A propos de Yasser Arafat et de sa venue à Strasbourg : La visite d'Arafat a provoqué dans les médias français une émotion artificielle. Arafat n'est pas un inconnu. Tous les ministres des Affaires étrangères, depuis Sauvagnargues, sont allés le voir à Tunis. J'ai moi-même déjeuné avec Arafat au Caire, il y a quinze ans. Le Premier ministre l'a rencontré. Et il serait devenu tout à coup scandaleux de le voir ? ! Nous ne sommes pas israéliens... La France n'est pas à la merci d'un froncement de sourcils d'un certain nombre d'agents d'Israël ou de différentes associations. Elle doit préserver sa capacité de dialogue. Ne soyons pas effrayés par la peur de perdre quelques voix aux prochaines élections. Il n'y a au contraire que comme cela qu'on en gagne !
Michel Rocard présente ensuite les trois volets du plan « Agir pour l'emploi » : allégement du coût du travail, aménagement et réduction du temps de travail, amélioration du financement des entreprises, en particulier pour les PME et PMI, premier gisement de créations d'emplois.
Jean-Pierre Soisson fait une bonne intervention, très écoutée. Il précise que le plan Séguin n'était pas financé au-delà du mois de mai : Il m'appartient de dire cela, venant d'où je viens. Michel Charasse attaque durement le projet de déplafonnement des cotisations patronales : On crée des emplois en or massif pour lesquels la France va battre un record mondial de coût budgétaire. Roger Fauroux objecte que ces mesures reçoivent un accueil favorable des chefs d'entreprise. Jacques Chérèque et Jack Lang font des interventions de caractère très technique. Pierre Bérégovoy dit qu'il n'est pas d'accord avec Michel Charasse. Une fois de plus.
François Mitterrand : Monsieur le Premier ministre, j'ai peut-être manqué d'attention, mais je n'ai pas entendu parler du crédit-formation.
Michel Rocard : Vous avez tout à fait raison, monsieur le Président. On n'en a pas parlé. C'est une idée lourde, cela se fera ultérieurement.
François Mitterrand, sur un ton extrêmement aimable : Ultérieurement, cela veut dire quoi ? En tout cas, il faudra que cela se fasse à la première session de printemps.
Michel Rocard : Entièrement d'accord, monsieur le Président.
François Mitterrand, avec un grand sourire : Vous avez dit que c'était une idée « lourde ». C'est la vôtre ! Vous avez remarqué que je m'étais beaucoup inspiré de vos propres idées sur le sujet.
Alain Decaux fait une communication sur la francophonie.
François Mitterrand : Il n'y a qu'un seul ministre de la Francophonie, à condition que les autres veuillent bien parler français. J'ai observé que des ministres et des Premiers ministres parlaient trop souvent anglais dans les repas officiels à l'Élysée, malgré mes coups d'œil énergiques [pour autant que des coups d'œil puissent être énergiques !]. Mais il m'était difficile d'intervenir sans les humilier. Monsieur le ministre d'État [il s'adresse à Roland Dumas], les délégations doivent quitter les réunions internationales où l'on ne respecte pas les règles touchant à l'usage du français. La francophonie est une priorité. La réussite de la francophonie vaudrait bien la réussite de l'Europe. On considère souvent la francophonie comme un gadget, et l'Europe comme une œuvre majeure. En réalité, les deux sont majeures. Nous jouons notre place pour des siècles. Le français est notre premier patrimoine.
Il évoque alors son premier Sommet francophone, du 17 au 19 février 1985 : J'ai ouvert la séance. J'ai donné la parole à qui voulait la prendre. Comme toujours, les gens étaient un peu intimidés. Finalement, un délégué a levé la main, a pris la parole ; c'était un représentant du Vanuatu, il s'est exprimé en anglais, il ne parlait pas le français !
Jeudi 15 septembre 1988
Nicolas Sarkozy m'informe que Jacques Chirac lui a demandé de conduire une mission du RPR en Nouvelle-Calédonie. Elle rencontrera aussi bien Lafleur que Tjibaou. A son retour, elle devrait recommander une consigne de vote pour le référendum. Le non est exclu. Il est lui-même très favorable au « oui ». C'est une purge, il faut l'avaler au plus vite, me dit-il.
Vendredi 16 septembre 1988
Vu François Bujon de l'Estang, qui fut conseiller diplomatique de Jacques Chirac. Il souhaite une ambassade. Il la mérite. On lui propose Le Caire. Il refuse : Je ne joue pas en seconde division...
Samedi 17 septembre 1988
Ouverture des Jeux olympiques de Séoul.
A la réunion des douze ministres des Finances, en Crète, Pierre Bérégovoy, épaulé par Jacques Delors, déclare que les propositions de la Commission sur l'union fiscale et monétaire sont trop rigides et qu'il faut les étaler dans le temps.
Dimanche 18 septembre 1988
En URSS, nouveaux heurts entre Arméniens et Azerbaïdjanais dans le Haut-Karabakh, suivis de grèves et de manifestations à Erevan.
Lundi 19 septembre 1988
En Pologne, la démission du gouvernement de Zbigniew Messner est entérinée par le Parlement.
François Mitterrand : Il faut que je lance une nouvelle idée de désarmement à New York. Peut-être sur le chimique ?
J'y travaille avec Pierre Morel et Roland Dumas. La France pourrait renoncer à posséder de telles armes et appeler à leur disparition générale.
Mardi 20 septembre 1988
L'Armée de l'air a besoin, à l'horizon 1998-2005, de remplacer ses Jaguar et ses FI, livrés à partir de 1973. Elle a choisi un modèle unique, le Rafale, à construire à 250 exemplaires. La Marine doit aussi remplacer ses 30 Crusader vieillissants (livrés en 1964, comme les Mirage IV) à partir de 1993, et ses 56 Super-Étendard à partir de 2004. D'où l'idée d'un avion commun Air-Marine livré à partir de 1996. La Marine fait savoir qu'elle préférerait des F 18 américains, type d'appareils déjà existant et permettant à court terme une moindre dépense (pas de « développement » à financer à l'avance). Réponse nette du Président : C'est non.
Pour des raisons essentiellement industrielles, l'Europe a été incapable jusqu'à maintenant de s'entendre pour définir à cinq pays un seul modèle d'avion. Si les cinq chefs d'état-major ont signé une fiche de besoin unique, le choix du motoriste (Rolls Royce pour les Britanniques, la SNECMA pour les Français) et les réticences des Avions Marcel-Dassault ont conduit à un divorce. Le Royaume-Uni, la RFA, l'Italie et l'Espagne ont décidé de s'associer dans l'EFA, la France s'engageant dans le Rafale. Depuis lors, les deux projets voient leurs spécifications se différencier de plus en plus.
L'achat de 30 F 18 pour remplacer les Crusader et de 56 F 18 modernisés pour remplacer les Super-Étendard coûterait 32 milliards de francs, contre 34 milliards pour commander des Rafale (dont 1,2 milliard pour la prolongation des Crusader) et 36 milliards si l'on ne prenait que des F 18 modernisés. Si l'on achète pour 36 milliards de matériels à l'industrie française, une part importante revient aux budgets nationaux au titre des prélèvements obligatoires : TVA, charges sociales, impôts, etc., alors qu'aucun retour ne peut provenir des 32 milliards d'importations (sauf accords de compensations industrielles, mais celles-ci n'atteindront jamais 100 %). S'ajoutent les problèmes d'emploi, dont l'importance n'est plus à souligner. Le maintien d'un programme national d'avions de combat destinés à l'Air et à la Marine paraît donc indispensable aux spécialistes, en raison de l'absence de participation française au programme européen. En effet, l'achat de F 18 aux États-Unis n'apporterait pas d'économies sensibles au budget de la Défense, même si, à court terme, il est moins cher pour la Marine ; il serait en revanche très pénalisant sur le plan national et sur celui de l'emploi.
Le coût du programme Rafale est élevé, mais il est du même ordre de grandeur que celui de ses concurrents. Il n'en demeure pas moins qu'il faudra, d'une part, maintenir la pression sur les industriels pour éviter l'envolée des coûts et, d'autre part, revoir la loi de programmation afin d'étudier comment faire passer ce programme au milieu de tous les autres.
Les grèves automnales dans la fonction publique provoquent un premier décrochage de l'électorat de gauche : les personnels des services de santé, les agents de la RATP et de la SNCF, les fonctionnaires des impôts ont acquis la conviction que non seulement le gouvernement socialiste, avant tout soucieux du respect des grands équilibres, n'a pas de projet social, mais qu'il est sourd aux revendications de ceux qui l'ont porté au pouvoir.
Mercredi 21 septembre 1988
Début de la grève dans le secteur de l'audiovisuel public (Antenne 2, FR3, Radio-France).
Au Conseil des ministres, il ne se passe rien qui mérite d'être relevé. D'une façon générale, François Mitterrand laisse faire Michel Rocard. Il pense que la rigueur est certes nécessaire, mais qu'il convient aussi de satisfaire les revendications légitimes... Pas simple !
Jeudi 22 septembre 1988
Le Premier ministre s'apprête à autoriser l'ingénieur général Bernard Rétat à effectuer une mission à Bagdad. Celle-ci a pour objet la négociation de contrats avec l'Irak dans le domaine de l'armement. Le ministère des Affaires étrangères a donné un avis favorable à son envoi. Le montant des contrats susceptibles d'être acceptés pourrait être compris entre 4 et 6 milliards de francs. Il s'agit de satisfaire les besoins courants de l'armée irakienne (munitions, Exocet...). Cette mission sera également l'occasion de demander aux Irakiens d'apurer les arriérés de paiements qui atteignent aujourd'hui près de 1 milliard de francs dans les commandes militaires (l'apurement de ces arriérés sera présenté comme une condition suspensive pour l'entrée en vigueur des nouveaux contrats). Le mandat de négociation ne devra pas concerner d'engagements sur de grands contrats (tels que l'éventuelle acquisition de Mirage 2000 par les Irakiens), à propos desquels on devra se borner à prendre note des demandes que pourrait formuler Bagdad.
Jacques Chirac écrit à François Mitterrand. Il propose, en tant que maire de Paris, un terrain pour la Grande Bibliothèque. Il est prêt à mettre gratuitement à la disposition de l'État une emprise située sur la rive gauche de la Seine, dans la zone d'aménagement concerté Tolbiac-Masséna.
Le Président : C'est vraiment très élégant de sa part. J'espère que les services de la mairie et de la Culture ne feront pas tout capoter.
Vendredi 23 septembre 1988
Vu Émile Biasini. Il pense aussi que la proposition de Jacques Chirac est très fair-play. C'est un terrain magnifique. Jack Lang, lui, préfère un terrain à proximité du Bois de Vincennes, qui présenterait l'avantage d'être entouré d'un espace permettant un réel aménagement universitaire.
Vu Horst Teltschik à Bonn. Il me fait un exposé de l'état des relations à l'Est : En politique étrangère, notre priorité est l'URSS. Le Chancelier ira à Moscou le 23 octobre. Il faut se concerter entre nous avant ce voyage. La communauté de destins entre la France et la RFA doit être comprise par l'URSS. Quelles actions politiques communes pouvons-nous entreprendre à l'Est ? En Pologne ? Ce doit être sur l'initiative de la France, pas de l'Allemagne. Il faut faire entrer la Hongrie dans un projet Eurêka choisi d'un commun accord. Il faut multiplier les conférences entre intellectuels et artistes français et allemands avec leurs homologues de l'Est. La situation économique en Hongrie s'aggrave, et il y a en URSS des gens qui font tout pour l'aggraver ; ils veulent empêcher toute chance de modification politique. La RFA ne peut aider seule ces pays.
Il faut coopérer davantage entre nous en matière de défense. Est-ce que l'UEO peut être une filiale européenne de l'Alliance ? Quel est le lien entre l'UEO et le Conseil de défense franco-allemand ? Quel rôle pourrait jouer l'UEO au Proche-Orient ? Peut-on imaginer que des Allemands viennent en France faire leur service militaire dans l'armée française et que, plus généralement, on fasse son service militaire là où on réside en Europe ? Le 1er septembre 1989 marquera le cinquantième anniversaire de la déclaration de guerre : il faut faire quelque chose ensemble.
Il y a naturellement là quelques arrière-pensées : les Allemands sont haïs en Pologne et ont peur de notre regain d'intérêt pour ces régions où ils souhaitent continuer à représenter l'Ouest. Mais cela vaut la peine d'y réfléchir. Roland Dumas enregistre les mêmes propositions et en retire les mêmes impressions au cours d'un entretien avec Genscher.
On doit se revoir la semaine prochaine.
Samedi 24 septembre 1988
Au retour de Danielle Mitterrand du Bangladesh, j'ai l'idée d'un grand projet consistant à édifier un énorme réseau de barrages dans ce pays. Le Bangladesh est situé au pied de l'Himalaya, au point de convergence de trois énormes fleuves qui dépassent parfois 15 kilomètres de large : le Gange, le Brahmapoutre et la Meghna. De plus, c'est là que la pluviométrie est la plus élevée du monde. Il s'ensuit tous les trois ans une inondation qui recouvre parfois plus de 50 000 km2. Cette année, plus de 90 000 km2 ont été recouverts, soit les deux tiers du pays ; 45 millions d'habitants (40 % de la population) ont perdu leurs maisons ; 19 000 écoles, 13 000 kilomètres de routes, 700 ponts, 45 hôpitaux ont été détruits, sans compter des millions de tonnes de riz et 3 millions d'hectares devenus incultivables. Imagine-t-on tous les habitants d'un pays comme l'Espagne sans abri ? A cela s'ajoutent les dégâts causés à intervalles réguliers par de terribles cyclones, dans ce pays de 110 millions d'habitants dont le revenu par tête ne dépasse pas 100 dollars. Le désastre se reproduira aussi longtemps qu'une solution à long terme ne sera pas trouvée. Elle implique une action dans tous les pays de la région, et plus particulièrement au Bangladesh même. L'action régionale suppose que les divers pays impliqués décident de coordonner la gestion de leurs forêts, d'échanger des informations sur leurs fleuves, d'étudier ensemble s'il convient de construire, très en amont, des barrages de retenue et des digues, et d'améliorer le système de satellites d'observation. L'action au Bangladesh exige d'y draguer les rivières, pour permettre un meilleur écoulement des eaux, et d'endiguer les rives des trois grands fleuves pour en domestiquer le cours jusqu'à la mer. Ce qui requiert sans doute deux grands barrages et 1 500 kilomètres de digues. Déjà, des experts des Nations unies et de la CEE travaillent à certains aspects de ces problèmes.
J'aimerais bien en faire un grand projet pour le Sommet de l'année prochaine. Peut-être pourrais-je en glisser l'idée dans le prochain discours de François Mitterrand à l'ONU, le 29 septembre ?
Dimanche 25 septembre 1988
Premier tour des cantonales : l'abstention atteint 50,87 %, taux le plus élevé depuis la Libération. Stabilité du rapport de forces : 50,29 % pour la droite, 47,86 % pour la gauche.
Le Président, à propos des abstentions : Je ne crois guère à la thèse de la lassitude. Si les gens ne vont pas voter, c'est une sanction. Le corps électoral se cherche. Les gens n'y comprennent pas grand-chose. Ils ont l'impression que les cartes sont brouillées. Il en sera ainsi jusqu'aux municipales. On y verra plus clair après. L'ouverture prendra alors tout son sens. Ce n'est pas un mauvais résultat, mais, honnêtement, on vient de très bas [les cantonales de 1982]. Les reports communistes ne sont pas très bons, c'est vrai. C'est le résultat de la politique de la direction du Parti communiste. Les communistes ne doivent pas oublier qu'ils ont plus besoin de nous que nous n'avons besoin d'eux.
Lundi 26 septembre 1988
Frédéric Dard me dédie son dernier San Antonio : Renifle, c'est de la vraie ! Rien ne pouvait me faire plus plaisir. J'aime cet homme passionné, désespéré et formidablement créatif. Je tiens La vie privée de Walter Klosett pour un très grand roman.
A l'ONU, Ronald Reagan propose la convocation d'une conférence internationale pour parvenir à l'interdiction totale des armes chimiques. Cette initiative est accueillie favorablement tant par l'URSS que par les pays de l'OTAN. François Mitterrand proposera qu'elle ait lieu à Paris. Roland Dumas sera chargé de l'organiser.
En Pologne, Mieczyslaw Rakowski, un fidèle du général Jaruzelski, est nommé Premier ministre.
Mardi 27 septembre 1988
Me voici à Bonn avec Hubert Védrine, Élisabeth Guigou et quelques collaborateurs du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères, à l'invitation de Horst Teltschik. Nous procédons à un tour d'horizon des diverses questions d'intérêt commun (Est/Ouest, Europe de l'Est, Défense européenne, CEE, Nord/Sud, questions bilatérales). Teltschik me reparle d'une éventuelle rencontre à trois lors d'une future visite de Mikhaïl Gorbatchev en France ou en RFA.
Les Allemands nous demandent dans quel sens nous pensons souhaitable de renforcer l'Union européenne. Plus de pouvoirs au Conseil de Défense franco-allemand (l'élargir à l'Espagne ? à l'Italie ? permettre aux jeunes des pays membres de faire leur service militaire dans le pays de leur choix ? développer le nombre d'unités communes ?). Plus de pouvoir à l'UEO (lui donner des moyens opérationnels en Europe ? hors d'Europe ? l'élargir à l'Espagne ? à la Turquie ? fusionner son assemblée parlementaire avec celle des communautés européennes ?).
J'insiste beaucoup sur les sujets économiques (déficit franco-allemand, fermeture du marché allemand, exportations françaises d'énergie, collaboration monétaire et financière sur la dette). Mais, comme d'habitude, les Allemands éludent. Horst Teltschik m'assure que le protocole sur le Conseil financier franco-allemand sera ratifié par le Bundestag sans modification, mais peut-être avec un exposé des motifs qui rappellera le caractère constitutionnel de l'indépendance de la Banque centrale allemande. Cette ratification ne pourra avoir lieu avant le sommet franco-allemand du 4 novembre, ce qui rend impossible la première réunion de ce conseil à cette date, alors que le Conseil de Défense, lui, pourra se tenir. Voilà qui est significatif des déséquilibres de nos relations : les Allemands tiennent à la coopération de défense plus qu'à la coopération monétaire.
Éditorial d'Alain Peyrefitte dans Le Figaro : A terme, le Premier ministre n'a pas tort de penser qu'une atmosphère apaisante est favorable à ses desseins. La gauche, entre 1981 et 1986, a vu ce qu'il lui en coûtait de jouer à la lutte des classes. En endormant la méfiance, Michel Rocard travaille intelligemment à installer la gauche pour longtemps.
Il y a cinq jours, Alain Peyrefitte a invité le Premier ministre à déjeuner en compagnie de tous les membres de la direction du quotidien (hormis Robert Hersant).
Le Président travaille à son discours à l'ONU. Il annoncera deux nouvelles : la renonciation de la France aux armes chimiques, dans la perspective du désarmement (Pourquoi faire des armes si c'est pour les détruire ?), et mon projet pour le Bangladesh.
Mercredi 28 septembre 1988
Avant le Conseil, le Président évoque avec Rocard le remplacement du président d'Air France, que va proposer Michel Delebarre.
Au Conseil des ministres, on parle de la nouvelle norme pour la télévision. Michel Rocard déclare qu'il faut en tout cas changer le nom dont les techniciens l'ont affublée : D2 MacPaquet.
Oui, approuve François Mitterrand, nos techniciens sont peut-être très savants, mais il faut qu'ils réapprennent la poésie des mots !
A propos de l'évolution du Japon dans un sens favorable au Tiers-Monde, évoquée par Michel Rocard, le Président : Les Japonais pensent uniquement à leur intérêt national et se laissent rarement égarer par des sentiments d'universalité. Cela fait sept ans que je les vois, dans les sommets des pays industrialisés, faire semblant de dormir au moment où l'on parle de choses sérieuses. Ils proposent régulièrement des plans mirifiques. Si le Japon commençait par porter son aide au Tiers-Monde au même niveau que nous, c'est-à-dire s'il passait de 0,26 à 0,54 % de son PIB, cela suffirait à combler un vide immense ; or il ne le fait pas !
A propos du conflit en cours dans l'audiovisuel : Le gouvernement se trouve placé dans une situation politique qui déborde les simples débats corporatistes ou professionnels. C'est tout à fait injuste, puisque le statut actuel avait été adopté par le précédent gouvernement et dénoncé par l'opposition de l'époque. Si le gouvernement s'engage, il risque de dépasser le domaine dans lequel il doit se cantonner. Mais, en même temps, l'État ne doit pas abandonner ses responsabilités. Il faut expliquer et rappeler inlassablement ce qui a été fait et ce qui va être fait. Cette nécessité d'expliquer est vraie pour beaucoup d'autres cas. Par exemple, le remplacement du PDG d'Air France. Tout comme il est normal de remplacer le dirigeant d'une grande banque lorsqu'il atteint l'âge de la retraite [allusion à Jean-Maxime Lévêque au Crédit Lyonnais]. Il est normal que les responsables d'entreprises publiques soient sanctionnés lorsqu'il se produit des accidents graves. Cela fut le cas pour la SNCF avec un PDG nommé par les socialistes et qui a dû démissionner à la suite d'accidents [André Chadeau en septembre 1985].
Départ pour une petite tournée américaine. A New York, le Président rencontre Michael Dukakis, candidat démocrate aux présidentielles de novembre. L'homme, de très petite taille, est vif, intéressant ; ce n'est pas un visionnaire.
François Mitterrand : Je suis souvent en conformité de vues avec vous sur le futur de la société et sur la relation entre l'individu et l'État. Les diplomates occidentaux devront mesurer que leur intérêt n'est pas d'accélérer les mouvements de dissociation en Europe de l'Est, ou de ne pas laisser à Gorbatchev le temps de transformer l'URSS. Une fois cela fait, les problèmes des nationalités en Europe de l'Est s'affirmeront un jour ou l'autre.
Michael Dukakis : Alors, que faire avec l'Europe de l'Est ?
François Mitterrand : Il faut moduler, autrement dit encourager les peuples à affirmer leur personnalité culturelle et économique, et ne pas les pousser trop tôt à la remise en cause de la situation politique. C'est par la culture que les révolutions se feront. Ce n'est pas très visible, la culture, mais c'est l'essentiel pour la Hongrie et la Pologne.
Michael Dukakis : J'ai rencontré Grosz, le Hongrois ; il est très intéressé à se libérer économiquement de l'Est et à se tourner vers l'Ouest. Que faites-vous avec la Hongrie ?
François Mitterrand : Les Hongrois n'ont pas de traditions démocratiques ; nous essayons de les aider.
Ils passent au désarmement.
François Mitterrand : Le désarmement nucléaire est une très bonne chose. Il y a urgence à entamer la négociation sur les armes chimiques ; j'ai l'intention de le faire.
Sur le Moyen-Orient : Israël doit vivre sans être menacé. Souvent, pour se défendre, les Israéliens ont dû attaquer. On peut les comprendre. Comment pourraient-ils accepter que Jérusalem ne soit pas israélien ? Les Palestiniens doivent avoir une patrie, Israël doit cesser de réclamer toutes les terres. Mais il faut que les Palestiniens reconnaissent Israël.
Dukakis se dit très inquiet de l'accumulation de missiles au Moyen-Orient.
Jeudi 29 septembre 1988
A la tribune de l'ONU, François Mitterrand, rompant avec la doctrine française constante en la matière, annonce que la France renonce à réclamer la possibilité de constituer un stock minimal de sécurité d'armes chimiques pendant les dix ans prévus pour la destruction des arsenaux existants. Pierre Morel et Roland Dumas sont à l'origine de ce revirement. Une grande négociation va s'ouvrir à Genève ; Morel va y rester.
Le Président annonce aussi le projet de grands travaux au Bangladesh, comme je le lui avais suggéré. La chose passe inaperçue.
Le Président est à Washington en visite de travail. Dernière rencontre avec le chef de l'État américain avant les élections présidentielles. Ronald Reagan lit comme toujours des notes avec humilité. Il explique qu'il n'y a pas eu de percée sur la réduction des armements stratégiques lors de ses entretiens avec Édouard Chevardnadze.
François Mitterrand : L'accord sur les FNI est un bon accord. Beaucoup étaient contre, mais c'est vous qui aviez raison.
Ronald Reagan : La proposition soviétique de transformer le site de Krasnoïarsk en centre international de l'espace n'était pas une bonne solution. D'une part, le radar de Krasnoïarsk constitue une violation du Traité ABM ; d'autre part, les Soviétiques, avec leur proposition, se réservent la possibilité de violer le Traité quand ils le veulent à l'avenir. Américains et Soviétiques sont prêts à mettre au point le protocole sur les essais nucléaires. Concernant les négociations nucléaires en général, je m'interroge sur un lien possible entre l'attitude nouvelle, très ouverte, de M. Chevardnadze, et l'accident de Tchernobyl. Et encore ! Les dégâts de l'accident sont inférieurs à ceux causés par l'explosion d'une seule ogive ! De mes conversations avec lui je retire le sentiment que l'URSS souhaite que se termine rapidement l'actuelle Conférence de Vienne. L'URSS est maintenant d'accord pour exclure les avions de combat du mandat. Les États-Unis sont prêts à rester à Vienne tant qu'on n'aura pas trouvé une issue équilibrée aux pourparlers actuels. Pour ce qui est du projet de conférence sur les droits de l'homme à Moscou, l'URSS a commencé à répondre à certaines des conditions américaines.
François Mitterrand : Si l'on veut rassurer l'Europe, il faut rapidement entrer dans la réduction des armements conventionnels afin de réduire les dissymétries actuelles... Il faut s'attaquer à la concentration aux frontières tchécoslovaque et allemande.
Ronald Reagan : Il est vital de se lancer dans la négociation conventionnelle pour aller à la parité. J'ai déclaré à M. Chevardnadze qu'il est exclu que nous lui permettions d'avoir une telle supériorité. Je lui ai dit que le choix était entre réduction ou course aux armements, et j'ai souligné qu'il ne pourrait pas gagner une course aux armements. Je vous remercie d'avoir soutenu notre proposition de conférence consacrée à l'interdiction d'emploi des armes chimiques. Les autres pays de l'OTAN ont eux aussi appuyé ce projet. La France pourrait-elle envisager d'être le pays hôte d'une telle conférence ? Nous y sommes très favorables. [Mise en scène: Roland Dumas l'a précisément suggéré à George Shultz.]
François Mitterrand : J'approuve cette proposition. Je suis prêt à tenir cette conférence très vite à Paris, ce qui honorera la France. Cela permettra au monde de voir s'éloigner une menace terrible. Dans mon discours d'hier devant les Nations unies, j'ai considéré qu'il ne devait pas y avoir d'obstacle [de la part de la France] à la signature de la convention. En ce sens, la France renonce à la production d'armes chimiques dès l'entrée en vigueur de la convention, mais on ne peut exclure que les négociations durent des années et que les Soviétiques ne continuent, pendant ce temps, d'augmenter leurs stocks, voire que la conférence échoue.
George Shultz propose alors : Pendant les années consacrées à la destruction des stocks, on testera les procédures de vérification. Et, si l'on est satisfait, on détruira les derniers stocks au bout de huit ans.
Abordant la question des Kurdes, le Président condamne l'emploi par les Irakiens d'armes chimiques contre ces populations : C'est un problème très sérieux ; si n'importe quel pays peut vouloir régler ainsi ses problèmes intérieurs ou extérieurs, il devient très dangereux que cet armement tombe entre les mains de certains.
Ronald Reagan : L'Alliance est en bonne forme, mais elle a à prendre des décisions rapides et difficiles sur trois questions : le désarmement conventionnel, le partage du fardeau et la modernisation. Pour ce qui est des réformes intérieures en URSS, je me demande si le changement annoncé se traduira de façon durable et réelle dans l'effort de défense soviétique.
François Mitterrand : Gorbatchev aura-t-il la force et les moyens de poursuivre ses réformes ? Je pense que oui. Sa tâche sera très compliquée au moment où il forcera le Parti, l'armée et son administration à accepter une évolution qui change leurs habitudes. En plusieurs endroits de l'URSS, on assiste à un réveil des nationalités. Dans l'empire soviétique, la tentation la plus naturelle de partenaires comme la Hongrie, la Pologne, la RDA est de vouloir recouvrer plus de libertés dans leur appréciation politique... S'il y a accélération des revendications locales, Mikhaïl Gorbatchev sera en grande difficulté... Il faut développer les relations culturelles, qui affirment l'identité d'un pays, de même que les relations économiques ; il faut se montrer prudent dans l'incitation politique à l'affirmation de chacun de ces pays.
En ce qui concerne le Liban, la logique actuelle va conduire au siège de Beyrouth. Le Liban tout entier va tomber sous la dépendance de la Syrie. Ce sera la guerre. J'aurais souhaité que les chrétiens s'entendent. Pour cela, il faut conjuguer votre influence, celle du pape et celle de la France. Ce sera très utile...
Ronald Reagan : Les Syriens nous ont dit il y a deux ans qu'ils considéraient le Liban comme faisant partie de la Syrie.
François Mitterrand : Si les chrétiens se réconciliaient, tout irait mieux. Dans le vide actuel, les Syriens ont un alibi pour rester.
Les problèmes agricoles sont évoqués. Ronald Reagan rappelle qu'il déplore les subventions généralisées. François Mitterrand déplore la petite guerre que se livrent les deux pays sur les questions agricoles, mais déclare que la France cherche plutôt la paix.
Après avoir très rapidement évoqué l'Afghanistan et le Proche-Orient où nous allons continuer, Ronald Reagan indique qu'il approuve l'action de la France dans le Golfe.
La conversation porte ensuite sur le Cambodge. Le Président américain souligne qu'il trouve excellente la proposition française de conférence internationale, et que Sihanouk est la seule personne acceptable par tous les dirigeants cambodgiens.
François Mitterrand rappelle les liens historiques entre la France et le Cambodge : Nous connaissons bien les principaux dirigeants, notamment Sihanouk, que j'ai rencontré encore la semaine dernière. Je le vois souvent. C'est un homme intelligent, habile, peut-être trop... C'est le seul à avoir le prestige suffisant et qui peut servir de point de rencontre entre les différentes tendances. Le Président rappelle aussi que c'est la France qui a organisé les rencontres entre Hun Sen et Sihanouk, que ces derniers se reverront bientôt et que nous fournirons les moyens matériels nécessaires au bon déroulement de ces réunions. Mais ces rencontres ne suffisent pas ; le Vietnam, la Chine, l'URSS, différents pays de l'ASEAN, d'autres encore s'engagent. Il me semble qu'un accord entre le Cambodge et le Vietnam seuls serait insuffisant. Il conclut : Je suis plus optimiste aujourd'hui sur cette affaire du Cambodge... Il reste à vérifier que la Chine et l'URSS ont moins envie de se disputer à ce sujet. Elles pourraient contribuer à trouver une solution. On est au début d'un processus... S'il y a élargissement, les États-Unis, la France et d'autres devront être présents. MM. Dumas et Shultz pourraient se voir un jour à ce sujet. Le Président indique à nouveau que la conférence sur le Cambodge pourra se tenir à Paris.
Ce soir, dîner de cinquante-trois convives à la Maison Blanche (saumon, agneau, poire, vins de Californie). Je suis à la même table que Nancy Reagan, François Mitterrand, Rudolf Noureïev, le commandant Cousteau. Émouvants discours (sans notes) des deux présidents, chacun debout à sa table, aux deux extrémités de la petite salle à manger.
François Mitterrand : Nous n'avons pas toujours été d'accord. Mais dire non permet de dire oui. J'ai apprécié votre courtoisie et votre élégance. Dans un mois, vous ne serez plus Président des États-Unis, mais vous le serez toujours dans le cœur des Américains. Et vous le resterez également dans le mien.
Ronald Reagan : Nous sommes des amis. Nous formons un vieux couple. C'est toujours difficile de se séparer...
Après dîner, dans la petite salle où j'ai déjà entendu, un autre jour, Julio Iglesias, Peggy Lee chante Léo Ferré et la chanson de Johnny Guitare. Cousteau dessine Peggy Lee au dos du menu que j'emporte en souvenir.
Je quitte la Maison Blanche très tard, laissant Ron et Nancy dansant tout seuls dans le grand salon.
Une récompense pour les Forces des nations pour le maintien de la paix : le prix Nobel de la Paix, qui échappe donc à Perez de Cuellar. Celui-ci aura en plus l'amertume de devoir aller le recevoir au nom de l'Organisation.
Vendredi 30 septembre 1988
Fin du conflit dans l'audiovisuel public (deux semaines de grèves tournantes dans les différentes sociétés).
Une série de grèves longues et, pour certaines, populaires, modifie le paysage économique et social : tour à tour, infirmières, postiers, enseignants, policiers, agents des impôts, contrôleurs de la navigation aérienne, salariés de l'automobile, gardiens de prison, jusqu'aux gendarmes — qui adressent à leur hiérarchie des lettres anonymes — et aux gardiens des phares et balises ! C'est sans doute le prix à payer du retour de la gauche aux affaires, au moment où la croissance économique s'annonce forte et durable.
Samedi 1er octobre 1988
Le Soviet suprême nomme Mikhaïl Gorbatchev chef de l'État en remplacement d'Andreï Gromyko. Gorbatchev annonce une accélération du programme de réformes, notamment en ce qui concerne la séparation entre le Parti et l'État.
Dimanche 2 octobre 1988
Second tour des cantonales : la gauche progresse en voix (51,05 %) et en sièges, mais pas en présidences de conseils. L'abstention a atteint cette fois 53%!
Robert Maxwell annonce qu'il est responsable, par ses achats massifs, de la montée du cours de l'action Bouygues depuis quelques jours.
Depuis des semaines, grèves massives dans l'industrie algérienne. Elles atteignent aujourd'hui Alger. Les experts, à Paris, disent que c'est marginal et que le FLN tient bien la situation en main.
Lundi 3 octobre 1988
Pierre Bérégovoy organise une réception en l'honneur de Samir Traboulsi, qu'il décore de la Légion d'honneur en présence de Roger-Patrice Pelat et de Jean Gandois. François Mitterrand l'a pourtant mis en garde contre une pareille cérémonie.
Comme convenu avec Jack Lang, le préfet de police, Pierre Verbrugghe, informe la mairie que la tenue, le 14 Juillet prochain, du Sommet des sept pays les plus industrialisés rend impossible le déroulement, le même jour, du concert de Jean-Michel Jarre décidé par Edgar Faure, les effectifs policiers étant débordés. C'est la meilleure façon, pense Lang, de substituer Goude à Jarre dont Christian Dupavillon tient absolument à se débarrasser. Jacques Chirac prend plutôt mal la chose. Il annonce qu'il préfère annuler le concert plutôt que de le reporter au 16 juillet, comme on le suggérait. Contrairement à l'attitude plutôt conciliante de Jean Tiberi, son premier adjoint, il adopte un ton hostile sur la célébration nationale du 14 Juillet. Il avertit les Parisiens : La vie va devenir tellement insupportable pendant cette semaine-là que je leur conseille de quitter la capitale. Le Président en est très choqué : C'est stupide. Il recommence comme pour l'Exposition universelle. Il est incorrigible. Sa défaite ne l'a pas arrangé. Au fond cet homme est fou, il dit et fait n'importe quoi. Il peut se faire élire après moi, mais il serait vite la risée du monde.
Grands travaux : un Centre de conférences internationales manque cruellement à Paris. François Mitterrand demande à Pierre Bérégovoy d'affecter les terrains dont l'État est propriétaire, quai Branly, et qui sont actuellement occupés par des services du ministère des Finances, à la construction d'un grand Centre de conférences internationales. Il lui enjoint de faire en sorte que les services des Finances aient quitté le quai Branly avant la fin de 1989. Roland Dumas, qui pousse ce projet, a obtenu satisfaction.
La « grogne » des Finances est considérable et se traduit par une mauvaise volonté généralisée. Le Président nous exhorte à ne pas en tenir compte. Le ministre des Finances envisage de continuer de loger au Louvre jusqu'en 1990, l'hôtel du ministre, à Bercy, n'étant pas terminé. C'est ennuyeux ; le Président me demande d'en parler d'urgence à Biasini.
Le ministre a bien donné l'ordre à ses fonctionnaires de quitter le quai Branly pour la fin 1989 si on a trouvé d'ici là un lieu où les reloger. Mais le ministère ne déploie aucun effort réel pour trouver ce site nouveau.
Si le transfert juridique du terrain au Quai d'Orsay est accompli, les gens des Finances s'étranglent de rage d'y voir s'installer le Quai. Ils prétendent d'ailleurs que le Quai n'y créera pas un Centre de conférences, mais des immeubles de bureaux. Sans doute faudra-t-il vérifier en temps utile que le Quai d'Orsay affecte bien le terrain à l'usage prévu, mais il n'appartient pas aux Finances d'y veiller. Ce serait une bonne occasion de décentraliser en province certains services des Finances, tout en rappelant aux Affaires étrangères que le terrain du quai Branly doit servir à ce Centre et à rien d'autre.
En prévision du futur Sommet des Sept, je réfléchis à nouveau avec Jean-Claude Trichet à une nouvelle réduction de la dette, cette fois des pays à revenu intermédiaire (c'est-à-dire en cours de décollage économique), oubliés à Toronto : Mexique, Pologne, Inde, Argentine, Philippines. On pourrait imaginer une allocation de DTS (droits de tirages spéciaux), décidée par le conseil d'administration du FMI, qui serait distribuée au prorata des quote-parts des pays membres. Les pays en développement conserveraient leurs allocations, soit environ 36 % du total ; les pays industrialisés placeraient les leurs dans un fonds commun géré par le FMI, qui servirait à garantir le paiement d'annuités d'intérêt, de dividendes ou de toute autre forme de rémunération aux banques privées qui accepteraient de transformer tout ou partie de leurs créances en actifs sur les pays à revenu intermédiaire. Le bénéfice de la garantie serait ouvert aux pays à revenu intermédiaire très endettés, en échange d'un programme de redressement. La mise en œuvre de la garantie serait décidée au cas par cas par le Conseil du FMI. La nature ou la dimension de la garantie octroyée pourrait être proportionnelle aux efforts d'ajustement des pays bénéficiaires. Les garanties ne seraient accordées que si les banques acceptaient de réaliser un effort (par exemple en consentant une décote et/ou une réduction des taux d'intérêt sur leurs créances). Elle ne dispenserait pas les pays concernés de procéder aux paiements qu'ils doivent ou au remboursement du fonds en cas de mise en jeu de la garantie.
Le Président nous donne son accord de principe sur cette formule.
Mardi 4 octobre 1988
Ouverture du Salon de l'automobile. François Mitterrand rappelle son désir de voir la France s'engager sur la voie européenne pour les voitures « propres ».
Mercredi 5 octobre 1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand interroge Jean Poperen sur l'opportunité d'un message au Parlement à propos de la discussion du projet de référendum sur la Nouvelle-Calédonie. Poperen s'en montre partisan ; le Président l'enverra donc.
Après l'exposé de Roland Dumas sur la situation internationale, François Mitterrand intervient à propos de la conférence sur les armes chimiques qu'il a proposée à l'ONU pour le début de 1989 : Le Président Reagan en a parlé avant moi, tout simplement parce qu'il est intervenu aux Nations unies avant moi. Il n'y a pas de concurrence entre nous ; d'ailleurs, il n'a parlé que de l'interdiction de l'emploi, alors que j'ai proposé aussi l'interdiction de la fabrication, qui est plus difficile. Pour ce qui est du choix de Paris, j'ai considéré qu'il valait mieux qu'il soit proposé par un autre que par moi. Cette proposition a un peu éclipsé les problèmes de développement qui ont constitué au contraire, pour la presse du Tiers-Monde, la partie la plus importante de mon discours.
Il évoque ensuite la Libye et le Tchad, qui ont échangé des ambassadeurs : C'est notre œuvre. Ai-je assez entendu des conseils comminatoires pour envoyer des Jaguar dans le nord du Tchad ! Comme c'était Pierre Messmer qui les avait employés autrefois, dans un cas voisin, c'était devenu l'instrument de la victoire ! Mais le Tibesti est une zone montagneuse où une telle intervention ne pouvait se faire sans appui au sol et sans une protection aérienne importante. Il fait un rappel historique de l'évolution de la situation au Tchad depuis 1981 et conclut : Aujourd'hui, le Tchad est libre, indépendant, souverain, unifié, et ce, sans intervention militaire directe de la France.
Sur le Liban : Ou bien les chrétiens dans leur majorité se mettent d'accord sur un nom [de candidat aux présidentielles], ou bien ils ne pourront pas échapper au diktat syrien. Les États-Unis ont agi avec beaucoup de légèreté. Ils ont cru bâtir un accord avec la Syrie, comme si on pouvait avoir un accord avec la Syrie ! Nous sommes au bord du renouvellement d'un drame plus grave peut-être encore que celui que nous avons connu. Il ne faut pas que vous ayez le sentiment que la France est absente de l'équilibre du monde, comme le disent certains [allusion à des propos acides tenus ce matin par Valéry Giscard d'Estaing sur Europe 1]. Il y a deux grandes puissances, ce n'est pas moi qui les ai inventées. La crise de Cuba, la crise de Berlin, ce n'est pas la France qui pouvait les régler. C'est un état de fait qui résulte du suicide de l'Europe pendant deux guerres. Nous refaisons peu à peu de la France une puissance dont l'avis est nécessaire.
A propos du regroupement des élections, évoqué par Pierre Joxe : Il est faux de penser que les Français sont fatigués de l'acte de voter. Ils ont seulement épuisé avec l'élection présidentielle leur capacité de se passionner. Il en restait juste un peu pour les législatives. Comme dit l'autre, je vous souhaite bien du plaisir...
Il n'y a pas que les dictactures communistes qui sont ébranlées. 53 % des Chiliens refusent le maintien au pouvoir de Pinochet, dans un plébiscite organisé quinze ans après la mort d'Allende.
Désordres économiques, sociaux et politiques en Algérie. Le centre-ville est saccagé par des groupes de jeunes gens.
Jeudi 6 octobre 1988
Le mouvement de grève des infirmières, amorcé le 29 septembre, s'amplifie. Des manifestations ont lieu dans la France entière à l'appel d'une coordination. Les syndicats traditionnels sont dépassés.
François Mitterrand écrit à Jacques Chirac pour le remercier de sa proposition de mettre un terrain à la disposition de l'État pour la construction de la Grande Bibliothèque.
En Yougoslavie, incidents à Novi Sad (Vojvodine) à la suite d'une manifestation en faveur du resserrement des liens avec la république de Serbie. La direction politique de la province présente sa démission.
Vendredi 7 octobre 1988
L'Algérie s'enfonce dans la crise économique. La journée d'aujourd'hui sera décisive ; elle marquera le début d'une reprise en main ou du pourrissement. L'actuelle explosion spontanée de mécontentement social est sans doute alimentée par des courants intégristes. Le Président Chadli va se trouver sous les feux croisés de ceux qui lui reprochent d'en faire trop (dans le sens de la libéralisation, de l'ouverture extérieure) et de ceux qui l'accusent de n'en faire pas assez (sur le plan social). Si nous voulons adresser un signe d'amitié à l'Algérie, il vaudrait mieux ne pas tarder à nous montrer ouverts dans nos négociations financières. Le Président algérien a impérativement besoin d'un ballon d'oxygène pour desserrer les contraintes qui pèsent sur lui.
En réponse à la note que je lui ai fait passer à ce sujet, le Président demande d'agir énergiquement pour faire aboutir l'accord sur le gaz ; il souhaite que Matignon intervienne vite et fort.
Le poids de la dette extérieure est en effet au cœur de la question politique algérienne. Or, elle dépend entièrement de la France.
Les propositions de Claude Evin aux infirmières, jugées insuffisantes, sont rejetées.
Bernard Attali va être nommé président d'Air France à la place de Jacques Friedmann, qui part après l'accident d'Hobsheim en juin dernier.
Samedi 8 octobre 1988
Dernière réunion des sherpas sous présidence canadienne, à Rambouillet, en prévision du prochain Sommet de Paris. Le sherpa américain est encore Alan Wallis. Américains et Britanniques sont très émus des déclarations de Jack Lang qui, lors de sa conférence de presse sur le Bicentenaire, a donné, lyrique comme à l'ordinaire, le sentiment que le Sommet des Sept serait transformé en Sommet Nord/Sud. Le sherpa américain me dit que les services de sécurité de son pays envisagent de remettre en cause cette date, en raison des problèmes de circulation et de sécurité que ne manquera pas de poser le Bicentenaire ! Washington découvre enfin le piège que constitue le choix de la date du 14 Juillet 1989. Affrontement aussi sur la présence de pays du Sud à Paris : veto absolu à tout ce qui ressemblerait à un Sommet Nord/Sud. Les Britanniques, toujours prêts à emboîter le pas aux Américains, vont même, eux aussi, jusqu'à remettre en cause la date du Sommet !
J'explique que le Sommet des Sept restera celui des Sept, mais que la France se réserve d'inviter, les 13 et 14, d'autres chefs d'État à assister aux célébrations du Bicentenaire auxquelles les Sept seront également conviés. Le moment est difficile pour moi. Les six autres — sauf peut-être l'Italien — ont le sentiment d'être tombés dans un traquenard. Ils voient que le point délicat à régler concerne la soirée du 14 Juillet. En l'état actuel du programme, le Sommet commencera, comme à Toronto, par une réunion des chefs d'État, le 14 dans l'après-midi, qui devrait être suivie d'un dîner restreint le soir. Or, ce soir-là, tous les autres chefs d'État présents à Paris dîneront en fait aussi avec le Président français et assisteront ensemble au spectacle, place de la Concorde. Mais, si on le confirme trop tôt aux Sept, Américains et Britanniques prendront ce prétexte pour retarder leur arrivée à Paris au 15 au matin. Je leur dis donc que le Sommet commencera le 14 par une réunion à Sept en fin d'après-midi, mais je ne précise pas la nature du dîner qui suivra. J'espère, par la suite, rendre simplement « évidente » l'extension de ce dîner à tous les chefs d'État du Sud présents à Paris. Naturellement, mes interlocuteurs ne sont pas dupes. Visiblement, l'Américain, qui est en fin de mandat, est ravi de laisser la gestion de ce problème à son successeur. Je suis convaincu qu'en bout de course on obtiendra l'accord des Sept pour quelque chose comme un « Cancún » au cours de la journée du 13. Le Japonais m'a déjà transmis l'accord de son Premier ministre pour être à Paris dès le 13. Je compte sur l'effet « boule de neige » et la volonté des uns de ne pas laisser la vedette aux autres. Seule la présence de Gorbatchev ferait fuir à coup sûr les Sept. Pas question de l'inviter. Dommage...
Nous passons en revue les sujets économiques. En 1989, la situation mondiale devrait être bonne au Nord et désastreuse au Sud. On s'attend à une croissance de 3 % avec une inflation stable (sauf en Grande-Bretagne où elle augmente), un pétrole baissant jusqu'à 15 dollars le baril, des mouvements de change sur la livre et sur le dollar si Dukakis est élu. Au Sud, la chute du pétrole, la montée de la dette et des taux d'intérêt, les difficultés commerciales devraient créer de graves problèmes sociopolitiques en Amérique latine et dans les pays à revenu intermédiaire. La négociation commerciale s'enlise : la réunion de Montréal, le 5 décembre prochain, deux ans après le lancement de l'Uruguay Round, ne réglera rien, ni sur les services, ni sur la propriété intellectuelle, ni sur l'agriculture, au sujet de laquelle les États-Unis exigent toujours la réduction des subventions, thème sur lequel l'Europe est divisée.
En revanche, mon idée de réduction de la dette des pays intermédiaires est moins mal reçue que je ne le craignais. Le Japon propose de créer un fonds garantissant le principal et les intérêts des dettes, financé par les recettes d'exportation des pays débiteurs et par des crédits du Japon, et non, comme nous, par les DTS. La RFA est intéressée. Seuls les États-Unis et le Royaume-Uni se montrent réservés.
De nombreuses conversations portent sur les pays de l'Est. Il en ressort que l'URSS sera bientôt candidate au FMI ; le Sommet de 1989 aura à en parler. Les Américains sont absolument contre. On sent monter une surenchère du crédit et de l'investissement des pays occidentaux à destination de l'URSS.
Les Américains continuent de réunir un groupe à Six sur la drogue auquel nous refusons de participer (nous n'avions pas agréé le paragraphe correspondant du communiqué de Toronto). Il faudra sans doute prendre des initiatives sur ce thème.
Les prochaines réunions de sherpas auront lieu en Dordogne les 30 et 31 janvier (afin d'y impliquer immédiatement la nouvelle administration américaine), puis les 8 et 9 avril en Martinique (pour ne pas être trop éloignés du FMI où beaucoup de sherpas auront à se trouver jusqu'au 6). Deux autres réunions auront lieu les 3 et 4 juin (juste après celle de l'OCDE), et les 8 et 9 juillet, en France, en des lieux qui restent à préciser.
Plusieurs sherpas m'interrogent sur le nom du Sommet : sera-ce le « Sommet de Paris » ? Je suis plutôt contre, car les réunions ne se dérouleront pas à Paris intra muros, et se poserait, dans ce cas, le problème du maire de la capitale. Je propose « Sommet de l'Arche ».
Notre ambassadeur à Damas vient m'expliquer que l'Irak, et Saddam Hussein, sort affaibli de son conflit avec l'Iran, mais fort de sa victoire relative. Il peut être tenté de faire payer à la Syrie, qui a soutenu l'Iran, sa « trahison » en y fomentant des troubles ou en la concurrençant au Liban, notamment en consolidant financièrement et militairement le camp chrétien. La décision du souverain jordanien d'abandonner à l'OLP ses prétentions sur les territoires occupés de Cisjordanie affaiblit le poids de l'opposition de Damas à l'organisation d'Arafat. Et la Syrie sera sans nul doute le seul pays arabe à refuser son soutien à la décision du prochain Conseil national palestinien d'annoncer la création d'un État palestinien ou la nomination d'un gouvernement en exil. Isolement prévisible de la Syrie et triomphalisme conquérant de l'Irak.
Jean-Paul II est en Alsace.
Lundi 10 octobre 1988
Édouard Chevardnadze rencontre Roland Dumas à Paris.
Mardi 11 octobre 1988
Vu John Fitzpatrick, le patron francophile de Disney pour l'Europe, qui s'interroge sur les chances de succès d'Eurodisney. Je lui recommande d'européaniser le parc. De faire en sorte que ses visiteurs comprennent que les personnages de Disney sont presque tous d'origine européenne (de Charles Perrault aux frères Grimm en passant par Andersen). Il approuve.
Sur l'harmonisation de la fiscalité en Europe, Pierre Bérégovoy se montre réticent. Une mesure de retenue à la source de 15 % sur les revenus de l'épargne coûterait de 15 à 20 milliards de francs.
Conseil d'administration de TF1. Patrick Le Lay succède à Francis Bouygues comme président de la chaîne.
François Mitterrand : Faut-il renationaliser TF1 ? Pourquoi pas ? Sa privatisation n'avait aucun sens. On pourrait, à l'inverse, privatiser FR3 et constituer des pôles régionaux multimédias. Malheureusement, le PS est contre. Chaque petit notable provincial veut conserver ce qu'il croit être son pouvoir d'intervention sur la télévision régionale.
Discours de François Mitterrand à l'Institut des hautes études de défense nationale. La France, rappelle le Président, ne se privera d'aucun type d'arme qui serait détenu par les autres puissances. Il insiste sur la particularité de l'Hadès, qui, contrairement à ce qu'on entend parfois — dans l'opposition ou parmi les militaires —, n'est pas la queue d'une longue série d'armes conventionnelles, mais bien le début du processus nucléaire. Autrement dit, une arme stratégique. Le Président avertit son auditoire que la France ne sera pas éternellement absente des négociations sur le désarmement. Mais, pour cela, les grandes puissances devront faire un effort beaucoup plus considérable.
Michel Rocard est assez pessimiste sur la participation du corps électoral au prochain référendum sur la Nouvelle-Calédonie : Il faudrait passer la barre des 50 % pour le nombre des votants ; c'est là que se situe la barre psychologique ; mais ce sera difficile. Le Premier ministre reproche au Président de tarder à s'engager dans la bataille.
Mercredi 12 octobre 1988
Au Conseil des ministres, à propos de la réforme de l'audiovisuel et de la création du Conseil supérieur de l'audiovisuel, François Mitterrand : A partir du moment où les lois successives ont épousé les évolutions de notre vie politique, elles ne pouvaient qu'être récusées par des gouvernements d'autres tendances. On a commis beaucoup d'injustices à l'égard de la loi votée en 1982 et que j'avais moi-même préconisée. La Haute Autorité était une bonne institution avec une bonne composition, mais des compétences insuffisantes. D'ailleurs, la présidente [Michèle Cotta] avait reçu des assurances du chef du gouvernement de 1986 [Jacques Chirac], selon lesquelles elle serait maintenue. Apparemment, il a changé d'avis. La nouvelle institution a été extrêmement marquée par le choix de ses membres. Elle avait l'avantage d'avoir des compétences plus larges.
Pour souligner la dépendance des membres de la défunte CNCL à l'égard du gouvernement, le Président raconte qu'ils ne se sont interrogés que sur l'orthographe du nom des présidents de chaînes pour qui on leur donnait instruction de voter ! Les membres de cette institution ont eu dans leur majorité un comportement domestique. Il ne faut pas que cela recommence. Il ne faut pas céder à la passion politique. En 1981, vingt-cinq ou vingt-six personnes, dont certaines très connues, ont été évincées, à tort. Je regrette d'avoir laissé faire, mais pouvais-je l'empêcher ? D'autant que cela résultait pour l'essentiel de conflits de personnes ou de conflits syndicaux. Le système a été complètement déséquilibré par la privatisation de TF1, et le secteur public a cru nécessaire d'imiter le secteur privé dans sa médiocrité. Il ne s'agit pas, bien sûr, de vouloir contraindre les Français à supporter les élucubrations de ceux qui se prétendent seuls porteurs de la culture officielle. L'information doit être indépendante. Je ne dis pas impartiale : l'impartialité est faite d'une masse de partialités qui se contredisent. Quand j'ai critiqué la CNCL, on a dit que j'avais manqué de respect aux institutions de la République. La CNCL, ce n'est pas une institution de la République, c'est une institution publique. Et quand on critique le Président de la République, le Parlement, le Conseil constitutionnel, est-ce que l'on ne manque pas à la République ? Aucune institution n'est à l'abri de la critique, et c'est tant mieux. Je ne pense pas que l'on puisse inscrire immédiatement dans la Constitution le CSA. A ce propos, Raymond Barre exprimait une pensée juste : il faut d'abord que le CSA fasse ses preuves. Alors, l'opinion aura le sentiment de contribuer à un nouveau fondement de la démocratie. Je souhaite que nous soyons en mesure de « sanctuariser » cette institution.
A propos de l'Algérie, où le gouvernement réprime très durement la contestation : Nous n'avons pas à répondre aux sommations. Certains ne pensent qu'à régler leurs comptes avec l'Algérie au nom des droits de l'homme. C'est trop facile ! Que de rancunes, de regrets, d'occasions manquées on essaie là de rattraper ! Bien sûr qu'il n'est pas supportable qu'on tire dans la foule ! Pas plus supportable que de s'attaquer aux mechtas avec des lance-flammes. J'entends un élu marseillais [allusion à Jean-Claude Gaudin] gémir sur la perte de la démocratie en Algérie alors qu'il est prêt, dans sa ville, à s'allier avec le Front national ! Ce sont des comédiens, il ne faut pas s'y laisser prendre ! Bien sûr, il y a aussi les réactions des milieux sensibles, ils ont raison. Il n'est pas supportable qu'un pouvoir frappe ainsi son peuple, mais nul ne sait, si Chadli partait, quel pouvoir lui succéderait. C'est comme en Iran, le régime du Chah n'était pas supportable ; mais la révolution ne l'est pas plus, même si ses objectifs sont plus sympathiques. Un gouvernement comme le nôtre n'a pas à se prononcer sur l'événement dans les cinq jours. Les mouvements de pensée, eux, sont libres d'agir et de réagir; ils le font d'ailleurs au quart de tour.
Que se passe-t-il en Algérie ? Il y a une révolte. Cette révolte a des causes, ce qui conduit à critiquer la façon de gouverner du gouvernement algérien. Mais est-ce que cela ne vaut pas pour tous les pays du Tiers-Monde, à de très rares exceptions près ? Avant 1973, on citait en exemple, parmi les pays démocratiques du Tiers-Monde, le Chili. Voyez ce qu'il en est advenu. Il ne faut pas se raconter d'histoires, tous les pays d'Afrique, ou à peu près, vivent sous la dictature d'un homme ou d'un parti unique. Cela prouve que le phénomène du sous-développement est beaucoup plus fort que toute idéologie. D'ailleurs, la révolution marxiste-léniniste était pour une part liée au sous-développement de la Russie. Le sous-développement engendre le cycle infernal révolte/répression. On n'en sortira qu'en sortant du sous-développement. Je m'indigne autant que quiconque, mais il faut pousser l'analyse un peu plus loin que la simple expression d'une émotion.
En ce qui concerne l'Algérie, ce pays est mal géré, cela crève les yeux. Boumediene a pratiquement annihilé l'agriculture au profit de l'industrie lourde. Chadli a naturellement les plus grandes peines à changer cela. Avec le poids de la jeunesse, les rivalités ethniques, ce pays n'est pas facile à gouverner.
Puis François Mitterrand lit un projet de communiqué du Quai d'Orsay sur l'Algérie, qu'il commente ironiquement : On déplore les affrontements : très bien... On veut que le dialogue reprenne : parfait... On n'est pas indifférent : tant mieux... Après avoir dit ces belles choses, vous n'avez rien dit. Donc, pas de communiqué. Rien n'est pire que de croire qu'on a une réponse à un moment où il n'y en a pas. « Apaiser les souffrances », disiez-vous, monsieur le secrétaire d'État [Bernard Kouchner] ? Oui, bien sûr. Si on nous le demande... N'oubliez pas que l'Algérie est un pays souverain. Si j'osais plaisanter sur un tel sujet, je dirais qu'on pourrait leur envoyer nos infirmières !... Les devoirs de l'État ne permettent pas de prononcer un mot de travers : il faut savoir supporter la critique, au besoin en se taisant. Que voudrait-on que nous fassions ? Va-t-on convoquer l'ambassadeur, lui dire que quand la France était là, le maintien de l'ordre se passait mieux ? C'est comme pour Jaruzelski : on s'indigne quand je le rencontre, et pourtant on ne dit rien quand le pape va le voir ! En même temps, on couvre Gorbatchev de louanges. On s'en prend aux exécutants et on caresse le dos du principal inspirateur ! Tout cela est une hypocrisie qu'il faut bien supporter, mais vous n'êtes pas obligés de vous en faire les complices !
Que va-t-il se passer en Algérie ? Je n'en sais rien. Mais, en tout cas, il y a une hypothèse à laquelle il est interdit, pour l'heure, de penser : l'établissement de la démocratie. Ce que je viens de dire peut apparaître comme ne tenant pas suffisamment compte des sensibilités en France, du sentiment profond que chacun a de l'injustice et de la souffrance ; il faut naturellement en tenir compte. Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre des Affaires étrangères, vous le ferez. Les Algériens qu'on entend sont surtout ceux qui vivent ici : par définition, ce sont des opposants, des intellectuels. Quand je le pouvais, j'aimais mieux les fréquenter que les chefs d'État. Ils sont sympathiques, leurs rêves sont démocratiques, mais j'ai appris à me méfier des rêves.
Il faut faire attention au Maghreb. Kadhafi est toujours là, le Front Polisario n'accepte pas l'accord entre le Maroc et l'Algérie, l'intégrisme est présent partout. Alors, monsieur le ministre [Roland Dumas], à l'Assemblée, à ceux qui s'expriment sincèrement vous répondrez sincèrement ; à ceux qui s'expriment par calcul vous répondrez brutalement.
Jeudi 13 octobre 1988
Réunion à Matignon autour de Michel Rocard (Bérégovoy, Fauroux, Dreyfus, Huchon, Lyon-Caen et Sautter) pour discuter d'éventuelles renationalisations et de remise en cause des noyaux durs. Discussion fondamentale sur l'avenir du capitalisme français :
Michel Rocard : Je suis pour une cohérence de l'action gouvernementale. Il faut se mettre d'accord sur les « noyaux durs » à défaire... Pebereau vise à reconquérir la Société Générale et indirectement la CGE, Paribas est en train d'être acheté par des Irakiens, des Saoudiens, des Koweïtiens et M. Eskénazi...
Pierre Bérégovoy : Les « noyaux durs » mis en place par le RPR sont inacceptables. Il faut laisser faire ceux qui agissent sur le marché et se contenter de lever, par un projet de loi de deux articles, l'interdiction faite aux « noyaux durs » de ne vendre des actions, les troisième, quatrième et cinquième années, que par consensus. Cela suffira. Il faut aussi moraliser la Bourse en sanctionnant les achats massifs non déclarés, et faire émerger une nouvelle génération de dirigeants. Il ne faut pas s'opposer aux achats étrangers : les capitaux extérieurs sont bienvenus pour notre balance des paiements. Pour la CGE, impénétrable directement, Pebereau essaie d'y entrer via la Société Générale. Il a raison. Pour ce qui est de Suez, affaibli, les Assurances du Midi cherchent à s'en rapprocher.
Roger Fauroux : Les dirigeants de Suez, CGE, Paribas sont faibles. Les socialistes ne doivent pas donner une impression d'affairisme. Il faut rompre le lien intolérable entre la CGE et la Générale Occidentale.
Tony Dreyfus cite L'Événement du jeudi qui parle d'Harriri, Traboulsi et autres financiers du Moyen-Orient.
Pierre Bérégovoy : Je n'ai pas vu Eskénazi ! Conformément aux instructions du Président, je lui ai fait savoir que sa tentative de prendre Paribas serait vaine. Personnellement, je pense, au contraire du Président, que nous aurions pu l'appuyer et tenter ainsi d'avoir un grand groupe financier européen franco-belge...
Roger Fauroux : En France, l'État doit exercer une magistrature morale.
Michel Rocard conclut : Il faut réfléchir au projet de loi déliant les « noyaux durs », éventuellement dès cet automne. Ce projet de loi passera bien : nous diviserons les libéraux. Il faut mettre en chantier la réforme de la Bourse, rendant les sanctions plus strictes. Je propose une nouvelle réunion dans un mois.
Manifestation d'infirmières à Paris (80 000 personnes).
A 16 heures, Claude Evin, ministre de la Santé, vient d'apprendre que Michel Rocard a prévu d'intervenir au journal télévisé de 20 heures pour annoncer qu'il va prendre lui-même en main la négociation. Furieux, il appelle le Premier ministre : Tu ne peux pas faire ça ! D'abord, tu me fais perdre la face. Ensuite, comme le problème n'est pas réglé, tu vas te planter ! Et de menacer, si Rocard s'entête, de démissionner. Le Premier ministre estime que, comme pour la Nouvelle-Calédonie, il est le seul à pouvoir sortir le gouvernement du guêpier.
A 19 heures 40, Michel Rocard téléphone à Claude Evin et l'informe qu'il renonce à prendre directement la direction des opérations : A TF1, dit-il, je vais
essayer de calmer le jeu. Tu termines la négociation comme tu peux. J'avaliserai ensuite l'accord à Matignon.
Sur TF1, Michel Rocard explique qu'il n'ira pas plus loin que les propositions faites par Claude Evin, ministre de la Santé : Si on va trop loin, ce sont toujours les salariés qui perdent.
Vendredi 14 octobre 1988
A 2 heures du matin, Evin téléphone à Rocard. Le ministre de la Santé affirme que la CFDT et FO sont prêtes à signer un accord ; les autres syndicats et la coordination suivront, il s'en porte garant. Le Premier ministre convoque aussitôt tout le monde à Matignon. A 3 heures, les syndicats et la coordination le rencontrent, persuadés qu'il a de nouvelles propositions à leur faire ! De son côté, le Premier ministre croit que tout a été réglé par Evin. C'est donc l'échec. Michel Rocard : Encore un coup comme ça, et notre crédit sera égal à zéro !
Sur TF1, Michèle Cotta commente les conflits sociaux qui agitent la France depuis le début du mois : Conformément à l'habitude qu'il donne aux Français depuis cinq mois, Michel Rocard, hier soir, est monté une fois de plus en première ligne. Jamais, sans doute, un Premier ministre de la Ve République n'aura autant joué les fusibles, prenant directement les coups, se battant successivement sur tous les terrains, en laissant le Président de la République dans son rôle d'arbitre et sans que les remous sociaux remontent jusqu'à l'Élysée.
Samedi 15 octobre 1988
Le Président est en visite à Bron, dans le Rhône. Aux élus socialistes il déclare : Le climat social se dégrade, c'est l'évidence. Les décisions sont prises trop tard. La gauche paraît oublier qu'elle est la gauche. Les gens qui sont dans la rue, ce sont ceux-là mêmes qui, toujours, nous soutiennent. Il faut en tenir compte.
Puis, à Oullins : Je veux simplement que le dialogue s'organise entre gens compétents.
Michel Rocard téléphone aussitôt à François Mitterrand qui est en train de dîner en compagnie de Jean Poperen, Pierre Joxe et Louis Mermaz. Le Premier ministre est furieux : Puisqu'il faut des « gens compétents », les infirmières vont sûrement vous demander audience...
François Mitterrand l'apaise : Ce n'était pas de la défiance à l'égard de votre gouvernement, je lui fais confiance, je l'ai dit dans mon discours... Je n'ai pas l'intention de faire votre travail... Mais je ne peux pas rester silencieux...
Revenu à table, le Président commente : Nous sommes à un moment décisif. La méthode Rocard semble en train d'échouer... Le gouvernement s'est engagé dans une stratégie dangereuse. Quand on lâche 1 milliard, puis 1,4 milliard, puis 1,6 milliard, on s'expose à la surenchère. Evin s'est pris pour un superman et il a pris tout le monde au piège... Quand j'entends Rocard expliquer qu'il y a des revendications justifiées et que l'opinion publique approuve, c'est le plus bel appel à la grève que j'aie jamais entendu.
Le soir même, l'Élysée fait publier un communiqué réaffirmant que le Président fait confiance au gouvernement. Mais les nouvelles propositions avancées en son nom par Claude Evin ont été une fois de plus rejetées par la coordination des infirmières.
Le Comité central du RPR appelle pour le référendum sur la Nouvelle-Calédonie à une non-participation engagée et motivée. En français, cela s'appelle l'abstention. L'UDF, en revanche, a déjà prôné le « oui ».
Dimanche 16 octobre 1988
Dans Le Journal du dimanche, Michel Rocard déclare : Nous sommes confrontés à un vaste problème d'explication. Il a des mots malheureux sur l'énervement des infirmières.
Mardi 18 octobre 1988
Les infirmières accusent le Premier ministre et le ministre de la Santé de les mépriser. Elles réclament un médiateur.
Élisabeth Guigou, répétant des propos d'Édith Cresson, accuse Pierre Bérégovoy de vouloir se dérober à la discussion sur l'harmonisation de la fiscalité et d'essayer de ne pas appliquer la directive européenne sur le sujet.
Voilà qui est sévère pour Pierre Bérégovoy qui est au front, observe Christian Sautter, secrétaire général adjoint de l'Élysée, lequel a un faible pour les métaphores militaires.
Mercredi 19 octobre 1988
Au Conseil des ministres, Lionel Jospin s'inquiète de la rentrée universitaire. Manque de crédits. Il plaide pour une loi de programmation pour l'éducation. Jean-Pierre Soisson approuve vigoureusement.
Jack Lang, lui, s'inquiète des crédits des bibliothèques universitaires, en diminution, et, par voie de conséquence, de l'avenir du projet de Grande Bibliothèque.
François Mitterrand : L'effort pour l'Éducation nationale et ce qui va avec (recherche, formation) est l'engagement principal du gouvernement. A l'intérieur de cette priorité, c'est au gouvernement de voir ce qu'il convient de mettre en avant. S'il y a de plus en plus d'étudiants, il n'y a aucune raison de se plaindre : c'est tant mieux. C'est vrai que beaucoup d'universités sont en très mauvais état, avec un entretien insuffisant, des locaux et une architecture médiocres.
Sur l'idée d'une loi de programmation, j'exprime mon extrême réserve. Ces lois deviennent très contraignantes ; en même temps, elles ne sont pas respectées, et vous permettrez à l'opposition d'avoir une attitude démagogique dans le débat. Par contre, une programmation gouvernementale qui ait valeur d'engagement, pourquoi pas ? Après tout, ce gouvernement est fait pour durer...
A propos de la communication de Roger Fauroux sur les entreprises publiques industrielles et le rôle de l'État actionnaire, Jean-Pierre Chevènement suggère : Il serait très bien de faire élire les présidents des entreprises publiques par leur conseil d'administration.
Édith Cresson appuie : Excellente idée.
Michel Rocard est enthousiaste.
François Mitterrand : Je vais peut-être vous surprendre, mais j'ai un sentiment très différent de celui de Jean-Pierre Chevènement, d'Édith Cresson, de Roger Fauroux et du Premier ministre. C'est nous qui, pour l'essentiel, nommons déjà les administrateurs. Ou bien ceux-ci choisiront qui ils voudront, et je ne vois pas, en ce cas, pourquoi on a nationalisé ; ou bien ils feront comme on leur dira, et cela ne trompera personne. Vous faites preuve d'une ouverture d'esprit tout à fait excellente, mais elle me paraît s'appliquer à un mauvais sujet. Cela dit, mon tempérament n'est pas plus dirigiste que celui de ceux qui sont intervenus ; j'ai même eu l'impression d'avoir trouvé le ministre de l'Industrie plus interventionniste que moi ; j'ai cru retrouver le Jean-Pierre Chevènement de 1982-1983, et vous savez que je m'étais un peu gendarmé à l'époque ! Il est clair qu'ilfaut une stratégie pour les entreprises, mais il ne faut pas une bureaucratie. Il ne faut pas que les PDG soient obligés de demander à chaque instant une autorisation aux sous-chefs de bureau.
Par ailleurs, l'état de notre commerce extérieur avec la RFA a dépassé le stade de la catastrophe. On devrait avoir 60 milliards de francs de déficit cette année. Il n'y a aucune raison pour que nous renoncions à la reconquête du marché allemand. Il faut donc se mobiliser là-dessus, il faut une troupe spécialisée, aguerrie, qui s'acharne sur ce pays, petit par la taille. Après tout, cela doit être moins désagréable pour les cadres que de s'installer au Japon ou en Chine : on peut revenir le week-end ! Là, les entreprises publiques doivent jouer un rôle majeur.
François Mitterrand déplore l'amateurisme de beaucoup de chefs d'entreprise. Il ajoute : Il va y avoir quelques semaines un peu délicates pour le gouvernement à cause des mouvements sociaux, mais, en cinq ans, la France doit être en mesure d'arriver au bout de ses difficultés.
A propos de la demande de recours à l'article 49.3 : Cette demande ne peut qu'être acceptée, même si l'article 49.3 a donné lieu à des abus dans une période récente. C'est un moyen constitutionnel que j'estime ne pas pouvoir refuser au Premier ministre. Il faut que vous ayez des annes dans votre gibecière ; avec celle-là, soyez tranquille, cela marchera. Mais si vous pouviez vous en passer, ce serait encore mieux.
Léon Schwartzenberg présente à la presse le comité de soutien à la coordination des infirmières, qu'il a formé : On parle de la méthode Rocard. Mais la méthode Rocard, qu'est-ce que c'est ? Il reçoit Tjibaou et Lafleur et, à 3 heures du matin, il aboutit à un accord. Il reçoit les gardiens de prison et, à 3 heures du matin, il leur fait signer un texte. Mais il oublie que les infirmières, elles, travaillent la nuit. A 3 heures du matin, vendredi dernier, elles étaient encore lucides... Rocard accuse les infirmières d'être énervées. Mais il ne leur a pas fait ce reproche quand il a eu besoin d'elles pour ses piqûres dans les fesses !
Au cours des « questions d'actualité », à l'Assemblée, Michel Rocard annonce pour dès cet hiver une revalorisation dans la fonction publique. Pierre Bérégovoy, boudeur, précise que l'État ne financera pas le progrès social par la planche à billets.
Jeudi 20 octobre 1988
Lionel Jospin, très surpris par la « proposition de programmation gouvernementale » formulée la veille par François Mitterrand au Conseil, rencontre le Président pour préparer l'émission Questions à domicile, à laquelle il participera ce soir. Il obtient l'autorisation d'annoncer une loi d'orientation pour l'Éducation.
Grève nationale des fonctionnaires. Le PS les soutient explicitement.
Le Président est mécontent d'un article du Monde rapportant des propos qu'il aurait tenus aux infirmières, que celles-ci auraient répétés et selon lesquels le gouvernement en aurait déjà fait assez, sinon trop, pour elles : Je n'ai jamais dit « trop », si ce n'est peut-être « trop tout de suite » ou « trop d'un coup »...
Vendredi 21 octobre 1988
Je suis à Manille afin d'inviter Cory Aquiño au Sommet du 14 Juillet 1989. Réponse positive. Elle ne souhaite cependant pas encore l'annoncer publiquement, mais nous autorise à faire état de son accord auprès des autres invités. Elle me fait visiter les appartements du Président Marcos. Le sommet du mauvais goût est atteint par l'extravagante collection de chaussures de Madame Marcos. Formidable frénésie d'accumulation, façon comme une autre de lutter contre la mort.
Je vois vendredi prochain Rajiv Gandhi à Delhi pour lui remettre la même invitation.
Il faudrait inviter encore deux Sud-Américains (Mexique et Argentine), la Chine, et deux Africains (dont le président du Zimbabwe, parce qu'il est aussi président des non-alignés, et la Côte d'Ivoire).
Le Président, à qui je fais mon rapport, note : Et le Gabon ?
Lundi 24 octobre 1988
Helmut Kohl est à Moscou pour sa première visite officielle en URSS.
Georges Pebereau annonce son offensive financière pour prendre le contrôle de la Société Générale, en accord avec Pierre Bérégovoy.
La CFDT, FO et la CFTC acceptent les ultimes propositions de Claude Evin (reconnaissance du corps des infirmières, création d'un deuxième grade, indices de carrière). Mais la coordination informelle des grévistes refuse de signer.
Sur Europe 1, ce soir, Michel Rocard se félicite d'avoir pu parvenir à un accord avec les infirmières et annonce l'ouverture de négociations avec les syndicats de fonctionnaires. Fin de la grève des infirmières.
Mardi 25 octobre 1988
Vu Emmanuel Le Roy Ladurie. La pression de la Bibliothèque nationale, et des lecteurs privilégiés qu'elle rassemble, s'accroît autour du projet de Grande Bibliothèque. Très habilement, l'administrateur général souhaite récupérer la manne qui s'annonce...
François Mitterrand est en Égypte. Au bord du canal de Suez, il devise, off, avec des journalistes : Je vais intervenir dans la campagne sur le référendum. Le Premier ministre a eu raison de durcir le ton. Ce sont ceux qui veulent remettre en cause la décision du peuple qui l'ont durci en premier. Je sais que beaucoup de gens ne sont pas d'accord. Eh bien, ils devraient le dire un peu plus... A moins qu'après tout il y ait là une logique : ils se sont donné M. Pons comme chef de file, c'est-à-dire ce qu'il y a de pire, de plus bêtement réactionnaire. Ou de plus bête, tout simplement...
François Mitterrand rencontre Hosni Moubarak à Ismaïlia. Le Raïs intervient auprès des Palestiniens pour éviter que ceux-ci ne prennent une décision sur un éventuel État ou un éventuel gouvernement provisoire palestinien avant les élections américaine et israélienne. Il estime que tout fait nouveau de cet ordre poserait des problèmes à la communauté internationale et risquerait de faire perdre à l'OLP une partie des soutiens dont elle dispose. D'autre part, les candidats américains et israéliens seraient amenés à réagir à ces décisions et à prendre, vis-à-vis de leur opinion, des engagements sur lesquels il leur serait difficile de revenir rapidement par la suite. Arafat a pris en considération cette position, sans cependant se lier : il est probable qu'il demandera au Conseil national palestinien un mandat d'orientation qui sera précisé ultérieurement (après les élections) par les instances exécutives.
Sur le Liban, Hosni Moubarak : Je regrette vivement l'accord Murphy-Assad, qui ne peut qu'aggraver les dégâts. Pourquoi, d'autre part, renforcer la position de la Syrie au moment où celle-ci, qui constitue le principal obstacle au processus de paix, est affaiblie ? Il existe enfin des complicités objectives entre Israël et la Syrie, qui compliquent encore la situation au Liban.
François Mitterrand : Nous ne sommes pas en charge d'assurer la défense des chrétiens du monde, mais l'effacement ou la disparition du petit noyau chrétien du Proche-Orient serait considéré par la France comme un fait très grave.
Dans le conflit Irak/Iran, le Président Moubarak explique la position de Bagdad en faveur du maintien du siège des négociations à Genève : il se porte garant de la volonté des Irakiens de parvenir à la paix, mais déplacer les négociations à New York, compte tenu de l'éloignement et des influences qui s'y exercent, ne leur paraît pas souhaitable.
François Mitterrand : Peut-être pourrait-on rechercher une solution de compromis qui consisterait à garder le siège des négociations à Genève, mais à faire périodiquement référence et compte rendu à New York ?
Hosni Moubarak : L'aide que la Syrie apporte à l'Iran est un fait très grave et provoquera des réactions arabes communes contre la Syrie, car celle-ci a trahi son camp. La Syrie ne viole-t-elle pas ainsi le pacte arabe de défense, alors qu'elle reproche à l'Égypte de l'avoir fait en réalisant la paix avec Israël ?
Michel Rocard, Jean-Pierre Chevènement et Pierre Mauroy entament, à Belfort, la campagne pour le référendum sur la Nouvelle-Calédonie.
Mercredi 26 octobre 1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand intervient après l'exposé de politique internationale de Roland Dumas : Sur le Proche-Orient, je ne m'attends pas à une avancée sérieuse d'ici longtemps. Le Plan Allon, que j'avais approuvé en son temps, reprend du relief ; ça bouge un peu. Le Président Herzog préconise, plutôt qu'une conférence internationale, une rencontre directe, mais, en même temps, il récuse l'interlocuteur : ce n'est pas très sérieux.
Il commente ensuite la récente rencontre Kohl-Gorbatchev en URSS : On s'interroge sur les véritables intentions allemandes. Il faut plutôt se demander quels sont les véritables intérêts de l'Allemagne. Ce sont ceux de sa géographie. Elle est entre les deux blocs : comment voulez-vous qu'un tel pays n'ait pas le regard tourné des deux côtés ? Pour l'URSS, il y a deux non possumus : la réunification et la détention de l'arme nucléaire par l'Allemagne, voire même un droit de regard de l'Allemagne sur son emploi. Le rapprochement entre l'URSS et la RFA ne présente guère d'inconvénients majeurs, et il présente quelques avantages. En Allemagne, le nationalisme passe par le neutralisme, pour éviter la dépendance des États-Unis.
Nous-mêmes, nous devons revenir en force en Europe de l'Est. Il y a le problème polonais, le durcissement tchèque, les folies roumaines, le suivisme bulgare... Tout cela complique les choses, mais j'irai dans chacun des pays d'Europe de l'Est, ou presque, dans les mois qui viennent.
Par rapport à l'Allemagne, notre problème est de trouver un meilleur équilibre en matière de commerce extérieur. Comme on le disait il y a quelque temps en politique intérieure, l'union est un combat. En tout cas, c'est une concurrence qu'il faut gagner. Au-delà de l'intérêt pour notre sécurité, notre arme nucléaire nous donne une capacité diplomatique supplémentaire. Le général de Gaulle a eu le grand mérite de concevoir l'indépendance à partir de la dissuasion nucléaire. D'autres hommes ont joué aussi un rôle important, comme Pierre Mendès France, dont j'ai relu récemment les décisions de l'époque. C'est donc un mouvement français. D'autres choix auraient pu être faits ; aujourd'hui, il n'en est pas d'autres possibles.
Puis le Président fait un exposé historique des relations entre l'URSS et la France. Il termine par : C'est l'année même où l'Amérique a été découverte que la Russie a envoyé ses premiers ambassadeurs en Europe occidentale.
François Mitterrand adresse, à propos du référendum sur la Nouvelle-Calédonie, un message au Parlement dans lequel il déclare qu'il s'agit d'assurer la victoire de la concorde et de la paix.
Jeudi 27 octobre 1988
Mise sur orbite du satellite TDF 1.
Sommet franco-italien en Arles. François Mitterrand : Gorbatchev s'est fabriqué une opposition de gauche pour devenir un personnage au centre.
Débat houleux, hier, à l'Assemblée, à propos de la Nouvelle-Calédonie. Ce qu'en a retenu le président du groupe RPR, ce sont moins les mots « lâcheté » et « désertion » employés par Michel Rocard à l'adresse du parti chiraquien que le comportement de Raymond Barre. On me rapporte que Bernard Pons aurait lancé : Avez-vous vu le gros [Barre] ? Il n'a pas bougé ! Il n'a même pas applaudi quand l'UDF et l'UDC ont critiqué Rocard ! C'est le traître dans toute sa splendeur, c'est le vrai traître !
Vendredi 28 octobre 1988
Voyage à Dehli. Rajiv Gandhi accepte de se rendre à Paris le 14 Juillet prochain.
Dimanche 30 octobre 1988
Altercation entre Michel Charasse et Pierre Arpaillange devant le congrès du syndicat des avocats de France à Clermont-Ferrand à propos de leurs conceptions divergentes sur la justice, les prisons, les droits des uns et des autres. Il s'agit surtout d'antipathie personnelle. Christian Sautter, secrétaire général adjoint de l'Élysée, de permanence, prévient le Président et Matignon. L'Élysée et Matignon se mobilisent pour dissuader le ministre de la Justice de quitter le gouvernement. Jean-Louis Bianco assure Pierre Arpaillange du soutien du Président. François Mitterrand engueule Charasse et le fait savoir au garde des Sceaux.
Lundi 31 octobre 1988
Pierre Arpaillange reste fermement décidé à démissionner s'il n'obtient pas réparation. Dans la soirée, Michel Charasse publie un communiqué dans lequel il dément les propos qu'il a tenus devant la presse et assure le garde des Sceaux de sa solidarité. Jean-Paul Huchon, directeur de cabinet de Michel Rocard, téléphone à Arpaillange pour lui proposer de venir mercredi à Matignon s'entretenir avec le Premier ministre et le ministre du Budget. Refus du garde des Sceaux, qui demande à être reçu seul par Michel Rocard.
Mardi 1er novembre 1988
François Mitterrand est à Aix-la-Chapelle, où il doit recevoir, avec Helmut Kohl, le prix Charlemagne, créé en 1949 pour récompenser des contributions à l'unité européenne. Il évoque à nouveau l'importance culturelle du projet Eurêka audiovisuel. La question sera évoquée au Sommet européen de Rhodes. Il propose la tenue d'assises de l'audiovisuel sur le modèle des assises de la technologie. Il déclare en outre : L'Europe que nous bâtissons veut être maîtresse de son destin et doit rester ouverte à toute autre partie d'elle-même. L'Europe, c'est nous et quelques autres. Entre nous et ces quelques autres, ne pensons pas rivalité : elle existe dans les faits, les idéologies, les intérêts économiques, les systèmes commerciaux, les formes de pensée ou de philosophie. Mais pourquoi inscrire ces formes diverses dans une fausse éternité ? Ce que nous faisons montrera ses valeurs attractives à l'Europe qui n'en est pas. Et nous avons à retirer beaucoup de cette Europe-là pour parfaire ce que nous sommes... Nous sommes à l'orée d'une année, 1989, qui nous rappelle des souvenirs, à nous particulièrement, Français, mais aussi au reste du monde, et il se trouve que, précisément, après l'Allemagne qui a vraiment bien rempli son rôle, l'Espagne et la France auront tout au long de l'année prochaine à présider aux destinées de la Communauté...
En remplacement de Claude Cheysson, qui quitte son poste à Bruxelles, Simone Veil suggère au Président de nommer Christiane Scrivener.
Mercredi 2 novembre 1988
Un seul fait à noter au Conseil des ministres. François Mitterrand à propos du satellite TDF : Il a été lancé et bien lancé. Je m'en suis d'autant plus réjoui que je suis de ceux qui se sont battus pour que cette décision soit prise. Il reste à déployer les antennes. Il faut que, d'ici à la fin du mois de décembre, le gouvernement cait fixé les règles du jeu et qu'ensuite l'organisme qualifié procède à l'appel des candidatures. Il ne faut pas prendre de retard pour bénéficier de cette technique nouvelle. C'est une très grande opération.
Jacques de Larosière m'informe du résultat des deux premières réunions du Comité Delors sur l'union monétaire dont il est membre et nous expose les propositions qu'il doit lui soumettre pour hâter et concrétiser l'achèvement de l'union économique et monétaire. Un Fonds de réserves européen (FRE) serait d'abord créé et interviendrait sur les marchés des changes en monnaie des pays tiers (et en monnaies communautaires). Le FRE disposerait de réserves données par chacune des banques centrales. Il aurait pour mission de préparer l'avènement de la monnaie commune et de faire réaliser des progrès concrets dans le développement de l'écu. Seraient membres du FRE toutes les banques centrales de la CEE, à la condition que leur monnaie participe au mécanisme de change (ce qui exclurait pour l'instant le Royaume-Uni) et que soit mise en commun une partie de leurs réserves de change. La direction du FRE serait assurée par un conseil d'administration composé des gouverneurs des banques centrales et présidé à tour de rôle, tous les deux ans, par l'un de ses membres. La création de ce Fonds de réserve implique un nouveau traité.
Jean-Claude Trichet, le directeur du Trésor, est opposé à ce schéma ; pour lui, les ministres devraient conserver le contrôle politique et assurer la coordination des politiques économiques. Actuellement, le Conseil des ministres des Finances ne joue pas du tout ce rôle ; il n'est qu'une juxtaposition de monologues.
Jeudi 3 novembre 1988
52e Sommet franco-allemand à Bonn. Comme prévu, il consacre le projet de création, au 1er janvier 1990, d'une chaîne de télévision culturelle commune. C'est encore une initiative du Chancelier.
Au cours des entretiens avec Helmut Kohl, le Président confirme, à propos de la négociation sur le désarmement conventionnel, qu'il n'est pas question de discuter à Vienne à vingt-trois (c'est-à-dire OTAN contre Pacte de Varsovie). On parle à trente-cinq (c'est-à-dire tous, avec les Européens neutres), et rien d'autre.
Je rencontre à Dacca le Président du Bangladesh, enthousiaste sur le projet des grands barrages. Dans la capitale et aux alentours, pas traces de mendiants. Misère digne, révolte muette. Dans la mise en œuvre du plan d'endiguement, il faudra s'entendre avec les autres riverains sur l'usage de l'eau. Difficile. L'Inde est sourcilleuse et voudrait garder ainsi un contrôle sur Dacca.
Vendredi 4 novembre 1988
Moscou annonce une suspension du retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan en vue d'imposer la négociation à la résistance.
Le Président confirme à Kohl qu'il n'est pas question de discuter à vingt-trois. On parle d'un compromis très compliqué pour une triple négociation en trois zones : Nord, Centre et Sud, chacune avec des participants différents, mais cela ne marche pas (États-Unis, Grèce et Turquie n'en veulent pas).
Dimanche 6 novembre 1988
Référendum sur la Nouvelle-Calédonie. Le « oui » l'emporte avec 79,99 % des suffrages exprimés, mais l'abstention atteint le niveau record de 62,96 %. Le « non » est majoritaire à Nouméa et dans cinq autres communes caldoches.
Mardi 8 novembre 1988
George Bush est élu Président des États-Unis. On jugera de sa politique au choix des hommes : gardera-t-il auprès de lui les ministres de Reagan ?
Michel Camdessus vient me proposer la dévaluation du franc CFA. Cela conduirait en Côte d'Ivoire (moyennant un programme d'austérité très rigoureux) à un retour à l'équilibre des comptes extérieurs, à une légère amélioration de la croissance (de 2,1 à 3,5 %) et à une réduction du déficit budgétaire de 10 à 8 % du PIB. Mais cela entraînerait aussi une hausse des prix sensible (de l'ordre de 15 %) et ne permettrait aucune amélioration ni du poids, ni du service de la dette. Enfin, cela ne permettrait aucun développement des exportations de matières premières ou de produits de substitution.
François Mitterrand s'y oppose : pas question d'une dévaluation du franc CFA. C'est pour lui un choix politique, qui consiste à ne pas contredire le président Houphouët sur un sujet aussi sensible.
Sur l'Éducation nationale, grâce à Lionel Jospin, les engagements pris avant l'élection présidentielle ont été tenus : son budget pour 1989 augmentera de 5,6 %, soit 11 milliards ; 12 382 emplois seront créés, dont 4 200 dans les lycées et 1000 postes de maîtres de conférences dans les universités ; les postes offerts au concours du second degré ont été augmentés de 40 % ; le taux des bourses pour les étudiants a été majoré.
Reste à modifier les rythmes scolaires, à réduire les taux d'échecs, à mieux accueillir et orienter les élèves et les étudiants, de plus en plus nombreux à tous les niveaux. Une priorité absolue : la formation des maîtres.
Notre ambassadeur à Alger nous envoie un rapport confidentiel très alarmiste. La situation se dégrade de jour en jour : la position du Président Chadli, unanimement considéré comme faible et peu capable, ne cesse de vaciller. Le FLN, les communistes algériens, l'essentiel de l'armée multiplient les embûches contre lui, l'objectif étant d'empêcher à tout prix la victoire de la ligne Chadli au Congrès du FLN, en mettant en évidence la « complaisance » des hommes du Président vis-à-vis de la France. C'est ainsi qu'il faut comprendre de nombreuses escarmouches sur l'affaire des enfants de couples mixtes, sur la francophonie, sur les établissements culturels français, etc. Le ministre de l'Intérieur est critiqué pour avoir un entourage francophone. L'équipe Chadli aurait vu dans les récentes émeutes la possibilité de retourner la situation à son profit. Elle aurait ainsi délibérément décidé de retirer la police devant les émeutiers, pour obliger l'armée à intervenir et discréditer celle-ci par ses excès prévisibles. Beaucoup d'Algériens sont convaincus que les tireurs isolés disséminés dans la foule, qui s'en prenaient aux militaires pour entraîner une riposte, étaient en fait des policiers en civil. Grâce à cette utilisation des émeutes, le Président Chadli a repris l'initiative : référendum, limogeage du général responsable de la répression militaire et du patron du FLN, Messaadia. Aujourd'hui, au sein de l'armée et du FLN, la haine serait donc à son paroxysme contre le Président.
Mercredi 9 novembre 1988
Au Conseil des ministres, à propos du référendum sur la Nouvelle-Calédonie, François Mitterrand : C'est le premier référendum qui soit dépourvu de tout aspect plébiscitaire et semblable à ce qui se fait dans certaines démocraties. La bataille politique a été suffisamment atténuée de part et d'autre pour que les passions ne viennent pas à la rescousse, ce qui a naturellement limité l'ampleur du vote. Malgré tout, 12 millions de Français se sont dérangés pour 165 000 de leurs compatriotes qui sont aux antipodes. On ne sait pas par quelle magie on aurait pu faire mieux. Ce n'est pas une consultation de même nature que celles qui mettent en jeu le pouvoir. Je ne prends pas du tout ce résultat comme fâcheux et je ne considère pas qu'il comportera des conséquences désagréables pour la majorité ou pour le gouvernement. Je regrette évidemment qu'on n'ait pas atteint un niveau plus élevé. En tout cas, vous n'avez nul besoin de verser des pleurs sur le passé. L'important est que cela entraîne une situation de droit nouvelle. Ceux qui estiment que la portée du vote dépend du nombre des votants manquent aux principes élémentaires de la démocratie. Dirait-on qu'un texte de loi parlementaire a plus ou moins de portée juridique selon le nombre des députés en séance ? Combien de débats de société, une fois passé l'émotion, auraient mobilisé 40 % de l'électorat ? Au fond, contrairement à ce qui est souvent dit, il n'y a sans doute pas d'aspiration profonde à la multiplication des référendums...
Michel Durafour rend ensuite compte des négociations dans la fonction publique. Cela avance. Michel Rocard précise qu'une clause de rendez-vous est admise, mais qu'il n'y aura pas d'indexation.
François Mitterrand : J'insiste sur cet élément. Tout ce qui ressemblerait à une indexation reviendrait sur les très difficiles décisions prises par le gouvernement de Pierre Mauroy en 1983 et qui ont été salutaires. Certes, la frontière est souvent imprécise dans le vocabulaire, mais, même si elle n'est pas clairement formulée, elle devrait être respectée. dl est vrai qu'on ne peut réserver les avantages de la croissance aux plus aisés. S'il y a une plus grande richesse, il faut que ses fruits soient équitablement partagés. Que les progrès soient partagés par toutes les couches sociales de la nation ? Oui ! Automatiquement ? Non. D'autant plus que vous avez, avec sagesse et prudence, à réaménager ce qui a été décidé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ce qui vous conduira à apprécier l'utilité de tel ou tel groupe social pour les années 90 [allusion à la grille de la fonction publique].
Déjeuner avec Jack Lang, Émile Biasini, Dominique Jamet, Christian Dupavillon, Christian Sautter, Michel Melot et Patrice Cahart. Nous faisons le point sur le projet de Grande Bibliothèque. Cahart propose dans son rapport que celle-ci reprenne tous les livres entrés à la BN à partir de 1945. Il en coûterait autour de 2 milliards de francs, auxquels il faudrait ajouter de 1 à 1,5 milliard pour la logistique technologique. Coût total du projet : 3,5 milliards. Le rapport recommande la fusion avec la BN en un seul établissement public doté du même président.
Sitôt le rapport remis, sera préparée la consultation d'architectes, laquelle sera lancée le 30 mars. L'architecte sera choisi avant le 1er septembre et les travaux commenceront en décembre 1989.
Pour le terrain, Émile Biasini propose de choisir entre le quai Branly, la caserne Dupleix (à racheter à la Ville), Tolbiac, un terrain à Vincennes (entre le fort et la caserne), qui a la préférence de Jack Lang, et un autre à Saint-Denis.
Le Président, à qui je rapporte ces diverses possibilités, commente : Dans l'ordre : Tolbiac, Saint-Denis. Dupleix serait bien, mais quelle négociation ! Branly, non : c'est pour le Centre de conférences.
Je reviens à la charge auprès du Président, à qui j'adresse une note, à propos de la libre circulation des capitaux en Europe. Je n'arrive pas à m'y faire. Elle ne se limitera évidemment pas à une libération à l'intérieur de l'Europe des Douze, mais sera une libération erga ommes, c'est-à-dire à l'égard du monde entier, en raison de la libération des capitaux déjà en vigueur entre la RFA et la Grande-Bretagne d'une part, la Suisse d'autre part. Concrètement, cela veut dire que si cette directive est appliquée, l'épargne française fuira les banques françaises en 1992, à moins qu'à cette date n'aient été créés dans toute l'Europe, comme c'est le cas en Suisse, des comptes à numéros ! J'ajoute par ailleurs que la RFA est ici d'une grande hypocrisie : elle prône certes une harmonisation des taux d'imposition sur l'épargne, mais alors que l'impôt sur l'épargne existe en principe en RFA, il n'y est pas appliqué, en raison de la pression du lobby bancaire. Tout cela paraît fou ! A mon sens, il faudrait faire savoir dès le Sommet européen de Rhodes que la France ne peut accepter une telle évolution qui reporterait tout le poids de l'impôt sur le revenu sur les seuls revenus du travail. Et qu'elle demande que soit mise en place une protection contre les fuites de capitaux hors de l'Europe des Douze.
Le Président se dit de mon avis. Il en parlera au Sommet de Rhodes. Il demande que Rocard et Bérégovoy soient saisis de la question.
Transfert des cendres de Jean Monnet au Panthéon.
Jeudi 10 novembre 1988
Pour ce qui est des fonds propres dont souhaitent disposer les banques nationalisées, j'ai remarqué qu'elles n'ont reçu de l'État actionnaire aucune augmentation de capital depuis 1945, et que, par surcroît, elles versent plus de 500 millions de dividendes par an à l'État depuis 1982 ! Malgré cela, le ministre des Finances refuse une augmentation de leur capital par la voie du budget, qui pourrait atteindre un montant égal au total des dividendes versés par ces établissements à l'État depuis 1982. Il n'y a, à mon avis, aucune raison de procéder à une ouverture du capital de ces banques au privé avant que l'État fasse son devoir.
Je fais remarquer au Président que la Communauté européenne est la seule à lier l'ouverture de son marché aux produits tropicaux à la réciprocité de la part des pays bénéficiaires, et la seule à exclure un certain nombre de ces produits, telles les fleurs coupées. Renoncer à cette conditionnalité constituerait un geste politique substantiel à l'égard du Sud et permettrait de contrer la manœuvre américaine qui entend mettre à profit nos réticences sur les produits tropicaux pour demander au Tiers-Monde de s'opposer à la Communauté sur le reste de la négociation du GATT à propos de l'agriculture.
Le Président recommande d'agir dans ce sens.
Vendredi 11 novembre 1988
François Mitterrand reçoit le comédien Michel Creton qui souhaite pouvoir créer une « maison » pour handicapés mentaux où les enfants pourraient séjourner au-delà de dix-huit ans. Cela serait possible en utilisant l'article L 162.31 du Code de la Sécurité sociale qui permet les actions expérimentales lorsqu'elles sont agréées par le ministère. Les dépenses feraient l'objet d'un forfait global de prise en charge par les caisses d'assurance-maladie. Des conventions passées entre les caisses et les promoteurs du projet fixeraient les modalités du règlement. Pour les problèmes de limite d'âge, il faudrait arriver soit à un montage administratif, soit à une dérogation en bonne et due forme, ce qui n'est pas très difficile. Le terrain administratif est donc à peu près dégagé. Jusqu'ici, l'acteur n'a pas réussi à obtenir le « feu vert ». Le Président donne des instructions pour que tout soit résolu rapidement.
François Mitterrand est à Rethondes pour l'anniversaire de l'Armistice.
Au cours d'un déjeuner des « éléphants » auquel participent Jospin, Fabius, Mermaz, Mauroy, Poperen, Bérégovoy, entre autres, Joxe fait une dernière tentative pour obtenir un compromis municipal à Marseille où les socialistes se disputent la succession de Gaston Defferre : il suggère que Michel Pezet accepte d'être premier adjoint pendant quelques années, étant entendu qu'il succéderait comme maire à Robert Vigouroux à mi-mandat de celui-ci. Mais Pezet ne veut pas en entendre parler. Or, comme le même Pezet représente entre 8 et 10 % des 180 000 militants du PS et qu'aucun Premier secrétaire, voire aucun candidat à la candidature à l'Élysée ne saurait se passer de son appui, tout paraît bloqué.
Après le rétablissement, hier, des relations diplomatiques entre le Royaume-Uni et l'Iran, Roland Dumas informe François Mitterrand de la situation pour ce qui nous concerne. Nos relations avec l'Iran progressent normalement, conformément aux orientations définies à la mi-juillet. Deux problèmes se posent toutefois : celui de l'embargo pétrolier et celui du contentieux nucléaire.
Pour Roland Dumas, l'embargo pétrolier — instauré en 1987 — n'est plus nécessaire aujourd'hui. Mais, s'il était décidé de le lever, il conviendrait de prévoir un mécanisme de surveillance a posteriori propre à prévenir une modification soudaine et forte de nos achats dans la zone.
En ce qui concerne le contentieux nucléaire, les Iraniens réclament qu'on accepte de leur livrer de l'uranium enrichi. Certaines questions relèvent du Conseil de politique nucléaire extérieure, présidé par le chef de l'État. Roland Dumas recommande que soit organisée dès que possible, sous l'autorité du Premier ministre, une réunion destinée à préparer les décisions, à laquelle seraient invités les ministres des Finances, de l'Industrie, de la Défense, ainsi que l'administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique.
Le Président répond de façon lapidaire : oui à la levée de l'embargo ; non à la réunion projetée à Matignon, la question étant de son seul ressort.
Révélateur de la méthode Mitterrand : le moins de réunions possible, surtout sans lui.
Dimanche 13 novembre 1988
Pierre Bérégovoy célèbre, Chez Edgard, ses quarante ans de mariage. Roger-Patrice Pelat et Samir Traboulsi sont de la fête.
Le Président, informé, est furieux : Il ne devrait pas. Il ne devrait pas...
Lundi 14 novembre 1988
Déjeuner autour de François Mitterrand, avec Pierre Joxe, Paul Quilès, Pierre Bérégovoy et Laurent Fabius. La conversation roule d'abord sur les négociations PC-PS pour les municipales de l'an prochain.
François Mitterrand : Le Parti se comporte avec une faiblesse invraisemblable à l'égard du Parti communiste. Il faut refuser tout accord local jusqu'au 15 janvier. Je pense que les communistes ont trop besoin de leurs municipalités pour ne pas craquer.
Il dit beaucoup de bien de Robert Vigouroux. Il avait chargé Pierre Mauroy de négocier sur les bases suivantes : Vigouroux tête de liste ; pour Pezet, la succession d'ici à quelques années à la mairie et un poste immédiat au gouvernement. Pezet a refusé. Il préfére tout perdre. Tant pis pour lui ! fulmine François Mitterrand.
Paul Quilès parle du conflit aux P et T. Il précise que 250 000 agents perçoivent moins de 6 000 francs par mois (ce qui est exagéré !). Le Président trouve que ce n'est pas admissible pour un gouvernement socialiste : Il faut planifier les augmentations de salaire nécessaires.
François Mitterrand apprécie beaucoup la formule de Pierre Bérégovoy : Il faut tenir les deux bouts de la chaîne. D'un côté, nous devons être justes ; de l'autre, il ne faut pas déraper.
Le ministre des Finances rappelle que l'on a déjà fait beaucoup : la hausse du SMIC plus importante que prévu, 8 milliards pour les accords Durafour, 1,5 milliard pour les infirmières...
Tout le monde déplore que ces mesures ne soient pas mieux perçues par l'opinion et en rend responsable Matignon. Tout le monde tombe aussi d'accord pour déplorer la guerre des clans au sein du Parti socialiste, qui prend des proportions inquiétantes.
Il convient d'accorder aux décisions du Conseil national palestinien, cette nuit, l'importance qu'elles méritent : l'acceptation par l'OLP des résolutions 242 et 338 de l'Organisation des Nations unies lève enfin le plus grand obstacle à la reconnaissance mutuelle d'Israël et de la Palestine. Pour l'obtenir, Yasser Arafat a dû rompre avec le principe de l'unanimité au sein de la centrale palestinienne. Les « durs » du mouvement, dont le FPLP de Georges Habache, entrent en opposition officielle.
Selon Roland Dumas, la reconnaissance par la France d'un État palestinien ne soulèverait aucune difficulté de principe, même s'il est contraire à notre jurisprudence de reconnaître un État qui ne dispose pas d'un territoire défini. En tout cas, le débat juridique ne saurait modifier une constatation de fond, à savoir qu'on ne parviendra à une solution pacifique du conflit que par le dialogue et la négociation. Dans ce but, la France continuera à oeuvrer pour la réunion, dans les meilleurs délais possibles, d'une conférence internationale.
François Mitterrand est très tenté par la reconnaissance immédiate de l'État palestinien : Il fallait que l'OLP réponde à certaines conditions et la première, la plus importante, était l'adhésion aux résolutions de l'ONU. Tôt ou tard, nous reconnaîtrons l'État palestinien. Mieux vaut tôt que tard. Évidemment, le fait de choisir Jérusalem comme capitale est une agression caractérisée contre Israël. Il faut que la ville soit sous statut international. Par ailleurs, il y a un problème juridique. Nous ne pouvons normalement reconnaître un État qui ne dispose pas d'un territoire, sans quoi nous aurions déjà reconnu maints Etats plus sympathiques que celui de l'OLP...
Jack Lang suggère de réunir en 1989 à Paris les intellectuels des deux Europes, pour faire de Paris la capitale intellectuelle de la grande Europe.
Mardi 15 novembre 1988
Petit déjeuner chez Michel Rocard. Pierre Bérégovoy et Laurent Fabius répètent ce que François Mitterrand a dit la veille à déjeuner.
Jean-Pierre Chevènement réclame des crédits plus importants pour la Défense dans le collectif budgétaire. Michel Rocard se tait et c'est Jean-Paul Huchon qui tranche : Un collectif ne se discute pas.
Long débat sur l'OLP. Faut-il se rapprocher d'Arafat ? Jean-Pierre Chevènement développe une vigoureuse critique : Nous n'avons pas de politique arabe depuis quinze ans. Jean-Louis Bianco rappelle qu'à trois reprises le Président a sauvé les Palestiniens : à Beyrouth, à Tripoli et en évitant un deuxième Sabra et Chatila.
François Mitterrand reçoit à déjeuner Pierre Mauroy, Henri Emmanuelli et Louis Mermaz. Il leur parle assez durement du PS, mais veille à ne pas donner l'impression qu'il critique tout le Parti.
Sur les pourparlers avec le PC en vue des municipales de mars prochain : L'accord national, les communistes n'en veulent pas ; il faut trouver un autre mot et parler par exemple, le moment venu, d'un accord global.
Il est très mécontent qu'André Lang, successeur d'André Boulloche à la mairie de Montbéliard, ait été battu à cause de la candidature dissidente de Guy Beche, soutenu par Laurent Fabius. Il indique qu'il ne faut pas accepter d'interdit communiste sur les candidats de la majorité présidentielle que nous voulons faire figurer sur nos listes.
Je reviens de nouveau à la charge, auprès du Président, contre la libération des mouvements de capitaux en Europe. S'il n'y a pas simultanément harmonisation des législations fiscales, du droit bancaire et de la protection accordée aux placements hors d'Europe, elle aura les conséquences suivantes : alignement des pratiques fiscales sur l'épargne au taux le plus bas, c'est-à-dire zéro (la RFA, par exemple, qui a en principe une taxe de 15 % sur les revenus de l'épargne, vient de décider de la suspendre pour trois ans afin de lutter contre la concurrence britannique, et contrairement à la promesse d'Helmut Kohl) ; il sera possible à chaque citoyen d'Europe de placer son épargne dans un pays tiers, donc en Suisse ou aux Bahamas ; pour éviter de perdre leurs clients, les banques européennes se préparent donc à pratiquer le secret bancaire (qui n'est illégal qu'en France) ; par suite, non seulement les revenus du capital ne seront pas taxés, mais ceux qui feront verser leurs revenus sur des comptes à numéros en RFA pourront même échapper à l'impôt sur le revenu !
Certes, Édith Cresson est convaincue qu'il y aura un lien strict entre l'harmonisation fiscale en Europe et la libération des capitaux. Mais ce n'est pas le point de vue de nombreux experts ni de la Commission : tous considèrent que la libération des capitaux se fera même s'il n'y a pas harmonisation fiscale. Enfin, même s'il y avait harmonisation des fiscalités européennes, il resterait à procéder à l'harmonisation des législations à l'égard du secret bancaire et des sorties de capitaux hors de l'Europe des Douze.
Inutile de préciser qu'il serait particulièrement choquant de voir se créer de la sorte l'Internationale du capital au moment où s'enlise l'Europe sociale !
Je suggère au Président d'écrire à ce sujet au Premier ministre. Ce qu'il fait, indiquant que la France doit demander que, d'ici à 1990, des progrès parallèles soient accomplis dans l'harmonisation de la fiscalité et dans la libération des capitaux. Il ne devrait pas y avoir d'extension automatique aux pays tiers du bénéfice des mesures intracommunautaires de libération des mouvements de capitaux.
En fin d'après-midi, Didier Oury, conseiller du Président pour la politique industrielle, reçoit un responsable de Pechiney qui lui fait part du rachat imminent par cette société de la firme American National Can.
Jack Lang propose de « panthéoniser » l'abbé Grégoire et Lafayette en 1989.
Mercredi 16 novembre 1988
Dans le bureau de Jean-Louis Bianco, avant le Conseil des ministres, Michel Rocard fait une vague allusion à une très grosse affaire que Pechiney mène aux États-Unis. Il en parle au Président. Mais ce dernier n'a pas encore pris connaissance de la note que Didier Oury termine en ce moment.
Au Conseil des ministres, François Mitterrand, à propos de la décision de l'OLP de créer un État palestinien : Le problème qui nous est posé par la décision de l'OLP est un problème très sérieux. Nous en avons parlé avec le Premier ministre, nous en reparlerons à nouveau avec le ministre des Affaires étrangères, après le Conseil. Il ne faut pas renvoyer notre décision aux calendes grecques.
La reconnaissance des droits des Palestiniens n'est pas synonyme de la reconnaissance d'un État. Un État suppose un territoire. D'ailleurs, le général de Gaulle, lorsqu'il était en Grande-Bretagne, n'a pas été reconnu par les Britanniques et les Américains, mais par les Soviétiques. Il n'a été reconnu par les Occidentaux que comme chef de l'administration.
Il faut examiner cette question de façon très réaliste et, le cas échéant, audacieuse.
Claude Evin parle du projet de création du revenu minimum d'insertion adopté il y a quelques jours en première lecture à l'Assemblée nationale. François Mitterrand : La loi doit être votée pendant cette session et appliquée aussitôt après. C'est une obligation qui s'impose à tous.
Durant le Conseil, vers 11 heures, la note de Didier Oury parvient par mon intermédiaire entre les mains du Président. Aucune copie n'en est diffusée. Oury y annonce que Pechiney, s'il obtient l'accord du gouvernement, conclura et annoncera lundi 21 novembre deux opérations considérables : l'une est la création d'une nouvelle usine d'aluminium en France (200 000 tonnes par an) ; l'autre, l'acquisition d'American National Can, premier producteur américain d'emballage en aluminium, que des raiders se trouvent contraints de revendre, compte tenu de leur endettement. Avec sa filiale Cebal et American Can (six fois plus gros), Pechiney deviendrait le numéro un mondial de l'emballage, obtiendrait un débouché de masse pour son aluminium et, par cette intégration en aval, limiterait les conséquences des fluctuations du cours du métal. Le chiffre d'affaires total de Pechiney s'accroîtrait de 50 %. Le coût d'acquisition est de 5 milliards de francs versés aux actionnaires actuels (payables en dix ans, moyennant un intérêt annuel) et 3,5 milliards de francs pour financer l'OPA sur les titres dispersés dans le public. Pour couvrir ces opérations sans dégrader durablement sa structure de bilan, Pechiney souhaite augmenter ses fonds propres de 5 à 7 milliards. L'émission de certificats d'investissement et une dotation de capital de l'État ne suffisant pas (2 milliards environ), le groupe propose d'introduire en Bourse une société à créer, Pechiney International, qui regrouperait ses filiales étrangères. La vente dans le public de 33 % de son capital rapporterait environ 6 milliards de francs. Ce serait une façon de faire appel à l'épargne sans privatisation au sens strict, puisqu'il s'agirait d'une filiale (comme Thomson-CSF pour Thomson, par exemple). Didier Oury informe le Président que Pierre Bérégovoy et Roger Fauroux sont d'accord.
Le Premier ministre n'a pas encore pris position et s'étonne d'avoir si peu de temps pour le faire, puisque sa décision doit être rendue pour ce vendredi 18 novembre.
Lisant cette note, je ne suis pas, pour ma part, convaincu. Le problème est de savoir si ce rachat, dans la mesure où il fait intervenir une filiale à l'étranger de Pechiney, ne constitue pas une privatisation « rampante ».
A l'issue du Conseil, le Président remet à Michel Rocard, selon la tradition, la grand-croix de l'ordre du Mérite. Il lui fait quelques sobres compliments.
Michel Rocard, pour sa part, estime que l'opération, à laquelle il est très favorable, peut se faire sans dotation en capital et en vendant 25 % seulement de Pechiney International (pour 4 milliards de francs). Sans en informer les ministères concernés, il rédige une lettre dans ce sens au Président.
Le Parlement estonien proclame la primauté de ses lois sur celles de l'URSS. Moscou juge cette décision contraire à la Constitution.
Le parti de Benazir Bhutto, le parti du peuple, remporte les législatives au Pakistan.
Jeudi 17 novembre 1988
A 10 heures, Michel Rocard sollicite par lettre manuscrite le « feu vert » du Président pour l'opération souhaitée par Pechiney. Celui-ci me demande mon avis.
A mon sens, s'agissant de la construction de la nouvelle usine en France, il y faudra des fonds propres venus du Budget ; à défaut, ce serait la privatisation qui commencerait. Évaluons-les à 1 milliard de dotation budgétaire. Il faudra 4 milliards supplémentaires pour l'achat d'ANC aux États-Unis. La solution proposée consiste à créer une filiale internationale partiellement privatisée. C'est, à mon avis, une fausse bonne idée. L'intérêt de l'opération industrielle est de permettre de vendre l'aluminium de Pechiney à une compagnie d'emballage à un prix supérieur au cours mondial. Or, si on ouvre le capital à d'autres actionnaires, Pechiney ne pourra pas lui vendre son aluminium plus cher : les actionnaires privés s'y opposeront. L'affaire n'est donc avantageuse pour Pechiney que si ANC est achetée par une filiale possédée à 100 % par elle. Malheureusement, l'État n'a pas les moyens de lui fournir ces capitaux. L'opération est industriellement moins intéressante que Pechiney ne le croit.
A 18 heures, Alain Boublil, directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, m'appelle à propos de l'affaire Pechiney. Il m'éclaire sur divers aspects industriels. Je lui dis que j'étudie le dossier à la demande du Président.
A la même heure, le Président reçoit un projet de réponse, rédigé par Élisabeth Guigou et moi, et le signe. Cette réponse autorise l'émission de certificats d'investissement et n'émet pas d'opposition à la cession de 25 % du capital de Pechiney International, tout en exprimant de fortes réticences sur l'ensemble.
A 20 heures, les Finances s'inquiètent auprès de moi de savoir si le Président a répondu au Premier ministre, et en quel sens.
Robert Badinter suggère au Président une formule qui permettrait de réduire le coût, pour la collectivité, de certaines grèves. Bien entendu, les mesures à prendre ne devraient pas apparaître comme des atteintes, même indirectes, au droit de grève.
La loi de 1963 oblige les syndicats représentatifs à déposer un préavis avant tout déclenchement d'une grève. Ce préavis est en principe destiné à susciter la négociation, rendue obligatoire depuis 1982. Mais, dans les faits, cette négociation n'a pratiquement jamais lieu ou bien reste purement formelle. L'échec semble avoir trois explications au moins : la brièveté du délai de préavis (cinq jours) ; la relative imprécision des revendications ; le faible contrôle syndical sur le mouvement. Le projet propose de rendre automatique la désignation d'un médiateur, ce qui pourrait sans doute donner de meilleures chances à la négociation ; sa mission s'inscrirait dans le préavis légal de grève.
Conclusion d'un accord sur les salaires dans la fonction publique. La CGT et la CGC refusent de le parapher.
Le président de la Banque mondiale, John Conable, vient plaider pour une ratification par la France du traité créant l'Agence multilatérale de garantie des investissements privés dans les pays du Tiers-Monde, l'AMGI (en anglais MIGA). Le Président refuse de soumettre cette ratification au Parlement, la convention étant rédigée en anglais. Des mesures seront prises, promet Conable, pour faire reconnaître officiellement par le conseil d'administration de l'AMGI l'authenticité de la traduction en français et éviter que de tels problèmes se posent à l'avenir.
François Mitterrand lui parle du projet de stabilisation des fleuves du Bangladesh, qu'il a évoqué à New York. Une fois l'étude faite, la Banque mondiale devra jouer un rôle dans le financement de ce programme.
Vendredi 18 novembre 1988
A la suite des entretiens de Bonn avec le Chancelier Kohl sur le désarmement conventionnel, le Quai d'Orsay présente à la Conférence de Vienne une série de demandes visant à raffermir le lien entre la négociation globale (à trente-cinq pays) et la négociation OTAN-Pacte de Varsovie (à vingt-trois pays), et à mieux insérer la négociation à Vingt-trois dans le processus global de la CSCE. Les réactions de nos partenaires occidentaux ont été, depuis lors, très vives. La RFA, qui souhaite que ces négociations sur le désarmement conventionnel s'engagent au plus vite, craint que les nouvelles demandes françaises (qui marginalisent l'OTAN) ne soient utilisées par les États-Unis (qui cherchent un prétexte pour ce faire) pour retarder l'ouverture de ces négociations.
Le Département d'État américain réagit à nos propositions en faisant savoir à nos partenaires occidentaux qu'il n'est pas question de remettre en cause le compromis de juin 1987, confirmé par le sommet de l'OTAN de mars 1988.
La Côte d'Ivoire se trouve dans une situation financière dramatique, en raison notamment de l'obstination du Président Houphouët-Boigny sur le problème du prix du cacao.
Samedi 19 novembre 1988
En URSS, manifestations nationalistes à Tbilissi (Géorgie), Bakou (Azerbaïdjan) et Erevan (Arménie). Les affrontements inter-ethniques font officiellement 28 morts.
James Baker écrit à Roland Dumas pour protester très violemment contre la position française hostile à l'autonomie de la négociation sur la stabilité conventionnelle (CST) entre les vingt-trois membres de l'OTAN et du Pacte de Varsovie. Il rappelle qu'il y a dix-huit mois, à Reykjavik, les ministres des Affaires étrangères alliés étaient parvenus à cette formule plaçant la négociation autonome dans le cadre du processus de la CSCE. Cette formule de Reykjavik a été réaffirmée au Sommet de l'OTAN du 4 mars, auquel participait le Président Mitterrand. Maintenant, alors que l'aboutissement paraît proche à Vienne, la France demande des clarifications sur le lien entre la CST et le processus de la CSCE, qui, prétend-elle, mettrait gravement en cause la formule convenue à Reykjavik. La France propose que les négociations à Vingt-trois s'arrêtent lors de la prochaine réunion de la CSCE, et que les Trente-cinq décident alors de la forme et du cours futurs des pourparlers. Les États-Unis sont furieux : ces dispositions altéreraient l'autonomie de la négociation en cours, essentielle à son succès. Celle-ci se déroulerait en quelque sorte sous une épée de Damoclès, ce qui, selon Baker, pousserait à accepter un mauvais accord. Les propositions françaises, ajoute-t-il, déséquilibreraient en outre le processus de la CSCE en l'éloignant de la question des droits de l'homme et en le faisant principalement porter sur les questions de sécurité.
La décision de la France risque de retarder la fin de la réunion de Vienne de six mois, voire peut-être plus ; les États-Unis sont néanmoins disposés à rester à Vienne aussi longtemps que nécessaire pour parvenir à une solution équilibrée et juste.
Baker se dit d'autant plus surpris par la décision française qu'il pensait que Paris et Washington partageaient la même approche conceptuelle des problèmes. Il souligne que les États-Unis ne considèrent pas la CST comme une négociation de bloc à bloc, mais comme une négociation entre vingt-trois nations souveraines, au sein de laquelle — il veut l'espérer comme, à son avis, la France — les pays de l'Europe de l'Est finissent par jouer le rôle qui leur revient.
James Baker demande donc à Roland Dumas que Paris reconsidère sa position sur cette question.
Lundi 21 novembre 1988
Pechiney va annoncer le rachat d'American Can et la construction d'une usine d'aluminium à Dunkerque. 1 milliard de francs de certificats d'investissement seront émis, à quoi il faudra ajouter un autre milliard de dotation en capital. L'introduction en Bourse de Pechiney International et la vente d'une part de ses actions sur le marché seront en outre nécessaires.
A 13 heures, Matignon découvre que le communiqué de Pechiney, qui doit être diffusé à 15 heures, parle de 6 milliards de ressources tirées de Pechiney International, ce qui est incompatible avec la limite de 25 % mise à la participation privée. D'autre part, à la demande de Pierre Bérégovoy, Alain Boublil a annoncé à Jean Gandois qu'il peut parler d'une dotation en capital de 1 milliard de francs, alors que le Premier ministre y est hostile (pour des raisons budgétaires et parce qu'il serait mal compris que l'argent de l'État serve à une opération à l'étranger). Jean Gandois n'entend pas limiter la cession au privé à 25 % sur une instruction officieuse de dernière minute. Reste donc pour l'avenir une ambiguïté sur le plafonnement autorisé (25 ou 33 % ?).
Jean-Noël Jeanneney, Jack Lang et Jean Tiberi décident de proposer à Jean-Michel Jarre d'organiser un grand spectacle, le 14 Juillet 1990, pour la commémoration de la fête de la Fédération. Mais ils souhaitent... que ce soit moi qui le lui dise !
Mardi 22 novembre 1988
A Madrid, un attentat à l'explosif revendiqué par l'ETA, devant le siège de la Garde civile, fait deux morts.
Mercredi 23 novembre 1988
Au Conseil des ministres, Jean-Pierre Chevènement se plaint du budget : Ça ne passe plus, on va détruire le consensus sur la défense. Est-ce qu'il faut que cela aille mal dans un secteur pour qu'on le traite avec quelques égards ?
Jack Lang se plaint lui aussi.
Michel Charasse réplique que les armées ont une trésorerie dormante de 4,5 milliards de francs, que la Culture en a une de 1,5 milliard.
Jean-Pierre Chevènement : Rien ne devrait opposer l'Armée à la Nation. François Mitterrand : Rien ne devrait opposer l'Armée d la Nation, sauf précisément cela [les questions financières].
Michel Rocard : Je suis très content de ce débat, c'est un signe avant-coureur de ce que le budget 1990 sera aux limites de l'infaisable. Ceux qui se plaignent ne sont pas ceux dont la situation est la plus mauvaise.
Après la communication de Jean-Marie Rausch sur le commerce extérieur, François Mitterrand critique vigoureusement la carence des entreprises publiques en la matière. Il demande qu'il y ait éventuellement des sanctions.
Sommet franco-espagnol à Montpellier. La coopération dans la lutte antiterroriste occupe l'essentiel des travaux.
Jeudi 24 novembre 1988
Fin du Sommet franco-espagnol. François Mitterrand affirme que la solidarité des deux pays dans la lutte antiterroriste doit être sans faille.
Rétablissement des relations diplomatiques entre l'Algérie et l'Égypte (rompues en 1979, après Camp David).
En Hongrie, Karoly Grosz renonce au poste de Premier ministre. Il est remplacé par Miklos Nemeth. Un communiste repenti succède à un autre.
Pierre Bérégovoy, Roland Dumas et Ahmed Ghozali, ministre des Finances algérien, tombent d'accord sur un règlement intelligent et global du contentieux financier entre Alger et Paris : versement immédiat par Gaz de France du reliquat dû depuis le début du contentieux, calculé sur la base du prix dit « italien » de 2,14 dollars (ce reliquat, de janvier 1987 à décembre 1988, est de 135 à 140 millions de dollars) ; facturation des enlèvements futurs sur la base de ce même prix de 2,14 dollars ; aides financières additionnelles de l'État — hors du contrat gaz — assurant finalement des recettes équivalant à un prix du gaz de 2,32 à 2,35 dollars.
La paix sociale en Algérie paraît à ce prix.
Vendredi 25 novembre 1988
Voyage de François Mitterrand en URSS. Une importante délégation l'accompagne. Il n'est que temps : la France vient en effet de se faire dépasser par l'Italie en matière de relations commerciales avec les Soviétiques ! Le Président décide d'inviter Mikhail Gorbatchev à Paris juste avant le 14 Juillet, de façon à ne pas avoir à convier à fêter les libertés un homme qui reste le responsable suprême d'une dictature.
Petit déjeuner avec des opposants soviétiques, dont Sergueï Grigoriants, rédacteur en chef de Glasnost.
L'essentiel de l'entretien Mitterrand-Gorbatchev porte sur le désarmement :
François Mitterrand : A partir d'un certain moment et au-delà d'un certain point dans le désarmement stratégique, la France acceptera de participer. Nous sommes encore dans une situation trop inégale, mais, si on va dans ce sens, un jour nous irons aussi.
En ce qui concerne la réduction des armes conventionnelles, soyez-en sûr, la France y prendra sa part. Le désarmement chimique, nous sommes d'accordje crois...
Il ne faut pas relâcher la pression pour le désarmement à Vienne, à Genève, partout... La France est disponible dans tous ces domaines. Mais la France ne peut désarmer nucléairement qu'à partir du moment où les potentiels deviendront vraiment comparables. Vous parlez d'un monde débarrassé de l'arme nucléaire : vous êtes romantique !
Mikhail Gorbatchev, riant : Romantique ? Remarquez, j'accepte l'expression, mais je suis aussi réaliste !
François Mitterrand : Certes ! Mais vous savez que si l'on y arrive, cela enfoncerait les sept travaux d'Hercule ! Mais cela signifierait aussi qu'il y a eu un désarmement nucléaire très poussé.
En fait, ce n'est pas le désarmement en soi qui m'intéresse, c'est la paix, et donc l'indépendance de nos peuples dans la coopération.
Je l'ai dit également : échangeons ! Faisons travailler nos ministres, nos techniciens, nos industriels. Notre commerce extérieur est trop déficitaire. Je dis aux industriels français : Travaillez mieux ! J'ai emmené avec moi une quinzaine de très grands industriels et je leur ai dit : Personne ne fera le travail à votre place. Les crédits publics sont ouverts ; les crédits privés, c'est à vous de voir.
J'ai parlé aussi de l'avenir de l'Europe. Nous, nous sommes déjà Douze, nous allons arriver à un marché intérieur de près de 320 millions de personnes. Les prochaines étapes concerneront la monnaie, le social (le rapprochement des situations des uns et des autres), le culturel et l'audiovisuel. Est-ce que l'Europe des Douze travaille pour s'isoler ? Bien sûr que non, même si certaines forces réactionnaires voulaient en profiter pour isoler l'URSS de l'Europe de l'Ouest. Vous parlez, à propos de l'Europe, de « maison commune », c'est une belle expression. Mais comment la traduire dans les faits, multiplier les échanges, les accords, les liens entre la CEE et le COMECON ?
En fait, le véritable objectif, c'est l'Europe tout entière. Il faut tenir compte, pour l'avenir, de l'importance de ce qui peut impressionner, marquer le cerveau humain, c'est-à-dire avant tout l'audiovisuel. Les pays occidentaux, qui reçoivent 125 000 heures d'images, n'en produisent que 5 000. Est-ce que ce problème de la production d'images ne se pose pas aussi pour les Soviétiques ? Nous allons vers des images et des langages nippo-américains. Nos cultures risquent de s'effacer...
Nous devons au contraire sauvegarder nos moyens d'expression !
Nous avons mis au point une nouvelle norme de télévision européenne haute définition, elle est supérieure au SECAM et aux normes japonaises. Pourquoi ne pourrions-nous pas créer en la matière une grande entreprise européenne avec vous ? Dans ce domaine, il n'y a pas de frontières, pas d'interdits entre vous et nous, et, dans votre logique européenne, c'est fondamental.
Même chose pour l'environnement. Les atteintes à l'environnement ne connaissent pas de frontières et la lutte doit être internationale.
Dans un autre domaine encore, regardez ce que nous avons fait avec Eurêka. Pourquoi n'aurions-nous pas, sur ce projet, un accord avec l'URSS ?
Mikhail Gorbatchev : J'allais vous le demander. Nous frappons à la porte, mais ça ne s'arrange pas.
François Mitterrand : J'ai la volonté d'avancer dans le domaine de la technologie, de l'audiovisuel, de l'environnement. Je vous remettrai un projet pour l'environnement, auquel j'aimerais que l'URSS soit mêlée, ainsi qu'un projet sur l'audiovisuel. Nous n'avons à en demander la permission à personne. Nous pouvons faire des projets à géométrie variable.
Quant à la « maison commune », je partage cet objectif, sans me dissimuler les difficultés.
Mikhail Gorbatchev : Je peux vous répondre. Nous pourrions coopérer ensemble sur ces bases. Tout cela est très proche de nos propres idées pour que cette « maison » se bâtisse. Il faut accroître les échanges, utiliser nos ressources culturelles, politiques, etc.
François Mitterrand : Un jour, l'Europe aura sa propre identité. L'année prochaine, nous fêterons l'anniversaire de 1789, la France assurera en même temps la présidence du Sommet des Douze. Les sept grands pays industrialisés se réuniront à Paris le 14 Juillet. J'ai invité en plus, à cette occasion, une dizaine de chefs d'État du Tiers-Monde. Il y aura beaucoup de monde à Paris en cette circonstance. Je sais que vous viendrez à Paris plus tôt. J'aimerais beaucoup qu'il puisse y avoir une manifestation commune avec vous. Les dates, les anniversaires ne manquent pas : l'ouverture des États généraux, le 14 Juillet, la Déclaration des droits de l'homme. Il faudrait qu'il y ait un signe...
Mikhaïl Gorbatchev : Nous allons célébrer avec ampleur ce bicentenaire de 1789 en hommage à la Révolution française. Nous en profiterons pour exprimer notre attitude amicale à l'égard de la France. J'accepte cette proposition de coopération. Réfléchissons maintenant à ses aspects pratiques.
Nous pourrions commencer le travail de préparation de ma visite à Paris afin que celle-ci ait une valeur d'étape. Il faut intensifier le travail préparatoire de sorte que nous puissions être présents tous les deux pour signer des documents et des accords concrets.
Les commémorations du Bicentenaire pourraient avoir lieu autour de ma visite. Il faudrait que ces dates soient fixées au début de l'année.
Je voudrais maintenant faire quelques remarques sur le désarmement. Nous avons l'intention de continuer de la même façon à coopérer avec les États-Unis. Nous ne cherchons pas à semer des embûches sous les pas des Américains. Ils le croient et le disent souvent. Mais c'est faux. J'ai eu avec Reagan de vives discussions. Nous reconnaissons le rôle actif des États-Unis dans le monde, mais pas leurs diktats. Je n'accepte pas que le Président des États-Unis soit un procureur, et moi un accusé. Au contraire, il faut faire preuve de réalisme et d'entente. Il y a encore beaucoup de réserves de coopération avec les États-Unis. Il y a notamment des possibilités d'accord avec eux sur START, mais subsistent des problèmes : l'Initiative de défense stratégique, les missiles de croisière tirés depuis des navires ou des avions...
Je comprends la position de votre pays sur la réduction des armes nucléaires, et je note que, le moment venu, vous vous joindrez à ce processus.
François Mitterrand : Je l'ai toujours dit. Je n'ai d'armes nucléaires qu'à cause de vous : parce que vous en avez.
Mikhaïl Gorbatchev : Et nous, nous en avons à cause de vous !
François Mitterrand : Vous en aviez avant nous !
Mikhaïl Gorbatchev : Vous avez dit tout à l'heure que, sur ce sujet, j'étais romantique. Mme Thatcher va plus loin, elle dit : « utopiste » ! Mais je suis réaliste aussi. J'ai dit à Mme Thatcher : « Vous m'avez pris pour un utopiste, mais il y a déjà un accord de désarmement nucléaire. » Je peux comprendre Mme Thatcher quand elle évoque des dates ultérieures auxquelles elle se joindra au processus, mais je ne peux pas être d'accord quand elle essaie de justifier le maintien de l'arme nucléaire avec des arguments moraux.
Je voudrais aborder une autre question. Si les négociations conventionnelles commencent, ne serait-il pas raisonnable d'arrêter toutes les modernisations, nucléaires et conventionnelles ?
François Mitterrand : Il faut distinguer entre les négociations. Le problème des armes nucléaires à très courte portée ne peut être résolu qu'en commençant à se débarrasser de celles qui existent...
Mikhaïl Gorbatchev : Nous nous prononçons pour l'aboutissement des pourparlers de Genève avant la fin de l'année ; nous sommes d'accord avec le mandat destiné à lancer la négociation conventionnelle. Il faut donner des impulsions périodiques. Vous connaissez mon idée de Sommet. Je crois savoir que vous ne verriez pas d'inconvénient à un tel Sommet, quelque temps après le début de la négociation conventionnelle.
François Mitterrand : C'est une bonne méthode... J'ai constaté avec plaisir que, pour vous, les paroles étaient des actes.
Mikhaïl Gorbatchev : Je dis souvent à mes amis que je dors tranquille, car je dis et je fais ce que je pense. Mais, évidemment, la nuit est courte...
François Mitterrand : Je dis à mes collaborateurs, qui pensent souvent le contraire : les plus dangereux, ce sont ceux qui font ce qu'ils disent !
Quelques minutes avant l'heure prévue pour l'interview télévisée Gorbatchev-Mitterrand de ce soir, le chef du protocole du Kremlin prétend n'accorder qu' « une minute » aux journalistes français Georges Bortoli, Christine Ockrent et Jean-Pierre Elkabbach pour mener l'interview. Et encore, à condition qu'ils restent debout ! François Mitterrand intervient auprès de Mikhaïl Gorbatchev, qui manifeste quelques réticences :
François Mitterrand : Alors, nous allons ensemble devant la télévision française.
Mikhaïl Gorbatchev : Ah bon ?
François Mitterrand : C'était prévu comme ça... Ne vous inquiétez pas, vous allez être bien meilleur que moi.
Mikhaïl Gorbatchev, souriant : Ah, je ne le crois pas ! Vous, avec toutes vos élections, vous avez l'habitude...
François Mitterrand : C'est vrai, vous en avez moins que nous...
Samedi 26 novembre 1988
A Bai'konour, au Kazakhstan, François Mitterrand assiste au départ du vaisseau spatial Soyouz TM 7, qui emporte trois cosmonautes, dont le Français Jean-Loup Chrétien, vers la station orbitale Mir. Impression mêlée de dénuement et de super-bricolage. Hergé était décidément un génie de l'anticipation : tout ressemble à ce qu'il a imaginé, jusqu'à l'étrange pétarade de la fusée au décollage.
Les services de sécurité soviétiques tiennent les journalistes français à l'écart de la base de lancement. Avant le lancer, un Soviétique tient à précipiter le départ des journalistes en les menaçant : Si vous ne voulez pas regagner les cars, la milice va vous y faire monter de force. Pour ne pas les laisser voir, les cars sont envoyés se perdre dans la steppe ! Après le tir de la fusée, les journalistes sont empêchés d'accéder au centre de presse construit tout spécialement par la France pour leur permettre d'envoyer leurs reportages.
Dimanche 27 novembre 1988
Vu Boutros Boutros-Ghali. Nous parlons de la prochaine réunion de sherpas Nord/Sud. Je rêve de l'organiser avec un sherpa par continent. Nous décidons : un Égyptien, un Indien, un Sénégalais, un Vénézuélien.
Lundi 28 novembre 1988
Turgut Ozal, Premier ministre turc, est à Paris. Il plaide vigoureusement pour l'entrée de son pays dans la CEE :
Turgut Ozal : Nous avons été parmi les membres fondateurs du Conseil de l'Europe, de l'OCDE et de l'OTAN : nous avons fait le choix de l'Occident. Avec la CEE, nous avons également des relations, un conseil d'association et une demande d'adhésion formulée l'an dernier. Nous avons effectué un redressement économique très rapide au cours des cinq dernières années. Dans les huit à dix années à venir, la Turquie aura une apparence totalement européenne et deviendra un pays européen dans tous les sens du mot. Point très important pour les relations avec le Moyen-Orient et le Golfe : la Turquie constitue un élément de stabilité dans cette région. Nous avons de très bonnes relations avec l'Iran et l'Irak ; une frontière commune avec l'URSS, avec qui nos relations s'améliorent. Nous avons la volonté d'adhérer à la CEE et demandons votre soutien. Nous pouvons jouer un rôle plus important avec la France dans la région, car il y a de graves problèmes : Palestine, Liban, entre autres...
Pour ce qui est de nos relations avec la Grèce, notre gouvernement souhaite avoir des relations de bon voisinage avec tous. D'où la rencontre avec Andhréas Papandhréou, à Davos, où il a été décidé de résoudre les problèmes par le dialogue.
François Mitterrand, qui noie joliment le poisson : Je connais la Turquie, mais très mal... J'y suis allé deux fois à titre personnel, car j'ai beaucoup d'intérêt pour son histoire. Ce que j'en connais : la côte méditerranéenne d'Asie Mineure. La Turquie est un des très beaux pays que j'ai vus. Beaucoup des chemins de la civilisation sont passés par chez vous pour venir jusque chez nous. Parmi la population de l'Anatolie qui s'est installée vers le Bosphore, beaucoup ont compté dans l'évolution culturelle et religieuse de l'Europe. Saint Paul, fondateur de l'Église catholique, a beaucoup fréquenté vos villes anciennes. La conquête de Constantinople par les Turcs est une date charnière de l'Histoire moderne. Deux civilisations se sont heurtées, l'une puissante, l'autre montante. Mais la France a su garder de bonnes relations avec vous.
Je lisais récemment un texte sur les relations entre François Ier et Soliman le Magnifique. Ce ne fut pas seulement une anecdote historique : cela représentait, de la part de la France, une certaine audace, car la Turquie constituait une force considérable. Pourtant, le Roi très catholique n'a pas hésité à traiter avec Soliman. Je suis sensible à cette histoire.
J'ai observé qu'il y avait un grand attachement aux établissements français en Turquie. Nous avons vécu une période d'ignorance mutuelle, en raison des problèmes du système politique intérieur ; pendant ce temps, la Grèce est entrée dans l'Europe ; les conflits gréco-turcs (mer Égée, Chypre, Thrace) y ont contribué. J'en parle d'autant plus librement que je suis ami des Grecs, mais je l'étais aussi de M. Ecevit, votre Premier ministre au moment de l'affaire chypriote. J'étais dans l'embarras. D'où l'idée d'avoir recours aux principes du droit international, aux Nations unies. J'ai reçu Vassiliou il y a peu de temps. Chypre est un problème délicat. On ne peut pas inventer de solution comme cela, parce qu'on a envie de régler un problème. Il y a une réalité turque et une réalité grecque sur un même territoire. C'est un des conflits les plus difficiles à résoudre. Je souhaite que l'île retrouve sa dignité au travers d'un système politique souple que les diplomates sauront inventer. Je sais que vous avez adopté une attitude ouverte, plus ouverte que celle de votre compatriote, M. Demirel. Ce ne sera pas facile pour vous, mais il le faudra bien, car ce serait une gêne pour vos relations avec la Communauté et les États-Unis. Il faut admettre que les Grecs chypriotes et les Turcs chypriotes sont chez eux, et exclure l'idée de la domination d'une partie de la population sur l'autre, trouver les moyens de vivre ensemble sans empiéter l'un sur l'autre. Il faut mettre le train sur les rails. La solution n'est pas de s'entre-tuer.
Du côté de la Communauté, mon point de vue est qu'elle n'a pas intérêt à accueillir de nouveaux membres avant 1992. C'est déjà très difficile entre les Douze. Le marché unique est une opération d'une grande audace qui pose de nombreux problèmes monétaires et fiscaux. Il y a des obstacles qui ne sont pas encore surmontés. Si la Turquie désire entrer dans la Communauté, il lui faut profiter de ces quatre années pour en établir les bases. Pour l'instant, nous avons nos propres embarras. Il existe un argument tiré du fait que la Turquie connaît encore des problèmes de développement. Cela ne paraît pas suffisant pour refuser. Vous avez raison de dire que la Turquie a un potentiel considérable. Elle devrait devenir un pays important et fort. Elle a été l'un des plus importants du monde. Elle a connu, avec Kemal Atatürk, un sursaut considérable. Elle a tous les atouts pour être un pays qui n'a rien à demander à personne.
Il est sûr qu'au Proche-Orient aucun pays n'a un avenir aussi important que le vôtre. La Turquie est un môle, un point fort. Je ne mésestime pas la Turquie, mais nous devons avancer avec réalisme.
Sur le plan culturel, vous avez des lettres de noblesse européennes. Vous exercez une influence sur l'Europe, et réciproquement. Votre façon de voir le monde en a été influencée.
Turgut Ozal : ... Gorbatchev a-t-il des chances de réussir ?
François Mitterrand : Oui, avec un énorme obstacle, qui est l'éveil des nationalités. C'est cela qui peut compromettre la perestroïka. Le Parti, l'administration suivent à reculons. Il faut suivre avec beaucoup d'attention ce qui va se passer dans les républiques pour affiner le pronostic. La faille est là. Mikhail Gorbatchev est obligé d'être dur sur la question des nationalités.
Extension des grèves, notamment dans les transports publics ; le RER est quasiment bloqué depuis dix jours.
A 15 h 15, François Mitterrand convoque Michel Rocard et Michel Delebarre. Il y a trois fauteuils devant le bureau du Président. Rocard s'assied sur le fauteuil de droite, Michel Delebarre et Jean-Louis Bianco lui font signe d'occuper le siège central, et François Mitterrand renchérit avec un grand sourire : Mettez-vous au milieu, entre les deux larrons. Lequel est le bon, lequel est le mauvais ? et quelle faute y a-t-il à expier ?... Nul n'insiste...
Michel Delebarre fait un point très précis de la situation. Le Premier ministre se félicite des bonnes relations entre son cabinet et celui du ministre du Travail.
François Mitterrand : Ce qui intéresse les gens, c'est que ça roule. Nous sommes dans un conflit qui va se durcir et qui, pour cela, tirera prétexte des mesures que vous allez prendre. Le premier front est l'opinion publique.
Je suis pour la sévérité. Bien entendu, étudiée à la loupe de la sensibilité publique. Qu'est-ce qui passe, qu'est-ce qui ne passera pas dans le monde du travail ? Que veut la CGT ? Veut-elle nous amener au bord de la crise jusqu'aux élections municipales ? Veut-elle la déflagration ? En tout cas, je crois qu'il faut jouer dur. Il ne faut pas que le Parti communiste tienne l'accord municipal pour acquis. Le gouvernement commence à jouer gros.
Mardi 29 novembre 1988
Dans le conflit du RER, échec total de la mission de conciliation confiée à Bernard Brunhes. La grève s'étend aux bus et au métro.
Jack Lang alerte le Président sur le délabrement du Mont-Saint-Michel.
Mercredi 30 novembre 1988
Au Conseil des ministres, communication de Claude Evin sur la Sécurité sociale et son financement.
François Mitterrand : La réflexion est rnenée depuis longtemps sur ce sujet difficile. Il y a des inquiétudes qui sont complaisamment répandues. J'ai encore entendu ce matin à la radio que les retraites ne seront plus payées. Maîtriser ce dossier, même si c'est difficile, est à notre portée. Depuis de longues années, j'ai entendu beaucoup de jugements définitifs et d'un pessimisme absolu qui étaient ensuite démentis par la réalité.
Je ne suis pas sûr que certains responsables administratifs n'aient pas quelques idées derrière la tête, et comme je connais leur curriculum vitae, je me méfie et pense qu'il faut d'urgence les changer.
Le RMI est définitivement adopté.
Le petit déjeuner offert par le Président aux opposants soviétiques lors de son voyage à Moscou n'aura pas servi à grand-chose. A peine François Mitterrand est-il parti que Sergueï Grigoriants, rédacteur en chef de la revue dissidente Glasnost, ainsi que son collaborateur Andreï Chilkov, ont été emprisonnés. Romantique, Gorbatehev ?
Michel Rocard transmet à François Mitterrand le rapport de Patrice Cahart et Michel Melot sur la Grande Bibliothèque. Il prévoit une salle de lecture de 2 000 places pour le grand public, avec 500 000 ouvrages en accès direct ; un catalogue national informatisé ; la mise sur disques numériques de 40 millions de pages, soit 10 % des collections (sur 100 disques numériques peuvent être enregistrées 5 millions de pages) : ce sera une première mondiale, le disque pouvant être lu à distance ; l'installation — en France, puis à l'étranger, — de 300 postes de consultation à distance, avec possibilité d'impression de documents (le Minitel donnera un très large accès au catalogue, mais pas aux ouvrages) ; la robotisation du stockage du quart des collections ; l'articulation avec la bibliothèque du CNRS de Nancy (périodiques de sciences humaines), celle de La Villette (histoire des sciences), celle d'Angoulême (bandes dessinées), etc. ; la modernisation des bibliothèques universitaires, où sera installée une partie des terminaux de consultation de la Grande Bibliothèque (actuellement, il y a 20 livres par étudiant ; l'université de New York en propose 60 ; Harvard et Princeton, de 750 à 800).
Fixer à 1900 l'année de parution à compter de laquelle les ouvrages de la BN passeront à la Grande Bibliothèque supposerait le transfert de 5 millions de livres et brochures, dont de nombreux livres acidifiés et fragiles. Les auteurs du rapport proposent donc, à juste titre à mon avis, de ne transférer que les livres publiés après 1945, ce qui limiterait le déménagement à 3 millions d'ouvrages. Dans ce cas, il faudra 130 000 m2 (contre 100 000 m2 pour Richelieu).
Les auteurs suggèrent un établissement unique regroupant BN et GB. Personnellement, à voir les difficultés de l'Opéra-Bastille, qui n'arrive pas à se dépêtrer du personnel de l'Opéra-Garnier, je recommanderais plutôt de faire du neuf, avec une structure juridique indépendante mais coopérant avec la rue de Richelieu.
Le budget : 3,5 milliards de francs d'investissements (sans le terrain) et 600 millions de francs de fonctionnement annuel (pour la Nationale : 280 millions ; pour la Bibliothèque britannique, avant transformation : 650 millions ; pour la bibliothèque du Congrès américain : 1,9 milliard).
Le gouvernement s'apprête à lever l'embargo sur les importations de pétrole iranien, conformément aux instructions du Président.
Il est prévu de demander que l'approvisionnement iranien reste quelque peu inférieur à celui en provenance d'Irak (les quotas de production des deux pays à l'intérieur de l'OPEP sont maintenant égaux).
Jeudi 1er décembre 1988
Nouvelles générations : Benazir Bhutto devient Premier ministre du Pakistan. Carlos Salinas prend ses fonctions de Président du Mexique.
Après le Comité central du 28 novembre, le Soviet suprême approuve à Moscou les amendements à la Constitution soviétique visant à démocratiser les procédures électorales et à instituer une présidence de l'État aux pouvoirs étendus.
Les ministres des Finances européens demandent à la Commission de faire des propositions sur l'harmonisation des fiscalités de l'épargne avant la fin de 1988 et se prononceront sur celles-ci avant le 30 juin 1989.
A Hanovre, François Mitterrand avait dit : Nous ne faisons pas un préalable de l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne. Mais, avec la libération des mouvements de capitaux et la fin du contrôle des changes, il y a un tel risque de fuite des capitaux que les deux problèmes (liberté des capitaux, fiscalité) doivent être traités en parallèle. Chaque pays doit faire une partie du chemin.
Jack Lang souhaiterait être le copilote du projet de Grande Bibliothèque. Le Président : Il me semble que ce serait plus clair si M. Biasini en avait l'entière responsabilité, Dominique Jamet étant intégré au cabinet du secrétaire d'État.
Le Président a personnellement choisi Dominique Jamet pour superviser la bonne exécution du projet. Il précise sa pensée : Il faut que Jamet soit sous Biasini. Lang n'a pas à s'en mêler.
Je me rends de nouveau au Bangladesh avec une mission d'experts qui va y travailler jusqu'au 31 mai 1989 pour fournir un rapport d'ensemble sur les grands travaux nécessaires. Je souhaite que ce groupe d'experts devienne européen, et suggère à nos partenaires de désigner ceux de leurs propres spécialistes des barrages, des digues et en hydraulique qu'ils souhaiteraient y associer. Ils pourront constituer ensemble un groupe européen d'études des Grands Travaux du Bangladesh. Naturellement, la France doit en conserver la direction. Les Bangladais en sont d'accord.
Sur la base du rapport de ces experts, on pourra établir le programme des grands travaux à entreprendre, et leur coût. Celui-ci sera sans nul doute considérable : on parle déjà de sommes avoisinant, pour les seuls travaux au Bangladesh, 15 milliards de dollars sur dix ans. D'ici là, il convient de réfléchir à leur financement.
La Banque mondiale, le FMI, les États-Unis, le Japon ont déjà fait savoir qu'ils étaient prêts à participer à la solution à long terme de ces problèmes. L'Europe sera-t-elle absente ? Si, au contraire, elle se rassemble tout entière autour de cette initiative, elle pourra donner l'exemple de ce que peut être, à l'avenir, une coopération Nord/Sud efficace, en ce qu'elle aidera à la fois à résoudre une des plus grandes calamités de cette planète et à mobiliser les capacités créatrices et industrielles de nos pays.
Au XIXe siècle : le canal de Suez, après les deux guerres : les grands travaux de reconstruction constituèrent de puissants facteurs de croissance de l'Europe et des États-Unis. Des projets comme celui-ci peuvent jouer le même rôle.
Je suis magnifiquement accueilli en compagnie des quinze experts et des six journalistes qui m'escortent. Nous sillonnons le pays de long en large, en hélicoptère et en bateau. Je suis reçu à deux reprises par le Président Ershad. Jamais je n'ai vu autant d'extrême misère et d'adversité accumulées, supportées avec une telle dignité. Ces gens méritent que l'Occident s'occupe d'eux plus qu'il ne le fait. Si on les aide à démarrer, leur travail en fera, d'ici un demi-siècle, une importante puissance économique.
Vendredi 2 décembre 1988
Conseil européen à Rhodes. Les divergences sur la mise en oeuvre du marché unique ne sont pas abordées.
L'intervention du Président porte surtout sur l'harmonisation fiscale et la liberté de circulation des capitaux, sur Eurêka audiovisuel et sur le siège du Parlement européen à Strasbourg.
Sur l'harmonisation fiscale, le Président déclare : La concurrence doit être juste, et non reposer sur des avantages artificiels... Personne ne peut accepter de dire que la liberté de circulation des capitaux peut se passer de l'harmonisation fiscale.
Le Conseil européen décide la tenue d'Assises Eurêka de l'audiovisuel à Paris, en 1989, pendant la présidence française.
Helmut Kohl évoque la dimension culturelle, appuie la proposition d'un Eurêka audiovisuel auquel tous les pays européens seraient invités à participer.
Ne pas penser qu'à l'économique et au social, mais aussi à la culture : tel pourrait être le message final de ce Sommet.
L'Assemblée générale de l'ONU décide, par 154 voix contre 2 (États-Unis et Israël), de se réunir à Genève, du 13 au 15 décembre, après le refus de Washington d'accorder un visa à Yasser Arafat, chef de l'OLP, refus contraire aux termes de l'accord de siège entre les Nations unies et les États-Unis.
La France lève officiellement son embargo sur le pétrole en Iran.
Samedi 3 décembre 1988
Petit déjeuner entre François Mitterrand et Helmut Kohl à Rhodes.
Ce Conseil était annoncé comme un Conseil de transition. C'est ce qu'il a été. Aucune décision n'était attendue, aucun drame n'était prévu, aucun affrontement n'était envisagé. Ce fut le cas. La déclaration sur le rôle international de la Communauté a été acceptée parce qu'elle ne disait rien qui préjugeât des positions des uns et des autres. Un fossé existe entre ceux qui considèrent que l'harmonisation des réglementations est une condition de l'Unité et ceux qui estiment que la dérégulation est, en elle-même, le facteur d'unification. Les deux pages consacrées à la « dimension sociale » ouvrent la voie, mais la véritable négociation n'est pas amorcée. Le dossier monétaire n'a pas été ouvert.
Le combat va changer de nature : il n'aura plus pour thèmes l'agriculture, le budget, la compensation britannique ; il va se concentrer sur les relations avec les Etats-Unis et la nature du marché intérieur.
Au cours de la conférence de presse, François Mitterrand : A Hanovre, j'ai dû rappeler en termes très fermes que la libération [des capitaux] et l'harmonisation [fiscale] sont liées et que ce serait compromettre les décisions déjà prises en faveur de la libération que de ne pas ouvrir les discussions sur l'harmonisation. A partir de là, je m'arrête, je ne prétends imposer aucune mesure particulière.
Lundi 5 décembre 1988
Le conflit franco-américain sur les négociations de désarmement conventionnel se règle. Le « lien » dont nous demandions le maintien entre la négociation à Vingt-trois (OTAN-Pacte de Varsovie) sur le désarmement conventionnel et la négociation à Trente-cinq (en y ajoutant les « neutres ») qui s'ouvrira parallèlement sur les mesures de coopération et de sécurité, sera réel, conformément à nos souhaits. Nous en sommes maintenant à un schéma à peu près analogue à celui d'octobre dernier, à savoir : séance d'ouverture commune aux futures négociations à Trente-cinq et à Vingt-trois sur le désarmement conventionnel ; négociations dans deux ailes distinctes d'un même bâtiment ; information régulière des Douze par les Vingt-trois ; examen par les Trente-cinq, lors de la prochaine CSCE à Helsinki, en 1992, de l'état d'avancement des négociations à Vingt-trois... Byzantin ou chinois ? Toujours est-il que l'honneur de chacun est sauf !
Échec de la conférence ministérielle du GATT à Montréal, marquant le mi-parcours de l'Uruguay Round. Le débat sur l'agriculture va pourrir.
A la demande du Président, je vois Émile Biasini. Le projet de Grande Bibliothèque doit être rapidement concrétisé afin de lancer la consultation d'architecture. Biasini me parle à nouveau de ses démêlés avec Jack Lang. Enfantillages !
Mardi 6 décembre 1988
A l'invitation du gouvernement suédois, Yasser Arafat est reçu en chef d'État à Stockholm. Il y rencontre une délégation de personnalités juives américaines. Le communiqué final précise que l'OLP a accepté l'existence d'Israël. L'idée, chère à Roland Dumas, qu'il pourrait venir à Paris l'an prochain n'est plus invraisemblable.
L'ambassadeur de Pologne à Paris me dit des choses révélatrices sur le dégel à l'Est : Les peuples d'Europe centrale [car, pour lui, l'Europe de l'Est, c'est l'URSS !] veulent en finir avec ces quarante-cinq ans d'utopie qui ont échoué. Nous y avons sacrifié deux générations, il faut maintenant tourner le dos à tout cela. Des négociations sont en cours afin que la Pologne puisse diffuser chez elle les émissions de TV 5 (cocktail d'émissions de TFI et d'Antenne 2 diffusées dans un certain nombre de pays d'Europe et du Maghreb).
Concernant le rééchelonnement de la dette de la Pologne, il plaide pour que le Club de Paris accepte à présent un rééchelonnement de très longue durée, de dix à quinze ans, qui permette à son pays de redémarrer sur des bases saines. Il souligne que les actuels ministres des Finances et de l'Industrie polonais sont de vrais capitalistes décidés à rompre avec les errements anciens. Il suggère que Michel Rocard invite le Premier ministre, Mieczyslaw Rakowski. Il espère que les médias français ne transformeront pas la venue de Lech Walesa à Paris (il me dit que le professeur Geremek aura son visa et que Walesa n'aura évidemment aucun problème pour revenir dans son pays) en un festival anti-Jaruzelski. Il pense que l'affaire des nationalités en URSS est bien plus grave pour Mikhaïl Gorbatchev que tout le reste : Elle peut être contenue, mais pas résolue. En Europe centrale, la Pologne va être maintenant à la pointe du changement ; dans un second groupe (réformes économiques, mais évolution politique mesurée), on trouve la RDA, la Tchécoslovaquie et la Bulgarie ; la Roumanie est une honte pour ce qu'on appelait autrefois le camp socialiste.
Mercredi 7 décembre 1988
François Mitterrand à Michel Rocard, avant le Conseil des ministres : Ne croyez-vous pas qu'il vaut mieux quelquefois concéder plutôt que se laisser arracher des concessions ?
Au Conseil, le Président prononce l'éloge de Laurent Schwartz, qui préside le Conseil d'évaluation des universités.
A propos de la situation internationale et du problème des visas : Il faut les supprimer pour les ressortissants des pays du Conseil de l'Europe. Les terroristes sont toujours difficiles à atteindre ; ce n'est pas aux frontières qu'on les arrête.
Sur l'OLP : Cela s'est mal passé à Rhodes. Avec passion, le Premier ministre britannique s'est fait l'interprète du refus de faire quoi que ce soit, épousant ainsi les arguments des ultras américains et israéliens. Pour elle, il ne pourra jamais y avoir de négociations, si ce n'est avec des responsables élus démocratiquement dans les Territoires occupés. Vous imaginez des élections dans les Territoires occupés avec des soldats israéliens ? Ce sont des arguments que je n'avais plus entendus depuis Robert Lacoste [à propos de l'Algérie], en 1957 ! En tout cas, la position de l'OLP comporte des faits nouveaux considérables.
Michel Rocard demande l'autorisation de recourir à l'article 49.3 pour faire voter la loi instituant le Conseil supérieur de l'audiovisuel et éventuellement les DMOS (mesures budgétaires). Il déclare souhaiter en user modérément.
François Mitterrand le rassure : C'est l'application normale de la Constitution. Vous vous en êtes servi très modérément, très, très modérément. L'opposition va vous rendre un signalé service avec sa motion de censure. Je crois qu'il ne faut pas être ballotté au gré des vents, mais que soient nettement marquées les frontières entre majorité et opposition.
Un violent séisme ravage le nord de l'Arménie, particulièrement les villes de Spitak et de Leninakan. On dénombre 55 000 morts et 500 000 sans-abri. Les secours affluent du monde entier, mais leur efficacité est amoindrie par l'inadaptation des moyens locaux et le manque de coordination.
L'Assemblée adopte l'amendement Schreiner imposant la coupure publicitaire unique [des films diffusés] à la Cinq et à M6. TF1 respecte déjà cette règle à laquelle elle s'était engagée lors des auditions devant la CNCL.
Mikhaïl Gorbatchev annonce devant l'Assemblée générale des Nations unies une réduction unilatérale de 500 000 hommes ( 10 %) des forces militaires de l'URSS, ainsi que le retrait d'Europe de 10 000 chars, le tout avant 1991. Concernant l'Afghanistan, il propose un cessez-le-feu à partir du 1er janvier et l'envoi de forces de paix de l'ONU, mais ces offres sont rejetées par la résistance afghane.
Jeudi 8 décembre 1988
Michel Rocard se trouve à Limoges en compagnie de Lionel Jospin, au côté duquel il passe la journée à faire le point sur les différents niveaux d'enseignement. Il parle de la vie quotidienne des élèves et de leurs familles : Une première difficulté de notre enseignement, peut-être la plus grave : il ne s'occupe pas assez du travail des élèves. Tous les parents s'en sont fait un jour ou l'autre la remarque. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. Les lycées et collèges organisent des cours ; les devoirs et les leçons sont pour la maison. Avec quelle aide ? Dans quelles conditions de travail ? Ce n'est pas mon affaire, répond traditionnellement l'Éducation nationale...
En quatre ans, le nombre de jeunes de dix-huit à vingt ans scolarisés dans les lycées ou les universités a augmenté de 300 000. Les gouvernements successifs n'ont cependant pas fait tout ce qui était nécessaire pour accueillir correctement ce flux montant et massif d'élèves supplémentaires. On s'est contenté d'ajouter en moyenne un élève par an dans les classes de lycées. La surcharge est allée croissant... Pour les professeurs de lycée, cette situation ne peut durer. Aucune catégorie sociale ne peut accepter une dégradation durable de ses conditions de travail. Plus encore, cette dégradation est aussi celle des études...
Il ressort d'une réunion entre Roland Dumas et Émile Biasini qu'il serait utile d'inclure officiellement le projet de Centre de conférences internationales de Branly parmi la liste des Grands Travaux. Cette inclusion n'est pas nécessaire pour que le projet voie le jour, mais pour qu'il se réalise dans les cinq ans. L'inconvénient est d'ajouter un autre grand projet à la liste actuelle. Je pense cependant qu'il convient de le faire.
Au Bangladesh, les experts français commenceront leur travail dès le 5 janvier ; ils seront une quinzaine, supervisés par un comité de très grands spécialistes (hydrologie, sismologie, électronique) français, néerlandais, allemands, espagnols et « communautaires ». J'ai pris contact avec Jacques Delors à Bruxelles et Michel Camdessus à Washington. L'un et l'autre sont d'accord sur le principe de leur participation au financement du projet. Il suffirait de 500 millions de dollars par an pendant dix ans pour faire quelque chose de crédible. Pour réaliser le tout, 3 milliards de dollars par an seraient nécessaires. Le Président du Bangladesh, qui sera en visite d'État en Grande-Bretagne le 17 février prochain, demande à être reçu en France vers le 20. Cela permettrait de lui montrer nos réalisations en matière de barrages et de digues sur le Rhône.
Pour le Bicentenaire sont déjà invités les chefs d'État ou de gouvernement du Mexique, de l'Argentine, du Venezuela, du Sénégal, de l'Égypte, du Gabon, de la Côte d'Ivoire, du Zimbabwe, de l'Inde, des Philippines, ainsi que le secrétaire général de l'ONU.
Reste à inviter, outre les sept participants au Sommet, Deng Xiaoping et les autres chefs d'État de l'Europe des Douze (Espagne, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Danemark, Grèce, Irlande, Portugal).
Gorbatchev écourte son voyage aux États-Unis et ajourne sa visite à Cuba et en Grande-Bretagne pour se rendre en Arménie après le séisme qui vient de ravager cette république.
Visite officielle de François Mitterrand en Tchécoslovaquie. Le Président insiste sur le nécessaire rapprochement entre les deux Europes.
Un petit déjeuner avec les dissidents est organisé à l'ambassade de France. Cette rencontre est une « première » absolue : aucun chef d'État ou de gouvernement en visite officielle à Prague n'a encore rencontré personnellement des opposants. Le Chancelier Kohl et le Chancelier Vranitzky ont laissé ce soin à des membres de leur entourage. Les Présidents autrichien et grec, tout comme le Roi d'Espagne, n'ont prévu aucun contact de cet ordre. C'est un geste qui va au moins aussi loin que celui qu'a fait Margaret Thatcher en Pologne en rencontrant Walesa.
Puis le Président se rend à l'université de Bratislava. Les autorités tchécoslovaques se sont fait tirer l'oreille. Elles ont d'abord prétexté la vacance des cours, le vendredi, pour ne pas donner suite à notre demande. Il s'agit là encore d'un geste inédit d'un chef d'État occidental en direction de la société civile.
En revanche, les autorités de Prague ont catégoriquement refusé l'idée même d'une rencontre avec Alexander Dubcek.
Pour le dîner francophone qui doit avoir lieu le 14 décembre 1988 à Casablanca à l'occasion du Sommet franco-africain, le Roi du Maroc considère finalement que la meilleure solution est que le Président soit l'invitant. Lui-même s'y rendra, bien évidemment...
Vendredi 9 décembre 1988
C'est décidé, le Président en est d'accord : pour en finir avec les « noyaux durs » et dans la ligne de l'attaque sur la Société Générale, Pierre Bérégovoy présentera au Conseil des ministres du 21 décembre un projet de loi visant à rompre l'obligation qui était faite aux investisseurs composant les « noyaux durs » des sociétés privatisées de conserver pendant deux ans 80 % au moins de leurs participations dans ces sociétés. Le RPR tentera sûrement de montrer qu'en rendant leur liberté de cession aux actionnaires des « noyaux durs », on fragilise les sociétés privatisées. En fait, ces « noyaux durs » sont politiquement puissants mais économiquement inefficaces, du fait de leur émiettement entre un grand nombre d'investisseurs ne détenant le plus souvent que 1 ou 2 % du capital. Une recomposition de ces « noyaux durs » est indispensable, dans le sens d'une plus grande cohésion de l'actionnariat des sociétés privatisées et de l'émergence d'« actionnaires de référence » puissants, qui préservent nos intérêts nationaux.
La constitutionnalité du projet de loi semble être assez solidement établie. On peut toutefois prévoir un recours du RPR. La décision du Conseil constitutionnel de juin 1986 imposait au gouvernement de veiller, lors des privatisations, à la protection des intérêts nationaux : les « noyaux durs » ont été alors la principale réponse d'Édouard Balladur aux objections touchant à l'indépendance nationale. Il est donc indispensable, pense Pierre Bérégovoy, d'insister, lors de la discussion parlementaire, sur le fait que la liberté de cession rendue aux membres des « noyaux durs » n'a pas pour effet d'accroître le risque d'une prise de contrôle étrangère des sociétés privatisées. Il pourra faire valoir que si l'ensemble des participations des actionnaires publics dans un « noyau dur » est regroupé entre les mains d'un seul actionnaire public de référence (qui aurait de 15 à 20 % du capital), la protection des intérêts nationaux sera mieux assurée. Le projet de loi permettra un tel regroupement.
Michel Rocard à l'Assemblée, sur les mouvements sociaux : Il y a d'abord un malaise que je dirais qualitatif. Par le triple effet des compressions de personnel, des fréquentes surqualifications par rapport aux emplois occupés, et des lourdeurs administratives dont les agents eux-mêmes sont souvent les victimes premières et permanentes, le service de l'État n'est pas le plus propice à l'épanouissement personnel. Certes, les agents publics sont en règle générale à l'abri du chômage, ce qui n'est pas un mince acquis. Mais de combien de frustrations et de déconvenues cet avantage est-il payé ? Croyez-moi, sachez-le, c'est souvent au prix fort !
Célébration du quarantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui a commencé à Paris avec Walesa et Sakharov.
Dimanche 11 décembre 1988
Mise sur orbite du satellite luxembourgeois Astra.
Lundi 12 décembre 1988
Vu François Bujon de l'Estang. Il refuse résolument l'ambassade du Caire. Il veut un poste dans une des capitales des Sept. A la rigueur Moscou...
Mardi 13 décembre 1988
Interdit de Nations unies à New York par les Américains, Yasser Arafat se rend devant l'Assemblée générale à Genève. Il propose une initiative de paix en trois temps. Israël et Washington la rejettent.
Par le plus grand des hasards, je découvre que, depuis avril 1987, un groupe de travail à Sept (les pays du Sommet) composé de diplomates a été mis en place dans le plus grand secret pour coordonner l'action de ces pays dans la lutte contre la prolifération balistique. On a inventé un COCOM à Sept ! On parle à ce propos de « zone de confiance » à Sept, sorte d'alliance floue. Il est à l'évidence nécessaire de lutter contre la vente de missiles à n'importe qui, mais pas par ce genre de groupe informel à sept où les Américains entendent tout dominer. Encore une turpitude de la cohabitation...
J'apprends que la Commission des opérations de bourse, alertée par les Américains, décide d'ouvrir une enquête sur d'éventuels délits d'initiés lors du rachat de Triangle par Pechiney.
Mercredi 14 décembre 1988
Dans son bureau, avant le Conseil, le Président s'indigne d'un projet de décret supprimant la forclusion pour les titres de Résistance et autorisant donc des gens à revendiquer encore aujourd'hui ces droits : C'est immoral, c'est nul ! Qui va pouvoir maintenant trouver des preuves de ses supposés actes de Résistance, sinon quelques dénonciateurs qui ont mis du temps à se faire connaître comme résistants ? [Levant les bras au ciel :] Découvrir des résistants en 1988 ! Enfin, la mort va régler tout cela...
Au Conseil, Pierre Joxe parle de l'Arménie (au sujet du tremblement de terre) : Tout le monde veut y aller ! Tout le monde veut qu'on parle de lui, mais personne ne suit le dossier, personne n'est prêt à payer !
Henri Nallet, à propos du GATT : Certes, nous avons été fermes. C'est surtout parce que les États-Unis ne voulaient pas aboutir. Nous ne pourrons pas défendre éternellement une position dont le seul véritable enjeu est de maintenir nos restitutions céréalières. Il faut continuer à habituer nos agriculteurs à l'idée qu'ils devront affronter le marché tel qu'il est, sans compter sur des aides publiques, renoncer aux illusions des conférences agricoles et réduire les charges sur l'agriculture pour qu'elle reste compétitive, sinon la Politique agricole commune deviendra un système de quotas généralisés et notre excédent agricole alimentaire s'effondrera.
Protestation des États-Unis contre notre récent protocole d'intention préludant à un accord commercial avec Moscou. Ils persistent à vouloir l'élimination des crédits subventionnés à l'URSS.
Les États-Unis acceptent l'ouverture d'un dialogue au fond avec des représentants de l'OLP.
Jeudi 15 décembre 1988
Sommet franco-africain à Casablanca. Le Maroc y renoue avec les pays de l'OUA, qu'il a quittée depuis 1984.
Le projet de loi substituant le CSA à la CNCL est adopté par l'Assemblée (recours au 49.3).
Vendredi 16 décembre 1988
Première rencontre américano-palestinienne à Carthage.
Samedi 17 décembre 1988
Le PSU se saborde. C'est là, dans ce petit bureau de la rue Borromée, que j'ai rencontré pour la première fois Michel Rocard il y a presque vingt ans...
Dimanche 18 décembre 1988
A 7 sur 7, Michel Rocard parle prudemment des conflits dans la fonction publique. En tant que socialiste, il comprend les revendications, mais, en tant que chef du gouvernement, il ne peut compromettre l'avenir en cédant aux revendications salariales. Il appelle les organisations syndicales à accepter un service minimum dans les services publics, lequel, dit-il, sera forcément institué, soit par la négociation, soit par la loi.
Lundi 19 décembre 1988
Concernant la Grande Bibliothèque, le Président accepte l'appellation proposée par le rapport Melot-Cahart : « Bibliothèque de France ». C'est l'équivalent en français de la British Library. Il s'agit bien de la Bibliothèque nationale transformée.
Jack Lang demande qu'avant toute décision définitive sur le site en faveur de Tolbiac, on explore d'autres pistes. Dimanche, il s'est promené dans le quartier du château de Vincennes. Il persiste à penser que le terrain militaire situé à proximité du fort serait une excellente situation : la surface est vaste (6 à 7 hectares), l'environnement est beau (le château, le parc), les liaisons excellentes (métro, autobus), les bâtiments à détruire sont laids et récents ; leurs usagers (des appelés du contingent en sélection) pourraient être relogés ailleurs sans problème.
Le Président ne voit pas d'objection à ce qu'on examine d'autres sites. Mais il préfère Tolbiac à toutes les autres solutions envisagées jusqu'ici et attend une décision rapide.
Le Président recommande aux dirigeants du PS de durcir le ton face au PC, dans la perspective des prochaines municipales : Le Parti communiste ne comprend que la force. Il fonctionne toujours comme ça : combien de divisions ? Il faut lui parler fermement. Mieux vaut organiser cent primaires et perdre, s'il le faut, vingt villes, plutôt que de brouiller notre image. On ne peut faire ami-ami avec des gens dont il est évident qu'ils cherchent avant tout à nous perdre... Si le Parti socialiste perd vingt villes, le Parti communiste risque d'en perdre trente ou quarante. Le Parti socialiste peut vivre avec vingt villes de moins, le Parti communiste ne le peut pas. Ça, c'est un langage qu'ils comprennent!
En Israël, sept semaines de tractations entre le Likoud et les travaillistes pour reconduire le gouvernement de coalition. Au bout du compte, le gouvernement israélien prévoit de nouvelles implantations juives dans les territoires occupés, refuse la création d'un État palestinien et exclut toute négociation avec l'OLP.
Mardi 20 décembre 1988
Le Président évoque une phrase prononcée dimanche par le Premier ministre à 7 sur 7 (« La société est impossible à transformer très vite ») : Mais qu'a fait Rocard depuis qu'il est là ? Rien.
C'est injuste. Ont été décidés — pas forcément par lui — : le revenu minimum d'insertion, l'impôt sur les grandes fortunes, 11 milliards de francs pour l'Éducation nationale, un accord sur les salaires dans la fonction publique, l'impulsion donnée au logement social, le référendum sur la Nouvelle-Calédonie, le Centre de conférences internationales à Branly, la Grande Bibliothèque, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, l'annulation du tiers de la dette africaine, Eurêka audiovisuel, la Conférence sur l'armement chimique... Ont été annoncés et sont en cours de négociation : le Fonds spécial de garantie pour la dette des pays intermédiaires, les grands travaux au Bangladesh, les grands travaux en Afrique (Observatoire du Sahara, lutte anti-acridienne, recherche). Sans compter la nouvelle politique en direction de l'Europe de l'Est...
Je suggère au Président un thème majeur pour son second septennat : pour que les forces du marché ne fassent pas partout la loi, pour que l'identité de l'Europe ne se dissolve pas, pour que les rapports sociaux ne se réduisent pas à ce qui s'achète et à ce qui se vend, la France, pays développé et démocratique, propose au monde un autre modèle de développement que ceux du libéralisme et de l'étatisme, un modèle où la recherche de la justice et le plein respect des droits de l'homme seraient pris sans relâche en considération.
En marge de ma note, le Président signifie son accord.
Pierre Bérégovoy propose en violation du principe de « ni-ni » présidentiel d'autoriser trois opérations de privatisation partielle de petites banques nationalisées. Deux d'entre elles concerneraient des prises de participation de 10 % de banques étrangères, l'une allemande, l'autre italienne, dans deux banques régionales appartenant au groupe nationalisé du CIC ; la troisième autoriserait la Banque de Bretagne, banque de premier rang nationalisée à 100 %, à ouvrir son capital au Crédit Mutuel de Bretagne.
Bérégovoy estime que ces opérations passeraient inaperçues en raison de leur modeste importance. Mais elles engageraient en réalité le gouvernement dans des privatisations partielles, sans même qu'une cohérence d'ensemble ait été définie. Comment refuser demain au Crédit Lyonnais d'ouvrir son capital, par une participation croisée, à la Kommerzbank allemande si la même opération a été approuvée entre le Crédit Industriel d'Alsace-Lorraine et la Banque du Bade-Wurtemberg ? Comment refuser demain à la BNP d'ouvrir son capital à des personnes privées si la même opération a été autorisée pour la Banque de Bretagne ?
L'Algérie demande à Gaz de France d'effectuer le versement des sommes dues au titre du passé, tout en refusant les autres termes de l'accord et le prix de 2,14 dollars. Pierre Bérégovoy déclare à l'ambassadeur d'Algérie que Gaz de France va donc s'acquitter immédiatement des sommes dues, tout en renonçant au règlement global. Il accepte, en outre, le montant de l'aide financière envisagée (1 milliard de francs par an pendant quatre ans, dont 350 millions d' élément-don).
Or, il ne faudrait pas qu'on arrive à un accord sur l'aide financière alors que la question du prix du gaz pour les livraisons futures resterait entière !
Par ailleurs, le règlement du contentieux gaz devait permettre de rétablir des relations commerciales normales avec l'Algérie (ce pays doit mettre fin aux mesures discriminatoires contre les entreprises françaises, dont certaines sont engagées dans de lourds contentieux).
Mercredi 21 décembre 1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand, à propos d'une nomination d'ambassadeur : Il faut choisir comme ambassadeurs des spécialistes des pays où ils sont nommés et dont, de préférence, ils parlent la langue.
Une vive discussion suit, entre Roland Dumas et Pierre Bérégovoy, à propos de la remise de la dette aux pays les plus pauvres.
François Mitterrand, agacé que Pierre Bérégovoy semble vouloir revenir sur cette affaire : C'est une décision politique. Personne ne peut s'y opposer. La seule question est celle de la dette privée garantie par l'État : est-ce qu'elle entre dans le paquet d'allègements ou non ?
Une cellule de coordination contre les violences racistes est créée à Matignon.
Pierre Bergé est au bord de la crise à l'Opéra. Deux solutions : soit un compromis est trouvé avec Daniel Barenboïm, celui-ci gardant le pouvoir pour deux ans, mais s'en allant ensuite ; soit c'est la rupture. Mais Pierre Bergé n'aura pas de directeur musical pour le remplacer aussitôt. Le grand chef anglais, Jeffrey Tate, auquel il a pensé, a été dissuadé par Pierre Boulez, qui soutient Daniel Barenboïm. Dans ce cas, l'Opéra serait dirigé par Pierre Bergé et le nouveau directeur administratif, Alain Pichon. Cela reporterait le début de la saison 1990 à mars ou avril. Jack Lang ne souhaite pas aller à l'affrontement, alors que Pierre Bergé, qui est prêt à l'assumer et le souhaite même, a besoin d'instructions dès ce soir pour en finir.
De toute façon, c'est désolant. Cette affaire n'a pas été gérée depuis trois ans, ni même depuis six mois. Et, si un compromis n'est pas trouvé, se priver de Barenboïm serait un désastre. Pourtant, l'État n'est pas le Bourgeois gentilhomme et ne peut se permettre de payer trois fois plus cher qu'ailleurs.
Discussion avec le Président, toujours sur le même thème : chercher pour ce second septennat de grandes actions qui marqueraient les esprits et seraient économiquement utiles, comme le furent naguère le projet de TGV, la promotion de Strasbourg comme capitale européenne, le canal Rhin-Rhône.
Je suggère de lancer de grands travaux qui marqueraient la France et l'Europe pour longtemps : les ports.
Au moins depuis Fernand Braudel, on sait qu'un pays n'est grand que par ses ports. L'Europe, depuis le XVe siècle, n'a existé que grâce à une succession de ports dominants ; dans l'ordre : Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres. Cela reste, comme depuis cinq siècles, un enjeu majeur. C'est par les ports qu'affluent les hommes, les idées, les projets. C'est à partir de là que rayonnent les richesses. Aujourd'hui, la Méditerranée périclite et l'Europe du Nord se structure autour de Rotterdam (concurrencé par Londres et Anvers). Or, tous nos ports meurent, les petits comme les grands, et leur arrière-pays avec. Je propose donc de dire que l'ambition de la France, à l'horizon de l'an 2000, est de faire de Marseille le premier port de la Méditerranée, et de l'ensemble Le Havre-Dunkerque le premier port de la mer du Nord. Cela exigera d'énormes efforts d'investissement (jetées, digues, hangars, logements, Bourses, informatique, autoroutes, gares). C'est d'ailleurs ce que font Italiens, Espagnols, Britanniques, Néerlandais et Belges pour Gênes, Barcelone, Londres, Rotterdam et Anvers. J'ajoute qu'on pourrait utilement combiner ce projet avec un TGV marchandises Dunkerque-Marseille, voire Dunkerque-Strasbourg-Marseille.
Michel Delebarre, ministre de l'Équipement et élu de Dunkerque est évidemment enthousiaste.
(L'affaire sera difficile à conduire : comment privilégier un ou deux ports parmi tous ceux qui se concurrencent sur nos côtes. Mieux vaut, pour certains, ne pas choisir qu'exclure...)
En Pologne, Mieczyslaw Rakowski, Premier ministre, présente Lech Walesa comme un homme de compromis et propose de reprendre les discussions sur le rétablissement du pluralisme syndical.
Jeudi 22 décembre 1988
Signature à l'ONU des traités sur l'évacuation de l'Angola et sur l'indépendance de la Namibie.
Un Boeing 747 de la Pan Am s'écrase sur la ville de Lockerbie en Écosse. Aucun survivant parmi les 258 passagers. Les services disent que les Anglais « savent » que c'est un coup des Libyens.
Vendredi 23 décembre 1988
Conformément à l'appréciation positive portée par la France sur les décisions récentes de l'OLP, Roland Dumas propose que la mission de liaison et d'information de l'OLP en France porte désormais le titre de « Délégation générale de Palestine en France ». La France n'ayant pas reconnu l'Etat de Palestine, ce changement positif de dénomination n'entraîne pas l'octroi à l'OLP d'un statut diplomatique. Pas plus que la Délégation du Québec, la Délégation générale de Palestine ne sera inscrite sur la « liste de MM. les Membres du corps diplomatique » publiée par le Protocole, et le délégué n'aura pas vocation à participer à la cérémonie de présentation des vœux du corps diplomatique.
En revanche, afin d'octroyer à l'OLP plus qu'un changement de dénomination, Roland Dumas propose de faire bénéficier la Délégation générale de privilèges de caractère fiscal et douanier.
Samedi 24 décembre 1988
Jack Lang ne veut pas se résigner au choix du site de Tolbiac pour la Grande Bibliothèque. Il organise des réunions dans son bureau, sans Biasini, pour choisir un terrain ! Cela retarde tout. François Mitterrand lui téléphone : On m'informe qu'une réunion s'est tenue ce matin dans votre bureau à propos de la Grande Bibliothèque, en l'absence de M. Biasini, secrétaire d'État chargé des Grands Travaux. Je vous rappelle que ce dossier doit être suivi par le secrétaire d'État, qui doit naturellement vous en informer. J'ai donné mon accord au choix du terrain proposé par la Ville de Paris, soit sept hectares sur l'emprise de Masséna-Tolbiac, tel que M. Biasini l'a défini dans la note qu'il m'a remise. Il est essentiel de tenir les délais fixés, ce qui exige le lancement, le 15 février, de la consultation d'architectes.
Manifestation à Tel-Aviv en faveur d'un dialogue avec l'OLP.
Dimanche 25 décembre 1988
Itzhak Shamir accueille avec satisfaction la proposition d'Hosni Moubarak de se rendre en visite en Israël.
Jeudi 29 décembre 1988
Libération des deux petites filles de Jacqueline Valente, détenues depuis novembre 1987 par Abou Nidal. Encore un succès pour le général Rondot, l'un de nos meilleurs experts du Moyen-Orient, qui rend compte régulièrement à Roland Dumas.
Visite de Rajiv Gandhi au Pakistan ; signature d'un accord de non-agression nucléaire avec Benazir Bhutto.
Vendredi 30 décembre 1988
Branko Mikulic, Premier ministre yougoslave démissionne. L'impasse politique s'ajoute à la crise économique.
Samedi 31 décembre 1988
Vœux du Président : Le 31 décembre 1992, 320 millions d'Européens auront à vivre ensemble, toutes barrières abattues, libres d'échanger leurs biens et leurs services, de circuler, de s'installer, de travailler là où ils voudront. C'est un risque, me dira-t-on. Sans doute. Eh bien, ce risque est pris et je l'assume en votre nom... Le vrai risque serait au contraire de s'isoler, de se replier sur soi-même...
Il annonce les thèmes qui seront ceux de la prochaine présidence française, qui commence demain :
- Union économique et monétaire : à Hanovre, le Conseil européen a confirmé sa volonté d'aboutir, et un comité présidé par Jacques Delors examine les moyens d'y parvenir ;
- Charte sociale ;
- Europe audiovisuelle : après avoir lancé l'idée d'Eurêka audiovisuel à Hanovre, des Assises européennes de l'audiovisuel ont été décidées à Rhodes ; elles se tiendront à Paris à l'automne 1989 ;
- Protection de l'environnement ;
- Pays en voie de développement : la convention de Lomé-IV sera négociée sous présidence française (Lomé relie la Communauté à soixante-six États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) ;
- Espace sans frontières : avancée vers la réalisation du Grand Marché ; mesures pour l'Europe des citoyens ; reconnaissance des diplômes.
1989... L'année sera lourde : Sommet des Sept, Bicentenaire, Sommet européen. Autant de paris qu'on ne peut se permettre de perdre !