1990
Lundi 1er janvier 1990
La FNAC et Médecins du Monde ont affrété hier un
Boeing 737 pour Bucarest à l'initiative de Marek Halter et André
Glucksmann. Le réveillon le plus chic de l'année.
La France cède la présidence du Conseil européen à
l'Irlande. Ce petit pays n'a pas les moyens administratifs de gérer
les énormes dossiers communautaires et va passer la main, en fait,
aux fonctionnaires de Bruxelles. Ceux-ci seront trop contents
d'enterrer plusieurs décisions de Strasbourg, à commencer par le
projet de création de la BERD ; ils auront assez à faire avec
l'Allemagne de l'Est et les conférences sur le projet d'Union
monétaire.
Alors que, dans la semaine qui a précédé Noël, les
réserves de devises de la Banque de France ont diminué de 3,4
milliards de francs (il a fallu acheter du mark) et que les taux
d'intérêt franchissent la barre de 11 %, Pierre Bérégovoy décide la
levée totale du contrôle des changes six mois avant la date prévue.
François Mitterrand : J'espère que cela servira. Sinon, on n'aura fait qu'aider
à la modernisation du capitalisme.
La Pologne entre officiellement dans l'économie de
marché. Début d'un conflit ouvert entre le gouvernement et les
paysans. Difficile accouchement des enfants de la liberté.
J'ajoute Israël, l'Égypte et le Maroc à la liste
des invités à la négociation du 15 janvier, afin de les préparer à
travailler ensemble. En cas de paix, j'espère qu'une banque du même
genre pourra voir le jour au Moyen-Orient entre anciens ennemis.
Impossible d'obtenir la participation d'autres pays arabes ;
dommage !
Mardi 2 janvier
1990
Malgré le « ni-ni » qui interdit nationalisations
et privatisations, le secteur public n'est pas si figé qu'on le
prétend. Restructuration de la chimie lourde : le groupe Orkem est
partagé entre Elf Aquitaine et Total. Serge Tchuruk, qui le dirige,
sera prochainement nommé PDG de Total-CFP. Un bon choix qui
démontre qu'il n'y a pas que des hauts fonctionnaires à la tête des
entreprises publiques.
Discutant avec quelques collaborateurs, en
remontant dans son bureau après différentes cérémonies de vœux,
François Mitterrand s'étonne une fois de
plus de l'attitude des communistes français vis-à-vis de ce qui se
passe à l'Est : Quel acharnement à perdre !
Cela me surprend toujours, cette capacité des dirigeants
communistes à se saborder eux-mêmes. Le PC français restera le
dernier parti brejnévien d'Europe ! Tout de même, imaginez sur
quelle vague porteuse il se trouverait si, comme le PC italien, il
avait su prendre des distances, reconnaître ses erreurs, modifier
sa politique sur le fond... Quand on voit ce qui se passe à l'Est,
on a envie de proposer des échanges. Moi, je leur enverrais bien
Marchais. Marchais contre Jaruzelski... Je suis sûr que beaucoup de
communistes français m'en rendraient grâce. Ils ne perdraient pas
au change!
Mercredi 3 janvier
1990
Le franc continue d'être fragile ; la libération
des changes l'affaiblit encore. François
Mitterrand : Bérégovoy a-t-il bienfait
d'en prendre le risque ? Ce n'est vraiment pas malin, en ce
moment !
Toujours aucune réponse aux invitations que nous
avons lancées à trente pays pour la réunion de création de la BERD.
Quelqu'un organise-t-il un boycott ?
Discussion avec François Mitterrand avant de
partir après-demain pour la première réunion de sherpas sous présidence américaine. Il est convenu
que si l'un des Sept s'offusque de notre lettre d'invitation,
j'annoncerai que nous passerons outre. Pour le reste, nous verrons
bien à quel sujet les Américains tiennent plus
particulièrement.
Au Panama, le général Noriega, renversé le 20
décembre dernier par une intervention américaine, réfugié depuis
lors à la Nonciature, se rend aux marines. Il est immédiatement
transféré en Floride pour y être jugé pour trafic de drogue.
François Mitterrand persiste :
Décidément, les Américains sont des voyous !
Rien ne justifie cet acte de piraterie en territoire étranger. Ils
ne respectent pas les procédures ; ils se croient tout permis ! Je
vous dis ça, mais, en public, pas de commentaires...
Jeudi 4 janvier
1990
Déjeuner avec Jack Lang, Dominique Jamet, Émile
Biasini, Évelyne Pisier. Ils parlent de réduire les dimensions
provinciales de la future Grande Bibliothèque. Je refuse. En cela
réside, depuis le début, l'originalité du projet : un serveur à
Paris, des points de lecture à travers toute la France.
François Mitterrand reçoit Helmut Kohl à Latché.
Réunion importante : après Strasbourg, il convient de faire le
point sur le processus d'intégration des deux économies allemandes
et de réfléchir à la décennie qui vient. Beaucoup dépendra de l'
entente entre les deux hommes. Kohl pourra-t-il accepter les
préalables que François Mitterrand aimerait poser à la
réunification allemande en terme de frontières et de construction
européenne ?
François Mitterrand :
Nous sommes pris dans d'heureuses bourrasques.
Nous ne sommes plus dans l'ordre tranquille et insupportable des
quarante dernières années...
Helmut Kohl :
Cette décennie va être décisive. Si nous
adoptons un chemin commun, elle sera faste. En URSS, il est
difficile de savoir ce qui va se passer, notamment pour Gorbatchev.
Il faut faire tout notre possible pour le stabiliser, mais son
économie est en très mauvais état. Chez nous, l'afflux quotidien, à
l'Ouest, de milliers d'Allemands de l'Est fait courir un grave
danger aux deux États allemands. Il me faut parvenir d'ici au mois
d'avril à un traité instituant entre eux une communauté en divers
domaines (transports, environnement) afin que les habitants de RDA
voient de manière tangible que le processus d'unité progresse.
C'est la seule façon d'éviter qu'ils ne partent massivement vers
l'Ouest. Il faut que tous les Allemands puissent entrevoir la
lumière au bout du tunnel. Je comprends les craintes des autres
pays européens. Mais, à mes yeux, le partenaire naturel de
l'Allemagne au sein de la Communauté doit être la France, et c'est
avec elle que je veux écarter ces craintes. La frontière
Oder-Neisse ne doit pas être un problème entre nos deux
pays.
François Mitterrand :
L'unification est en marche, elle dépend de la
volonté des Allemands dans les deux États. Il n'appartient à aucune
puissance extérieure de dire non. Mais il appartient aux Allemands
de prendre acte que les deux États allemands sont membres des deux
alliances, et que leurs systèmes sociaux sont très différents. Le
méconnaître mettrait Gorbatchev en difficulté ou l'amènerait à
disparaître. Je reconnais que la Silésie, la Poméranie, la Prusse
orientale ont été plus souvent allemandes que polonaises, mais
j'estime que le réalisme veut qu'on n'y touche pas. Sinon, il y a
risque de rupture. En revanche, je répète ce que j'ai dit en RDA et
à Kiev : le problème, pour la frontière entre les deux États
allemands, n'est pas de même nature qu'avec la Pologne puisqu'elle
a séparé artificiellement un même peuple.
Helmut Kohl :
Je dois obtenir que les gens ne quittent plus
la RDA ; c'est cela, le point critique. On n'arrivera pas à tenir,
ni là-bas ni chez nous, si de trente à quarante mille personnes
partent tous les mois.
François Mitterrand :
Ce n'est pas moi qui fermerai le bout du
tunnel. Il faut aller vers l'unité européenne et l'unité allemande.
Mais c'est à vous de montrer que la frontière polonaise n'est pas
mise en cause, même si c'est une souffrance pour beaucoup
d'Allemands. Jusqu'en 1995, il faudra se contenter de renforcer la
CEE telle qu'elle est. Après 1995, il faudra nouer une série
d'accords de plus en plus forts avec les pays d'Europe de l'Est
devenus démocratiques.
François Mitterrand
me dit peu après: Kohl voudra organiser la réunification au plus vite en
nous faisant croire qu'il n'y peut rien, qu'il est débordé par la
foule. Tout le monde criera. En vain. Seul Gorbatchev peut
l'empêcher. S'il n'y réussit pas, il y perdra son fauteuil. Et on
aura alors un général au Kremlin. Vous verrez, tout cela ira très
vite. Deux ou trois ans, au plus.
Vendredi 5 janvier
1990
Alain Grenier, notre
ambassadeur à Tunis, un des plus fins observateurs de la « carrière
» — peut-être parce qu'il n'est justement pas diplomate de carrière
— , me dit : Dans le Tiers-Monde, nous autres
Français ne devons pas trop nous laisser aller à l'attrait que
constitue pour nous la fréquentation de gens — dont beaucoup
évoluent au sein des gouvernements — qui, formés à la française,
représentent plus la rive gauche de la Seine que la rive sud de la
Méditerranée. A les rencontrer, on a l'impression séduisante de ces
afrancesados de l'époque de Stendhal, qui, en Italie, en Espagne ou
ailleurs, étaient en avance, mais aussi en décalage par rapport à
leur temps et à leur pays.
Escale à Washington avant la réunion des
sherpas. Déjeuner avec le général
Scowcroft à la Maison Blanche. Toujours très soucieux de comprendre
les Européens, le conseiller à la Sécurité nationale du Président
Bush m'annonce que son patron réfléchit à l'idée de proposer aux
Soviétiques une réduction simultanée de leurs forces
conventionnelles en Europe plus ample encore que celle déjà
annoncée. Il songe à 60 000 hommes de part et d'autre. Ce qui vise
aussi, selon lui, à anticiper la mesure que le Congrès voudra
sûrement faire prévaloir d'ici à deux mois, en vue de réduire le
budget de la Défense. Le Président américain voudrait prendre les
devants afin que ces réductions apparaissent liées à une stratégie
de désarmement, non à des coupes budgétaires. Il me demande mon
sentiment là-dessus. Je lui réponds que je ne vois pas en quoi
cette mesure — que je trouve sage — pourrait empêcher le Congrès de
demander ensuite davantage de réductions de dépenses. Il en
convient. J'ajoute que, pour nous Français, le soutien des
Américains à l'Europe est plus lié à leur engagement stratégique
d'utiliser l'arme nucléaire pour nous défendre, où qu'elle soit
stationnée, qu'à la présence de leurs troupes sur notre continent.
Là-dessus, leur engagement est ferme. Il revêt néanmoins une allure
nouvelle avec le désarroi du camp socialiste et le risque de voir
Gorbatchev remplacé par des militaires. Sur l'évolution de l'URSS,
Brent Scowcroft est inquiet ; il se dit
convaincu que Gorbatchev est à la veille de prendre des mesures
très autoritaires dans les États baltes et en Azerbaïdjan. Les
Américains ne savent comment réagir. Faudra-t-il laisser faire
Gorbatchev ? Les Soviétiques ont raison de ne
pas laisser se défaire leur pays. A leur place, nous
enferions autant !
J'en profite pour glisser que l'arrestation de
Noriega a constitué une ingérence caractérisée dans les affaires
intérieures d'un pays indépendant et que le Président français en a
été très choqué. Il me remercie de ne pas avoir exprimé
publiquement nos critiques. Il reconnaît qu'il y a eu un
engrenage désastreux à partir du jour
où Ronald Reagan a laissé un procureur général américain lancer un
mandat d'arrêt contre un chef d'État étranger, fût-il mafieux, ce
qui, dit-il, a créé un dangereux précédent. Il reconnaît même que
l'intervention américaine ne reposait sur aucune base légale,
puisque le Panama n'avait nullement déclaré la guerre. Mais il
m'assure que le Panama constitue un cas très spécial et que les
États-Unis n'ont pas l'intention d'aller plus loin. Il me demande
si nous pourrions envisager d'aider à la reconstruction de ce pays
par l'octroi de crédits commerciaux.
De même, il me certifie qu'il n'est pas dans les
intentions des Américains de faire le moindre nouveau pas en
direction de la Chine, d'autant moins qu'ils s'attendent à un
durcissement de ce pays en matière de droits de l'homme. Un
problème va cependant se poser prochainement : la Banque mondiale
proposera d'ici à quinze jours à son conseil d'administration de
reprendre ses prêts à la Chine. Or, il a été explicitement décidé
au Sommet de l'Arche de ne plus lui accorder de tels prêts tant que
sa situation politique ne se sera pas améliorée. Washington est
tenté de ne pas refuser, mais se ralliera au consensus du G7.
Déjà, je note quelques différences avec
l'administration précédente : moins dogmatique, plus
professionnelle. Mais tout aussi dure.
Samedi 6 janvier
1990
Réunion de sherpas à Key West, la première sous
présidence américaine, pour la préparation du prochain Sommet de
Houston. Joli endroit, non loin de la maison d' Hemingway. Comme
souvent, l'atmosphère est idyllique, en complet décalage avec les
problèmes dont nous discutons : le GATT, les monnaies, la dette
africaine, l'URSS et, surtout, l'éventuelle réunification
allemande. Le sherpa allemand,
Horst Kohler, est effrayé par son propre
gouvernement : Le Chancelier va trop vite
économiquement ; mais, politiquement, il n'a pas le choix.
J'insiste sur le danger de voir un rideau de fer Nord/Sud se
substituer à celui qui se lève entre l'Est et l'Ouest. J' annonce
que la France lancera des initiatives sur la dette africaine et
que, pour nous, l'idée de réunir cette année un Sommet Nord/Sud
reste d'actualité, même si certains des Sept refusent d'y
participer. Ma déclaration est très fraîchement accueillie. Ce sera
un sujet de conflit. Nul ne veut d'un tel Sommet. On nous a laissé
jouer avec cette idée, mais, maintenant, la Présidence française
est finie ! Passons aux choses
sérieuses, grogne l'Anglais. Tu as eu
ton barrage au Bangladesh, ça devrait te suffire ! me lance
l'Américain.
Au cours du déjeuner des sherpas, dans un jardin ensoleillé, je mets sur la
table le projet de la Banque pour l'Europe de l'Est. Je réexpose la
discussion de Strasbourg aux Américains, sous l'œil goguenard des
Européens. A ma vive surprise, chacun semble d'accord pour venir à
Paris négocier un texte à ce sujet dans quelques jours. Puis je
réalise que tous pensent que seuls les Sept ont été conviés à cette
réunion et qu'une fois qu'ils auront adopté une position commune,
celle-ci sera transmise aux autres partenaires européens de
l'Ouest, puis, peut-être, à la Pologne et à la Hongrie ! Lorsque
j'explique que tous les Européens, y compris les Soviétiques, ont
reçu la même lettre, et qu'un projet de statuts détaillé de la
Banque circulera bientôt, c'est la stupeur. La discussion courtoise
vire au pugilat. Nigel Wicks, David Mulford, Horst Kohler sont les
plus virulents : C'est une impolitesse !...
Vous n'auriez jamais dû faire ça !...
Ce sera le chaos, ça n'aboutira à rien... On ne doit rien faire
avec les Soviétiques. Il faut annuler cette réunion ! Personne ne
viendra... Je soutiens que tel est bien le mandat que nous
ont confié les douze chefs d'État à Strasbourg le mois dernier. Je
force un peu la réalité : il ne s'agissait en fait que d'une
déclaration de principe assez vague. J'ajoute que, même si l'un ou
l'autre des Sept venait à bouder la réunion, celle-ci aurait tout
de même lieu. Consternation générale. Personne n'a d'instructions
pour me répondre. Nous nous séparons fâchés. A l'évidence, Anglais
et Américains vont faire l'impossible pour saboter ce qu'ils
considèrent comme un fait accompli. J'ai fait là quelque chose qui
ne se fait pas dans ce monde de conformisme et de consensus. On me
le fera payer.
Lundi 8 janvier
1990
Manifestations massives dans de nombreuses villes
de RDA en faveur de la réunification. François
Mitterrand : La CDU organise. Kohl est
derrière tout cela. Il me dit qu'il n'a rien fait, mais, derrière
mon dos, il accélère. Et il croit que je ne m'en rends pas compte
!
A l'occasion d'une rencontre de la Fédération
nationale des élus socialistes et républicains, Pierre Mauroy s'est
déclaré favorable à l'octroi du droit de vote aux immigrés pour les
municipales de 1995, après en avcir parlé avec le Président qui le
souhaite vivement. Lionel Jospin modère
beaucoup ce propos : Il faut d'abord que
l'opinion l'accepte. François
Mitterrand ironise : Avec un tel
raisonnement, la France n'aurait jamais aboli la peine de mort
! Tracassé par les réactions qu'a suscitées son interview
télévisée du 12 décembre dernier et sa phrase sur le « seuil de
tolérance », le Président accorde un
entretien à Vendredi, journal socialiste à diffusion
confidentielle, pour rectifier le tir : L'expression était trop
vague pour n'être pas suspecte, dit-il. « Trop vague » ? Drôle
d'épithète pour une expression inacceptable. Cela revient à
commettre une faute pour corriger une erreur.
Mardi 9 janvier
1990
Cédant aux très fortes pressions de Pékin et à
l'insistance de Roland Dumas, et malgré les exhortations en sens
inverse de Michel Rocard, François Mitterrand exige du gouvernement
qu'il renonce à vendre six frégates à Taïwan.
Mercredi 10 janvier
1990
Une grève des internes et des chefs de clinique à
propos de la convention médecins-Sécurité sociale s'étend. Le
désaccord porte sur la liberté d'installation et les tarifs.
François Mitterrand : Décidément, ce pauvre Evin est nul. Méchant et nul. Et
Rocard bavarde au lieu d'agir. Le Président demande au
Premier ministre de prendre des mesures généreuses. Il lui dit :
Vous faites des économies qui me coûteront
très cher.
Au Conseil des ministres, après un exposé de
Lionel Jospin sur son plan d'urgence pour les universités,
le Président déclare : Il faut réaliser le plan proposé par le ministre.
L'Université fonctionne dans des conditions déplorables. Il faudra
savoir faire dans le budget de l'État des économies là où il en
faut, et dépenser judicieusement là où c'est
nécessaire.
Après qu'Émile Biasini a fait le point — sans
annoncer rien de nouveau - sur les Grands Travaux, le Président prend la parole... durant quarante
minutes ! L'exposé est intéressant. Il esquisse pour la première
fois une vision cohérente en matière de Grands Travaux :
J'ai hérité trois grands projets de mon
prédécesseur : Orsay était un grand projet, mais il restait
beaucoup à faire ; la Villette, un projet judicieux mais encore
assez informe ; et l'Institut du monde arabe, qui n'existait que
sur le papier. Le gouvernement de 1986 a considérablement freiné le
Grand Louvre, l'Opéra de la Bastille et même l'Arche de la Défense.
Il avait prévu de privatiser un quart de la superficie de l'Opéra
de la Bastille. Pour le Louvre, il afait reconstruire des salons
dont les murs avaient été détruits, ce qui a coûté très, très cher.
Enfin, il a privatisé une partie excessive de l'Arche de la
Défense, le toit et les sous-sol. Aucun de ces projets ne répondait
à une fantaisie, à un goût esthétique, à un luxe. Tous
correspondaient à un besoin. Le Louvre était dans un état minable,
la cour Napoléon était occupée par un square lépreux avec des
arbres dépenaillés, un parking en désordre où l'on n'osait pas
aller la nuit. D'ailleurs, Jacques Chirac m'a dit l'avoir constaté
lorsqu'il était secrétaire d'État aux Finances.
Le Président se lance ensuite dans un long
historique du Louvre, des Tuileries et polémique avec un
spécialiste qui lui reprochait l'autre jour, dans Le Monde, d'avoir « attenté à cinq siècles
d'histoire » : Une grande partie du Louvre
remonte à Napoléon III. Quant à la Pyramide, elle ne peut pas
attenter à la perspective, puisqu'elle n'est pas dans l'axe des
Champs-Elysées, qui d'ailleurs n'est pas le même que celui du
Louvre, à cause du coude de la Seine. Par ailleurs, entre le palais
du Louvre et les Tuileries, à l'époque, c'était la ville ! Il n'y
avait donc pas de perspective. C'est seulement quand la Commune a
incendié les Tuileries en 1871, que l'on s'est aperçu que l'arc du
Carrousel avait été placé dans l'axe des Champs-Elysées. Par
ailleurs, en ce qui concerne Bercy, il fallait bien quand même
construire un ministère pour les Finances, malgré toutes mes
réserves sur leur poids excessif dans l'État. Ce n'est certes pas
un chef-d'œuvre architectural, mais c'est un bâtiment assez
pratique. Quant à la Défense, Aillaud avait fait un très beau
projet, mais qui fermait la perspective. Elle se poursuit
maintenant avec l'Arche jusqu'à la terrasse de
Saint-Germain-en-Laye. Enfin, il est normal que ce soit le
Président de la République qui s'occupe des Grands Travaux. Aucun
gouvernement ne peut assurer une tâche de ce genre, parce qu'il n'a
pas une durée de vie suffisante pour cela. La durée la plus longue
a été celle de M. Pompidou, M. Barre est resté assez longtemps,
bien sûr. Évidemment, les ministres des Finances successifs ont
tenté, pratiquement tous les six mois, de rogner sur les grands
projets, de manière plus ou moins subreptice, et j'ai à chaque fois
été alerté par mes collaborateurs. D'ailleurs, cette tentative a
cessé depuis quelque temps. Quand il y a des économies à faire, les
Finances ont toujours tendance à taper sur les ministères les plus
récents : Culture, Sports, Environnement. Toute administration qui
n'a pas au moins deux siècles ne se trouve pas dans la mémoire des
Finances... La Grande Bibliothèque répond elle aussi à une
nécessité, tous les chercheurs vous le diront, aussi bien en France
qu'à l'étranger. Le Centre des rencontres internationales est dans
une misère criante, le Muséum s'écroulait. J'avais donc prévu sept
ans pour les grands projets. En fait, sept ou huit ans, car je ne
comptais pas du tout les inaugurer moi-même. Je ne suis pas du tout
amateur d'inaugurations. Il y a des discours embêtants à préparer,
à faire ou à entendre. En réalité, on se fait constamment marcher
sur les pieds par une cohorte envahissante. Quand j'étais dans la
Nièvre, je n'ai pratiquement rien inauguré... Au surplus, cela aura
permis de rendre vie à des dizaines de corps de métier voués à
disparaître : au total, de trois à cinq mille personnes. Il y a eu
aussi des dizaines d'initiatives tout aussi intéressantes, mais
beaucoup plus modestes, en province, et d'autres à Paris, qui ne
sont pas négligeables, comme le dôme des Invalides. Au fond, pour
la France, la projection la plus sûre et la plus forte, c'est ce
qui touche au culturel, au spirituel, et qui sert de ciment à une
société.
On sent que tout cela le passionne. J'ai le
sentiment que, désormais, mis à part l'Europe et les grands
projets, tout le reste l'ennuiera. Qu'il fait son métier de
Président un peu comme en pilotage automatique, en observateur plus
qu'en acteur.
Jeudi 11 janvier
1990
Le Conseil constitutionnel statue sur le recours
que, conformément aux engagements qu'il avait pris dès le dépôt
initial du projet, en juin, Michel Rocard a lui-même formé à propos
de la loi sur le financement de la vie politique, de sorte qu'aucun
doute ne soit permis sur la constitutionnalité du texte. Le Conseil
censure quelques dispositions, dont celle qui écartait de
l'amnistie les anciens parlementaires, mais il ne soulève aucune
objection constitutionnelle sur l'amnistie elle-même.
Philippe Séguin et Charles
Pasqua tiennent une conférence de presse commune pour
jeter les bases d'un nouveau
rassemblement. Ce mariage incongru de la droite bonapartiste
et du gaullisme rénovateur me semble avoir un unique objet : jeter
Jacques Chirac au bas de son cheval de président du RPR.
Rendez-vous est pris pour le 11 février, jour des prochaines
assises du mouvement.
Vendredi 12 janvier
1990
Brusquement, les acceptations affluent pour la
réunion de lundi prochain sur la BERD. Les Anglais n'ont pas encore
répondu. Les Américains font ce qu'ils peuvent pour empêcher les
autres de venir. Les Russes seront là : grande première pour eux
qui ne sont encore membres d'aucune organisation internationale à
caractère économique ou financier.
D'après Roland Dumas, Édouard Chevardnadze
souhaite une réunion des Alliés au sujet de Berlin et de l'ensemble
du problème allemand. Le Président juge
cette demande prématurée : Il n'y a rien qui
presse. Il faut que les Allemands le demandent ; sinon, ils
réagiront brutalement contre tout ce que nous proposerons. On verra
l'année prochaine.
En Roumanie, le nouveau Président Ion Iliescu
annonce la mise hors la loi du PC roumain et l'organisation d'un
référendum... sur le rétablissement de la peine de mort. J'ignorais
qu'elle avait été abolie !
La RDA autorise l'entrée des capitaux étrangers.
Pierre Bérégovoy me dit : Avec ça, c'est fini, la RDA n'existe plus. Et la
Communauté européenne est morte. En France, on va s'accrocher, mais
notre rêve est mort. L'Allemagne va tout dominer. Il ne voit pas
ça, lui ?
Samedi 13 janvier
1990
Ultime victoire : les Anglais viendront eux aussi
lundi à Kléber. Pour saboter, sans nul doute. Les Américains n'ont
encore rien décidé. Le Trésor veut venir, pas le Département
d'État. Comme c'est le Trésor qui pilotera leur délégation, je
pense qu'ils viendront.
La RDA renonce à l'économie planifiée.
Dimanche 14 janvier
1990
Le prochain Congrès du PS, qui se réunira en mars
à Rennes, approche. La bataille s'annonce brutale. Fabius veut
toujours prendre le Parti. Mauroy entend le garder. Jospin veut que
Fabius échoue. Réunion du Comité directeur, limite au-delà de
laquelle la « synthèse » entre courants devient impossible jusqu'au
Congrès. Fabius souhaite que chacun se compte, parce qu'il croit
pouvoir gagner. Poperen surgit avec son propre texte. Mermaz aussi,
mais il finit par se rallier à Jospin. On se comptera. Pas de
synthèse. Il n'y aura donc pas moins de sept motions à Rennes !
François Mitterrand regarde cette
décomposition avec ironie, voire ce que je soupçonne être une
certaine jubilation : Les dirigeants
socialistes sont des escargots. Tant qu'ils n'auront pas dégorgé,
il n'y a rien à en attendre. Il pense que Fabius va gagner.
Il le souhaite.
Pogroms anti-arméniens à Bakou. Des renforts
militaires sont envoyés par Moscou en
Azerbaïdjan. Le Président: L'armée prendra peu à peu le pouvoir à
Moscou.
Forte augmentation du nombre de Juifs soviétiques
autorisés à émigrer. Itzhak Shamir relance l'idée de « Grand Israël
».
Lundi 15 janvier
1990
Avec la bénédiction du Conseil constitutionnel est
promulguée la loi n° 90.55 relative à la
limitation des dépenses électorales et à la clarification du
financement des activités politiques.
Trente-quatre pays participent au Centre Kléber, à
Paris, à la première réunion préparatoire à la création de la
Banque européenne pour la reconstruction et le développement de
l'Europe de l'Est (BERD). Personne, finalement, ne manque à
l'appel. Se trouvent autour de la table des gens qui ne se sont
jamais rencontrés. Parmi eux, le gouverneur de la Banque centrale
soviétique, Victor Guerachtchenko, ainsi que le jeune ministre des
Finances polonais Leszeck Balcerowicz, et Vaclav Klaus, le très
brillant ministre tchèque, qui me confiera que, pendant vingt ans,
le seul journal étranger qu'il avait le droit de lire était une
revue américaine d'économétrie. Les Américains sont crispés, les
Japonais, ostensiblement souriants. Les Roumains, invités de
dernière minute, sont pâles, ahuris. Hier, tous ces gens n'avaient
de rapports entre eux que par KGB et CIA interposés. Ils vont
devoir apprendre à se parler. Le
Président fait un bref discours de bienvenue. Il me confie
ensuite : Quelle salle ! C'est magnifique ! On
voit maintenant physiquement, pour la première fois, que l'Europe
bouge ! A son départ, je me glisse dans le fauteuil de la
présidence sans que personne ose protester. Pourtant, cette
présidence aurait dû revenir soit aux Irlandais, qui président les
Douze, soit aux Américains, qui président les Sept.
La négociation du projet de texte de traité que
j'ai distribué à l'avance commence, ardue, article par article.
D'entrée de jeu, le délégué américain annonce que son pays ne
participera pas à la nouvelle institution si celle-ci entend
financer l'URSS. Souriant, le gouverneur soviétique, Victor
Guerachtchenko, ne bronche pas. Contrairement à ce qu'espérait
l'Américain, il reste à la table des négociations. Alors qu'en 1947
les Soviétiques avaient quitté celle de l'OCDE, après celle du FMI,
ils tiennent aujourd'hui à en être et sont prêts à avaler toutes
les couleuvres pour s'y maintenir. J'explique qu'il ne saurait y
avoir d'a priori et que les
discussions, en tout état de cause, doivent aller à leur terme.
L'Américain n'insiste pas.
Nous étudions les premiers points délicats : les
prêts seront-ils soumis à des conditions politiques ? La Banque
sera-t-elle cantonnée au seul secteur privé ? Quel capital ?
Quelles parts pour les non-Européens ? Nous progressons
difficilement.
Au déjeuner, un diplomate bulgare me confie qu'il
n'a pas vu de bananes depuis très longtemps.
Nous avons très bien fait les choses : à la fin,
il est décidé que des réunions plus restreintes seront organisées,
à Sept par les États-Unis, à Douze par l'Irlande, à Vingt-Quatre
par la Communauté. Celles à Trente-Quatre — qui passeront bientôt à
Quarante-Deux — resteront en France, la prochaine dans deux mois, à
Paris, puisque nul ne propose Bruxelles ou Dublin. Ouf ! La
conduite de l'opération reste donc entre nos mains. Décidément, la
stratégie du fait accompli est la seule qui vaille.
Mais rien n'est encore fait : les Américains
souhaitent tuer l'institution plutôt que d'admettre l'URSS. Or je
l'ai d'abord surtout voulue pour arrimer l'URSS à l'Europe...
État d'urgence dans le haut-Karabakh et d'autres
régions d'Arménie et d'Azerbaïdjan. Un massacre d'Arméniens a lieu
à Bakou. Le bilan officiel est de 34 morts. La guerre civile a fait
son apparition en URSS. Seul un État totalitaire pourra reprendre
la situation en mains.
Mardi 16 janvier
1990
Un Comité de Défense ultra-restreint se réunit
autour du Président : Jean-Pierre Chevènement, l'amiral Lanxade,
Hubert Védrine et Jean-Louis Bianco, pour décider de l'avenir des
Hadès. Le moment est venu de décider s'il faut construire les 120
fusées nucléaires à très courte portée extorquées par Charles Hernu
au Président en 1982. C'est l'occasion pour François Mitterrand de brosser une vaste fresque sur
l'avenir de l'Europe de l'Est : Que va-t-il
advenir du Pacte de Varsovie alors que la Tchécoslovaquie demande
déjà le retrait des troupes étrangères ? En RDA, un gouvernement
démocratiquement élu pourra-t-il accepter la présence de 300 000
soldats étrangers ? L'URSS, pour couvrir son retrait, ne va-t-elle
pas demander le départ des troupes étrangères de RFA ? Ne va-t-on
pas vers une neutralisation plus ou moins directe de l'Allemagne?
Quant aux Hadès, ils risquent de faire l'objet d'une négociation
sur la troisième option zéro, à laquelle la France pourra
difficilement échapper.
Jean-Pierre Chevènement
: Mais on ne peut revenir là-dessus !
La décision de construire les Hadès a été prise dans un Conseil de
Défense d'avril 1982 !
Le Président, furieux :
C'était une erreur, c'était une erreur !
Inutile de me le rappeler chaque fois !
Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais entendu le
Président tenir de tels propos à ce sujet. Ordinairement,
l'autocritique n'est pas sa tasse de thé. Il est vrai qu'il fait en
général endosser cette décision à Hernu.
Jean-Pierre Chevènement
insiste : Il faut que notre ultime
avertissement puisse être délivré partout pour n'être délivré nulle
part. C'est le rôle des Hadès. Ils consolident notre dissuasion
stratégique en ne nous enfermant pas dans le dilemme du tout
(l'apocalypse) ou rien (la capitulation). Il faut aussi empêcher
que se réalise l'option zéro complète en Europe. Les États-Unis et
l'URSS pourraient peut-être, à cette fin, garder quelques lanceurs
nucléaires en Europe dans le but de maintenir l'équilibre européen.
Si on va vers l'option zéro complète, il n'est pas certain que les
États-Unis maintiendront des troupes en Europe. Et on ira vers la
neutralisation nucléaire de l'Allemagne, qui serait aussi le début
de son autonomisation. Je propose donc, en raison de ces
circonstances, de ne construire que 80 têtes, au lieu des 120
initialement prévues. De toute façon, cela n'empêchera pas
l'autonomisation de l'Allemagne. De toute façon, les Allemands de
l'Ouest ont commencé la colonisation économique de l'Europe de
l'Est...
Le Président, irrité :
Il ne faut pas dire de l'Europe de l'Est, mais
de l'Europe centrale : la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne.
Les Allemands ne sont ni en Roumanie, ni en Bulgarie.
Jean-Pierre Chevènement:
Les Tchèques n'aiment pas
l'Allemagne.
Le Président:
C'est vrai. Mais ils en veulent encore plus à
la France et à la Grande-Bretagne — à
cause de leur politique en 1938 — qu'à
l'Allemagne. Je ne suis pas d'accord avec le ministre de la
Défense. La question posée sur le nombre d'Hadès ne met pas en
cause notre force de dissuasion. Quelle est la meilleure forme
d'avertissement ? On n'imagine pas une bombe nucléaire française
tombant sur l'Europe de l'Est (Allemagne, Tchécoslovaquie,
Pologne...) sans qu'il y ait une réplique tombant chez nous. On
n'imagine pas une agression nucléaire, où que ce soit, qui
n'entraîne pas une riposte nucléaire de l'autre. Le monde change
vite ! A Moscou, si Gorbatchev échoue, on aura un gouvernement
militaire, ou militarisé, qui sera intransigeant sur le plan
national ou même territorial. Je pense pourtant que la menace d'une
guerre « empire contre empire » est derrière nous. Il ne peut plus
y avoir de guerre que par contagion d'une opération de police de
dominos à dominos. Les données de 1945 sont presque anachroniques,
désormais. Dans trois ou quatre ans, on ne sera plus dans les
grandes machines. Je ne vois pas pourquoi la France ne serait pas
un jour l'alliée de la Russie!
L'unification allemande est
certaine. Mais les Allemands, qui sont des gens pratiques, en
verront bientôt les inconvénients. Une seule Allemagne, cela veut
dire que tous les Allemands de l'Est sont des émigrés potentiels.
Les chefs d'entreprise d'Allemagne de l'Ouest vont s'emparer des
entreprises de l'Est, et cela ne plaira pas aux Prussiens.
L'aventure prussienne est une des plus remarquables qui soient.
C'est un État fondé sur un roi et une armée, sans peuple, ni
nation, ni frontières. Les accords de 1945 ont été imbéciles :
l'Ouest a cédé aux Russes cette partie de l'Allemagne parce qu'elle
était détruite. On a fait croire que la Prusse s'identifiait au
nazisme, ce qui n'est vraiment pas exact. La Prusse est un grand et
fier pays. Gorbatchev a-t-il les moyens d'empêcher cette
unification ? Il y a trois mois, la grande puissance soviétique
n'avait qu'à froncer les sourcils et tout le monde se soumettait.
Mais les Allemands commencent à penser que la menace russe n'existe
plus.
Jean-Pierre Chevènement:
Peut-être, mais c'est bien après avoir rendu
public son fameux rapport que Khrouchtchev a envoyé les chars à
Budapest.
Le Président: Pendant la
cohabitation, on était à ça [le
Président claque des doigts] du retour à
l'intégration dans l'OTAN. C'est mon refus qui l'a empêché. En tout
cas, j'estime ne pas avoir besoin de dizaines d'Hadès. A la limite,
l'ultime avertissement peut être délivré avec une seule arme de ce
genre...
Jean-Pierre Chevènement,
rouge de colère : Alors, on ne garderait que
les cinq Hadès qu'on a déjà ? Cela ne servirait à
rien!
Le Président:
Ça ne servirait à rien pour négocier ! Mais le
nucléaire, c'est le nucléaire. Et ça sert à détruire, pas à
négocier. L'Hadès, pratiquement, ça ne peut tirer que sur la France
!... Alors on en reste là, et on oublie les Hadès!
Mercredi 17 janvier
1990
Dix-sept ministres ont demandé à accompagner
François Mitterrand en Hongrie. La liste est réduite à six par le
Président lui-même. Jack Lang n'en est pas. A l'issue du Conseil,
le Président l'emmène dans son bureau. Lorsqu'il en ressort, le
ministre de la Culture est à nouveau du voyage.
Un haut fonctionnaire quitte un ministère pour un
groupe dont il avait la tutelle. J'en suis outré. Je relance
Matignon à propos du décret qui devait interdire de telles
pratiques et qui, depuis plus de vingt ans, n'est toujours pas
rédigé. Pas étonnant, puisque ce sont les intéressés qui en sont
chargés...
Dans Le Monde, Charles Pasqua poursuit son offensive contre
Jacques Chirac sous prétexte de le soutenir : Pour qu'il puisse être candidat, il faut qu'il ait un
message à délivrer. En fait, Séguin et Pasqua concentrent
leurs critiques sur le duo Balladur-Juppé ; ils le rendent
responsable d'une dérive néo-libérale et européaniste qui, selon
eux, couperait le RPR de son électorat populaire.
Jeudi 18 janvier
1990
Mort de Charles Hernu hier soir. François Mitterrand: Le seul de
mes fidèles, de mes très fidèles... J'ai toujours regretté d'avoir
cédé, de ne pas avoir résisté à la demande de Fabius et de
Badinter, après Greenpeace. Il aurait dû rester au
gouvernement...
Dans l'avion qui conduit le Président en Hongrie,
Thierry de Beaucé, chargé des Relations
culturelles internationales, plaisante : Lang
est venu manger des pâtisseries viennoises. Vexé,
Jack Lang réplique: Je suis là parce que Mitterrand a insisté pour que je
vienne. Mais j'ai dû annuler beaucoup de rendez-vous importants et
je serai obligé de rentrer à Blois avant la fin de la visite
officielle.
Édouard Chevardnadze aux
Isvestia : L'intégration de la RDA dans les
structures occidentales aurait pour effet de changer totalement
l'équilibre des forces en Europe. L'URSS est favorable à une
dénucléarisation des deux Allemagnes. François
Mitterrand: Cela, les Américains ne
l'accepteront jamais !
Vendredi 19 janvier
1990
Pierre Joxe ne décolère pas contre Pierre Mauroy.
Depuis l'époque où le premier était ministre de l'Intérieur du
second, leurs relations sont exécrables. Joxe veut obtenir le
départ de Mauroy de la direction du Parti socialiste. Il en parle
souvent et passionnément à François Mitterrand.
Samedi 20 janvier 1990
Entretien et déjeuner avec Margaret Thatcher. Elle est déchaînée contre Helmut
Kohl : Il nous marche sur les pieds.
Arrêtez-le ! Il veut tout ! Non seulement il veut avaler la RDA,
mais il veut que nous payions pour la réunification !
Quelle différence avec son langage public...
François Mitterrand:
Vous avez raison. Et il oublie que le régime
soviétique est toujours là. Si Kohl continue à vouloir violer tout
le monde, ils feront à Dresde ce qu'ils ont fait à
Prague.
Surprise : Margaret Thatcher est maintenant très
favorable à la BERD et furieuse des réticences de son
administration. Elle la veut même à Londres ! Je suis stupéfait de
constater que le Président ne relève pas et s'abstient d'avancer la
candidature de Paris, comme je lui ai suggéré de le faire.
Congrès de la Ligue des communistes yougoslaves à
Belgrade. La motion des Slovènes proposant d'accorder
l'indépendance au parti de chaque république est rejetée. Ils
quittent la salle.
François Mitterrand:
Quel désordre ! Il n'y a que les Serbes de
sérieux dans ce pays. Kohl va encore me parler de ses amis
croates!
L'armée soviétique prend le contrôle de Bakou.
Gorbatchev ne pouvait rien faire d'autre.
Lundi 22 janvier
1990
En RDA, nouvelles manifestations massives pour
l'unification (cent mille personnes à Leipzig). François Mitterrand : Kohl est
derrière tout cela. Vous verrez, je vous l'ai déjà dit, tout va
aller très vite, maintenant... Il faut ralentir cela, sinon ça
risque de faire sauter Gorbatchev, et des généraux russes viendront
mettre de l'ordre à Berlin : c'est ça que veut Kohl ?
Mercredi 23 janvier
1990
Accord soviéto-hongrois sur le retrait des troupes
soviétiques stationnées en Hongrie.
Sur Antenne 2, à L'Heure de
vérité, Jacques Delors évoque le
projet d'une fédération européenne dotée d'un exécutif politique qui puisse dégager les
intérêts communs...
responsable devant le Parlement européen et les parlements
nationaux.
François Mitterrand:
Mais c'est idiot ! De quoi se mêle-t-il ?
Jamais personne en Europe ne voudra de cela ! A force d'être
extrémiste, il va faire échouer ce qui est faisable.
Jean-Pierre Chevènement m'appelle sur le
même sujet, hors de lui : Mitterrand devrait
faire taire Delors !
D'après Hubert Védrine, qui en informe le
Président, les questions le plus fréquemment posées aujourd'hui par
les correspondants de la presse allemande à Paris sont les
suivantes : Pensez-vous que les difficultés que rencontre
Gorbatchev dans le Caucase et les pays Baltes vont l'amener à se
montrer plus souple sur la question allemande ? Les dirigeants
français ne se rendent-ils pas compte que le statut de Berlin est
caduc et qu'il faudrait accepter de l'adapter sans attendre la
réunification proprement dite ? La France acceptera-t-elle de
participer à une nouvelle réunion des Quatre à la demande des
Soviétiques ? Qu'en attend-elle ?
Le Président estime au contraire que Gorbatchev se
montrera plus dur à propos de la réunification afin de ne pas
mécontenter ses généraux ; que le statut de Berlin ne peut être
caduc qu'avec l'accord des Soviétiques, qui ne le donneront jamais
; quant à une réunion à Quatre, il n'y serait pas opposé si les
Allemands en voulaient, mais elle serait inconcevable sans
eux.
Mercredi 24 janvier
1990
Sur France-Inter,
Jean-Pierre Chevènement accuse Jacques
Delors de parler comme un chef de
gouvernement, alors qu'il n'est qu'un
superfonctionnaire.
Déjeuner avec Boutros Boutros-Ghali. On discute de
la suite possible du Sommet Nord/Sud lancé au Sommet de l'Arche. Je
lui dis qu'après la réunion de Key West, le projet me paraît très
compromis. Il en est désolé. Infatigable éclaireur, il s'efforcera
encore, par le mouvement des non-alignés, de relancer l'idée.
Jeudi 25 janvier
1990
Déjeuner avec le Président. Il répète que Jacques Delors a été bon, à
L'Heure de vérité, mais que sa tête a tendance
à enfler. J'ai modérément apprécié le parterre d'invités qu'il a
réuni : Édith Cresson et Simone Veil, Jean François-Poncet et Jean
Kaspar... Une sorte de programme en filigrane. Toujours ce faux
œcuménisme! C'est un gage de faiblesse. Cela le
perdra.
Excessif et injuste. En tout cas, conforme à
l'opinion constante de François Mitterrand : les centristes ne sont
que des gens de droite un peu plus hypocrites et complexés que les
autres.
Vendredi 26 janvier
1990
La préparation du Congrès de Rennes est de plus en
plus sanglante. Dans L'Express, Pierre
Joxe attaque Pierre Mauroy, bille en tête : Nous avons besoin d'un parti conquérant, de méthodes
rénovées et d'une équipe de direction dynamique. Fabius pourrait
fait cela. Mauroy est furieux et téléphone à François
Mitterrand pour lui demander de ramener ses amis à la raison. Il
reçoit en retour quelques bonnes paroles. François Mitterrand : Je veux
bien soutenir Fabius, mais on ne me fera pas dire du mal de Jospin.
Sauf s'il s'allie à Rocard...
Je pense que Pierre Joxe a parlé à l'avance de son
interview avec le Président.
Sept motions pour le Congrès de Rennes. Pierre
Mauroy écrit à leurs sept signataires pour leur proposer un
accord.
Samedi 27 janvier
1990
Condamnation à des peines de prison avec sursis de
deux policiers reconnus coupables des coups et blessures qui ont
entraîné la mort de Malik Oussekine. Protestations de l'UNEF-ID, de
la CGT, de la CFDT, de la FEN.
George Bush téléphone à François Mitterrand pour
lui annoncer, comme le général Scowcroft me l'avait annoncé, son
intention de réduire de 275 000 à 195 000 hommes les forces
américaines stationnées en Allemagne. Le Président français lui
répond que le nombre d'hommes lui est complètement indifférent,
mais qu'il ne faut pas que cela aboutisse à la neutralisation de
l'Allemagne. Bush appelle le même jour Kohl et Andreotti. C'est
lundi seulement, dit-il, qu'il appellera Margaret Thatcher.
Pourquoi ?
En visite à l'université d'Orsay, François
Mitterrand rend un hommage appuyé à Lionel Jospin. Chacun son
tour... D'ailleurs, même en privé, le Président ne tarit pas
d'éloges sur le ministre de l'Éducation.
Dimanche 28 janvier
1990
En RDA, accord sur la constitution d'un
gouvernement comprenant des représentants de l'ensemble des partis.
Les premières élections libres sont fixées au 18 mars. Elles
imprimeront au processus en cours une brutale accélération.
Lundi 29 janvier 1990
François Mitterrand :
L'Allemagne ne sera pas « neutre », mais
dénucléarisée dans la mesure où elle aura confirmé le renoncement
de la RFA. Elle sera ainsi plus autonome, libre de ses mouvements
et alliances ultérieurs. Peut-on essayer de freiner, d'encadrer
cette évolution ? Doit-on la considérer comme dangereuse, ou en
tout cas prématurée ? Risque-t-elle de redonner en Europe le champ
libre aux nationalismes? Évidemment, la réponse à toutes ces
questions est positive.
Selon Roland Dumas, le
maintien d'un minimum de troupes américaines, françaises,
britanniques et soviétiques en Allemagne et d'une alliance entre
l'Europe et les États-Unis — les deux choses étant liées — reste,
au moins pour un temps, une garantie nécessaire, que ce soit
vis-à-vis de l'Allemagne, de l'Europe centrale ou de l'armée
soviétique. Il est nécessaire d'agir vite : Il
faut, dit-il, donner aux alliances, comme le proposent Baker et
Chevardnadze, un rôle plus politique que militaire.
Mardi 30 janvier
1990
D'après une source à Bonn, Hans Modrow, Premier
ministre est-allemand, en visite à Moscou, a entendu Mikhail
Gorbatchev évoquer pour la première fois la perspective de la
réunification sans la critiquer. Les Soviétiques n'y seraient donc
plus opposés ? Est-ce vrai ou n'est-ce qu'une manipulation de Bonn
?
Petit déjeuner des socialistes à Matignon : tout
le monde ne pense qu'au Congrès de Rennes, mais on essaie de parler
d'autre chose. Jean-Paul Huchon présente
un rapport sur la négociation engagée entre le gouvernement et les
syndicats à la suite de la grève des fonctionnaires : La réforme de la grille salariale est quasiment
achevée.
Pierre Mauroy lui demande quels syndicats vont
signer cet accord.
Jean-Paul Huchon :
Tous les syndicats, sauf la CGT.
Jean Poperen :
Même FO ?
Jean-Paul Huchon:
Évidemment, FO signera.
Jean Poperen s'adressant
à Pierre Mauroy : Je voudrais quand même
parler du Congrès de Rennes, de la lettre que tu as adressée aux
sept [il cherche le nom des signataires des
motions]...
Henri Emmanuelli:
Les sept nains !
Jean Poperen :
Un ministre peut-il signer une motion
?
Pierre Mauroy:
J'étais pour la synthèse dès le Comité
directeur. En s'y refusant, on a fait une erreur magistrale. Le
Parti et le gouvernement n'en sortiront pas indemnes. Ce n'est
quand même pas un spectacle de voir un Premier ministre, signataire
d'une motion, aller encourager ses supporters dans une soirée
musicale ! On m'a dit : il vaut mieux débattre « tranquillement »,
entre camarades. On va se compter « gentiment » au Congrès. En
attendant, ça tire de partout! On va détruire en quatre mois ce
qu'on a mis dix ans à construire !
Henri Emmanuelli:
Il circule dans toute la France un tract signé
par un ministre en exercice [il s'agit de Pierre Bérégovoy], qui
reproche à la direction du Parti d'avoir soutenu des fonctionnaires
en grève contre le gouvernement... C'est incroyable, ce
désordre!
Pierre Joxe :
La proportionnelle est un mauvais système pour
le PS. Je l'ai déjà combattue, il y a vingt ans. Il faudrait qu'une
douzaine de dirigeants du Parti et du gouvernement dirigent
ensemble le Parti, comme c'est le cas en Allemagne et en
Angleterre. On ne peut pas diriger le Parti à cinquante
!
Pierre Mauroy :
Tu oublies qu'on a la Constitution de la
Ve
République. Et le Président est tout à fait
défavorable à cette solution.
Lionel Jospin :
Les règles de bonne conduite me paraissent
simples. Quand on est membre du gouvernement et du Parti, on
ne critique pas les décisions du Parti, surtout quand elles sont
prises à l'unanimité.
Nouveau Conseil de Défense ultra-restreint.
L'amiral Lanxade revient à la charge et propose la mise en
fabrication de 48 Hadès.
Le Président :
C'est encore trop.
Finalement, il autorise la construction de
40.
Mercredi 31 janvier
1990
Dans son discours sur l'état de l'Union, George
Bush annonce qu'il propose de réduire les forces américaines et
soviétiques en Europe centrale et orientale à 195 000 hommes. Pour
une fois, à la différence de ce qui se passait sous Reagan, nous
n'avons pas été placés devant un fait accompli.
Le Sommet des trente-cinq pays membres de la CSCE
(Europe de l'Ouest, Europe de l'Est et États-Unis) sera le
rendez-vous majeur des prochains mois. Quand aura-t-il lieu ? A
l'automne ? En hiver? Où ? Impossible de dire encore. Nous avons
proposé que la réunion ait lieu à Paris. Personne ne refuse. Encore
le fait accompli. Mais les Américains sont furieux.
L'Acte final d'Helsinki et ses prolongements
permettent de traiter dans cette réunion de toutes les questions
importantes : frontières ; droits des minorités ; droits de l'homme
en général ; règlement pacifique des différends ; coopération
économique et culturelle ; sécurité en Méditerranée, etc. Pour que
la CSCE joue un rôle vraiment opérationnel, il faudrait qu'y soient
créées des institutions permanentes : une sorte de Conseil de
Sécurité, un secrétariat général doté de pouvoirs, un mécanisme
d'arbitrage, un sommet annuel. Tout cela supposerait de réécrire
l'Acte final et d'abandonner le principe du vote à l'unanimité, qui
paralyse la CSCE. En outre, une procédure de préparation spéciale
du prochain sommet devrait être mise sur pied. Il y aura conflit
avec l'idée de confédération : les États-Unis n'accepteront pas de
voir la CSCE (qui n'est déjà pour eux qu'un pis-aller par rapport à
l'OTAN, alors que, pour nous, c'est un pis-aller par rapport aux
institutions européennes), vidée de ses compétences au profit d'une
confédération strictement européenne. A moins qu'un lien privilégié
puisse être déjà imaginé entre les États-Unis et la future
confédération ?
Si les Américains ne sont pas éclairés et rassurés
au plus haut niveau, ils vont continuer à torpiller nos projets
d'avenir pour l'Europe. Pour éviter une confusion entre la CSCE et
la confédération, il faudrait, avant le Sommet des Trente-Cinq, des
contacts entre les États démocratiques d'Europe préfigurant la
confédération. Avec la négociation sur la BERD, les Américains
démontrent qu'ils feront tout pour rester puissants dans une Europe
divisée. Ils ne voudront en fait ni de la BERD, ni de la
confédération, et feront tout pour que ni l'une ni l'autre
n'existent.
Au Conseil des ministres, le Président parle
longuement de l'Allemagne et de l'Europe de l'Est : Toute évolution inscrite dans les faits ne doit pas être
contredite, mais accompagnée. Il est possible que l'URSS veuille
transformer une faiblesse en une force et qu'elle cherche à
obtenir, pour couvrir son propre retrait, le retrait des forces
occidentales d'Allemagne de l'Ouest. Ce qui aboutirait à la
neutralisation des deux Allemagnes. Or, la neutralisation est un
concept qui avait un sens précis dans le cadre de la tension
Est/Ouest. Mais cela n'a plus le même sens maintenant que cette
tension a disparu. Et il n'est pas complètement exclu que
Gorbatchev préfère au contraire, à terme, l'intégration de
l'Allemagne dans l'OTAN à sa neutralisation, parce que celle-ci
conduirait à son autonomisation. L'URSS n'a plus les moyens
psychologiques et politiques de s'opposer à quoi que ce
soit.
On ne sait pas trop où l'on
va. Il faut examiner toutes les hypothèses et ne pas s'accrocher
aux résidus du passé. Notre action doit s'articuler autour de deux
axes : le développement de notre souveraineté et celui d'une Europe
de plus en plus maîtresse d'elle-même. Il serait très dangereux de
proposer un accord européen, comme la confédération, si la Russie
devait en être exclue. Enfin, l'URSS, qui devient de plus en plus
la Russie... Il ne faut pas oublier l'obsession russe de
l'encerclement depuis 1917. Le problème allemand doit aussi occuper
notre pensée. Dans leur majorité, les Allemands ont envie d'être
unis. Supposons qu'ils le décident : les ennuis commencent. Dans un
premier temps, il n'y aura pas forcément enrichissement, au
contraire ; mais, ensuite, l'Allemagne accroîtra sa puissance
économique. Ce sera l'Allemagne de Bismarck, pas celle de Hitler.
L'intelligence d'Oskar Lafontaine a été de faire valoir les
difficultés et les charges qui vont peser sur l'Allemagne de
l'Ouest. Cet argument semble avoir été entendu, ce qui est étonnant
de la part de ce peuple essentiellement émotif. Les grands
principes politiques et philosophiques, c'est comme une lumière qui
éclaire le terrain dans la nuit. Ensuite entrent en jeu les
égoïsmes et la médiocrité. Ça, ce sont des valeurs sûres sur
lesquelles on peut toujours compter ! Il y a en RDA à la fois un
besoin de spiritualité et le règne sans partage de l'argent, l'un
renforçant l'autre. Cette rencontre sera nécessairement explosive.
On vient de découvrir l'Azerbaïdjan et la Lituanie. On va
redécouvrir aussi la Prusse et la Saxe. La Prusse, contrairement à
l'image habituelle, a peut-être été, à son époque, en particulier à
Berlin, l'État le plus civilisé d'Europe. On y discutait de
l'opportunité de donner des cartes d'identité, craignant le
contrôle que cela ferait peser sur les citoyens. L'Histoire en est
toute proche. Un demi-siècle, ce n'est rien. C'est un raisonnement
qu'il faudra d'ailleurs un jour appliquer au Japon : le Japon non
plus n'a pas changé de nature parce qu'il y a eu une bombe atomique
à Hiroshima et à Nagasaki. La Prusse a envie de vivre, elle en a
l'opportunité. Cela va entrer en contradiction avec le sentiment
d'être l'assisté des autres Allemands que les Prussiens ont
vaincus. La sagesse de Bismarck a été de ne pas détruire
l'Autriche, alors qu'il aurait pu le faire. Il disait : « Eux
savent comment traiter les Slaves du Sud ; nous, nous ne savons
pas... »
Le Président évoque
ensuite l'histoire du Pacte germano-soviétique : Les dirigeants de la fin de la IIIe République n'ont vraiment pas vu clair —
à la différence de François
Ier
avec les Turcs, de Richelieu ou même des
dirigeants des débuts de la IIIe République qui ont fait l'alliance russe... La Communauté
n'est pas le bon interlocuteur pour les pays de l'Est, car son
intervention donne forcément un sentiment d'assistance, alors que
la confédération peut réunir des partenaires égaux en dignité. En
tout cas, il faut que les dirigeants allemands se comportent en
responsables et tiennent leurs engagements...
Michel Durafour parle de la négociation, à présent
presque achevée, sur la refonte de la grille de la fonction
publique. Michel Rocard commente :
C'est la négociation la plus importante et la
plus compliquée depuis que la grille a été créée, il y a cinquante
ans. Si l'accord est conclu, il n'y aura pas d'équivalent dans les
autres démocraties. C'est évidemment un handicap par rapport à
l'Allemagne, mais le Président et moi avons pris ensemble cette
décision.
Il veut me faire porter la
responsabilité d'une éventuelle dévaluation, me dit
le Président lorsque nous remontons dans
son bureau.
Michel Charasse me fait
remarquer avec finesse : Le monde balance
entre la liberté et l'appétit. L'appétit pousse à la révolution des
peuples contre les pouvoirs. La révolution se fait soit au nom de
la liberté, lorsque l'appétit passe par elle, soit contre la
liberté, lorsqu'elle ne satisfait pas l'appétit. Tout ça est le
rêve humain de l'idéal et du bonheur au cours du bref passage sur
Terre. Et pourtant, la liberté est à la fois une logique et une
imposture... Puis il ajoute : Question
à 100 francs : comment ferons-nous demain avaler aux nôtres nos
propres turpitudes lorsque nous n'aurons plus celles des autres, à
l'Est, pour nous justifier et pour tout justifier au nom de la
liberté ? Beau sujet pour ton prochain livre...
Cet après-midi, flânerie dans les librairies.
François Mitterrand m'interroge sans
attendre de ma part la moindre réponse : Faut-il abandonner le « ni-ni » ? Jusqu'ici, aucune
entreprise publique n'a manqué de rien. Le principe doit donc être
maintenu.
Je lui explique que deux questions vont bientôt
surgir à ce propos. Certains groupes publics s'apprêtent à utiliser
les possibilités, offertes par la loi, d'ouvrir leur capital au
privé. Ainsi, le GAN et l'UAP souhaitent ouvrir leur capital à
hauteur de 25 %, alors qu'il ne l'est, pour l'instant qu'à 15 %. La
loi de 1973 l'autorise. Certains groupes aimeraient échanger des
titres avec des entreprises étrangères. La BNP souhaiterait le
faire avec la Dresdner Bank. Cela présenterait beaucoup
d'avantages, puisque cela amènerait une banque allemande privée à
se lier avec une banque publique française. Mais cela ouvrirait une
brèche dans le « ni-ni » et conduirait à autoriser ultérieurement
l'entrée d'actionnaires français privés dans ces entreprises, car
on ne pourrait refuser à des Français ce qu'on aurait accepté des
étrangers.
Beau succès : FO refuse de signer l'accord sur la
grille salariale dans la fonction publique !
Lawrence Eagleburger, le secrétaire adjoint
américain aux Affaires étrangères, est reçu par le Président pour
un tour d'horizon assez banal. En sortant de son bureau, il me dit
qu'il n'a pas voulu évoquer devant lui la question de la prochaine
réunion au sommet de la CSCE et qu'il regrette qu'il n'y ait pas eu
de consultation entre alliés pour en fixer le lieu. Je lui fais
remarquer que nous n'avons fait que proposer Paris. Paris ne fait pas problème, me répond-il,
mais nous aurions aimé être consultés.
Il ajoute : M. Baker et le Président m'ont
demandé de le mentionner, mais il y avait trop de monde dans le
bureau du Président, tout à l'heure, pour le faire. Élégant
dans la forme, mais, sur le fond, il est clair qu'à leurs yeux,
nous autres Européens n'avons même pas le droit, sans les
consulter, de proposer le lieu d'une réunion de trente-cinq pays,
dont trente-trois sont européens !
De nombreux articles relatent la rencontre du
Président avec Laurent Fabius à l'occasion d'une remise de
décorations dans le Puy-de-Dôme. Le thème est partout le même :
Mitterrand a choisi son camp pour le prochain Congrès socialiste.
Lisant cela, le Président téléphone à Lionel Jospin et à Pierre
Mauroy pour leur dire qu'il ne comprend pas ces commentaires :
C'est inouï ce que la presse peut écrire ! Ce
n'est pas moi qui ai invité Fabius à cette cérémonie ! Il ne faut y
voir aucune intention particulière...
Le Président américain, me dit au téléphone
Brent Scowcroft, rêve d'un scénario qui
consacrerait le triomphe atlantique : L'Allemagne se réunifie, elle rentre tout entière dans
l'OTAN. L'URSS évacue l'ancienne RDA sans contrepartie, et cette
partie est de l'Allemagne est démilitarisée. En revanche, des
troupes occidentales demeurent à l'Ouest, sous prétexte que les
troupes soviétiques à l'Est étaient subies alors que les troupes
occidentales à l'Ouest étaient librement souhaitées.
Mais quelles seraient les conséquences d'un tel
scénario pour le reste de l'Europe de l'Est et pour Gorbatchev
lui-même ? Le Président pense que cela entraînerait la chute de ce
dernier et son remplacement par un général. Et ce scénario
deviendrait alors impraticable. En somme, en
rêver ne sert qu'à le rendre impossible, ajoute-t-il.
Réunion sur la Grande Bibliothèque et déjeuner
avec le Président. On rappelle aux responsables qu'il faut faire
une bibliothèque et pas un drugstore des médias.
Jeudi 1er février 1990
Confirmation de l'indiscrétion émanant de Bonn.
Renversement de doctrine : Hans Modrow se rallie ouvertement à
l'idée de la réunification et présente un plan en quatre étapes,
avec neutralisation militaire du futur État. Il n'a pu le faire
sans l'accord de Gorbatchev. Et celui-ci, l'a-t-il négocié
secrètement avec les Allemands ?
En raison de la décomposition rapide de la RDA, la
question de l'unité va donc se poser sitôt après les élections en
RDA du 18 mars. Or elle soulève de surcroît de formidables
problèmes juridiques. Ou bien ces élections sécrètent une coalition
hétéroclite d'intellectuels qui chercheront à finasser sur les
conditions de l'unité, et ces atermoiements accéléreront l'exode
des populations. Ou bien — ce qui est plus vraisemblable — le
Parlement est-allemand demandera l'unité immédiate et, dans ce cas,
il y aura deux voies possibles : l'article 23 ou l'article 146 de
la Loi fondamentale, Constitution de la RFA.
L'article 23 de la Loi fondamentale de la
République fédérale prévoit que celle-ci entrera en vigueur dans d'autres parties de
l'Allemagne si celles-ci en expriment le désir. Cette
disposition permet au gouvernement fédéral d'incorporer
sur-le-champ, par une simple loi, les nouveaux Länder dès lors que leur volonté d'union s'est
clairement exprimée. Cette interprétation est justifiée par le
préambule de la Loi fondamentale qui précise que le peuple allemand... a également agi au nom des
[autres] Allemands à qui il a été interdit de
collaborer à cette tâche. Ainsi, il a suffi d'une loi pour
incorporer le Land de Sarre dans la
République fédérale. Ces dispositions rendent difficile une
négociation constitutionnelle, telle
que la prévoyait le Plan Kohl de décembre, dès lors que la RDA
manifesterait démocratiquement sa volonté de disparaître en tant
qu'interlocuteur étatique.
Certains soutiennent au contraire que, pour
organiser la réunification, il faut rédiger une nouvelle
Constitution, car l'article 146 de la Loi fondamentale prévoit que
celle-ci cessera d'avoir effet le jour où
entrera en vigueur la Constitution qui aura été adoptée par le
peuple allemand libre de ses décisions. En rappelant le
caractère provisoire de la Loi fondamentale, cette disposition
visait, à l'époque, à donner aux Alliés le pouvoir d'imposer une
révision constitutionnelle à « l'Allemagne dans son ensemble ».
Mais cela est dérisoire dans le contexte politique d'aujourd'hui.
Une Allemagne unie peut parfaitement se contenter d'une Loi
fondamentale provisoire qui fonctionne depuis quarante ans dans les
meilleures conditions. Dès le lendemain du 18 mars, les droits et
responsabilités des Alliés apparaîtront totalement abstraits. Et il
est évident qu'alors l'article 23 s'appliquera et qu'il n'y a pas
besoin de rédiger une nouvelle Constitution pour la nouvelle
Allemagne.
Après la réunion du Centre Kléber — et avant la
prochaine, en mars — la négociation sur la BERD progresse
difficilement en coulisse. Les Américains font tout pour réduire la
future institution à une simple agence de privatisation du secteur
public en Europe centrale — donc sans l'URSS. Quatre points
essentiels sont encore à régler, dont l'un touche à l'unification
allemande : le montant du capital, la place de la RDA, le lieu du
siège, le statut de l'URSS. Les Américains veulent un capital de 5
milliards de dollars ; les Français, de 15 milliards d'écus. Les
Allemands de l'Ouest refusent discrètement que la RDA y figure en
tant que telle. Les Européens sont d'accord pour que l'URSS reçoive
des prêts ; les Américains s'y opposent : On
ne peut pas, disent-ils, aider une
superpuissance qui finance encore Cuba et nous menace. Le
vice-ministre américain des Finances, David Mulford, fait remarquer
qu'un compromis serait possible si l'URSS
acceptait dans un premier temps de ne pas recevoir plus que ce
qu'elle investira elle-même dans le capital de la Banque. Dans un
second temps, elle recevrait des prêts jusqu'à 20 % du total des
prêts de la Banque, pour éviter qu'elle ne prive les plus petits
pays d'Europe de l'Est des concours de la Banque. C'est la solution
retenue pour limiter l'appel de la Chine et de l'Inde à la Banque
mondiale. Je dois me rendre prochainement à Moscou pour
vérifier si cette suggestion est acceptable pour les Soviétiques. A
leur place, je refuserais une solution aussi absurde qu'humiliante.
Mais ils peuvent vouloir l'accepter pour glisser un pied dans la
porte. En tout cas, ils préféreront un compromis qui permettra aux
États-Unis de participer plutôt que de voir créer cette institution
entre les seuls Européens.
Comme il en a pris l'habitude, François Mitterrand invite quelques amis du PS à
déjeuner au Pouilly-Reuilly, un restaurant que lui a fait connaître
Marcel Debarge, sénateur-maire du Pré-Saint-Gervais. Il cherche à
calmer le jeu entre les courants qui se déchirent avant le Congrès
de Rennes : Je suis l'ami de tous au Parti
socialiste, leur dit-il. Il me glisse peu après :
Les chefs de ces clans sont gentils, mais il
n'y a pas encore d'homme d'État parmi eux. Cela viendra peut-être,
avec le temps et les blessures...
Vendredi 2 février
1990
Mikhail Gorbatchev a encore le contrôle de la
situation. La déclaration de Hans Modrow approuvant la
réunification allemande a bien été faite avec son accord. Il
l'écrit à François Mitterrand et lui téléphone. A ses yeux, les
difficultés actuelles se trouvent aggravées du fait que la RDA
subit de très fortes pressions de l'extérieur. Il confirme que Hans
Modrow s'est bien exprimé avec son accord à l'unisson des
sentiments en faveur de l'unification, mais en prônant la nécessité
de progresser en douceur et de résoudre par étapes les problèmes
qui surgissent. Plus concrètement, il a fait valoir des arguments
convaincants en faveur d'une communauté
contractuelle entre la RDA et la RFA, celle-ci constituant
une étape dans la voie d'une confédération allemande. Gorbatchev
estime essentiel que soit assuré le maintien des droits et
responsabilités des quatre puissances dans les affaires allemandes,
et que les consultations quadripartites soient relancées, y compris
sur les questions relatives à Berlin-Ouest. Il tient à affirmer que
tout ce qui a été dit entre le Président français et lui au cours
de leur rencontre de Kiev reste valable. Il nous informe qu'il a
invité le Chancelier Kohl à Moscou le 9 février prochain pour une
brève réunion de travail. Il a suggéré à Modrow d'ouvrir son
gouvernement aux autres forces. Il déclare s'en tenir à l'idée
d'une confédération allemande comme ultime rempart contre
l'unification.
Y croit-il ? Qu'est-il prêt à faire pour
l'empêcher ? Que veut-il vraiment ? Deux mois après Kiev,
François Mitterrand répète : Un jour, on apprendra que Gorbatchev a été renversé par
des généraux. Et on sera revenu à la
guerre froide. Il faut freiner la réunification allemande, même si
elle est inévitable, pour ne pas perdre les acquis de la
perestroïka.
Le Président reçoit Jacques Delors. Le mois
prochain, la Commission doit soumettre au Conseil européen un
document sur l'Union économique et monétaire. Delors estime que la
notion de « subsidiarité » devrait être au centre des réflexions
sur la répartition des responsabilités entre les trois niveaux de
pouvoir (communautaire, national, régional). François Mitterrand : Très
habile. Très habide ! Cela vient de l'Église, mais c'est très
habile ! Il voit juste.
Nouvelle victoire de la liberté : Frédérik De
Klerk annonce au Parlement sud-africain la libération de Nelson
Mandela et la légalisation des partis hostiles à l'apartheid. Le
dégel n'est pas qu'à l'Est. Quelques hommes de bonne volonté
emportés par une sorte de vent planétaire... Seuls la Chine, le
Golfe et l'Asie du Sud-Est s'en sont exclus.
Dimanche 4 février
1990
A Moscou, cent mille manifestants réclament
l'accélération des réformes. François Mitterrand
: Vous voyez, Gorbatchev ne pourra
intervenir ni en Allemagne, ni en Pologne. Il laissera faire Kohl.
Il aura trop à faire à l'intérieur. Il n'interviendra que si cela
se gâte chez les Baltes.
Lundi 5 février
1990
Comme le lui a recommandé Gorbatchev, Hans Modrow
forme un gouvernement d'union nationale. François Mitterrand : Gorbatchev
semble avoir plus de pouvoir en RDA que chez lui!
En URSS, plénum du Comité central du PCUS. Mikhaïl
Gorbatchev laisse à nouveau entendre que le rôle dirigeant du Parti
n'a nul besoin d'être garanti par la Constitution. Le plénum
condamne la scission du PC lituanien. Vadim
Zagladine me téléphone : Rassure-toi.
Nous n'interviendrons jamais militairement ni là, ni ailleurs. Nous
contrôlons tout cela en détail.
Mardi 6 février
1990
Vu le sherpa
américain, Richard McCormack :
Jamais l'Amérique ne laissera faire une
réunification allemande... Sauf si notre Président cède tout à
Kohl, parce qu'il est notre meilleur allié.
Le Chancelier Kohl accélère encore. Il propose une
réalisation rapide de l'union économique et monétaire avec la RDA.
François Mitterrand : Il a raison. A sa place, j'en ferais autant. Mais il
devrait me le dire ! Je l'aiderais à débloquer le processus. Mais
pourquoi dois-je apprendre toutes ses initiatives importantes par
la presse?
Hubert Védrine résume pour le Président une idée
que Genscher vient d'évoquer avec Roland Dumas pour gérer la
réunification allemande. Les deux États allemands et les quatre
puissances occupantes se réuniraient à Six (« 4 + 2 ») avant les
élections du 18 avril et négocieraient la réunification avant le
Sommet des trente-cinq pays membres de la CSCE, pour éviter que
cette question allemande n'aille devant un forum aussi large. A
l'issue de ces négociations, les quatre puissances pourraient
accorder aux deux Allemagnes la reconnaissance formelle de leur
souveraineté pleine et entière et de leur droit à s'unifier en
échange de certains engagements (reconnaissance de la frontière
Oder-Neisse, confirmation de la renonciation à l'armement nucléaire
et chimique et de leur engagement dans la construction européenne),
le tout étant acté dans un « règlement » de paix, les Allemands ne
voulant pas entendre parler d'un traité. Ce sera difficile. Il
faudra aussi veiller à ce que cette procédure de réunification ne
disloque pas l'Alliance atlantique, sans pour autant provoquer
l'URSS. Cela suppose des solutions de transition sur le plan
militaire. Russes, Américains et Britanniques pourraient maintenir
des troupes dans les deux parties de l'Allemagne, et même des armes
nucléaires à courte portée. Conséquence secondaire : même si elle
est moins directement concernée, la France pourrait être amenée à
arrêter la fabrication de l'Hadès ou à ne pas le déployer.
François Mitterrand:
Cette négociation des Quatre avec les deux
Allemagnes est la seule bonne idée. Il faut éviter que la
réunification se discute sans nous, entre Américains et
Soviétiques. De toute façon, cela prendra des années. Que Dumas
s'en occupe.
Simultanément, Élisabeth
Guigou propose au Président de prendre une initiative
politique en prônant la création de nouvelles institutions
européennes et la transformation de la Communauté en Union
politique face au processus irréversible de
l'unification allemande. Il faut profiter à tout prix de
l'évolution allemande pour faire avancer l'Europe. Et donc
compléter la conférence internationale économique par une autre, de
caractère politique. Le Président:
Bonne idée. Voyez Dumas.
Mercredi 7 février
1990
Au Conseil des ministres, une question est posée à
propos du câble : faut-il retarder le lancement de nouvelles
chaînes hertziennes et par satellite, comme Canal-Enfants, pour donner le maximum de chances au
câble ? Le Président y est hostile :
Le retard du câble tient essentiellement au
fait que les spécialistes nous ont vraisemblablement trompés sur
l'état de la technique en 1982. C'est une faute technique et
administrative. Ce n'est pas une faute commerciale. J'étais et je
demeure très partisan de TDF 1. Du moment qu'on l'a fait, il faut
le réussir. Je suis aussi partisan du développement du câble. Il
faut savoir s'il y a ou non concurrence entre le câble et la
nouvelle chaîne hertzienne. Je souhaite être saisi de cette
question après un comité interministériel.
Rocard prend note de la
demande du Président. C'est évidemment une question clé. Si
le satellite concurrence le câble et en freine le développement,
comme je le crois depuis cinq ans, il faut freiner le développement
de l'un avant que l'autre ait atteint son régime de
croisière.
Lors d'une intervention routinière sur la
situation financière internationale, Pierre
Bérégovoy a cette formule : Un de nos
problèmes est que l'on a un capitalisme sans capitaux.
Le Président l'interrompt : Un capitalisme sans capitaux ?... Vous savez, quand il y a
de l'argent à gagner, l'argent vient toujours. Nous avons surtout
un capitalisme sans imagination dans l'esprit et sans audace dans
l'action. Et beaucoup d'entrepreneurs qui n'entreprennent pas ! Il
y a une toute petite minorité de grandes et moyennes entreprises
qui méritent tous les éloges, mais le reste ne suit pas. Les médias
critiquent le gouvernement ; mais ce n'est pas lui qui fabrique, ce
n'est pas lui qui vend. Ce n'est pas lui qui assure l'après-vente,
par où nous péchons le plus ! Cela se passe dans la tête. On reste
chez soi et, si on part, on aime bien revenir pour passer un
week-end tranquille en France. Tenez, on me reproche de faire
beaucoup de voyages. Eh bien, moi, chaque fois, ça m'ennuie. Mais
enfin, je ne suis pas un vendeur, ce n'est pas mon métier. Il faut
former la jeunesse. Il aurait fallu créer une école
d'exportation.
Édith Cresson approuve bruyamment. Je reconnais
dans la diatribe du Président beaucoup des idées du ministre des
Affaires européennes. De Rocard aussi, qui s'ébroue.
Brice Lalonde fait part
des problèmes posés par un projet de barrages sur la Loire :
La consommation d'eau a tendance à dépasser la
production d'eau. C'est un problème dont le gouvernement devrait se
saisir.
Michel Charasse :
Les agriculteurs demandent sans arrêt des
crédits pour l'hydraulique et l'irrigation des terres. M. Nallet en
sait quelque chose. Avec toute cette eau, ils fabriquent des
excédents qu'on est obligé de leur racheter. Autrefois, les vieux
nettoyaient les cours d'eau. Maintenant, on ne le fait plus. Il
paraît que cela dérange les poissons ! En fait, cela aggrave les
crues. Et, parmi les barrages dont parle M. Lalonde, il y a un
barrage qui concerne ma commune, c'est celui du
Bec-d'Allier.
Le Président:
Mais non, vous vous trompez, le Bec-d'Allier,
c'est tout près de Nevers. Chez vous, c'est une toute petite rivière.
Michel Charasse :
Oui, vous avez raison, monsieur le Président.
Chez moi, c'est le Bec-de-la-Dore.
Le Président:
En tout cas, c'est un problème très important.
Je me rappelle, quand j'étais élu local, les crues de la Loire,
c'était une catastrophe permanente, et ce que dit M. Charasse sur
le nettoyage des cours d'eau est très juste. Mais je ne comprends
pas très bien. Je n'ai jamais vu des plans d'eau abîmer un paysage
! Voyez-vous, monsieur le Premier ministre, c'est comme pour le
câble, vous risquez de faire des politiques successives qui se
contrediraient. Cela dit, les propositions de M. Lalonde sont
sages. Si les écologistes, chaque fois qu'ils interviennent,
mettent en cause les moyens de travail ou de production d'une
partie de la population, ils ne seront pas longtemps populaires. On
ne peut pas nous demander de renoncer à la fois à l'énergie
nucléaire et à l'énergie hydraulique. A moins peut-être qu'on ne
trouve admirable le travail des mineurs et l'utilisation des
enfants de moins de dix ans pour ramper dans les boyaux ?
!
Vu Jean-Pierre Elkabach. Discussion sur la
réunification allemande. Une vraie curiosité, approfondie,
vis-à-vis des enjeux les plus sérieux.
Jeudi 8 février
1990
Enfin ! La RDA reconnaît pour la première fois la
responsabilité de l'ensemble du peuple
allemand dans les horreurs nazies.
Aucune réponse sérieuse des scientifiques aux
questions qu'on leur pose depuis des années sur la gestion des
déchets nucléaires. Au grand dam d'EDF et du CEA, Michel Rocard décide d'ajourner l'installation de
quatre décharges nucléaires dans l'Ain, l'Aisne, les Deux-Sèvres et
le Maine-et-Loire. Les travaux sont arrêtés
afin qu'on puisse mener de façon approfondie les études et le
dialogue, ce qui réclamera au moins douze mois. Il faut
imaginer un mode de stockage des déchets. Et, pour cela, faire des
essais en laboratoire... jusqu'en l'an 2006 !
A la suite de la note d'Hubert Védrine sur une
négociation à Six, le Président demande à Roland Dumas de faire
travailler un petit groupe de diplomates sur les droits des Alliés
en Allemagne, la question des frontières, le statut de l'Allemagne
au regard de l'arme nucléaire, le problème des alliances, la
distinction entre « neutralité » et « neutralisation », les
conséquences sur la CEE de l'unification de l'Allemagne, le contenu
possible d'une confédération européenne. Il est urgent de poser ces
questions aux dirigeants ouest-allemands, bien que ceux-ci ne
souhaitent manifestement pas y répondre avant les élections en RDA,
dans six semaines. Des frictions dans les relations
franco-allemandes sont inévitables et il y aurait plus
d'inconvénients à ne rien faire qu'à chercher à nouer une vraie
discussion.
Avant toute déclaration publique, Roland Dumas
suggère donc qu'un contact ait lieu entre le Président et le
Chancelier pour poser les questions de fond et proposer des
méthodes visant à les traiter : comment apurer le passé ? Comment
mettre fin aux « droits réservés » des Alliés en Allemagne ?
Comment préparer l'avenir en réfléchissant à Douze aux conséquences
sur la CEE de l'unité allemande ? Car il faudra réfléchir à Six («
4 + 2 »), à Douze (CEE), à Seize (OTAN) et à Trente-Cinq (CSCE) sur
les conséquences de cette unité pour la sécurité en Europe.
Mais, estime Dumas qui vient m'en parler, une
telle discussion ne peut être réclamée publiquement par la France
sans provoquer l'indignation de l'opinion allemande et une flambée
de nationalisme qui rendrait la suite encore plus difficile. Il en
irait différemment si un responsable allemand « tendait une perche
» aux Quatre. Dumas propose donc de demander aujourd'hui à Genscher
d'évoquer très vite, dans un discours, l'utilité, dans l'intérêt de
l'Europe, d'une discussion entre l'Allemagne et les quatre
puissances. Une telle déclaration permettrait à la France, ainsi
qu'aux trois autres, s'ils le souhaitaient, et peut-être même à
d'autres voisins de l'Allemagne comme la Pologne, d'ouvrir cette
négociation à Six avant le 18 mars. On laisserait ensuite
l'initiative aux États-Unis.
Dans trois jours, une réunion réunira à Ottawa les
ministres des Affaires étrangères de l'Est et de l'Ouest, de l'OTAN
et du Pacte de Varsovie, à l'occasion des négociations sur le
projet « Ciel ouvert » (désarmement conventionnel et avions), dans
le cadre de la CSCE. Ce peut être l'occasion de lancer
l'idée.
Le Président, qui
n'apprécie pas l'idée de laisser la direction des opérations aux
Américains, est pourtant ravi : Allez-y. Si
j'en prenais l'initiative, cela serait mal vu. Il n'y a que des
coups à prendre. Et la Communauté n'est pas un bon forum pour cela.
On ne va pas discuter de l'unité allemande avec les Grecs
!
Vendredi 9 février
1990
Rétablissement des relations diplomatiques entre
la Hongrie et le Vatican.
Dumas appelle Genscher, qui parlera demain. Il lui
donne le signal pour lancer le «4+2».
Samedi 10 février
1990
Comme annoncé, Mikhaïl Gorbatchev rencontre Helmut
Kohl à Moscou... et lui cède sur tout : l'URSS accepte que les deux
États allemands décident librement de la forme, du calendrier et
des modalités de leur réunification ! Moscou et Bonn estiment que
c'est le droit du peuple allemand seul de
décider de son destin et que l'URSS respectera la décision de
l'Allemagne. En échange, Helmut
Kohl donne à Gorbatchev des assurances, au nom du gouvernement fédéral, que l'URSS ne sera
pas affectée, alors que la RDA est un gros exportateur pour l'Union
soviétique. Il souligne publiquement que les relations
soviéto-allemandes ont fait un pas en avant,
un saut qualitatif. Il rappelle que, dans le passé, la
Russie et l'Allemagne ont connu des périodes
de paix et de coopération, et qu'il souhaite entrer dans une
nouvelle ère de ce type. Les gens doivent rester en RDA, ils ne
doivent pas partir, affirme-t-il en arborant un large sourire. Le
Chancelier, qui doit communiquer en début de semaine prochaine les
résultats de sa visite à Moscou à Hans Modrow, souligne que son
gouvernement attend le résultat des élections du 18 mars en RDA
pour entamer des négociations sur la réunification avec un
Parlement et un gouvernement librement élus.
François Mitterrand est
furieux : Qu'est-ce qui prend à Gorbatchev? Il
me dit qu'il sera ferme, et il cède sur tout ! Que lui a donné Kohl
en échange ? Combien de milliards de Deutsche Mark ?
Comme prévu, Hans-Dietrich
Genscher déclare que la RFA souhaite qu'une conférence
réunisse la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, l'URSS et
les deux Allemagnes : Nous allons procéder à
notre réunification en accord avec les quatre puissances dont nous
comprenons les droits et les responsabilités. Cette
conférence précédera le Sommet de la CSCE, qui donnera un cadre pan-européen au processus de réunification
allemande.
La négociation entre les deux Allemagnes sur
l'unification monétaire est très ardue. Le Chancelier souhaite
faire plaisir aux consommateurs-électeurs au détriment des
travailleurs. Il tient donc à ce qu'un mark de l'Ouest puisse être
échangé contre un mark de l'Est. Kohler, le vice ministre des
Finances, et Pöhl, le gouverneur de la Bundesbank, qui savent ce
qu'il en coûtera à l'économie de l'Est, mais aussi à celle de
l'Ouest, freinent des quatre fers !
Dimanche 11 février
1990
Libération effective de Nelson Mandela, après
vingt-sept ans de captivité. François
Mitterrand, songeur : Vingt-sept ans,
c'est le temps que j'ai passé dans l'opposition...
A Ottawa, ouverture de la Conférence des ministres
des Affaires étrangères de l'OTAN et du Pacte de Varsovie.
Édouard Chevardnadze déclare :
La réunification de l'Allemagne et la
construction de la maison commune européenne doivent être
synchronisées. Aucun accord sur la place de l'Allemagne
réunifiée dans le dispositif de sécurité européenne.
Assises du RPR. Séguin et Pasqua n'ont pas, comme
ils l'espéraient, renversé Chirac.
Lundi 12 février
1990
Vadim Zagladine me soutient que jamais, depuis
1945, l'URSS ne s'est opposée à la réunification allemande ! Elle a
toujours dit qu'il s'agissait d'un problème d'autodétermination des
Allemands, et que les gens de RDA ne voulaient pas en entendre
parler. Aimable fiction...
Réunion du Comité central du PCF. La direction du
parti critique vivement la proposition de Charles Fiterman
d'abandonner le centralisme démocratique. La réunification de
l'Allemagne y est présentée comme une annexion
de fait de la RDA par la RFA. Quant à Gorbatchev, c'est peu
de dire qu'il ne déclenche guère l'enthousiasme.
Campagne internationale lancée à Assouan par
Moubarak pour la reconstruction de la Bibliothèque d'Alexandrie.
François Mitterrand tient absolument à ce que la France s'y
associe.
Au téléphone, Margaret Thatcher répète au
Président qu'elle ne veut pas payer pour l'intégration de la RDA
dans la Communauté.
D'après ce que nous apprenons, Mikhaïl Gorbatchev aurait averti Modrow par téléphone
: Le maintien d'une Allemagne unie dans les
structures de l'OTAN ne saurait être accepté. Karpov,
vice-ministre des Affaires étrangères, expose la même position à
Ottawa, demandant que l'Allemagne demeure neutre. Au même moment et
au même endroit, Edouard Chevardnadze
adopte pourtant un ton différent : Je ne dis
pas que la neutralité est la seule solution, je dis que c'est la
plus raisonnable. Les responsables américains, qui ont
accompagné le secrétaire d'État James Baker à Moscou la semaine
dernière, disent y avoir recueilli l'impression que Gorbatchev et
Chevarnadze n'étaient pas dogmatiques. Il n'y
avait pas de rejet catégorique du maintien de l'Allemagne dans
l'OTAN, me confie l'ambassadeur américain.
L'ambassadeur soviétique vient me faire un compte
rendu des entretiens Gorbatchev-Kohl d'avant-hier, du point de vue
soviétique : Gorbatchev a établi un lien
indissociable entre la question de l'unification, qui est
l'affaire des Allemands eux-mêmes, et le contexte général dans
laquelle elle s'inscrit, qui doit tenir compte de la sécurité des
États voisins. Il a insisté sur le respect des intérêts et de la
sécurité de l'URSS, rappelé le principe d'intangibilité des
frontières d'après-guerre et le souhait qu'aucun conflit ne parte
plus du territoire allemand. Il a rejeté catégoriquement
l'appartenance de l'Allemagne unifiée à l'OTAN. Kohl et Genscher
ont écarté l'hypothèse de la neutralité de l'Allemagne, qui serait
discriminatoire à l'égard des
Allemands. Ils ont évoqué la possibilité que la zone
couverte par l'OTAN ne soit pas étendue à la RDA, et indiqué qu'ils
n'accepteraient sur le territoire allemand ni armes nucléaires, ni
armes chimiques ou bactériologiques. Le Chancelier aurait répondu
qu'il ne pouvait, pour des raisons de politique intérieure,
reconnaître les frontières sans conditions, et laissé entendre que
le problème ne se poserait plus après les élections de décembre en
RFA. Selon Kohl, il n'y aurait nul besoin d'un nouveau traité pour
reconnaître les frontières : il suffirait que le futur gouvernement
de l'Allemagne unifiée déclare confirmer les traités
germano-soviétique et germano-polonais de 1970. Gorbatchev aurait
refusé. Pour lui, les frontières ne peuvent être reconnues par un
acte unilatéral de l'Allemagne. Il se serait lancé dans une
virulente diatribe contre l'ingérence de la RFA dans la campagne
électorale en RDA et contre l'excitation des passions à laquelle se
livreraient les dirigeants de Bonn.
Nous aurons bientôt une autre version de cette
rencontre, car Teltschik me dit que le Chancelier souhaite venir à
Paris après-demain pour expliquer ce qui s'est passé à Moscou.
François Mitterrand : Avec plaisir! Il a en effet bien des choses à
expliquer.
A Ottawa, un accord secret intervient entre les
trois puissances occidentales sur la réunion à « 2 + 4 », mais
l'Union soviétique, informée, n'a pas encore donné son feu vert. Le
principe même d'une telle procédure est acquis, mais l'Union
soviétique n'accepte pas qu'elle puisse déboucher sur une
réunification de l'Allemagne.
Douglas Hurd, secrétaire
au Foreign Office, affirme que les pays du Pacte de Varsovie, comme
la Pologne et la Hongrie, sont contre l'idée
d'une Allemagne unie et neutre.
Roland Dumas pense pour sa part que le processus
est inévitable. François Mitterrand espère que le « 2 + 4 »
permettra d'obtenir la reconnaissance préalable de la frontière
Oder-Neisse.
Les Canadiens sont furieux de voir leur conférence
détournée par les Quatre pour préparer avec l'Est des rencontres
dont ils ne seront pas...
Mardi 13 février
1990
Au petit déjeuner des « éléphants », Pierre
Bérégovoy nous rapporte une conversation avec Theo Waigel, ministre allemand des Finances, qui lui
aurait dit : La RDA a disparu avec le Mur, et
Gorbatchev a signé l'arrêt de mort du régime de la RDA en refusant
d'envoyer des troupes en Allemagne de l'Est pour le
reconstruire.
Jean-Pierre Chevènement:
Tout cela est un magnifique triomphe de la
politique allemande.
Lionel Jospin :
C'est surtout l'effondrement du système
communiste.
François Mitterrand rencontre Giulio Andreotti. Il
se résigne à l'idée, émise par Jacques Delors, d'un Conseil
européen extraordinaire sous présidence irlandaise, pour réfléchir
aux conséquences de la réunification allemande. La forme pourrait
être celle d'un « dîner des Douze », comme celui du 18 novembre
dernier. Il souhaite une accélération du processus de la Conférence
intergouvernementale. Celle-ci débuterait en juillet ou en
septembre, plutôt qu'en décembre.
Discussion avec le Président sur la BERD. Je lui
explique qu'il serait conforme à l'intérêt de la France qu'elle ait
son siège à Paris. Personne, à mon sens, ne refusera. Si le
Président ne le souhaite pas (Édith Cresson lui a expliqué que si
la Banque s'installe à Paris, la France perdra le siège du
Parlement à Strasbourg), je serai candidat à la présidence de
l'institution. Aucune des deux idées n'a l'air de lui plaire. Il a
d'ailleurs dit à Lubbers que Rudding ferait un bon Président.
A Ottawa, les ministres des Affaires étrangères de
l'OTAN et du Pacte de Varsovie concluent un accord plafonnant à 195
000 hommes les troupes américaines et soviétiques dans la « zone
centrale » de l'Europe, les États-Unis pouvant conserver un maximum
de 30 000 hommes supplémentaires dans le reste du continent.
Surtout, l'URSS donne son accord à la procédure du « 4 + 2 ». Cette
partie de la réunion, gardée secrète, occulte l'autre, au grand dam
des Canadiens.
Les discussions à Six porteront sur les
implications internationales de l'unification allemande, notamment
la garantie des frontières. Douglas Hurd
déclare à Dumas que cette formule est un
élément nécessaire dans la marche vers un Sommet de la CSCE dont la
tenue à l'automne est en principe
acquise. Dumas trouve les Britanniques très allants et les
Américains, prudents : Il s'agit là d'une
hypothèse de travail qui doit faire encore son chemin,
aurait dit James Baker.
Hans Modrow se déclare
déçu de sa visite à Bonn. Sitôt après
les élections du 18 mars, les deux États allemands n'en entameront
pas moins des discussions sur les aspects politiques, économiques
et sociaux de la réunification.
Que de précautions ! Deux jours avant la visite de
Helmut Kohl à Paris, un de ses conseillers, Joachim Bitterlisch,
vient nous raconter la rencontre du Chancelier et de Gorbatchev.
Mikhaïl Gorbatchev aurait dit à Kohl que la réunification était
inévitable. C'est au vu des titres
enthousiastes de la presse ouest-allemande, et pour répondre aux
critiques des conservateurs qui, chez lui, lui reprocheraient de
lâcher Modrow, que Gorbatchev aurait
décidé, hier, de faire mettre un bémol par Modrow. Joachian Bitterlisch est aussi là pour nous rassurer
: Le Chancelier, explique-t-il, s'intéresse
autant à la construction de l'Europe qu'à l'unité allemande. Il
n'est pas possible de se contenter d'accélérer le calendrier de
l'Union économique et monétaire européenne. Au contraire, il
faudrait donner sans tarder le signal qu'on réalisera en même
temps, à compter de la fin de 1992, l'union monétaire et l'union
politique. Il juge indispensable un
encadrement de l'Allemagne dans le processus européen. Le
Chancelier Kohl serait prêt à prendre avec François Mitterrand une
initiative destinée à accélérer le processus général dans lequel
serait englobée l'Union économique et monétaire. Bitterlisch
souligne l'extrême susceptibilité des Allemands pour ce qui est des
réunions à Quatre. Le Chancelier, dit-il, est très choqué de ce que dit Margaret Thatcher sur le
coût de la réunification et de son propre refus d'y
participer.
Dans la soirée, les seize ministres de l'OTAN se
déplacent d'Ottawa à Montréal. Joe Clark, le Canadien, présente aux
autres alliés, au nom des Quatre, le texte de la formule agréée le
matin même à Ottawa. Il le fait d'un air pincé : lui-même n'était
pas partie à cette discussion. D'après Roland Dumas, sa lecture
déclenche un tollé général. Le ministre néerlandais des Affaires
étrangères, Van den Broeck, s'oppose à la
formule disant que le « 4 + 2 » s'occupera des questions de sécurité des États voisins. Cette
formulation peut en effet recouvrir d'autres situations que celle
de la seule Pologne : celle des Pays-Bas, par exemple ! Il
s'interroge aussi sur le fondement juridique de cette démarche des
Six. C'est illégal! clame-t-il.
Genscher lui répond que l'expression contestée vise à la fois la
Pologne et la question de l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN,
mais pas les Pays-Bas ! Nouveau grognement du Néerlandais, pourtant
d'habitude fort proche des Américains, qui réplique fort justement
que la question de l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN relève
plus de celle-ci que des Quatre ! James Baker, Douglas Hurd et
Roland Dumas passent un mauvais moment. L'Italien De Michelis appuie Van den Broeck : En tout état de cause, l'unification de l'Allemagne a des
implications pour d'autres pays que les Six. La RFA doit accepter
de discuter la question de la réunification allemande au sein de
l'OTAN. Je ne comprends pas que l'on puisse évoquer des questions
fondamentales pour la sécurité de l'Europe hors de l'OTAN. Cela
peut avoir des conséquences dommageables pour l'unité de
l'organisation. Excédé, Hans-Dietrich
Genscher explose et clôt la discussion par un cinglant : «
You're not part of the game ! » (« Vous ne faites pas partie du jeu
! ») Cruel, mais vrai : l'essentiel est dit.
Jacques Delors suggère que l'on convoque un Sommet
européen extraordinaire. François
Mitterrand: Mais de quoi se mêle-t-il ?
Strasbourg, c'était seulement il y a un mois ! Il n'y a pas
d'urgence. Il veut encore être sur la photo ? Qu'il s'occupe de
gérer ses petites affaires !
Mercredi 14 février
1990
Au Conseil des ministres, Roland Dumas rend compte de ces dernières réunions et
explique : Le Chancelier Kohl joue sur deux
registres : tantôt la dramatisation de la situation en RDA, tantôt
une optimisation de son succès auprès de Gorbatchev.
Le Président approuve :
Les discussions monétaires entre les deux
États allemands ont grippé plus qu'on ne le dit. L'unité ne dépend
que des Allemands, mais les conséquences en sont internationales.
J'ai demandé à M. Haughey, qui préside le Conseil européen, de
prévoir une réunion de travail exceptionnelle sitôt après les
élections est-allemandes. La déclaration de Jacques Delors, qui
réclame ce sommet, est intempestive,
car ce n'est pas son rôle ; mais enfin, il faut le faire. Les
relations entre Mme Thatcher et le Chancelier sont de plus en plus
mauvaises. Nous avons vécu, avec la chute du Mur de Berlin, des
moments magnifiques. C'était vraiment l'Histoire, et quelle
Histoire ! La victoire de la liberté qui s'écrivait sous nos yeux.
L'accélération des événements ne change rien aux principes dont il
convient de s'inspirer. Je ne pose pas plus de préalable
aujourd'hui qu'hier à l'autodétermination des Allemands.
L'unification relève essentiellement de leur volonté, de leur
choix; c'est un droit fondamental. Cela dit, les Allemands doivent
tenir compte des engagements qui nous lient les uns aux autres, de
la sécurité en Europe, du devenir de la Communauté, de l'équilibre
européen. La déclaration votée à l'unanimité des douze pays de la
Communauté, le 8 décembre 1989, à Strasbourg, l'a utilement
rappelé. L'unification — faut-il le
répéter ? — est d'abord l'affaire des
Allemands. Mais les quatre puissances ont des compétences reconnues
dont je n'imagine pas qu'elles useront sans en débattre avec les
Allemands.
Notre ambassadeur à Bonn, le subtil Serge
Boidevaix, m'explique que d'ici aux élections en RDA, le Chancelier
fera tout pour que les partis de RDA proches de la CDU atteignent
30 % des voix. Il pense que le SPD ne fera pas plus de 35 %. Dans
ce but, Kohl a convoqué à Bonn les responsables de plusieurs petits
partis de RDA pour les obliger à faire une coalition avec la CDU.
Il va se rendre à Erfurt, le 20 février, pour un meeting géant,
puis dans cinq autres villes — dont Berlin et Leipzig — d'ici au 14
mars. De son côté, Willy Brandt fera six réunions pour les
socialistes. Chacun des deux grands partis a prévu de faire
cinquante meetings. La campagne de Kohl sera fondée sur des slogans
simples : « Je suis le Chancelier de l'unité ! Pas la peine de
venir vous installer en RFA, puisque moi, sans attendre, je vous
apporte le Deutsche Mark. » Jusqu'aux élections, il fera tout pour
donner le sentiment qu'il accélère l'unification. Mais, une fois
passé le scrutin, son problème sera d'empêcher une victoire du SPD
en RFA à la fin de l'année. Pour cela, il ralentira le processus
d'unification, de telle façon qu'il ne soit pas possible
d'organiser des élections communes à toute l'Allemagne au début de
décembre, si, comme prévu, les socialistes gagnent en RDA. Pour
parvenir à ses fins, il essaiera, lorsque le nouveau Parlement de
RDA aura formulé sa demande d'adhésion à la RFA, de faire traîner
plusieurs mois le vote de la loi d'habilitation par le Bundestag et
le Bundesrat. La fiction juridique d'une RDA serait donc conservée
durant cette période et utilisée pour que se tiennent les
conférences à Six (que les Allemands n'appellent pas « 4 + 2 »,
mais « 2 + 4 »). Les élections du 2 décembre n'auraient donc lieu
qu'en RFA, laissant à la CDU des chances de l'emporter. Ce n'est
qu'après qu'une Constituante serait convoquée. Naturellement, si le
SPD n'arrive pas en tête aux élections en RDA, la stratégie du
Chancelier sera exactement l'inverse : hâter le vote de la loi
d'habilitation et procéder en décembre à des élections dans toute
l'Allemagne. Très habile gestion d'une situation très complexe :
toujours garder une option ouverte...
Et Gorbatchev qui disait de Kohl, à Kiev, qu'il ne
savait pas jouer aux échecs... Quelle erreur ! Quelle
sous-estimation du personnage !
Jeudi 15 février
1990
Lionel Jospin annonce un plan de réorganisation de
l'école élémentaire prévoyant, à partir de 1991, deux cycles de
trois ans, sans redoublement. Très importante réforme, qui passe
pratiquement inaperçue.
Hubert Védrine signale que nos interlocuteurs
allemands à la Chancellerie répugnent à la signature d'un traité
entre les Quatre et les deux Allemagnes. Ils estiment qu'un
arrangement des Six, ratifié en fin d'année par la CSCE, suffirait.
Le Président : Non! Cela ne suffit pas. Cette démarche
est dangereuse. Ce qu'un Parlement fait, un autre peut le défaire.
Il faut un engagement allemand ayant une valeur ferme de droit
international avant la réunion de la CSCE. Si le « 4 + 2 » devient
« 2 + 4 », les Allemands se mettront d'accord à l'avance et nous
imposeront le fait accompli. Il faut un texte qui les lie, même
s'il ne s'appelle pas traité.
Moment de vérité : Helmut Kohl vient dîner à
l'Élysée pour rendre compte à François Mitterrand de ses entretiens
avec Mikhaïl Gorbatchev. Une de leurs rencontres les plus
importantes. On va étaler tous les malentendus sur la
réunification. Le Président souhaite également mettre au point avec
le Chancelier un schéma d'union politique dans lequel le Conseil
européen jouerait un rôle-clé.
Pour une fois, le dîner a lieu dans le petit salon
d'angle du rez-de-chaussée, qui fut le bureau des présidents de la
IVe République. Nous sommes six à table,
en comptant les interprètes.
Helmut Kohl: En RDA,
aucun pronostic n'est possible. J'ai cru que
Modrow obtiendrait une certaine stabilité. Mais il n'a pas fait ce
dont nous étions convenus pour cela. N'a-t-il pas pu, ou pas voulu
? Jusqu'au 4 janvier, c'était l'enthousiasme et la fête, le nombre
des réfugiés diminuait. Il y a encore un mois, je croyais que
Modrow tiendrait. Mais son avantage psychologique s'est effondré.
Il a eu tort de ne pas dissoudre la Stasi et de ne pas faire de
nouvelle loi électorale. Là-bas, il n'y a pas d'autorité pour
imposer quoi que ce soit. Et puis il a promis des réformes
économiques, comme en Hongrie, mais sans reprendre les suggestions
du Premier ministre hongrois. Bref, il n'a rien fait. Je suis allé
au parlement de Potsdam, j'ai vu les responsables régionaux en
Allemagne de l'Est. Entre le 1er janvier et aujourd'hui, 90 000 personnes sont parties. Des
ingénieurs, des cadres trouvent des emplois en Allemagne de
l'Ouest. Il faut stabiliser la situation là-bas, y créer un
gouvernement. C'est la condition pour avoir une union monétaire
stable entre les deux Allemagnes. J'espère calmer le jeu, enrayer
l'exil des gens avant les élections. Après, c'est l'inconnu. Ils
veulent recréer les anciens Länder et
s'intégrer à la République fédérale ; après les élections, ils
voudront des parlements régionaux.
François Mitterrand:
Il n'y a pas de raison pour que cela change
beaucoup jusqu'aux élections ?
Helmut Kohl:
S'ils ne font rien de déraisonnable
!
François Mitterrand:
Un mois, c'est vite passé ; après, vous aurez
un autre partenaire.
Helmut Kohl:
Mon intérêt est que les choses n'aillent pas
trop vite... [Boidevaix avait vu juste.]
François Mitterrand:
Que pouvez-vous faire d'ici au 18 mars
?
Helmut Kohl: Déjà,
en annonçant une union économique et monétaire
avec eux, j'ai donné un formidable signal. Ils veulent que la RDA
s'unisse avec une RFA formée de Länder. L'erreur d'Ulrich a été de supprimer les Länder.
Les recréer sera compliqué, car ces
Länder seront plus petits qu'autrefois, à
cause de la division résultant de la frontière
Oder-Neisse...
On passe à l'essentiel.
Helmut Kohl:
Je voudrais vous raconter ma récente rencontre
avec Gorbatchev. Il est en bonne forme, il prétend qu'il va gagner
son Congrès. Sur les nationalités, le point le plus critique est
l'Ukraine. Gorbatchev peut laisser partir les pays Baltes. Rien
d'autre. Il n'acceptera pas sans faire de difficultés que
l'Allemagne soit réunifiée. Mais je ne vois pas comment il pourrait
s'épargner des problèmes sans réunification, car la RDA se porte
quand même mieux que l'URSS.
François Mitterrand:
S'il y avait des troubles en Ukraine, si se
manifestait une volonté de sécession de cette province, ce serait
un cas de guerre civile, et une terrible répression viendrait de
Moscou.
Helmut Kohl:
Sur la neutralisation de l'Allemagne après sa
réunification il acceptera notre position, mais il aura des
problèmes avec ses militaires. Je crois qu'on peut trouver une
solution au problème de l'appartenance de la RDA au Pacte de
Varsovie. Il faut en parler.
François Mitterrand:
Pensez-vous que toutes les troupes russes
devraient quitter la RDA après l'unification ?
Helmut Kohl:
Non, il y aura des règlements transitoires. Si
c'est en nombre limité, elles pourront rester. Je ne veux pas que
l'Allemagne unie devienne une puissance militaire. L'amitié
franco-allemande est donc d'autant plus importante pour moi. Je
pense aussi que, pour Gorbatchev, elle devrait être source de
tranquillité. « Je vais vous dire mon secret, lui ai-je expliqué :
plus l'Allemagne coopère avec la France et délègue de droits à la
CEE, plus le spectre d'un IVe Reich s'éloigne. » Cela l'a convaincu. L'Allemagne
nouvelle a maintenant un axe, qui est le Rhin. Sous le
IIIe
Reich, le Rhin n'était pas son axe.
L'industrie lourde n'a plus d'intérêt ; les vieilles régions
industrielles sont donc moins importantes. Les industries modernes
sont situées dans le sud de l'Allemagne, au sud du limes romain. Le
centre de gravité sera au sud du Main. Ce qui compte pour
Gorbatchev, c'est que l'Allemagne unie ne devienne pas une
puissance militaire. Cela, je peux le lui garantir. Et je l'aiderai
sur le plan économique. Moscou escompte que, dans la période de
transition, ses accords économiques avec la RDA persisteront. Mais,
en réalité, il y a beaucoup de problèmes économiques entre la RDA
et l'URSS. Ce qui est important, c'est que toute cette évolution
soit liée au développement européen.
François Mitterrand:
Comprenez-moi bien : la perspective
d'unification ne me pose pas de problème en tant que telle. Je
l'avais dit dès le 3 novembre. Mais il faut répéter souvent pour
être entendu, surtout des journaux allemands !
Helmut Kohl, éclatant de
rire : Oui. J'ai ce problème, moi aussi
!
François Mitterrand:
Nous allons bâtir en Europe des institutions
qui vont atténuer la rigueur des frontières. Mais il faut régler
ces problèmes des frontières avant.
Helmut Kohl, pourpre et
embarrassé : ... Je souhaite que cela devienne
évident après. Qu'un Parlement de l'Allemagne unifiée dise
un jour, parlant des frontières : « C'est ça,
la nouvelle Allemagne »... Mais vous ne pouvez pas l'exiger de moi
maintenant.
François Mitterrand:
Vous avez raison. Ce n'est pas une question
préalable. Mais je préférerais que vous le disiez
avant.
Helmut Kohl, plus rouge
encore : Non ! Si nous parlions dès maintenant
en RFA de la frontière Oder-Neisse, nous renforcerions l'extrême
droite.
François Mitterrand:
Vous avez abordé ici un problème très
important. En géographie, la Silésie et la Prusse sont allemandes.
Mais pas en politique. Qui doit le dire ? Le traité de paix? Une
déclaration unilatérale des Allemands ?
Helmut Kohl:
Je suis d'accord pour qu'il y ait un vrai
traité, pas seulement une conférence de discussion...
François Mitterrand:
Bien. Laissez-moi vous expliquer mon point de
vue. On ne peut pas attendre de moi que je parle comme un patriote
allemand, mais comme un patriote français. En tant que patriote
français, je ne suis pas inquiet. Il y a une réalité allemande
nouvelle, il faut faire avec. Cela ne me déplaît pas. Ce serait
très injuste de ne pas considérer les Allemands de l'Est comme des
Allemands. Je n'ai pas varié là-dessus et j'accepte cette
hypothèse. Nous sommes, nous Français, habitués à avoir les
Allemands pour voisins. Il y eut des périodes heureuses et d'autres
malheureuses. Ce que nous venons de vivre depuis 1945 a modifié les
données de la question. Mais ce qui m'intéresse, c'est comment
aborder les conséquences de l'unification. Il y a plusieurs
problèmes. D'abord, les alliances : l'URSS n'est plus en mesure de
poser des conditions ; mais il ne faut pas la forcer à aller trop
vite. Il est évident que l'appartenance d'un même pays à deux
alliances ne peut pas durer très longtemps. De plus, se posera vite
le problème de la présence des soldats occidentaux en Allemagne, et
je ne veux pas attendre le moment où la population allemande la
trouvera pesante. Vous nous direz : « Nous sommes comme les autres.
Les autres sont neutres parce qu'ils le souhaitent (sauf
l'Autriche). » Vous n'accepterez alors ni la neutralisation, ni la
tutelle soviétique, ni l'occidentale. Vous voudrez être considérés
comme une nation majeure. Et cela, je le comprends très bien. Le
système des Quatre peut durer encore un peu, mais pas longtemps.
Nous ne devons plus avoir de relations de vainqueur à vaincu. Je
prête donc attention au moment où les Allemands nous diront : « Une
seule armée chez nous : la nôtre. » N'importe quel homme politique
allemand démagogue qui fera campagne là-dessus —
« Pas de soldats étrangers ! » —
connaîtra un grand succès. La question se
posera pour vous en termes difficiles lorsqu'il s'agira des armes
nucléaires détenues par les Américains sur votre sol. Heureusement,
la France n'a pas d'armes nucléaires en Allemagne. Il faut donc
réfléchir, se consulter. Ce n'est pas pour tout de suite, mais,
dans mon esprit, la question est posée. Elle est plus difficile
pour les Russes que pour nous. Ce serait pire si l'Allemagne de
l'Est devenait un des éléments de la chaîne militaire américaine.
Je ne pense pas que Gorbatchev puisse l'accepter.
Helmut Kohl:
D'accord avec vous.
François Mitterrand:
Qu'on dise solennellement que l'OTAN ne veut
pas avancer ses lignes de défense. Ce n'est pas aux Allemands de le
dire, mais nous pouvons le dire ensemble.
Helmut Kohl:
Oui.
François Mitterrand:
C'est là un problème urgent, qui se posera
sitôt après le 18 mars. Quel sera le statut de la RDA par rapport
aux Soviétiques? Si l'Allemagne s'unifie, il ne faut pas qu'il y
ait de doutes pour l'URSS, il ne faut pas qu'au recul soviétique
corresponde une avancée occidentale.
Helmut Kohl:
D'accord là-dessus. Mais je ne suis pas
d'accord sur la première partie de votre raisonnement. Je ne pense
pas que les gens, en Allemagne de l'Ouest, vont dire : « Français
et Américains doivent partir. » Surtout si le nombre de ces soldats
diminue. Du moins tant que les Soviétiques restent... Or ils ne
peuvent pas partir du jour au lendemain.
François Mitterrand:
Oui, mais l'Allemagne unifiée ne supportera
pas longtemps la présence soviétique en
Allemagne de l'Est ! Au bout d'un an ou deux, les Allemands
voudront que toutes les troupes s'en aillent. Sinon, les réflexes
de fierté nationale joueront. Déjà, la référence aux Quatre, en
tant que pouvoir plus politique que militaire, a le don d'agacer
les Allemands. Pourtant, selon les traités, les Quatre ont
aujourd'hui un droit de regard sur toutes les questions, y compris
l'unification. Je sais que c'est là une vue juridique qui ne plaît
pas aux Allemands. Chaque fois que les Quatre se manifestent, vous
froncez les sourcils — vous
particulièrement. Je le comprends. Il y aura donc une différence
entre le droit et la réalité. Dans la réalité, les Quatre n'ont pas
à intervenir sur l'unification, mais ils doivent avoir un droit de
regard sur les conséquences qui les concernent. Ce qui est le cas
sur le plan militaire. Ainsi, pour ce qui est d'un éventuel
armement atomique en Allemagne : est-ce que l'Allemagne unifiée
reprendra à son compte l'engagement de l'Allemagne de l'Ouest
?
Helmut Kohl:
Oui.
François Mitterrand:
Quelle que soit la réponse, elle nous
intéresse. De même, les relations des Allemands avec les pays de
l'Est nous intéressent, car c'est un problème d'équilibre européen.
En ce qui concerne le problème de la frontière de l'Est, les
traités de 1919 et de 1945 sont très injustes ; mais on vit avec.
Il est très important de ne pas rouvrir une frénésie collective en
Europe.
Helmut Kohl:
Aucun danger là-dessus, François
!
François Mitterrand:
La question la plus importante est celle de la
ligne Oder-Neisse. Ce n'est pas la seule frontière qui laisse de
l'autre côté des Allemands. Je comprends, sentimentalement, ce que
doivent ressentir les Allemands. Mais, politiquement, c'est autre
chose. Cela nous intéresse.
Helmut Kohl:
Pour ce qui est de ces deux dernières
questions, aucun problème. Une Allemagne unifiée aura la même
position que la RFA sur le nucléaire et sur les frontières ;
l'Allemagne unifiée confirmera les frontières.
François Mitterrand:
Politiquement, il aurait été utile de
confirmer avant la réunification la frontière Oder-Neisse. Mais je
comprends que, juridiquement, cette reconnaissance ne puisse
intervenir avant l'unification. Je vois bien cela.
Helmut Kohl, rougissant
à nouveau : Je veux vous parler de la ligne
Oder-Neisse. On a fait mousser cette question. Elle n'aurait pas dû
se présenter comme ça. C'est une grosse blessure ; normalement, on
traite les blessures avec un baume, pas avec de l'huile bouillante.
Ça n'aide pas. Nous sommes prêts à la laisser se cicatriser.
Lorsqu'il est venu chez nous, Havel a énuméré tout ce qui avait été
fait d'injuste contre les Allemands en 1945, dont la question des
Sudètes. Pourtant, quarante-huit heures après, l'Association des
Allemands des Sudètes (400 000 personnes, beaucoup de jeunes, les
plus concernés) lui a répondu : « La frontière avec la
Tchécoslovaquie est définitive. » C'est donc bien nous, Allemands,
qui prenons parti contre la réouverture de cette question des
frontières. Donnez-nous du temps.
François Mitterrand:
Très bien. Nous pourrons créer des
communautés, des institutions européennes qui atténuent la rigueur
des frontières.
Helmut Kohl:
C'est mon but. Et ce qui a été possible avec
les Sudètes doit l'être aussi avec la Silésie. On n'y arrivera pas
si on lie ces questions à l'unification. Il ne faut pas en faire
une condition préalable.
François Mitterrand:
Je ne le fais pas.
Helmut Kohl:
En Allemagne, cette question posée en
préalable constituerait un thème de politique intérieure. S'il n'y
avait pas les élections, on ne la poserait pas.
François Mitterrand:
Cela ne suffit pas. La frontière Oder-Neisse,
héritée de la guerre, a été imposée par Staline. C'est le type même
du mauvais traité. Mais c'est fait. Je ne pose pas ce problème de
la ligne Oder-Neisse en préalable. Mais un débat a commencé sur un
éventuel traité de paix et sur l'article 7 des accords de 1954.
Vous dites que c'est le Parlement unifié qui dira : « Nos
frontières sont bien là », mais il s'agira d'un acte
unilatéral.
Helmut Kohl:
Non. Pas seulement. Je suis aussi d'accord
pour un traité. Mais je suis contre l'idée de réunir une conférence
de paix exprès pour ça.
François Mitterrand:
Pas de problème. Comme vous, je ne veux pas
d'une conférence de paix. Par exemple, si on invitait l'Italie, où
se mettrait-elle ?
Helmut Kohl éclate de
rire : Des deux côtés à la fois !
François Mitterrand:
Pourtant, il faut une décision internationale
des pays intéressés. Qui est intéressé ? Je ne sais pas. Il faudra
en tout cas un acte international.
Helmut Kohl:
D'accord.
François Mitterrand:
Autre question : que deviendront les
alliances? Cela n'est pas un problème allemand, c'est d'abord un
problème russe, car le Pacte de Varsovie n'est plus qu'une fiction.
Personne ne se mobilisera plus à l'Est pour attaquer l'Allemagne de
l'Ouest ! Il est surprenant de voir les Soviétiques laisser ce vide
s'installer. Mais c'est un problème aussi pour l'OTAN. Car une
alliance est faite pour combattre des adversaires. Où sont les
adversaires ? C'est un problème international, et pas seulement
allemand.
Autre question : Que devient
l'Europe des Douze ? La présence d'un État allemand unifié sera une
novation, mais que l'on peut maîtriser. Ça fera 16 à 17 millions
d'habitants de plus. Une négociation doit permettre d'aboutir. Je
ne vois pas cela comme un treizième État.
Helmut Kohl:
En effet. Et ce sera bon pour la
CEE.
François Mitterrand:
Mais il y aura 75 millions d'Allemands et 56
millions de Français...
Helmut Kohl:
Dans les années 90, les Français bénéficieront
d'un énorme avantage, car ils n'auront pas à financer la
réunification !
François Mitterrand:
Pour ce qui est de la Communauté européenne,
on trouvera des solutions. Il y aura une seule Allemagne au sein de
la Communauté, pas deux. A mes yeux, ce n'est pas un gros problème.
Cela obligera la Communauté à avancer. J'ai parlé d'une possible
confédération européenne, car les pays qui se libèrent du joug
communiste ne doivent pas rester isolés, ce qui risquerait de
déclencher entre nous une compétition mauvaise. Il faudrait donc
une institution à laquelle auraient accès tous les pays
démocratiques. On me rétorque que la CSCE existe déjà pour cela.
Mais il sera très important, pour la dignité de ces pays, d'avoir
une institution politique entre Européens seuls. Je suis donc
favorable à une réunion de chefs d'État et de gouvernement de la
Communauté, après les élections en RDA, comme nous l'avons fait en
novembre à l'Élysée, pour créer un climat et discuter de tout
cela.
Helmut Kohl:
Pour moi, la coopération franco-allemande est
la seule qui compte ; il n'y a pas de solution de rechange. Je suis
aussi pour un Sommet informel des Douze après Pâques. Tout ce qui
va se passer après le 31 décembre 1992 en Europe est essentiel. Je
veux que nous fassions ce chemin ensemble, comme on le fait
ensemble depuis trente ans. Pour ce qui est de l'Allemagne, il faut
que tout se décide à « 4 + 2 », et qu'ensuite la CSCE ne fasse que
bénir le tout. Genscher l'a d'aidleurs dit à De Michelis: « You're
not part of the game » (« Vous n'avez
aucun rôle là-dedans »).
François Mitterrand:
Mais est-ce « 4 + 2 » ou « 2 + 4 » ? Il y a
une question de chronologie là-dedans. Je fonde beaucoup d'espoirs
sur le développement de l'Allemagne de l'Est. Ce sera un pays
remarquable. Cela obligera la CEE à continuer d'avancer dans son
union politique et pas seulement économique et
monétaire.
Helmut Kohl:
Oui, c'est ma vieille idée.
François Mitterrand:
Vous avez noté mon idée de confédération. On a
fait semblant de croire que je voulais remplacer la Communauté par
la confédération. C'est ridicule : il suffit de relire le texte
écrit de mon intervention à la télévision du 31 décembre dernier.
Aujourd'hui, il y a une réalité, c'est la Communauté. Mais il faut
renforcer ses structures et accélérer l'allure. Et puis, il faut
une perspective qui reste à inventer. Il ne faut pas laisser les
pays de l'Est seuls. Ils seraient les petits, les sans-grade. Il ne
faut pas entrer dans une mauvaise compétition entre nous vis-à-vis
de l'Europe de l'Est. Voyez les Italiens avec l'Autriche, la
Hongrie, la Yougoslavie: c'est une course dangereuse... Demain, il
faut pouvoir parler à parité avec un pays comme la Bulgarie au sein
d'une institution qui sera bien sûr plus lâche que la
Communauté.
Helmut Kohl:
Ça m'est égal, le nom que l'on donne à
l'enfant. La solution n'est pas que tous entrent dans la CEE. Il
faut donc offrir une alternative, et il faut poser des conditions
pour cela ; et d'abord qu'il existe un État de droit
libéral.
François Mitterrand :
Je ne voudrais pas qu'en Allemagne on croie
que la France nourrit des réserves sur l'unification. Mais nous
voulons dire notre mot sur ses conséquences extérieures. Le reste
m'intéresse, pourtant : je m'intéresse au sud de la Thuringe où
j'ai été prisonnier !
Helmut Kohl:
Je vous invite mardi soir à Erfurt !... Rien
ne doit venir troubler ce trésor de l'amitié franco-allemande: si
l'Allemagne s'unifie, le lien entre la France et l'Allemagne sera
encore plus important. Car cela relativisera la crainte de
l'hégémonie allemande. Je pense que les conséquences économiques
seront bonnes pour la France.
François Mitterrand:
Vous bénéficiez de bonnes circonstances, car
cette unification survient en période de succès économiques. Vous
ne gâcherez pas cette chance comme avant 1914, car nous sommes
ensemble dans la Communauté. Si cela ne se faisait pas, ce serait
très grave. Il faut un signe pour montrer que vous n'êtes pas
hostile à ce qui a été décidé sur les progrès de la Communauté. Ce
sont les Italiens qui seront puissance invitante, car cela ne
pourra de toute façon être avant juillet. Si on me pose la
question, je dirai que j'y suis favorable. Je connais votre
engagement européen. Nous sommes habitués l'un à l'autre. Nous
commençons à faire « vieux couple » [rire]. En résumé, vous avez compris mon point de vue :
l'unification est une décision allemande, les conséquences
nationales sont de votre ressort; les conséquences internationales
[les alliances, la CEE] doivent être
débattues entre nous.
Helmut Kohl:
Je suis entièrement d'accord, sauf sur un
point : vous avez une idée à plus court terme que moi sur le
retrait des troupes alliées d'Allemagne.
Le Président a donné ce soir à Kohl le sentiment
de renoncer à la reconnaissance préalable des frontières. En
réalité, me dit-il après avoir raccompagné le Chancelier, il n'en
est rien : il l'exigera.
Tard dans la nuit, j'appelle Roland Dumas à Moscou
pour lui dire qu'un météorologue verrait beaucoup de nuages à
l'horizon de cette conversation. Il me rapporte celle qu'il vient
d'avoir avec Édouard Chevardnadze, qui
lui a dit : J'avoue mon impuissance. Si
seulement je connaissais la suite !... On n'avait pas prévu que les
événements se dérouleraient avec une telle rapidité. La meilleure
option eût été une évolution par étapes. Mais, désormais, il est
très difficile d'enrayer le processus en Allemagne. La campagne
électorale en RDA et préélectorale en RFA stimule les forces
favorables à la réunification. Des idées intéressantes, comme celle
de communauté contractuelle, voire de confédération, paraissent
dépassées. Actuellement, on assiste à un phénomène de simple
absorption, en dépit des vaines paroles sur le rôle de la CSCE. Que
faire, pratiquement, pour rendre ce processus gérable ? D'abord
convoquer d'urgence un Sommet de la CSCE. Sur ce point, l'accord
existe et la convocation pourrait avoir une valeur stabilisatrice.
En second lieu, il est regrettable que, malgré nos efforts, l'on
n'ait pas pu faire fonctionner le mécanisme à Quatre. Mme Thatcher,
à laquelle j'ai proposé de passer du niveau des ambassadeurs à
celui des ministres, s'est bornée à répondre qu'« Helmut serait
vexé... » ! Dès lors, et bien que les Quatre ne soient pas libérés
de leurs responsabilités, il n'y a pas grand-chose à espérer de ce
côté. Une autre variante serait celle du « 2 + 4 ». On peut
l'essayer, même s'il est clair qu'il s'agira d'un schéma
intermédiaire puisque, d'ici peu, l'on en viendra à « 1 + 4 ».
Genscher envisage un processus dans lequel les deux Allemagnes se
réuniraient et prendraient les décisions, puis rencontreraient les
Quatre, et, finalement, renverraient le problème à la CSCE. En
fait, les choses importantes se feraient à deux ! Mais comment
évoluera la situation lorsque, après la réunification, un nouveau
gouvernement se mettra en place? Il n'est pas sûr que Kohl et
Genscher seront les dirigeants du nouvel État! Les engagements pris
antérieurement par les deux encore distincts conserveraient-ils
leur valeur pour l'Allemagne unifiée ? J'en doute. Cela dit, on
peut essayer la formule « 2 + 4 ».
Avant de le quitter, Roland
Dumas l'a interrogé : Serait-il
concevable que l'Union soviétique maintienne des troupes dans un
pays faisant partie de l'OTAN?
Édouard Chevardnadze a
répondu en soupirant: Tout peut
arriver!
Le ministre russe donne l'impression d'un profond
désarroi, d'une impuissance résignée. Ce que Douglas Hurd, qui
vient aussi de le rencontrer, qualifie joliment de mélancolie.
Vendredi 16 février
1990
Réunion préparatoire, chez Jean-Louis Bianco,
avant le prochain voyage du Président au Pakistan. On sait que les
Pakistanais vont nous redemander de leur vendre une centrale
nucléaire. Il faudra la leur refuser avec amabilité, conseillent
tous les ministres représentés, en raison de leur programme, déjà
très avancé, et des risques de prolifération. Le Président, à qui
j'en parle, s'irrite : Je verrai. Je ne me
laisserai pas dicter mon attitude par des fonctionnaires
craintifs.
Approché par François Mitterrand et Helmut Kohl,
le Premier ministre irlandais, président du Conseil européen,
propose aux Douze une réunion informelle du Conseil à Dublin, en
avril, afin d'étudier les implications des événements d'Europe
centrale et orientale, notamment du processus d'unification
allemande pour la Communauté.
J'apprends par Serge Boidevaix que c'est à la
demande de Horst Teltschik que le ministre allemand de la Défense,
Stoltenberg, et l'inspecteur général de la Bundeswehr, l'amiral
Wellershoff, ont récemment interrogé Jean-Pierre Chevènement et le
général Schmitt sur la question de nos Hadès. Chevènement a fait
comme si le problème ne se poserait que dans l'hypothèse où les
Allemands eux-mêmes nous demanderaient de baser des Hadès sur leur
territoire. Mais les Allemands ont répondu que, pour eux, l'Hadès
constitue un problème même s'il reste en France ! Ils souhaitent
obtenir sur les conditions de son emploi éventuel des
éclaircissements et des engagements aussi précis que ceux qu'ils
ont reçus des Américains et des Britanniques sur l'emploi des armes
nucléaires de l'OTAN déployées en Allemagne. Stoltenberg aurait été
« choqué » d'apprendre que la production de l'Hadès avait déjà
commencé sans accord allemand. François
Mitterrand: De quoi se mêlent-ils ? Je
ne veux pas discuter de notre nucléaire avec eux. Je ne ferai pas
l'Hadès, mais je ne veux pas savoir qu'ils sont du même avis !
Est-ce déjà l'Allemagne impériale qui renaît ?
Par ailleurs, Serge Boidevaix a eu une
conversation avec l'amiral Wellershoff
qui lui a dit: Aujourd'hui, il n'y a plus d'« avant », puisque la RDA
disparaît. Il n'y a donc plus de « bataille de l'avant ». Chaque
pays va devoir songer à nouveau à défendre ses intérêts vitaux à
ses frontières. Les liens au sein de l'Alliance vont se distendre.
On risque d'aller vers une renationalisation des politiques
de défense. Comme l'amiral est très favorable à l'Alliance, il va
chercher à résoudre ce problème dans le cadre de l'OTAN. Mais que
même lui en parle montre que l'Allemagne est en train de regagner à
très grande vitesse son autonomie sur tous les terrains, y compris
militaire.
Le Premier ministre polonais, Tadeusz Mazowiecki,
insiste pour participer aux réunions « 4 + 2 », et demande qu'un
traité soit conclu entre son pays et les deux Allemagnes,
garantissant l'intangibilité de la frontière germano-polonaise,
avant la réunification. Refus brutal de Helmut Kohl. François Mitterrand: Il faut
trouver une façon d'associer les Polonais à ce traité. Pas question
de céder sur ce point aux Allemands. J'en ferai un cas de rupture.
Dites-le à Teltschik. Ce que je fais. L'Allemand le prend
mal : C'est simplement inacceptable
ici.
Dimanche 18 février
1990
Violentes manifestations à Bucarest devant le
siège du gouvernement. L'armée intervient. Autres dirigeants, mêmes
méthodes.
Lundi 19 février
1990
François Mitterrand s'envole pour le Pakistan. Il
est le premier chef d'État français à s'y rendre.
Je suis à Moscou. Au Kremlin, les idées changent
incroyablement vite. Je retiens de mes divers entretiens le
sentiment de l'irrésistibilité de la réunification allemande et
l'impossibilité de faire quoi que ce soit, ne serait-ce que pour en
ralentir le processus. Je note aussi la distance croissante prise à
l'égard de Cuba et de la Syrie. Vadim Zagladine évoque l'idée que
Gorbatchev pourrait s'arrêter à Paris à son retour des États-Unis,
au mois de juin. La décomposition acceptée de l'empire est
ultra-rapide. Les responsables du Kremlin - Gorbatchev le premier,
me dit Zagladine — s'attendent à une prompte sécession des pays
Baltes ; ils sont prêts à l'accepter si on l' « habille » de
traités internationaux signés entre l'URSS et ces États. Il y aura
d'ailleurs bientôt des ambassades baltes à l'ONU et à Moscou. Leur
attitude est la même vis-à-vis d'éventuelles sécessions des
républiques musulmanes de l'URSS, sauf celles du Caucase,
productrices de pétrole. Mais une très vive inquiétude se fait jour
sur le sort des armes chimiques et nucléaires stationnées dans ces
régions où les généraux de l'armée soviétique sont souvent,
disent-ils, des autochtones nationalistes. Le multipartisme est
déjà un fait en Russie : je déjeune avec des dirigeants communistes
et un député de Démocratie russe qui parle ouvertement au nom de
son parti ! Sur le plan économique, le désordre est majeur et
l'administration paralysée : les gens se vivent quasi ouvertement
comme un pays du Tiers-Monde. Une sorte d'Argentine, nostalgique
d'une puissance révolue.
Mes consultations sur la Banque aboutissent, sur
deux points majeurs, à des résultats qui permettent d'escompter un
accord à Trente-Quatre lors de la prochaine réunion plénière.
L'Union soviétique accepterait de limiter volontairement son accès
aux prêts par une déclaration d'intention unilatérale (elle ne veut
pas qu'elle figure dans le traité). Le président de la Gosbank
admet l'idée d'une limitation du recours aux prêts de la Banque en
deux phases : la première, de deux ou trois ans, au cours de
laquelle l'URSS n'emprunterait que des ressources correspondant à
son capital ; au terme de cette période, un accès plus large
pourrait être aménagé, mais sans aboutir à consacrer à ce pays plus
de 20 à 25 % des prêts de la Banque. Un accord sur ces bases
permettrait de lever le principal obstacle avancé par les
Américains. L'URSS semble d'autre part admettre — ou plutôt est
tout près d'admettre — les références explicites au « multipartisme
» dans le préambule et l'article 1 des statuts. Ce serait la
première fois que l'URSS souscrirait un tel engagement. Le fait que
Moscou le fasse à cette occasion montre bien que la négociation sur
la Banque aura servi de révélateur de son évolution vers la
démocratie.
Mardi 20 février
1990
Réunion des ministres des Affaires étrangères des
Douze à Dublin : soutien réaffirmé de la France à Bonn pour la
réunification de l'Allemagne. Roland Dumas me rapporte que
Hans-Dietrich Genscher ne s'est jamais
montré aussi critique vis-à-vis de Helmut Kohl et de sa volonté de
forcer la main à tout le monde : Il faut
neutraliser la RDA ; sinon, l'URSS refusera.
Mercredi 21 février
1990
Il y a deux façons de concevoir la prochaine
réunion à Six : soit la RFA et la RDA négocient d'abord seules, et
les quatre Alliés de la dernière guerre n'ont plus qu'à avaliser
leurs accords, soit les Quatre négocient à la fois avec la RFA et
la RDA, et, dans ce cas, il y a une certaine marge de manœuvre.
Mais cela m'étonnerait beaucoup que Kohl se range à cette seconde
solution. Roland Dumas et Genscher considèrent, eux, qu'il est plus
important d'avancer que de se laisser arrêter par ces questions de
procédure.
A Islamabad, le Président annonce que la France
accepte de vendre une centrale nucléaire au Pakistan. Nous avions
tous tenté de l'en dissuader. Mais voici pourtant qu'il ouvre la
porte à la prolifération. Aucun danger,
explique-t-il. Des experts lui auraient démontré que nos centrales
n'étaient pas utilisables à des fins militaires...
Jeudi 22 février
1990
François Mitterrand est au Bangladesh. Les
premiers essais de barrages décidés au Sommet des Sept de l'année
dernière se mettent en place. Les études sont en cours. La Banque
mondiale assure la coordination du financement.
Vendredi 23 février
1990
Accord industriel et financier de Renault avec
Volvo afin de mieux résister à l'offensive japonaise sur le marché
de l'automobile européen. Le nouveau groupe, en marche vers une
fusion, sera le quatrième producteur mondial de voitures de
tourisme, et le premier pour les véhicules industriels. Michel
Rocard considère cet accord comme l'aboutissement de ses efforts.
De fait, il a suivi lui-même cette négociation avec Raymond Lévy et
Pehr Gyllenhamman, le visionnaire président suédois.
Samedi 24 février
1990
Premières élections libres depuis la guerre au
Parlement lituanien.
Lundi 26 février
1990
Le Président tchèque, Vaclav Havel, est à Moscou.
Il signe un accord sur le départ échelonné des troupes soviétiques
de Tchécoslovaquie.
Le projet de Centre de conférences internationales
progresse. Jack Lang plaide pour le projet de Jean Nouvel.
Mardi 27 février
1990
En ce qui concerne la BERD, de nombreuses réunions
d'experts auront lieu jusqu'au vendredi 9 mars. Samedi 10 et
dimanche 11 se tiendra la seconde conférence — peut-être finale —
de négociation entre tous les pays. D'ici là, il faut tout régler.
En l'état actuel des choses, deux problèmes subsistent, quasi
insolubles et qui risquent de faire capoter la négociation.
Sur l'éligibilité de l'URSS auprès de la Banque,
la situation a quelque peu évolué par rapport à l'époque où la
Grande-Bretagne, les États-Unis et le Japon ne voulaient même pas
que l'URSS en fasse partie ; ces trois pays, unis dans leur
hostilité à toute aide à l'URSS, mènent cependant encore un combat
d'arrière-garde qui peut conduire à l'échec. S'ils acceptent que
l'URSS soit membre de la Banque, ils exigent qu'elle ne lui
emprunte rien, ou presque. L'URSS accepte de mettre unilatéralement
par écrit, dans une lettre annexée au traité, que, pendant deux
ans, elle n'empruntera pas plus que sa part du capital (soit 750
millions de dollars, ou 6 %) ; puis qu'elle empruntera comme les
autres pays de l'Est, mais seulement jusqu'à 20 % du total des
prêts de la Banque, pour ne pas concurrencer excessivement les
petits pays emprunteurs d'Europe centrale. C'est une solution
raisonnable que onze pays sur les douze acceptent. Mais, hier soir,
au cours d'une réunion confidentielle à Londres, Grande-Bretagne,
États-Unis et Japon ont rejeté cette solution, exigeant que l'URSS
écrive dans sa lettre qu'elle n'empruntera dans un premier temps
que le montant réel qu'elle versera au capital de la Banque, soit
150 millions de dollars, puis, dans un deuxième temps, 6 % du
total, et enfin 20 % dans une troisième étape. Ces trois pays
exigent que cela soit inscrit dans le traité et que le passage
d'une étape à l'autre requière l'accord de 85 % des droits de vote,
ce qui conférerait aux États-Unis et au Japon seuls un droit de
veto sur l'éligibilité de l'URSS. Cela serait évidemment très
humiliant pour les Soviétiques, et inacceptable, à mon sens, pour
les Européens. Seule des Douze, la Grande-Bretagne donne son accord
à ce diktat. Je suggère au Président de dire aux trois conjurés que
les autres pays négociateurs créeront la Banque sans eux, s'il le
faut, mais pas sans les Soviétiques. Le Président approuve.
Seconde question : le siège. Bien des institutions
internationales sont restées dans les limbes parce qu'on n'a pu se
mettre d'accord sur le choix d'une ville-siège. Si l'on veut
avancer le choix de Paris pour la BERD, ce que je souhaite, il faut
le faire dès maintenant. Les trois villes candidates au sein de la
Communauté (Londres, Copenhague et Amsterdam) sont aussi les
capitales des seuls pays européens à soutenir la candidature d'
Onno Rudding à la présidence de la Banque. Nous n'avons donc aucune
raison de les ménager. Jusqu'ici, personne en France ne s'est
manifesté ni pour dire que nous souhaitons obtenir la présidence,
ni pour réclamer le siège. Je suis sûr que la stratégie qui
consisterait à se porter candidat aux deux (comme le font les
Hollandais) permettrait tout naturellement de décrocher l'une ou
l'autre. D'abord le siège, qui est l'essentiel : l'instrument
durable du renforcement de la place financière de Paris face à
Londres. Le Président, à qui j'expose ces
arguments, me répond : Pourquoi pas Londres,
si Londres cède sur l'autre point ? C'est à dire si vous êtes
président ? Je lui redis que ce n'est pas mon choix
principal. Je préférerais que la Banque s'installe à Paris, ce qui
serait un coup porté à la suprématie financière de Londres et
viendrait compléter toute la stratégie menée par ailleurs pour
redonner à Paris un grand rôle international. Manifestement, il ne
le souhaite pas. Édith Cresson lui a expliqué que les Belges
n'attendaient que cela pour réclamer le rapatriement du Parlement
européen. Je ne désespère pas de le convaincre.
Mercredi 28 février
1990
Dans une semaine, visite en France des dirigeants
polonais qui viendront tester notre soutien sur la question des
frontières. Roland Dumas m'explique que
le flou sur les frontières qu'entretient le Chancelier Kohl (et que
Genscher ne parvient pas, malgré ses « initiatives », à dissiper) a
suscité de nombreuses critiques jusqu'en RFA, et de très vives
réactions en Pologne. Déçus par un soutien soviétique jugé faible,
les Polonais se tournent vers nous. C'est seulement en France que
leurs trois principaux dirigeants se rendront. Ils recherchent une
sorte de « garantie » de la France face à l'« impérialisme » d'une
Allemagne réunifiée qui refuserait de sceller définitivement et
juridiquement l'intangibilité de la frontière Oder-Neisse. Dans ce
contexte, la visite des Polonais prendra un relief particulier. A
cette occasion pourrait être publié un communiqué commun ou
unilatéral réaffirmant l'intangibilité de la frontière Oder-Neisse
et appelant à en consacrer la réalité par un acte juridique
international. La France manifesterait ainsi son appui à la
Pologne, prélude à un éventuel accord d'assistance qu'il serait
cependant prématuré d'évoquer à ce stade.
Si nous n'y prenons garde, en effet, le problème
plus général des frontières en Europe pourrait rapidement
empoisonner l'ensemble du processus en cours : frontière orientale
de la Pologne, frontière orientale de l'Allemagne réunifiée,
frontières soviéto-roumaine, hungaro-roumaine, etc. Sans parler de
la situation en URSS et de la perspective (probablement rapprochée)
de déclarations unilatérales d'indépendance des États baltes. Si
l'on met à part le cas des États baltes, dont nous n'avons jamais
reconnu l'annexion, il paraît nécessaire à Dumas de maintenir, dans
l'approche générale du problème allemand comme dans celle de
l'ensemble du problème européen, deux principes : intangibilité des
frontières (ce qui marque les limites du principe
d'autodétermination) ; garantie juridique internationale et
mécanisme multilatéral de négociation et d'arbitrage. Ces principes
sont explicites dans le projet de déclaration sur la Pologne.
Dumas ajoute que la tentation de la RFA de
réaliser la réunification par la procédure d'absorption
territoriale (par le jeu de l'article 23 de la Loi fondamentale)
appelle des éclaircissements : ce mécanisme pourrait constituer un
précédent fâcheux s'il était invoqué pour des territoires qui
seraient hors du champ des deux États allemands. Le texte pourrait
être rédigé soit sous la forme d'une déclaration unilatérale, soit
sous la forme d'un communiqué commun.
Dans cette affaire, Roland Dumas comprend très
bien la pensée du Président et, par ses rapports très confiants
avec Baker (en anglais), Genscher (en allemand) et Chevardnadze (en
russe), représente un atout maître dans cette négociation
complexe.
Le Président approuve :
Il faut agir dans ce sens et appuyer à fond
les Polonais.
Jeudi 1er mars 1990
Dans une conférence de presse, Helmut Kohl refuse tout net l'idée de conclure un
traité avec la Pologne sur l'intangibilité de la frontière
Oder-Neisse ; mais il déclare ne voir aucun
inconvénient à ce que les deux Parlements allemands émettent une
déclaration commune, celle-ci n'étant nullement contraignante en
droit international. Le Chancelier accepte aussi l'idée d'un
règlement de paix incorporant des documents déjà existants (tel
l'Acte final d'Helsinki) et mettant fin aux droits et
responsabilités quadripartites. Genscher prend nettement ses
distances avec ces positions. Il suggère que la RDA, une fois
rattachée à la RFA, demeure exclue des défenses de l'OTAN. Kohl,
lui, ne dit mot là-dessus (même s'il n'a pas protesté quand
François Mitterrand le lui a proposé). La crise est proche entre
les deux hommes.
A la demande du Président, furieux du comportement
de Kohl, Roland Dumas réagit fermement à ces propos et invite
l'Allemagne à lever très rapidement toute ambiguïté.
Parution, au Journal
officiel d'un décret en date du 27 février, signé du Premier
ministre, autorisant les Renseignements généraux à détenir dans
leurs fichiers des renseignements sur l'appartenance politique,
raciale, philosophique et religieuse des personnes faisant l'objet
d'une surveillance. Le Président :
Quelle maladresse ! Pourquoi fait-il cela ? Il
devrait cesser de s'occuper des services secrets ! On dirait que ça
le fascine... Il demande que le gouvernement annule ce
texte.
Celui-ci n'est pourtant pas sans intérêt, même si
sa rédaction est désastreuse. Rocard explique que c'est le résultat
d'un travail administratif de plusieurs années visant à traduire
dans des textes les exigences de respect des libertés créées par la
loi « Informatique et Liberté ». La CNIL a approuvé ce décret comme
celui de l'an dernier sur la DST. Voilà comment on rate un texte,
malgré d'innombrables filtres administratifs.
Samedi 3 mars
1990
Tollé de la presse et de multiples organisations
contre le décret Rocard sur le fichier des RG. Même Pasqua y va de
son indignation ! Pourtant, la CNIL n'a rien trouvé à y redire.
Michel Rocard fait marche arrière,
invoquant un malentendu. Il reprendra
le dossier pour s'évertuer à mieux convaincre.
Vu un vice-ministre russe des Affaires étrangères,
le très influent Adamichine. Il définit
la position diplomatique de l'URSS avec professionnalisme. Au
moment où Chevardnadze semble de plus en plus dépassé par les
événements, il est devenu le pivot de la réflexion stratégique à
Moscou. A son avis, il faudrait conduire le processus de
réunification allemande par le « 4 + 2 » dans une synchronisation
parfaite avec le processus débouchant sur la CSCE. D'ailleurs,
explique-t-il, l'expression « réalisation de l'unité » du
communiqué d'Ottawa est traduite en russe par le mot stroitelstsvo (construction) qui implique la notion
d'étapes. Il faudra aussi y parler du statut militaire de la future
Allemagne unifiée (participation ou non aux alliances,
démilitarisation, statut non nucléaire, confirmation du renoncement
aux armes bactériologiques et chimiques), de la présence des
troupes étrangères et du problème des frontières. L'Union
soviétique estime qu'un traité de paix s'impose pour régler le
problème de toutes les frontières, et pas seulement celui de la
frontière Oder-Neisse. Il va de soi, me
dit le vice-ministre, que le Sommet de la CSCE
devra s'occuper des affaires allemandes. Il ne s'agira pas
d'entériner l'unification allemande ni de la sanctionner. Elle ne
sera pas encore faite. Au moins pourra-t-on se livrer à une
évaluation du degré d'avancement des choses.
Adamichine est contre
l'invocation de l'article 23 de la Loi fondamentale allemande pour
l'unification, car cela porterait atteinte aux
prérogatives des quatre puissances. Comment pourrait-on traiter du
Grand Berlin sur cette base? D'autre part, l'article 23 est
parfaitement ambigu. On y parle d'« autres parties » de
l'Allemagne. A l'évidence, cela n'exclut ni la Silésie, ni les
Sudètes, ni Kaliningrad ! En outre, l'application de l'article 23
signifierait que toute la législation de la RFA s'appliquerait
automatiquement au territoire de la RDA, y compris les accords de
Paris et le Traité de Washington créant l'OTAN. Pas question ! Par
ailleurs, la Loi fondamentale prévoit de céder la place à une
nouvelle Constitution lorsque la réunification sera complète. Or,
s'agissant des frontières, elle se réfère à celles du Reich en 1937
! Il y a là une question essentielle sur laquelle les accords de
Potsdam donnent aux quatre puissances le droit de se prononcer. Les
deux États allemands doivent définir les règles du jeu sur un pied
d'égalité. Il ne peut s'agir d'une simple absorption de la RDA. Il
n'y aurait plus alors de possibilité de synchronisation du
processus allemand et du processus européen de la CSCE. Or, ce
parallélisme implique que le désarmement soit suffisamment avancé,
ce qui n'est pas le cas. Le recours à d'article 23 équivaudrait à
un Anschluss pur et simple. Il susciterait une vague de
nationalisme en Allemagne et chez ses voisins. Le moment est venu,
pour les Quatre, de se déterminer et de manifester clairement s'ils
ont ou pas leur mot à dire. Les Quatre doivent intervenir si la RFA
veut « avaler » la RDA. Ils doivent exiger qu'on attende
!
Le vice-ministre
poursuit: Personne à Moscou ne veut « tirer »
sur les Allemands ni empêcher la réunification. Mais il convient de
les prendre au mot lorsqu'ils se déclarent en faveur d'une
synchronisation des processus allemand et européen. Cela suppose du
courage. Il y a 365 000 soldats soviétiques en RDA. Le risque d'un
retour de l'arrogance allemande n'est pas négligeable. Les Polonais
craignent que cette politique comporte deux étapes : d'abord
l'unification avec la RDA, puis un afflux pacifique d'Allemands
dans les anciens territoires sous domination du Reich (Silésie,
Sudètes). Certains, en Allemagne, vont même jusqu'à déclarer
qu'après l'indépendance de la Lituanie, l'Union soviétique n'aura
plus d'accès direct à Kaliningrad, et que cela pourrait ouvrir des
perspectives... En réalité, les intérêts allemands ne seront pas
lésés si la réunification n'a pas lieu en 1990 ou en 1991, mais
plus tard. On peut très bien concevoir une intégration économique
dans un premier temps, puis la formalisation de l'unification
politique.
Enfin, dernier point à
l'évidence crucial pour les Soviétiques: L'Allemagne réunifiée ne doit pas appartenir à l'Alliance
atlantique. En tout cas, pas à la structure militaire
intégrée. Adamichine ne fait pas allusion à la solution
proposée par Genscher (non extension à la RDA des défenses de
l'OTAN).
Signe de l'évolution de la situation : les
Soviétiques se satisferaient maintenant des dix points de Kohl,
qu'ils refusaient il y a un mois et dont le Chancelier pense
maintenant qu'ils sont dépassés. Ils souhaitent que soient d'abord
créées des structures fédérales en RDA, avec une intégration
économique poussée des deux pays, puis une confédération de ces
deux pays et seulement après, enfin, un État fédéral, le passage
d'une étape à l'autre étant synchronisé avec l'avancement du
processus de la CSCE. Dans leur esprit, le Sommet de la CSCE ne
constituera qu'un moment d'un processus qui prendra plusieurs
années avant d'aboutir à l'unification et à la neutralisation de
l'Allemagne.
Les réactions aux propos de Helmut Kohl sont
presque unanimement désapprobatrices. L'URSS et la Tchécoslovaquie
apportent leur soutien à la Pologne. Kohl laisse maintenant
entendre qu'un traité pourrait être conclu avec la Pologne si
celle-ci renonçait à toute réparation de guerre.
Lorsque je reviens à la charge à propos du siège
de la Banque, le Président me répond :
N'insistez pas. Je ne veux pas de cette banque
à Paris. Le Parlement à Strasbourg, c'est plus important. Et Édith
Cresson me répète qu'on va le perdre.
J'ai pourtant trouvé un magnifique immeuble
boulevard Haussmann. Mais il ajoute : Soyez
candidat. Suivez votre projet plus loin.
Le Président insiste par écrit auprès du président
libanais Hraoui pour que celui-ci ne tente pas d'opération
militaire contre le réduit chrétien de Beyrouth.
Dimanche 4 mars
1990
Jean-Pierre Soisson crée le mouvement « France
unie », destiné à regrouper les membres non socialistes de la
majorité présidentielle. François
Mitterrand: Pas mal. Ils sont plus
courageux que je ne croyais.
Comme prévu et souhaité par Mikhail Gorbatchev, le
premier tour des élections aux Parlements de Russie et de
Biélorussie donne la majorité aux réformateurs.
Second tour des élections au Parlement lituanien :
la victoire des indépendantistes est écrasante.
Lundi 5 mars
1990
Au golf, ce matin, avec François Mitterrand.
Le Président est extrêmement préoccupé
par la préparation du prochain Congrès du Parti socialiste. Il est
maintenant persuadé que Laurent Fabius ne parviendra pas à se faire
élire Premier secrétaire, en raison de la coalition négative qui se
forme contre lui. Il a le sentiment que Fabius y croit encore, mais
que l'affrontement sera violent et que tout cela est on ne peut
plus mauvais pour le Parti socialiste. Il est convaincu que les
socialistes perdront les élections de 1993 et que Rocard plonge le
pays dans une anesthésie néfaste : Il ne pense
qu'à rester à Matignon. Il n'entreprend rien, ne fait rien. C'est
un zéro. Le seul à agir, c'est Jospin. J'aurais dû le nommer à
Matignon. J'y ai pensé. Mais je me serais fâché à jamais avec
Fabius. Sur Rocard, le jugement est sévère : il termine la
mise au point du crédit-formation et travaille à la réforme de la
fiscalité. Quant au futur Congrès du PS, François Mitterrand s'est
engagé en faveur de Fabius, pas assez pour l'imposer, mais
suffisamment pour provoquer le mécontentement des autres et aboutir
à ce que l'échec de Fabius apparaisse comme le sien. Son autorité
risque d'être mise en cause, et l'avenir de son œuvre
compromis.
Helmut Kohl téléphone à François Mitterrand. Il
lui parle des prochaines élections en RDA. Il est euphorique :
elles lui semblent s'annoncer mieux que prévu pour ses amis
chrétiens-démocrates. Le Président insiste une nouvelle fois sur la
nécessité d'une déclaration politique claire et nette sur la ligne
Oder-Neisse, au lieu de s'abriter derrière des arguments
juridiques.
Le Chancelier hésite,
puis déclare : J'ai l'intention de lefaire
bientôt.
François Mitterrand :
Mais quand ? Le 18 approche.
C'est peut-être la conversation décisive. Le
Chancelier a-t-il été convaincu par l'insistance du Président ? Ou
bien a-t-il ses raisons de politique intérieure pour bouger,
maintenant qu'il sent que sa victoire assurée en RDA prélude à une
victoire possible de son parti dans toute l'Allemagne réunifiée dès
décembre ?
Mardi 6 mars
1990
Réunion houleuse de la coalition gouvernementale à
Bonn. Genscher insiste sur la question des frontières. Le Chancelier annonce qu'il proposera demain au
Bundestag de se prononcer sur l'inviolabilité
des frontières avec la Pologne, qui deviendra un principe inaliénable d'une cohabitation pacifique en
Europe. Un traité pourra ensuite être conclu avec
Varsovie.
François Mitterrand :
C'est bien, mais cela ne suffit pas. Il faut
qu'il accepte un acte de portée internationale pour le
ratifier.
Moscou n'acceptera l'appartenance de l'Allemagne
unifiée à l'Alliance atlantique qu'au terme d'un processus qui aura
vidé les alliances de tout contenu militaire (suppression de
l'organisation militaire intégrée, retrait des armes nucléaires,
réduction des troupes américaines à un niveau très bas). Si l'on y
ajoute l'exigence de plafonnement des effectifs de la Bundeswehr,
cela requiert une organisation de la sécurité ouest-européenne qui
demeure crédible aux yeux des Allemands. Même si, à la fin,
Soviétiques et Américains se rallient à la solution proposée par
Genscher - démilitarisation de la RDA -, il nous faudra faire
évoluer l'Alliance en transférant progressivement aux mains des
Européens la plus grande part des responsabilités et des charges de
la sécurité de l'Europe. L'obstacle principal sera évidemment la
Grande-Bretagne.
Mercredi 7 mars
1990
Au Conseil des ministres, à propos du rôle de
Strasbourg comme siège du Parlement européen, dont parle Edith
Cresson, Le Président: Il faut une affirmation claire et nette de la volonté
française. Il ne faut pas hésiter à employer les moyens de
rétorsion dont nous disposons.
A propos de la ligne Oder-Neisse: Il y a eu de très grandes tensions à l'intérieur de la
coalition à Bonn, au point de mettre en cause son existence même.
L'unité allemande ne peut être admise que dans le cadre des
frontières telles qu'elles sont. Cette frontière n'est pas à la
disposition des seuls Allemands, elle est le résultat d'une guerre
où nous nous trouvions du côté des vainqueurs. La décision
allemande est très bien. Mais son authentification doit être
assurée par un acte international, tel un règlement de
paix.
A propos du Liban : J'ai
relevé une nouvelle déclaration du président libanais Hraoui,
désagréable à l'égard de la France. Or la France a pris un certain
risque par rapport à son opinion publique en soutenant le processus
de Taëf et en retirant son soutien à Aoun. Nous avons dégagé
l'ambassade du Liban à Paris, qui était occupée par des partisans
d'Aoun. L'opération s'est bien déroulée, mais elle aurait pu ne pas
être sans dégâts. Qu'est-ce que Hraoui veut de plus ? Il veut que
nous levions cette sorte d'interdit, plus moral que pratique, qui
résulte de deux lettres où je lui recommandais la patience plutôt
qu'une opération militaire sur Beyrouth, opération qui ne pourrait
être conduite que par l'armée syrienne. Jean-Paul II lui a écrit la
même chose. J'attends du Quai d'Orsay qu'il adresse une note
extrêmement précise et très « à cheval » au président
Hraoui.
A propos du crédit-formation,
qui vient en discussion: Le
crédit-formation représente déjà et peut représenter davantage
encore l'un des apports sociaux les plus importants de ce
gouvernement.
En Hongrie, accord sur le calendrier du retrait
des troupes soviétiques.
Jeudi 8 mars 1990
Le Bundestag reconnaît l'inviolabilité de la
frontière Oder-Neisse à l'unanimité moins cinq abstentions. Enfin !
A une semaine seulement des élections en RDA ! François Mitterrand insiste : Il
manque encore un acte international. Ça ne vaut rien sans
cela.
Déjeuner à la Maison Blanche. La conversation,
amicale et détendue, comme toujours, avec Brent
Scowcroft, tourne entièrement autour des questions
européennes et du rôle qu'y joueront à court et long terme les
États-Unis. Le président du Conseil national de Sécurité cherche
quelle initiative ils pourraient lancer pour justifier leur rôle
dans la nouvelle Europe. Ils sont inquiets de voir leur présence
militaire y devenir injustifiable. Ils se sentent toujours
concernés par la stabilité politique du Vieux Continent, qui les a
entraînés par deux fois dans la guerre. Je sens derrière ces propos
une Amérique un peu désorientée, déçue par ses partenaires de
l'Ouest comme par ses adversaires de l'Est, en quête d'une
stratégie et même d'une tactique, comme dépassée par sa propre
victoire dans la guerre froide.
Sur l'URSS : Gorbatchev ne
sait pas où il va. Il n'a plus d'autorité. Il change sans cesse
d'avis. Il abandonnera les provinces baltes à l'indépendance. Ce
n'est plus une superpuissance rationnelle.
Sur l'Allemagne : Kohl est un
politicien, pas un homme d'État. Il ne voit qu'à très court terme ;
seules ses élections de décembre l'intéressent. Mais il est moins
dangereux que les autres dirigeants allemands. Tous souhaitent
aller vers une Allemagne forte, autonome vis-à-vis de toute
alliance. Le cauchemar serait de voir une Allemagne trop forte qui
réclamerait le départ de nos troupes et qui, un jour, s'octroierait
l'arme nucléaire. Il faut l'empêcher par tous les moyens. Le
processus « 4 + 2 » est vague, flou, et ne marchera pas.
L'Allemagne fera tout, toute seule, et nous n'avons aucun moyen de
lui interdire quoi que ce soit. Nous ne voulons pas commettre
l'erreur de nous opposer à la restauration de l'unité allemande
(même si c'est sur la base de l'article 23), car cela la rendrait
ensuite plus arrogante encore.
Sur la présence américaine en Allemagne :
Nous sommes l'objet, au Sénat, d'une très
forte pression isolationniste. Si l'on sent que l'Allemagne veut le
départ de nos troupes, nous serons obligés de les retirer. Nous
pouvons rester crédibles en descendant jusqu'à 70 000 hommes en
Allemagne, mais pas moins. Si nous ne sommes plus qu'une simple
police dans une Europe sans ennemi, nous n'y aurons plus aucun vrai
rôle politique et nous devrons partir. Il faut donc créer un cadre
politique capable de justifier notre présence militaire, malgré
l'absence d'ennemi.
Sur l'Europe des Douze : Nous
souhaitons une CEE forte, dotée d'une monnaie commune permettant de
contrôler l'Allemagne.
Sur la confédération européenne : Nous n'avons rien contre, mais nous craignons que ce
projet ne nous pousse hors d'Europe. Nous demandons à voir et à
comprendre.
Sur les relations Europe/États-Unis : Nous voulons trouver un forum où parler avec les
Européens, afin de contribuer à la stabilité politique du
continent. La CSCE peut être utilisée dans des domaines techniques
(tel l'environnement), mais l'URSS en est membre ; il est donc
difficile d'y parler de la sécurité des démocraties. Le mieux
serait l'OTAN, mais le danger serait d'en faire un organe
exclusivement politique, ce qui ôterait toute justification à la
présence de nos troupes en Allemagne. On peut penser aussi élargir
l'OTAN aux pays d'Europe de l'Est, mais le danger serait d'isoler
l'URSS. On pourrait aussi utiliser l'OCDE pour associer à tout cela
le Japon (pays potentiellement très dangereux en ce qu'il n'a
jamais été et n'est toujours pas une démocratie), mais il y a trop
de monde. On peut aussi penser au G7. Le mieux serait encore le
directoire à Quatre qu'avait proposé de Gaulle en son
temps.
Cette phrase, pour
finir: Le couple franco-allemand ne nous
gênait pas aussi longtemps que la France le dominait. Ce ne sera
peut-être bientôt plus le cas.
Si George Bush est réélu, il proposera de
rassembler, dans un forum informel, tous ceux qui partagent la même
conception de la démocratie, du Japon à la Hongrie pour se
concerter et se protéger contre les propres démons des Européens.
Il songe à transformer l'OTAN en une structure économique afin de
vider de sa dynamique la Communauté européenne. Jamais entendu
formuler aussi nettement une doctrine américaine cohérente pour qui
ses intérêts vitaux supposent la paix en Europe, mais pas l'unité
de l'Europe.
Vendredi 9 mars
1990
Wojciech Jaruzelski et Tadeusz Mazowiecki, chef de
l'État et Premier ministre polonais, sont à Paris. Étrange attelage
d'un militaire communiste et d'un dirigeant de Solidarité. L'homme
qui déjà, à Paris, il y a cinq ans, laissait entendre à mi-mot son
désir d'indépendance, va l'accompagner jusqu'au bout avec beaucoup
de panache. Tous deux reçoivent le soutien de la France sur la
question de la frontière germano-polonaise.
François Mitterrand:
La France considère la frontière Oder-Neisse
comme intangible, et, de ce fait, toute déclaration qui ne le
dirait pas clairement serait insuffisante. La France appuie donc la
demande polonaise afin que cette intangibilité de la frontière
Oder-Neisse soit proclamée et consacrée par un acte juridique
international. Cela veut dire que notre position à nous, Français,
va plus loin que celle qui ressort de la déclaration adoptée par le
Bundestag. En tout état de cause, nous estimons que la Pologne doit
être associée à ceux des travaux qui seront engagés autour de cette
question. Travaux engagés par qui ? Puisque je souhaite un acte
juridique international, je souhaite en même temps que cet acte
juridique soit négocié le plus tôt possible et, en tout cas, avant
la probable unification des deux États allemands. Dès lors, il nous
paraît normal que la Pologne soit associée, prenne part à
l'ensemble de ces travaux qui porteront sur sa propre frontière :
c'est la moindre des choses ! Nous ferons valoir ces demandes
polonaises auprès du Groupe des Six.
Michel Rocard installe le Haut Conseil de l'
Intégration, présidé par Marceau Long.
Samedi 10 mars
1990
Quarante-deux pays participent, à Paris, à la
seconde réunion plénière sur la BERD. Les Américains ont à
l'évidence changé de stratégie. Faute de pouvoir empêcher la
création de la Banque, ils entendent maintenant la dominer. La
négociation continue article par article ; ils imposent un conseil
d'administration très coûteux, à plein temps, et refusent toute
ressource financière pour des projets d'assistance technique,
d'aide à l'exportation ou d'investissement d'infrastructures à long
terme. Désormais, plus personne ne souhaite créer la Banque sans
les Américains. Il y ont donc acquis un vrai droit de veto.
Ce soir, dans un salon discret de l'hôtel Raphaël,
non loin du Centre Kléber où a lieu la conférence, j'invite à dîner
les délégations américaine et soviétique. L'une est présidée par le
vice-ministre des Finances, l'autre par le gouverneur de la Banque
centrale. C'est la première fois dans l'Histoire qu'une telle
confrontation a lieu entre hauts responsables économiques des deux
Supergrands. Discussion fascinante, d'abord très tendue, d'où il
ressort que les Soviétiques vont décider, dans les jours qui
viennent, de commencer à privatiser une partie de leur économie. Le
gouverneur soviétique, Victor
Guerachtchenko, laisse tomber d'un air las : Je ne sais pas s'il y aura encore un secteur public chez nous
dans deux ans. (Il me confiera tout à l'heure en privé qu'il
s'attend à une démission du Premier ministre — Rijkov sera le bouc émissaire — et à des réformes
très rapides.) L'Américain, David
Mulford, tente froidement de mettre le Soviétique en
difficulté : Supposons que vous privatisiez
demain votre économie pétrolière, que se passerait-il
?
Victor Guerachtchenko :
Ah non, impossible ! /
David Mulford,
triomphant : Vous voyez bien ! Vous
n'arriverez à rien si vous ne privatisez pas l'industrie
pétrolière!
Victor Guerachtchenko,
souriant : Non, non, ce n'est pas possible...
parce que demain, c'est dimanche.
Tout le monde rit, l'atmosphère se détend. La
glace est rompue, irréversiblement.
Dimanche 11 mars
1990
Coup de tonnerre qui peut remettre en cause toute
l'évolution à l'Est. Le Parlement lituanien déclare l'indépendance
du pays. A Paris, Guerachtchenko me confie que Gorbatchev va être
obligé de réagir vite et brutalement. François
Mitterrand: Les Lituaniens vont tout
faire rater. Ils n'ont presque jamais été indépendants. Et quand il
l'ont été, c'était sous une dictature. Lamentables gens. Je
comprendrai si Gorbatchev est obligé de réagir par la
force.
Lundi 12 mars
1990
Au terme de la réunion des Quarante-Deux, je
résume à l'intention du Président l'état des pourparlers :
Deux jours et deux nuits de négociations
n'auront pas permis d'en finir avec la rédaction des statuts de la
BERD. Mettre d'accord quarante-deux pays sur les cinquante-huit
articles d'un traité créant la première institution internationale
fondée depuis 1945 n'est pas une mince affaire. D'autant plus
qu'elle a des particularités uniques : l'URSS en est membre ; l'écu
est sa monnaie de compte ; elle prête aux secteurs privé et public.
Malgré ces difficultés, tout serait déjà entièrement réglé sans une
incessante obstruction américaine. Principaux points d'accord: les
finalités politiques de la Banque (aider partout à la démocratie et
au pluralisme) ; la participation de l'URSS à la Banque ; le droit
pour la Banque de prêter au secteur public; la nature des majorités
qualifiées. Plusieurs points difficiles sont quasiment réglés : la
répartition du capital, le nombre d'administrateurs, la présence de
la BEI au conseil, les problèmes fiscaux. Le plus difficile reste
l'éligibilité de l'URSS : les États-Unis posent toujours des
conditions inacceptables. Nous sommes cependant sur la voie d'un
compromis qui permettrait à l'URSS d'être emprunteur plein et
entier au bout de trois ans. Il n'est pas encore sûr que les
Américains l'acceptent, en raison, disent-ils, d'une très forte
hostilité des sénateurs républicains. Nous saurons dans huit jours
si un compromis est possible sur la base d'une lettre des
Soviétiques s'autolimitant pour trois ans. Les États-Unis ont aussi
du mal à accepter le libellé en écus du capital de la Banque ; il
est même possible qu'à terme ils n'acceptent pas d'entrer dans la
Banque plutôt que de présenter à leur Congrès des demandes
d'engagements financiers libellés en écus et non en dollars. Pour
ce qui est du siège — le sujet est
urgent, car sa localisation doit figurer dans les statuts —,
tous les pays européens de la Communauté
souhaitent qu'il soit dans un de ces pays ; tous les pays d'Europe
de l'Est souhaitent qu'il soit à Paris, s'il n'est pas chez eux.
Vaclav Havel plaide pour Prague, avec le soutien des Américains.
Mais la décision prise à Douze d'avoir le siège à l'intérieur de la
Communauté interdit de le soutenir. Londres plaide son dossier avec
force, mais, à l'Est, personne n'en veut. Je puis essayer d'obtenir
une décision sur le siège à la prochaine réunion à Quarante et Un,
le 8 avril. Si on décide de laisser faire — sans même faire campagne —, ce
sera Paris et cela ne gênera nullement Strasbourg, puisque j'aurai
imposé Paris par un choix non communautaire ! Si on décide de
chercher un compromis à Douze en retirant la candidature de Paris,
ce sera Londres et cela donnera le sentiment aux non-Européens
qu'on le leur impose. Par ailleurs, il existe un risque de ne pas
parvenir à se mettre d'accord à Douze et de retarder ainsi la
décision finale.
François Mitterrand me
répond : N'insistez plus. Je ne veux pas de
cette Banque à Paris.
Comme il fallait s'y attendre, Gorbatchev qualifie
d'illégale la décision du Parlement lituanien qui a déclaré hier
l'indépendance de la République.
Mardi 13 mars
1990
A la veille du Congrès socialiste qui va se tenir
à Rennes, certains proches du Président (Roland Dumas, Michel
Charasse...) se démènent pour tenter d'éviter l'affrontement
Jospin/Fabius qui s'annonce. L'hypothèse d'un « troisième homme »
est avancée. Mais qui ?
François Mitterrand:
Rocard est vraiment petit, mesquin. Il est
derrière toute cette haine contre Fabius. Des nains entre eux !
Sauf Jospin, peut-être... Et Fabius se bat à leur niveau ! Rocard
me paiera ça très cher. Je vais le faire partir. Ne me reste qu'à
trouver le prétexte.
Rocard n'est en fait pour rien, à mon avis, dans
l'affrontement entre Fabius et Jospin, lequel remonte à 1984
!
Mercredi 14 mars
1990
Première réunion à Bonn des six directeurs
politiques — hauts fonctionnaires des Affaires étrangères — afin de
préparer la prochaine conférence « 2 + 4 » de leurs ministres. Les
participants acceptent la demande de la Pologne d'être associée aux
travaux qui la concernent. C'est une proposition franco-allemande.
Un accord intervient pour que ces réunions de fonctionnaires se
tiennent alternativement en République fédérale et en République
démocratique. La prochaine se tiendra à Berlin sitôt après la
formation du nouveau gouvernement de la RDA.
Jeudi 15 mars
1990
Début du Congrès du PS à Rennes. Jean-Pierre
Chevènement, Pierre Mauroy et Lionel Jospin s'allient contre
Laurent Fabius. Jean Poperen appelle à la synthèse ; Fabius le
soutient. Ambiance détestable. Rocard se tient soigneusement à
l'écart.
Déjeuner avec Horst
Teltschik sur les modalités institutionnelles de
l'unification allemande. Il veut que celle-ci se fasse dès janvier
prochain : Il faut passer par l'article 23,
car cela permettra de conserver la meilleure Constitution que
l'Allemagne ait jamais eue, et cela permettra d'aller rapidement.
Or, la situation est très mauvaise en RDA : les partisans de
l'utilisation de l'article 146 pour la réunification sont aussi
ceux du départ de l'Allemagne de l'OTAN. Aux yeux du Chancelier, le
meilleur calendrier est le suivant : tout de suite, l'union
monétaire et l'union sociale ; puis, avant le Sommet de la CSCE en
novembre, achèvement des négociations à Six ; élections en RFA en
décembre ; unification par recours à l'article 23 en janvier 1991.
Gorbatchev a dit à Kohl qu'il n'avait rien contre l'union monétaire
immédiate, il a seulement fait remarquer que ses troupes auraient
du mal, étant donné le niveau du Deutsche Mark en RDA. Gorbatchev
n'obtiendra pas une Allemagne neutre. Si les alliés de l'Allemagne
se montrent suffisamment pressants là-dessus, elle restera dans
l'OTAN. Le seul véritable point d'achoppement est probablement la
dénucléarisation de l'Allemagne que veut l'URSS et que Kohl est
capable d'accepter. Or Bush a dit à Kohl : « No nukes, no
troops » [« Pas d'armes nucléaires, pas de troupes. »]. Il faut
donc proposer aux Soviétiques un « paquet » global qui compense le
maintien de l'Allemagne dans l'OTAN et leur permette de sauver la
face tout en maintenant des éléments de sécurité importants pour
l'Alliance. Voici quel pourrait être cet ensemble : une certaine
institutionnalisation de la CSCE, le retrait de l'artillerie
nucléaire d'Allemagne (pas de successeur au Lance), mais on y
laisserait des armes nucléaires aéroportées (cette question se
négocierait directement entre les deux Grands), des troupes
occidentales en RFA à un niveau réduit ; des troupes soviétiques
resteraient sur le territoire de l'ex-RDA pendant une durée à
convenir (un an ?). Genscher est très clair sur l'absence de lien
entre le départ des troupes soviétiques et celui des troupes
occidentales. Surtout, il faut ajouter à ce « paquet » global une
coopération économique et financière très importante. Cette
compensation financière, ce sera à la Communauté de l'assurer, car
les Américains ne s'en chargeront pas.
Je sursaute : Et pas aux
Allemands ?
Il répond : Si, bien sûr,
aussi aux Allemands.
C'est clair : on veut nous faire financer la
réunification décidée aux conditions allemandes !
Il ajoute en vrac : Il n'y a
plus qu'une seule grande puissance mondiale, ce sont les
États-Unis. Il faut donc inventer un lien politique entre eux et la
Communauté, et éviter à tout prix que les Russes ne voient
disparaître leurs acquis de la guerre. Pour que Gorbatchev se
maintienne, il faut l'aider à présenter des succès économiques. Par
ailleurs, Berlin ne sera pas la capitale de l'Allemagne tant qu'il
y aura des troupes soviétiques autour d'elle.
Sur la frontière Oder-Neisse : Le vote de la résolution du Bundestag, le 8 mars dernier,
a été un grand succès pour le Chancelier Kohl. Comment cela
n'a-t-il pas été compris en France ? L'opinion allemande a été très
étonnée du peu de cas qu'on a fait de cette résolution solennelle.
Si les Allemands ont l'impression qu'on ne leur fait pas confiance,
ce sera grave.
Ce défenseur passionné de l'amitié
franco-allemande, avec lequel, depuis huit ans, j'ai tissé tant de
liens et négocié tant d'accords précurseurs, me semble pour une
fois porteur d'une déception sincère et profonde.
Jack Lang s'inquiète auprès de moi de l'évolution
du projet de la Grande Bibliothèque. Son coût serait de 5 à 7
milliards dont 3 ou 4 pour les nouvelles technologies, et un
personnel deux fois plus nombreux que la BN ! Il faut resserrer les
boulons.
Vendredi 16 mars
1990
Le Président reçoit le Premier ministre qui
s'apprête à partir pour Rennes. Il lui conseille de rester à
l'écart des manœuvres visant à isoler Fabius. Mais Michel Rocard est prêt à se rallier à une offensive
contre Fabius afin, me dit-il, d'en finir avec
lui, même si cela nuit à mes relations avec le
Président.
Avant de monter à la tribune du Congrès pour
prononcer son discours, Rocard reçoit Mauroy dans sa chambre
d'hôtel.
Pierre Mauroy :
Attention, toute alliance privilégiée avec
Jospin est impossible, tu le sais!
Vers 22 heures, second tête-à-tête entre les deux
hommes.
Pierre Mauroy est plus
clair encore : Si tu fais alliance avec
Jospin, tu vas tout casser. Tu veux quitter Matignon ?
Michel Rocard :
J'ai déjà fait mes valises...
Roland Dumas, à peine arrivé, tente une ultime
conciliation. En vain.
Samedi 17 mars
1990
Jospin se retire de la coalition contre Fabius ;
en conséquence, Michel Rocard cède et ne fait pas alliance avec
Mauroy et Chevènement contre Fabius.
Dimanche
18 mars 1990
Échec à Rennes : sous les sifflets, les dirigeants
ne parviennent à aucun accord. Rendez-vous est pris, à Paris, entre
chefs de courants pour essayer de sortir de l'impasse.
François Mitterrand :
Des fous suicidaires ! Des imbéciles ! Fabius
est soutenu par plusieurs ministres importants et il est
marginalisé ! L'envie me démange de dissoudre l'Assemblée
nationale, pour les embêter.
En RDA, premières élections libres depuis 1933.
Comme le prévoyait Helmut Kohl, victoire du Parti
chrétien-démocrate de Lothar de Maizière, qui frise la majorité
absolue. C'est un plébiscite en faveur de l'unification rapide des
deux Allemagnes.
Lundi 19 mars
1990
Même le Moyen-Orient se met à bouger. Rencontre
israélo-palestinienne ultra-confidentielle organisée par la
Brookings Institution en Belgique. Côté israélien : le général
Yariv, l'ancien vice-ministre des Affaires étrangères Ben Meir et
l'influent journaliste Zeev Schiff. Côté palestinien : Abou Ayyach
et Ahmed Khalidi, dont les positions sont généralement proches de
celles d'Arafat. C'est une sorte de négociation « à blanc ». Sur le
plan militaire, les Israéliens restent imperméables à l'idée de
garanties internationales, mais reconnaissent leur importance pour
les Palestiniens ; ils s'intéressent davantage à l'environnement
régional du règlement. Les débats mettent en évidence l'importance
essentielle de la définition et du statut de la période intérimaire
(durée, mode de détermination de la date de clôture, etc.). Sur le
plan économique, le rôle de l'Europe sera fondamental : qu'il
s'agisse du problème des réfugiés ou de la viabilité d'un État
palestinien, l'aide économique massive de l'Occident sera l'un des
éléments de la solution politique. C'est le domaine où nous sommes
le plus attendus tant par les Israéliens que par les Palestiniens.
Pour ce qui est de l'armée palestinienne, la question délicate est
celle des armements dont elle disposerait ; pour les Israéliens, il
ne faut ni chars, ni batteries de missiles, ni canons en
Cisjordanie. Khalidi rappelle qu'aucun responsable palestinien ne
pourra accepter un statut de complète démilitarisation ; entre
Israël et la Palestine, il n'y aura pas symétrie, admet-il, mais il
faut qu'il y ait réciprocité ; il faut à l'État palestinien une
capacité dissuasive minimale, donc des armes antichars et
anti-aériennes. Les Israéliens soulignent que la présence d'armes
anti-aériennes palestiniennes constituerait un problème majeur,
compte tenu de la proximité de leurs aéroports, de l'exiguïté de
l'espace aérien concerné et de la revendication israélienne du
droit de survol pendant la période intérimaire.
Discussion sans suite, mais constructive. C'est
peut-être par ce genre de rencontres bilatérales discrètes qu'on
progressera.
Vaclav Havel est à Paris. C'est la première visite
d'un chef d'État tchécoslovaque en France depuis 1923.
Mardi 20 mars
1990
Élisabeth Guigou propose au Président de prendre
une initiative conjointe avec le Chancelier sur l'Union politique :
un Conseil européen serait chargé de définir et de conduire la
politique de l'Union ; le Président du Conseil européen serait élu
par ses pairs pour une durée à préciser ; un Congrès avec des
représentants des parlements nationaux exercerait le pouvoir
législatif.
François Mitterrand
annote: Vu. Façon de dire : A oublier —
ou : Plus tard...
Pourtant, il faut décider quelque chose. Lancer
une initiative franco-allemande avant Dublin. Le Président voudrait
avant tout qu'on avance la date du début de la Conférence
intergouvernementale, ce qu'on n'a pu obtenir à Strasbourg. Il
souhaiterait pouvoir l'annoncer dimanche prochain à 7 sur 7.
J'appelle Teltschik, qui me dit qu'il va en parler au
Chancelier.
Mercredi 21 mars
1990
Réunis à Paris après la catastrophe de Rennes, les
principaux dirigeants socialistes parviennent laborieusement à un
accord sur la répartition des postes à la direction du Parti.
Pierre Mauroy est reconduit à son poste de Premier secrétaire,
tandis que Marcel Debarge, fabiusien, devient numéro deux. Entente
provisoire pour se distribuer les rôles. Le texte commun, dit «
politique », qui va de pair, ne fait guère illusion.
François Mitterrand :
Des enfants gâtés qui ne se battent pas contre
la droite, mais entre eux ! Ilfallait élire Fabius. C'était la
seule façon de rénover ce parti. Ils ne l'ont pas voulu. Ils vont
perdre les élections. Je m'en fiche. Je ne peux les sauver malgré
eux!
Jeudi 22 mars
1990
Les Belges proposent eux aussi de profiter de la
situation à l'Est pour renforcer les institutions communautaires.
Ils proposent le vote à la majorité qualifiée, un pouvoir de
co-décision du Parlement européen et l'élection du président de la
Commission européenne par le Parlement européen. Les mêmes idées
rôdent partout.
Vendredi 23 mars
1990
Hubert Védrine au
Président : Il faudra proposer à l'Europe des
Douze une politique étrangère et de sécurité commune.
Horst Teltschik me rappelle pour me dire que le
Président peut annoncer dimanche, à 7 sur 7, qu'une initiative commune va être prise à Dublin par le
Chancelier et le Président de la République française pour
accélérer le rythme de la construction de l'Europe monétaire et de
celle de l'Europe politique. Mais il refuse que le Président
dise que le Chancelier accepte d'avancer la date du lancement de la
conférence intergouvernementale. Rien de changé depuis
Strasbourg...
Prenant les devants, le Chancelier Kohl confirme,
devant la Commission de Bruxelles, sa volonté de lier l'unification
de l'Allemagne à un renforcement de la construction
européenne.
François Mitterrand:
Je lui annonce que je vais prendre une
initiative, et il la prend avant moi! C'est bien
puéril...
Article intéressant dans le Berliner Zeitung de ce matin : Les droits exclusifs des quatre puissances relatifs à
l'Allemagne dans son ensemble, tels qu'ils découlent des accords et
décisions de la guerre et de l'après-guerre, gardent toute leur
valeur. Revient à ces puissances la responsabilité internationale
de faire en sorte que l'Allemagne ne menace jamais plus ses voisins
ni le maintien de la paix dans le monde. Des mesures unilatérales
de réunification de l'Allemagne ne peuvent être prises qu'avec le
consentement des quatre puissances sur la base des accords de
Potsdam et de ceux qui en découlent. Naturellement, les quatre
puissances ne dénient pas aux Allemands leur droit à l'unité. Ce
droit n'a également jamais été contesté par l'URSS. Il appartient
aux Allemands de décider en principe si la RDA et la RFA doivent
fusionner en un État unitaire ou si leurs rapports mutuels doivent
se développer encore un certain temps dans un autre cadre
polifico-juridique. Mais, comme le soulignait M. Gorbatchev, il est
bien clair que ni le processus de rapprochement entre la RFA et la
RDA, ni même une Allemagne unie ne sauraient constituer une menace
ou une atteinte aux intérêts nationaux des pays voisins et, d'une
façon générale, de n'importe quel autre. Toute remise en question
des frontières des autres États est naturellement exclue. Il
incombe également aux quatre puissances de veiller à ce que la
question allemande ne déstabilise pas l'Europe et le reste du
monde. Cela porterait préjudice à la perspective de développement
de l'ensemble du processus européen, à la mise sur pied d'une
organisation de la sécurité européenne foncièrement nouvelle et à
la coopération entre les peuples libres.
C'est exactement la position française. Il y a des
Allemands raisonnables.
La crise se durcit dans les pays Baltes.
Dimanche 25 mars
1990
François Mitterrand à 7
sur 7 : Je suis Président de la République.
Michel Rocard est Premier ministre, c'est déjà fort bien ; c'est
conforme à ses qualités... C'est moi qui l'ai nommé, c'est moi qui
le garde. C'est moi qui l'ai appelé parce qu'il semblait convenir à
la situation. Je ne me suis pas trompé...
Le Président redit clairement son soutien à
Laurent Fabius, mais tente de se placer au-dessus des querelles
socialo-socialistes.
Il annonce une initiative franco-allemande pour
l'Europe.
L'armée soviétique intervient à Vilnius en faveur
des anü-indépendantistes et occupe deux immeubles du PC lituanien.
François Mitterrand: Gorbatchev ne peut pas faire moins. Sinon, c'est lui qui
saute. Et qu'est-ce que c'est que ces Lituaniens ? Ils n'ont
presque jamais été indépendants. Et encore moins souvent
démocrates...
Lundi 26 mars
1990
Le Président sur la
Lituanie, après l'intervention soviétique : Ce
Landsbergis est un fou. La Lituanie n'a aucune réalité. C'est la
fin des rêves indépendantistes. Vous allez voir, tout le monde à
l'Ouest va grogner, mais personne ne bougera le petit doigt pour
défendre ces peuples.
Au Tchad, les forces d'Idriss Deby, venant de
Darfour, au Soudan, entrent en territoire tchadien où elles
conquièrent successivement les garnisons de Bahai et de Tine. La
perte de cette dernière localité représente un revers très sérieux
pour les forces gouvernementales d'Hissène Habré : 1500 hommes y
sont faits prisonniers et des dépôts importants en vivres,
carburants et munitions sont saisis. Les opposants tchadiens
affrontent maintenant les FANT (forces gouvernementales) sur la
route d'Iriba. Le président tchadien fait demander des armements à
notre ambassadeur à N'Djamena. Il s'agit de combats entre Tchadiens
et à l'intérieur du Tchad, mais le soutien libyen à Idriss Deby est
évident. Nous n'avons pas d'autres possibilités, pense François
Mitterrand, que de soutenir le gouvernement en place en répondant à
ses besoins logistiques (carburant, munitions, évacuation des
blessés), mais en évitant soigneusement d'être impliqués dans les
combats.
Mardi 27 mars
1990
Michel Rocard présente un plan national de lutte
contre le racisme.
A Matignon, grande nervosité au petit déjeuner des
« éléphants ». Rennes est encore dans toutes les têtes. Mais, pour
ne pas avoir à se disputer, la fureur est déviée sur Brice Lalonde
qui vient de soutenir un socialiste dissident dans une élection
cantonale partielle, à Vierzon, contre un communiste ! Tous se
plaignent aussi de Tapie et de Soisson. Les
alliés du PS ne doivent pas oublier le rôle éminent du PS,
déclare Pierre Bérégovoy, ajoutant à
juste titre : Il faut regarder les choses de
plus haut.
François Mitterrand me
dit à propos de Michel Rocard : Il est
décidément bien timide et bien conservateur. Rien à faire avec lui.
Il ne fera aucune réforme : ni sur l'éducation, ni sur la Sécurité
sociale, ni sur la fiscalité.
Que faire avec le capital de Framatome, entreprise
partiellement publique, stratégique puisqu'elle contrôle le
nucléaire civil ? Pierre Suard, président de la CGE, coactionnaire
privé avec l'État, souhaite l'éviction de son actuel directeur
général, Jean-Claude Leny, proche de Bérégovoy. Peut-on neutraliser
Suard, comme le voudrait le Président ? A l'époque de la
privatisation de la CGE, personne n'avait soulevé le problème de sa
participation dans Framatome, qui s'est ainsi trouvée quasi
privatisée de fait, sans l'accord de personne. Je propose un schéma
permettant d'équilibrer la part de la CGE et celle de l'État dans
le capital afin d'éviter que Framatome ne tombe totalement sous
contrôle privé. Mais, pour obtenir cela, il faut un négociateur
unique avec la CGE. Le Président écarte Roger Fauroux, proposé par
Michel Rocard. On se met d'accord sur le nom de Jean-Paul Huchon,
le directeur de cabinet de Rocard, qui a déjà discuté avec Suard à
propos d'un problème d'usine à Conflans-Sainte-Honorine. Il faut
essayer d'échapper à l'alternative entre ne rien faire du tout — ce
qui serait une perte pour l'indépendance nationale — et
nationaliser — ce à quoi Rocard est réticent et qui paraît bien
difficile.
Jean-Pierre Chevènement réclame 7 % d'augmentation
pour le budget de la Défense. Pierre Bérégovoy n'accepte que 3 %.
Les militaires ne veulent en rien réduire leurs appétits alors que,
dans le reste du monde, les budgets de la Défense sont en baisse.
François Mitterrand réunit les principaux ministres. Michel
Charasse expose ses propositions budgétaires, élaborées en accord
avec Bérégovoy. L'écart avec celles de la Défense est grand.
Chevènement proteste.
Jean-Pierre Chevènement:
On pourrait, au prix d'un formidable effort et
contre l'avis de l'État-Major, réduire l'armée de terre de 35 000
hommes en quatre ans.
Pierre Bérégovoy :
Même avec ça, il y a encore un écart de 9
milliards entre les propositions de la Défense et celles du
Budget.
Jean-Pierre Chevènement:
Je suis pour un effort sur le titre III, qui
concerne la condition militaire. Nous faisons trop de choses dans
une enveloppe réduite.
Le Président:
C'est précisément là le problème!
Jean-Pierre Chevènement:
Le budget de la Défense est dixfois plus élevé
aux États-Unis qu'en France. En URSS, il atteint 25 % du PIB
!
Le Président:
De toute manière, nous n'avons plus rien à
faire en Allemagne, il faudra bien retirer nos forces d'occupation.
En deuxième lieu, il ne faut pas dissocier la dissuasion de la
Défense. En troisième lieu, par rapport à la politique générale de
la France, on ne peut pas tout faire.
Michel Rocard:
Quand je vois ce que l'armée a fait au Liban,
au Gabon, à Djibouti, je ressens à son endroit une grande
admiration. Je suis d'accord pour un effort sur le titre III. J'ai
tendance à accepter la plupart des demandes du ministre sur ce
titre III, mais je ne suis pas disposé à aller plus loin que 6
milliards en dessous des demandes de Jean-Pierre Chevènement pour
l'équipement.
Jean-Pierre Chevènement:
Je ne comprends pas ! Il faut appliquer la loi
de programmation !
Michel Rocard:
Mais, depuis, l'Europe de l'Est a
implosé!
Jean-Pierre Chevènement:
Il faut tenir compte de la spécificité de
notre posture de défense. L'Angleterre est une île, l'Allemagne est
prête à n'importe quoi pour acheter son unité, les autres pays
n'ont plus de défense propre.
Le Président :
La situation politique et la situation
diplomatique ont considérablement changé. Certes, cela ne s'est pas
encore traduit par une diminution réelle du potentiel militaire.
L'année prochaine, on y verra plus clair : ou bien le désarmement
sera poursuivi, ou bien il y aura une sorte de dictateur en Union
soviétique.
Michel Rocard:
La première ligne de défense de la France,
c'est sa monnaie.
Pierre Bérégovoy:
Oui, je dirais plutôt que notre ligne de
défense, c'est notre économie.
Michel Charasse :
De toute manière, ce que nous proposons, c'est
le maintien du pouvoir d'achat des
armées.
Le Président:
Il peut y avoir un jour une menace militaire
allemande, mais, dans l'immédiat, c'est la menace économique
allemande qui peut s'accroître. Et ce n'est pas avec des soldats
que nous gagnerons cette bataille économique. Je suis assez
d'accord avec les orientations exprimées par Michel Charasse. Quant
aux chiffres précis, ce sera au Premier ministre de les
arrêter.
Mercredi 28 mars
1990
La police anglaise saisit à l'aéroport de Heathrow
des composants nucléaires à destination de Bagdad. L'Irak devient
de plus en plus inquiétant. Sa puissance militaire, ses progrès
vers l'obtention de l'arme nucléaire en font une menace pour la
région.
Le Conseil des ministres approuve le projet de
réforme constitutionnelle permettant à chacun de saisir le Conseil
constitutionnel à l'occasion d'un procès. Idée très importante que
Robert Badinter soutient et développe depuis longtemps.
Jack Lang: C'est plus qu'une réforme, c'est une révolution ! Aucune
Constitution au monde n'avait imaginé le commencement du
commencement d'une telle révolution!
Sur l'alcool et le tabac, le
Président : On ne montrera jamais assez
de sévérité pour empêcher l'autodestruction de nos concitoyens. Il
faut protéger les gens contre eux-mêmes, sans se dissimuler que
c'est le plaisir des pauvres.
Quelques lignes sur la lutte
anti-alcoolique sont rajoutées dans le compte rendu du
Conseil.
A l'issue du Conseil, le
Président : Les ministres doivent être
présents au Parlement. Ceux qui n'atteindraient pas un taux
raisonnable de présence ne pourraient rester au
gouvernement.
A la suite de la question que j'ai récemment
posée, on me communique un rapport établi par deux chercheurs du
CNRS sur la pratique du « pantouflage ». Il établit que 725
énarques ont abandonné le service de l'État pour le privé, dont
beaucoup pour une entreprise dont ils assuraient antérieurement la
tutelle. Or, l'article 175.2 du Code pénal interdit à tout haut
fonctionnaire qui, dans ses fonctions, a eu à connaître de dossiers
concernant des intérêts privés de devenir l'employé de ces mêmes
intérêts avant un délai de cinq ans. Cette loi, modifiée en 1960,
n'a jamais été appliquée... faute de décret d'application ! Et,
depuis des mois, malgré la bonne volonté de Renaud Denoix de Saint
Marc, secrétaire général du gouvernement, rien ne vient !
Jeudi 29 mars
1990
En Grande-Bretagne, un nouvel impôt local sera
introduit le 1er avril, la poll tax. Il revient à faire payer les pauvres
autant que les riches et suscite une énorme vague de protestations.
La popularité de Margaret Thatcher s'effondre, l'avance des
travaillistes dans les sondages atteint 28 %. Le Premier ministre
va devoir réagir. Incontestée jusqu'ici dans son propre parti, elle
va l'être maintenant par ceux qui pensent qu'elle le conduit à la
défaite.
Vendredi 30 mars
1990
Plus prudent que les Lituaniens, le Parlement
estonien, en se prononçant à son tour en faveur de l'indépendance,
laisse la porte ouverte à des négociations avec Moscou.
Divulgation d'un avis de la Bundesbank, favorable
à un taux de « deux pour un » — et non d'« un pour un » — comme
taux d'échange du mark oriental contre le Deutsche Mark. Le
vice-ministre allemand des Finances, Horst
Kohler, m'appelle pour que le Président français s'oppose à
cette suggestion et demande au Chancelier Kohl de la rejeter :
C'est vous qui paieriez la réunification, car
cela donnerait trop de pouvoir d'achat aux consommateurs de l'Est.
Et la Bundesbank ferait monter les taux d'intérêt pour lutter
contre l'inflation.
François Mitterrand, à
qui je communique cette requête : C'est une
affaire intérieure allemande. Je n'y peux rien. Et, à la place de
Kohl, j'en ferais autant. Politiquement, c'est ce qu'il faut faire.
Les techniciens s'arrangeront toujours.
Véronique Colucci m'informe de la situation des
Restos du Coeur à la fin de la cinquième campagne d'hiver. D'abord,
les restos restent ouverts en été. Cette année, 10 000 bénévoles
ont assuré 280 000 repas par jour, soit 26 millions au total. Le
budget a été de 110 millions de francs dont 36 millions venus du
public. 410 000 personnes ont été aidées. Tout cela avec... quatre
salariés ! Magnifique mobilisation des artistes, Jean-Jacques
Goldman, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday, Véronique Sanson, Michel
Sardou...
Samedi 31 mars
1990
Le centre de Londres est dévasté par une émeute à
l'issue d'une manifestation rassemblant près de deux cent mille
personnes contre la poll tax. La Dame
de fer ne bronche pas.
Déjeuner avec Arletty.
Elle est aveugle, souriante et adorable. Pour mon plus grand
plaisir, elle évoque longuement ses relations avec Jean Gabin, avec
Louis-Ferdinand Céline... Elle me raconte qu'à son procès, après la
guerre, à un général qui lui reprochait ses amitiés allemandes :
Madame comment avez-vous pu ? Avec un Allemand
! elle a répondu : Ah, mon général, si
vous aviez pu les empêcher d'entrer! Le procès tourna
court.
Elle éclate d'un rire d'enfant effrontée dans la
lumière de sa nuit.
Lundi 2 avril 1990
Déjeuner avec Horst
Teltschik à Bonn. Il m'interroge : Comment obtenir des Russes qu'ils partent de RDA tout en
permettant que des troupes et des armes nucléaires américaines
restent en RFA ? Comment négocier cela lors du « 2 + 4 » ?
Comment négocier le prix économique à payer à
l'URSS pour le départ des troupes russes ? Le collaborateur
du Chancelier me répète que l'opinion allemande ne réclamera pas le
départ des forces occidentales, même après l'unification :
Même les sociaux-démocrates n'oseront pas
défendre la neutralité, et une prétendue « voie française »
(c'est-à-dire le maintien de l'Allemagne dans l'Alliance sans
troupes étrangères) ne serait pas populaire.
Sur la réforme des institutions européennes,
l'orientation allemande est claire : il faut obtenir à Dublin des
décisions sur le calendrier, la procédure et la méthode,
c'est-à-dire des orientations extrêmement générales, sans entrer
dans la substance, car cela exposerait le Conseil européen à une
discussion mal préparée, confuse et contre-productive. Tout doit
être prêt pour les prochaines élections européennes au printemps
1994. Les travaux de mise au point du nouveau Traité doivent donc
être achevés au plus tard à la fin de 1992, afin de laisser un an
aux procédures de ratification. Il doit y avoir parallélisme entre
les travaux monétaires et la négociation institutionnelle. Je ne
suis pas d'accord, c'est un an de trop. Finalement, nous convenons
que tout devrait entrer en vigueur le 1er janvier 1993, ce qui implique l'achèvement des
travaux dès la fin de 1991. Les Allemands sont sensibles à
l'argument selon lequel il convient de réussir les progrès
monétaires avant les progrès institutionnels ; mais, pour le
moment, ils paraissent bloqués par une instruction leur enjoignant
de maintenir un strict parallélisme.
La RFA souhaite qu'une initiative franco-allemande
permette au Conseil européen du 28 avril d'assurer une relance de
la Communauté. Mais il faut faire le maximum, dit Kohl, pour ne pas
heurter les « petits » et ne pas rééditer l'« erreur de Milan »
(autrement dit éviter d'annoncer trop vite une initiative
franco-allemande), donc faire en sorte que le texte de l'initiative
soit prêt lors du Sommet bilatéral des 25 et 26 avril. Cela suppose
qu'un accord soit alors trouvé entre Français et Allemands sur les
trois thèmes qui seront à l'ordre du jour à Dublin : intégration de
la RDA dans la Communauté, relations de la Communauté avec les
États tiers, relance institutionnelle.
Sur l'intégration de la RDA au sein de la
Communauté, un accord s'est dégagé entre la RFA et la RDA sur les
points essentiels. La RDA sera intégrée dans le champ d'application
des traités comme « partie » d'un État membre, sans qu'il y ait à
aucun moment négociation d'adhésion ni treizième État membre :
L'Allemagne sera institutionnellement
identique au jour J à ce qu'est la RFA au jour J-1 ; elle aura les
mêmes droits et les mêmes obligations ; il n'y aura aucune
renégociation des traités, qui continueront à s'appliquer par
principe, les adaptations constituant l'exception. Toute adaptation
devra être conçue et réalisée comme une différence de régime entre
le territoire de la RDA d'un côté, la Communauté dans sa structure
actuelle de l'autre, et non pas entre l'Allemagne et les Onze. Tout
ce que la RFA accordera à la RDA dans la sphère communautaire devra
aussi être donné par les onze autres ; tout ce que la RDA donnera à
la RFA dans les mêmes domaines sera aussi accordé aux Douze (libre
circulation des capitaux, liberté d'établissement et de prestations
de service...). Il pourrait donc subsister des contrôles entre la
Communauté actuelle et la RDA, c'est-à-dire à l'intérieur de
l'Allemagne. Le contrôle des aides et de la concurrence sera
essentiel. Pour autant que les chiffres et données objectives le
justifient, les régions orientales de l'Allemagne seront
normalement éligibles aux fonds structurels européens. Rien ne doit
être fait qui conduirait à une renégociation anticipée (avant 1992)
du « paquet » Delors de 1988. La Commission a proposé, pour
exprimer la solidarité de la Communauté, d'octroyer immédiatement
une aide financière à la RDA. Cette aide devrait être spécifique,
hors des fonds structurels ; elle ne pourrait être décidée que
politiquement. La RDA sera, à terme, soumise à l'ensemble des
obligations et engagements de la CEE. Pour la plupart, les accords
commerciaux actuels de la RDA seront dénoncés, sauf les accords
entre la RDA et l'URSS, conclus à long terme et qui correspondent à
une dépendance économique croisée non immédiatement réversible.
Deux voies s'offrent : ou bien l'Allemagne « compense » seule
l'URSS en échange d'une élimination progressive de ces accords (et,
dans ce cas, l'Allemagne sera très présente en Europe de l'Est), ou
bien la compensation est offerte par la Communauté dans le cadre
d'un accord plus large.
La menace est claire : ou bien vous payez la
réunification à l'URSS, ou bien nous annexons économiquement
l'Europe de l'Est ! Le risque, à mon avis, est d'avoir les
deux...
En ce qui concerne les institutions européennes,
l'objectif allemand est celui de l'union politique conçue comme la
clé de voûte des progrès sectoriels. Nous nous mettons d'accord
pour que le Président et le Chancelier adressent à leurs dix
collègues et à Jacques Delors, avant le 2 avril, une lettre
conjointe pour les informer à nouveau, sans entrer dans le détail,
de l'initiative commune. Cette lettre sera rendue publique ou, à
tout le moins, « connue » de ceux qui ont a en connaître.
Émile Biasini vient me
parler de la Bibliothèque de France : Pour les
cinq exercices de 1991 à 1995, il faut 5,9 milliards pour le
bâtiment proprement dit, puis 3,1 milliards pour son équipement et
sa mise en fonctionnement dès le deuxième trimestre 1995. C'est
donc un total de 9 milliards que requiert l'édification de la
Bibliothèque de France sur cinq ans, soit en moyenne 1,8
milliard par an. Il m'explique que cela vaut plus, beaucoup
plus cher que l'Arche dont le bâtiment était techniquement moins
complexe. Il me laisse une note explicative à l'intention du
Président.
Je bondis : 5,9 milliards de francs pour 210 000
m2, alors que l'Arche a coûté 3,7
milliards pour 240 000 m2 ? L'argument
de la plus grande simplicité technique de l'Arche ne me convainc
pas. Au surplus, la Bibliothèque est « recentrée » sur les seuls
livres, à la différence du projet initial, et elle est redevenue
parisienne. Face à l'intelligente pression d'Emmanuel Le Roy
Ladurie, qui souhaite en faire une BN bis, les gestionnaires de la
Grande Bibliothèque n'ont pas conçu un projet conforme au mandat
qu'ils ont reçu. Pour la communication à distance, le catalogue de
la Bibliothèque nationale pourrait être facilement accessible sur
Minitel ou par d'autres systèmes un peu plus complexes. Pour
l'accès aux documents originaux enregistrés sous forme numérique,
qui constitue le cœur du projet, on reste dans le vague : quels
documents ? accessibles où ? à quel coût ?
Rien n'est étudié. Comme si on laissait le projet
s'enliser pour qu'il finisse par se résumer à un simple transfert
de la BN.
François Mitterrand, à
qui j'en parle, lâche : Laissez
faire.
Saddam Hussein évoque l'éventualité d'un usage des
armes chimiques par l'Irak à l'encontre d'Israël. Après les signaux
déjà perçus sur son armement nucléaire, un nouvel indice de la
folie du maître de Bagdad.
Hubert Védrine
s'inquiète de la domination américaine sur l'OTAN ; il l'écrit au
Président et m'en parle : Les États-Unis ont
procédé ces dernières semaines à une reprise en main efficace de
l'OTAN. S'ils parlent de conférera l'Alliance un rôle plus
politique, c'est qu'ils s'aperçoivent qu'ils ne pourront plus la
justifier, dans le futur, par des considérations exclusivement
militaires. Cependant, ils n'ont envisagé jusqu'ici aucune
modification des organes militaires intégrés. Pour eux, c'est
l'Alliance qui, plus que jamais, doit coordonner le désarmement et
son contrôle, les relations avec les pays de l'Est, la réflexion
sur la sécurité en Europe et hors zone. Ils estiment ainsi que le
Sommet à Trente-Cinq de la CSCE doit être préparé au sein de
l'Alliance, et non pas par les Douze. Cette politique ne laisse
aucune place à une forme quelconque de défense vraiment européenne.
Les Britanniques entendent sauver l'OTAN pour retenir les
Américains en Europe et conserver un rôle qu'ils estiment
important. Ils n'agiront pas contre la CSCE dans la mesure où
celle-ci n'empêchera pas le maintien de l'OTAN, mais ils ne
soutiendront la création d'une défense européenne qu'en désespoir
de cause, si toutes les tentatives pour sauver l'OTAN ont échoué.
L'attitude des Allemands sera déterminante. A court terme, leur
intérêt est d'éviter que les questions de sécurité ne ralentissent
leur unification. Ils cherchent donc à satisfaire les États-Unis
(maintien dans l'Alliance et dans l'organisation intégrée, refus de
la neutralité) tout en tenant compte des Soviétiques (Plan
Genscher, déclarations favorables à la sécurité collective). Les
Soviétiques continuent officiellement à s'opposer à ce que
l'Allemagne réunifiée soit dans l'OTAN, même avec le compromis
proposé par Genscher (la RDA neutralisée). Mais cette position
n'est sans doute pas leur dernier mot. D'abord parce que même en
bloquant les négociations à « 2 + 4 », ils ne pourraient pas
obliger la RFA à sortir de l'OTAN. Ils peuvent théoriquement
s'incruster en RDA, mais cela ne constituerait pas une pression,
puisque Bonn est prêt à leur permettre de rester. Et pourraient-ils
rester longtemps contre la volonté allemande ? C'est peu probable.
L'URSS s'accommodera donc de la survie de l'Alliance, tout en
favorisant l'organisation de la « sécurité collective » à
Trente-Cinq, moyen d'empêcher toute vraie défense européenne à
Douze (le maréchal Yazov l'a redit à Jean-Pierre
Chevènement).
Mardi 3 avril
1990
Table ronde à Matignon réunissant les différents
partis politiques après la publication du plan national de lutte
contre le racisme présenté par Michel Rocard le 17 mars.
L'opposition souhaite lier cette discussion à une remise en
question de la politique sur l'immigration. Une nouvelle rencontre
aura lieu sur ce thème à une date ultérieure.
C'est le jour que choisit Jacques Médecin, maire de Nice, pour tenir des propos
injurieux sur les Juifs : Je ne connais pas
d'israélite qui refuse un cadeau, même si ce cadeau ne lui plaît
pas. Médecin a clairement choisi l'alliance municipale avec
le Front national. François Mitterrand :
Vous voyez, il n'y a aucune différence entre
la droite et l'extrême droite. Il ne sert à rien de diaboliser le
Front national.