que les autres : la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie. Nous aurions intérêt à échelonner notre action dans ces pays : visite du ministre de l'Industrie et du Commerce extérieur, éventuellement visite du ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, pouvant déboucher sur une visite du Président.
La RDA pose un problème particulier dans la mesure où c'est un des deux pays d'Europe de l'Est les plus rétifs à la politique de Mikhaïl Gorbatchev. Mais cela ne devrait pas nous empêcher de travailler sans complexe avec elle, d'y envoyer des ministres techniques et économiques, voire d'y organiser une visite de Roland Dumas, ou même de Michel Rocard, si celui-ci le souhaite, Laurent Fabius y étant déjà allé comme Premier ministre.
Le principal obstacle à une visite du Président en Pologne est la réaction négative prévisible d'une grande partie de l'opinion française, qui n'apprécie guère le général Jaruzelski. Le Premier ministre lui-même partage ce sentiment.
Aucun contact au sommet avec la Roumanie de Ceausescu n'est envisageable. Ce régime est l'un des pires au monde. Par ailleurs, le Conducator est en très mauvais termes avec Mikhaïl Gorbatchev et si celui-ci peut hâter son départ et son remplacement par un dirigeant présentable, il le fera sans hésiter.
Cette action de relance pourrait s'étaler sur deux à trois ans et faire l'objet d'une concertation étroite entre Roland Dumas et Hans-Dietrich Genscher, ainsi, naturellement, qu'entre le Chancelier, qui s'intéresse de très près à cette région, et le Président.
Jack Lang me suggère de proposer au Président une Académie internationale de la culture, à l'image de la création par Richelieu de l'Académie française.
Mardi 12 juillet 1988
Dernières vérifications : le projet de Grande Bibliothèque est au point. Le Président pourra l'annoncer après-demain.
Mercredi 13 juillet 1988
Au Conseil des ministres, il est question de l'impôt sur les grandes fortunes que le gouvernement souhaite rétablir.
Après l'exposé de Pierre Bérégovoy, Jean-Pierre Chevènement se livre à une critique très vive : le rendement de cet impôt est insuffisant, dit-il, cela nous rapportera trois fois rien. Il en profite pour mettre en garde le Premier ministre à propos du financement du revenu minimum d'insertion : il espère ardemment qu'il ne sera pas question de faire des coupes claires dans le budget de la Défense nationale. Il plaide plutôt pour un relèvement de l'impôt sur le revenu.
François Mitterrand l'interrompt : Monsieur le ministre de la Défense, vous êtes en avance de quelques mois sur le débat budgétaire !
Jean-Pierre Chevènement : Les classes possédantes ont l'art de plaider en faveur du maintien de leurs privilèges en les présentant comme faisant partie de l'intérêt national.
François Mitterrand, pour couper court à la contestation : Personne ici ne va s'apitoyer sur le triste sort des personnes en question. De toute manière, le dossier a déjà été étudié à fond par le Premier ministre et les ministres compétents.
Michel Rocard confirme qu'un comité interministériel sur l'ISF s'est en effet tenu avec les ministres concernés. Il se plaint que les évaluations du ministère de l'Économie et des Finances aient changé en cours de route : Le « trois fois rien » est inexact. Il ne faut pas frapper plus fort, pour ne pas faire fuir de France les capitaux. Une activité économique préservée nous apportera des rentrées fiscales supplémentaires. Et il ne faut pas que nous soyons contraints de modifier à la baisse cet impôt d'ici à deux ans, à cause de l'Europe. C'est là que ce gouvernement, que je considère comme devoir être durable, doit prendre ses vraies responsabilités.
François Mitterrand : Le débat est clos, je vous remercie.
Autour de la table, les ministres qui le connaissent bien échangent des regards entendus. Ils n'ignorent pas qu'à ses collaborateurs et à de nombreux visiteurs le Président ne cache pas qu'il trouve le taux d'imposition du capital envisagé trop faible.
Après l'exposé de politique étrangère de Roland Dumas, François Mitterrand évoque les propositions de Gorbatchev sur les négociations conventionnelles : Nous ne sommes pas pressés, ni même tenus de réagir. Mieux vaut faire notre propre proposition.
Puis il se livre à un historique du désarmement :
A Reykjavik, les États-Unis étaient portés par une sorte de rêve de détruire toutes les fusées stratégiques. Mme Thatcher en était très inquiète. Elle me l'avait dit, mais elle ne s'est pas manifestée à Toronto. C'est une personne qui est très ferme, mais pas tout le temps...
La riposte graduée sert seulement à permettre au Président des États-Unis d'Amérique de décider s'il intervient ou non, et quels seront le lieu et la nature de cette intervention.
On parle beaucoup de découplage, pour ne pas dire grand-chose. Le découplage est inscrit dans la stratégie de la riposte graduée, que je n'accepte pasen tout cas pour l'Europe. [D'habitude, François Mitterrand dit qu'il ne l'accepte pas « pour la France ».]
Sur les armes nucléaires de 0 à 500 km de portée, je me suis opposé au surarmement, c'est-à-dire à leur renforcement, parce qu'il allait à contre-courant du désarmement, mais je ne me suis pas prononcé sur nos propres armes. Avec nos Pluton (nous en avons 75, chacun portant une bombe égale à deux fois celle qui est tombée sur Hiroshima), nous pourrions faire un magnifique feu d'artifice de 150 Hiroshima en RFA ! Quand j'ai modifié la doctrine d'emploi de ces armes, j'ai eu une protestation à peu près unanime des chefs d'état-major, ce qui prouve qu'il faut réfléchir avant de les nommer. Je donne la priorité au désarmement conventionnel, à l'équilibre des armes classiques, parce que c'est par là que le contournement du nucléaire est possible. [L'hypothèse d'un contournement du nucléaire, chère aux militaires et, hier encore, à André Giraud, n'était pas jusqu'ici admise par François Mitterrand. C'est la première fois, à ma connaissance, qu'il la reprend à son compte.]
Le Président rappelle comment il a proposé à l'OTAN, à Bruxelles, en mars 1988, d'adopter un processus analogue à celui de la double décision : ou bien les Soviétiques discutent sérieusement, dans les deux ou trois ans, du désarmement conventionnel et commencent à s'y engager, ou bien l'Alliance renforce son armement nucléaire à courte portée.
Si on fait comme cela, il y aura un désarmement classique, car les Soviétiques ont besoin de désarmer. Vous me direz : « Vous ne pouvez pas prouver qu'il va y avoir désarmement. » Je vous réponds : « Non, je ne peux pas le prouver, mais j'en suis sûr. »
Après une communication de Jean Poperen sur le travail parlementaire, le Président conclut : Vous n'aurez pas en octobre un climat détendu. Ce ne sera pas une période paisible pour le gouvernement.
François Mitterrand reçoit à déjeuner les députés socialistes de l'Essonne. Ils sont sept sur les dix élus que compte ce département. Claude Germon, le député de Massy, lui a écrit une lettre très « union de la gauche », et Julien Dray a publié dans Libération un article très réservé sur l'ouverture. C'est l'occasion pour lui de faire le point sur sa stratégie en politique intérieure.
François Mitterrand: L'alliance avec le CDS ? Je n'y crois pas. Et, même si elle était possible, je n'en voudrais pas. Des ralliements ? Oui. Il faut être ouvert, il ne faut pas être sectaire. La rupture de l'union de la gauche, lors de la formation du gouvernement Fabius, a été la faute du seul Parti communiste. Mais, sur les moyen et long termes, il nous faut aussi un relais sur notre droite. Cette démarche est légitime, mais, pour l'instant, ce relais n'existe pas. Quant au Parti socialiste, il faut qu'il ait un vrai pouvoir d'attraction qui séduise les Français, il faut que la jeunesse y aille. Pour cela, il doit se montrer capable d'être porteur d'idées d'avenir, de comprendre la société, la pensée et le langage de son temps, sans tomber dans les modes. Tout cela est nécessaire s'il veut continuer à diriger la France ; autrement, il retournera pour longtemps dans l'opposition.
La situation n'est pas facile, mais, au moins, je ne les [Chirac et les ministres de la cohabitation] vois plus tous les mercredis assis devant moi à la table du Conseil des ministres !...
Jeudi 14 juillet 1988
Pour sa traditionnelle intervention sur TF1, François Mitterrand semble décidé à rassurer son camp : J'ai surtout écouté, à partir du 8 mai au soir, et j'ai perçu des refus... Je considère que le premier de mes devoirs est... de répondre aux aspirations des Français qui, en votant pour moi, ont choisi une certaine direction pour leur pays... C'est à la majorité qu'il appartient de gouverner... Le centre, je le cherche un peu. Un centre qui vote toujours avec la droite, c'est un drôle de centre...
Comme décidé, le Président annonce le lancement d'une Grande Bibliothèque d'un type entièrement nouveau.
Lundi 18 juillet 1988
Michel Delebarre, sur le Conseil des ministres : Pour un début en beauté, c'est un début en beauté ! Un vrai, un grand bordel, comme les socialistes les aiment ! C'est un spectacle. Je regarde le Président : c'est captivant. Chaque fois que Rocard parle, c'est-à-dire à tout propos, on se demande quand il va lui dire de la fermer. Au bout d'une minute, François Mitterrand a un signe d'énervement qui ne trompe pas : il commence à tapoter sur la table avec sa main...
Le Président, à propos de la décision très controversée de Pierre Arpaillange de supprimer l'isolement carcéral pour les terroristes : Sa proposition était juridiquement juste, mais elle soulevait un problème d'opportunité politique.
L'Iran accepte officiellement la résolution 598 du Conseil de Sécurité adoptée le 20 juillet 1987 qui ordonnait l'arrêt immédiat du conflit qui l'oppose à son voisin irakien.
Mardi 19 juillet 1988
Petit déjeuner chez Michel Rocard, à Matignon. Discussion banale sur la préparation budgétaire.
Lors d'une promenade sur le plateau de Valensole, chez Jean-Louis Bianco, François Mitterrand : Je ne comprends pas pourquoi Michel Rocard s'est fixé de respecter le déficit budgétaire de 100 milliards qui avait été déterminé par Chirac. Il se crée une contrainte supplémentaire et inutile.
Pierre Bérégovoy propose au Premier ministre le remplacement immédiat de Jean Dromer à la présidence de l'UAP. Rocard en fait part à l'intéressé et offre de le nommer ambassadeur de France au Royaume-Uni, ce que Dromer, semble-t-il, refuse.
Bérégovoy avance pour remplacer Dromer le nom de Bernard Attali. Rocard refuse. Il ne souhaite pas le nommer, dit-il, parce que c'est mon frère, que ce serait lui rendre un mauvais service, ainsi qu'à la gauche et à moi-même : on dirait qu'il a été promu grâce à ses appuis et non pour ses qualités. Il n'en a pas moins présidé avant 1986 une autre grande compagnie nationale d'assurances, le GAN.
Le Président, qui n'était pas à l'origine de cette proposition, n'insiste pas. C'est Jean Peyrelevade qui prendra la présidence de l'UAP.
Mercredi 20 juillet 1988
Je remarque qu'on parle beaucoup plus aux Conseils des ministres qu'auparavant. Les discussions sont plus ouvertes, plus animées que sous les gouvernements Mauroy et Fabius. Aujourd'hui, débat intéressant sur les contrats de plan État-régions.
François Mitterrand : On distingue les entreprises sérieuses à ce qu'elles planifient, et on ne voudrait pas que la France fasse ce que font les entreprises ! Les pays qui réfléchissent à leur avenir sont en avance sur les autres. Une nation a le droit de savoir où elle va. Je ne crois pas que l'intérêt général soit la somme des intérêts particuliers. J'ai vu avec beaucoup de tristesse le Plan perdre pratiquement jusqu'à toute réalité au cours des dernières années.
Il évoque le général de Gaulle et sa fameuse formule sur l'« ardente obligation du Plan ». Il dit qu'il ne reprendra pas cette expression, d'abord parce qu'il ne reprend pas les formules des autres, ensuite parce que, dans les faits, il n'y a pas eu la moindre obligation... Mais la planification fait partie des instruments principaux de la réussite de la France d'ici à la fin du siècle.
Michel Charasse, Pierre Bérégovoy et Michel Rocard interviennent à la suite pour s'élever en chœur contre les demandes déraisonnables des ministres, qui, si elles étaient acceptées, rendraient impossible le maintien du déficit à 100 milliards.
François Mitterrand : L'arrivée de tout nouveau gouvernement est un moment propice, aux yeux des administrations, pour essayer de faire passer ce qui, jusque-là, n'a pas reçu une réponse favorable, comme l'a très bien souligné M. le ministre du Budget. Pour être juste, c'est aussi un moment favorable pour le ministère des Finances qui cherche toujours à rattraper ce qu'il a dû lâcher les années précédentes. Il faut que chacun d'entre vous se montre sévère, très sévère chez lui ; sinon, il faudra procéder de façon autoritaire. Il faudra être impitoyable, monsieur le Premier ministre ; la seule priorité, comme je m'y suis engagé auprès des Français, c'est l'Éducation nationale et les domaines qui s'y rattachent, comme la Formation professionnelle, par exemple.
Je suis soucieux — je sais que le Premier ministre partage cette préoccupation — de la sécurité dans les transports. J'avais approuvé la sévérité passée de M. le ministre d'État [Maurice Faure] pour prévenir les accidents de la route. Je suis prêt à soutenir des mesures encore plus rigoureuses pour les transports en commun.
Après le Conseil des ministres, premier Conseil de défense du second septennat. Comme d'habitude, les militaires réclament une augmentation de leurs crédits, alors que les ministres de l'Économie et du Budget veulent, eux, une diminution.
François Mitterrand : Il y a un risque de désordre dans l'empire soviétique. Ce désordre n'est probablement pas préférable, pour nous, à l'ordre qui y régnait jusqu'ici. Je crois qu'à l'échelle d'une génération, la désintégration est inévitable. J'ai entendu Kadar [15 et 16 octobre 1984] et Jaruzelski [4 décembre 1985] m'expliquer qu'ils avaient le choix entre la révolte, héroïque mais inutile, et la patience. Kadar m'a dit : « Nous avons toujours été sous la domination d'un empire, turc, autrichien, puis russe. » Jaruzelski m'a dit : « Ou bien je condamne mon peuple à vivre sous la botte soviétique, ou bien je tire ce que je peux de la situation telle qu'elle est. Êtes-vous prêts, en Occident, à faire la guerre pour la Pologne ? Non. Alors, il n'y a pas d'autre voie que celle que je suis... »
Sur l'arme chimique, le Président précise sa pensée avec une ironie mordante : Je demande que l'on réfléchisse bien à la position française, que je résume en la simplifiant : on n'a pas d'armes chimiques, mais on va en fabriquer. Comme cela, on pourra les détruire avec celles des autres, s'ils acceptent.
Sourires gênés : les militaires se demandent si cela prélude à l'arrêt du programme. Ils n'aiment pas François Mitterrand. Ils le respectent, admirent sa compétence, mais ne l'aiment pas.
Jean-Pierre Chevènement ayant expliqué qu'il souhaite réviser à la hausse le coût de la loi de programmation, François Mitterrand lui répond : Vous avez peu de chances d'obtenir ça.
Tout est dit.
A propos d'une vague de départs parmi ses collaborateurs, le Président me confie : J'avais dit que je changerais la moitié du cabinet. C'est ce qui est en train d'arriver. Vous n'imaginez pas les strates qui peuvent s'accumuler en sept ans. Quand les gens restent sept ans dans les mêmes fonctions, ce n'est pas sain.
Les gouvernements sud-africain, angolais et cubain signent un accord sur l'évacuation de l'Angola et l'accession à l'indépendance de la Namibie.
Jeudi 21 juillet 1988
Je rencontre à New York le secrétaire général de l'ONU, Javier Perez de Cuellar. Je lui parle de l'idée d'organiser, le 14 Juillet 1989, un Sommet Nord/ Sud à Paris et lui apporte une lettre formelle d'invitation pour qu'il y assiste. Il approuve l'idée. Nous dressons ensemble une première liste d'autres chefs d'Etat à inviter.
Vendredi 22 juillet 1988
Margaret Thatcher résilie le mandat des deux commissaires britanniques à Bruxelles : elle les accuse d'être trop pro-européens !
Mercredi 27 juillet 1988
Au Conseil des ministres, à propos du remplacement de Jean Dromer par Jean Peyrelevade à la présidence de l'UAP, François Mitterrand : Ce n'est pas une affaire d'État. M. Dromer part comme il est venu, de même que M. Peyrelevade arrive comme il est parti. Oui, c'est une décision politique ; non, ce n'est pas une chasse aux sorcières. J'avais annoncé pendant la campagne électorale qu'il faudrait casser les « noyaux durs » tels qu'ils ont été constitués. En soi, les « noyaux durs » ne sont pas une mauvaise notion, mais ce qui n'est pas supportable, c'est la confiscation, par une formation politique, de l'ensemble des féodalités économiques. L'UAP devait être privatisée pour conforter le pouvoir de cinq ou six groupes — en réalité, de cinq ou six personnes qui contrôlent l'économie. Est-ce que l'on va laisser ce pouvoir à des personnes qui sont directement ou indirectement trésorières de certains partis politiques ? J'assume la responsabilité de cette décision, je proclame qu'il s'agit d'une décision politique pour en finir avec la mainmise d'un certain nombre de groupes sur l'économie de la France !
Il n'ignore pas que ces propos ne tarderont pas à être connus des intéressés.
A propos du mouvement préfectoral, François Mitterrand prononce l'éloge de Pierre Verbrugghe, qui revient après son éviction par Charles Pasqua.
Une communication d'Olivier Stirn sur le tourisme permet à Michel Charasse d'expliquer, avec sa truculence coutumière, que les problèmes du tourisme ne sont pas seulement une question de budget, mais d'amabilité dans l'accueil, d'heures d'ouverture des hôtels et de maîtrise dans la technologie de la plomberie et de la tuyauterie !
François Mitterrand : Et les horaires d'ouverture des musées ?
Jack Lang : Pour la première fois, les musées sont restés ouverts le 14 Juillet. J'espère qu'ils le seront le 15 août et que nous pourrons continuer.
A propos du terrorisme en Corse, Pierre Joxe précise : L'application du droit en Corse n'est pas la règle, mais l'exception. Certaines pratiques du gouvernement précédent ont encouragé cela. On peut imaginer une évolution de type mafieux. Il ne faut pas se faire d'illusions sur la trêve, qui n'aura qu'un temps et ne résoudra pas tous les problèmes.
A propos du statut exceptionnel de la Corse, Michel Charasse s'étonne de constater que l'impôt sur les grandes fortunes n'y est pas applicable.
François Mitterrand : Si les choses sont telles qu'elles sont, si le pouvoir continue d'appartenir à ceux qui le détiennent, il n'y a aucune raison pour que cela change. Il faut que les Corses aient le sentiment qu'ils règlent eux-mêmes leurs propres affaires. Les statuts qui ont été adoptés sont trop timorés. Mais, d'autre part, il faut sortir des très mauvaises habitudes corses. L'État, dans ce domaine, doit être d'une sévérité implacable. Il ne s'agit pas de rechercher je ne sais quelle égalité entre la Corse et, disons, le Poitou-Charentes. La situation de la Corse est plus proche de celle d'îles plus lointaines...
Roland Dumas propose Jean-Bernard Raimond comme ambassadeur auprès du Saint-Siège. Cela lui ira comme un gant, commente le Président.
Jeudi 28 juillet 1988
Avant le départ des Soviétiques, le désordre s'installe en Afghanistan. Le retrait soviétique se poursuit conformément aux accords de Genève, mais les Pakistanais transgressent ces accords en poussant les éléments les plus radicaux de la résistance (la faction Hekmatyar) à engager une offensive de grande envergure. Ils peuvent rendre la vie compliquée à Najibullah en déversant une pluie de roquettes. Nous devons nous préparer à une évacuation de notre ambassade, ne serait-ce que pour éviter d'avoir à se placer sous la protection des Soviétiques, comme c'est d'ores et déjà le cas pour le chargé d'affaires américain dont la sécurité est assurée par des miliciens afghans sous les ordres du KGB !
Pour la première fois depuis 1967, date de la rupture des relations entre l'URSS et Israël, une mission diplomatique israélienne se rend à Moscou.
Vendredi 29 juillet 1988
En Hongrie, Imre Pozsgay, chef des réformateurs, entre au gouvernement. C'est le signe d'un profond bouleversement qui passe inaperçu.
Dimanche 31 juillet 1988
Pierre Bergé, à qui Jack Lang souhaite confier la présidence de l'Opéra-Bastille, a le sentiment que l'institution court à la catastrophe si on ne parvient pas à casser les clauses financières du contrat de Daniel Barenboïm et à réduire ses pouvoirs en matière d'élaboration des programmes. Il explique au Président que, par crainte des effets médiatiques qu'entraînerait le départ de Barenboïm — et, avec lui, celui, prévisible, de Patrick Chéreau et le désaveu possible de Pierre Boulez —, on se place en position de faiblesse. A ses yeux, l'Opéra-Bastille ne serait pas condamné parce que ceux qui ont voulu faire un Opéra à leur mesure et non à celle du public le quitteraient. Il ne recommande donc pas de rompre les négociations, mais conseille de ne pas négocier à n'importe quel prix : les deux points de litige évoqués doivent, selon lui, être impérativement corrigés, et la politique de l'Opéra-Bastille se décider entre le président des Opéras de Paris et le directeur de l'Opéra-Bastille. Il souligne que toute autre solution serait vouée à l'échec et entraînerait immanquablement celui de l'Opéra-Bastille lui-même.
Mardi 2 août 1988
Les pays créanciers membres du Club de Paris se mettent d'accord sur la mise en application de la décision prise à Toronto d'alléger la dette des pays les plus pauvres. Le Trésor français va établir, pour le solde, une durée de rééchelonnement supérieure à celle de dix ans évoquée initialement ; à défaut, la charge de remboursement pour les pays endettés resterait trop forte. Cette durée est portée à quatorze ans pour les crédits commerciaux garantis et à vingt-cinq pour les prêts d'aide publique au développement. Le coût budgétaire sera d'environ 1 milliard de francs par an.
Une fois de plus, l'obstination de Jack Lang aura payé : le budget de la Culture augmentera de 12 %, soit deux fois plus que celui de l'Education nationale. Bien joué : à grand ministre, budget élevé.
Jeudi 4 août 1988
La Jordanie annonce le licenciement des 21 000 fonctionnaires palestiniens qu'elle employait en Cisjordanie.
Vendredi 5 août 1988
L'AFP diffuse cette dépêche : Sacrifiant quelques heures de vacances en Suède, Michel Rocard a définitivement arrêté, jeudi soir, les grandes lignes du budget de l'État pour l'année 1989... Le Premier ministre a procédé aux tout derniers arbitrages avant de se reconsacrer [sic] à ses vacances sur les eaux de la Baltique. Selon son entourage, le Premier ministre a fait un rapide aller-retour à Paris, jeudi soir. Il ne s'est cependant pas rendu à Matignon.
En réalité, Michel Rocard n'a jamais quitté la Baltique, il n'est aucunement rentré à Paris. C'est en Suède, et non à Paris, qu'il a signé hier soir les « lettres-plafonds » fixant les crédits de chaque ministère. Jean-Paul Huchon les lui a apportées en début d'après-midi, à Stockholm, à bord d'un avion du GLAM. L'information donnée par l'AFP émane pourtant de Matignon...
Lundi 8 août 1988
Javier Perez de Cuellar annonce le cessez-le-feu entre l'Iran et l'Irak.
Adoption de la loi sur la prévention du licenciement économique et sur le droit à la conversion, qui, sans rétablir l'autorisation administrative de licenciement, redonne aux salariés, notamment les plus âgés, des droits et garanties que la droite avait supprimés en 1990.
Vendredi 12 août 1988
Philippe Séguin fait paraître un communiqué pour démentir un écho publié dans la presse, selon lequel il aurait affirmé que le RPR a autre chose à faire que de soutenir ad vitam les candidatures présidentielles de Jacques Chirac.
Pourtant, je crois bien l'avoir déjà entendu un jour me dire quelque chose dans ce goût-là...
Dimanche 14 août 1988
Au Burundi, des troubles inter-ethniques, entre Hutus et Tutsis, sont durement réprimés par l'armée : officiellement 5 000 morts.
Lundi 15 août 1988
En Pologne, grève des mineurs de Haute-Silésie pour obtenir la reconnaissance de Solidarnosc.
Moscou annonce le retrait de la moitié du corps expéditionnaire d'Afghanistan.
George Bush est investi par le Parti républicain pour l'élection présidentielle de novembre.
Mardi 16 août 1988
Des décisions restent à prendre afin de préciser le déroulement du prochain Sommet, sa coordination avec les fêtes du Bicentenaire, les procédures matérielles et diplomatiques nécessaires à sa préparation. Chacun, à Paris, commence à mesurer l'ampleur des responsabilités et des risques que nous avons pris en décidant la simultanéité des deux événements.
Les réunions restreintes se dérouleront pour l'essentiel dans la Pyramide du Louvre. Le centre de presse et les délégations devraient être installés dans l'Arche de la Défense : ce serait moins perturbant pour la circulation dans Paris, déjà difficile en cette période.
Le jeudi 14 Juillet, les sept chefs d'État seront conviés à assister au défilé sur les Champs-Élysées ; séance d'ouverture au Louvre, dîner des seuls chefs d'État et de gouvernement dans la Pyramide. Le vendredi 15 juillet, séance de travail au Louvre ; déjeuner à la Villette ; trajet en bateau jusqu'à l'Arche de la Défense ; séance de travail informelle et dîner sur le toit de l'Arche. Samedi 16 juillet : séance de travail à l'Arche ; déjeuner, conférence de presse finale dans le centre de presse ; dîner de gala à Orsay.
Plusieurs chefs d'État du Tiers-Monde seront également invités dès le 12 juillet. Ils pourront ainsi se rencontrer entre eux et rencontrer les sept chefs d'Etat des pays industrialisés avant d'assister aux cérémonies des 13 et 14 Juillet. Il s'agira des présidents de l'Argentine, du Brésil, du Mexique, du Zimbabwe (également président des non-alignés), de la Côte d'Ivoire, du Sénégal, de l'Inde, de la Chine et des Philippines, ainsi que le secrétaire général de l'ONU.
Il faut naturellement que le 14 Juillet n'apparaisse pas comme un simple « lever de rideau » du Sommet des pays riches. Aussi des réunions bilatérales informelles entre chefs des États du Nord et du Sud seront-elles organisées le 12 juillet, suivies d'une réunion générale de travail et d'un grand dîner à l'Élysée. Le 13 juillet, des réunions de travail auront lieu dans la Pyramide du Louvre (où se tiendra ensuite le Sommet des Sept), en présence de ceux des sept chefs d'État des pays industrialisés qui auront accepté de venir plus tôt. Le 13 au soir, inauguration de l'Opéra-Bastille, en présence de tous les chefs d'État présents, avant un dîner (par exemple au premier étage de la tour Eiffel, pour mieux voir les festivités qui se dérouleront ce soir-là dans Paris : feux d'artifice, concerts, etc.).
Traditionnellement, le sherpa du pays hôte doit tenir cinq réunions préparatoires, dont au moins une en terre américaine afin de réduire le décalage horaire des sherpas américain, canadien et japonais. Je propose au Président d'en tenir une en octobre à Rambouillet, une autre en février en Martinique, une troisième en mars dans le Périgord — chez Roland Dumas —, une quatrième en mai en Alsace, une cinquième en juin à Rambouillet.
Il serait également nécessaire de réunir une fois ou deux, avant la réunion des sherpas des Sept, les sherpas des pays du Tiers-Monde pour préparer la réunion du 13 entre le Nord et le Sud.
Le Président donne son aval à toutes ces suggestions. Agréable de travailler pour quelqu'un qui ne retient pas la confiance qu'il a accordée !
Je choisis un diplomate remarquable, Loïc Hennekinne, pour être le secrétaire général de l'opération, responsable de l'ensemble de la logistique.
Pierre Joxe s'inquiète de voir s'accumuler les problèmes de gestion du Bicentenaire. Il pense qu'en termes de sécurité tout cela sera impossible à organiser. Quel est le fou qui a voulu ça ? me lance-t-il avec un regard accusateur.
Mercredi 17 août 1988
Au Conseil des ministres, Pierre Joxe annonce le prochain remplacement d'un commissaire qu'il envisage de nommer contrôleur général. François Mitterrand remarque : Je vous trouve bien indulgent. Façon élégante de souligner que, pour sa part, il considère le promu comme un imbécile incompétent.
A Michel Rocard qui souhaite que la Commission européenne prenne des mesures de rétorsion contre le protectionnisme américain le Président rétorque : Je ne pense pas que vous puissiez espérer une position ferme et commune de la Communauté européenne à ce sujet. L'Italie, la Grande-Bretagne et la RFA sont toujours indulgentes vis-à-vis des États-Unis.
A propos du Liban : Si Frangié devenait Président, la guerre civile reprendrait, ce serait un choix très dangereux. La France serait saisie par les chrétiens et, dans le même temps, elle ne peut apparaître comme protectrice des seuls chrétiens. Il faut que notre diplomatie agisse contre Frangié.
Pierre Bérégovoy évoque la nécessité d'un accord avec la RFA sur la politique économique et monétaire.
François Mitterrand : Il y a une contradiction entre l'attitude allemande sur le terrain économique et financier et son attitude sur les autres terrains. Tout est rapport de forces. L'Allemagne est divisée, même si elle reste un grand pays, un grand peuple. Elle est privée des attributs de la souveraineté. Elle tient à sa puissance. Or, sa puissance, c'est l'économie, et le Deutsche Mark en est la force atomique. Je ne crois pas que nous convaincrons les Allemands de la nécessité de changer de politique, même si je l'espère. Tout ne va pas pour le mieux en RFA, ce qui peut amener les Allemands à se montrer plus conciliants. Là comme ailleurs, comptons d'abord sur nous, ce qui ne signifie pas qu'il faut se replier sur soi. Faisons une bonne politique, et nous en mesurerons les effets sur nos relations avec la RFA.
Le général Zia ul-Haq, président du Pakistan est tué dans l'explosion de son avion. Le sang répond au sang.
Jeudi 18 août 1988
Au cours d'une conférence de presse, Pierre Bérégovoy annonce une première mesure : le taux le plus bas de TVA va passer de 7 à 5,5 % dès la loi de finances pour 1989 (les mesures concernant la fiscalité de l'épargne ne seront mises en œuvre que dans le cadre du budget 1990). Cette mesure est présentée comme alliant justice sociale, efficacité économique, simplicité et marche vers l'Europe.
Vendredi 19 août 1988
Le ministère de l'Économie annonce le déblocage de crédits importants en vue d'aider au développement de la Nouvelle-Calédonie.
Samedi 20 août 1988
A 5 heures, ce matin, un accord est conclu au ministère des DOM-TOM, à Paris, entre le gouvernement, le RPCR et le FLNKS, sur l'avant-projet de loi référendaire fixant le statut de la Nouvelle-Calédonie jusqu'au scrutin d'autodétermination prévu pour 1998. Comme Jean-Marie Tjibaou, Jacques Lafleur a fait preuve d'un grand sens des responsabilités.
Dimanche 21 août 1988
Des milliers de personnes défilent à Prague pour le 21e anniversaire de l'entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. C'est la plus importante manifestation depuis août 1969. Près de 200 interpellations.
Lundi 22 août 1988
En Pologne, la grève s'étend aux chantiers navals de Gdansk. Le couvre-feu est imposé.
Mardi 23 août 1988
Petit déjeuner à l'Élysée avec Jean-Paul Huchon. Celui-ci affirme : Michel est désormais assuré de durer à Matignon jusqu'aux municipales. Les dinosaures du PS, les Jospin et autres Fabius vont être obligés de tenir compte de son succès sur la Nouvelle-Calédonie ; le paysage politique va en être modifié.
On me rapporte que Michel Rocard souhaite nommer à la présidence de la SNCF son vieil ami José Bidegain, ancien directeur des affaires sociales de Saint-Gobain, maintenant au cabinet de Roger Fauroux au ministère de l'Industrie. A peine son nom est-il avancé que Michel Delebarre, ministre des Transports, proteste en faisant observer que Bidegain n'est pas haut fonctionnaire. Finalement, Rocard et Delebarre se mettent d'accord sur le nom de l'actuel PDG de Gaz de France, Jacques Fournier, ancien secrétaire général du gouvernement et conseiller d'État.
En Pologne, le pouvoir rejette une offre de négociation de Lech Walesa. Multiplication des interventions policières.
Joyeux anniversaire pour Michel Rocard demain ! Cet après-midi, Le Monde publie un commentaire de Laurent Fabius qui juge que le gouvernement manque d'un grand dessein qui mobilise les Français. Le PS aussi en prend pour son grade.
Mercredi 24 août 1988
Au Conseil des ministres, débat sur l'augmentation de 1 % des fonctionnaires. Favorables à cette augmentation, un groupe de ministres — Jospin, Durafour, Soisson, Chevènement — avec Rocard à leur tête. Seul contre, Michel Charasse, ministre du Budget : On demande un armistice avant que la guerre ne soit déclarée. On répond à une question qui n'a pas été posée. Et d'expliquer qu'il lui paraît maladroit de lâcher aujourd'hui 1 % alors que, courant septembre, doit précisément s'ouvrir avec les mêmes fonctionnaires une négociation en vue de définir la revalorisation de leurs traitements.
Le ministre du Budget se tourne alors vers ceux qui ont soutenu la proposition de Michel Rocard et qui sont, comme par hasard, les plus gros employeurs de fonctionnaires : J'ai pris note de votre position. Je suis persuadé que vous serez prêts, le moment venu, à cotiser sur votre budget ; il faudra bien, en 1989, faire quelque part des économies pour payer les fonctionnaires.
Lionel Jospin intervient pour demander que l'on se rappelle par qui les socialistes ont été portés au pouvoir. Il intervient souvent sur des problèmes qui ne sont pas de sa compétence, comme pour marquer sa position de premier des ministres d'État.
Michel Rocard, tout en déclarant avoir pris en compte les observations de Michel Charasse, tient bon et propose une augmentation de 1 %.
François Mitterrand clôt le débat : Sur le fond, cette décision s'impose. Vous avez fait état des disparités de pouvoir d'achat entre salariés et non-salariés, entre fonctionnaires et non-fonctionnaires. C'est très significatif d'une orientation sociale injuste, donc d'une politique injuste. Notre devoir est de veiller à réduire cet écart.
Sur la forme, on peut toutefois s'interroger. Attention à ne pas entamer une échelle de perroquet qui mettrait en cause la politique économique générale du gouvernement. On n'en est pas là. En tout cas, ce 1 % doit être considéré comme un à-valoir à étaler sur un certain temps.
A propos de la sécurité routière, Michel Delebarre demande que les ministres cessent de faire « sauter » les contraventions de leurs amis, tout au moins celles qui sanctionnent des actes dangereux : Moi-même, reconnaît-il, j'avais une très bonne productivité en la matière...
Sur la Nouvelle-Calédonie, François Mitterrand : Je me réjouis de la façon dont le gouvernement, et d'abord le Premier ministre et le ministre des DOM-TOM, a su agir dans une affaire particulièrement délicate. Je n'ai ménagé ni les encouragements, ni ma gratitude pour ce qui a été accompli.
Nous ne pouvons pas dire que nous sommes parvenus au terme du processus. Nous pouvons encore connaître des phases difficiles avant comme après le référendum. Ceux qui étaient maîtres après Dieu se sont trouvés dans une situation impossible après mon élection et celle de la nouvelle majorité. Peut-être ne baissent-ils la tête qu'en espérant retrouver leur pouvoir, mais il est vrai qu'il y a eu une participation personnelle de M. Lafleur, sans doute aussi pour des raisons qui lui sont propres [son état de santé]. La collectivité européenne connaîtra encore des soubresauts et voudra sa revanche. La collectivité canaque n'a pas dissimulé son objectif final, l'indépendance, ce qui est parfaitement licite. Mais la Nouvelle-Calédonie est sans doute un cas unique de colonie de peuplement où l'équilibre numérique est à peu près réalisé entre la population d'origine et la population européenne. L'indépendance eût été certaine et déjà acquise si la population européenne avait été majoritaire, comme en Nouvelle-Zélande ou en Australie. De la même manière, si la majorité avait été canaque, elle aurait obtenu l'indépendance, comme au Vanuatu ou aux îles Fidji.
En Nouvelle-Calédonie, le phénomène politique et social est aussi un phénomène de classe. L'ethnie dominée est aussi la classe exploitée.
Je renouvelle non pas mes félicitations, le mot serait insuffisant, mais mon accord profond avec ce qui a été accompli, qui est d'ailleurs conforme aux objectifs que j'ai fixés lors de l'élection présidentielle. Il faut que vous sachiez que j'avais souhaité et proposé, avant la semaine sanglante, une mission de conciliation, non seulement oralement, mais par écrit. Dans la précipitation de la fin de la campagne présidentielle, il a fallu que certains agissent autrement pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec la Nouvelle-Calédonie.
J'ai donc des raisons toutes particulières de me réjouir.
L'amnistie en Nouvelle-Calédonie pose problème. En effet, le texte de l'avant-projet prévoit que les auteurs de crimes de sang seront remis en liberté s'ils ne sont pas jugés avant la fin de l'année. Ce qui est anticonstitutionnel, font observer Michel Charasse et Pierre Arpaillange.
François Mitterrand : Je suis d'accord avec les observations de M. le garde des Sceaux et de M. le ministre délégué au Budget. J'en ai parlé avec M. le Premier ministre. Mais il y a des moments où l'Histoire doit prévaloir. Certes, ce raisonnement serait terriblement dangereux s'il n'était pas tenu par des gens scrupuleux à l'égard des lois de la République. Mais qu'est-ce qui est essentiel ? L'essentiel est de réussir la réconciliation et de la réussir pour la France. Il est très grave de déroger à un principe. Il m'était difficile de donner mon consentement ; je le donne néanmoins et j'assume cette décision, parce qu'il faut sauvegarder l'essentiel. Naturellement, les formations parlementaires vont s'en saisir, et ce sera la principale difficulté de ce débat. La justice française s'est très mal tenue, quand elle ne s'est pas déshonorée en Nouvelle-Calédonie. Rares ont été les magistrats qui ont montré du courage.
A l'occasion de l'anniversaire de Michel Rocard, François Mitterrand prononce une phrase compliquée qui donne lieu à différentes interprétations autour de la table du Conseil : C'était hier l'anniversaire du Premier ministre — je ne dis pas son âge, bien qu'il soit à un âge où on puisse encore le dire. Je forme donc des vœux pour la continuation de son action. En même temps, il n'y a pas que l'action publique : la vie privée est au moins aussi importante. Je souhaite qu'il ait tout le bonheur qu'un homme peut attendre de sa vie personnelle.
Difficile de faire moins chaleureux.
Jeudi 25 août 1988
Vu l'administrateur général de la Bibliothèque nationale, Emmanuel Le Roy Ladurie, qui vient me dire combien il serait préférable de consacrer les crédits prévus pour la nouvelle Grande Bibliothèque à... la Bibliothèque nationale.
Vendredi 26 août 1988
Rencontré Nicolas Sarkozy. Discussion sur l'Europe, la politique étrangère, le rôle de la Présidence de la République, etc. Rarement vu quelqu'un d'aussi sincèrement passionné par la chose publique. Dommage qu'il ne soit pas avec nous !
Lundi 29 août 1988
De retour d'un voyage de trois jours en Nouvelle-Calédonie, Michel Rocard demande au Président de confier une mission à Alain Peyrefitte.
François Mitterrand refuse.
Réunion de préparation budgétaire à l'Élysée. La croissance est revenue et, avec elle, les excédents budgétaires. Qu'en faire ?
Beaucoup, dont Pierre Bérégovoy, souhaitent abaisser la TVA. Je ne suis pas sûr que cela constitue une réelle urgence. C'est le seul « gisement » fiscal dont nous disposions. Une fois réduit, un taux peut difficilement être relevé. C'est aussi le point de vue de Michel Rocard. Si baisse de la TVA il doit y avoir, celle sur les supports son et image correspond au moins à un véritable objectif ! Les autres ne relèvent que d'une politique de l'indice des prix et pourraient nuire à celui, très sensible, du commerce extérieur.
Le ministère des Finances n'a pas réussi à empêcher la Société Générale d'augmenter son capital d'une façon qui renforce le contrôle du « noyau dur » sur l'établissement privatisé. Seuls, au sein du conseil d'administration, Jean-Louis Descours et Jean-René Fourtou (qui en avait reçu l'ordre du ministre) s'y sont opposés. Courageusement, Michel Albert n'est pas venu. Les autres membres du conseil ont emporté la majorité. Cette affaire (qui porte sur 17 % du capital de la Générale) ne « verrouille » pas totalement le « noyau dur », puisqu'elle ne concerne que la moitié de ce qui était prévu. Mais elle rendra cependant plus difficile la reconquête de ce groupe. Pierre Bérégovoy, qui me rapporte l'affaire, souhaite en parler demain au Président.
Mardi 30 août 1988
Petit déjeuner avec Michel Rocard à Matignon. Discussion tendue sur le budget. Pierre Bérégovoy résiste à toutes les revendications. L'ambiance manque de chaleur. Nul n'ose s'exprimer franchement, persuadé que ses propos s'étaleront demain de manière déformée dans la presse.
Pierre Bérégovoy vient parler au Président de la Société Générale. Il veut faire casser le noyau dur et le Président lui donne le feu vert pour le faire, par tous les moyens.
Mercredi 31 août 1988
En Pologne, le pouvoir se résout à engager des pourparlers avec Solidarité.
Au Conseil des ministres, Michel Rocard rapporte plusieurs épisodes significatifs de son récent voyage en Nouvelle-Calédonie. Dans le salon de l'aéroport de Nouméa, géré par la Chambre de commerce, un mur est décoré par trois portraits de Canaques arborant les légendes suivantes : Chasseur, Pêcheur, Anthropophage. M. Lèques, maire barriste de Nouméa, a fait applaudir le nom de Tjibaou par une salle à 95 % caldoche. A Poindimié, il y avait des drapeaux canaques et français. Jacques Lafleur, à propos des premières oriflammes, a déclaré : Je n'ai rien vu. Après son discours, Michel Rocard a pris le risque de faire jouer La Marseillaise ; tout le monde s'est levé. A Canala, le chef coutumier a remis à Michel Rocard un drapeau canaque en disant joliment : Nous souhaitons que ce drapeau grandisse à l'ombre du vôtre.
François Mitterrand : Les résultats de ce qui a été entrepris depuis trois mois parlent d'eux-mêmes. Je pense qu'ils seront reconnus par l'opinion. Il est très important que le porte-parole du gouvernement fasse ressortir que le référendum constitue un élément décisif du contrat qui a été passé. Renoncer au référendum eût été renoncer à l'accord. Ceux qui s'en prennent à la forme, en réalité, et ils le savent, s'en prennent au fond.
Tout est affaire de confiance. La confiance a besoin de garanties, parce que la France a trompé par deux fois déjà ses partenaires [allusion à 1963, avec la renonciation à l'application de la loi-cadre Defferre, et à 1986, lorsque la droite a remis en cause le statut]. Il faut assurer maintenant la suite. Il faut changer une partie du haut commandement militaire qui a voulu « casser du Canaque », comme autrefois on cassait du Viêt ou du fellagha.
A propos de la nomination de Pierre Bergé à la présidence de l'Opéra-Bastille : Il faut rendre hommage à l'action de M. Soubie, qui, dans une période difficile, a sauvé ce qui pouvait l'être dans un grand esprit d'équité.
A la suite de l'exposé d'Hélène Dorlhac sur l'accueil et la place de l'enfant dans la société : Il y a trop peu de places de crèche, mais il est très difficile d'envisager leur multiplication, cela coûte très cher. Il faut faire preuve d'imagination et développer d'autres modes de garde. Parmi les familles qui souhaiteraient faire garder leurs enfants, il y en a 350 000 qui n'ont pas de solution satisfaisante. En même temps, il y a 2,5 millions de chômeurs. Le gouvernement doit mettre au premier rang de ses préoccupations le règlement de cette difficulté.
Il évoque les sévices commis à l'encontre d'enfants, puis conclut: La communication de Mme Dorlhac est la dernière qu'aura entendue aujourd'hui le Conseil en raison du rang protocolaire du secrétariat d'État à la Famille. Elle n'en est pas moins très importante, mais l'ordre protocolaire dépend de l'ancienneté des départements ministériels ! Moi-même, j'ai connu cela quand j'étais ministre de la France d'outre-mer, responsable d'un ministère qui n'était qu'un vague surgeon d'un ministère de la Marine mais qui avait en charge 35 millions d'habitants et la décolonisation...
Après le Conseil, Jean-Pierre Soisson nous raconte son récent entretien avec Raymond Barre. L'ancien Premier ministre lui aurait dit : Je préfère mille fois une présidence Mitterrand à une présidence Chirac ; et je suis prêt à une coopération avec le Président dans le cadre de la majorité présidentielle. On ne négocie pas avec le chef de l'État, mais on peut discuter avec lui sur les conditions dans lesquelles on rejoint la majorité présidentielle. L'impôt sur les grandes fortunes, je ne suis pas contre ; je souhaite pouvoir le voter. La Nouvelle-Calédonie : un succès remarquable.
Faut-il croire Soisson ?
Inquiétude de François Mitterrand : à Nouméa, la justice a trouvé des circonstances plus qu'atténuantes aux Caldoches coupables d'avoir froidement assassiné des Canaques. Ces magistrats se sont déshonorés, commente le Président.
Michel Rocard décide de poursuivre le programme du satellite TDF 1. Décision inévitable et pourtant risquée : annuler, c'est reconnaître un énorme gaspillage ; continuer, c'est envisager de le doubler.
Jeudi 1er septembre 1988
Le projet d'une Université internationale installée sur le toit de l'Arche se précise. L'Arche elle-même sera prête à accueillir le prochain Sommet des Sept.
Jack Lang souhaite proposer au Président l'organisation d'une grande célébration de la bataille de Valmy dans un an.
François Mitterrand me demande d'interroger Bérégovoy : pourquoi le tiers de la dette des pays les plus pauvres (comme le Togo), qui est censé devoir être annulé, représente en fait moins que cette proportion, d'après les calculs du Club de Paris ? Les pays intéressés n'y comprennent rien.
Renseignements pris, le Club de Paris, qui réunit tous les pays créanciers, rogne sur certains points pour ne pas tenir l'engagement pris à Toronto...
Je demande au Président s'il est possible d'annoncer le lieu où se réunira le prochain Sommet, puisque Jack Lang et Jean-Noël Jeanneney tiennent leur conférence de presse sur le Bicentenaire.
Le Président : On peut l'annoncer.
Voilà, les dés roulent...
Léon Schwartzenberg, qui a quitté le gouvernement, m'invite à être présent sur le plateau de L'Heure de vérité, la semaine prochaine. J'accepte. Le Président ne s'y oppose pas. Michel Rocard ne m'en tient pas grief.
En Pologne, les grévistes votent la reprise du travail.
Les neuf premiers des 108 Pershing II basés en RFA sont retirés, conformément à l'accord sur les forces nucléaires intermédiaires.
Vendredi 2 septembre 1988
Un an après le point de détail, nouveau calembour révélateur de Jean-Marie Le Pen au cours de l'université d'été du Front national, à propos du ministre de la Fonction publique : Durafour crématoire. Pour être sûr d'être compris, le chef du FN enfonce bien le clou, toujours à propos de l'attitude de l'extrême droite pendant la dernière guerre : Le temps du mépris, de la peur et de la honte est derrière nous.
Michel Rocard aux jeunes des clubs Forum réunis à Vitrolles : Le projet que nous bâtissons ensemble, tel qu'il est traduit dans la Lettre à tous les Français de François Mitterrand, qui en est le meilleur résumé, est d'édifier une société de croissance solidaire et apaisée ou, pour dire les choses plus simplement encore, faire de la France une société où il fait bon vivre, en la faisant avec d'autres, puisque nous savons que les moyens ne nous sont plus donnés de la faire tout seuls.
Peut-on dire les choses plus simplement ?...
Mardi 6 septembre 1988
Au cours d'un déjeuner à Saint-Michel-sur-Orge (Essonne) avec Harlem Désir, Julien Dray, Isabelle Thomas et Jean-Louis Bianco, François Mitterrand évoque la campagne des présidentielles : J'ai été bon au Bourget et, à deux reprises, en province : à Rennes et à Montpellier. J'ai eu deux fois des problèmes de sonorisation : à Grenoble et Toulouse, où j'étais fatigué. Interrogé sur la date à laquelle il a décidé de se représenter, sur le choix et la forme de cette annonce, il répond : Il est difficile de dire quand une décision se forme... En tout cas, j'avais décidé de réveiller la campagne, puisque tout le monde m'attendait en tonton gâteau consensuel.
Sur Michel Rocard : S'il réussit comme chef de gouvernement, il a de bonnes chances d'être le prochain candidat de la gauche. Sinon, il en a très peu. Il ne faut donc pas qu'il perde son temps à s'occuper du parti.
Sur Laurent Fabius : Je connais mieux que quiconque ses défauts, mais c'est celui qui me paraît le plus doué. Lionel Jospin a plus de structure politique, mais, précisément parce qu'il en a moins, Fabius est capable d'apprendre et de progresser, alors que Jospin est parfois rigide. Mais rien n'est joué.
Mercredi 7 septembre 1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand prononce l'éloge de François Scheer, qui devient secrétaire général du Quai d'Orsay en remplacement de Gilbert Pérol, nommé ambassadeur à Rome : Un de nos meilleurs diplomates. Il sera difficile de le remplacer.
Roland Dumas annonce que Jacques Andréani sera élevé à la dignité d'ambassadeur de France. Il est né, dit-il, en 1922. Non, le coupe François Mitterrand, il serait déjà à la retraite ! Il est né en 1929.
Jean-Pierre Chevènement rend compte des réactions très négatives du congrès du SPD allemand sur la dissuasion française. Le Président : Nous n'avons pas du tout besoin des Allemands pour définir la dissuasion. C'est un sujet qui ne les regarde pas, qui ne regarde que la France. Nous ne prenons pas l'Europe en charge. Les Allemands n'ont pas à décider pour leurs voisins. Ils ont le mark, ils en usent jusqu'à l'abus. Il ne faudrait pas que leur tempérament les pousse jusqu'aux limites de leur pouvoir. Nous ne sommes pas les gardiens de l'Allemagne.
A propos de la coordination des industries d'armement, François Mitterrand : La vérité, c'est que ce ne sont pas les gouvernements qui décident en la matière, mais le complexe militaro-industriel.
A propos du déminage dans le Golfe, Michel Rocard se dit favorable à la proposition des Britanniques qui souhaitent que ces opérations soient effectuées sous commandement intégré dans le cadre de l'UEO. Le Président la rejette : Il peut y avoir une coordination, mais pas de commandement unique. Que l'UEO s'occupe sérieusement de ce qui la concerne !
A propos des Kurdes, François Mitterrand évoque le génocide arménien de 1917 : Jusqu'ici, tout le monde était resté silencieux sur ce qui se passait en Irak. En politique étrangère, il faut toujours avancer en sachant où l'on pose le pied. Là, je mets le pied sans précaution.
A propos du nouveau « calembour » de Jean-Marie Le Pen, le Président fait part à tous du sentiment qu'il éprouve au moment où M. Durafour est l'objet d'une agression de caractère injurieux et difficilement supportable. Je connais sa très ancienne tradition au service de la République et ses sentiments personnels sur tout ce qui touche à l'Holocauste. Je tiens à l'assurer de toute ma sympathie.
Jeudi 8 septembre 1988
Ce matin, deux heures en compagnie de Jack Lang et de Jean-Noël Jeanneney pour examiner les conditions du déroulement des fêtes du 14 Juillet 1989 et du Sommet. Lang se propose de faire une communication en Conseil des ministres, le 21 septembre, et de donner une conférence de presse, le 28, avec Jeanneney. Nous convenons de fusionner les équipes chargées de la préparation logistique du Sommet et des fêtes du Bicentenaire, et de les placer sous l'autorité de Loïc Hennekinne. Celui-ci sera assisté d'un responsable budgétaire, d'un responsable de la sécurité et d'un préposé aux médias.
Il y aura un grand spectacle organisé par Jean-Paul Goude, sur le thème de La Marseillaise. L'idée est de Christian Dupavillon. Des milliers de militaires en costume d'époque convergeront en multiples cortèges vers l'Étoile. L'hymne national sera interprété par de grands chanteurs (Jessie Norman) et des chœurs d'enfants. Les chefs d'État assisteront à ce spectacle, sans doute depuis le ministère de la Marine, place de la Concorde. Conformément à l'idée de Christian Dupavillon, le spectacle sera financé par les droits de télévision et retransmis en France par Antenne 2.
Le Sommet lui-même se déroulera à l'Arche et se conclura par un dîner à la Pyramide du Louvre.
De grandes fêtes auront lieu également dans huit villes de France.
Après la conclusion du Sommet et à l'issue d'un dîner au musée d'Orsay, le spectacle de Jean-Michel Jarre, peut-être retransmis par TF1, clôturera l'ensemble des cérémonies.
La difficulté consiste à déplacer le spectacle de Jean-Michel Jarre au 16, alors qu'il a déjà passé avec Jacques Chirac, Jean Tiberi et Edgar Faure un accord lui garantissant le contrôle absolu de la soirée du 14.
Le Président accepte le programme. Sur un sujet aussi sensible, il s'en remet à nous sans rien vérifier : de quoi donner un certain vertige...
En Hongrie, amnistie pour les condamnés de 1956. Trente-deux ans après !
Vendredi 9 septembre 1988
Dans une interview à L'Expansion, Michel Rocard critique la baisse du taux de TVA. Cette baisse revient à tarir une ressource fiscale significative pour l'avenir. Il redoute une paupérisation de l'État. Il affirme souhaiter l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne qui pose, dit-il, des problèmes de justice sociale, mais il se déclare contre une baisse des prélèvements sur la consommation populaire.
Ses propos sont ressentis comme très anti-européens et opposés aux choix du Président. Le Monde titre : « Un coup de Michel Rocard à l'Europe fiscale ». Hervé Hannoun, un des conseillers les plus écoutés de l'Élysée, souligne que cette approche est directement contraire à la Lettre aux Français. Les milieux européens vont juger que la France prend la tête des opposants à l'harmonisation des taux de TVA. Et pourtant, cela pourrait être un instrument pour obtenir des Allemands une concession sur la fiscalité de l'épargne.
Samedi 10 septembre 1988
Les signaux qui nous parviennent du Liban (le pressant appel du Patriarche est le dernier en date) et l'état d'esprit des responsables syriens montrent que le moment est venu, pour la France, de faire directement connaître son point de vue à l'ensemble des parties intéressées, au moment où se bloque le processus qui doit conduire à l'élection à la présidence du successeur de Gemayel. Roland Dumas propose de dire à nos interlocuteurs libanais et syriens que le processus constitutionnel doit aboutir à l'élection, dans les délais prévus, d'un Président libanais ; ce Président devra rassembler les Libanais, poursuivre la réforme du système politique et garantir l'entente du Liban avec son environnement arabe.
Aux Syriens, suggère Roland Dumas, nous pourrions exprimer notre inquiétude face aux blocages que suscite la candidature du Président Frangié, et en souligner les risques à court terme pour la stabilité de la région. L'objectif commun de la Syrie et de la France devrait être de sortir de l'impasse actuelle. Au Président Gemayel, qui semble tenté par la proclamation rapide d'un gouvernement minoritaire susceptible de survivre à une situation de blocage constitutionnel, il s'agirait de recommander qu'il renonce à ce projet et ne mette aucun obstacle au déroulement normal de l'élection. Cela nous permettrait de connaître exactement ses intentions.
Ces messages pourraient être acheminés en trois temps, propose le ministre. Dans une première phase (lundi 12 et mardi 13 septembre), nos ambassadeurs à Damas et à Beyrouth prendraient contact avec le gouvernement syrien et avec le Président Gemayel. Dans une deuxième phase (mercredi 14 et jeudi 15), et au vu des résultats des entretiens de nos ambassadeurs, des émissaires se rendraient à Beyrouth et à Damas pour préciser et confirmer notre démarche. Cette mission pourrait être confiée à Bertrand Dufourcq, directeur des Affaires politiques, et Alain Dejammet, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Sur le chemin du retour, cette mission s'arrêterait à Rome afin d'informer le Saint-Siège. Simultanément, le directeur de cabinet de Roland Dumas, Jacques Andréani, se rendrait à Washington pour des consultations avec les responsables américains chargés de ce dossier (Robert Murphy et Vernon Walters).
Pour éviter toute confusion, la mission confiée par ailleurs à Jean Daniel serait différée de quelques jours. Il entreprendrait dès dimanche 18 à Beyrouth une mission de présence et de dialogue avec les parties intéressées, chrétienne et musulmane. Il rendrait compte pour nous permettre de suivre la situation au jour le jour et d'apprécier l'opportunité d'une déclaration publique à la veille du 23 septembre, date ultime prévue pour l'élection présidentielle libanaise.
Lundi 12 septembre 1988
Jacqueline Beytout, propriétaire des Échos, souhaite organiser une cérémonie privée à la Pyramide du Louvre avant son inauguration officielle. Le patron du musée, Olivier Chevrillon, refuse, alors qu'il a accepté pour Le Figaro-Magazine. Elle demande l'arbitrage de l'Élysée. Le Président : Pourquoi refuser la Pyramide à Mme Beytout ? C'est stupide. Autorisez !
Mardi 13 septembre 1988
Le Parti socialiste demande qu'on profite du rétablissement de l'impôt sur la fortune (ISF) afin de créer une tranche supplémentaire pour les patrimoines supérieurs à 20 millions de francs. Michel Rocard est furieux : Les socialistes en veulent toujours plus. Moi, je vais au rythme de la société. Ils feraient mieux de se battre plutôt que de fronder. Le terrain de la vie politique, c'est la vie des gens ; pas les couloirs du siège du PS !
Michel Albert est sur le point d'accepter le poste de commissaire à Bruxelles que lui a proposé le Président, mais Jacques Delors n'en veut pas et avance le nom d'Edmond Maire. François Mitterrand n'en veut pas davantage.
Yasser Arafat est en visite officielle au Parlement de Strasbourg. Il aura demain un entretien avec Roland Dumas. Le ministre des Affaires étrangères lui exposera le plan français de règlement du problème palestinien. Énormes scandale et polémique. Le Président : Encore ces lobbies et ces agents d'Israël qui prétendent faire la loi à Paris.
Mercredi 14 septembre 1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand demande que le projet de loi sur l'audiovisuel vienne en discussion le 28 septembre.
Puis le Président parle du Liban : J'entends ici et là quelques commentaires critiques sur la politique de la France au Liban. C'est vrai que la situation a changé depuis le mandat français. Certains pays se sont imposés : la Syrie, Israël, les États-Unis, l'Union soviétique. Malgré tout, la France a toujours été présente. Elle a assuré en particulier la protection de la population arabe à Sabra et Chatila. Nous sommes restés seuls quand les États-Unis et la Grande-Bretagne sont partis. Nous n'avons jamais manqué d'être au premier rang chaque fois qu'il s'est agi de la protection des personnes et de l'intégrité de l'État.
Pour l'élection du nouveau Président de la République, il faut agir avec précautions, pour ne pas être accusés d'ingérence. Évoquer le nom d'un favori pourrait suffire à l'éliminer, comme cela a été le cas pour Frangié. N'oublions pas qu'il y a au moins six clans chrétiens et cinq clans musulmans, qui entretiennent des conflits religieux et ethniques perpétués presque à l'identique et village par village depuis le XIe, siècle. Il faut donc intervenir au bon moment pour que l'action de la France n'apparaisse pas comme dérisoire.