1990
Lundi 1er janvier 1990
La FNAC et Médecins du Monde ont affrété hier un Boeing 737 pour Bucarest à l'initiative de Marek Halter et André Glucksmann. Le réveillon le plus chic de l'année.
La France cède la présidence du Conseil européen à l'Irlande. Ce petit pays n'a pas les moyens administratifs de gérer les énormes dossiers communautaires et va passer la main, en fait, aux fonctionnaires de Bruxelles. Ceux-ci seront trop contents d'enterrer plusieurs décisions de Strasbourg, à commencer par le projet de création de la BERD ; ils auront assez à faire avec l'Allemagne de l'Est et les conférences sur le projet d'Union monétaire.
Alors que, dans la semaine qui a précédé Noël, les réserves de devises de la Banque de France ont diminué de 3,4 milliards de francs (il a fallu acheter du mark) et que les taux d'intérêt franchissent la barre de 11 %, Pierre Bérégovoy décide la levée totale du contrôle des changes six mois avant la date prévue. François Mitterrand : J'espère que cela servira. Sinon, on n'aura fait qu'aider à la modernisation du capitalisme.
La Pologne entre officiellement dans l'économie de marché. Début d'un conflit ouvert entre le gouvernement et les paysans. Difficile accouchement des enfants de la liberté.
J'ajoute Israël, l'Égypte et le Maroc à la liste des invités à la négociation du 15 janvier, afin de les préparer à travailler ensemble. En cas de paix, j'espère qu'une banque du même genre pourra voir le jour au Moyen-Orient entre anciens ennemis. Impossible d'obtenir la participation d'autres pays arabes ; dommage !
Mardi 2 janvier 1990
Malgré le « ni-ni » qui interdit nationalisations et privatisations, le secteur public n'est pas si figé qu'on le prétend. Restructuration de la chimie lourde : le groupe Orkem est partagé entre Elf Aquitaine et Total. Serge Tchuruk, qui le dirige, sera prochainement nommé PDG de Total-CFP. Un bon choix qui démontre qu'il n'y a pas que des hauts fonctionnaires à la tête des entreprises publiques.
Discutant avec quelques collaborateurs, en remontant dans son bureau après différentes cérémonies de vœux, François Mitterrand s'étonne une fois de plus de l'attitude des communistes français vis-à-vis de ce qui se passe à l'Est : Quel acharnement à perdre ! Cela me surprend toujours, cette capacité des dirigeants communistes à se saborder eux-mêmes. Le PC français restera le dernier parti brejnévien d'Europe ! Tout de même, imaginez sur quelle vague porteuse il se trouverait si, comme le PC italien, il avait su prendre des distances, reconnaître ses erreurs, modifier sa politique sur le fond... Quand on voit ce qui se passe à l'Est, on a envie de proposer des échanges. Moi, je leur enverrais bien Marchais. Marchais contre Jaruzelski... Je suis sûr que beaucoup de communistes français m'en rendraient grâce. Ils ne perdraient pas au change!
Mercredi 3 janvier 1990
Le franc continue d'être fragile ; la libération des changes l'affaiblit encore. François Mitterrand : Bérégovoy a-t-il bienfait d'en prendre le risque ? Ce n'est vraiment pas malin, en ce moment !
Toujours aucune réponse aux invitations que nous avons lancées à trente pays pour la réunion de création de la BERD. Quelqu'un organise-t-il un boycott ?
Discussion avec François Mitterrand avant de partir après-demain pour la première réunion de sherpas sous présidence américaine. Il est convenu que si l'un des Sept s'offusque de notre lettre d'invitation, j'annoncerai que nous passerons outre. Pour le reste, nous verrons bien à quel sujet les Américains tiennent plus particulièrement.
Au Panama, le général Noriega, renversé le 20 décembre dernier par une intervention américaine, réfugié depuis lors à la Nonciature, se rend aux marines. Il est immédiatement transféré en Floride pour y être jugé pour trafic de drogue. François Mitterrand persiste : Décidément, les Américains sont des voyous ! Rien ne justifie cet acte de piraterie en territoire étranger. Ils ne respectent pas les procédures ; ils se croient tout permis ! Je vous dis ça, mais, en public, pas de commentaires...
Jeudi 4 janvier 1990
Déjeuner avec Jack Lang, Dominique Jamet, Émile Biasini, Évelyne Pisier. Ils parlent de réduire les dimensions provinciales de la future Grande Bibliothèque. Je refuse. En cela réside, depuis le début, l'originalité du projet : un serveur à Paris, des points de lecture à travers toute la France.
François Mitterrand reçoit Helmut Kohl à Latché. Réunion importante : après Strasbourg, il convient de faire le point sur le processus d'intégration des deux économies allemandes et de réfléchir à la décennie qui vient. Beaucoup dépendra de l' entente entre les deux hommes. Kohl pourra-t-il accepter les préalables que François Mitterrand aimerait poser à la réunification allemande en terme de frontières et de construction européenne ?
François Mitterrand : Nous sommes pris dans d'heureuses bourrasques. Nous ne sommes plus dans l'ordre tranquille et insupportable des quarante dernières années...
Helmut Kohl : Cette décennie va être décisive. Si nous adoptons un chemin commun, elle sera faste. En URSS, il est difficile de savoir ce qui va se passer, notamment pour Gorbatchev. Il faut faire tout notre possible pour le stabiliser, mais son économie est en très mauvais état. Chez nous, l'afflux quotidien, à l'Ouest, de milliers d'Allemands de l'Est fait courir un grave danger aux deux États allemands. Il me faut parvenir d'ici au mois d'avril à un traité instituant entre eux une communauté en divers domaines (transports, environnement) afin que les habitants de RDA voient de manière tangible que le processus d'unité progresse. C'est la seule façon d'éviter qu'ils ne partent massivement vers l'Ouest. Il faut que tous les Allemands puissent entrevoir la lumière au bout du tunnel. Je comprends les craintes des autres pays européens. Mais, à mes yeux, le partenaire naturel de l'Allemagne au sein de la Communauté doit être la France, et c'est avec elle que je veux écarter ces craintes. La frontière Oder-Neisse ne doit pas être un problème entre nos deux pays.
François Mitterrand : L'unification est en marche, elle dépend de la volonté des Allemands dans les deux États. Il n'appartient à aucune puissance extérieure de dire non. Mais il appartient aux Allemands de prendre acte que les deux États allemands sont membres des deux alliances, et que leurs systèmes sociaux sont très différents. Le méconnaître mettrait Gorbatchev en difficulté ou l'amènerait à disparaître. Je reconnais que la Silésie, la Poméranie, la Prusse orientale ont été plus souvent allemandes que polonaises, mais j'estime que le réalisme veut qu'on n'y touche pas. Sinon, il y a risque de rupture. En revanche, je répète ce que j'ai dit en RDA et à Kiev : le problème, pour la frontière entre les deux États allemands, n'est pas de même nature qu'avec la Pologne puisqu'elle a séparé artificiellement un même peuple.
Helmut Kohl : Je dois obtenir que les gens ne quittent plus la RDA ; c'est cela, le point critique. On n'arrivera pas à tenir, ni là-bas ni chez nous, si de trente à quarante mille personnes partent tous les mois.
François Mitterrand : Ce n'est pas moi qui fermerai le bout du tunnel. Il faut aller vers l'unité européenne et l'unité allemande. Mais c'est à vous de montrer que la frontière polonaise n'est pas mise en cause, même si c'est une souffrance pour beaucoup d'Allemands. Jusqu'en 1995, il faudra se contenter de renforcer la CEE telle qu'elle est. Après 1995, il faudra nouer une série d'accords de plus en plus forts avec les pays d'Europe de l'Est devenus démocratiques.
François Mitterrand me dit peu après: Kohl voudra organiser la réunification au plus vite en nous faisant croire qu'il n'y peut rien, qu'il est débordé par la foule. Tout le monde criera. En vain. Seul Gorbatchev peut l'empêcher. S'il n'y réussit pas, il y perdra son fauteuil. Et on aura alors un général au Kremlin. Vous verrez, tout cela ira très vite. Deux ou trois ans, au plus.
Vendredi 5 janvier 1990
Alain Grenier, notre ambassadeur à Tunis, un des plus fins observateurs de la « carrière » — peut-être parce qu'il n'est justement pas diplomate de carrière — , me dit : Dans le Tiers-Monde, nous autres Français ne devons pas trop nous laisser aller à l'attrait que constitue pour nous la fréquentation de gens — dont beaucoup évoluent au sein des gouvernements — qui, formés à la française, représentent plus la rive gauche de la Seine que la rive sud de la Méditerranée. A les rencontrer, on a l'impression séduisante de ces afrancesados de l'époque de Stendhal, qui, en Italie, en Espagne ou ailleurs, étaient en avance, mais aussi en décalage par rapport à leur temps et à leur pays.
Escale à Washington avant la réunion des sherpas. Déjeuner avec le général Scowcroft à la Maison Blanche. Toujours très soucieux de comprendre les Européens, le conseiller à la Sécurité nationale du Président Bush m'annonce que son patron réfléchit à l'idée de proposer aux Soviétiques une réduction simultanée de leurs forces conventionnelles en Europe plus ample encore que celle déjà annoncée. Il songe à 60 000 hommes de part et d'autre. Ce qui vise aussi, selon lui, à anticiper la mesure que le Congrès voudra sûrement faire prévaloir d'ici à deux mois, en vue de réduire le budget de la Défense. Le Président américain voudrait prendre les devants afin que ces réductions apparaissent liées à une stratégie de désarmement, non à des coupes budgétaires. Il me demande mon sentiment là-dessus. Je lui réponds que je ne vois pas en quoi cette mesure — que je trouve sage — pourrait empêcher le Congrès de demander ensuite davantage de réductions de dépenses. Il en convient. J'ajoute que, pour nous Français, le soutien des Américains à l'Europe est plus lié à leur engagement stratégique d'utiliser l'arme nucléaire pour nous défendre, où qu'elle soit stationnée, qu'à la présence de leurs troupes sur notre continent. Là-dessus, leur engagement est ferme. Il revêt néanmoins une allure nouvelle avec le désarroi du camp socialiste et le risque de voir Gorbatchev remplacé par des militaires. Sur l'évolution de l'URSS, Brent Scowcroft est inquiet ; il se dit convaincu que Gorbatchev est à la veille de prendre des mesures très autoritaires dans les États baltes et en Azerbaïdjan. Les Américains ne savent comment réagir. Faudra-t-il laisser faire Gorbatchev ? Les Soviétiques ont raison de ne pas laisser se défaire leur pays. A leur place, nous enferions autant !
J'en profite pour glisser que l'arrestation de Noriega a constitué une ingérence caractérisée dans les affaires intérieures d'un pays indépendant et que le Président français en a été très choqué. Il me remercie de ne pas avoir exprimé publiquement nos critiques. Il reconnaît qu'il y a eu un engrenage désastreux à partir du jour où Ronald Reagan a laissé un procureur général américain lancer un mandat d'arrêt contre un chef d'État étranger, fût-il mafieux, ce qui, dit-il, a créé un dangereux précédent. Il reconnaît même que l'intervention américaine ne reposait sur aucune base légale, puisque le Panama n'avait nullement déclaré la guerre. Mais il m'assure que le Panama constitue un cas très spécial et que les États-Unis n'ont pas l'intention d'aller plus loin. Il me demande si nous pourrions envisager d'aider à la reconstruction de ce pays par l'octroi de crédits commerciaux.
De même, il me certifie qu'il n'est pas dans les intentions des Américains de faire le moindre nouveau pas en direction de la Chine, d'autant moins qu'ils s'attendent à un durcissement de ce pays en matière de droits de l'homme. Un problème va cependant se poser prochainement : la Banque mondiale proposera d'ici à quinze jours à son conseil d'administration de reprendre ses prêts à la Chine. Or, il a été explicitement décidé au Sommet de l'Arche de ne plus lui accorder de tels prêts tant que sa situation politique ne se sera pas améliorée. Washington est tenté de ne pas refuser, mais se ralliera au consensus du G7.
Déjà, je note quelques différences avec l'administration précédente : moins dogmatique, plus professionnelle. Mais tout aussi dure.
Samedi 6 janvier 1990
Réunion de sherpas à Key West, la première sous présidence américaine, pour la préparation du prochain Sommet de Houston. Joli endroit, non loin de la maison d' Hemingway. Comme souvent, l'atmosphère est idyllique, en complet décalage avec les problèmes dont nous discutons : le GATT, les monnaies, la dette africaine, l'URSS et, surtout, l'éventuelle réunification allemande. Le sherpa allemand, Horst Kohler, est effrayé par son propre gouvernement : Le Chancelier va trop vite économiquement ; mais, politiquement, il n'a pas le choix. J'insiste sur le danger de voir un rideau de fer Nord/Sud se substituer à celui qui se lève entre l'Est et l'Ouest. J' annonce que la France lancera des initiatives sur la dette africaine et que, pour nous, l'idée de réunir cette année un Sommet Nord/Sud reste d'actualité, même si certains des Sept refusent d'y participer. Ma déclaration est très fraîchement accueillie. Ce sera un sujet de conflit. Nul ne veut d'un tel Sommet. On nous a laissé jouer avec cette idée, mais, maintenant, la Présidence française est finie ! Passons aux choses sérieuses, grogne l'Anglais. Tu as eu ton barrage au Bangladesh, ça devrait te suffire ! me lance l'Américain.
Au cours du déjeuner des sherpas, dans un jardin ensoleillé, je mets sur la table le projet de la Banque pour l'Europe de l'Est. Je réexpose la discussion de Strasbourg aux Américains, sous l'œil goguenard des Européens. A ma vive surprise, chacun semble d'accord pour venir à Paris négocier un texte à ce sujet dans quelques jours. Puis je réalise que tous pensent que seuls les Sept ont été conviés à cette réunion et qu'une fois qu'ils auront adopté une position commune, celle-ci sera transmise aux autres partenaires européens de l'Ouest, puis, peut-être, à la Pologne et à la Hongrie ! Lorsque j'explique que tous les Européens, y compris les Soviétiques, ont reçu la même lettre, et qu'un projet de statuts détaillé de la Banque circulera bientôt, c'est la stupeur. La discussion courtoise vire au pugilat. Nigel Wicks, David Mulford, Horst Kohler sont les plus virulents : C'est une impolitesse !... Vous n'auriez jamais dû faire ça !... Ce sera le chaos, ça n'aboutira à rien... On ne doit rien faire avec les Soviétiques. Il faut annuler cette réunion ! Personne ne viendra... Je soutiens que tel est bien le mandat que nous ont confié les douze chefs d'État à Strasbourg le mois dernier. Je force un peu la réalité : il ne s'agissait en fait que d'une déclaration de principe assez vague. J'ajoute que, même si l'un ou l'autre des Sept venait à bouder la réunion, celle-ci aurait tout de même lieu. Consternation générale. Personne n'a d'instructions pour me répondre. Nous nous séparons fâchés. A l'évidence, Anglais et Américains vont faire l'impossible pour saboter ce qu'ils considèrent comme un fait accompli. J'ai fait là quelque chose qui ne se fait pas dans ce monde de conformisme et de consensus. On me le fera payer.
Lundi 8 janvier 1990
Manifestations massives dans de nombreuses villes de RDA en faveur de la réunification. François Mitterrand : La CDU organise. Kohl est derrière tout cela. Il me dit qu'il n'a rien fait, mais, derrière mon dos, il accélère. Et il croit que je ne m'en rends pas compte !
A l'occasion d'une rencontre de la Fédération nationale des élus socialistes et républicains, Pierre Mauroy s'est déclaré favorable à l'octroi du droit de vote aux immigrés pour les municipales de 1995, après en avcir parlé avec le Président qui le souhaite vivement. Lionel Jospin modère beaucoup ce propos : Il faut d'abord que l'opinion l'accepte. François Mitterrand ironise : Avec un tel raisonnement, la France n'aurait jamais aboli la peine de mort ! Tracassé par les réactions qu'a suscitées son interview télévisée du 12 décembre dernier et sa phrase sur le « seuil de tolérance », le Président accorde un entretien à Vendredi, journal socialiste à diffusion confidentielle, pour rectifier le tir : L'expression était trop vague pour n'être pas suspecte, dit-il. « Trop vague » ? Drôle d'épithète pour une expression inacceptable. Cela revient à commettre une faute pour corriger une erreur.
Mardi 9 janvier 1990
Cédant aux très fortes pressions de Pékin et à l'insistance de Roland Dumas, et malgré les exhortations en sens inverse de Michel Rocard, François Mitterrand exige du gouvernement qu'il renonce à vendre six frégates à Taïwan.
Mercredi 10 janvier 1990
Une grève des internes et des chefs de clinique à propos de la convention médecins-Sécurité sociale s'étend. Le désaccord porte sur la liberté d'installation et les tarifs. François Mitterrand : Décidément, ce pauvre Evin est nul. Méchant et nul. Et Rocard bavarde au lieu d'agir. Le Président demande au Premier ministre de prendre des mesures généreuses. Il lui dit : Vous faites des économies qui me coûteront très cher.
Au Conseil des ministres, après un exposé de Lionel Jospin sur son plan d'urgence pour les universités, le Président déclare : Il faut réaliser le plan proposé par le ministre. L'Université fonctionne dans des conditions déplorables. Il faudra savoir faire dans le budget de l'État des économies là où il en faut, et dépenser judicieusement là où c'est nécessaire.
Après qu'Émile Biasini a fait le point — sans annoncer rien de nouveau - sur les Grands Travaux, le Président prend la parole... durant quarante minutes ! L'exposé est intéressant. Il esquisse pour la première fois une vision cohérente en matière de Grands Travaux : J'ai hérité trois grands projets de mon prédécesseur : Orsay était un grand projet, mais il restait beaucoup à faire ; la Villette, un projet judicieux mais encore assez informe ; et l'Institut du monde arabe, qui n'existait que sur le papier. Le gouvernement de 1986 a considérablement freiné le Grand Louvre, l'Opéra de la Bastille et même l'Arche de la Défense. Il avait prévu de privatiser un quart de la superficie de l'Opéra de la Bastille. Pour le Louvre, il afait reconstruire des salons dont les murs avaient été détruits, ce qui a coûté très, très cher. Enfin, il a privatisé une partie excessive de l'Arche de la Défense, le toit et les sous-sol. Aucun de ces projets ne répondait à une fantaisie, à un goût esthétique, à un luxe. Tous correspondaient à un besoin. Le Louvre était dans un état minable, la cour Napoléon était occupée par un square lépreux avec des arbres dépenaillés, un parking en désordre où l'on n'osait pas aller la nuit. D'ailleurs, Jacques Chirac m'a dit l'avoir constaté lorsqu'il était secrétaire d'État aux Finances.
Le Président se lance ensuite dans un long historique du Louvre, des Tuileries et polémique avec un spécialiste qui lui reprochait l'autre jour, dans Le Monde, d'avoir « attenté à cinq siècles d'histoire » : Une grande partie du Louvre remonte à Napoléon III. Quant à la Pyramide, elle ne peut pas attenter à la perspective, puisqu'elle n'est pas dans l'axe des Champs-Elysées, qui d'ailleurs n'est pas le même que celui du Louvre, à cause du coude de la Seine. Par ailleurs, entre le palais du Louvre et les Tuileries, à l'époque, c'était la ville ! Il n'y avait donc pas de perspective. C'est seulement quand la Commune a incendié les Tuileries en 1871, que l'on s'est aperçu que l'arc du Carrousel avait été placé dans l'axe des Champs-Elysées. Par ailleurs, en ce qui concerne Bercy, il fallait bien quand même construire un ministère pour les Finances, malgré toutes mes réserves sur leur poids excessif dans l'État. Ce n'est certes pas un chef-d'œuvre architectural, mais c'est un bâtiment assez pratique. Quant à la Défense, Aillaud avait fait un très beau projet, mais qui fermait la perspective. Elle se poursuit maintenant avec l'Arche jusqu'à la terrasse de Saint-Germain-en-Laye. Enfin, il est normal que ce soit le Président de la République qui s'occupe des Grands Travaux. Aucun gouvernement ne peut assurer une tâche de ce genre, parce qu'il n'a pas une durée de vie suffisante pour cela. La durée la plus longue a été celle de M. Pompidou, M. Barre est resté assez longtemps, bien sûr. Évidemment, les ministres des Finances successifs ont tenté, pratiquement tous les six mois, de rogner sur les grands projets, de manière plus ou moins subreptice, et j'ai à chaque fois été alerté par mes collaborateurs. D'ailleurs, cette tentative a cessé depuis quelque temps. Quand il y a des économies à faire, les Finances ont toujours tendance à taper sur les ministères les plus récents : Culture, Sports, Environnement. Toute administration qui n'a pas au moins deux siècles ne se trouve pas dans la mémoire des Finances... La Grande Bibliothèque répond elle aussi à une nécessité, tous les chercheurs vous le diront, aussi bien en France qu'à l'étranger. Le Centre des rencontres internationales est dans une misère criante, le Muséum s'écroulait. J'avais donc prévu sept ans pour les grands projets. En fait, sept ou huit ans, car je ne comptais pas du tout les inaugurer moi-même. Je ne suis pas du tout amateur d'inaugurations. Il y a des discours embêtants à préparer, à faire ou à entendre. En réalité, on se fait constamment marcher sur les pieds par une cohorte envahissante. Quand j'étais dans la Nièvre, je n'ai pratiquement rien inauguré... Au surplus, cela aura permis de rendre vie à des dizaines de corps de métier voués à disparaître : au total, de trois à cinq mille personnes. Il y a eu aussi des dizaines d'initiatives tout aussi intéressantes, mais beaucoup plus modestes, en province, et d'autres à Paris, qui ne sont pas négligeables, comme le dôme des Invalides. Au fond, pour la France, la projection la plus sûre et la plus forte, c'est ce qui touche au culturel, au spirituel, et qui sert de ciment à une société.
On sent que tout cela le passionne. J'ai le sentiment que, désormais, mis à part l'Europe et les grands projets, tout le reste l'ennuiera. Qu'il fait son métier de Président un peu comme en pilotage automatique, en observateur plus qu'en acteur.
Jeudi 11 janvier 1990
Le Conseil constitutionnel statue sur le recours que, conformément aux engagements qu'il avait pris dès le dépôt initial du projet, en juin, Michel Rocard a lui-même formé à propos de la loi sur le financement de la vie politique, de sorte qu'aucun doute ne soit permis sur la constitutionnalité du texte. Le Conseil censure quelques dispositions, dont celle qui écartait de l'amnistie les anciens parlementaires, mais il ne soulève aucune objection constitutionnelle sur l'amnistie elle-même.
Philippe Séguin et Charles Pasqua tiennent une conférence de presse commune pour jeter les bases d'un nouveau rassemblement. Ce mariage incongru de la droite bonapartiste et du gaullisme rénovateur me semble avoir un unique objet : jeter Jacques Chirac au bas de son cheval de président du RPR. Rendez-vous est pris pour le 11 février, jour des prochaines assises du mouvement.
Vendredi 12 janvier 1990
Brusquement, les acceptations affluent pour la réunion de lundi prochain sur la BERD. Les Anglais n'ont pas encore répondu. Les Américains font ce qu'ils peuvent pour empêcher les autres de venir. Les Russes seront là : grande première pour eux qui ne sont encore membres d'aucune organisation internationale à caractère économique ou financier.
D'après Roland Dumas, Édouard Chevardnadze souhaite une réunion des Alliés au sujet de Berlin et de l'ensemble du problème allemand. Le Président juge cette demande prématurée : Il n'y a rien qui presse. Il faut que les Allemands le demandent ; sinon, ils réagiront brutalement contre tout ce que nous proposerons. On verra l'année prochaine.
En Roumanie, le nouveau Président Ion Iliescu annonce la mise hors la loi du PC roumain et l'organisation d'un référendum... sur le rétablissement de la peine de mort. J'ignorais qu'elle avait été abolie !
La RDA autorise l'entrée des capitaux étrangers. Pierre Bérégovoy me dit : Avec ça, c'est fini, la RDA n'existe plus. Et la Communauté européenne est morte. En France, on va s'accrocher, mais notre rêve est mort. L'Allemagne va tout dominer. Il ne voit pas ça, lui ?
Samedi 13 janvier 1990
Ultime victoire : les Anglais viendront eux aussi lundi à Kléber. Pour saboter, sans nul doute. Les Américains n'ont encore rien décidé. Le Trésor veut venir, pas le Département d'État. Comme c'est le Trésor qui pilotera leur délégation, je pense qu'ils viendront.
La RDA renonce à l'économie planifiée.
Dimanche 14 janvier 1990
Le prochain Congrès du PS, qui se réunira en mars à Rennes, approche. La bataille s'annonce brutale. Fabius veut toujours prendre le Parti. Mauroy entend le garder. Jospin veut que Fabius échoue. Réunion du Comité directeur, limite au-delà de laquelle la « synthèse » entre courants devient impossible jusqu'au Congrès. Fabius souhaite que chacun se compte, parce qu'il croit pouvoir gagner. Poperen surgit avec son propre texte. Mermaz aussi, mais il finit par se rallier à Jospin. On se comptera. Pas de synthèse. Il n'y aura donc pas moins de sept motions à Rennes ! François Mitterrand regarde cette décomposition avec ironie, voire ce que je soupçonne être une certaine jubilation : Les dirigeants socialistes sont des escargots. Tant qu'ils n'auront pas dégorgé, il n'y a rien à en attendre. Il pense que Fabius va gagner. Il le souhaite.
Pogroms anti-arméniens à Bakou. Des renforts militaires sont envoyés par Moscou en Azerbaïdjan. Le Président: L'armée prendra peu à peu le pouvoir à Moscou.
Forte augmentation du nombre de Juifs soviétiques autorisés à émigrer. Itzhak Shamir relance l'idée de « Grand Israël ».
Lundi 15 janvier 1990
Avec la bénédiction du Conseil constitutionnel est promulguée la loi n° 90.55 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques.
Trente-quatre pays participent au Centre Kléber, à Paris, à la première réunion préparatoire à la création de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement de l'Europe de l'Est (BERD). Personne, finalement, ne manque à l'appel. Se trouvent autour de la table des gens qui ne se sont jamais rencontrés. Parmi eux, le gouverneur de la Banque centrale soviétique, Victor Guerachtchenko, ainsi que le jeune ministre des Finances polonais Leszeck Balcerowicz, et Vaclav Klaus, le très brillant ministre tchèque, qui me confiera que, pendant vingt ans, le seul journal étranger qu'il avait le droit de lire était une revue américaine d'économétrie. Les Américains sont crispés, les Japonais, ostensiblement souriants. Les Roumains, invités de dernière minute, sont pâles, ahuris. Hier, tous ces gens n'avaient de rapports entre eux que par KGB et CIA interposés. Ils vont devoir apprendre à se parler. Le Président fait un bref discours de bienvenue. Il me confie ensuite : Quelle salle ! C'est magnifique ! On voit maintenant physiquement, pour la première fois, que l'Europe bouge ! A son départ, je me glisse dans le fauteuil de la présidence sans que personne ose protester. Pourtant, cette présidence aurait dû revenir soit aux Irlandais, qui président les Douze, soit aux Américains, qui président les Sept.
La négociation du projet de texte de traité que j'ai distribué à l'avance commence, ardue, article par article. D'entrée de jeu, le délégué américain annonce que son pays ne participera pas à la nouvelle institution si celle-ci entend financer l'URSS. Souriant, le gouverneur soviétique, Victor Guerachtchenko, ne bronche pas. Contrairement à ce qu'espérait l'Américain, il reste à la table des négociations. Alors qu'en 1947 les Soviétiques avaient quitté celle de l'OCDE, après celle du FMI, ils tiennent aujourd'hui à en être et sont prêts à avaler toutes les couleuvres pour s'y maintenir. J'explique qu'il ne saurait y avoir d'a priori et que les discussions, en tout état de cause, doivent aller à leur terme. L'Américain n'insiste pas.
Nous étudions les premiers points délicats : les prêts seront-ils soumis à des conditions politiques ? La Banque sera-t-elle cantonnée au seul secteur privé ? Quel capital ? Quelles parts pour les non-Européens ? Nous progressons difficilement.
Au déjeuner, un diplomate bulgare me confie qu'il n'a pas vu de bananes depuis très longtemps.
Nous avons très bien fait les choses : à la fin, il est décidé que des réunions plus restreintes seront organisées, à Sept par les États-Unis, à Douze par l'Irlande, à Vingt-Quatre par la Communauté. Celles à Trente-Quatre — qui passeront bientôt à Quarante-Deux — resteront en France, la prochaine dans deux mois, à Paris, puisque nul ne propose Bruxelles ou Dublin. Ouf ! La conduite de l'opération reste donc entre nos mains. Décidément, la stratégie du fait accompli est la seule qui vaille.
Mais rien n'est encore fait : les Américains souhaitent tuer l'institution plutôt que d'admettre l'URSS. Or je l'ai d'abord surtout voulue pour arrimer l'URSS à l'Europe...
État d'urgence dans le haut-Karabakh et d'autres régions d'Arménie et d'Azerbaïdjan. Un massacre d'Arméniens a lieu à Bakou. Le bilan officiel est de 34 morts. La guerre civile a fait son apparition en URSS. Seul un État totalitaire pourra reprendre la situation en mains.
Mardi 16 janvier 1990
Un Comité de Défense ultra-restreint se réunit autour du Président : Jean-Pierre Chevènement, l'amiral Lanxade, Hubert Védrine et Jean-Louis Bianco, pour décider de l'avenir des Hadès. Le moment est venu de décider s'il faut construire les 120 fusées nucléaires à très courte portée extorquées par Charles Hernu au Président en 1982. C'est l'occasion pour François Mitterrand de brosser une vaste fresque sur l'avenir de l'Europe de l'Est : Que va-t-il advenir du Pacte de Varsovie alors que la Tchécoslovaquie demande déjà le retrait des troupes étrangères ? En RDA, un gouvernement démocratiquement élu pourra-t-il accepter la présence de 300 000 soldats étrangers ? L'URSS, pour couvrir son retrait, ne va-t-elle pas demander le départ des troupes étrangères de RFA ? Ne va-t-on pas vers une neutralisation plus ou moins directe de l'Allemagne? Quant aux Hadès, ils risquent de faire l'objet d'une négociation sur la troisième option zéro, à laquelle la France pourra difficilement échapper.
Jean-Pierre Chevènement : Mais on ne peut revenir là-dessus ! La décision de construire les Hadès a été prise dans un Conseil de Défense d'avril 1982 !
Le Président, furieux : C'était une erreur, c'était une erreur ! Inutile de me le rappeler chaque fois !
Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais entendu le Président tenir de tels propos à ce sujet. Ordinairement, l'autocritique n'est pas sa tasse de thé. Il est vrai qu'il fait en général endosser cette décision à Hernu.
Jean-Pierre Chevènement insiste : Il faut que notre ultime avertissement puisse être délivré partout pour n'être délivré nulle part. C'est le rôle des Hadès. Ils consolident notre dissuasion stratégique en ne nous enfermant pas dans le dilemme du tout (l'apocalypse) ou rien (la capitulation). Il faut aussi empêcher que se réalise l'option zéro complète en Europe. Les États-Unis et l'URSS pourraient peut-être, à cette fin, garder quelques lanceurs nucléaires en Europe dans le but de maintenir l'équilibre européen. Si on va vers l'option zéro complète, il n'est pas certain que les États-Unis maintiendront des troupes en Europe. Et on ira vers la neutralisation nucléaire de l'Allemagne, qui serait aussi le début de son autonomisation. Je propose donc, en raison de ces circonstances, de ne construire que 80 têtes, au lieu des 120 initialement prévues. De toute façon, cela n'empêchera pas l'autonomisation de l'Allemagne. De toute façon, les Allemands de l'Ouest ont commencé la colonisation économique de l'Europe de l'Est...
Le Président, irrité : Il ne faut pas dire de l'Europe de l'Est, mais de l'Europe centrale : la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne. Les Allemands ne sont ni en Roumanie, ni en Bulgarie.
Jean-Pierre Chevènement: Les Tchèques n'aiment pas l'Allemagne.
Le Président: C'est vrai. Mais ils en veulent encore plus à la France et à la Grande-Bretagneà cause de leur politique en 1938qu'à l'Allemagne. Je ne suis pas d'accord avec le ministre de la Défense. La question posée sur le nombre d'Hadès ne met pas en cause notre force de dissuasion. Quelle est la meilleure forme d'avertissement ? On n'imagine pas une bombe nucléaire française tombant sur l'Europe de l'Est (Allemagne, Tchécoslovaquie, Pologne...) sans qu'il y ait une réplique tombant chez nous. On n'imagine pas une agression nucléaire, où que ce soit, qui n'entraîne pas une riposte nucléaire de l'autre. Le monde change vite ! A Moscou, si Gorbatchev échoue, on aura un gouvernement militaire, ou militarisé, qui sera intransigeant sur le plan national ou même territorial. Je pense pourtant que la menace d'une guerre « empire contre empire » est derrière nous. Il ne peut plus y avoir de guerre que par contagion d'une opération de police de dominos à dominos. Les données de 1945 sont presque anachroniques, désormais. Dans trois ou quatre ans, on ne sera plus dans les grandes machines. Je ne vois pas pourquoi la France ne serait pas un jour l'alliée de la Russie!
L'unification allemande est certaine. Mais les Allemands, qui sont des gens pratiques, en verront bientôt les inconvénients. Une seule Allemagne, cela veut dire que tous les Allemands de l'Est sont des émigrés potentiels. Les chefs d'entreprise d'Allemagne de l'Ouest vont s'emparer des entreprises de l'Est, et cela ne plaira pas aux Prussiens. L'aventure prussienne est une des plus remarquables qui soient. C'est un État fondé sur un roi et une armée, sans peuple, ni nation, ni frontières. Les accords de 1945 ont été imbéciles : l'Ouest a cédé aux Russes cette partie de l'Allemagne parce qu'elle était détruite. On a fait croire que la Prusse s'identifiait au nazisme, ce qui n'est vraiment pas exact. La Prusse est un grand et fier pays. Gorbatchev a-t-il les moyens d'empêcher cette unification ? Il y a trois mois, la grande puissance soviétique n'avait qu'à froncer les sourcils et tout le monde se soumettait. Mais les Allemands commencent à penser que la menace russe n'existe plus.
Jean-Pierre Chevènement: Peut-être, mais c'est bien après avoir rendu public son fameux rapport que Khrouchtchev a envoyé les chars à Budapest.
Le Président: Pendant la cohabitation, on était à ça [le Président claque des doigts] du retour à l'intégration dans l'OTAN. C'est mon refus qui l'a empêché. En tout cas, j'estime ne pas avoir besoin de dizaines d'Hadès. A la limite, l'ultime avertissement peut être délivré avec une seule arme de ce genre...
Jean-Pierre Chevènement, rouge de colère : Alors, on ne garderait que les cinq Hadès qu'on a déjà ? Cela ne servirait à rien!
Le Président: Ça ne servirait à rien pour négocier ! Mais le nucléaire, c'est le nucléaire. Et ça sert à détruire, pas à négocier. L'Hadès, pratiquement, ça ne peut tirer que sur la France !... Alors on en reste là, et on oublie les Hadès!
Mercredi 17 janvier 1990
Dix-sept ministres ont demandé à accompagner François Mitterrand en Hongrie. La liste est réduite à six par le Président lui-même. Jack Lang n'en est pas. A l'issue du Conseil, le Président l'emmène dans son bureau. Lorsqu'il en ressort, le ministre de la Culture est à nouveau du voyage.
Un haut fonctionnaire quitte un ministère pour un groupe dont il avait la tutelle. J'en suis outré. Je relance Matignon à propos du décret qui devait interdire de telles pratiques et qui, depuis plus de vingt ans, n'est toujours pas rédigé. Pas étonnant, puisque ce sont les intéressés qui en sont chargés...
Dans Le Monde, Charles Pasqua poursuit son offensive contre Jacques Chirac sous prétexte de le soutenir : Pour qu'il puisse être candidat, il faut qu'il ait un message à délivrer. En fait, Séguin et Pasqua concentrent leurs critiques sur le duo Balladur-Juppé ; ils le rendent responsable d'une dérive néo-libérale et européaniste qui, selon eux, couperait le RPR de son électorat populaire.
Jeudi 18 janvier 1990
Mort de Charles Hernu hier soir. François Mitterrand: Le seul de mes fidèles, de mes très fidèles... J'ai toujours regretté d'avoir cédé, de ne pas avoir résisté à la demande de Fabius et de Badinter, après Greenpeace. Il aurait dû rester au gouvernement...
Dans l'avion qui conduit le Président en Hongrie, Thierry de Beaucé, chargé des Relations culturelles internationales, plaisante : Lang est venu manger des pâtisseries viennoises. Vexé, Jack Lang réplique: Je suis là parce que Mitterrand a insisté pour que je vienne. Mais j'ai dû annuler beaucoup de rendez-vous importants et je serai obligé de rentrer à Blois avant la fin de la visite officielle.
Édouard Chevardnadze aux Isvestia : L'intégration de la RDA dans les structures occidentales aurait pour effet de changer totalement l'équilibre des forces en Europe. L'URSS est favorable à une dénucléarisation des deux Allemagnes. François Mitterrand: Cela, les Américains ne l'accepteront jamais !
Vendredi 19 janvier 1990
Pierre Joxe ne décolère pas contre Pierre Mauroy. Depuis l'époque où le premier était ministre de l'Intérieur du second, leurs relations sont exécrables. Joxe veut obtenir le départ de Mauroy de la direction du Parti socialiste. Il en parle souvent et passionnément à François Mitterrand.
Samedi 20 janvier 1990
Entretien et déjeuner avec Margaret Thatcher. Elle est déchaînée contre Helmut Kohl : Il nous marche sur les pieds. Arrêtez-le ! Il veut tout ! Non seulement il veut avaler la RDA, mais il veut que nous payions pour la réunification !
Quelle différence avec son langage public...
François Mitterrand: Vous avez raison. Et il oublie que le régime soviétique est toujours là. Si Kohl continue à vouloir violer tout le monde, ils feront à Dresde ce qu'ils ont fait à Prague.
Surprise : Margaret Thatcher est maintenant très favorable à la BERD et furieuse des réticences de son administration. Elle la veut même à Londres ! Je suis stupéfait de constater que le Président ne relève pas et s'abstient d'avancer la candidature de Paris, comme je lui ai suggéré de le faire.
Congrès de la Ligue des communistes yougoslaves à Belgrade. La motion des Slovènes proposant d'accorder l'indépendance au parti de chaque république est rejetée. Ils quittent la salle.
François Mitterrand: Quel désordre ! Il n'y a que les Serbes de sérieux dans ce pays. Kohl va encore me parler de ses amis croates!
L'armée soviétique prend le contrôle de Bakou. Gorbatchev ne pouvait rien faire d'autre.
Lundi 22 janvier 1990
En RDA, nouvelles manifestations massives pour l'unification (cent mille personnes à Leipzig). François Mitterrand : Kohl est derrière tout cela. Vous verrez, je vous l'ai déjà dit, tout va aller très vite, maintenant... Il faut ralentir cela, sinon ça risque de faire sauter Gorbatchev, et des généraux russes viendront mettre de l'ordre à Berlin : c'est ça que veut Kohl ?
Mercredi 23 janvier 1990
Accord soviéto-hongrois sur le retrait des troupes soviétiques stationnées en Hongrie.
Sur Antenne 2, à L'Heure de vérité, Jacques Delors évoque le projet d'une fédération européenne dotée d'un exécutif politique qui puisse dégager les
intérêts communs... responsable devant le Parlement européen et les parlements nationaux.
François Mitterrand: Mais c'est idiot ! De quoi se mêle-t-il ? Jamais personne en Europe ne voudra de cela ! A force d'être extrémiste, il va faire échouer ce qui est faisable. Jean-Pierre Chevènement m'appelle sur le même sujet, hors de lui : Mitterrand devrait faire taire Delors !
D'après Hubert Védrine, qui en informe le Président, les questions le plus fréquemment posées aujourd'hui par les correspondants de la presse allemande à Paris sont les suivantes : Pensez-vous que les difficultés que rencontre Gorbatchev dans le Caucase et les pays Baltes vont l'amener à se montrer plus souple sur la question allemande ? Les dirigeants français ne se rendent-ils pas compte que le statut de Berlin est caduc et qu'il faudrait accepter de l'adapter sans attendre la réunification proprement dite ? La France acceptera-t-elle de participer à une nouvelle réunion des Quatre à la demande des Soviétiques ? Qu'en attend-elle ?
Le Président estime au contraire que Gorbatchev se montrera plus dur à propos de la réunification afin de ne pas mécontenter ses généraux ; que le statut de Berlin ne peut être caduc qu'avec l'accord des Soviétiques, qui ne le donneront jamais ; quant à une réunion à Quatre, il n'y serait pas opposé si les Allemands en voulaient, mais elle serait inconcevable sans eux.
Mercredi 24 janvier 1990
Sur France-Inter, Jean-Pierre Chevènement accuse Jacques Delors de parler comme un chef de gouvernement, alors qu'il n'est qu'un superfonctionnaire.
Déjeuner avec Boutros Boutros-Ghali. On discute de la suite possible du Sommet Nord/Sud lancé au Sommet de l'Arche. Je lui dis qu'après la réunion de Key West, le projet me paraît très compromis. Il en est désolé. Infatigable éclaireur, il s'efforcera encore, par le mouvement des non-alignés, de relancer l'idée.
Jeudi 25 janvier 1990
Déjeuner avec le Président. Il répète que Jacques Delors a été bon, à L'Heure de vérité, mais que sa tête a tendance à enfler. J'ai modérément apprécié le parterre d'invités qu'il a réuni : Édith Cresson et Simone Veil, Jean François-Poncet et Jean Kaspar... Une sorte de programme en filigrane. Toujours ce faux œcuménisme! C'est un gage de faiblesse. Cela le perdra.
Excessif et injuste. En tout cas, conforme à l'opinion constante de François Mitterrand : les centristes ne sont que des gens de droite un peu plus hypocrites et complexés que les autres.
Vendredi 26 janvier 1990
La préparation du Congrès de Rennes est de plus en plus sanglante. Dans L'Express, Pierre Joxe attaque Pierre Mauroy, bille en tête : Nous avons besoin d'un parti conquérant, de méthodes rénovées et d'une équipe de direction dynamique. Fabius pourrait fait cela. Mauroy est furieux et téléphone à François Mitterrand pour lui demander de ramener ses amis à la raison. Il reçoit en retour quelques bonnes paroles. François Mitterrand : Je veux bien soutenir Fabius, mais on ne me fera pas dire du mal de Jospin. Sauf s'il s'allie à Rocard...
Je pense que Pierre Joxe a parlé à l'avance de son interview avec le Président.
Sept motions pour le Congrès de Rennes. Pierre Mauroy écrit à leurs sept signataires pour leur proposer un accord.
Samedi 27 janvier 1990
Condamnation à des peines de prison avec sursis de deux policiers reconnus coupables des coups et blessures qui ont entraîné la mort de Malik Oussekine. Protestations de l'UNEF-ID, de la CGT, de la CFDT, de la FEN.
George Bush téléphone à François Mitterrand pour lui annoncer, comme le général Scowcroft me l'avait annoncé, son intention de réduire de 275 000 à 195 000 hommes les forces américaines stationnées en Allemagne. Le Président français lui répond que le nombre d'hommes lui est complètement indifférent, mais qu'il ne faut pas que cela aboutisse à la neutralisation de l'Allemagne. Bush appelle le même jour Kohl et Andreotti. C'est lundi seulement, dit-il, qu'il appellera Margaret Thatcher. Pourquoi ?
En visite à l'université d'Orsay, François Mitterrand rend un hommage appuyé à Lionel Jospin. Chacun son tour... D'ailleurs, même en privé, le Président ne tarit pas d'éloges sur le ministre de l'Éducation.
Dimanche 28 janvier 1990
En RDA, accord sur la constitution d'un gouvernement comprenant des représentants de l'ensemble des partis. Les premières élections libres sont fixées au 18 mars. Elles imprimeront au processus en cours une brutale accélération.
Lundi 29 janvier 1990
François Mitterrand : L'Allemagne ne sera pas « neutre », mais dénucléarisée dans la mesure où elle aura confirmé le renoncement de la RFA. Elle sera ainsi plus autonome, libre de ses mouvements et alliances ultérieurs. Peut-on essayer de freiner, d'encadrer cette évolution ? Doit-on la considérer comme dangereuse, ou en tout cas prématurée ? Risque-t-elle de redonner en Europe le champ libre aux nationalismes? Évidemment, la réponse à toutes ces questions est positive.
Selon Roland Dumas, le maintien d'un minimum de troupes américaines, françaises, britanniques et soviétiques en Allemagne et d'une alliance entre l'Europe et les États-Unis — les deux choses étant liées — reste, au moins pour un temps, une garantie nécessaire, que ce soit vis-à-vis de l'Allemagne, de l'Europe centrale ou de l'armée soviétique. Il est nécessaire d'agir vite : Il faut, dit-il, donner aux alliances, comme le proposent Baker et Chevardnadze, un rôle plus politique que militaire.
Mardi 30 janvier 1990
D'après une source à Bonn, Hans Modrow, Premier ministre est-allemand, en visite à Moscou, a entendu Mikhail Gorbatchev évoquer pour la première fois la perspective de la réunification sans la critiquer. Les Soviétiques n'y seraient donc plus opposés ? Est-ce vrai ou n'est-ce qu'une manipulation de Bonn ?
Petit déjeuner des socialistes à Matignon : tout le monde ne pense qu'au Congrès de Rennes, mais on essaie de parler d'autre chose. Jean-Paul Huchon présente un rapport sur la négociation engagée entre le gouvernement et les syndicats à la suite de la grève des fonctionnaires : La réforme de la grille salariale est quasiment achevée.
Pierre Mauroy lui demande quels syndicats vont signer cet accord.
Jean-Paul Huchon : Tous les syndicats, sauf la CGT.
Jean Poperen : Même FO ?
Jean-Paul Huchon: Évidemment, FO signera.
Jean Poperen s'adressant à Pierre Mauroy : Je voudrais quand même parler du Congrès de Rennes, de la lettre que tu as adressée aux sept [il cherche le nom des signataires des motions]...
Henri Emmanuelli: Les sept nains !
Jean Poperen : Un ministre peut-il signer une motion ?
Pierre Mauroy: J'étais pour la synthèse dès le Comité directeur. En s'y refusant, on a fait une erreur magistrale. Le Parti et le gouvernement n'en sortiront pas indemnes. Ce n'est quand même pas un spectacle de voir un Premier ministre, signataire d'une motion, aller encourager ses supporters dans une soirée musicale ! On m'a dit : il vaut mieux débattre « tranquillement », entre camarades. On va se compter « gentiment » au Congrès. En attendant, ça tire de partout! On va détruire en quatre mois ce qu'on a mis dix ans à construire !
Henri Emmanuelli: Il circule dans toute la France un tract signé par un ministre en exercice [il s'agit de Pierre Bérégovoy], qui reproche à la direction du Parti d'avoir soutenu des fonctionnaires en grève contre le gouvernement... C'est incroyable, ce désordre!
Pierre Joxe : La proportionnelle est un mauvais système pour le PS. Je l'ai déjà combattue, il y a vingt ans. Il faudrait qu'une douzaine de dirigeants du Parti et du gouvernement dirigent ensemble le Parti, comme c'est le cas en Allemagne et en Angleterre. On ne peut pas diriger le Parti à cinquante !
Pierre Mauroy : Tu oublies qu'on a la Constitution de la Ve République. Et le Président est tout à fait défavorable à cette solution.
Lionel Jospin : Les règles de bonne conduite me paraissent simples. Quand on est membre du gouvernement et du Parti, on ne critique pas les décisions du Parti, surtout quand elles sont prises à l'unanimité.
Nouveau Conseil de Défense ultra-restreint. L'amiral Lanxade revient à la charge et propose la mise en fabrication de 48 Hadès.
Le Président : C'est encore trop.
Finalement, il autorise la construction de 40.
Mercredi 31 janvier 1990
Dans son discours sur l'état de l'Union, George Bush annonce qu'il propose de réduire les forces américaines et soviétiques en Europe centrale et orientale à 195 000 hommes. Pour une fois, à la différence de ce qui se passait sous Reagan, nous n'avons pas été placés devant un fait accompli.
Le Sommet des trente-cinq pays membres de la CSCE (Europe de l'Ouest, Europe de l'Est et États-Unis) sera le rendez-vous majeur des prochains mois. Quand aura-t-il lieu ? A l'automne ? En hiver? Où ? Impossible de dire encore. Nous avons proposé que la réunion ait lieu à Paris. Personne ne refuse. Encore le fait accompli. Mais les Américains sont furieux.
L'Acte final d'Helsinki et ses prolongements permettent de traiter dans cette réunion de toutes les questions importantes : frontières ; droits des minorités ; droits de l'homme en général ; règlement pacifique des différends ; coopération économique et culturelle ; sécurité en Méditerranée, etc. Pour que la CSCE joue un rôle vraiment opérationnel, il faudrait qu'y soient créées des institutions permanentes : une sorte de Conseil de Sécurité, un secrétariat général doté de pouvoirs, un mécanisme d'arbitrage, un sommet annuel. Tout cela supposerait de réécrire l'Acte final et d'abandonner le principe du vote à l'unanimité, qui paralyse la CSCE. En outre, une procédure de préparation spéciale du prochain sommet devrait être mise sur pied. Il y aura conflit avec l'idée de confédération : les États-Unis n'accepteront pas de voir la CSCE (qui n'est déjà pour eux qu'un pis-aller par rapport à l'OTAN, alors que, pour nous, c'est un pis-aller par rapport aux institutions européennes), vidée de ses compétences au profit d'une confédération strictement européenne. A moins qu'un lien privilégié puisse être déjà imaginé entre les États-Unis et la future confédération ?
Si les Américains ne sont pas éclairés et rassurés au plus haut niveau, ils vont continuer à torpiller nos projets d'avenir pour l'Europe. Pour éviter une confusion entre la CSCE et la confédération, il faudrait, avant le Sommet des Trente-Cinq, des contacts entre les États démocratiques d'Europe préfigurant la confédération. Avec la négociation sur la BERD, les Américains démontrent qu'ils feront tout pour rester puissants dans une Europe divisée. Ils ne voudront en fait ni de la BERD, ni de la confédération, et feront tout pour que ni l'une ni l'autre n'existent.
Au Conseil des ministres, le Président parle longuement de l'Allemagne et de l'Europe de l'Est : Toute évolution inscrite dans les faits ne doit pas être contredite, mais accompagnée. Il est possible que l'URSS veuille transformer une faiblesse en une force et qu'elle cherche à obtenir, pour couvrir son propre retrait, le retrait des forces occidentales d'Allemagne de l'Ouest. Ce qui aboutirait à la neutralisation des deux Allemagnes. Or, la neutralisation est un concept qui avait un sens précis dans le cadre de la tension Est/Ouest. Mais cela n'a plus le même sens maintenant que cette tension a disparu. Et il n'est pas complètement exclu que Gorbatchev préfère au contraire, à terme, l'intégration de l'Allemagne dans l'OTAN à sa neutralisation, parce que celle-ci conduirait à son autonomisation. L'URSS n'a plus les moyens psychologiques et politiques de s'opposer à quoi que ce soit.
On ne sait pas trop où l'on va. Il faut examiner toutes les hypothèses et ne pas s'accrocher aux résidus du passé. Notre action doit s'articuler autour de deux axes : le développement de notre souveraineté et celui d'une Europe de plus en plus maîtresse d'elle-même. Il serait très dangereux de proposer un accord européen, comme la confédération, si la Russie devait en être exclue. Enfin, l'URSS, qui devient de plus en plus la Russie... Il ne faut pas oublier l'obsession russe de l'encerclement depuis 1917. Le problème allemand doit aussi occuper notre pensée. Dans leur majorité, les Allemands ont envie d'être unis. Supposons qu'ils le décident : les ennuis commencent. Dans un premier temps, il n'y aura pas forcément enrichissement, au contraire ; mais, ensuite, l'Allemagne accroîtra sa puissance économique. Ce sera l'Allemagne de Bismarck, pas celle de Hitler. L'intelligence d'Oskar Lafontaine a été de faire valoir les difficultés et les charges qui vont peser sur l'Allemagne de l'Ouest. Cet argument semble avoir été entendu, ce qui est étonnant de la part de ce peuple essentiellement émotif. Les grands principes politiques et philosophiques, c'est comme une lumière qui éclaire le terrain dans la nuit. Ensuite entrent en jeu les égoïsmes et la médiocrité. Ça, ce sont des valeurs sûres sur lesquelles on peut toujours compter ! Il y a en RDA à la fois un besoin de spiritualité et le règne sans partage de l'argent, l'un renforçant l'autre. Cette rencontre sera nécessairement explosive. On vient de découvrir l'Azerbaïdjan et la Lituanie. On va redécouvrir aussi la Prusse et la Saxe. La Prusse, contrairement à l'image habituelle, a peut-être été, à son époque, en particulier à Berlin, l'État le plus civilisé d'Europe. On y discutait de l'opportunité de donner des cartes d'identité, craignant le contrôle que cela ferait peser sur les citoyens. L'Histoire en est toute proche. Un demi-siècle, ce n'est rien. C'est un raisonnement qu'il faudra d'ailleurs un jour appliquer au Japon : le Japon non plus n'a pas changé de nature parce qu'il y a eu une bombe atomique à Hiroshima et à Nagasaki. La Prusse a envie de vivre, elle en a l'opportunité. Cela va entrer en contradiction avec le sentiment d'être l'assisté des autres Allemands que les Prussiens ont vaincus. La sagesse de Bismarck a été de ne pas détruire l'Autriche, alors qu'il aurait pu le faire. Il disait : « Eux savent comment traiter les Slaves du Sud ; nous, nous ne savons pas... »
Le Président évoque ensuite l'histoire du Pacte germano-soviétique : Les dirigeants de la fin de la IIIe République n'ont vraiment pas vu clairà la différence de François Ier avec les Turcs, de Richelieu ou même des dirigeants des débuts de la IIIe République qui ont fait l'alliance russe... La Communauté n'est pas le bon interlocuteur pour les pays de l'Est, car son intervention donne forcément un sentiment d'assistance, alors que la confédération peut réunir des partenaires égaux en dignité. En tout cas, il faut que les dirigeants allemands se comportent en responsables et tiennent leurs engagements...
Michel Durafour parle de la négociation, à présent presque achevée, sur la refonte de la grille de la fonction publique. Michel Rocard commente : C'est la négociation la plus importante et la plus compliquée depuis que la grille a été créée, il y a cinquante ans. Si l'accord est conclu, il n'y aura pas d'équivalent dans les autres démocraties. C'est évidemment un handicap par rapport à l'Allemagne, mais le Président et moi avons pris ensemble cette décision.
Il veut me faire porter la responsabilité d'une éventuelle dévaluation, me dit le Président lorsque nous remontons dans son bureau.
Michel Charasse me fait remarquer avec finesse : Le monde balance entre la liberté et l'appétit. L'appétit pousse à la révolution des peuples contre les pouvoirs. La révolution se fait soit au nom de la liberté, lorsque l'appétit passe par elle, soit contre la liberté, lorsqu'elle ne satisfait pas l'appétit. Tout ça est le rêve humain de l'idéal et du bonheur au cours du bref passage sur Terre. Et pourtant, la liberté est à la fois une logique et une imposture... Puis il ajoute : Question à 100 francs : comment ferons-nous demain avaler aux nôtres nos propres turpitudes lorsque nous n'aurons plus celles des autres, à l'Est, pour nous justifier et pour tout justifier au nom de la liberté ? Beau sujet pour ton prochain livre...
Cet après-midi, flânerie dans les librairies. François Mitterrand m'interroge sans attendre de ma part la moindre réponse : Faut-il abandonner le « ni-ni » ? Jusqu'ici, aucune entreprise publique n'a manqué de rien. Le principe doit donc être maintenu.
Je lui explique que deux questions vont bientôt surgir à ce propos. Certains groupes publics s'apprêtent à utiliser les possibilités, offertes par la loi, d'ouvrir leur capital au privé. Ainsi, le GAN et l'UAP souhaitent ouvrir leur capital à hauteur de 25 %, alors qu'il ne l'est, pour l'instant qu'à 15 %. La loi de 1973 l'autorise. Certains groupes aimeraient échanger des titres avec des entreprises étrangères. La BNP souhaiterait le faire avec la Dresdner Bank. Cela présenterait beaucoup d'avantages, puisque cela amènerait une banque allemande privée à se lier avec une banque publique française. Mais cela ouvrirait une brèche dans le « ni-ni » et conduirait à autoriser ultérieurement l'entrée d'actionnaires français privés dans ces entreprises, car on ne pourrait refuser à des Français ce qu'on aurait accepté des étrangers.
Beau succès : FO refuse de signer l'accord sur la grille salariale dans la fonction publique !
Lawrence Eagleburger, le secrétaire adjoint américain aux Affaires étrangères, est reçu par le Président pour un tour d'horizon assez banal. En sortant de son bureau, il me dit qu'il n'a pas voulu évoquer devant lui la question de la prochaine réunion au sommet de la CSCE et qu'il regrette qu'il n'y ait pas eu de consultation entre alliés pour en fixer le lieu. Je lui fais remarquer que nous n'avons fait que proposer Paris. Paris ne fait pas problème, me répond-il, mais nous aurions aimé être consultés. Il ajoute : M. Baker et le Président m'ont demandé de le mentionner, mais il y avait trop de monde dans le bureau du Président, tout à l'heure, pour le faire. Élégant dans la forme, mais, sur le fond, il est clair qu'à leurs yeux, nous autres Européens n'avons même pas le droit, sans les consulter, de proposer le lieu d'une réunion de trente-cinq pays, dont trente-trois sont européens !
De nombreux articles relatent la rencontre du Président avec Laurent Fabius à l'occasion d'une remise de décorations dans le Puy-de-Dôme. Le thème est partout le même : Mitterrand a choisi son camp pour le prochain Congrès socialiste. Lisant cela, le Président téléphone à Lionel Jospin et à Pierre Mauroy pour leur dire qu'il ne comprend pas ces commentaires : C'est inouï ce que la presse peut écrire ! Ce n'est pas moi qui ai invité Fabius à cette cérémonie ! Il ne faut y voir aucune intention particulière...
Le Président américain, me dit au téléphone Brent Scowcroft, rêve d'un scénario qui consacrerait le triomphe atlantique : L'Allemagne se réunifie, elle rentre tout entière dans l'OTAN. L'URSS évacue l'ancienne RDA sans contrepartie, et cette partie est de l'Allemagne est démilitarisée. En revanche, des troupes occidentales demeurent à l'Ouest, sous prétexte que les troupes soviétiques à l'Est étaient subies alors que les troupes occidentales à l'Ouest étaient librement souhaitées.
Mais quelles seraient les conséquences d'un tel scénario pour le reste de l'Europe de l'Est et pour Gorbatchev lui-même ? Le Président pense que cela entraînerait la chute de ce dernier et son remplacement par un général. Et ce scénario deviendrait alors impraticable. En somme, en rêver ne sert qu'à le rendre impossible, ajoute-t-il.
Réunion sur la Grande Bibliothèque et déjeuner avec le Président. On rappelle aux responsables qu'il faut faire une bibliothèque et pas un drugstore des médias.
Jeudi 1er février 1990
Confirmation de l'indiscrétion émanant de Bonn. Renversement de doctrine : Hans Modrow se rallie ouvertement à l'idée de la réunification et présente un plan en quatre étapes, avec neutralisation militaire du futur État. Il n'a pu le faire sans l'accord de Gorbatchev. Et celui-ci, l'a-t-il négocié secrètement avec les Allemands ?
En raison de la décomposition rapide de la RDA, la question de l'unité va donc se poser sitôt après les élections en RDA du 18 mars. Or elle soulève de surcroît de formidables problèmes juridiques. Ou bien ces élections sécrètent une coalition hétéroclite d'intellectuels qui chercheront à finasser sur les conditions de l'unité, et ces atermoiements accéléreront l'exode des populations. Ou bien — ce qui est plus vraisemblable — le Parlement est-allemand demandera l'unité immédiate et, dans ce cas, il y aura deux voies possibles : l'article 23 ou l'article 146 de la Loi fondamentale, Constitution de la RFA.
L'article 23 de la Loi fondamentale de la République fédérale prévoit que celle-ci entrera en vigueur dans d'autres parties de l'Allemagne si celles-ci en expriment le désir. Cette disposition permet au gouvernement fédéral d'incorporer sur-le-champ, par une simple loi, les nouveaux Länder dès lors que leur volonté d'union s'est clairement exprimée. Cette interprétation est justifiée par le préambule de la Loi fondamentale qui précise que le peuple allemand... a également agi au nom des [autres] Allemands à qui il a été interdit de collaborer à cette tâche. Ainsi, il a suffi d'une loi pour incorporer le Land de Sarre dans la République fédérale. Ces dispositions rendent difficile une négociation constitutionnelle, telle que la prévoyait le Plan Kohl de décembre, dès lors que la RDA manifesterait démocratiquement sa volonté de disparaître en tant qu'interlocuteur étatique.
Certains soutiennent au contraire que, pour organiser la réunification, il faut rédiger une nouvelle Constitution, car l'article 146 de la Loi fondamentale prévoit que celle-ci cessera d'avoir effet le jour où entrera en vigueur la Constitution qui aura été adoptée par le peuple allemand libre de ses décisions. En rappelant le caractère provisoire de la Loi fondamentale, cette disposition visait, à l'époque, à donner aux Alliés le pouvoir d'imposer une révision constitutionnelle à « l'Allemagne dans son ensemble ». Mais cela est dérisoire dans le contexte politique d'aujourd'hui. Une Allemagne unie peut parfaitement se contenter d'une Loi fondamentale provisoire qui fonctionne depuis quarante ans dans les meilleures conditions. Dès le lendemain du 18 mars, les droits et responsabilités des Alliés apparaîtront totalement abstraits. Et il est évident qu'alors l'article 23 s'appliquera et qu'il n'y a pas besoin de rédiger une nouvelle Constitution pour la nouvelle Allemagne.
Après la réunion du Centre Kléber — et avant la prochaine, en mars — la négociation sur la BERD progresse difficilement en coulisse. Les Américains font tout pour réduire la future institution à une simple agence de privatisation du secteur public en Europe centrale — donc sans l'URSS. Quatre points essentiels sont encore à régler, dont l'un touche à l'unification allemande : le montant du capital, la place de la RDA, le lieu du siège, le statut de l'URSS. Les Américains veulent un capital de 5 milliards de dollars ; les Français, de 15 milliards d'écus. Les Allemands de l'Ouest refusent discrètement que la RDA y figure en tant que telle. Les Européens sont d'accord pour que l'URSS reçoive des prêts ; les Américains s'y opposent : On ne peut pas, disent-ils, aider une superpuissance qui finance encore Cuba et nous menace. Le vice-ministre américain des Finances, David Mulford, fait remarquer qu'un compromis serait possible si l'URSS acceptait dans un premier temps de ne pas recevoir plus que ce qu'elle investira elle-même dans le capital de la Banque. Dans un second temps, elle recevrait des prêts jusqu'à 20 % du total des prêts de la Banque, pour éviter qu'elle ne prive les plus petits pays d'Europe de l'Est des concours de la Banque. C'est la solution retenue pour limiter l'appel de la Chine et de l'Inde à la Banque mondiale. Je dois me rendre prochainement à Moscou pour vérifier si cette suggestion est acceptable pour les Soviétiques. A leur place, je refuserais une solution aussi absurde qu'humiliante. Mais ils peuvent vouloir l'accepter pour glisser un pied dans la porte. En tout cas, ils préféreront un compromis qui permettra aux États-Unis de participer plutôt que de voir créer cette institution entre les seuls Européens.
Comme il en a pris l'habitude, François Mitterrand invite quelques amis du PS à déjeuner au Pouilly-Reuilly, un restaurant que lui a fait connaître Marcel Debarge, sénateur-maire du Pré-Saint-Gervais. Il cherche à calmer le jeu entre les courants qui se déchirent avant le Congrès de Rennes : Je suis l'ami de tous au Parti socialiste, leur dit-il. Il me glisse peu après : Les chefs de ces clans sont gentils, mais il n'y a pas encore d'homme d'État parmi eux. Cela viendra peut-être, avec le temps et les blessures...
Vendredi 2 février 1990
Mikhail Gorbatchev a encore le contrôle de la situation. La déclaration de Hans Modrow approuvant la réunification allemande a bien été faite avec son accord. Il l'écrit à François Mitterrand et lui téléphone. A ses yeux, les difficultés actuelles se trouvent aggravées du fait que la RDA subit de très fortes pressions de l'extérieur. Il confirme que Hans Modrow s'est bien exprimé avec son accord à l'unisson des sentiments en faveur de l'unification, mais en prônant la nécessité de progresser en douceur et de résoudre par étapes les problèmes qui surgissent. Plus concrètement, il a fait valoir des arguments convaincants en faveur d'une communauté contractuelle entre la RDA et la RFA, celle-ci constituant une étape dans la voie d'une confédération allemande. Gorbatchev estime essentiel que soit assuré le maintien des droits et responsabilités des quatre puissances dans les affaires allemandes, et que les consultations quadripartites soient relancées, y compris sur les questions relatives à Berlin-Ouest. Il tient à affirmer que tout ce qui a été dit entre le Président français et lui au cours de leur rencontre de Kiev reste valable. Il nous informe qu'il a invité le Chancelier Kohl à Moscou le 9 février prochain pour une brève réunion de travail. Il a suggéré à Modrow d'ouvrir son gouvernement aux autres forces. Il déclare s'en tenir à l'idée d'une confédération allemande comme ultime rempart contre l'unification.
Y croit-il ? Qu'est-il prêt à faire pour l'empêcher ? Que veut-il vraiment ? Deux mois après Kiev, François Mitterrand répète : Un jour, on apprendra que Gorbatchev a été renversé par des généraux. Et on sera revenu à la guerre froide. Il faut freiner la réunification allemande, même si elle est inévitable, pour ne pas perdre les acquis de la perestroïka.
Le Président reçoit Jacques Delors. Le mois prochain, la Commission doit soumettre au Conseil européen un document sur l'Union économique et monétaire. Delors estime que la notion de « subsidiarité » devrait être au centre des réflexions sur la répartition des responsabilités entre les trois niveaux de pouvoir (communautaire, national, régional). François Mitterrand : Très habile. Très habide ! Cela vient de l'Église, mais c'est très habile ! Il voit juste.
Nouvelle victoire de la liberté : Frédérik De Klerk annonce au Parlement sud-africain la libération de Nelson Mandela et la légalisation des partis hostiles à l'apartheid. Le dégel n'est pas qu'à l'Est. Quelques hommes de bonne volonté emportés par une sorte de vent planétaire... Seuls la Chine, le Golfe et l'Asie du Sud-Est s'en sont exclus.
Dimanche 4 février 1990
A Moscou, cent mille manifestants réclament l'accélération des réformes. François Mitterrand : Vous voyez, Gorbatchev ne pourra intervenir ni en Allemagne, ni en Pologne. Il laissera faire Kohl. Il aura trop à faire à l'intérieur. Il n'interviendra que si cela se gâte chez les Baltes.
Lundi 5 février 1990
Comme le lui a recommandé Gorbatchev, Hans Modrow forme un gouvernement d'union nationale. François Mitterrand : Gorbatchev semble avoir plus de pouvoir en RDA que chez lui!
En URSS, plénum du Comité central du PCUS. Mikhaïl Gorbatchev laisse à nouveau entendre que le rôle dirigeant du Parti n'a nul besoin d'être garanti par la Constitution. Le plénum condamne la scission du PC lituanien. Vadim Zagladine me téléphone : Rassure-toi. Nous n'interviendrons jamais militairement ni là, ni ailleurs. Nous contrôlons tout cela en détail.
Mardi 6 février 1990
Vu le sherpa américain, Richard McCormack : Jamais l'Amérique ne laissera faire une réunification allemande... Sauf si notre Président cède tout à Kohl, parce qu'il est notre meilleur allié.
Le Chancelier Kohl accélère encore. Il propose une réalisation rapide de l'union économique et monétaire avec la RDA. François Mitterrand : Il a raison. A sa place, j'en ferais autant. Mais il devrait me le dire ! Je l'aiderais à débloquer le processus. Mais pourquoi dois-je apprendre toutes ses initiatives importantes par la presse?
Hubert Védrine résume pour le Président une idée que Genscher vient d'évoquer avec Roland Dumas pour gérer la réunification allemande. Les deux États allemands et les quatre puissances occupantes se réuniraient à Six (« 4 + 2 ») avant les élections du 18 avril et négocieraient la réunification avant le Sommet des trente-cinq pays membres de la CSCE, pour éviter que cette question allemande n'aille devant un forum aussi large. A l'issue de ces négociations, les quatre puissances pourraient accorder aux deux Allemagnes la reconnaissance formelle de leur souveraineté pleine et entière et de leur droit à s'unifier en échange de certains engagements (reconnaissance de la frontière Oder-Neisse, confirmation de la renonciation à l'armement nucléaire et chimique et de leur engagement dans la construction européenne), le tout étant acté dans un « règlement » de paix, les Allemands ne voulant pas entendre parler d'un traité. Ce sera difficile. Il faudra aussi veiller à ce que cette procédure de réunification ne disloque pas l'Alliance atlantique, sans pour autant provoquer l'URSS. Cela suppose des solutions de transition sur le plan militaire. Russes, Américains et Britanniques pourraient maintenir des troupes dans les deux parties de l'Allemagne, et même des armes nucléaires à courte portée. Conséquence secondaire : même si elle est moins directement concernée, la France pourrait être amenée à arrêter la fabrication de l'Hadès ou à ne pas le déployer.
François Mitterrand: Cette négociation des Quatre avec les deux Allemagnes est la seule bonne idée. Il faut éviter que la réunification se discute sans nous, entre Américains et Soviétiques. De toute façon, cela prendra des années. Que Dumas s'en occupe.
Simultanément, Élisabeth Guigou propose au Président de prendre une initiative politique en prônant la création de nouvelles institutions européennes et la transformation de la Communauté en Union politique face au processus irréversible de l'unification allemande. Il faut profiter à tout prix de l'évolution allemande pour faire avancer l'Europe. Et donc compléter la conférence internationale économique par une autre, de caractère politique. Le Président: Bonne idée. Voyez Dumas.
Mercredi 7 février 1990
Au Conseil des ministres, une question est posée à propos du câble : faut-il retarder le lancement de nouvelles chaînes hertziennes et par satellite, comme Canal-Enfants, pour donner le maximum de chances au câble ? Le Président y est hostile : Le retard du câble tient essentiellement au fait que les spécialistes nous ont vraisemblablement trompés sur l'état de la technique en 1982. C'est une faute technique et administrative. Ce n'est pas une faute commerciale. J'étais et je demeure très partisan de TDF 1. Du moment qu'on l'a fait, il faut le réussir. Je suis aussi partisan du développement du câble. Il faut savoir s'il y a ou non concurrence entre le câble et la nouvelle chaîne hertzienne. Je souhaite être saisi de cette question après un comité interministériel.
Rocard prend note de la demande du Président. C'est évidemment une question clé. Si le satellite concurrence le câble et en freine le développement, comme je le crois depuis cinq ans, il faut freiner le développement de l'un avant que l'autre ait atteint son régime de croisière.
Lors d'une intervention routinière sur la situation financière internationale, Pierre Bérégovoy a cette formule : Un de nos problèmes est que l'on a un capitalisme sans capitaux. Le Président l'interrompt : Un capitalisme sans capitaux ?... Vous savez, quand il y a de l'argent à gagner, l'argent vient toujours. Nous avons surtout un capitalisme sans imagination dans l'esprit et sans audace dans l'action. Et beaucoup d'entrepreneurs qui n'entreprennent pas ! Il y a une toute petite minorité de grandes et moyennes entreprises qui méritent tous les éloges, mais le reste ne suit pas. Les médias critiquent le gouvernement ; mais ce n'est pas lui qui fabrique, ce n'est pas lui qui vend. Ce n'est pas lui qui assure l'après-vente, par où nous péchons le plus ! Cela se passe dans la tête. On reste chez soi et, si on part, on aime bien revenir pour passer un week-end tranquille en France. Tenez, on me reproche de faire beaucoup de voyages. Eh bien, moi, chaque fois, ça m'ennuie. Mais enfin, je ne suis pas un vendeur, ce n'est pas mon métier. Il faut former la jeunesse. Il aurait fallu créer une école d'exportation.
Édith Cresson approuve bruyamment. Je reconnais dans la diatribe du Président beaucoup des idées du ministre des Affaires européennes. De Rocard aussi, qui s'ébroue.
Brice Lalonde fait part des problèmes posés par un projet de barrages sur la Loire : La consommation d'eau a tendance à dépasser la production d'eau. C'est un problème dont le gouvernement devrait se saisir.
Michel Charasse : Les agriculteurs demandent sans arrêt des crédits pour l'hydraulique et l'irrigation des terres. M. Nallet en sait quelque chose. Avec toute cette eau, ils fabriquent des excédents qu'on est obligé de leur racheter. Autrefois, les vieux nettoyaient les cours d'eau. Maintenant, on ne le fait plus. Il paraît que cela dérange les poissons ! En fait, cela aggrave les crues. Et, parmi les barrages dont parle M. Lalonde, il y a un barrage qui concerne ma commune, c'est celui du Bec-d'Allier.
Le Président: Mais non, vous vous trompez, le Bec-d'Allier, c'est tout près de Nevers. Chez vous, c'est une toute petite rivière.
Michel Charasse : Oui, vous avez raison, monsieur le Président. Chez moi, c'est le Bec-de-la-Dore.
Le Président: En tout cas, c'est un problème très important. Je me rappelle, quand j'étais élu local, les crues de la Loire, c'était une catastrophe permanente, et ce que dit M. Charasse sur le nettoyage des cours d'eau est très juste. Mais je ne comprends pas très bien. Je n'ai jamais vu des plans d'eau abîmer un paysage ! Voyez-vous, monsieur le Premier ministre, c'est comme pour le câble, vous risquez de faire des politiques successives qui se contrediraient. Cela dit, les propositions de M. Lalonde sont sages. Si les écologistes, chaque fois qu'ils interviennent, mettent en cause les moyens de travail ou de production d'une partie de la population, ils ne seront pas longtemps populaires. On ne peut pas nous demander de renoncer à la fois à l'énergie nucléaire et à l'énergie hydraulique. A moins peut-être qu'on ne trouve admirable le travail des mineurs et l'utilisation des enfants de moins de dix ans pour ramper dans les boyaux ? !
Vu Jean-Pierre Elkabach. Discussion sur la réunification allemande. Une vraie curiosité, approfondie, vis-à-vis des enjeux les plus sérieux.
Jeudi 8 février 1990
Enfin ! La RDA reconnaît pour la première fois la responsabilité de l'ensemble du peuple allemand dans les horreurs nazies.
Aucune réponse sérieuse des scientifiques aux questions qu'on leur pose depuis des années sur la gestion des déchets nucléaires. Au grand dam d'EDF et du CEA, Michel Rocard décide d'ajourner l'installation de quatre décharges nucléaires dans l'Ain, l'Aisne, les Deux-Sèvres et le Maine-et-Loire. Les travaux sont arrêtés afin qu'on puisse mener de façon approfondie les études et le dialogue, ce qui réclamera au moins douze mois. Il faut imaginer un mode de stockage des déchets. Et, pour cela, faire des essais en laboratoire... jusqu'en l'an 2006 !
A la suite de la note d'Hubert Védrine sur une négociation à Six, le Président demande à Roland Dumas de faire travailler un petit groupe de diplomates sur les droits des Alliés en Allemagne, la question des frontières, le statut de l'Allemagne au regard de l'arme nucléaire, le problème des alliances, la distinction entre « neutralité » et « neutralisation », les conséquences sur la CEE de l'unification de l'Allemagne, le contenu possible d'une confédération européenne. Il est urgent de poser ces questions aux dirigeants ouest-allemands, bien que ceux-ci ne souhaitent manifestement pas y répondre avant les élections en RDA, dans six semaines. Des frictions dans les relations franco-allemandes sont inévitables et il y aurait plus d'inconvénients à ne rien faire qu'à chercher à nouer une vraie discussion.
Avant toute déclaration publique, Roland Dumas suggère donc qu'un contact ait lieu entre le Président et le Chancelier pour poser les questions de fond et proposer des méthodes visant à les traiter : comment apurer le passé ? Comment mettre fin aux « droits réservés » des Alliés en Allemagne ? Comment préparer l'avenir en réfléchissant à Douze aux conséquences sur la CEE de l'unité allemande ? Car il faudra réfléchir à Six (« 4 + 2 »), à Douze (CEE), à Seize (OTAN) et à Trente-Cinq (CSCE) sur les conséquences de cette unité pour la sécurité en Europe.
Mais, estime Dumas qui vient m'en parler, une telle discussion ne peut être réclamée publiquement par la France sans provoquer l'indignation de l'opinion allemande et une flambée de nationalisme qui rendrait la suite encore plus difficile. Il en irait différemment si un responsable allemand « tendait une perche » aux Quatre. Dumas propose donc de demander aujourd'hui à Genscher d'évoquer très vite, dans un discours, l'utilité, dans l'intérêt de l'Europe, d'une discussion entre l'Allemagne et les quatre puissances. Une telle déclaration permettrait à la France, ainsi qu'aux trois autres, s'ils le souhaitaient, et peut-être même à d'autres voisins de l'Allemagne comme la Pologne, d'ouvrir cette négociation à Six avant le 18 mars. On laisserait ensuite l'initiative aux États-Unis.
Dans trois jours, une réunion réunira à Ottawa les ministres des Affaires étrangères de l'Est et de l'Ouest, de l'OTAN et du Pacte de Varsovie, à l'occasion des négociations sur le projet « Ciel ouvert » (désarmement conventionnel et avions), dans le cadre de la CSCE. Ce peut être l'occasion de lancer l'idée.
Le Président, qui n'apprécie pas l'idée de laisser la direction des opérations aux Américains, est pourtant ravi : Allez-y. Si j'en prenais l'initiative, cela serait mal vu. Il n'y a que des coups à prendre. Et la Communauté n'est pas un bon forum pour cela. On ne va pas discuter de l'unité allemande avec les Grecs !
Vendredi 9 février 1990
Rétablissement des relations diplomatiques entre la Hongrie et le Vatican.
Dumas appelle Genscher, qui parlera demain. Il lui donne le signal pour lancer le «4+2».
Samedi 10 février 1990
Comme annoncé, Mikhaïl Gorbatchev rencontre Helmut Kohl à Moscou... et lui cède sur tout : l'URSS accepte que les deux États allemands décident librement de la forme, du calendrier et des modalités de leur réunification ! Moscou et Bonn estiment que c'est le droit du peuple allemand seul de décider de son destin et que l'URSS respectera la décision de l'Allemagne. En échange, Helmut Kohl donne à Gorbatchev des assurances, au nom du gouvernement fédéral, que l'URSS ne sera pas affectée, alors que la RDA est un gros exportateur pour l'Union soviétique. Il souligne publiquement que les relations soviéto-allemandes ont fait un pas en avant, un saut qualitatif. Il rappelle que, dans le passé, la Russie et l'Allemagne ont connu des périodes de paix et de coopération, et qu'il souhaite entrer dans une nouvelle ère de ce type. Les gens doivent rester en RDA, ils ne doivent pas partir, affirme-t-il en arborant un large sourire. Le Chancelier, qui doit communiquer en début de semaine prochaine les résultats de sa visite à Moscou à Hans Modrow, souligne que son gouvernement attend le résultat des élections du 18 mars en RDA pour entamer des négociations sur la réunification avec un Parlement et un gouvernement librement élus.
François Mitterrand est furieux : Qu'est-ce qui prend à Gorbatchev? Il me dit qu'il sera ferme, et il cède sur tout ! Que lui a donné Kohl en échange ? Combien de milliards de Deutsche Mark ?
Comme prévu, Hans-Dietrich Genscher déclare que la RFA souhaite qu'une conférence réunisse la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, l'URSS et les deux Allemagnes : Nous allons procéder à notre réunification en accord avec les quatre puissances dont nous comprenons les droits et les responsabilités. Cette conférence précédera le Sommet de la CSCE, qui donnera un cadre pan-européen au processus de réunification allemande.
La négociation entre les deux Allemagnes sur l'unification monétaire est très ardue. Le Chancelier souhaite faire plaisir aux consommateurs-électeurs au détriment des travailleurs. Il tient donc à ce qu'un mark de l'Ouest puisse être échangé contre un mark de l'Est. Kohler, le vice ministre des Finances, et Pöhl, le gouverneur de la Bundesbank, qui savent ce qu'il en coûtera à l'économie de l'Est, mais aussi à celle de l'Ouest, freinent des quatre fers !
Dimanche 11 février 1990
Libération effective de Nelson Mandela, après vingt-sept ans de captivité. François Mitterrand, songeur : Vingt-sept ans, c'est le temps que j'ai passé dans l'opposition...
A Ottawa, ouverture de la Conférence des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN et du Pacte de Varsovie. Édouard Chevardnadze déclare : La réunification de l'Allemagne et la construction de la maison commune européenne doivent être synchronisées. Aucun accord sur la place de l'Allemagne réunifiée dans le dispositif de sécurité européenne.
Assises du RPR. Séguin et Pasqua n'ont pas, comme ils l'espéraient, renversé Chirac.
Lundi 12 février 1990
Vadim Zagladine me soutient que jamais, depuis 1945, l'URSS ne s'est opposée à la réunification allemande ! Elle a toujours dit qu'il s'agissait d'un problème d'autodétermination des Allemands, et que les gens de RDA ne voulaient pas en entendre parler. Aimable fiction...
Réunion du Comité central du PCF. La direction du parti critique vivement la proposition de Charles Fiterman d'abandonner le centralisme démocratique. La réunification de l'Allemagne y est présentée comme une annexion de fait de la RDA par la RFA. Quant à Gorbatchev, c'est peu de dire qu'il ne déclenche guère l'enthousiasme.
Campagne internationale lancée à Assouan par Moubarak pour la reconstruction de la Bibliothèque d'Alexandrie. François Mitterrand tient absolument à ce que la France s'y associe.
Au téléphone, Margaret Thatcher répète au Président qu'elle ne veut pas payer pour l'intégration de la RDA dans la Communauté.
D'après ce que nous apprenons, Mikhaïl Gorbatchev aurait averti Modrow par téléphone : Le maintien d'une Allemagne unie dans les structures de l'OTAN ne saurait être accepté. Karpov, vice-ministre des Affaires étrangères, expose la même position à Ottawa, demandant que l'Allemagne demeure neutre. Au même moment et au même endroit, Edouard Chevardnadze adopte pourtant un ton différent : Je ne dis pas que la neutralité est la seule solution, je dis que c'est la plus raisonnable. Les responsables américains, qui ont accompagné le secrétaire d'État James Baker à Moscou la semaine dernière, disent y avoir recueilli l'impression que Gorbatchev et Chevarnadze n'étaient pas dogmatiques. Il n'y avait pas de rejet catégorique du maintien de l'Allemagne dans l'OTAN, me confie l'ambassadeur américain.
L'ambassadeur soviétique vient me faire un compte rendu des entretiens Gorbatchev-Kohl d'avant-hier, du point de vue soviétique : Gorbatchev a établi un lien indissociable entre la question de l'unification, qui est l'affaire des Allemands eux-mêmes, et le contexte général dans laquelle elle s'inscrit, qui doit tenir compte de la sécurité des États voisins. Il a insisté sur le respect des intérêts et de la sécurité de l'URSS, rappelé le principe d'intangibilité des frontières d'après-guerre et le souhait qu'aucun conflit ne parte plus du territoire allemand. Il a rejeté catégoriquement l'appartenance de l'Allemagne unifiée à l'OTAN. Kohl et Genscher ont écarté l'hypothèse de la neutralité de l'Allemagne, qui serait discriminatoire à l'égard des Allemands. Ils ont évoqué la possibilité que la zone couverte par l'OTAN ne soit pas étendue à la RDA, et indiqué qu'ils n'accepteraient sur le territoire allemand ni armes nucléaires, ni armes chimiques ou bactériologiques. Le Chancelier aurait répondu qu'il ne pouvait, pour des raisons de politique intérieure, reconnaître les frontières sans conditions, et laissé entendre que le problème ne se poserait plus après les élections de décembre en RFA. Selon Kohl, il n'y aurait nul besoin d'un nouveau traité pour reconnaître les frontières : il suffirait que le futur gouvernement de l'Allemagne unifiée déclare confirmer les traités germano-soviétique et germano-polonais de 1970. Gorbatchev aurait refusé. Pour lui, les frontières ne peuvent être reconnues par un acte unilatéral de l'Allemagne. Il se serait lancé dans une virulente diatribe contre l'ingérence de la RFA dans la campagne électorale en RDA et contre l'excitation des passions à laquelle se livreraient les dirigeants de Bonn.
Nous aurons bientôt une autre version de cette rencontre, car Teltschik me dit que le Chancelier souhaite venir à Paris après-demain pour expliquer ce qui s'est passé à Moscou. François Mitterrand : Avec plaisir! Il a en effet bien des choses à expliquer.
A Ottawa, un accord secret intervient entre les trois puissances occidentales sur la réunion à « 2 + 4 », mais l'Union soviétique, informée, n'a pas encore donné son feu vert. Le principe même d'une telle procédure est acquis, mais l'Union soviétique n'accepte pas qu'elle puisse déboucher sur une réunification de l'Allemagne.
Douglas Hurd, secrétaire au Foreign Office, affirme que les pays du Pacte de Varsovie, comme la Pologne et la Hongrie, sont contre l'idée d'une Allemagne unie et neutre.
Roland Dumas pense pour sa part que le processus est inévitable. François Mitterrand espère que le « 2 + 4 » permettra d'obtenir la reconnaissance préalable de la frontière Oder-Neisse.
Les Canadiens sont furieux de voir leur conférence détournée par les Quatre pour préparer avec l'Est des rencontres dont ils ne seront pas...
Mardi 13 février 1990
Au petit déjeuner des « éléphants », Pierre Bérégovoy nous rapporte une conversation avec Theo Waigel, ministre allemand des Finances, qui lui aurait dit : La RDA a disparu avec le Mur, et Gorbatchev a signé l'arrêt de mort du régime de la RDA en refusant d'envoyer des troupes en Allemagne de l'Est pour le reconstruire.
Jean-Pierre Chevènement: Tout cela est un magnifique triomphe de la politique allemande.
Lionel Jospin : C'est surtout l'effondrement du système communiste.
François Mitterrand rencontre Giulio Andreotti. Il se résigne à l'idée, émise par Jacques Delors, d'un Conseil européen extraordinaire sous présidence irlandaise, pour réfléchir aux conséquences de la réunification allemande. La forme pourrait être celle d'un « dîner des Douze », comme celui du 18 novembre dernier. Il souhaite une accélération du processus de la Conférence intergouvernementale. Celle-ci débuterait en juillet ou en septembre, plutôt qu'en décembre.
Discussion avec le Président sur la BERD. Je lui explique qu'il serait conforme à l'intérêt de la France qu'elle ait son siège à Paris. Personne, à mon sens, ne refusera. Si le Président ne le souhaite pas (Édith Cresson lui a expliqué que si la Banque s'installe à Paris, la France perdra le siège du Parlement à Strasbourg), je serai candidat à la présidence de l'institution. Aucune des deux idées n'a l'air de lui plaire. Il a d'ailleurs dit à Lubbers que Rudding ferait un bon Président.
A Ottawa, les ministres des Affaires étrangères de l'OTAN et du Pacte de Varsovie concluent un accord plafonnant à 195 000 hommes les troupes américaines et soviétiques dans la « zone centrale » de l'Europe, les États-Unis pouvant conserver un maximum de 30 000 hommes supplémentaires dans le reste du continent. Surtout, l'URSS donne son accord à la procédure du « 4 + 2 ». Cette partie de la réunion, gardée secrète, occulte l'autre, au grand dam des Canadiens.
Les discussions à Six porteront sur les implications internationales de l'unification allemande, notamment la garantie des frontières. Douglas Hurd déclare à Dumas que cette formule est un élément nécessaire dans la marche vers un Sommet de la CSCE dont la tenue à l'automne est en principe acquise. Dumas trouve les Britanniques très allants et les Américains, prudents : Il s'agit là d'une hypothèse de travail qui doit faire encore son chemin, aurait dit James Baker.
Hans Modrow se déclare déçu de sa visite à Bonn. Sitôt après les élections du 18 mars, les deux États allemands n'en entameront pas moins des discussions sur les aspects politiques, économiques et sociaux de la réunification.
Que de précautions ! Deux jours avant la visite de Helmut Kohl à Paris, un de ses conseillers, Joachim Bitterlisch, vient nous raconter la rencontre du Chancelier et de Gorbatchev. Mikhaïl Gorbatchev aurait dit à Kohl que la réunification était inévitable. C'est au vu des titres enthousiastes de la presse ouest-allemande, et pour répondre aux critiques des conservateurs qui, chez lui, lui reprocheraient de lâcher Modrow, que Gorbatchev aurait décidé, hier, de faire mettre un bémol par Modrow. Joachian Bitterlisch est aussi là pour nous rassurer : Le Chancelier, explique-t-il, s'intéresse autant à la construction de l'Europe qu'à l'unité allemande. Il n'est pas possible de se contenter d'accélérer le calendrier de l'Union économique et monétaire européenne. Au contraire, il faudrait donner sans tarder le signal qu'on réalisera en même temps, à compter de la fin de 1992, l'union monétaire et l'union politique. Il juge indispensable un encadrement de l'Allemagne dans le processus européen. Le Chancelier Kohl serait prêt à prendre avec François Mitterrand une initiative destinée à accélérer le processus général dans lequel serait englobée l'Union économique et monétaire. Bitterlisch souligne l'extrême susceptibilité des Allemands pour ce qui est des réunions à Quatre. Le Chancelier, dit-il, est très choqué de ce que dit Margaret Thatcher sur le coût de la réunification et de son propre refus d'y participer.
Dans la soirée, les seize ministres de l'OTAN se déplacent d'Ottawa à Montréal. Joe Clark, le Canadien, présente aux autres alliés, au nom des Quatre, le texte de la formule agréée le matin même à Ottawa. Il le fait d'un air pincé : lui-même n'était pas partie à cette discussion. D'après Roland Dumas, sa lecture déclenche un tollé général. Le ministre néerlandais des Affaires étrangères, Van den Broeck, s'oppose à la formule disant que le « 4 + 2 » s'occupera des questions de sécurité des États voisins. Cette formulation peut en effet recouvrir d'autres situations que celle de la seule Pologne : celle des Pays-Bas, par exemple ! Il s'interroge aussi sur le fondement juridique de cette démarche des Six. C'est illégal! clame-t-il. Genscher lui répond que l'expression contestée vise à la fois la Pologne et la question de l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN, mais pas les Pays-Bas ! Nouveau grognement du Néerlandais, pourtant d'habitude fort proche des Américains, qui réplique fort justement que la question de l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN relève plus de celle-ci que des Quatre ! James Baker, Douglas Hurd et Roland Dumas passent un mauvais moment. L'Italien De Michelis appuie Van den Broeck : En tout état de cause, l'unification de l'Allemagne a des implications pour d'autres pays que les Six. La RFA doit accepter de discuter la question de la réunification allemande au sein de l'OTAN. Je ne comprends pas que l'on puisse évoquer des questions fondamentales pour la sécurité de l'Europe hors de l'OTAN. Cela peut avoir des conséquences dommageables pour l'unité de l'organisation. Excédé, Hans-Dietrich Genscher explose et clôt la discussion par un cinglant : « You're not part of the game ! » (« Vous ne faites pas partie du jeu ! ») Cruel, mais vrai : l'essentiel est dit.
Jacques Delors suggère que l'on convoque un Sommet européen extraordinaire. François Mitterrand: Mais de quoi se mêle-t-il ? Strasbourg, c'était seulement il y a un mois ! Il n'y a pas d'urgence. Il veut encore être sur la photo ? Qu'il s'occupe de gérer ses petites affaires !
Mercredi 14 février 1990
Au Conseil des ministres, Roland Dumas rend compte de ces dernières réunions et explique : Le Chancelier Kohl joue sur deux registres : tantôt la dramatisation de la situation en RDA, tantôt une optimisation de son succès auprès de Gorbatchev.
Le Président approuve : Les discussions monétaires entre les deux États allemands ont grippé plus qu'on ne le dit. L'unité ne dépend que des Allemands, mais les conséquences en sont internationales. J'ai demandé à M. Haughey, qui préside le Conseil européen, de prévoir une réunion de travail exceptionnelle sitôt après les élections est-allemandes. La déclaration de Jacques Delors, qui réclame ce sommet, est intempestive, car ce n'est pas son rôle ; mais enfin, il faut le faire. Les relations entre Mme Thatcher et le Chancelier sont de plus en plus mauvaises. Nous avons vécu, avec la chute du Mur de Berlin, des moments magnifiques. C'était vraiment l'Histoire, et quelle Histoire ! La victoire de la liberté qui s'écrivait sous nos yeux. L'accélération des événements ne change rien aux principes dont il convient de s'inspirer. Je ne pose pas plus de préalable aujourd'hui qu'hier à l'autodétermination des Allemands. L'unification relève essentiellement de leur volonté, de leur choix; c'est un droit fondamental. Cela dit, les Allemands doivent tenir compte des engagements qui nous lient les uns aux autres, de la sécurité en Europe, du devenir de la Communauté, de l'équilibre européen. La déclaration votée à l'unanimité des douze pays de la Communauté, le 8 décembre 1989, à Strasbourg, l'a utilement rappelé. L'unificationfaut-il le répéter ?est d'abord l'affaire des Allemands. Mais les quatre puissances ont des compétences reconnues dont je n'imagine pas qu'elles useront sans en débattre avec les Allemands.
Notre ambassadeur à Bonn, le subtil Serge Boidevaix, m'explique que d'ici aux élections en RDA, le Chancelier fera tout pour que les partis de RDA proches de la CDU atteignent 30 % des voix. Il pense que le SPD ne fera pas plus de 35 %. Dans ce but, Kohl a convoqué à Bonn les responsables de plusieurs petits partis de RDA pour les obliger à faire une coalition avec la CDU. Il va se rendre à Erfurt, le 20 février, pour un meeting géant, puis dans cinq autres villes — dont Berlin et Leipzig — d'ici au 14 mars. De son côté, Willy Brandt fera six réunions pour les socialistes. Chacun des deux grands partis a prévu de faire cinquante meetings. La campagne de Kohl sera fondée sur des slogans simples : « Je suis le Chancelier de l'unité ! Pas la peine de venir vous installer en RFA, puisque moi, sans attendre, je vous apporte le Deutsche Mark. » Jusqu'aux élections, il fera tout pour donner le sentiment qu'il accélère l'unification. Mais, une fois passé le scrutin, son problème sera d'empêcher une victoire du SPD en RFA à la fin de l'année. Pour cela, il ralentira le processus d'unification, de telle façon qu'il ne soit pas possible d'organiser des élections communes à toute l'Allemagne au début de décembre, si, comme prévu, les socialistes gagnent en RDA. Pour parvenir à ses fins, il essaiera, lorsque le nouveau Parlement de RDA aura formulé sa demande d'adhésion à la RFA, de faire traîner plusieurs mois le vote de la loi d'habilitation par le Bundestag et le Bundesrat. La fiction juridique d'une RDA serait donc conservée durant cette période et utilisée pour que se tiennent les conférences à Six (que les Allemands n'appellent pas « 4 + 2 », mais « 2 + 4 »). Les élections du 2 décembre n'auraient donc lieu qu'en RFA, laissant à la CDU des chances de l'emporter. Ce n'est qu'après qu'une Constituante serait convoquée. Naturellement, si le SPD n'arrive pas en tête aux élections en RDA, la stratégie du Chancelier sera exactement l'inverse : hâter le vote de la loi d'habilitation et procéder en décembre à des élections dans toute l'Allemagne. Très habile gestion d'une situation très complexe : toujours garder une option ouverte...
Et Gorbatchev qui disait de Kohl, à Kiev, qu'il ne savait pas jouer aux échecs... Quelle erreur ! Quelle sous-estimation du personnage !
Jeudi 15 février 1990
Lionel Jospin annonce un plan de réorganisation de l'école élémentaire prévoyant, à partir de 1991, deux cycles de trois ans, sans redoublement. Très importante réforme, qui passe pratiquement inaperçue.
Hubert Védrine signale que nos interlocuteurs allemands à la Chancellerie répugnent à la signature d'un traité entre les Quatre et les deux Allemagnes. Ils estiment qu'un arrangement des Six, ratifié en fin d'année par la CSCE, suffirait. Le Président : Non! Cela ne suffit pas. Cette démarche est dangereuse. Ce qu'un Parlement fait, un autre peut le défaire. Il faut un engagement allemand ayant une valeur ferme de droit international avant la réunion de la CSCE. Si le « 4 + 2 » devient « 2 + 4 », les Allemands se mettront d'accord à l'avance et nous imposeront le fait accompli. Il faut un texte qui les lie, même s'il ne s'appelle pas traité.
Moment de vérité : Helmut Kohl vient dîner à l'Élysée pour rendre compte à François Mitterrand de ses entretiens avec Mikhaïl Gorbatchev. Une de leurs rencontres les plus importantes. On va étaler tous les malentendus sur la réunification. Le Président souhaite également mettre au point avec le Chancelier un schéma d'union politique dans lequel le Conseil européen jouerait un rôle-clé.
Pour une fois, le dîner a lieu dans le petit salon d'angle du rez-de-chaussée, qui fut le bureau des présidents de la IVe République. Nous sommes six à table, en comptant les interprètes.
Helmut Kohl: En RDA, aucun pronostic n'est possible. J'ai cru que Modrow obtiendrait une certaine stabilité. Mais il n'a pas fait ce dont nous étions convenus pour cela. N'a-t-il pas pu, ou pas voulu ? Jusqu'au 4 janvier, c'était l'enthousiasme et la fête, le nombre des réfugiés diminuait. Il y a encore un mois, je croyais que Modrow tiendrait. Mais son avantage psychologique s'est effondré. Il a eu tort de ne pas dissoudre la Stasi et de ne pas faire de nouvelle loi électorale. Là-bas, il n'y a pas d'autorité pour imposer quoi que ce soit. Et puis il a promis des réformes économiques, comme en Hongrie, mais sans reprendre les suggestions du Premier ministre hongrois. Bref, il n'a rien fait. Je suis allé au parlement de Potsdam, j'ai vu les responsables régionaux en Allemagne de l'Est. Entre le 1er janvier et aujourd'hui, 90 000 personnes sont parties. Des ingénieurs, des cadres trouvent des emplois en Allemagne de l'Ouest. Il faut stabiliser la situation là-bas, y créer un gouvernement. C'est la condition pour avoir une union monétaire stable entre les deux Allemagnes. J'espère calmer le jeu, enrayer l'exil des gens avant les élections. Après, c'est l'inconnu. Ils veulent recréer les anciens Länder et s'intégrer à la République fédérale ; après les élections, ils voudront des parlements régionaux.
François Mitterrand: Il n'y a pas de raison pour que cela change beaucoup jusqu'aux élections ?
Helmut Kohl: S'ils ne font rien de déraisonnable !
François Mitterrand: Un mois, c'est vite passé ; après, vous aurez un autre partenaire.
Helmut Kohl: Mon intérêt est que les choses n'aillent pas trop vite... [Boidevaix avait vu juste.]
François Mitterrand: Que pouvez-vous faire d'ici au 18 mars ?
Helmut Kohl: Déjà, en annonçant une union économique et monétaire avec eux, j'ai donné un formidable signal. Ils veulent que la RDA s'unisse avec une RFA formée de Länder. L'erreur d'Ulrich a été de supprimer les Länder. Les recréer sera compliqué, car ces Länder seront plus petits qu'autrefois, à cause de la division résultant de la frontière Oder-Neisse...
On passe à l'essentiel.
Helmut Kohl: Je voudrais vous raconter ma récente rencontre avec Gorbatchev. Il est en bonne forme, il prétend qu'il va gagner son Congrès. Sur les nationalités, le point le plus critique est l'Ukraine. Gorbatchev peut laisser partir les pays Baltes. Rien d'autre. Il n'acceptera pas sans faire de difficultés que l'Allemagne soit réunifiée. Mais je ne vois pas comment il pourrait s'épargner des problèmes sans réunification, car la RDA se porte quand même mieux que l'URSS.
François Mitterrand: S'il y avait des troubles en Ukraine, si se manifestait une volonté de sécession de cette province, ce serait un cas de guerre civile, et une terrible répression viendrait de Moscou.
Helmut Kohl: Sur la neutralisation de l'Allemagne après sa réunification il acceptera notre position, mais il aura des problèmes avec ses militaires. Je crois qu'on peut trouver une solution au problème de l'appartenance de la RDA au Pacte de Varsovie. Il faut en parler.
François Mitterrand: Pensez-vous que toutes les troupes russes devraient quitter la RDA après l'unification ?
Helmut Kohl: Non, il y aura des règlements transitoires. Si c'est en nombre limité, elles pourront rester. Je ne veux pas que l'Allemagne unie devienne une puissance militaire. L'amitié franco-allemande est donc d'autant plus importante pour moi. Je pense aussi que, pour Gorbatchev, elle devrait être source de tranquillité. « Je vais vous dire mon secret, lui ai-je expliqué : plus l'Allemagne coopère avec la France et délègue de droits à la CEE, plus le spectre d'un IVe Reich s'éloigne. » Cela l'a convaincu. L'Allemagne nouvelle a maintenant un axe, qui est le Rhin. Sous le IIIe Reich, le Rhin n'était pas son axe. L'industrie lourde n'a plus d'intérêt ; les vieilles régions industrielles sont donc moins importantes. Les industries modernes sont situées dans le sud de l'Allemagne, au sud du limes romain. Le centre de gravité sera au sud du Main. Ce qui compte pour Gorbatchev, c'est que l'Allemagne unie ne devienne pas une puissance militaire. Cela, je peux le lui garantir. Et je l'aiderai sur le plan économique. Moscou escompte que, dans la période de transition, ses accords économiques avec la RDA persisteront. Mais, en réalité, il y a beaucoup de problèmes économiques entre la RDA et l'URSS. Ce qui est important, c'est que toute cette évolution soit liée au développement européen.
François Mitterrand: Comprenez-moi bien : la perspective d'unification ne me pose pas de problème en tant que telle. Je l'avais dit dès le 3 novembre. Mais il faut répéter souvent pour être entendu, surtout des journaux allemands !
Helmut Kohl, éclatant de rire : Oui. J'ai ce problème, moi aussi !
François Mitterrand: Nous allons bâtir en Europe des institutions qui vont atténuer la rigueur des frontières. Mais il faut régler ces problèmes des frontières avant.
Helmut Kohl, pourpre et embarrassé : ... Je souhaite que cela devienne évident après. Qu'un Parlement de l'Allemagne unifiée dise un jour, parlant des frontières : « C'est ça, la nouvelle Allemagne »... Mais vous ne pouvez pas l'exiger de moi maintenant.
François Mitterrand: Vous avez raison. Ce n'est pas une question préalable. Mais je préférerais que vous le disiez avant.
Helmut Kohl, plus rouge encore : Non ! Si nous parlions dès maintenant en RFA de la frontière Oder-Neisse, nous renforcerions l'extrême droite.
François Mitterrand: Vous avez abordé ici un problème très important. En géographie, la Silésie et la Prusse sont allemandes. Mais pas en politique. Qui doit le dire ? Le traité de paix? Une déclaration unilatérale des Allemands ?
Helmut Kohl: Je suis d'accord pour qu'il y ait un vrai traité, pas seulement une conférence de discussion...
François Mitterrand: Bien. Laissez-moi vous expliquer mon point de vue. On ne peut pas attendre de moi que je parle comme un patriote allemand, mais comme un patriote français. En tant que patriote français, je ne suis pas inquiet. Il y a une réalité allemande nouvelle, il faut faire avec. Cela ne me déplaît pas. Ce serait très injuste de ne pas considérer les Allemands de l'Est comme des Allemands. Je n'ai pas varié là-dessus et j'accepte cette hypothèse. Nous sommes, nous Français, habitués à avoir les Allemands pour voisins. Il y eut des périodes heureuses et d'autres malheureuses. Ce que nous venons de vivre depuis 1945 a modifié les données de la question. Mais ce qui m'intéresse, c'est comment aborder les conséquences de l'unification. Il y a plusieurs problèmes. D'abord, les alliances : l'URSS n'est plus en mesure de poser des conditions ; mais il ne faut pas la forcer à aller trop vite. Il est évident que l'appartenance d'un même pays à deux alliances ne peut pas durer très longtemps. De plus, se posera vite le problème de la présence des soldats occidentaux en Allemagne, et je ne veux pas attendre le moment où la population allemande la trouvera pesante. Vous nous direz : « Nous sommes comme les autres. Les autres sont neutres parce qu'ils le souhaitent (sauf l'Autriche). » Vous n'accepterez alors ni la neutralisation, ni la tutelle soviétique, ni l'occidentale. Vous voudrez être considérés comme une nation majeure. Et cela, je le comprends très bien. Le système des Quatre peut durer encore un peu, mais pas longtemps. Nous ne devons plus avoir de relations de vainqueur à vaincu. Je prête donc attention au moment où les Allemands nous diront : « Une seule armée chez nous : la nôtre. » N'importe quel homme politique allemand démagogue qui fera campagne là-dessus« Pas de soldats étrangers ! »connaîtra un grand succès. La question se posera pour vous en termes difficiles lorsqu'il s'agira des armes nucléaires détenues par les Américains sur votre sol. Heureusement, la France n'a pas d'armes nucléaires en Allemagne. Il faut donc réfléchir, se consulter. Ce n'est pas pour tout de suite, mais, dans mon esprit, la question est posée. Elle est plus difficile pour les Russes que pour nous. Ce serait pire si l'Allemagne de l'Est devenait un des éléments de la chaîne militaire américaine. Je ne pense pas que Gorbatchev puisse l'accepter.
Helmut Kohl: D'accord avec vous.
François Mitterrand: Qu'on dise solennellement que l'OTAN ne veut pas avancer ses lignes de défense. Ce n'est pas aux Allemands de le dire, mais nous pouvons le dire ensemble.
Helmut Kohl: Oui.
François Mitterrand: C'est là un problème urgent, qui se posera sitôt après le 18 mars. Quel sera le statut de la RDA par rapport aux Soviétiques? Si l'Allemagne s'unifie, il ne faut pas qu'il y ait de doutes pour l'URSS, il ne faut pas qu'au recul soviétique corresponde une avancée occidentale.
Helmut Kohl: D'accord là-dessus. Mais je ne suis pas d'accord sur la première partie de votre raisonnement. Je ne pense pas que les gens, en Allemagne de l'Ouest, vont dire : « Français et Américains doivent partir. » Surtout si le nombre de ces soldats diminue. Du moins tant que les Soviétiques restent... Or ils ne peuvent pas partir du jour au lendemain.
François Mitterrand: Oui, mais l'Allemagne unifiée ne supportera pas longtemps la présence soviétique en Allemagne de l'Est ! Au bout d'un an ou deux, les Allemands voudront que toutes les troupes s'en aillent. Sinon, les réflexes de fierté nationale joueront. Déjà, la référence aux Quatre, en tant que pouvoir plus politique que militaire, a le don d'agacer les Allemands. Pourtant, selon les traités, les Quatre ont aujourd'hui un droit de regard sur toutes les questions, y compris l'unification. Je sais que c'est là une vue juridique qui ne plaît pas aux Allemands. Chaque fois que les Quatre se manifestent, vous froncez les sourcilsvous particulièrement. Je le comprends. Il y aura donc une différence entre le droit et la réalité. Dans la réalité, les Quatre n'ont pas à intervenir sur l'unification, mais ils doivent avoir un droit de regard sur les conséquences qui les concernent. Ce qui est le cas sur le plan militaire. Ainsi, pour ce qui est d'un éventuel armement atomique en Allemagne : est-ce que l'Allemagne unifiée reprendra à son compte l'engagement de l'Allemagne de l'Ouest ?
Helmut Kohl: Oui.
François Mitterrand: Quelle que soit la réponse, elle nous intéresse. De même, les relations des Allemands avec les pays de l'Est nous intéressent, car c'est un problème d'équilibre européen. En ce qui concerne le problème de la frontière de l'Est, les traités de 1919 et de 1945 sont très injustes ; mais on vit avec. Il est très important de ne pas rouvrir une frénésie collective en Europe.
Helmut Kohl: Aucun danger là-dessus, François !
François Mitterrand: La question la plus importante est celle de la ligne Oder-Neisse. Ce n'est pas la seule frontière qui laisse de l'autre côté des Allemands. Je comprends, sentimentalement, ce que doivent ressentir les Allemands. Mais, politiquement, c'est autre chose. Cela nous intéresse.
Helmut Kohl: Pour ce qui est de ces deux dernières questions, aucun problème. Une Allemagne unifiée aura la même position que la RFA sur le nucléaire et sur les frontières ; l'Allemagne unifiée confirmera les frontières.
François Mitterrand: Politiquement, il aurait été utile de confirmer avant la réunification la frontière Oder-Neisse. Mais je comprends que, juridiquement, cette reconnaissance ne puisse intervenir avant l'unification. Je vois bien cela.
Helmut Kohl, rougissant à nouveau : Je veux vous parler de la ligne Oder-Neisse. On a fait mousser cette question. Elle n'aurait pas dû se présenter comme ça. C'est une grosse blessure ; normalement, on traite les blessures avec un baume, pas avec de l'huile bouillante. Ça n'aide pas. Nous sommes prêts à la laisser se cicatriser. Lorsqu'il est venu chez nous, Havel a énuméré tout ce qui avait été fait d'injuste contre les Allemands en 1945, dont la question des Sudètes. Pourtant, quarante-huit heures après, l'Association des Allemands des Sudètes (400 000 personnes, beaucoup de jeunes, les plus concernés) lui a répondu : « La frontière avec la Tchécoslovaquie est définitive. » C'est donc bien nous, Allemands, qui prenons parti contre la réouverture de cette question des frontières. Donnez-nous du temps.
François Mitterrand: Très bien. Nous pourrons créer des communautés, des institutions européennes qui atténuent la rigueur des frontières.
Helmut Kohl: C'est mon but. Et ce qui a été possible avec les Sudètes doit l'être aussi avec la Silésie. On n'y arrivera pas si on lie ces questions à l'unification. Il ne faut pas en faire une condition préalable.
François Mitterrand: Je ne le fais pas.
Helmut Kohl: En Allemagne, cette question posée en préalable constituerait un thème de politique intérieure. S'il n'y avait pas les élections, on ne la poserait pas.
François Mitterrand: Cela ne suffit pas. La frontière Oder-Neisse, héritée de la guerre, a été imposée par Staline. C'est le type même du mauvais traité. Mais c'est fait. Je ne pose pas ce problème de la ligne Oder-Neisse en préalable. Mais un débat a commencé sur un éventuel traité de paix et sur l'article 7 des accords de 1954. Vous dites que c'est le Parlement unifié qui dira : « Nos frontières sont bien là », mais il s'agira d'un acte unilatéral.
Helmut Kohl: Non. Pas seulement. Je suis aussi d'accord pour un traité. Mais je suis contre l'idée de réunir une conférence de paix exprès pour ça.
François Mitterrand: Pas de problème. Comme vous, je ne veux pas d'une conférence de paix. Par exemple, si on invitait l'Italie, où se mettrait-elle ?
Helmut Kohl éclate de rire : Des deux côtés à la fois !
François Mitterrand: Pourtant, il faut une décision internationale des pays intéressés. Qui est intéressé ? Je ne sais pas. Il faudra en tout cas un acte international.
Helmut Kohl: D'accord.
François Mitterrand: Autre question : que deviendront les alliances? Cela n'est pas un problème allemand, c'est d'abord un problème russe, car le Pacte de Varsovie n'est plus qu'une fiction. Personne ne se mobilisera plus à l'Est pour attaquer l'Allemagne de l'Ouest ! Il est surprenant de voir les Soviétiques laisser ce vide s'installer. Mais c'est un problème aussi pour l'OTAN. Car une alliance est faite pour combattre des adversaires. Où sont les adversaires ? C'est un problème international, et pas seulement allemand.
Autre question : Que devient l'Europe des Douze ? La présence d'un État allemand unifié sera une novation, mais que l'on peut maîtriser. Ça fera 16 à 17 millions d'habitants de plus. Une négociation doit permettre d'aboutir. Je ne vois pas cela comme un treizième État.
Helmut Kohl: En effet. Et ce sera bon pour la CEE.
François Mitterrand: Mais il y aura 75 millions d'Allemands et 56 millions de Français...
Helmut Kohl: Dans les années 90, les Français bénéficieront d'un énorme avantage, car ils n'auront pas à financer la réunification !
François Mitterrand: Pour ce qui est de la Communauté européenne, on trouvera des solutions. Il y aura une seule Allemagne au sein de la Communauté, pas deux. A mes yeux, ce n'est pas un gros problème. Cela obligera la Communauté à avancer. J'ai parlé d'une possible confédération européenne, car les pays qui se libèrent du joug communiste ne doivent pas rester isolés, ce qui risquerait de déclencher entre nous une compétition mauvaise. Il faudrait donc une institution à laquelle auraient accès tous les pays démocratiques. On me rétorque que la CSCE existe déjà pour cela. Mais il sera très important, pour la dignité de ces pays, d'avoir une institution politique entre Européens seuls. Je suis donc favorable à une réunion de chefs d'État et de gouvernement de la Communauté, après les élections en RDA, comme nous l'avons fait en novembre à l'Élysée, pour créer un climat et discuter de tout cela.
Helmut Kohl: Pour moi, la coopération franco-allemande est la seule qui compte ; il n'y a pas de solution de rechange. Je suis aussi pour un Sommet informel des Douze après Pâques. Tout ce qui va se passer après le 31 décembre 1992 en Europe est essentiel. Je veux que nous fassions ce chemin ensemble, comme on le fait ensemble depuis trente ans. Pour ce qui est de l'Allemagne, il faut que tout se décide à « 4 + 2 », et qu'ensuite la CSCE ne fasse que bénir le tout. Genscher l'a d'aidleurs dit à De Michelis: « You're not part of the game » (« Vous n'avez aucun rôle là-dedans »).
François Mitterrand: Mais est-ce « 4 + 2 » ou « 2 + 4 » ? Il y a une question de chronologie là-dedans. Je fonde beaucoup d'espoirs sur le développement de l'Allemagne de l'Est. Ce sera un pays remarquable. Cela obligera la CEE à continuer d'avancer dans son union politique et pas seulement économique et monétaire.
Helmut Kohl: Oui, c'est ma vieille idée.
François Mitterrand: Vous avez noté mon idée de confédération. On a fait semblant de croire que je voulais remplacer la Communauté par la confédération. C'est ridicule : il suffit de relire le texte écrit de mon intervention à la télévision du 31 décembre dernier. Aujourd'hui, il y a une réalité, c'est la Communauté. Mais il faut renforcer ses structures et accélérer l'allure. Et puis, il faut une perspective qui reste à inventer. Il ne faut pas laisser les pays de l'Est seuls. Ils seraient les petits, les sans-grade. Il ne faut pas entrer dans une mauvaise compétition entre nous vis-à-vis de l'Europe de l'Est. Voyez les Italiens avec l'Autriche, la Hongrie, la Yougoslavie: c'est une course dangereuse... Demain, il faut pouvoir parler à parité avec un pays comme la Bulgarie au sein d'une institution qui sera bien sûr plus lâche que la Communauté.
Helmut Kohl: Ça m'est égal, le nom que l'on donne à l'enfant. La solution n'est pas que tous entrent dans la CEE. Il faut donc offrir une alternative, et il faut poser des conditions pour cela ; et d'abord qu'il existe un État de droit libéral.
François Mitterrand : Je ne voudrais pas qu'en Allemagne on croie que la France nourrit des réserves sur l'unification. Mais nous voulons dire notre mot sur ses conséquences extérieures. Le reste m'intéresse, pourtant : je m'intéresse au sud de la Thuringe où j'ai été prisonnier !
Helmut Kohl: Je vous invite mardi soir à Erfurt !... Rien ne doit venir troubler ce trésor de l'amitié franco-allemande: si l'Allemagne s'unifie, le lien entre la France et l'Allemagne sera encore plus important. Car cela relativisera la crainte de l'hégémonie allemande. Je pense que les conséquences économiques seront bonnes pour la France.
François Mitterrand: Vous bénéficiez de bonnes circonstances, car cette unification survient en période de succès économiques. Vous ne gâcherez pas cette chance comme avant 1914, car nous sommes ensemble dans la Communauté. Si cela ne se faisait pas, ce serait très grave. Il faut un signe pour montrer que vous n'êtes pas hostile à ce qui a été décidé sur les progrès de la Communauté. Ce sont les Italiens qui seront puissance invitante, car cela ne pourra de toute façon être avant juillet. Si on me pose la question, je dirai que j'y suis favorable. Je connais votre engagement européen. Nous sommes habitués l'un à l'autre. Nous commençons à faire « vieux couple » [rire]. En résumé, vous avez compris mon point de vue : l'unification est une décision allemande, les conséquences nationales sont de votre ressort; les conséquences internationales [les alliances, la CEE] doivent être débattues entre nous.
Helmut Kohl: Je suis entièrement d'accord, sauf sur un point : vous avez une idée à plus court terme que moi sur le retrait des troupes alliées d'Allemagne.
Le Président a donné ce soir à Kohl le sentiment de renoncer à la reconnaissance préalable des frontières. En réalité, me dit-il après avoir raccompagné le Chancelier, il n'en est rien : il l'exigera.
Tard dans la nuit, j'appelle Roland Dumas à Moscou pour lui dire qu'un météorologue verrait beaucoup de nuages à l'horizon de cette conversation. Il me rapporte celle qu'il vient d'avoir avec Édouard Chevardnadze, qui lui a dit : J'avoue mon impuissance. Si seulement je connaissais la suite !... On n'avait pas prévu que les événements se dérouleraient avec une telle rapidité. La meilleure option eût été une évolution par étapes. Mais, désormais, il est très difficile d'enrayer le processus en Allemagne. La campagne électorale en RDA et préélectorale en RFA stimule les forces favorables à la réunification. Des idées intéressantes, comme celle de communauté contractuelle, voire de confédération, paraissent dépassées. Actuellement, on assiste à un phénomène de simple absorption, en dépit des vaines paroles sur le rôle de la CSCE. Que faire, pratiquement, pour rendre ce processus gérable ? D'abord convoquer d'urgence un Sommet de la CSCE. Sur ce point, l'accord existe et la convocation pourrait avoir une valeur stabilisatrice. En second lieu, il est regrettable que, malgré nos efforts, l'on n'ait pas pu faire fonctionner le mécanisme à Quatre. Mme Thatcher, à laquelle j'ai proposé de passer du niveau des ambassadeurs à celui des ministres, s'est bornée à répondre qu'« Helmut serait vexé... » ! Dès lors, et bien que les Quatre ne soient pas libérés de leurs responsabilités, il n'y a pas grand-chose à espérer de ce côté. Une autre variante serait celle du « 2 + 4 ». On peut l'essayer, même s'il est clair qu'il s'agira d'un schéma intermédiaire puisque, d'ici peu, l'on en viendra à « 1 + 4 ». Genscher envisage un processus dans lequel les deux Allemagnes se réuniraient et prendraient les décisions, puis rencontreraient les Quatre, et, finalement, renverraient le problème à la CSCE. En fait, les choses importantes se feraient à deux ! Mais comment évoluera la situation lorsque, après la réunification, un nouveau gouvernement se mettra en place? Il n'est pas sûr que Kohl et Genscher seront les dirigeants du nouvel État! Les engagements pris antérieurement par les deux encore distincts conserveraient-ils leur valeur pour l'Allemagne unifiée ? J'en doute. Cela dit, on peut essayer la formule « 2 + 4 ».
Avant de le quitter, Roland Dumas l'a interrogé : Serait-il concevable que l'Union soviétique maintienne des troupes dans un pays faisant partie de l'OTAN?
Édouard Chevardnadze a répondu en soupirant: Tout peut arriver!
Le ministre russe donne l'impression d'un profond désarroi, d'une impuissance résignée. Ce que Douglas Hurd, qui vient aussi de le rencontrer, qualifie joliment de mélancolie.
Vendredi 16 février 1990
Réunion préparatoire, chez Jean-Louis Bianco, avant le prochain voyage du Président au Pakistan. On sait que les Pakistanais vont nous redemander de leur vendre une centrale nucléaire. Il faudra la leur refuser avec amabilité, conseillent tous les ministres représentés, en raison de leur programme, déjà très avancé, et des risques de prolifération. Le Président, à qui j'en parle, s'irrite : Je verrai. Je ne me laisserai pas dicter mon attitude par des fonctionnaires craintifs.
Approché par François Mitterrand et Helmut Kohl, le Premier ministre irlandais, président du Conseil européen, propose aux Douze une réunion informelle du Conseil à Dublin, en avril, afin d'étudier les implications des événements d'Europe centrale et orientale, notamment du processus d'unification allemande pour la Communauté.
J'apprends par Serge Boidevaix que c'est à la demande de Horst Teltschik que le ministre allemand de la Défense, Stoltenberg, et l'inspecteur général de la Bundeswehr, l'amiral Wellershoff, ont récemment interrogé Jean-Pierre Chevènement et le général Schmitt sur la question de nos Hadès. Chevènement a fait comme si le problème ne se poserait que dans l'hypothèse où les Allemands eux-mêmes nous demanderaient de baser des Hadès sur leur territoire. Mais les Allemands ont répondu que, pour eux, l'Hadès constitue un problème même s'il reste en France ! Ils souhaitent obtenir sur les conditions de son emploi éventuel des éclaircissements et des engagements aussi précis que ceux qu'ils ont reçus des Américains et des Britanniques sur l'emploi des armes nucléaires de l'OTAN déployées en Allemagne. Stoltenberg aurait été « choqué » d'apprendre que la production de l'Hadès avait déjà commencé sans accord allemand. François Mitterrand: De quoi se mêlent-ils ? Je ne veux pas discuter de notre nucléaire avec eux. Je ne ferai pas l'Hadès, mais je ne veux pas savoir qu'ils sont du même avis ! Est-ce déjà l'Allemagne impériale qui renaît ?
Par ailleurs, Serge Boidevaix a eu une conversation avec l'amiral Wellershoff qui lui a dit: Aujourd'hui, il n'y a plus d'« avant », puisque la RDA disparaît. Il n'y a donc plus de « bataille de l'avant ». Chaque pays va devoir songer à nouveau à défendre ses intérêts vitaux à ses frontières. Les liens au sein de l'Alliance vont se distendre. On risque d'aller vers une renationalisation des politiques de défense. Comme l'amiral est très favorable à l'Alliance, il va chercher à résoudre ce problème dans le cadre de l'OTAN. Mais que même lui en parle montre que l'Allemagne est en train de regagner à très grande vitesse son autonomie sur tous les terrains, y compris militaire.
Le Premier ministre polonais, Tadeusz Mazowiecki, insiste pour participer aux réunions « 4 + 2 », et demande qu'un traité soit conclu entre son pays et les deux Allemagnes, garantissant l'intangibilité de la frontière germano-polonaise, avant la réunification. Refus brutal de Helmut Kohl. François Mitterrand: Il faut trouver une façon d'associer les Polonais à ce traité. Pas question de céder sur ce point aux Allemands. J'en ferai un cas de rupture. Dites-le à Teltschik. Ce que je fais. L'Allemand le prend mal : C'est simplement inacceptable ici.
Dimanche 18 février 1990
Violentes manifestations à Bucarest devant le siège du gouvernement. L'armée intervient. Autres dirigeants, mêmes méthodes.
Lundi 19 février 1990
François Mitterrand s'envole pour le Pakistan. Il est le premier chef d'État français à s'y rendre.
Je suis à Moscou. Au Kremlin, les idées changent incroyablement vite. Je retiens de mes divers entretiens le sentiment de l'irrésistibilité de la réunification allemande et l'impossibilité de faire quoi que ce soit, ne serait-ce que pour en ralentir le processus. Je note aussi la distance croissante prise à l'égard de Cuba et de la Syrie. Vadim Zagladine évoque l'idée que Gorbatchev pourrait s'arrêter à Paris à son retour des États-Unis, au mois de juin. La décomposition acceptée de l'empire est ultra-rapide. Les responsables du Kremlin - Gorbatchev le premier, me dit Zagladine — s'attendent à une prompte sécession des pays Baltes ; ils sont prêts à l'accepter si on l' « habille » de traités internationaux signés entre l'URSS et ces États. Il y aura d'ailleurs bientôt des ambassades baltes à l'ONU et à Moscou. Leur attitude est la même vis-à-vis d'éventuelles sécessions des républiques musulmanes de l'URSS, sauf celles du Caucase, productrices de pétrole. Mais une très vive inquiétude se fait jour sur le sort des armes chimiques et nucléaires stationnées dans ces régions où les généraux de l'armée soviétique sont souvent, disent-ils, des autochtones nationalistes. Le multipartisme est déjà un fait en Russie : je déjeune avec des dirigeants communistes et un député de Démocratie russe qui parle ouvertement au nom de son parti ! Sur le plan économique, le désordre est majeur et l'administration paralysée : les gens se vivent quasi ouvertement comme un pays du Tiers-Monde. Une sorte d'Argentine, nostalgique d'une puissance révolue.
Mes consultations sur la Banque aboutissent, sur deux points majeurs, à des résultats qui permettent d'escompter un accord à Trente-Quatre lors de la prochaine réunion plénière. L'Union soviétique accepterait de limiter volontairement son accès aux prêts par une déclaration d'intention unilatérale (elle ne veut pas qu'elle figure dans le traité). Le président de la Gosbank admet l'idée d'une limitation du recours aux prêts de la Banque en deux phases : la première, de deux ou trois ans, au cours de laquelle l'URSS n'emprunterait que des ressources correspondant à son capital ; au terme de cette période, un accès plus large pourrait être aménagé, mais sans aboutir à consacrer à ce pays plus de 20 à 25 % des prêts de la Banque. Un accord sur ces bases permettrait de lever le principal obstacle avancé par les Américains. L'URSS semble d'autre part admettre — ou plutôt est tout près d'admettre — les références explicites au « multipartisme » dans le préambule et l'article 1 des statuts. Ce serait la première fois que l'URSS souscrirait un tel engagement. Le fait que Moscou le fasse à cette occasion montre bien que la négociation sur la Banque aura servi de révélateur de son évolution vers la démocratie.
Mardi 20 février 1990
Réunion des ministres des Affaires étrangères des Douze à Dublin : soutien réaffirmé de la France à Bonn pour la réunification de l'Allemagne. Roland Dumas me rapporte que Hans-Dietrich Genscher ne s'est jamais montré aussi critique vis-à-vis de Helmut Kohl et de sa volonté de forcer la main à tout le monde : Il faut neutraliser la RDA ; sinon, l'URSS refusera.
Mercredi 21 février 1990
Il y a deux façons de concevoir la prochaine réunion à Six : soit la RFA et la RDA négocient d'abord seules, et les quatre Alliés de la dernière guerre n'ont plus qu'à avaliser leurs accords, soit les Quatre négocient à la fois avec la RFA et la RDA, et, dans ce cas, il y a une certaine marge de manœuvre. Mais cela m'étonnerait beaucoup que Kohl se range à cette seconde solution. Roland Dumas et Genscher considèrent, eux, qu'il est plus important d'avancer que de se laisser arrêter par ces questions de procédure.
A Islamabad, le Président annonce que la France accepte de vendre une centrale nucléaire au Pakistan. Nous avions tous tenté de l'en dissuader. Mais voici pourtant qu'il ouvre la porte à la prolifération. Aucun danger, explique-t-il. Des experts lui auraient démontré que nos centrales n'étaient pas utilisables à des fins militaires...
Jeudi 22 février 1990
François Mitterrand est au Bangladesh. Les premiers essais de barrages décidés au Sommet des Sept de l'année dernière se mettent en place. Les études sont en cours. La Banque mondiale assure la coordination du financement.
Vendredi 23 février 1990
Accord industriel et financier de Renault avec Volvo afin de mieux résister à l'offensive japonaise sur le marché de l'automobile européen. Le nouveau groupe, en marche vers une fusion, sera le quatrième producteur mondial de voitures de tourisme, et le premier pour les véhicules industriels. Michel Rocard considère cet accord comme l'aboutissement de ses efforts. De fait, il a suivi lui-même cette négociation avec Raymond Lévy et Pehr Gyllenhamman, le visionnaire président suédois.
Samedi 24 février 1990
Premières élections libres depuis la guerre au Parlement lituanien.
Lundi 26 février 1990
Le Président tchèque, Vaclav Havel, est à Moscou. Il signe un accord sur le départ échelonné des troupes soviétiques de Tchécoslovaquie.
Le projet de Centre de conférences internationales progresse. Jack Lang plaide pour le projet de Jean Nouvel.
Mardi 27 février 1990
En ce qui concerne la BERD, de nombreuses réunions d'experts auront lieu jusqu'au vendredi 9 mars. Samedi 10 et dimanche 11 se tiendra la seconde conférence — peut-être finale — de négociation entre tous les pays. D'ici là, il faut tout régler. En l'état actuel des choses, deux problèmes subsistent, quasi insolubles et qui risquent de faire capoter la négociation.
Sur l'éligibilité de l'URSS auprès de la Banque, la situation a quelque peu évolué par rapport à l'époque où la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Japon ne voulaient même pas que l'URSS en fasse partie ; ces trois pays, unis dans leur hostilité à toute aide à l'URSS, mènent cependant encore un combat d'arrière-garde qui peut conduire à l'échec. S'ils acceptent que l'URSS soit membre de la Banque, ils exigent qu'elle ne lui emprunte rien, ou presque. L'URSS accepte de mettre unilatéralement par écrit, dans une lettre annexée au traité, que, pendant deux ans, elle n'empruntera pas plus que sa part du capital (soit 750 millions de dollars, ou 6 %) ; puis qu'elle empruntera comme les autres pays de l'Est, mais seulement jusqu'à 20 % du total des prêts de la Banque, pour ne pas concurrencer excessivement les petits pays emprunteurs d'Europe centrale. C'est une solution raisonnable que onze pays sur les douze acceptent. Mais, hier soir, au cours d'une réunion confidentielle à Londres, Grande-Bretagne, États-Unis et Japon ont rejeté cette solution, exigeant que l'URSS écrive dans sa lettre qu'elle n'empruntera dans un premier temps que le montant réel qu'elle versera au capital de la Banque, soit 150 millions de dollars, puis, dans un deuxième temps, 6 % du total, et enfin 20 % dans une troisième étape. Ces trois pays exigent que cela soit inscrit dans le traité et que le passage d'une étape à l'autre requière l'accord de 85 % des droits de vote, ce qui conférerait aux États-Unis et au Japon seuls un droit de veto sur l'éligibilité de l'URSS. Cela serait évidemment très humiliant pour les Soviétiques, et inacceptable, à mon sens, pour les Européens. Seule des Douze, la Grande-Bretagne donne son accord à ce diktat. Je suggère au Président de dire aux trois conjurés que les autres pays négociateurs créeront la Banque sans eux, s'il le faut, mais pas sans les Soviétiques. Le Président approuve.
Seconde question : le siège. Bien des institutions internationales sont restées dans les limbes parce qu'on n'a pu se mettre d'accord sur le choix d'une ville-siège. Si l'on veut avancer le choix de Paris pour la BERD, ce que je souhaite, il faut le faire dès maintenant. Les trois villes candidates au sein de la Communauté (Londres, Copenhague et Amsterdam) sont aussi les capitales des seuls pays européens à soutenir la candidature d' Onno Rudding à la présidence de la Banque. Nous n'avons donc aucune raison de les ménager. Jusqu'ici, personne en France ne s'est manifesté ni pour dire que nous souhaitons obtenir la présidence, ni pour réclamer le siège. Je suis sûr que la stratégie qui consisterait à se porter candidat aux deux (comme le font les Hollandais) permettrait tout naturellement de décrocher l'une ou l'autre. D'abord le siège, qui est l'essentiel : l'instrument durable du renforcement de la place financière de Paris face à Londres. Le Président, à qui j'expose ces arguments, me répond : Pourquoi pas Londres, si Londres cède sur l'autre point ? C'est à dire si vous êtes président ? Je lui redis que ce n'est pas mon choix principal. Je préférerais que la Banque s'installe à Paris, ce qui serait un coup porté à la suprématie financière de Londres et viendrait compléter toute la stratégie menée par ailleurs pour redonner à Paris un grand rôle international. Manifestement, il ne le souhaite pas. Édith Cresson lui a expliqué que les Belges n'attendaient que cela pour réclamer le rapatriement du Parlement européen. Je ne désespère pas de le convaincre.
Mercredi 28 février 1990
Dans une semaine, visite en France des dirigeants polonais qui viendront tester notre soutien sur la question des frontières. Roland Dumas m'explique que le flou sur les frontières qu'entretient le Chancelier Kohl (et que Genscher ne parvient pas, malgré ses « initiatives », à dissiper) a suscité de nombreuses critiques jusqu'en RFA, et de très vives réactions en Pologne. Déçus par un soutien soviétique jugé faible, les Polonais se tournent vers nous. C'est seulement en France que leurs trois principaux dirigeants se rendront. Ils recherchent une sorte de « garantie » de la France face à l'« impérialisme » d'une Allemagne réunifiée qui refuserait de sceller définitivement et juridiquement l'intangibilité de la frontière Oder-Neisse. Dans ce contexte, la visite des Polonais prendra un relief particulier. A cette occasion pourrait être publié un communiqué commun ou unilatéral réaffirmant l'intangibilité de la frontière Oder-Neisse et appelant à en consacrer la réalité par un acte juridique international. La France manifesterait ainsi son appui à la Pologne, prélude à un éventuel accord d'assistance qu'il serait cependant prématuré d'évoquer à ce stade.
Si nous n'y prenons garde, en effet, le problème plus général des frontières en Europe pourrait rapidement empoisonner l'ensemble du processus en cours : frontière orientale de la Pologne, frontière orientale de l'Allemagne réunifiée, frontières soviéto-roumaine, hungaro-roumaine, etc. Sans parler de la situation en URSS et de la perspective (probablement rapprochée) de déclarations unilatérales d'indépendance des États baltes. Si l'on met à part le cas des États baltes, dont nous n'avons jamais reconnu l'annexion, il paraît nécessaire à Dumas de maintenir, dans l'approche générale du problème allemand comme dans celle de l'ensemble du problème européen, deux principes : intangibilité des frontières (ce qui marque les limites du principe d'autodétermination) ; garantie juridique internationale et mécanisme multilatéral de négociation et d'arbitrage. Ces principes sont explicites dans le projet de déclaration sur la Pologne.
Dumas ajoute que la tentation de la RFA de réaliser la réunification par la procédure d'absorption territoriale (par le jeu de l'article 23 de la Loi fondamentale) appelle des éclaircissements : ce mécanisme pourrait constituer un précédent fâcheux s'il était invoqué pour des territoires qui seraient hors du champ des deux États allemands. Le texte pourrait être rédigé soit sous la forme d'une déclaration unilatérale, soit sous la forme d'un communiqué commun.
Dans cette affaire, Roland Dumas comprend très bien la pensée du Président et, par ses rapports très confiants avec Baker (en anglais), Genscher (en allemand) et Chevardnadze (en russe), représente un atout maître dans cette négociation complexe.
Le Président approuve : Il faut agir dans ce sens et appuyer à fond les Polonais.
Jeudi 1er mars 1990
Dans une conférence de presse, Helmut Kohl refuse tout net l'idée de conclure un traité avec la Pologne sur l'intangibilité de la frontière Oder-Neisse ; mais il déclare ne voir aucun inconvénient à ce que les deux Parlements allemands émettent une déclaration commune, celle-ci n'étant nullement contraignante en droit international. Le Chancelier accepte aussi l'idée d'un règlement de paix incorporant des documents déjà existants (tel l'Acte final d'Helsinki) et mettant fin aux droits et responsabilités quadripartites. Genscher prend nettement ses distances avec ces positions. Il suggère que la RDA, une fois rattachée à la RFA, demeure exclue des défenses de l'OTAN. Kohl, lui, ne dit mot là-dessus (même s'il n'a pas protesté quand François Mitterrand le lui a proposé). La crise est proche entre les deux hommes.
A la demande du Président, furieux du comportement de Kohl, Roland Dumas réagit fermement à ces propos et invite l'Allemagne à lever très rapidement toute ambiguïté.
Parution, au Journal officiel d'un décret en date du 27 février, signé du Premier ministre, autorisant les Renseignements généraux à détenir dans leurs fichiers des renseignements sur l'appartenance politique, raciale, philosophique et religieuse des personnes faisant l'objet d'une surveillance. Le Président : Quelle maladresse ! Pourquoi fait-il cela ? Il devrait cesser de s'occuper des services secrets ! On dirait que ça le fascine... Il demande que le gouvernement annule ce texte.
Celui-ci n'est pourtant pas sans intérêt, même si sa rédaction est désastreuse. Rocard explique que c'est le résultat d'un travail administratif de plusieurs années visant à traduire dans des textes les exigences de respect des libertés créées par la loi « Informatique et Liberté ». La CNIL a approuvé ce décret comme celui de l'an dernier sur la DST. Voilà comment on rate un texte, malgré d'innombrables filtres administratifs.
Samedi 3 mars 1990
Tollé de la presse et de multiples organisations contre le décret Rocard sur le fichier des RG. Même Pasqua y va de son indignation ! Pourtant, la CNIL n'a rien trouvé à y redire. Michel Rocard fait marche arrière, invoquant un malentendu. Il reprendra le dossier pour s'évertuer à mieux convaincre.
Vu un vice-ministre russe des Affaires étrangères, le très influent Adamichine. Il définit la position diplomatique de l'URSS avec professionnalisme. Au moment où Chevardnadze semble de plus en plus dépassé par les événements, il est devenu le pivot de la réflexion stratégique à Moscou. A son avis, il faudrait conduire le processus de réunification allemande par le « 4 + 2 » dans une synchronisation parfaite avec le processus débouchant sur la CSCE. D'ailleurs, explique-t-il, l'expression « réalisation de l'unité » du communiqué d'Ottawa est traduite en russe par le mot stroitelstsvo (construction) qui implique la notion d'étapes. Il faudra aussi y parler du statut militaire de la future Allemagne unifiée (participation ou non aux alliances, démilitarisation, statut non nucléaire, confirmation du renoncement aux armes bactériologiques et chimiques), de la présence des troupes étrangères et du problème des frontières. L'Union soviétique estime qu'un traité de paix s'impose pour régler le problème de toutes les frontières, et pas seulement celui de la frontière Oder-Neisse. Il va de soi, me dit le vice-ministre, que le Sommet de la CSCE devra s'occuper des affaires allemandes. Il ne s'agira pas d'entériner l'unification allemande ni de la sanctionner. Elle ne sera pas encore faite. Au moins pourra-t-on se livrer à une évaluation du degré d'avancement des choses.
Adamichine est contre l'invocation de l'article 23 de la Loi fondamentale allemande pour l'unification, car cela porterait atteinte aux prérogatives des quatre puissances. Comment pourrait-on traiter du Grand Berlin sur cette base? D'autre part, l'article 23 est parfaitement ambigu. On y parle d'« autres parties » de l'Allemagne. A l'évidence, cela n'exclut ni la Silésie, ni les Sudètes, ni Kaliningrad ! En outre, l'application de l'article 23 signifierait que toute la législation de la RFA s'appliquerait automatiquement au territoire de la RDA, y compris les accords de Paris et le Traité de Washington créant l'OTAN. Pas question ! Par ailleurs, la Loi fondamentale prévoit de céder la place à une nouvelle Constitution lorsque la réunification sera complète. Or, s'agissant des frontières, elle se réfère à celles du Reich en 1937 ! Il y a là une question essentielle sur laquelle les accords de Potsdam donnent aux quatre puissances le droit de se prononcer. Les deux États allemands doivent définir les règles du jeu sur un pied d'égalité. Il ne peut s'agir d'une simple absorption de la RDA. Il n'y aurait plus alors de possibilité de synchronisation du processus allemand et du processus européen de la CSCE. Or, ce parallélisme implique que le désarmement soit suffisamment avancé, ce qui n'est pas le cas. Le recours à d'article 23 équivaudrait à un Anschluss pur et simple. Il susciterait une vague de nationalisme en Allemagne et chez ses voisins. Le moment est venu, pour les Quatre, de se déterminer et de manifester clairement s'ils ont ou pas leur mot à dire. Les Quatre doivent intervenir si la RFA veut « avaler » la RDA. Ils doivent exiger qu'on attende !
Le vice-ministre poursuit: Personne à Moscou ne veut « tirer » sur les Allemands ni empêcher la réunification. Mais il convient de les prendre au mot lorsqu'ils se déclarent en faveur d'une synchronisation des processus allemand et européen. Cela suppose du courage. Il y a 365 000 soldats soviétiques en RDA. Le risque d'un retour de l'arrogance allemande n'est pas négligeable. Les Polonais craignent que cette politique comporte deux étapes : d'abord l'unification avec la RDA, puis un afflux pacifique d'Allemands dans les anciens territoires sous domination du Reich (Silésie, Sudètes). Certains, en Allemagne, vont même jusqu'à déclarer qu'après l'indépendance de la Lituanie, l'Union soviétique n'aura plus d'accès direct à Kaliningrad, et que cela pourrait ouvrir des perspectives... En réalité, les intérêts allemands ne seront pas lésés si la réunification n'a pas lieu en 1990 ou en 1991, mais plus tard. On peut très bien concevoir une intégration économique dans un premier temps, puis la formalisation de l'unification politique.
Enfin, dernier point à l'évidence crucial pour les Soviétiques: L'Allemagne réunifiée ne doit pas appartenir à l'Alliance atlantique. En tout cas, pas à la structure militaire intégrée. Adamichine ne fait pas allusion à la solution proposée par Genscher (non extension à la RDA des défenses de l'OTAN).
Signe de l'évolution de la situation : les Soviétiques se satisferaient maintenant des dix points de Kohl, qu'ils refusaient il y a un mois et dont le Chancelier pense maintenant qu'ils sont dépassés. Ils souhaitent que soient d'abord créées des structures fédérales en RDA, avec une intégration économique poussée des deux pays, puis une confédération de ces deux pays et seulement après, enfin, un État fédéral, le passage d'une étape à l'autre étant synchronisé avec l'avancement du processus de la CSCE. Dans leur esprit, le Sommet de la CSCE ne constituera qu'un moment d'un processus qui prendra plusieurs années avant d'aboutir à l'unification et à la neutralisation de l'Allemagne.
Les réactions aux propos de Helmut Kohl sont presque unanimement désapprobatrices. L'URSS et la Tchécoslovaquie apportent leur soutien à la Pologne. Kohl laisse maintenant entendre qu'un traité pourrait être conclu avec la Pologne si celle-ci renonçait à toute réparation de guerre.
Lorsque je reviens à la charge à propos du siège de la Banque, le Président me répond : N'insistez pas. Je ne veux pas de cette banque à Paris. Le Parlement à Strasbourg, c'est plus important. Et Édith Cresson me répète qu'on va le perdre.
J'ai pourtant trouvé un magnifique immeuble boulevard Haussmann. Mais il ajoute : Soyez candidat. Suivez votre projet plus loin.
Le Président insiste par écrit auprès du président libanais Hraoui pour que celui-ci ne tente pas d'opération militaire contre le réduit chrétien de Beyrouth.
Dimanche 4 mars 1990
Jean-Pierre Soisson crée le mouvement « France unie », destiné à regrouper les membres non socialistes de la majorité présidentielle. François Mitterrand: Pas mal. Ils sont plus courageux que je ne croyais.
Comme prévu et souhaité par Mikhail Gorbatchev, le premier tour des élections aux Parlements de Russie et de Biélorussie donne la majorité aux réformateurs.
Second tour des élections au Parlement lituanien : la victoire des indépendantistes est écrasante.
Lundi 5 mars 1990
Au golf, ce matin, avec François Mitterrand. Le Président est extrêmement préoccupé par la préparation du prochain Congrès du Parti socialiste. Il est maintenant persuadé que Laurent Fabius ne parviendra pas à se faire élire Premier secrétaire, en raison de la coalition négative qui se forme contre lui. Il a le sentiment que Fabius y croit encore, mais que l'affrontement sera violent et que tout cela est on ne peut plus mauvais pour le Parti socialiste. Il est convaincu que les socialistes perdront les élections de 1993 et que Rocard plonge le pays dans une anesthésie néfaste : Il ne pense qu'à rester à Matignon. Il n'entreprend rien, ne fait rien. C'est un zéro. Le seul à agir, c'est Jospin. J'aurais dû le nommer à Matignon. J'y ai pensé. Mais je me serais fâché à jamais avec Fabius. Sur Rocard, le jugement est sévère : il termine la mise au point du crédit-formation et travaille à la réforme de la fiscalité. Quant au futur Congrès du PS, François Mitterrand s'est engagé en faveur de Fabius, pas assez pour l'imposer, mais suffisamment pour provoquer le mécontentement des autres et aboutir à ce que l'échec de Fabius apparaisse comme le sien. Son autorité risque d'être mise en cause, et l'avenir de son œuvre compromis.
Helmut Kohl téléphone à François Mitterrand. Il lui parle des prochaines élections en RDA. Il est euphorique : elles lui semblent s'annoncer mieux que prévu pour ses amis chrétiens-démocrates. Le Président insiste une nouvelle fois sur la nécessité d'une déclaration politique claire et nette sur la ligne Oder-Neisse, au lieu de s'abriter derrière des arguments juridiques.
Le Chancelier hésite, puis déclare : J'ai l'intention de lefaire bientôt.
François Mitterrand : Mais quand ? Le 18 approche.
C'est peut-être la conversation décisive. Le Chancelier a-t-il été convaincu par l'insistance du Président ? Ou bien a-t-il ses raisons de politique intérieure pour bouger, maintenant qu'il sent que sa victoire assurée en RDA prélude à une victoire possible de son parti dans toute l'Allemagne réunifiée dès décembre ?
Mardi 6 mars 1990
Réunion houleuse de la coalition gouvernementale à Bonn. Genscher insiste sur la question des frontières. Le Chancelier annonce qu'il proposera demain au Bundestag de se prononcer sur l'inviolabilité des frontières avec la Pologne, qui deviendra un principe inaliénable d'une cohabitation pacifique en Europe. Un traité pourra ensuite être conclu avec Varsovie.
François Mitterrand : C'est bien, mais cela ne suffit pas. Il faut qu'il accepte un acte de portée internationale pour le ratifier.
Moscou n'acceptera l'appartenance de l'Allemagne unifiée à l'Alliance atlantique qu'au terme d'un processus qui aura vidé les alliances de tout contenu militaire (suppression de l'organisation militaire intégrée, retrait des armes nucléaires, réduction des troupes américaines à un niveau très bas). Si l'on y ajoute l'exigence de plafonnement des effectifs de la Bundeswehr, cela requiert une organisation de la sécurité ouest-européenne qui demeure crédible aux yeux des Allemands. Même si, à la fin, Soviétiques et Américains se rallient à la solution proposée par Genscher - démilitarisation de la RDA -, il nous faudra faire évoluer l'Alliance en transférant progressivement aux mains des Européens la plus grande part des responsabilités et des charges de la sécurité de l'Europe. L'obstacle principal sera évidemment la Grande-Bretagne.
Mercredi 7 mars 1990
Au Conseil des ministres, à propos du rôle de Strasbourg comme siège du Parlement européen, dont parle Edith Cresson, Le Président: Il faut une affirmation claire et nette de la volonté française. Il ne faut pas hésiter à employer les moyens de rétorsion dont nous disposons.
A propos de la ligne Oder-Neisse: Il y a eu de très grandes tensions à l'intérieur de la coalition à Bonn, au point de mettre en cause son existence même. L'unité allemande ne peut être admise que dans le cadre des frontières telles qu'elles sont. Cette frontière n'est pas à la disposition des seuls Allemands, elle est le résultat d'une guerre où nous nous trouvions du côté des vainqueurs. La décision allemande est très bien. Mais son authentification doit être assurée par un acte international, tel un règlement de paix.
A propos du Liban : J'ai relevé une nouvelle déclaration du président libanais Hraoui, désagréable à l'égard de la France. Or la France a pris un certain risque par rapport à son opinion publique en soutenant le processus de Taëf et en retirant son soutien à Aoun. Nous avons dégagé l'ambassade du Liban à Paris, qui était occupée par des partisans d'Aoun. L'opération s'est bien déroulée, mais elle aurait pu ne pas être sans dégâts. Qu'est-ce que Hraoui veut de plus ? Il veut que nous levions cette sorte d'interdit, plus moral que pratique, qui résulte de deux lettres où je lui recommandais la patience plutôt qu'une opération militaire sur Beyrouth, opération qui ne pourrait être conduite que par l'armée syrienne. Jean-Paul II lui a écrit la même chose. J'attends du Quai d'Orsay qu'il adresse une note extrêmement précise et très « à cheval » au président Hraoui.
A propos du crédit-formation, qui vient en discussion: Le crédit-formation représente déjà et peut représenter davantage encore l'un des apports sociaux les plus importants de ce gouvernement.
En Hongrie, accord sur le calendrier du retrait des troupes soviétiques.
Jeudi 8 mars 1990
Le Bundestag reconnaît l'inviolabilité de la frontière Oder-Neisse à l'unanimité moins cinq abstentions. Enfin ! A une semaine seulement des élections en RDA ! François Mitterrand insiste : Il manque encore un acte international. Ça ne vaut rien sans cela.
Déjeuner à la Maison Blanche. La conversation, amicale et détendue, comme toujours, avec Brent Scowcroft, tourne entièrement autour des questions européennes et du rôle qu'y joueront à court et long terme les États-Unis. Le président du Conseil national de Sécurité cherche quelle initiative ils pourraient lancer pour justifier leur rôle dans la nouvelle Europe. Ils sont inquiets de voir leur présence militaire y devenir injustifiable. Ils se sentent toujours concernés par la stabilité politique du Vieux Continent, qui les a entraînés par deux fois dans la guerre. Je sens derrière ces propos une Amérique un peu désorientée, déçue par ses partenaires de l'Ouest comme par ses adversaires de l'Est, en quête d'une stratégie et même d'une tactique, comme dépassée par sa propre victoire dans la guerre froide.
Sur l'URSS : Gorbatchev ne sait pas où il va. Il n'a plus d'autorité. Il change sans cesse d'avis. Il abandonnera les provinces baltes à l'indépendance. Ce n'est plus une superpuissance rationnelle.
Sur l'Allemagne : Kohl est un politicien, pas un homme d'État. Il ne voit qu'à très court terme ; seules ses élections de décembre l'intéressent. Mais il est moins dangereux que les autres dirigeants allemands. Tous souhaitent aller vers une Allemagne forte, autonome vis-à-vis de toute alliance. Le cauchemar serait de voir une Allemagne trop forte qui réclamerait le départ de nos troupes et qui, un jour, s'octroierait l'arme nucléaire. Il faut l'empêcher par tous les moyens. Le processus « 4 + 2 » est vague, flou, et ne marchera pas. L'Allemagne fera tout, toute seule, et nous n'avons aucun moyen de lui interdire quoi que ce soit. Nous ne voulons pas commettre l'erreur de nous opposer à la restauration de l'unité allemande (même si c'est sur la base de l'article 23), car cela la rendrait ensuite plus arrogante encore.
Sur la présence américaine en Allemagne : Nous sommes l'objet, au Sénat, d'une très forte pression isolationniste. Si l'on sent que l'Allemagne veut le départ de nos troupes, nous serons obligés de les retirer. Nous pouvons rester crédibles en descendant jusqu'à 70 000 hommes en Allemagne, mais pas moins. Si nous ne sommes plus qu'une simple police dans une Europe sans ennemi, nous n'y aurons plus aucun vrai rôle politique et nous devrons partir. Il faut donc créer un cadre politique capable de justifier notre présence militaire, malgré l'absence d'ennemi.
Sur l'Europe des Douze : Nous souhaitons une CEE forte, dotée d'une monnaie commune permettant de contrôler l'Allemagne.
Sur la confédération européenne : Nous n'avons rien contre, mais nous craignons que ce projet ne nous pousse hors d'Europe. Nous demandons à voir et à comprendre.
Sur les relations Europe/États-Unis : Nous voulons trouver un forum où parler avec les Européens, afin de contribuer à la stabilité politique du continent. La CSCE peut être utilisée dans des domaines techniques (tel l'environnement), mais l'URSS en est membre ; il est donc difficile d'y parler de la sécurité des démocraties. Le mieux serait l'OTAN, mais le danger serait d'en faire un organe exclusivement politique, ce qui ôterait toute justification à la présence de nos troupes en Allemagne. On peut penser aussi élargir l'OTAN aux pays d'Europe de l'Est, mais le danger serait d'isoler l'URSS. On pourrait aussi utiliser l'OCDE pour associer à tout cela le Japon (pays potentiellement très dangereux en ce qu'il n'a jamais été et n'est toujours pas une démocratie), mais il y a trop de monde. On peut aussi penser au G7. Le mieux serait encore le directoire à Quatre qu'avait proposé de Gaulle en son temps.
Cette phrase, pour finir: Le couple franco-allemand ne nous gênait pas aussi longtemps que la France le dominait. Ce ne sera peut-être bientôt plus le cas.
Si George Bush est réélu, il proposera de rassembler, dans un forum informel, tous ceux qui partagent la même conception de la démocratie, du Japon à la Hongrie pour se concerter et se protéger contre les propres démons des Européens. Il songe à transformer l'OTAN en une structure économique afin de vider de sa dynamique la Communauté européenne. Jamais entendu formuler aussi nettement une doctrine américaine cohérente pour qui ses intérêts vitaux supposent la paix en Europe, mais pas l'unité de l'Europe.
Vendredi 9 mars 1990
Wojciech Jaruzelski et Tadeusz Mazowiecki, chef de l'État et Premier ministre polonais, sont à Paris. Étrange attelage d'un militaire communiste et d'un dirigeant de Solidarité. L'homme qui déjà, à Paris, il y a cinq ans, laissait entendre à mi-mot son désir d'indépendance, va l'accompagner jusqu'au bout avec beaucoup de panache. Tous deux reçoivent le soutien de la France sur la question de la frontière germano-polonaise.
François Mitterrand: La France considère la frontière Oder-Neisse comme intangible, et, de ce fait, toute déclaration qui ne le dirait pas clairement serait insuffisante. La France appuie donc la demande polonaise afin que cette intangibilité de la frontière Oder-Neisse soit proclamée et consacrée par un acte juridique international. Cela veut dire que notre position à nous, Français, va plus loin que celle qui ressort de la déclaration adoptée par le Bundestag. En tout état de cause, nous estimons que la Pologne doit être associée à ceux des travaux qui seront engagés autour de cette question. Travaux engagés par qui ? Puisque je souhaite un acte juridique international, je souhaite en même temps que cet acte juridique soit négocié le plus tôt possible et, en tout cas, avant la probable unification des deux États allemands. Dès lors, il nous paraît normal que la Pologne soit associée, prenne part à l'ensemble de ces travaux qui porteront sur sa propre frontière : c'est la moindre des choses ! Nous ferons valoir ces demandes polonaises auprès du Groupe des Six.
Michel Rocard installe le Haut Conseil de l' Intégration, présidé par Marceau Long.
Samedi 10 mars 1990
Quarante-deux pays participent, à Paris, à la seconde réunion plénière sur la BERD. Les Américains ont à l'évidence changé de stratégie. Faute de pouvoir empêcher la création de la Banque, ils entendent maintenant la dominer. La négociation continue article par article ; ils imposent un conseil d'administration très coûteux, à plein temps, et refusent toute ressource financière pour des projets d'assistance technique, d'aide à l'exportation ou d'investissement d'infrastructures à long terme. Désormais, plus personne ne souhaite créer la Banque sans les Américains. Il y ont donc acquis un vrai droit de veto.
Ce soir, dans un salon discret de l'hôtel Raphaël, non loin du Centre Kléber où a lieu la conférence, j'invite à dîner les délégations américaine et soviétique. L'une est présidée par le vice-ministre des Finances, l'autre par le gouverneur de la Banque centrale. C'est la première fois dans l'Histoire qu'une telle confrontation a lieu entre hauts responsables économiques des deux Supergrands. Discussion fascinante, d'abord très tendue, d'où il ressort que les Soviétiques vont décider, dans les jours qui viennent, de commencer à privatiser une partie de leur économie. Le gouverneur soviétique, Victor Guerachtchenko, laisse tomber d'un air las : Je ne sais pas s'il y aura encore un secteur public chez nous dans deux ans. (Il me confiera tout à l'heure en privé qu'il s'attend à une démission du Premier ministre — Rijkov sera le bouc émissaire — et à des réformes très rapides.) L'Américain, David Mulford, tente froidement de mettre le Soviétique en difficulté : Supposons que vous privatisiez demain votre économie pétrolière, que se passerait-il ?
Victor Guerachtchenko : Ah non, impossible ! /
David Mulford, triomphant : Vous voyez bien ! Vous n'arriverez à rien si vous ne privatisez pas l'industrie pétrolière!
Victor Guerachtchenko, souriant : Non, non, ce n'est pas possible... parce que demain, c'est dimanche.
Tout le monde rit, l'atmosphère se détend. La glace est rompue, irréversiblement.
Dimanche 11 mars 1990
Coup de tonnerre qui peut remettre en cause toute l'évolution à l'Est. Le Parlement lituanien déclare l'indépendance du pays. A Paris, Guerachtchenko me confie que Gorbatchev va être obligé de réagir vite et brutalement. François Mitterrand: Les Lituaniens vont tout faire rater. Ils n'ont presque jamais été indépendants. Et quand il l'ont été, c'était sous une dictature. Lamentables gens. Je comprendrai si Gorbatchev est obligé de réagir par la force.
Lundi 12 mars 1990
Au terme de la réunion des Quarante-Deux, je résume à l'intention du Président l'état des pourparlers : Deux jours et deux nuits de négociations n'auront pas permis d'en finir avec la rédaction des statuts de la BERD. Mettre d'accord quarante-deux pays sur les cinquante-huit articles d'un traité créant la première institution internationale fondée depuis 1945 n'est pas une mince affaire. D'autant plus qu'elle a des particularités uniques : l'URSS en est membre ; l'écu est sa monnaie de compte ; elle prête aux secteurs privé et public. Malgré ces difficultés, tout serait déjà entièrement réglé sans une incessante obstruction américaine. Principaux points d'accord: les finalités politiques de la Banque (aider partout à la démocratie et au pluralisme) ; la participation de l'URSS à la Banque ; le droit pour la Banque de prêter au secteur public; la nature des majorités qualifiées. Plusieurs points difficiles sont quasiment réglés : la répartition du capital, le nombre d'administrateurs, la présence de la BEI au conseil, les problèmes fiscaux. Le plus difficile reste l'éligibilité de l'URSS : les États-Unis posent toujours des conditions inacceptables. Nous sommes cependant sur la voie d'un compromis qui permettrait à l'URSS d'être emprunteur plein et entier au bout de trois ans. Il n'est pas encore sûr que les Américains l'acceptent, en raison, disent-ils, d'une très forte hostilité des sénateurs républicains. Nous saurons dans huit jours si un compromis est possible sur la base d'une lettre des Soviétiques s'autolimitant pour trois ans. Les États-Unis ont aussi du mal à accepter le libellé en écus du capital de la Banque ; il est même possible qu'à terme ils n'acceptent pas d'entrer dans la Banque plutôt que de présenter à leur Congrès des demandes d'engagements financiers libellés en écus et non en dollars. Pour ce qui est du siègele sujet est urgent, car sa localisation doit figurer dans les statuts —, tous les pays européens de la Communauté souhaitent qu'il soit dans un de ces pays ; tous les pays d'Europe de l'Est souhaitent qu'il soit à Paris, s'il n'est pas chez eux. Vaclav Havel plaide pour Prague, avec le soutien des Américains. Mais la décision prise à Douze d'avoir le siège à l'intérieur de la Communauté interdit de le soutenir. Londres plaide son dossier avec force, mais, à l'Est, personne n'en veut. Je puis essayer d'obtenir une décision sur le siège à la prochaine réunion à Quarante et Un, le 8 avril. Si on décide de laisser fairesans même faire campagne —, ce sera Paris et cela ne gênera nullement Strasbourg, puisque j'aurai imposé Paris par un choix non communautaire ! Si on décide de chercher un compromis à Douze en retirant la candidature de Paris, ce sera Londres et cela donnera le sentiment aux non-Européens qu'on le leur impose. Par ailleurs, il existe un risque de ne pas parvenir à se mettre d'accord à Douze et de retarder ainsi la décision finale.
François Mitterrand me répond : N'insistez plus. Je ne veux pas de cette Banque à Paris.
Comme il fallait s'y attendre, Gorbatchev qualifie d'illégale la décision du Parlement lituanien qui a déclaré hier l'indépendance de la République.
Mardi 13 mars 1990
A la veille du Congrès socialiste qui va se tenir à Rennes, certains proches du Président (Roland Dumas, Michel Charasse...) se démènent pour tenter d'éviter l'affrontement Jospin/Fabius qui s'annonce. L'hypothèse d'un « troisième homme » est avancée. Mais qui ?
François Mitterrand: Rocard est vraiment petit, mesquin. Il est derrière toute cette haine contre Fabius. Des nains entre eux ! Sauf Jospin, peut-être... Et Fabius se bat à leur niveau ! Rocard me paiera ça très cher. Je vais le faire partir. Ne me reste qu'à trouver le prétexte.
Rocard n'est en fait pour rien, à mon avis, dans l'affrontement entre Fabius et Jospin, lequel remonte à 1984 !
Mercredi 14 mars 1990
Première réunion à Bonn des six directeurs politiques — hauts fonctionnaires des Affaires étrangères — afin de préparer la prochaine conférence « 2 + 4 » de leurs ministres. Les participants acceptent la demande de la Pologne d'être associée aux travaux qui la concernent. C'est une proposition franco-allemande. Un accord intervient pour que ces réunions de fonctionnaires se tiennent alternativement en République fédérale et en République démocratique. La prochaine se tiendra à Berlin sitôt après la formation du nouveau gouvernement de la RDA.
Jeudi 15 mars 1990
Début du Congrès du PS à Rennes. Jean-Pierre Chevènement, Pierre Mauroy et Lionel Jospin s'allient contre Laurent Fabius. Jean Poperen appelle à la synthèse ; Fabius le soutient. Ambiance détestable. Rocard se tient soigneusement à l'écart.
Déjeuner avec Horst Teltschik sur les modalités institutionnelles de l'unification allemande. Il veut que celle-ci se fasse dès janvier prochain : Il faut passer par l'article 23, car cela permettra de conserver la meilleure Constitution que l'Allemagne ait jamais eue, et cela permettra d'aller rapidement. Or, la situation est très mauvaise en RDA : les partisans de l'utilisation de l'article 146 pour la réunification sont aussi ceux du départ de l'Allemagne de l'OTAN. Aux yeux du Chancelier, le meilleur calendrier est le suivant : tout de suite, l'union monétaire et l'union sociale ; puis, avant le Sommet de la CSCE en novembre, achèvement des négociations à Six ; élections en RFA en décembre ; unification par recours à l'article 23 en janvier 1991. Gorbatchev a dit à Kohl qu'il n'avait rien contre l'union monétaire immédiate, il a seulement fait remarquer que ses troupes auraient du mal, étant donné le niveau du Deutsche Mark en RDA. Gorbatchev n'obtiendra pas une Allemagne neutre. Si les alliés de l'Allemagne se montrent suffisamment pressants là-dessus, elle restera dans l'OTAN. Le seul véritable point d'achoppement est probablement la dénucléarisation de l'Allemagne que veut l'URSS et que Kohl est capable d'accepter. Or Bush a dit à Kohl : « No nukes, no troops » [« Pas d'armes nucléaires, pas de troupes. »]. Il faut donc proposer aux Soviétiques un « paquet » global qui compense le maintien de l'Allemagne dans l'OTAN et leur permette de sauver la face tout en maintenant des éléments de sécurité importants pour l'Alliance. Voici quel pourrait être cet ensemble : une certaine institutionnalisation de la CSCE, le retrait de l'artillerie nucléaire d'Allemagne (pas de successeur au Lance), mais on y laisserait des armes nucléaires aéroportées (cette question se négocierait directement entre les deux Grands), des troupes occidentales en RFA à un niveau réduit ; des troupes soviétiques resteraient sur le territoire de l'ex-RDA pendant une durée à convenir (un an ?). Genscher est très clair sur l'absence de lien entre le départ des troupes soviétiques et celui des troupes occidentales. Surtout, il faut ajouter à ce « paquet » global une coopération économique et financière très importante. Cette compensation financière, ce sera à la Communauté de l'assurer, car les Américains ne s'en chargeront pas.
Je sursaute : Et pas aux Allemands ?
Il répond : Si, bien sûr, aussi aux Allemands.
C'est clair : on veut nous faire financer la réunification décidée aux conditions allemandes !
Il ajoute en vrac : Il n'y a plus qu'une seule grande puissance mondiale, ce sont les États-Unis. Il faut donc inventer un lien politique entre eux et la Communauté, et éviter à tout prix que les Russes ne voient disparaître leurs acquis de la guerre. Pour que Gorbatchev se maintienne, il faut l'aider à présenter des succès économiques. Par ailleurs, Berlin ne sera pas la capitale de l'Allemagne tant qu'il y aura des troupes soviétiques autour d'elle.
Sur la frontière Oder-Neisse : Le vote de la résolution du Bundestag, le 8 mars dernier, a été un grand succès pour le Chancelier Kohl. Comment cela n'a-t-il pas été compris en France ? L'opinion allemande a été très étonnée du peu de cas qu'on a fait de cette résolution solennelle. Si les Allemands ont l'impression qu'on ne leur fait pas confiance, ce sera grave.
Ce défenseur passionné de l'amitié franco-allemande, avec lequel, depuis huit ans, j'ai tissé tant de liens et négocié tant d'accords précurseurs, me semble pour une fois porteur d'une déception sincère et profonde.
Jack Lang s'inquiète auprès de moi de l'évolution du projet de la Grande Bibliothèque. Son coût serait de 5 à 7 milliards dont 3 ou 4 pour les nouvelles technologies, et un personnel deux fois plus nombreux que la BN ! Il faut resserrer les boulons.
Vendredi 16 mars 1990
Le Président reçoit le Premier ministre qui s'apprête à partir pour Rennes. Il lui conseille de rester à l'écart des manœuvres visant à isoler Fabius. Mais Michel Rocard est prêt à se rallier à une offensive contre Fabius afin, me dit-il, d'en finir avec lui, même si cela nuit à mes relations avec le Président.
Avant de monter à la tribune du Congrès pour prononcer son discours, Rocard reçoit Mauroy dans sa chambre d'hôtel.
Pierre Mauroy : Attention, toute alliance privilégiée avec Jospin est impossible, tu le sais!
Vers 22 heures, second tête-à-tête entre les deux hommes.
Pierre Mauroy est plus clair encore : Si tu fais alliance avec Jospin, tu vas tout casser. Tu veux quitter Matignon ?
Michel Rocard : J'ai déjà fait mes valises...
Roland Dumas, à peine arrivé, tente une ultime conciliation. En vain.
Samedi 17 mars 1990
Jospin se retire de la coalition contre Fabius ; en conséquence, Michel Rocard cède et ne fait pas alliance avec Mauroy et Chevènement contre Fabius.
Dimanche 18 mars 1990
Échec à Rennes : sous les sifflets, les dirigeants ne parviennent à aucun accord. Rendez-vous est pris, à Paris, entre chefs de courants pour essayer de sortir de l'impasse.
François Mitterrand : Des fous suicidaires ! Des imbéciles ! Fabius est soutenu par plusieurs ministres importants et il est marginalisé ! L'envie me démange de dissoudre l'Assemblée nationale, pour les embêter.
En RDA, premières élections libres depuis 1933. Comme le prévoyait Helmut Kohl, victoire du Parti chrétien-démocrate de Lothar de Maizière, qui frise la majorité absolue. C'est un plébiscite en faveur de l'unification rapide des deux Allemagnes.
Lundi 19 mars 1990
Même le Moyen-Orient se met à bouger. Rencontre israélo-palestinienne ultra-confidentielle organisée par la Brookings Institution en Belgique. Côté israélien : le général Yariv, l'ancien vice-ministre des Affaires étrangères Ben Meir et l'influent journaliste Zeev Schiff. Côté palestinien : Abou Ayyach et Ahmed Khalidi, dont les positions sont généralement proches de celles d'Arafat. C'est une sorte de négociation « à blanc ». Sur le plan militaire, les Israéliens restent imperméables à l'idée de garanties internationales, mais reconnaissent leur importance pour les Palestiniens ; ils s'intéressent davantage à l'environnement régional du règlement. Les débats mettent en évidence l'importance essentielle de la définition et du statut de la période intérimaire (durée, mode de détermination de la date de clôture, etc.). Sur le plan économique, le rôle de l'Europe sera fondamental : qu'il s'agisse du problème des réfugiés ou de la viabilité d'un État palestinien, l'aide économique massive de l'Occident sera l'un des éléments de la solution politique. C'est le domaine où nous sommes le plus attendus tant par les Israéliens que par les Palestiniens. Pour ce qui est de l'armée palestinienne, la question délicate est celle des armements dont elle disposerait ; pour les Israéliens, il ne faut ni chars, ni batteries de missiles, ni canons en Cisjordanie. Khalidi rappelle qu'aucun responsable palestinien ne pourra accepter un statut de complète démilitarisation ; entre Israël et la Palestine, il n'y aura pas symétrie, admet-il, mais il faut qu'il y ait réciprocité ; il faut à l'État palestinien une capacité dissuasive minimale, donc des armes antichars et anti-aériennes. Les Israéliens soulignent que la présence d'armes anti-aériennes palestiniennes constituerait un problème majeur, compte tenu de la proximité de leurs aéroports, de l'exiguïté de l'espace aérien concerné et de la revendication israélienne du droit de survol pendant la période intérimaire.
Discussion sans suite, mais constructive. C'est peut-être par ce genre de rencontres bilatérales discrètes qu'on progressera.
Vaclav Havel est à Paris. C'est la première visite d'un chef d'État tchécoslovaque en France depuis 1923.
Mardi 20 mars 1990
Élisabeth Guigou propose au Président de prendre une initiative conjointe avec le Chancelier sur l'Union politique : un Conseil européen serait chargé de définir et de conduire la politique de l'Union ; le Président du Conseil européen serait élu par ses pairs pour une durée à préciser ; un Congrès avec des représentants des parlements nationaux exercerait le pouvoir législatif.
François Mitterrand annote: Vu. Façon de dire : A oublier — ou : Plus tard...
Pourtant, il faut décider quelque chose. Lancer une initiative franco-allemande avant Dublin. Le Président voudrait avant tout qu'on avance la date du début de la Conférence intergouvernementale, ce qu'on n'a pu obtenir à Strasbourg. Il souhaiterait pouvoir l'annoncer dimanche prochain à 7 sur 7. J'appelle Teltschik, qui me dit qu'il va en parler au Chancelier.
Mercredi 21 mars 1990
Réunis à Paris après la catastrophe de Rennes, les principaux dirigeants socialistes parviennent laborieusement à un accord sur la répartition des postes à la direction du Parti. Pierre Mauroy est reconduit à son poste de Premier secrétaire, tandis que Marcel Debarge, fabiusien, devient numéro deux. Entente provisoire pour se distribuer les rôles. Le texte commun, dit « politique », qui va de pair, ne fait guère illusion.
François Mitterrand : Des enfants gâtés qui ne se battent pas contre la droite, mais entre eux ! Ilfallait élire Fabius. C'était la seule façon de rénover ce parti. Ils ne l'ont pas voulu. Ils vont perdre les élections. Je m'en fiche. Je ne peux les sauver malgré eux!
Jeudi 22 mars 1990
Les Belges proposent eux aussi de profiter de la situation à l'Est pour renforcer les institutions communautaires. Ils proposent le vote à la majorité qualifiée, un pouvoir de co-décision du Parlement européen et l'élection du président de la Commission européenne par le Parlement européen. Les mêmes idées rôdent partout.
Vendredi 23 mars 1990
Hubert Védrine au Président : Il faudra proposer à l'Europe des Douze une politique étrangère et de sécurité commune.
Horst Teltschik me rappelle pour me dire que le Président peut annoncer dimanche, à 7 sur 7, qu'une initiative commune va être prise à Dublin par le Chancelier et le Président de la République française pour accélérer le rythme de la construction de l'Europe monétaire et de celle de l'Europe politique. Mais il refuse que le Président dise que le Chancelier accepte d'avancer la date du lancement de la conférence intergouvernementale. Rien de changé depuis Strasbourg...
Prenant les devants, le Chancelier Kohl confirme, devant la Commission de Bruxelles, sa volonté de lier l'unification de l'Allemagne à un renforcement de la construction européenne.
François Mitterrand: Je lui annonce que je vais prendre une initiative, et il la prend avant moi! C'est bien puéril...
Article intéressant dans le Berliner Zeitung de ce matin : Les droits exclusifs des quatre puissances relatifs à l'Allemagne dans son ensemble, tels qu'ils découlent des accords et décisions de la guerre et de l'après-guerre, gardent toute leur valeur. Revient à ces puissances la responsabilité internationale de faire en sorte que l'Allemagne ne menace jamais plus ses voisins ni le maintien de la paix dans le monde. Des mesures unilatérales de réunification de l'Allemagne ne peuvent être prises qu'avec le consentement des quatre puissances sur la base des accords de Potsdam et de ceux qui en découlent. Naturellement, les quatre puissances ne dénient pas aux Allemands leur droit à l'unité. Ce droit n'a également jamais été contesté par l'URSS. Il appartient aux Allemands de décider en principe si la RDA et la RFA doivent fusionner en un État unitaire ou si leurs rapports mutuels doivent se développer encore un certain temps dans un autre cadre polifico-juridique. Mais, comme le soulignait M. Gorbatchev, il est bien clair que ni le processus de rapprochement entre la RFA et la RDA, ni même une Allemagne unie ne sauraient constituer une menace ou une atteinte aux intérêts nationaux des pays voisins et, d'une façon générale, de n'importe quel autre. Toute remise en question des frontières des autres États est naturellement exclue. Il incombe également aux quatre puissances de veiller à ce que la question allemande ne déstabilise pas l'Europe et le reste du monde. Cela porterait préjudice à la perspective de développement de l'ensemble du processus européen, à la mise sur pied d'une organisation de la sécurité européenne foncièrement nouvelle et à la coopération entre les peuples libres.
C'est exactement la position française. Il y a des Allemands raisonnables.
La crise se durcit dans les pays Baltes.
Dimanche 25 mars 1990
François Mitterrand à 7 sur 7 : Je suis Président de la République. Michel Rocard est Premier ministre, c'est déjà fort bien ; c'est conforme à ses qualités... C'est moi qui l'ai nommé, c'est moi qui le garde. C'est moi qui l'ai appelé parce qu'il semblait convenir à la situation. Je ne me suis pas trompé...
Le Président redit clairement son soutien à Laurent Fabius, mais tente de se placer au-dessus des querelles socialo-socialistes.
Il annonce une initiative franco-allemande pour l'Europe.
L'armée soviétique intervient à Vilnius en faveur des anü-indépendantistes et occupe deux immeubles du PC lituanien. François Mitterrand: Gorbatchev ne peut pas faire moins. Sinon, c'est lui qui saute. Et qu'est-ce que c'est que ces Lituaniens ? Ils n'ont presque jamais été indépendants. Et encore moins souvent démocrates...
Lundi 26 mars 1990
Le Président sur la Lituanie, après l'intervention soviétique : Ce Landsbergis est un fou. La Lituanie n'a aucune réalité. C'est la fin des rêves indépendantistes. Vous allez voir, tout le monde à l'Ouest va grogner, mais personne ne bougera le petit doigt pour défendre ces peuples.
Au Tchad, les forces d'Idriss Deby, venant de Darfour, au Soudan, entrent en territoire tchadien où elles conquièrent successivement les garnisons de Bahai et de Tine. La perte de cette dernière localité représente un revers très sérieux pour les forces gouvernementales d'Hissène Habré : 1500 hommes y sont faits prisonniers et des dépôts importants en vivres, carburants et munitions sont saisis. Les opposants tchadiens affrontent maintenant les FANT (forces gouvernementales) sur la route d'Iriba. Le président tchadien fait demander des armements à notre ambassadeur à N'Djamena. Il s'agit de combats entre Tchadiens et à l'intérieur du Tchad, mais le soutien libyen à Idriss Deby est évident. Nous n'avons pas d'autres possibilités, pense François Mitterrand, que de soutenir le gouvernement en place en répondant à ses besoins logistiques (carburant, munitions, évacuation des blessés), mais en évitant soigneusement d'être impliqués dans les combats.
Mardi 27 mars 1990
Michel Rocard présente un plan national de lutte contre le racisme.
A Matignon, grande nervosité au petit déjeuner des « éléphants ». Rennes est encore dans toutes les têtes. Mais, pour ne pas avoir à se disputer, la fureur est déviée sur Brice Lalonde qui vient de soutenir un socialiste dissident dans une élection cantonale partielle, à Vierzon, contre un communiste ! Tous se plaignent aussi de Tapie et de Soisson. Les alliés du PS ne doivent pas oublier le rôle éminent du PS, déclare Pierre Bérégovoy, ajoutant à juste titre : Il faut regarder les choses de plus haut.
François Mitterrand me dit à propos de Michel Rocard : Il est décidément bien timide et bien conservateur. Rien à faire avec lui. Il ne fera aucune réforme : ni sur l'éducation, ni sur la Sécurité sociale, ni sur la fiscalité.
Que faire avec le capital de Framatome, entreprise partiellement publique, stratégique puisqu'elle contrôle le nucléaire civil ? Pierre Suard, président de la CGE, coactionnaire privé avec l'État, souhaite l'éviction de son actuel directeur général, Jean-Claude Leny, proche de Bérégovoy. Peut-on neutraliser Suard, comme le voudrait le Président ? A l'époque de la privatisation de la CGE, personne n'avait soulevé le problème de sa participation dans Framatome, qui s'est ainsi trouvée quasi privatisée de fait, sans l'accord de personne. Je propose un schéma permettant d'équilibrer la part de la CGE et celle de l'État dans le capital afin d'éviter que Framatome ne tombe totalement sous contrôle privé. Mais, pour obtenir cela, il faut un négociateur unique avec la CGE. Le Président écarte Roger Fauroux, proposé par Michel Rocard. On se met d'accord sur le nom de Jean-Paul Huchon, le directeur de cabinet de Rocard, qui a déjà discuté avec Suard à propos d'un problème d'usine à Conflans-Sainte-Honorine. Il faut essayer d'échapper à l'alternative entre ne rien faire du tout — ce qui serait une perte pour l'indépendance nationale — et nationaliser — ce à quoi Rocard est réticent et qui paraît bien difficile.
Jean-Pierre Chevènement réclame 7 % d'augmentation pour le budget de la Défense. Pierre Bérégovoy n'accepte que 3 %. Les militaires ne veulent en rien réduire leurs appétits alors que, dans le reste du monde, les budgets de la Défense sont en baisse. François Mitterrand réunit les principaux ministres. Michel Charasse expose ses propositions budgétaires, élaborées en accord avec Bérégovoy. L'écart avec celles de la Défense est grand. Chevènement proteste.
Jean-Pierre Chevènement: On pourrait, au prix d'un formidable effort et contre l'avis de l'État-Major, réduire l'armée de terre de 35 000 hommes en quatre ans.
Pierre Bérégovoy : Même avec ça, il y a encore un écart de 9 milliards entre les propositions de la Défense et celles du Budget.
Jean-Pierre Chevènement: Je suis pour un effort sur le titre III, qui concerne la condition militaire. Nous faisons trop de choses dans une enveloppe réduite.
Le Président: C'est précisément là le problème!
Jean-Pierre Chevènement: Le budget de la Défense est dixfois plus élevé aux États-Unis qu'en France. En URSS, il atteint 25 % du PIB !
Le Président: De toute manière, nous n'avons plus rien à faire en Allemagne, il faudra bien retirer nos forces d'occupation. En deuxième lieu, il ne faut pas dissocier la dissuasion de la Défense. En troisième lieu, par rapport à la politique générale de la France, on ne peut pas tout faire.
Michel Rocard: Quand je vois ce que l'armée a fait au Liban, au Gabon, à Djibouti, je ressens à son endroit une grande admiration. Je suis d'accord pour un effort sur le titre III. J'ai tendance à accepter la plupart des demandes du ministre sur ce titre III, mais je ne suis pas disposé à aller plus loin que 6 milliards en dessous des demandes de Jean-Pierre Chevènement pour l'équipement.
Jean-Pierre Chevènement: Je ne comprends pas ! Il faut appliquer la loi de programmation !
Michel Rocard: Mais, depuis, l'Europe de l'Est a implosé!
Jean-Pierre Chevènement: Il faut tenir compte de la spécificité de notre posture de défense. L'Angleterre est une île, l'Allemagne est prête à n'importe quoi pour acheter son unité, les autres pays n'ont plus de défense propre.
Le Président : La situation politique et la situation diplomatique ont considérablement changé. Certes, cela ne s'est pas encore traduit par une diminution réelle du potentiel militaire. L'année prochaine, on y verra plus clair : ou bien le désarmement sera poursuivi, ou bien il y aura une sorte de dictateur en Union soviétique.
Michel Rocard: La première ligne de défense de la France, c'est sa monnaie.
Pierre Bérégovoy: Oui, je dirais plutôt que notre ligne de défense, c'est notre économie.
Michel Charasse : De toute manière, ce que nous proposons, c'est le maintien du pouvoir d'achat des armées.
Le Président: Il peut y avoir un jour une menace militaire allemande, mais, dans l'immédiat, c'est la menace économique allemande qui peut s'accroître. Et ce n'est pas avec des soldats que nous gagnerons cette bataille économique. Je suis assez d'accord avec les orientations exprimées par Michel Charasse. Quant aux chiffres précis, ce sera au Premier ministre de les arrêter.
Mercredi 28 mars 1990
La police anglaise saisit à l'aéroport de Heathrow des composants nucléaires à destination de Bagdad. L'Irak devient de plus en plus inquiétant. Sa puissance militaire, ses progrès vers l'obtention de l'arme nucléaire en font une menace pour la région.
Le Conseil des ministres approuve le projet de réforme constitutionnelle permettant à chacun de saisir le Conseil constitutionnel à l'occasion d'un procès. Idée très importante que Robert Badinter soutient et développe depuis longtemps.
Jack Lang: C'est plus qu'une réforme, c'est une révolution ! Aucune Constitution au monde n'avait imaginé le commencement du commencement d'une telle révolution!
Sur l'alcool et le tabac, le Président : On ne montrera jamais assez de sévérité pour empêcher l'autodestruction de nos concitoyens. Il faut protéger les gens contre eux-mêmes, sans se dissimuler que c'est le plaisir des pauvres.
Quelques lignes sur la lutte anti-alcoolique sont rajoutées dans le compte rendu du Conseil.
A l'issue du Conseil, le Président : Les ministres doivent être présents au Parlement. Ceux qui n'atteindraient pas un taux raisonnable de présence ne pourraient rester au gouvernement.
A la suite de la question que j'ai récemment posée, on me communique un rapport établi par deux chercheurs du CNRS sur la pratique du « pantouflage ». Il établit que 725 énarques ont abandonné le service de l'État pour le privé, dont beaucoup pour une entreprise dont ils assuraient antérieurement la tutelle. Or, l'article 175.2 du Code pénal interdit à tout haut fonctionnaire qui, dans ses fonctions, a eu à connaître de dossiers concernant des intérêts privés de devenir l'employé de ces mêmes intérêts avant un délai de cinq ans. Cette loi, modifiée en 1960, n'a jamais été appliquée... faute de décret d'application ! Et, depuis des mois, malgré la bonne volonté de Renaud Denoix de Saint Marc, secrétaire général du gouvernement, rien ne vient !
Jeudi 29 mars 1990
En Grande-Bretagne, un nouvel impôt local sera introduit le 1er avril, la poll tax. Il revient à faire payer les pauvres autant que les riches et suscite une énorme vague de protestations. La popularité de Margaret Thatcher s'effondre, l'avance des travaillistes dans les sondages atteint 28 %. Le Premier ministre va devoir réagir. Incontestée jusqu'ici dans son propre parti, elle va l'être maintenant par ceux qui pensent qu'elle le conduit à la défaite.
Vendredi 30 mars 1990
Plus prudent que les Lituaniens, le Parlement estonien, en se prononçant à son tour en faveur de l'indépendance, laisse la porte ouverte à des négociations avec Moscou.
Divulgation d'un avis de la Bundesbank, favorable à un taux de « deux pour un » — et non d'« un pour un » — comme taux d'échange du mark oriental contre le Deutsche Mark. Le vice-ministre allemand des Finances, Horst Kohler, m'appelle pour que le Président français s'oppose à cette suggestion et demande au Chancelier Kohl de la rejeter : C'est vous qui paieriez la réunification, car cela donnerait trop de pouvoir d'achat aux consommateurs de l'Est. Et la Bundesbank ferait monter les taux d'intérêt pour lutter contre l'inflation.
François Mitterrand, à qui je communique cette requête : C'est une affaire intérieure allemande. Je n'y peux rien. Et, à la place de Kohl, j'en ferais autant. Politiquement, c'est ce qu'il faut faire. Les techniciens s'arrangeront toujours.
Véronique Colucci m'informe de la situation des Restos du Coeur à la fin de la cinquième campagne d'hiver. D'abord, les restos restent ouverts en été. Cette année, 10 000 bénévoles ont assuré 280 000 repas par jour, soit 26 millions au total. Le budget a été de 110 millions de francs dont 36 millions venus du public. 410 000 personnes ont été aidées. Tout cela avec... quatre salariés ! Magnifique mobilisation des artistes, Jean-Jacques Goldman, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday, Véronique Sanson, Michel Sardou...
Samedi 31 mars 1990
Le centre de Londres est dévasté par une émeute à l'issue d'une manifestation rassemblant près de deux cent mille personnes contre la poll tax. La Dame de fer ne bronche pas.
Déjeuner avec Arletty. Elle est aveugle, souriante et adorable. Pour mon plus grand plaisir, elle évoque longuement ses relations avec Jean Gabin, avec Louis-Ferdinand Céline... Elle me raconte qu'à son procès, après la guerre, à un général qui lui reprochait ses amitiés allemandes : Madame comment avez-vous pu ? Avec un Allemand ! elle a répondu : Ah, mon général, si vous aviez pu les empêcher d'entrer! Le procès tourna court.
Elle éclate d'un rire d'enfant effrontée dans la lumière de sa nuit.
Lundi 2 avril 1990
Déjeuner avec Horst Teltschik à Bonn. Il m'interroge : Comment obtenir des Russes qu'ils partent de RDA tout en permettant que des troupes et des armes nucléaires américaines restent en RFA ? Comment négocier cela lors du « 2 + 4 » ? Comment négocier le prix économique à payer à l'URSS pour le départ des troupes russes ? Le collaborateur du Chancelier me répète que l'opinion allemande ne réclamera pas le départ des forces occidentales, même après l'unification : Même les sociaux-démocrates n'oseront pas défendre la neutralité, et une prétendue « voie française » (c'est-à-dire le maintien de l'Allemagne dans l'Alliance sans troupes étrangères) ne serait pas populaire.
Sur la réforme des institutions européennes, l'orientation allemande est claire : il faut obtenir à Dublin des décisions sur le calendrier, la procédure et la méthode, c'est-à-dire des orientations extrêmement générales, sans entrer dans la substance, car cela exposerait le Conseil européen à une discussion mal préparée, confuse et contre-productive. Tout doit être prêt pour les prochaines élections européennes au printemps 1994. Les travaux de mise au point du nouveau Traité doivent donc être achevés au plus tard à la fin de 1992, afin de laisser un an aux procédures de ratification. Il doit y avoir parallélisme entre les travaux monétaires et la négociation institutionnelle. Je ne suis pas d'accord, c'est un an de trop. Finalement, nous convenons que tout devrait entrer en vigueur le 1er janvier 1993, ce qui implique l'achèvement des travaux dès la fin de 1991. Les Allemands sont sensibles à l'argument selon lequel il convient de réussir les progrès monétaires avant les progrès institutionnels ; mais, pour le moment, ils paraissent bloqués par une instruction leur enjoignant de maintenir un strict parallélisme.
La RFA souhaite qu'une initiative franco-allemande permette au Conseil européen du 28 avril d'assurer une relance de la Communauté. Mais il faut faire le maximum, dit Kohl, pour ne pas heurter les « petits » et ne pas rééditer l'« erreur de Milan » (autrement dit éviter d'annoncer trop vite une initiative franco-allemande), donc faire en sorte que le texte de l'initiative soit prêt lors du Sommet bilatéral des 25 et 26 avril. Cela suppose qu'un accord soit alors trouvé entre Français et Allemands sur les trois thèmes qui seront à l'ordre du jour à Dublin : intégration de la RDA dans la Communauté, relations de la Communauté avec les États tiers, relance institutionnelle.
Sur l'intégration de la RDA au sein de la Communauté, un accord s'est dégagé entre la RFA et la RDA sur les points essentiels. La RDA sera intégrée dans le champ d'application des traités comme « partie » d'un État membre, sans qu'il y ait à aucun moment négociation d'adhésion ni treizième État membre : L'Allemagne sera institutionnellement identique au jour J à ce qu'est la RFA au jour J-1 ; elle aura les mêmes droits et les mêmes obligations ; il n'y aura aucune renégociation des traités, qui continueront à s'appliquer par principe, les adaptations constituant l'exception. Toute adaptation devra être conçue et réalisée comme une différence de régime entre le territoire de la RDA d'un côté, la Communauté dans sa structure actuelle de l'autre, et non pas entre l'Allemagne et les Onze. Tout ce que la RFA accordera à la RDA dans la sphère communautaire devra aussi être donné par les onze autres ; tout ce que la RDA donnera à la RFA dans les mêmes domaines sera aussi accordé aux Douze (libre circulation des capitaux, liberté d'établissement et de prestations de service...). Il pourrait donc subsister des contrôles entre la Communauté actuelle et la RDA, c'est-à-dire à l'intérieur de l'Allemagne. Le contrôle des aides et de la concurrence sera essentiel. Pour autant que les chiffres et données objectives le justifient, les régions orientales de l'Allemagne seront normalement éligibles aux fonds structurels européens. Rien ne doit être fait qui conduirait à une renégociation anticipée (avant 1992) du « paquet » Delors de 1988. La Commission a proposé, pour exprimer la solidarité de la Communauté, d'octroyer immédiatement une aide financière à la RDA. Cette aide devrait être spécifique, hors des fonds structurels ; elle ne pourrait être décidée que politiquement. La RDA sera, à terme, soumise à l'ensemble des obligations et engagements de la CEE. Pour la plupart, les accords commerciaux actuels de la RDA seront dénoncés, sauf les accords entre la RDA et l'URSS, conclus à long terme et qui correspondent à une dépendance économique croisée non immédiatement réversible. Deux voies s'offrent : ou bien l'Allemagne « compense » seule l'URSS en échange d'une élimination progressive de ces accords (et, dans ce cas, l'Allemagne sera très présente en Europe de l'Est), ou bien la compensation est offerte par la Communauté dans le cadre d'un accord plus large.
La menace est claire : ou bien vous payez la réunification à l'URSS, ou bien nous annexons économiquement l'Europe de l'Est ! Le risque, à mon avis, est d'avoir les deux...
En ce qui concerne les institutions européennes, l'objectif allemand est celui de l'union politique conçue comme la clé de voûte des progrès sectoriels. Nous nous mettons d'accord pour que le Président et le Chancelier adressent à leurs dix collègues et à Jacques Delors, avant le 2 avril, une lettre conjointe pour les informer à nouveau, sans entrer dans le détail, de l'initiative commune. Cette lettre sera rendue publique ou, à tout le moins, « connue » de ceux qui ont a en connaître.
Émile Biasini vient me parler de la Bibliothèque de France : Pour les cinq exercices de 1991 à 1995, il faut 5,9 milliards pour le bâtiment proprement dit, puis 3,1 milliards pour son équipement et sa mise en fonctionnement dès le deuxième trimestre 1995. C'est donc un total de 9 milliards que requiert l'édification de la Bibliothèque de France sur cinq ans, soit en moyenne 1,8 milliard par an. Il m'explique que cela vaut plus, beaucoup plus cher que l'Arche dont le bâtiment était techniquement moins complexe. Il me laisse une note explicative à l'intention du Président.
Je bondis : 5,9 milliards de francs pour 210 000 m2, alors que l'Arche a coûté 3,7 milliards pour 240 000 m2 ? L'argument de la plus grande simplicité technique de l'Arche ne me convainc pas. Au surplus, la Bibliothèque est « recentrée » sur les seuls livres, à la différence du projet initial, et elle est redevenue parisienne. Face à l'intelligente pression d'Emmanuel Le Roy Ladurie, qui souhaite en faire une BN bis, les gestionnaires de la Grande Bibliothèque n'ont pas conçu un projet conforme au mandat qu'ils ont reçu. Pour la communication à distance, le catalogue de la Bibliothèque nationale pourrait être facilement accessible sur Minitel ou par d'autres systèmes un peu plus complexes. Pour l'accès aux documents originaux enregistrés sous forme numérique, qui constitue le cœur du projet, on reste dans le vague : quels documents ? accessibles où ? à quel coût ?
Rien n'est étudié. Comme si on laissait le projet s'enliser pour qu'il finisse par se résumer à un simple transfert de la BN.
François Mitterrand, à qui j'en parle, lâche : Laissez faire.
Saddam Hussein évoque l'éventualité d'un usage des armes chimiques par l'Irak à l'encontre d'Israël. Après les signaux déjà perçus sur son armement nucléaire, un nouvel indice de la folie du maître de Bagdad.
Hubert Védrine s'inquiète de la domination américaine sur l'OTAN ; il l'écrit au Président et m'en parle : Les États-Unis ont procédé ces dernières semaines à une reprise en main efficace de l'OTAN. S'ils parlent de conférera l'Alliance un rôle plus politique, c'est qu'ils s'aperçoivent qu'ils ne pourront plus la justifier, dans le futur, par des considérations exclusivement militaires. Cependant, ils n'ont envisagé jusqu'ici aucune modification des organes militaires intégrés. Pour eux, c'est l'Alliance qui, plus que jamais, doit coordonner le désarmement et son contrôle, les relations avec les pays de l'Est, la réflexion sur la sécurité en Europe et hors zone. Ils estiment ainsi que le Sommet à Trente-Cinq de la CSCE doit être préparé au sein de l'Alliance, et non pas par les Douze. Cette politique ne laisse aucune place à une forme quelconque de défense vraiment européenne. Les Britanniques entendent sauver l'OTAN pour retenir les Américains en Europe et conserver un rôle qu'ils estiment important. Ils n'agiront pas contre la CSCE dans la mesure où celle-ci n'empêchera pas le maintien de l'OTAN, mais ils ne soutiendront la création d'une défense européenne qu'en désespoir de cause, si toutes les tentatives pour sauver l'OTAN ont échoué. L'attitude des Allemands sera déterminante. A court terme, leur intérêt est d'éviter que les questions de sécurité ne ralentissent leur unification. Ils cherchent donc à satisfaire les États-Unis (maintien dans l'Alliance et dans l'organisation intégrée, refus de la neutralité) tout en tenant compte des Soviétiques (Plan Genscher, déclarations favorables à la sécurité collective). Les Soviétiques continuent officiellement à s'opposer à ce que l'Allemagne réunifiée soit dans l'OTAN, même avec le compromis proposé par Genscher (la RDA neutralisée). Mais cette position n'est sans doute pas leur dernier mot. D'abord parce que même en bloquant les négociations à « 2 + 4 », ils ne pourraient pas obliger la RFA à sortir de l'OTAN. Ils peuvent théoriquement s'incruster en RDA, mais cela ne constituerait pas une pression, puisque Bonn est prêt à leur permettre de rester. Et pourraient-ils rester longtemps contre la volonté allemande ? C'est peu probable. L'URSS s'accommodera donc de la survie de l'Alliance, tout en favorisant l'organisation de la « sécurité collective » à Trente-Cinq, moyen d'empêcher toute vraie défense européenne à Douze (le maréchal Yazov l'a redit à Jean-Pierre Chevènement).
Mardi 3 avril 1990
Table ronde à Matignon réunissant les différents partis politiques après la publication du plan national de lutte contre le racisme présenté par Michel Rocard le 17 mars. L'opposition souhaite lier cette discussion à une remise en question de la politique sur l'immigration. Une nouvelle rencontre aura lieu sur ce thème à une date ultérieure.
C'est le jour que choisit Jacques Médecin, maire de Nice, pour tenir des propos injurieux sur les Juifs : Je ne connais pas d'israélite qui refuse un cadeau, même si ce cadeau ne lui plaît pas. Médecin a clairement choisi l'alliance municipale avec le Front national. François Mitterrand : Vous voyez, il n'y a aucune différence entre la droite et l'extrême droite. Il ne sert à rien de diaboliser le Front national.