Départ pour Moscou, où j'ai une longue conversation avec Vadim Zagladine, suivi d'un déjeuner avec le gouverneur de la Banque centrale. Zagladine m'explique la réorganisation du pouvoir soviétique. Le Président a maintenant tous les pouvoirs et prépare de grandes réformes économiques devant entrer en vigueur le 1er juin (la date est encore tenue secrète), ainsi que le remplacement, par des gorbatchéviens, des « ingénieurs sibériens » qui tiennent pour l'heure le gouvernement (groupe dont font partie le Premier ministre Rijkov et l'ambassadeur à Paris Riabov). Gorbatchev, me dit Zagladine, est obsédé par l'Allemagne. Cela l'entraîne à une révision de ses analyses à long terme. Il ne pense plus qu'il faille aller vers une suppression totale des armes nucléaires sur la planète en raison de la menace que représente pour lui l'Allemagne dans l'avenir. Il sait que le Pacte de Varsovie est vide de tout contenu. Dans un premier temps, il en avait tiré la conclusion qu'il fallait réduire systématiquement le poids de l'OTAN et aller vers une sécurité collective en Europe. Il pense maintenant qu'il faut tout faire pour empêcher la RFA de se retrouver en situation de trop grande indépendance. Si l'OTAN disparaît, l'indépendance allemande dérivera vers le réarmement nucléaire. L'OTAN doit donc, pense-t-il, se renforcer. Il faut aussi organiser le maintien de troupes soviétiques en Allemagne de l'Est jusqu'en l'an 2000, et celui (plus long) des troupes américaines en Allemagne de l'Ouest. Un dialogue entre les deux alliances est nécessaire pour qu'elles se justifient par leur collaboration.
Zagladine est convaincu que la crise actuelle débouchera sur l'indépendance des trois États baltes, mais après que la Constitution soviétique aura été amendée pour la rendre possible. Cela sera fait dans un mois.
En ce qui concerne la BERD, les Soviétiques sont très soucieux de voir la négociation aboutir et de devenir ainsi, pour la première fois, membres d'une institution économique internationale. Ils sont prêts à concéder que, pendant une période transitoire, leurs emprunts à cette banque soient très limités. La formulation de cette autolimitation est délicate, car ils souhaitent éviter qu'elle ne soit humiliante, alors que Japonais et Américains exigent au contraire qu'elle soit juridiquement très contraignante, donc délibérément vexatoire...
Mercredi 4 avril 1990
En Belgique, la loi sur la dépénalisation de l'avortement est promulguée. Afin de ne pas avoir à la parapher, le roi Baudouin Ier renonce pendant trente-six heures à ses pouvoirs. Élégante solution, à première vue. Lâcheté, peut-être, que d'agir en souverain à éclipses. Le pouvoir impose des contraintes d'aussi haute valeur morale que les scrupules d'une personne privée.
La commission d'instruction de la Haute Cour de justice accorde un non-lieu partiel, et donc le bénéfice de la loi d'amnistie, à Christian Nucci, inculpé de faux dans l'affaire du Carrefour du développement. La commission d'instruction a conclu que, dans son cas, il n'y a pas eu d'enrichissement personnel. En conséquence de quoi, il est déclaré amnistié, permettant ainsi à ceux-là mêmes qui viennent de prendre la décision de non-lieu — juridiquement discutable, et qu'ils auraient pu ne pas prendre — de dénoncer publiquement et violemment l'amnistie. Déclarant qu'il existait des charges suffisantes contre Nucci, les magistrats regrettent d'être obligés d'amnistier des faits criminels. Devant les journalistes, l'un d'eux va jusqu'à déclarer : On nous fera porter le chapeau de la non-poursuite de Nucci devant la Haute Cour, alors qu'en fait les députés se sont autoblanchis avec cette loi d'amnistie.
François Mitterrand : Voilà : c'est le pire, la lie, le fond, la crasse absolue. Des magistrats partisans, un Rocard peureux, un Mauroy qui panique. Et nous en sommes à cette honte ! Ils n'ont pas voulu m'écouter...
Pour le reste, comme prévu et annoncé, à peu près toutes les poursuites continuent leur cours, tandis que l'opinion, en dépit du spectacle de parlementaires traînés devant les tribunaux, reste persuadée qu'il y a eu auto-amnistie.
François Mitterrand: Désastre ! Pourquoi ai-je cédé à Rocard ? Il voulait cette amnistie pour protéger ses amis et avoir le soutien du Parti socialiste. C'est honteux!
Recevant quelques journalistes, le Président leur confie : Au PS, ils ne se parlent plus. Il n'y a plus qu'une union sacrée : autour de ma succession. Tous la préparent. C'est désormais leur seul ciment. Après Rennes, les socialistes n'ont plus obéi à personne, ni à Mauroy, ni à moi. Ils ne pensaient qu'à s'en sortir individuellement.
Jeudi 5 avril 1990
Si tout se passe bien, la signature du traité créant la BERD, par tous les ministres (Finances et Affaires étrangères), aura lieu l'Élysée le 29 mai. Le président sera élu dès la semaine suivante et prendra ses fonctions autour du 31 mars 1991, en raison des délais de ratification par quarante-deux parlements. Je suis officiellement candidat. Michel Rocard appelle tous les Premiers ministres qu'il connaît pour leur en faire part. Pierre Bérégovoy fait de même avec ses collègues des Finances.
Vendredi 6 avril 1990
Roland Dumas me rapporte qu'Édouard Chevardnadze aurait dit à James Baker : La présence de l'Allemagne dans l'OTAN est pour nous inacceptable... mais ce ne sont pas là des positions immuables. Nous essayons de trouver un compromis. Quel désarroi !
Samedi 7 avril 1990
Prenant acte d'une mort cérébrale déjà consommée, les tout derniers militants du PSU décident de « débrancher » leur parti : la dissolution est votée. Élégance et nostalgie... Je n'ai jamais été des leurs, mais je ne peux m'empêcher d'admirer leur militantisme concret au service d'une utopie.
Sur la Grande Bibliothèque, je suis de plus en plus atterré : en arriver là après tant d'efforts et d'études ! Le projet est maintenant tout à la fois démesuré et maladroit. Il faudrait tout reprendre, tout repenser !
Refaisons l'historique : il s'agissait au départ de construire simplement une bibliothèque nouvelle utilisant toutes les technologies modernes et orientée vers la province. En juin 1988, sur mon conseil, avec l'accord de Michel Charasse, le Président avait donné comme premiers chiffres de cadrage : 2 milliards pour le bâtiment et 1 milliard pour l'équipement. Voilà que, de dérive en dérive, de « césure » en « silo », on en arrive à 13 milliards (soit quatre fois la Grande Arche, deux fois le Louvre, deux fois la Villette) ! ! Je dis bien 13 milliards et non pas 9, comme le prétend Émile Biasini, car, dans la note qu'il a adressée au Président, il explique bien lui-même que les 9 premiers milliards ne permettront que d'ouvrir le bâtiment en 1995, pas de le finir ! Et qu'il faudra au moins 4 milliards de plus pour y parvenir ! Et encore, ces 13 milliards sont-ils mal définis. On ne sait rien des technologies d'information qui y seront utilisées ; l'articulation entre la BN actuelle, la Grande Bibliothèque et l'Université de Paris n'est pas établie. Dans ces 13 milliards figurent en outre bien des choses qui n'ont rien à voir avec le projet initial (tels le transfert de la Bibliothèque nationale, le catalogue universel, la médiathèque, les silos d'Evry). Tout cela ne me semble servir qu'à satisfaire les appétits de pouvoir de quelques ministres et hauts fonctionnaires, ravis de faire payer par les Grands Travaux du Président des projets qu'ils ne souhaitent pas financer sur le budget de leur propre ministère. Et à cajoler quelques intellectuels parisiens qui n'imaginaient pas de ne plus avoir les livres les plus rares à portée de main.
Comment trouver 13 milliards pour une seule bibliothèque à Paris alors qu'il est si difficile de trouver beaucoup moins d'argent pour tant de dépenses urgentes, ne serait-ce que pour les bibliothèques de province et de banlieue ? Je suggère donc au Président de demander qu'on repense tout, sans hâte excessive, afin de choisir entre les deux options suivantes :
- Soit on construit une bibliothèque beaucoup plus modeste, bâtie sur le même plan architectural, mais conçue comme un simple complément de l' actuelle BN et en conservant la transmission électronique vers la province ; on laissera la BN là où elle est, sauf si le ministère de la Culture a les moyens de financer son transfert sur son propre budget.
- Soit on accepte le projet tel qu'il est, mais moyennant une tout autre présentation politique : on annoncerait d'abord une grande politique des bibliothèques et des universités en France ; on ferait ensuite de Tolbiac un campus urbain du XXIe siècle, exemplaire et pilote pour l'Europe, dont la Grande Bibliothèque ne serait qu'un des éléments ; on y mettrait à la fois une nouvelle université et les services communs à toutes les bibliothèques de France ; on moderniserait et on y transférerait la BN ; enfin, on ferait la Grande Bibliothèque elle-même, qui seule constitue le « grand projet » du Président. Ce quatrième poste n'équivaudrait donc qu'au quart du projet d'ensemble. Tout cela se ferait au moins sur vingt ans, et non pas quatre. Il faut se décider au plus vite : cela ne restera pas longtemps confidentiel.
François Mitterrand : On ne peut faire une telle bibliothèque au rabais, ni revenir en arrière. La première solution est exclue. Essayez la seconde. Mais il ne faut pas insister. Laissez maintenant agir les ministres responsables.
Dimanche 8 avril 1990
Il fallait s'y attendre : un sondage CSA publié dans Le Journal du dimanche montre que 76 % des Français interrogés trouvent choquante l'amnistie de Nucci, et que 67 % pensent que les hommes politiques sont, dans l'ensemble, plutôt pas honnêtes...
George Bush écrit à François Mitterrand pour lui faire part de ses entretiens aux Bermudes, la semaine dernière, avec Margaret Thatcher. Ils sont tombés d'accord pour souhaiter que l'Allemagne reste membre à part entière de l'Alliance et de ses structures militaires intégrées. Le traité de l'Atlantique Nord devra s'appliquer pleinement à l'Allemagne réunifiée (notamment ses articles 5 et 6) ; les forces alliées devraient demeurer en Allemagne et y conserver un dosage raisonnable de forces nucléaires et classiques. Etats-Unis et Grande-Bretagne ne souhaitent pas transformer l'OTAN en un forum destiné à imposer les positions américaine, britannique ou allemande lors des discussions « 2 + 4 ». Au contraire, les quatre alliés occidentaux qui prennent part aux réunions « 2 + 4 » doivent se rencontrer en privé et mettre au point des positions communes sur un certain nombre de questions clés hors de l'OTAN.
L'URSS, explique Bush, devrait recevoir en échange des assurances raisonnables concernant le statut militaire de l'ancien territoire de la RDA au sein d'un État allemand unifié, ce statut comportant des arrangements relatifs à un maintien, même temporaire, des forces soviétiques. En outre, les Occidentaux devront se tenir prêts à offrir à Moscou la possibilité d'évoquer les questions de sécurité lors des négociations de Vienne sur la limitation des armements conventionnels et dans les futures discussions sur les systèmes de missiles nucléaires américains et soviétiques à courte portée en Europe. Mais pas à permettre à Moscou de se servir du mécanisme « 2 + 4 » pour diviser la défense occidentale et compromettre le rôle qu'y joue l'Allemagne.
Pour George Bush, un renforcement de l'OTAN ne nuira aucunement à la Communauté ; tout comme il ne croit pas qu'une Communauté plus forte puisse constituer un mal pour l'Alliance. Mais si on ne laisse plus à l'OTAN qu'une fonction militaire étroite, son importance décroîtra à mesure que la menace militaire soviétique s'atténuera. Pour conserver sa vitalité, l'Alliance doit avoir un mandat politique clair en tant que lieu où seize États démocratiques peuvent exprimer leurs points de vue sur des questions — aussi bien politiques que de sécurité — d'intérêt commun. Sans compter qu'aux États-Unis, l'OTAN est la seule justification plausible de la présence militaire américaine en Europe. Si on laisse s'affaiblir l'OTAN du fait qu'elle ne joue plus un rôle politique significatif dans la nouvelle Europe, cela risque de supprimer du même coup la base de tout engagement militaire américain à long terme.
La menace est claire : ou bien toute la réorganisation de l'Europe passe par l'OTAN, ou bien les États-Unis cessent de soutenir l'Europe. Décidément, Bush fait une fixation sur la Communauté ! Il ne la supporte pas ; comme ses prédécesseurs, il veut être fort dans une Europe faible. Alors qu'à mon sens, l'intérêt américain serait d'être fort dans une Europe forte !
Lundi 9 avril 1990
Troisième réunion plénière de négociation sur la BERD. Et pas la dernière. Les Égyptiens, les Israéliens, les Marocains, les Albanais et les Mexicains nous ont rejoints. On règle sans trop de difficultés le problème de la répartition du capital. Ce sera 10 % pour les États-Unis, 8,1 % pour les autres membres du G7, sauf le Canada qui sera à 3,5 %, comme l'Espagne (au terme d'une très longue bataille !). Les États-Unis seront donc les premiers actionnaires. Ce n'est plus une institution européenne, mais les Douze disposeront encore de 51 % du capital. L'objectif officiel de la BERD est maintenant de promouvoir la transition vers l'économie de marché ouverte et l'initiative privée dans les pays d'Europe de l'Est engagés à appliquer les principes de la démocratie multipartite et de l'économie de marché. J'ai obtenu que la promotion de la démocratie constitue un objectif aussi important que celle de l'économie de marché, et non pas un verrou à l'assistance à l'URSS. Le rôle de la Banque sera de participer à la remise en état des infrastructures et à la restructuration du secteur privé. Elle prêtera au taux du marché et pourra prendre des participations au capital des entreprises, ou donner des garanties. Son capital sera de 10 milliards d'écus, ce qui est peu si on le compare à celui de la Banque mondiale (170 milliards de dollars), mais elle devrait parvenir dans les dix ans, grâce à des cofinancements, à mobiliser des ressources de 100 milliards d'écus. Là encore, très longue bataille...
Reste le problème du choix de la ville-siège : Berlin, Copenhague, Vienne, Luxembourg, Amsterdam, Milan, Dublin, Londres, Varsovie et Prague sont candidats. On verra bien...
Le Président réunit Jean-Louis Bianco, l'amiral Lanxade, Loïc Hennekinne, devenu son conseiller diplomatique, Hubert Védrine et Élisabeth Guigou. Il s'interroge sur les difficultés que nous semblons avoir avec les Américains. Quelles questions nous posent-ils ? Quels sont les malentendus ? François Mitterrand: Je comprends qu'eux-mêmes ne savent pas très bien ce qu'ils veulent, parce qu'ils sentent l'Europe leur échapper. Et à cela nous ne pouvons rien. Il faut être très ferme sur l'essentiel, ce que les techniciens appellent le « hors zone » et le « hors sujet ». Il n'est évidemment pas question que la France réintègre le commandement intégré. Mais, pour le reste, il n'y a pas de motif de se montrer inutilement désagréable.
Dans une tribune libre que publie Le Monde, Jacques Chirac critique le scandale de l'amnistie. Michel Noir, lui, propose l'interdiction du cumul des mandats : une proposition intéressante, constructive et efficace. Bizarrement, personne, dans aucun parti, ne la reprend.
Mardi 10 avril 1990
Jacqueline Valente, son compagnon et leur enfant, otages d'Abou Nidal, sont libérés après trois ans de détention. Bizarre affaire, que Roland Dumas a gérée en direct avec Tripoli (Libye).
Une vieille idée resurgit : Michel Rocard veut instaurer le prélèvement à la source de l'impôt, ce qui constituerait, dit-il, un facteur de simplification, d'équité et de lutte contre la fraude fiscale. Il rappelle que l'Allemagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne procèdent ainsi, ce qui rend l'impôt beaucoup moins « douloureux ». Pierre Bérégovoy est violemment contre. Sauf à renoncer au principe d'un barème progressif prenant en compte l'ensemble des revenus, leur niveau global et la situation de famille, pour lui préférer un système de taxation proportionnelle, l'imposition des revenus exigera toujours une déclaration et une régularisation annuelles. Dans ces conditions, la réforme envisagée a-t-elle les vertus qu'on lui prête ? La simplification ne porterait en pratique que sur le mode de prélèvement des acomptes. Cette mesure tendrait à creuser les différences de situations entre salariés et non-salariés. En effet, seul le salarié verrait l'assiette de son impôt calculée par un tiers et taxée de manière objective ; le non-salarié, lui, conserverait la faculté d'apprécier à sa convenance l'assiette du prélèvement mensuel. Ce peut être aussi un moyen de réintroduire un prélèvement sur les faibles salaires, non imposables grâce aux divers abattements et déductions. Ce système ne règle pas la principale source de fraude fiscale, imputable aux non-salariés et aux entreprises.
François Mitterrand: On a déjà essayé en 1983. Rocard n'a rien inventé. Oublions.
Jack Lang rassure le Président après mes remarques inquiètes sur la Bibliothèque de France : l'annonce au Parlement d'un chiffre de 5 milliards de francs sur cinq ans est finalement passée comme une lettre à la poste. Il a pris soin, explique-t-il, de le comparer à notre effort national en faveur des bibliothèques municipales et départementales. Et de rappeler le coût (400 millions de francs) des atermoiements de Jacques Chirac à propos du Louvre et de l'Opéra-Bastille. Le dossier de la Bibliothèque de France mérite d'être amélioré ; il présente encore des lacunes et des excès ; le contenant l'emporte sur le contenu. C'est encore, à ce jour, un grand outil vide. Au-delà des délires verbaux, la réalité est là : le programme est conçu dans les mêmes termes que ceux utilisés par Labrouste au XIXe siècle pour la construction de la Bibliothèque nationale. On pourrait réduire encore les espaces de 5 à 10 % sans aucun dommage pour le projet lui-même. A ses yeux, tel qu'il est conçu, c'est dans son fonctionnement que le projet se révélera ruineux. Certains débordements aboutissent parfois à des absurdités architecturales : ainsi l'idée insensée d'installer des salles de catalogues dans le jardin. Les responsables proposent aussi une enveloppe complémentaire de 3 milliards, qui s'ajouteraient aux 5 ou 6 milliards destinés à la construction. Cette somme, affectée aux équipements, pourrait être ramenée à 1 milliard sur cinq ans. Il ne serait pas raisonnable, précise-t-il encore, de faire peser la totalité de la charge du financement sur la seule période 1991-1995.
François Mitterrand: Il faut garder le projet en l'état et étaler les dépenses dans le temps.
Mercredi 11 avril 1990
Le Conseil des ministres adopte les projets de lois sur la réforme des P et T (France Télécom et la Poste) et sur la transformation de Renault en société anonyme.
Des douaniers britanniques saisissent « le plus grand canon du monde », destiné à Bagdad ! L'engin, de 40 mètres de long, serait, paraît-il, destiné à tirer sur Israël depuis Bagdad.
On me dit qu'André Glucksmann, qui avait cru entendre Roland Dumas lui promettre l'ambassade de Prague, est au désespoir.
Jeudi 12 avril 1990
En RDA, le nouveau gouvernement de coalition dirigé par Lothar de Maizière (chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates, libéraux) se prononce en faveur d'une Allemagne unie au sein de l'OTAN et de la CEE.
Vendredi 13 avril 1990
Grande première historique : Radio-Moscou reconnaît la responsabilité de l'URSS dans le massacre de Katyn en 1940, qui avait été imputé jusqu'alors aux nazis.
Samedi 14 avril 1990
Comme me l'avait annoncé Victor Guerachtchenko dès février, Mikhaïl Gorbatchev présente un plan d'accélération des réformes économiques prévoyant notamment un vaste programme de privatisations. Or, il n'existe aucun cadre juridique pour de telles opérations. Il semble qu'en URSS les mots soient voués à toujours dépasser la réalité.
Pourtant, la production stagne, diminue même dans certains secteurs (charbon, pétrole). Au cours du premier trimestre 1990, le produit national brut a baissé de 1 %. Excédentaire de 3,4 milliards de dollars en 1988, la balance commerciale a enregistré en 1989, pour la première fois dans l'histoire soviétique, un déficit de 3,2 milliards de dollars. Les importations en provenance de l'Occident ont progressé de 23,6 %, tandis que les exportations vers les pays à devises convertibles n'augmentaient que de 7,6 %. L'inflation de 10 %, selon des estimations soviétiques officieuses, pourrait en fait être plus élevée. Cette évolution a pour origine l'excédent de pouvoir d'achat des ménages : de 400 à 600 milliards de roubles. Enfin, le déficit budgétaire (12 % du produit national brut) accélère la création monétaire : la monnaie en circulation a crû de 17 % en 1989. Le poids de la dette extérieure augmente : selon Rijkov, elle s'élèverait à 56 milliards de dollars ; le service de la dette représenterait entre 25 et 30 % du produit des exportations. Cette incertitude comptable aggrave l'inquiétude de la communauté financière internationale, habituée à un comportement exemplaire de l'URSS, et alimente les rumeurs sur la crise financière. Les grèves se multiplient (9,5 millions de journées de travail ont été perdues au premier trimestre 1990, à comparer aux 7,5 millions de l'année précédente). 50 millions de Soviétiques vivent aujourd'hui au-dessous du seuil de pauvreté. Le chômage touche plus de 8 millions de personnes. Les pénuries, aggravées par les carences dans les transports, encouragent le développement d'une économie parallèle, palliative mais non créative.
En matière de réformes, le bilan est maigre, voire négatif. Beaucoup de grands textes n'ont pas été adoptés — comme la loi sur l'autonomie des entreprises ou la loi sur l'investissement étranger — ou n'ont pas connu d'application effective (loi sur la terre, la propriété du citoyen). Les premières tentatives d'application des réformes ont eu des effets pervers (baisse de la production, absence de garantie des contrats passés par les collectivités sujettes à des variations arbitraires de leurs subventions, augmentation de l'inflation). La politique de rigueur et la décentralisation se contredisent. L'inertie des structures et des acteurs est insuffisamment prise en compte, et les instruments de pilotage de la décentralisation n'ont pas été mis en place. Des divergences majeures subsistent sur le contenu des réformes et leur rythme. Pour certains, la réforme monétaire — visant à éponger l'excédent de liquidités, à libérer les prix et à conduire à terme à la convertibilité du rouble — est au cœur du processus de changement ; pour d'autres, elle n'est considérée que comme une simple mesure d'accompagnement. La population soviétique semble très partagée sur l'évolution souhaitable de l'URSS. Selon un sondage récent des Nouvelles de Moscou, 54 % des personnes interrogées souhaitent aller vers l'économie de marché à l'occidentale, 46 % y seraient hostiles. Les nationalismes ne peuvent qu'en bénéficier. La démarche officielle repose sur un programme d'action en trois temps : assainissement de l'économie (1989-1990), élaboration des réformes (1990-1993), puis passage à l'« économie socialiste de marché » à partir de 1993.
Lundi 16 avril 1990
Mise au point de la proposition conjointe de François Mitterrand et Helmut Kohl sur le passage à l'Union politique. Ils proposent aux Douze d'accélérer la construction politique européenne, et, pour cela, de définir et mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune, de lancer une conférence intergouvernementale sur l'Union politique parallèlement à celle sur l'Union économique et monétaire. Les réformes fondamentales dont elles décideraient entreraient en vigueur le 1er janvier 1993.
Mardi 17 avril 1990
Gorbatchev s'énerve. Il menace de décréter le blocus économique de la Lituanie.
François Mitterrand : Tout cela peut mal tourner : la violence est là. Gorbatchev ne décide plus. Je crains qu'il ne soit déjà dépassé par des militaires qui veulent le pousser à la faute pour qu'il démissionne.
Mercredi 18 avril 1990
François Mitterrand refuse un projet de lettre à Shamir sur le problème des Juifs d'URSS. Il biffe un paragraphe maladroit qui, sous prétexte de permettre leur départ vers Israël, viserait à introduire une clause permettant aux Soviétiques d'interdire leur départ s'ils veulent s'installer dans les Territoires occupés : Ce n'est pas aux Soviétiques d'en décider, mais à Shamir de faire en sorte de ne pas les installer dans les Territoires occupés.
Blocus de la Lituanie par l'URSS, au moins sur le pétrole.
Jeudi 19 avril 1990
Le blocus de la Lituanie se généralise.
Comme prévu, la proposition de François Mitterrand et Helmut Kohl est adressée aux Douze.
En RDA, Lothar de Maizière demande l'introduction du Deutsche Mark au taux de « un pour un ». Tout va maintenant aller très vite.
J'apprends que les ministres des Finances américain, japonais et anglais ont négocié un accord prévoyant que la BERD serait installée à Londres, que j'en serais président, mais avec un numéro deux américain pour diriger les opérations de la Banque. Ligoté dès le début ? Pas question !
Dans l'avion qui l'amène à Key Largo, où l'attend le Président Bush, François Mitterrand me dit : J'étais contre l'amnistie. Mauroy, Rocard, Joxe ont été pour. Rocard se trompe s'il croit que son intérêt est de gagner les législatives, car, en 1993, je pourrais choisir quelqu'un d'autre comme Premier ministre et en faire un présidentiable contre lui. Un peu plus tard, il évoque la durée du mandat présidentiel : Le meilleur système, c'est sept ans non renouvelables, et pas deux fois cinq ans.
Arrivée à Key Largo, réserve de multi-millionnaires aspergée hier encore d'insecticide par des avions de l'US Air Force pour que les Présidents ne soient pas dévorés par les moustiques. Reçu dans une villa pharaonique d'un ami personnel du Président américain.
George Bush parle d'abord des dirigeants chinois, dont il est le meilleur expert à Washington : J'ai entendu Mao Zedong me dire (il était très difficile à comprendre : quatre femmes, dont sa nièce, servaient d'interprètes) : « Quand je mourrai, j'irai voir Marx ! »
François Mitterrand raconte que Mme Liu Shaoqi, à un dîner à l'ambassade de France, a lâché devant Deng Xiaoping : Je sors des prisons fascistes.
Puis la conversation passe aux choses sérieuses :
George Bush: Je voudrais votre avis sur la sécurité en Europe.
François Mitterrand: Commençons par le problème allemand. Ma position est la suivante. Premièrement : l'unité de l'Allemagne concerne le peuple allemand ; nous n'avons pas à intervenir dès lors que les conditions sont remplies. Deuxièmement : les conséquences de l'unité allemande concernent aussi tous les Quatre, et le premier problème est celui des frontières.
George Bush: Kohl m'a dit que les frontières seront certifiées par un traité après la réunification. Il est de l'intérêt de la stabilité en Europe et de la sécurité des États-Unis que nous restions en Europe. Beaucoup, ici, pensent qu'il faut que les troupes américaines partent. Ce n'est pas un sentiment majoritaire, mais il se développe. Mais comment rester ? Nous ne voulons pas entrer dans la Communauté européenne. Nous voulons que la CSCE soit un lieu de renforcement de la sécurité. Je veux voir accorder un rôle politique accru à l'OTAN; c'est pour nous un moyen de rester en Europe. Vous voyez ce que cela veut dire, par exemple, sur les problèmes de vérification du désarmement conventionnel : nous souhaitons une concertation au sein de l'OTAN, entre Alliés, avant toute conversation avec les Soviétiques dans le cadre de la CSCE. Nous comprenons et respectons bien entendu la position particulière de la France.
Vous qui êtes historien, comment voyez-vous la stabilité du continent ? Je ne suis pas encore très au clair là-dessus. Je suis sûr que je puis convaincre Gorbatchev que la présence américaine est bonne pour l'Europe. Nous ne voulons pas être des mercenaires en Europe ; ce serait inacceptable. Si nous ne sommes pas voulus, désirés en RFA, nous partirons dans la minute. Les troupes soviétiques, elles, ne sont pas voulues et partiront. Je comprends que les Polonais aient une vision différente, au moins pour ce qui est des délais. Toutes les démocraties en Europe souhaitent la présence américaine comme un facteur de stabilité. Je pense donc qu'un rôle politique accru de l'OTAN est indispensable.
François Mitterrand: Accru de quelle façon ?
George Bush: L'OTAN a été conçue pour contrer l'invasion soviétique. Aujourd'hui, le monde communiste est instable et la situation demeure imprévisible. Avec tous ces nouveaux États, les problèmes de l'Europe sont très différents de ce qu'ils étaient lors de la création de l'OTAN. Il faut donc une organisation souple pour s'occuper de ces problèmes. L'URSS aura des difficultés à préserver son unité, et les problèmes de l'Europe de l'Est ne sont pas potentiellement terminés. L'OTAN doit être une organisation active qui étudie les problèmes de sécurité de l'Europe, pas seulement ceux de la défense, mais les problèmes d'instabilité. Ce qui est certain, c'est qu'une Union soviétique politiquement faible et militairement forte n'est pas rassurante. Nous n'en sommes pas encore au moment où le désarmement serait terminé et où un nouvel équilibre en Europe serait créé. Le problème de la présence américaine en Europe ne se pose donc pas encore. Mais les Américains ont leur mot à dire sur l'équilibre européen. On ne peut pas leur demander de garantir la paix sans être présents.
Concernant la Lituanie, vous dites qu'elle n'a été indépendante que vingt ans en sept siècles... Si l'URSS coupait l'eau ou le gaz à la Lituanie, que ferions-nous ? Nous serions en situation difficile ! Hier, Chevardnadze a répété au téléphone à Baker que la force ne serait pas utilisée. Il a dit: « Jugez-nous sur nos actes, par sur nos paroles ! » S'ils coupent le gaz, je devrai prendre des sanctions économiques ; on me demandera d'annuler le sommet avec Gorbatchev et de suspendre les négociations de désarmement. Nous prendrons quelque sanction sur la clause de la nation la plus favorisée. Je vous consulterai, sans être sûr d'arriver à une position commune avec tous. Une suggestion serait que les Lituaniens cessent de revendiquer leur indépendance et négocient avec l'URSS. Ce serait bien, et nous placerait hors du débat. Qu'en pensez-vous ?
François Mitterrand: Nous ne pouvons demander aux Lituaniens de ne pas demander leur indépendance pour nous faire plaisir ! Notre intérêt évident est de voir Gorbatchev conserver le pouvoir. Les événements, jusqu'ici, ont été fâcheux pour lui. Il n'a pas eu le temps de réviser assez vite la Constitution soviétique pour rendre possible l'indépendance lituanienne. Il veut que ce soit le résultat de la loi soviétique. Il ne veut pas violer la Constitution, car cet exemple serait promptement suivi par d'autres, et son pouvoir n'y résisterait pas. Qui résisterait, d'ailleurs, si cela arrivait en France ou aux États-Unis ?
Il faut négocier avec lui, le temps qu'il introduise les changements dans sa Constitution, ce qui est en cours.
George Bush: Les Lituaniens ne sont pas aussi sages qu'ils le devraient.
François Mitterrand: Gorbatchev a hérité d'un empire. Le jour où l'Ukraine bougera, l'URSS cessera d'exister. Gorbatchev hérite de la situation laissée par Lénine et Staline. Lénine aurait accepté l'indépendance de la Lituanie ; Gorbatchev peut l'accepter.
George Bush: Les Lituaniens demandent-ils une reconnaissance formelle ?
François Mitterrand: Non. Ce serait de la provocation. D'ailleurs, je ne nommerai pas un ambassadeur à Vilnius. Je comprends Gorbatchev. Si on me réclamait l'Alsace ou le pays Basque, je ne pourrais dire oui !
George Bush: Il y a ici des gens qui voudraient — ce qui m'ennuie — que la Lituanie soit indépendante et que les militaires soviétiques s'en retirent ! Mais les militaires peuvent dire à Gorbatchev — je pense à Iakovlev et à Akromeïev: « Enough is enough ! » Ils peuvent imposer leurs vues à Gorbatchev.
François Mitterrand: Votre intérêt, comme le mien, c'est que les mesures de transition soient équilibrées. Bien qu'il n'y ait pas eu de coup d'État à Moscou, les militaires soviétiques contrôlent entièrement la Lituanie. S'ils y prenaient le pouvoir effectivement, militairement, s'ils y perpétraient un véritable coup d'État, que feriez-vous ? Vous auriez à agir contre Gorbatchev alors que vous n'agiriez pas contre les militaires soviétiques ? Car feriez-vous la guerre contre l'URSS si les militaires soviétiques y prenaient le pouvoir ? Non, évidemment pas !
George Bush: Mais que feriez-vous si vous appreniez que la Russie a coupé le gaz et le pétrole à la Lituanie ?
François Mitterrand: Je prendrais des mesures économiques, et rien d'autre.
George Bush: Beaucoup de têtes brûlées me demanderont d'agir, d'envoyer un tanker en Lituanie. Landsbergis est un artiste, pas un homme politique.
On passe à table. Le Président réexpose ce qu'il avait expliqué en juin 1987 à Venise, contre la stratégie de la riposte graduée. C'est une discussion entre alliés, entre amis.
Puis George Bush revient la charge, visiblement obsédé par cette question : Que se passerait-il si les Norvégiens envoyaient un tanker ravitailler les Lituaniens et si ce tanker était coulé par les Russes ? L'Histoire est façonnée par des incidents de ce genre.
J'imagine les scénarios préparés en détail par le Pentagone, les manœuvres, les alertes de l'OTAN qui se dissimulent derrière cette remarque. On convient d'essayer de prendre une initiative en vue de convaincre les Lituaniens de retirer leur déclaration unilatérale d'indépendance et de négocier avec les Russes. La France la prendra à la fois en son nom et au nom des Américains : grande première.
George Bush parle de la concertation nécessaire au sein de l'OTAN sur la prolifération. Il cite les exportations d'armements en Asie, en Afrique, en Amérique latine. La prolifération échappait jusqu'ici à la compétence de l'OTAN, mais il a l'air de la redouter en Europe même. Craint-il la détention de la bombe par l'Allemagne ? En tout cas, il souhaite mettre la main sur nos ventes d'armes!
François Mitterrand: Parlons de l'OTAN. Cette organisation exerce une compétence normale sur tous les problèmes de la sécurité européenne ainsi que sur tous les problèmes qui affectent l'équilibre européen. Il faut développer les rencontres entre responsables de l'OTAN et celles entre dirigeants de la CEE et des États-Unis. La CEE n'est pas une organisation compétente pour la sécurité. La présence militaire américaine reste indispensable : il existe un risque qu'il n'y ait pas, en face, de changements en profondeur; M. Gorbatchev n'a pas encore fait la moitié du chemin. La CSCE est un lieu de réunion très important. Il n'y a pas d'inconvénient à ce que les affaires débattues à la CSCE fassent l'objet d'une consultation entre les pays de l'OTAN. Il est sage de tenir le Sommet de la CSCE à la date espérée. Rien n'empêche qu'une réunion de l'OTAN se déroule auparavant. D'ailleurs, le concept de Confédération européenne est un concept pour l'avenir lointain. Les pays libérés du communisme ne sont rien du tout. Ils viennent à nous en mendiants. C'est très mauvais. Il faut un lieu où ces pays seront reçus avec le respect dû à leur souveraineté et à leur dignité. C'est capital. Le jour où ils seront définitivement démocratiques, il y aura ce lieu de rencontre : la Confédération. On trouvera des sujets à discuter. Ainsi, ils ne seront plus contraints de faire n'importe quoi pour rompre leur solitude : on voit déjà que les Polonais demandent aux Russes de rester !
L'Union européenne des Douze devrait avoir un contrat avec les États-Unis. Les autres pays d'Europe non plus ne demandent pas mieux que d'être garantis, y compris par les États-Unis. Il n'est pas question de substituer la Confédération européenne à la CEE. La CEE se renforcera, elle se renforce déjà dans l'immédiat. Je me suis mis d'accord avec M. Kohl sur une proposition concernant le passage de l'Union économique et monétaire à l'Union politique, qui est déposée aujourd'hui même à Dublin. Certains pensent que j'ai imaginé la Confédération européenne pour écarter les États-Unis. C'est une autre stupidité ! Les Européens ont besoin de se sentir européens. Mais aucun des dangers qui ont conduit à la création de l'Alliance atlantique n'est écarté. Et, même s'ils l'étaient un jour, nous appartenons au même monde et nous avons les mêmes valeurs. Il faut des contacts institutionnels entre la CEE et les États-Unis, entre la future Europe et les États-Unis ; des traités, des accords.
L'Allemagne unie doit rester dans l'OTAN, et les États-Unis doivent être inclus dans toutes les discussions politiques dès lors qu'elles ont trait à la sécurité. Il n'est pas question de changer le statut de l'OTAN. Nous ne réintégrerons pas le commandement intégré. Le Pacte atlantique a un champ d'application géographique. Tenons-nous-en là. Donnons-nous les moyens de délibérer entre nous dans l'Alliance chaque fois que l'avenir de l'Europe et son équilibre sont en cause.
Vous êtes réticents sur la CSCE. Nous ne sommes pas des rêveurs : ce n'est pas une entité politique. Il peut d'ailleurs y avoir une tentation, chez les Allemands, de donner à la CSCE un contenu différent. L'Allemagne, au demeurant, pose quelques problèmes graves. Soyons très attentifs à son opinion. Les sondages montrent que la majorité des Allemands est contre l'OTAN. Il y a là un terrain pour la démagogie. On peut imaginer des élections futures sur un thème d'hostilité à la présence militaire et nucléaire étrangère. Nous devons y être attentifs.
Pour ce qui est de l'OTAN, il n'y aura pas de problèmes si vous acceptez notre spécificité. Celle-ci est liée au nucléaire. L'emploi de l'arme nucléaire, c'est le risque de la destruction totale de la France. Cette décision ne peut dépendre que du seul chef de l'État français. En même temps, nous sommes totalement solidaires de nos alliés. Au Sommet des Sept, à Venise, j'avais expliqué mes objections à la stratégie de la réponse graduée. C'était une discussion amicale à l'intérieur de notre club. Je n'ai pas changé d'idée.
George Bush: En vue de soutenir la présence américaine, l'OTAN devrait voir son rôle accru, notamment en ce qui concerne sa dimension politique. Nous pouvons en parler lors du Sommet de l'Alliance. Je pense à la vérification du désarmement, à des thèmes comme la prolifération. Aux États-Unis, il y aura une tendance à se désengager. Nous comprenons que les Européens aient besoin d'un endroit pour parler entre eux, mais il faut en même temps élargir le rôle de l'Alliance. En ce qui concerne l'Allemagne, je pense que nous pourrons convaincre les Soviétiques qu'elle doit être dans l'OTAN.
Vendredi 20 avril 1990
De retour à Paris, je trouve à mon courrier une lettre d'Érik Arnoult, ami de toujours, compagnon des jours difficiles, merveilleux écrivain devenu conseiller auprès du ministre des Affaires étrangères, qui propose un aggiornamento de notre politique africaine : Il n'est, bien sûr, pas question de remettre en cause notre fidélité envers l'Afrique, même si le redéploiement de notre aide vers d'autres régions du monde est une revendication qui monte : la fidélité implique certaines obligations de résultat. Mais je suis convaincu qu'il nous faudra bien, un jour ou l'autre, créer, sous double tutelle Affaires étrangères-Finances, une agence unifiant nos outils de coopération avec l'ensemble du Sud. Mais une telle réforme n'est pas d'actualité. Le Président s'y opposerait.
Concentrons-nous d'abord sur les questions de fond. Étant donné ses responsabilités, la France ne peut rester plus longtemps silencieuse. Quant au bilan catastrophique de « notre » Afrique (et donc de notre action), à part l'île Maurice, échec complet pour les trente-quatre autres pays dits du « champ », même les mieux dotés par la nature (Cameroun, Gabon, Zaïre). Les autres pays africains non francophones (Ghana, Kenya, Zimbabwe) vont mieux. Pourquoi ? De plus, les besoins en aide budgétaire dépasseront cette année, et de loin, nos capacités. Cet échec et ce silence sont déjà mis au débit du Président : depuis 1981, l'aide a beaucoup augmenté, mais pour quel résultat ? Pour enrichir qui ? Ne fallait-il pas d'abord modifier les méthodes ? Nous risquons, si nous continuons sans rien changer, de rompre durablement avec l'Afrique de demain, celle des générations montantes.
Dans cette perspective, quatre types de signaux paraissent urgents et nécessaires. Signaux envers les Africains, d'abord, et aussi envers les différentes composantes de l'opinion française. L'annonce d'un plan d'appui à la mise en place concrète de la démocratie serait bienvenue. Un tel plan pourrait être proposé aux pays intéressés. Il n'y a pas que l'Est qu'il faut aider dans son invention de la liberté... La France doit lancer un message clair à la jeunesse africaine : « Nous croyons en vous, nous investissons en conséquence. » Là encore, il est nécessaire de dresser le bilan de notre effort de formation, et donner, par exemple, un nouvel essor à notre politique de bourses (en le faisant savoir). Nous ne pouvons continuer plus longtemps à lutter ouvertement contre les oppositions aux régimes en place et à expulser les opposants dès leurs premières déclarations... Tout le monde sait qu'en Afrique, aujourd'hui, la corruption et le gaspillage obèrent les chances de développement. Les élites africaines ne jouent presque jamais le rôle majeur qui devrait être le leur. Dans ces conditions, il faut envoyer trois messages : choisir un cas flagrant de corruption, en accord avec un pays africain, laisser passer la justice et le faire savoir; refuser une demande africaine particulièrement inutile (Mystère 50...), et le faire savoir; dire à nos partenaires africains que l'aide publique peut aider à la mise en place des infrastructures, mais que le développement implique nécessairement des investissements privés des Africains eux-mêmes : « Qu'avez-vous investi, vous, monsieur le Président, et vous, monsieur le Ministre, dans votre propre pays ? » La France se dirait prête à aider les États africains à lutter efficacement contre la fuite des capitaux (missions de douane, aménagement de la zone franc). Mais la seule façon de relancer les investissements privés, c'est, bien sûr, de retrouver des conditions acceptables d'efficacité économique.
Nous n'avons plus le temps ni les moyens de nous accrocher à des symboles, même estimables. Ainsi, pour les matières premières, il faut au plus vite passer d'une approche de rente à une approche de filière. C'est le seul moyen de défendre la part de l'Afrique sur les marchés mondiaux. Pour la zone franc, il faut la considérer non comme un grillage autour d'une chasse gardée, mais comme un véritable outil de développement industriel. Pour la COFACE, il faut en finir avec le cercle vicieux : projet non viable-bakchichs-cessation de paiements/remboursement par la COFACE.
L'accent principal doit être mis sur l'essentiel: les conditions d'une relance de l'investissement privé, seul moteur du développement. Pourquoi ne pas organiser, en marge de la rencontre franco-africaine de La Baule, en juin prochain, un colloque réunissant les investisseurs potentiels sur le continent noir : qu'ils expliquent franchement les raisons de leur méfiance ? La solidarité n'est pas seulement un noble sentiment. C'est aussi un paravent bien utile pour cacher l'inavouable, l'échec sans excuses, les trafics sans morale.
Il n'y a pas qu'une seule Afrique. Le Mali n'a rien à voir avec le Zaïre. Le premier doit et devra sans doute toujours être aidé. Le second, géré normalement, devrait se développer lui-même et atteindre vite un niveau satisfaisant de prospérité. L'Afrique est trop petite : en termes de marché, le continent tout entier ne représente pas même un pays moyen d'Europe. Les pays africains doivent s'unir pour atteindre la taille critique. Cette intégration régionale doit être une priorité, et même une condition de l'aide.
Un « discours de Phnom Penh » est nécessaire aujourd'hui sur l'Afrique. On attend du Président qu'il soit le Gorbatchev d'avant la Lituanie de ce continent. Autrement, il sera jugé coresponsable de l'effondrement actuel. La réunion de La Baule, étant donné son caractère « festif », n'est pas le bon cadre pour un tel discours. Et l'image d'un Président français entouré de responsables africains très contestés sera, de toute manière, difficile à défendre; d'autant plus difficile que certains de ces responsables devront quitter le pouvoir dans un avenir proche et que, durant leur présence à La Baule, les troubles pourraient s'aggraver dans leurs pays ! Il me paraît donc nécessaire que le Président prenne date et parle sur l'Afrique avant La Baule.
Je trouve cette lettre formidable. Je la passe au Président, avec ce mot : Cette lettre caustique et franche d'Érik Arnoult me paraît très exactement poser un problème majeur et propose un choix que je trouve très fondé. Il n'y aurait que des avantages à dire cela avant que l'Histoire ne l'impose.
Le Président me la renvoie. Il y a trouvé beaucoup de bonnes idées, mais, selon lui, on ne peut se substituer aux peuples africains pour ce qui les concerne. Il nie que la France expulse les opposants à la moindre déclaration qu'ils font : elle ne fait qu'observer une pratique en vigueur dans tous les pays du monde. Bref, il n'est pas vraiment enthousiaste. J'en tire la conclusion qu'on peut malgré tout lui préparer un discours allant dans ce sens. Mais je ne vois pas d'occasion avant La Baule.
Manifestation massive d'intégristes à Alger. Parmi les causes, le montant de la dette, la corruption, la bureaucratie.
Le Parlement de Prague adopte le nouveau nom de l'État : République fédérative tchèque et slovaque. Une partition s'annonce peut-être, conséquence inéluctable de la fin de l'empire.
Samedi 21 avril 1990
La proposition d'union politique d'Helmut Kohl et de François Mitterrand est examinée par les Douze ministres des Affaires étrangères. Elle peut passer.
A la suite de la rencontre de Key Largo, comme convenu avec George Bush, Roland Dumas convoque le représentant officiel de la Lituanie à Paris, M. Backis, pour qu'il fasse passer à Vilnius un message de modération et de dialogue, et pour obtenir que, par une déclaration publique, M. Landsbergis « mette entre parenthèse » les décisions consécutives à la déclaration d'indépendance ; ce geste, dit Roland Dumas, est attendu par Moscou pour que des négociations puissent s'ouvrir sur le présent et sur l'avenir. Il fait prévenir Chevardnadze de cette démarche effectuée, comme le souhaitait Baker, au nom des États-Unis et de la France.
Dans la soirée, la réaction du représentant lituanien est étonnamment positive. Le message de Roland Dumas est accueilli à Vilnius avec une joie profonde par le Président Landsbergis qui a dit être prêt à procéder au gel total de toutes les lois, sans aucune exception, intervenues depuis le 12 mars, c'est-à-dire depuis le lendemain de la déclaration d'indépendance. Ceci donnerait lieu à une déclaration publique, lundi soir ou plus probablement mardi matin, dès le retour du Premier ministre, en visite à l'étranger. Cette déclaration ne serait assortie d'aucune condition pour l'ouverture de négociations. Tout en insistant sur l'absence de conditions, M. Backis ajoute que les autorités de Vilnius espèrent de Moscou, avec l'ouverture de négociations, deux gestes : le premier en faveur des jeunes recrues (différer leur enrôlement dans l'Armée rouge, prévu pour fin avril, ou au moins les maintenir sur le sol lituanien) ; le second pour assurer une vie « normale » aux Lituaniens (sous-entendu : fin ou adoucissement du blocus). Il fait également part du souhait de ses autorités que les négociations puissent s'ouvrir à Paris, sans exclure toutefois qu'elles puissent avoir lieu à Moscou, si les Soviétiques insistent. Étrange revirement de nationalistes moins exaltés qu'on aurait pu le croire.
Dimanche 22 avril 1990
Réunion à Bruxelles des douze ministres des Finances. Les Britanniques avancent mon nom pour la présidence de la BERD, et Londres pour le siège. Refus brutal des Hollandais. Embarras des Allemands, déjà engagés sur le nom d'Onno Rudding.
Premières élections libres en Croatie depuis 1945. Triomphe de Franjo Tudjman.
Le Chancelier Kohl décide de la date de l'union monétaire entre les deux Allemagnes : le 1er juillet. La parité de l'échange sera de 1 Deutsche Mark pour 1 mark de l'Est pour les salaires, les retraites et une partie de l'épargne.
Lundi 23 avril 1990
Vadim Zagladine me téléphone : Nous allons devenir une grande puissance économique. Dans vingt ans, le rouble sera convertible. La réforme chez nous ira vite. Les États-Unis ne sont pas pour vous une protection contre le militarisme allemand. Au contraire ! Pour maintenir leur présence en Allemagne, les Américains sont prêts à tout céder aux Allemands, y compris l'arme nucléaire. Nous acceptons l'UEO comme structure de défense de l'Europe à la place de l'OTAN. Le vrai problème de l'Europe, c'est l'Allemagne.
Li Peng est en visite officielle à Moscou : la première d'un chef de gouvernement chinois depuis 1964.
Le Président convoque Michel Rocard dans son bureau pour revoir avec lui le discours que le Premier ministre doit prononcer au Parlement sur le projet de réforme constitutionnelle étendant le champ du contrôle de constitutionnalité des lois par voie d'exception. Il me dit avant de le recevoir : Rocard s'avance sur le mandat à cinq ans ; c'est un peu cousu de fil blanc ! Le Premier ministre évoque en effet dans son projet l'idée du mandat de cinq ans, qui n'est cependant pas prévu dans la réforme constitutionnelle en cours de discussion. Il a demandé à venir avec Guy Carcassonne. Le Président demande donc à Jean-Louis Bianco d'être présent. Il se montre très gentil avec Rocard : Votre discours est très bon sur la forme, mais, sur le fond, le mandat de cinq ans... On va dire : « Rocard est trop pressé... »
Michel Rocard répond : Mais jamais... Je raye tout de suite ! Et il supprime.
Le Président: Je n'ai pas l'intention de soumettre à référendum cette réforme-là, mais je n'exclus pas de présenter un jour au référendum un ensemble de réformes constitutionnelles. Introduire le quinquennat maintenant serait de la folie. Cela déchaînerait une vague d'ambitions. Il n'y a pas de rétroactivité des lois, mais, moralement, je serais obligé de me l'appliquer à moi-même. Or j'ai bien l'intention de terminer mon septennat. En revanche, un référendum sur le sujet, en 1992 ou 1993, n'est pas exclu.
Michel Rocard prétend n'avoir mis cette réduction du mandat que parce que la Lettre aux Français la proposait formellement. Il envisageait là-dessus un simple débat, en septembre, après la révision voulue par le Président. Sans compter, m'explique-t-il en souriant, que, contrairement à ce que pense François Mitterrand, si une telle réforme venait à être votée, elle s'appliquerait constitutionnellement à lui-même.
Mardi 24 avril 1990
L'opposition, qui n'était pas hostile au départ à la réforme constitutionnelle, a annoncé qu'elle ne soutiendrait pas le projet. Du coup, pour tenter de se la concilier, le Premier ministre a promis, hier soir, d'ouvrir, lors de la session d'automne, un débat sur les institutions, débat qui n'était pas du tout prévu. François Mitterrand est furieux : Encore ? Il recommence!
George Bush, qui avait envisagé à Key West de prendre des mesures appropriées contre Moscou, téléphone à François Mitterrand pour lui annoncer qu'il a décidé de ne pas riposter au blocus de la Lituanie, afin de ne pas déstabiliser Mikhaïl Gorbatchev et de maintenir de bonnes relations avec l'URSS.
François Mitterrand baisse dans les sondages. Il pense que cela n'a rien à voir avec sa politique étrangère. Il y voit la conséquence de l'amnistie, de l'affaire Nucci et du Congrès de Rennes. Il pense qu'il faut laisser passer un peu de temps, et reprendre l'initiative en politique extérieure. Le Président me demande de préparer une lettre au Premier ministre sur la réforme de l'Université et sur les progrès possibles dans les domaines social et fiscal.
Il est d'ores et déjà entendu que Pierre Bérégovoy proposera la taxation des plus-values mobilières à long terme des entreprises (compensée par la baisse d'un point de l'impôt sur les sociétés pour les bénéfices réinvestis). Les droits de mutation sur les logements les moins coûteux seront allégés. Pour aller plus loin, on pourrait réduire significativement les cotisations sociales des bas revenus (supprimer un point de cotisations sociales jusqu'à 5 000 francs de revenus par mois coûterait 11 milliards de francs). C'est d'autant plus nécessaire qu'on va créer, au 1er juillet, une contribution sociale de 1 %. Pierre Bérégovoy demande deux mois pour y réfléchir.
Les États-Unis ont obtenu la libération avant-hier d'un de leurs otages au Liban, William Polhill. Selon un schéma désormais bien établi, ils ont réussi à convaincre le protecteur des ravisseurs, en l'occurrence l'Iran, et assurent que ce geste procède du désir de Téhéran d'améliorer les relations entre les deux pays, et non d'un quelconque marché. Mais l'administration américaine ne souhaite pas donner l'impression à l'Iran et à ses protégés libanais que la libération d'un seul otage suffira à améliorer les relations entre Washington et Téhéran. George Bush a donc été particulièrement mesuré dans l'expression de sa satisfaction : il reconnaît la contribution de la Syrie, qui a joué un rôle actif dans la libération, mais il n'en fait pas autant pour l'Iran ; il se contente de déclarer qu'il a de la reconnaissance pour tous ceux qui ont contribué à la libération ; si c'est le cas de l'Iran, je lui en serai reconnaissant.
Deux premières leçons peuvent être tirées de la libération de M. Polhill : la Syrie est parvenue à faire accréditer dans l'opinion l'efficacité de sa médiation, avec l'assentiment tacite des Américains ; les manœuvres en vue d'un rapprochement entre l'Iran et les États-Unis ont commencé. Elles seront longues et compliquées.
Mercredi 25 avril 1990
Au Conseil des ministres, le Président intervient sur la question des urgences à l'hôpital : C'est en 1976 qu'a été créé le « 15 » pour les urgences. Actuellement, moins de la moitié des départements l'ont. Cela coupe les bras!
Pierre Joxe : Il faut dire aux préfets qu'il faut obtenir vite des résultats.
Le Président: Cela me paraît une excellente méthode, mais un peu tardive...
Puis il réplique en souriant à Roland Dumas, qui commente des sondages montrant que les Français sont très favorables à la construction européenne : Alors, vous, vous croyez aux sondages ?
Après le Conseil, le Président réunit Jean Poperen, Pierre Arpaillange et Michel Rocard pour refaire le point sur le débat au Parlement autour du projet de réforme constitutionnelle.
Jean Poperen : Le texte peut passer si on accepte certains amendements.
Le Président : Pas beaucoup. On ne peut pas faire des lois de circonstance. L'opposition n'avait jamais mis en cause le Conseil constitutionnel lorsque, pendant longtemps, il s'était comporté de manière honteuse. Maintenant qu'il a conquis son autorité, elle veut le remettre en cause ! Il ne faut accepter que les amendements sur le sujet en question (c'est-à-dire la saisine).
François Mitterrand confie ensuite à Bianco et à moi-même : Le débat sur les institutions que Rocard a accepté à l'Assemblée ne me plaît pas. Je comprends bien que cela l'aide à sortir d'une difficulté pour faire voter ce texte, mais il ne faut pas que l'Assemblée se transforme en Assemblée constituante!
Cet après-midi, au cours d'une tournée des librairies, le Président exhale encore sa mauvaise humeur : J'entends bien la rumeur, la rengaine des gens pressés : dix ans, c'est beaucoup; personne n'y est jamais arrivé ; « il » ne pèse plus sur rien ; même son parti ne l'écoute plus... Il y a ceux qui disent que je suis vieux; ceux qui se demandent comment on va m'enterrer; ceux qui pensent que je suis déjà mort... Mais, en fait, je suis en pleine forme, et je vais m'attacher une fois de plus à les décevoir !
Début du Sommet franco-allemand, à la veille du Sommet européen de Dublin, consacré essentiellement à la coopération militaire. Dans son entretien en tête à tête avec le Président, le Chancelier fait pour la première fois un vibrant éloge de la Confédération et juge nécessaire de prendre des initiatives ensemble. Le Chancelier voudrait que le Président lui écrive une lettre sur l'usage de l'arme préstratégique française, disant que son utilisation en RFA serait décidée en commun par l'un et l'autre. Le Président lui répond qu'une telle lettre, même tenue confidentielle, serait bizarre dans la conjoncture politique actuelle.
Hehnut Kohl lui raconte alors un attentat perpétré contre lui, mais demeuré secret, qui a eu lieu il y a quatre ans à Hambourg. Un jeune homme l'a abordé dans la foule : J'ai vu ses yeux fous, je lui ai donné un coup de pied dans le ventre, et j'ai aperçu son couteau...
Puis le Chancelier aborde les questions de fond : Les troupes soviétiques auront des problèmes en RDA. Encore heureux quand ils trouvent des produits ; ils sont en situation de pénurie. Cela est arrivé en Hongrie où les troupes soviétiques ont entretenu un marché noir, il y a eu des déserteurs, etc. La présence française, anglaise et américaine en Allemagne ne pose pas de vrai problème pour nous. Il y a un problème particulier avec les troupes américaines, qui vivent en ghetto pour des raisons financières. Les Américains sont psychologiquement très maladroits au cours des manœuvres. Il y a aussi certains problèmes avec les troupes anglaises qui continuent à avoir une attitude d'occupants et n'ont aucun contact avec la population. Mais c'est une armée professionnelle très disciplinée. Les Américains n'ont plus que soixante-dix-huit mille hommes en Europe, dont quarante mille en RFA, au lieu de deux cent quatre-vingt mille auparavant.
François Mitterrand : Je suis très sensible à cela. Dès que vous le voudrez, vous m'en reparlerez. Je ne veux pas de troupes d'occupation. Parlons-en dès que vous aurez le moindre signe négatif. Nous sommes venus à la fin de la guerre, puis comme garantie d'équilibre avec les Soviétiques. Aujourd'hui, cela ne correspond plus à grand-chose si le désarmement est conclu.
Helmut Kohl: C'est un point très important.
Kohl accepte un traité international confirmant la frontière Oder-Neisse dans le cadre du « 4 + 2 ». Il propose une initiative conjointe envers les Lituaniens pour les inciter à la pondération. Le Chancelier et le Président adresseront une lettre commune à Vitautas Landsbergis, lui demandant de suspendre pendant un temps les effets de la déclaration d'indépendance, pour faciliter l'ouverture de pourparlers avec Moscou.
Commentaire de François Mitterrand après la rencontre : La tension a été utile. Le fleuve rentre dans son lit.
Jeudi 26 avril 1990
Le Président et le Chancelier président la troisième réunion du Conseil franco-allemand de Défense et de Sécurité, créé en 1988. Depuis la précédente session du Conseil, le 3 novembre dernier, tout l'ordre européen a été bouleversé. La France et la République fédérale d'Allemagne réaffirment leur volonté de tout mettre en œuvre pour conclure un accord sur les forces conventionnelles en Europe à l'automne 1990. Tous deux prennent la parole pour résumer leurs échanges devant les ministres.
Helmut Kohl: L'Allemagne unifiée doit appartenir à l'OTAN, c'est pour nous une question existentielle. A l'exception des Verts, tous les partis allemands en sont d'accord. Quant au rôle politique de l'OTAN, nous sommes d'accord avec vous. Nous n'accepterons pas la singularisation de l'Alliance. Pendant une période limitée, il y aura des troupes soviétiques sur notre territoire. Mais cela créera plus de difficultés à l'Union soviétique qu'à nous-mêmes. Car les Soviétiques devront s'adapter à la nouvelle situation économique en Allemagne. Il faut compter aussi avec la démoralisation des troupes soviétiques. Je ne suis pas prêt à admettre que, si les troupes soviétiques s'en vont, les troupes alliées doivent elles aussi partir. Les troupes françaises ne nous posent aucun problème. Elles sont stationnées le long du Rhin et au sud-ouest de la République fédérale et sont bien intégrées dans la population. D'ailleurs, il n'y a pas de différence de mentalité entre les deux rives. En revanche, les Américains ont une manière de vivre un peu comme dans des ghettos, ce qui pose beaucoup de questions au niveau local. Je redis que les soldats français sont les bienvenus chez nous. Pour ce qui est de la date du Sommet atlantique, il ne faut pas en faire un dogme, mais plutôt choisir la date la meilleure. Nous y verrons plus clair après le Sommet soviéto-américain ; je reste très ouvert. Le point décisif pour moi est que les négociations à « 2 + 4 » ne doivent pas traiter de sujets qui appartiennent à l'ordre du jour de l'OTAN. Sinon, cela créera de la méfiance, notamment chez tous ceux qui ne sont pas membres du « 2 + 4 ». Moins nous traiterons de questions dans le cadre des « 2 + 4 », mieux cela vaudra. Il n'y faut pas traiter de questions allemandes autres que celles qui touchent à l'unification.
François Mitterrand: Je souhaite que les troupes françaises soient considérées non pas comme des troupes d'occupation, mais bien, en raison de notre alliance, comme des troupes d'appui aux Allemands. Nous ne souhaitons pas rester au-delà de ce qui sera le désir allemand. Il y a beaucoup de villes en France qui seraient ravies de voir revenir des unités. Le seul problème est un problème de sensibilité allemande. J'ai demandé au chancelier Kohl que toute évolution de l'opinion allemande nous soit communiquée, car nous souhaitons être une aide, et non pas une gêne. A propos de l'avenir de l'Alliance atlantique, nous avons évoqué l'idée d'un sommet. J'en ai parlé à Key Largo avec le Président des États-Unis. Le Chancelier en a lui aussi parlé avec M. Bush. Mon sentiment est que les Américains sont très méfiants à l'égard de toute évolution qui les verrait exclus d'Europe en termes de présence militaire. Il y a là une évolution intéressante, car dans l'opinion publique, comme également pour la majorité du Sénat, la question que l'on se pose est : que fait-on là-bas ? Le Président Bush a décidé de réduire de façon importante les troupes américaines en Allemagne, et puis, maintenant, les Américains disent: nous voulons rester. Ils sont fâchés à l'idée que nous pourrions envisager un système sans leur présence physique. Nous allons en parler à Bruxelles. Les propositions Baker sont un peu vagues, et je le lui ai dit. Qu'est-ce que veut dire cette transformation de l'OTAN vers sa politisation ? Certains dissentiments sont apparus entre nous à ce sujet au cours des derniers mois, mais nous les avons maintenant dissipés. Les Américains ont parfaitement le droit de participer au nouvel équilibre européen. Ils en sont partie prenante, puisque leurs armées sont en Europe et qu'ils sont dans l'Alliance. Mais il ne faut pas dépasser l'objet de cette Alliance. Or, il y a une tendance à s'occuper de questions qui vont au-delà de l'Atlantique. Pour ce qui me concerne, je ne veux pas être co-responsable en mer de Chine, en Indonésie ou ailleurs! L'aire géographique de l'Alliance ne doit pas être modifiée.
La France entend rester fidède à son statut d'allié à part entière, mais sans faire partie du commandement intégré. La possession de l'arme atomique est destinée à empêcher la guerre. Supposons un acte de folie ou, comme on pourrait le craindre du côté soviétique, une agression par voie terrestre. Nous sommes obligés de prévoir notre défense. Le seul moyen d'équilibre, c'est l'arme atomique. Cela peut signifier la disparition physique de la France en une demi-heure. Le problème est simple : je ne peux pas laisser à un pays étranger le soin de décider à notre place de la vie ou de la mort de la France. C'es't ce qui explique notre réserve de base à l'idée de revenir dans le commandement intégré. Mais si nos alliés sont menacés, nous serons à leurs côtés avec tous nos moyens. Cela est très bien compris par M. Bush. Mais le champ de l'Alliance, lui, ne peut être modifié. En revanche, que les États-Unis veuillent être partie prenante dans l'équilibre européen en formation, je n'y vois aucun inconvénient. Ce n'est que justice. Il faut simplement veiller à ce que le terme « politique » ne soit pas ambigu. Nous pouvons débattre librement entre nous de l'équilibre européen et de ce qui pourrait compromettre notre indépendance.
Helmut Kohl: J'ai une pleine compréhension pour votre position, et même plus que de la compréhension. Je me sens bien quand Paris prend cette position. La distance entre la France et la République fédérale est très faible. C'est important pour vous. C'est important pour nous. Je n'ai besoin que d'une heure quinze pour me rendre à l'Élysée. Pour aller partout ailleurs, il me faut davantage. Je suis d'accord avec vous pour dire qu'en aucun cas il ne faut faire une politique visant à écarter les Américains. Je suis, comme vous, étonné de l'évolution des Américains en ce qui concerne leur présence en Europe. En fait, ils ont intérêt à rester. Et pas seulement pour conserver des positions militaires, mais à cause de l'unification de l'Europe. L'Europe va avoir une tout autre stature. Nous aurons trois ensemble : Japon-Corée, États-Unis-Canada et l'Europe avec son noyau communautaire, qui va évoluer vers une fédération. La prochaine décennie ne sera pas celle des Japonais, mais celle de l'Europe. Les États-Unis seraient inintelligents de ne pas en tenir compte. Il faut bien analyser tous les aspects militaires des évolutions en cours. Il y a des discussions en République fédérale à ce sujet. A mon avis, il faut rester réalistes, car, jusqu'ici, il n'y a pas de véritable désarmement conventionnel en Union soviétique. Pour quand voyez-vous le Sommet de l'Alliance ?
François Mitterrand : Je le vois vers la fin de l'année, sans autre précision. Mais je suis disponible à tout moment. Cela dit, je ne pense pas que ce soit possible avant l'été. Novembre-décembre serait bien, ou octobre.
Helmut Kohl: Cela dépendra aussi de la rapidité d'évolution du Pacte de Varsovie.
François Mitterrand : Pour en revenir au nucléaire, il faut qu'en Allemagne on se rassure : nous n'avons pas l'intention de bombarder la République fédérale, ni la RDA, la Pologne ou la Tchécoslovaquie! D'ailleurs, nous avons l'intention de ne rien bombarder du tout ! Le problème est de savoir si nous aurons un nouvel ordre européen, et qu'y faire. Personnellement, je suis antinucléaire, mais comme je constate que les Russes restent détenteurs d'armes nucléaires, je continue. Tout cela est lié à l'avenir des négociations de Vienne.
Vendredi 27 avril 1990
Comme négocié secrètement avec nous, les autorités lituaniennes acceptent officiellement un « moratoire » à la mise en œuvre de leur indépendance.
Samedi 28 avril 1990
Le Conseil européen se réunit à Dublin. Son ordre du jour porte sur le rôle et la place des Douze dans la recomposition du paysage européen. Rien de spécial. Plutôt ennuyeux. François Mitterrand souhaite aller vers un système à finalité fédérale. La Conférence intergouvernementale, qui doit élaborer les étapes 2 et 3, sera convoquée avant la fin de 1990. La première étape commencera le 1er juillet 1990. Il est décidé que la Communauté devra s'être transformée en Union politique avant le 31 décembre 1992. Une seconde Conférence intergouvernementale doit être préparée. Les Douze fixent au 1er janvier 1993 l'entrée en vigueur de l'Union économique et monétaire. Adoption à Onze de la Charte des droits sociaux fondamentaux, avec un programme d'action ; la Grande-Bretagne y reste opposée. Le Conseil fixe les bases de l'intégration de la RDA dans la Communauté ; les adaptations nécessaires après cette intégration seront aussi peu nombreuses que possible ; elles n'affecteront pas les objectifs de la Communauté (réalisation du marché unique, notamment). La Communauté sera étroitement associée au processus d'unification de l'Allemagne. L'aide aux pays de l'Est sera étendue à la RDA, à la Tchécoslovaquie, à la Bulgarie et à la Roumanie. François Mitterrand rappelle les conditions mises par les Onze pour avaliser la réunification allemande (garantie des frontières, engagement de respecter la dénucléarisation de l'Allemagne, calendrier précis pour la conférence sur l'Union monétaire). Kohl dit oui à tout.
Approbation de principe de l'octroi à l'URSS d'un statut d'observateur au GATT. Propositions tendant à permettre la participation de ressortissants des pays de l'Est à certains programmes à vocation éducative et de formation. Établissement d'une Fondation européenne pour la formation des cadres. Approbation de la création de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Constitution d'un Fonds de stabilisation pour la Pologne, et prêt à la Hongrie.
Revient sur la table la question du siège de l'Assemblée européenne. Les Belges et les Anglais présentent un projet de résolution qui fixerait dès maintenant le lieu où siégeraient les organismes para-européens, dont la BERD, et renverrait à plus tard la question du maintien du Parlement à Strasbourg.
François Mitterrand : Vous me prenez pour un amateur ? Il n'est pas question d'accepter! Sur Strasbourg, la France ne cédera pas.
Les autres organisations vont donc rester dans les limbes. La BERD pourrait aussi s'y enfoncer, mais l'accord semble s'être fait sur Londres et il ne s'agit pas, heureusement, d'une institution communautaire...
Comme l'a fait George Bush, Margaret Thatcher écrit à François Mitterrand pour lui raconter sa rencontre avec le Président américain aux Bermudes. La Lituanie a été, dit-elle, au centre de leurs préoccupations. Ils sont convenus de faire le maximum pour encourager les deux parties à trouver une solution par le dialogue. Selon elle, le gouvernement soviétique est de plus en plus pressé par les militaires de ne plus faire de nouvelles concessions, au point que, dans certains cas, il revient sur des positions déjà acquises. En même temps, Gorbatchev espère toujours parvenir à un accord sur les grands points des négociations Start. Margaret Thatcher se dit convaincue que les Soviétiques finiront par accepter l'appartenance à l'OTAN d'une Allemagne unie, et sa pleine participation à sa structure militaire intégrée.
Mardi 1er mai 1990
En prévision du Sommet de Houston, je suggère au Président de proposer à ses pairs une nouvelle initiative sur la dette, dont, avec Jean-Claude Trichet, j'ai déjà testé l'idée sur les autres sherpas : je propose que soit offert aux pays à revenu moyen s'engageant dans des programmes de redressement approuvés par les institutions internationales le choix entre la réduction de leurs dettes publiques, la réduction du service de ces dettes, et l'octroi d'argent frais assorti d'un rééchelonnement de ces dettes, seules à ne pas se trouver encore allégées.
Le blocus imposé par l'URSS le 19 avril à la Lituanie (et étendu à la Lettonie) commence à produire ses effets : les stocks d'hydrocarbures sont en voie d'épuisement, les produits de consommation se raréfient. Mais l'arme économique ne fléchit pas la volonté des populations. La constitution d'un véritable Front balte peut, au contraire, conforter la détermination des trois capitales face à Moscou. Cette situation constitue un danger considérable pour la paix mondiale. Il ne s'agit que de onze millions d'habitants, mais la crise balte peut créer un précédent qui risque de se révéler fatal à l'URSS. La Lituanie est déjà suivie dans sa revendication d'indépendance par la Lettonie et l'Estonie où la population russe est beaucoup plus nombreuse. Gorbatchev admet la sécession d'une république, déjà prévue par la Constitution soviétique, mais nous fait savoir qu'elle doit obéir à certaines règles : majorité des deux tiers et délai de cinq ans. Pour aller plus vite, il conviendrait de modifier la Constitution. Comme préalable à toute négociation, il exige donc le retour au statu quo d'avant la déclaration d'indépendance de la Lituanie, le 11 mars, et demande que l'Estonie et la Lettonie rapportent les décisions votées par leurs parlements respectifs. A Vilnius avec fermeté, à Riga et Tallin avec plus de prudence, on n'entend pas transiger sur les déclarations d'indépendance, mais on admet en privé que les textes adoptés par la suite sont tous négociables. A Moscou, Gorbatchev, hué par la foule, est obligé de quitter la tribune officielle lors du traditionnel défilé sur la place Rouge. La situation ne peut plus que se durcir.
A Bruxelles, la Commission s'opposera aux aides de la France à Renault. Édith Cresson en est furieuse et communique sa colère au Président: Pas question de laisser la Commission décider de cette affaire. C'est un sujet de souveraineté nationale. Il ne s'agit pas d'une subvention, mais d'une augmentation de capital d'une entreprise publique.
1er mai de contestations pour Gorbatchev. Des milliers de manifestants se regroupent sur la place Rouge, contre le défilé officiel.
Mercredi 2 mai 1990
Dans l'affaire de la SORMAE, neuf des trente-six inculpés sont renvoyés en correctionnelle ; les autres (dont huit élus) bénéficient d'un non-lieu ou de l'amnistie. Au Mans, à Draguignan, Dax, Toulon, Pau, des juges, en signe de protestation, dispensent de peine des condamnés pour délits véniels, refusent la détention provisoire de cambrioleurs, voire remettent des détenus en liberté. Partout les commentaires portent sur l'inégalité de la justice et l'« auto-amnistie » des députés. Tous les Français sont persuadés qu'il y a eu « blanchiment » des fraudeurs politiques ; toutes les subtilités des socialistes n'ont servi à rien.
François Mitterrand : J'enrage ! C'est la pire erreur de mon septennat. Et les juges qui font comme si, juste pour nous embêter ! Faites réagir nos amis. On ne peut laisser dire cela!
Au Sénat, des socialistes dénoncent la vague d'antiparlementarisme qui déferle, selon eux, sur le pays à cause des médias et de leur présentation tendancieuse de la loi d'amnistie.
S'ouvre à l'Assemblée la discussion sur la proposition de loi de Jean-Claude Gayssot, député communiste, visant à renforcer la répression du racisme, de l'antisémitisme et de la xénophobie. Les socialistes l'approuvent et la soutiennent. Ce que Marie-France Stirbois, seul député du Front national, dénonce en affirmant qu'il s'agit d'une négation du droit à être français et de la volonté de dilution du peuple français dans le melting-pot cosmopolite. L'opposition tente d'empêcher le débat. Le texte est finalement voté par 307 voix contre 265.
Comment se faire voler une idée : le secrétaire d'État au Trésor, Nicholas Brady, présente au Congrès américain exactement le même plan sur la dette que celui dont Jean-Claude Trichet et moi-même avons parlé aux sherpas il y a quelques jours. Dans le même discours, il déclare que la BERD est la réponse de l'Occident aux pays de l'Est en marche vers le multipartisme et l'économie de marché ! Les Etats-Unis sont en train de récupérer ce qui aurait dû rester une institution strictement européenne. Avec les 350 millions de dollars qu'ils se borneront à verser en cinq ans, ils sont devenus les principaux actionnaires de cette banque qui pourra prêter jusqu'à 12 milliards de dollars. Un fameux hold-up ! Le vote sur le siège et la présidence de la BERD aura lieu le 19 mai ; les Américains vont faire campagne et voter pour Rudding et Londres.
Jeudi 3 mai 1990
Dans l'indifférence totale, une mesure qui, il y a moins d'un an, aurait fait les gros titres : George Bush renonce à la modernisation des fusées Lance en Europe. Ce qui veut dire, à brève échéance, la troisième option zéro pour laquelle nous nous sommes tant battus depuis trois ans !
Vendredi 4 mai 1990
La rentrée prochaine s'annonce mal dans les universités. Lionel Jospin vient en parler au Président. En termes de budget, il n'obtient pas ce qu'il veut de Michel Rocard. De même, l'effort vis-à-vis du logement social s'est effondré.
Dépôt d'une motion de censure de l'opposition à l'Assemblée sur l'application des lois d'amnistie. Le PC hésite à la voter.
Sommet franco-britannique en Grande-Bretagne, à Waddesdon Manor. Margaret Thatcher et François Mitterrand décident de renforcer la coopération franco-britannique en matière de défense.
Margaret Thatcher: Nous sommes tous deux les architectes du projet de tunnel sous la Manche, et nous comptons être tous deux présents lorsque les tunneliers anglais rencontreront les tunneliers français, nous espérons au même endroit, au mois de novembre de cette année. Nous comptons être tous deux présents au moment de cette percée : ce sera une occasion extraordinaire ! Lorsque ce tunnel sera terminé, nous espérons pouvoir tous les deux, d'ici à 1993, effectuer le premier passage, qui marquera un changement historique dans la position du Royaume-Uni par rapport au continent européen.
Le Président: 1993 ? C'est dans nos moyens !
François Mitterrand et Margaret Thatcher évoquent la BERD. Le Premier ministre britannique confirme qu'elle est d'accord pour que j'en devienne le premier président, à condition que le siège soit à Londres. Elle est devenue très enthousiaste à l'égard de l'institution. Prête même à en financer l'installation, y compris l'aménagement du siège, qu'elle souhaite « somptueux ».
C'est autour du Parlement letton de se prononcer en faveur de l'indépendance, avec une période de transition dont la durée n'est pas déterminée.
Samedi 5 mai 1990
Première réunion au niveau ministériel, à Bonn, de la conférence « 2 + 4 ». Officiellement, l'URSS reste opposée à la présence dans l'OTAN de l'Allemagne réunifiée. En fait, nous savons que Gorbatchev a cédé sur ce point ; il cherche simplement à monnayer son accord. Il voudrait être assuré qu'aucun autre pays de l'Est n'entrera dans l'Alliance et qu'aucun militaire américain ne stationnera jamais sur le territoire de l'ex-RDA. Il souhaite établir un lien entre le règlement final sur l'Allemagne et une modification en profondeur des structures de sécurité en Europe.
Les Occidentaux, eux, souhaitent un aboutissement rapide des discussions, si possible dès le Sommet de la CSCE : après l'accord à Six aurait lieu l'unification allemande, puis l'accomplissement par l'Allemagne unie des actes nécessaires (signature et ratification du traité germano-polonais sur les frontières ; révision de la Constitution), enfin les droits et responsabilités des Alliés seraient levés.
Les Soviétiques proposent une séquence beaucoup plus lente : les Six régleraient un certain nombre d'« aspects externes » de l'unification, laquelle pourrait alors avoir lieu ; s'ouvrirait ensuite une longue période transitoire au cours de laquelle les Quatre conserveraient leurs droits et maintiendraient des troupes en Allemagne, jusqu'à la mise en place de structures de sécurité paneuropéennes destinées à se substituer aux deux blocs.
Pour les Occidentaux, lorsque les questions de frontières et le problème de Berlin auront été réglés, la responsabilité des Quatre prendra fin. Pour les Soviétiques, ce ne pourra être le cas que moyennant une vision claire du statut de l'Allemagne, de ses forces armées, du stationnement des troupes étrangères sur son territoire et de l'avenir de l'OTAN. Édouard Chevardnadze insiste sur l'exigence soviétique de la non-appartenance de l'Allemagne réunifiée à l'OTAN — Nous ne bluffons pas, déclare-t-il —, sur le développement de structures paneuropéennes de sécurité (réunions régulières ministérielles et au sommet ; secrétariat permanent de la CSCE) et sur la création d'un centre de sécurité chargé de contrôler et d'inspecter l'ensemble des activités militaires des forces étrangères et allemandes en Allemagne.
Subsiste enfin un ultime désaccord sur la nature et la portée du règlement final. Pour les Occidentaux, il devrait être de « droit international », alors que pour Gorbatchev, ce doit être un véritable traité de paix consacrant la dénucléarisation de l'Allemagne et associant éventuellement d'autres pays que les Six.
Il est décidé que la deuxième réunion des ministres se tiendra en juin à Berlin et la troisième en juillet à Paris.
Dimanche 6 mai 1990
Réunion des ministres des Finances du G7 à Washington. Les ressources du FMI sont augmentées de 50 %. La décision sur la BERD se concrétise, comme prévu, avec Georges Bush et Margaret Thatcher : le siège à Londres, la présidence pour moi, et un Américain comme numéro deux. Ce sera à moi, si je suis élu, d'éviter qu'il ait le pouvoir.
Lundi 7 mai 1990
François Mitterrand : Rocard est comme du chatterton qui se colle au veston quand on l'a décollé du doigt. Je voudrai le faire partir. Mais par qui le remplacer ? Pourquoi pas Fabius ? Il a été injustement traité. Il sera mon plus proche. C'est le seul qui ne fera jamais alliance avec Rocard.
L'augmentation des effectifs étudiants sera probablement encore très importante à la prochaine rentrée universitaire. La préparation de cette rentrée impose une vigilance de tous et de tous les instants.
Mardi 8 mai 1990
A Moscou, Mikhaïl Gorbatchev réclame à nouveau un « traité de paix » pour régler le problème allemand.
La presse annonce le choix de Londres par le G7 comme siège de la BERD. A la réunion des ministres des Finances, à Bruxelles, ça tangue : les petits pays protestent contre ces décisions prises par quelques-uns, avec les Américains, concernant une institution européenne. Ils menacent de refuser d'assister à la signature du traité, prévue le 19 mai à Paris.
Mercredi 9 mai 1990
Au Conseil, à propos de l'arbitrage sur le Rainbow Warrior rendu avant-hier sous l'égide de l'ONU (et qui ne prononce qu'une condamnation purement formelle de la France), le Président : A partir du moment où l'on a souscrit à une procédure dont les résultats ne sont pas désastreux, on doit se soumettre à ces résultats.
A propos de l'Allemagne : Elle a profité d'une situation créée par d'autres. Je reste très prudent sur l'affaire allemande, car tout ce qui paraîtrait s'opposer à l'irréversible serait une faute. Je ne vois pas comment le gouvernement allemand — ce gouvernement-là ou un autre — résisterait au neutralisme ou au nationalisme qui revendiquerait toute la souveraineté sans aucune contrainte. Cela pose des questions, en particulier sur la présence des troupes étrangères. La grande menace qu'a toujours représentée l'Allemagne pour l'Europe tient au fait qu'elle a toujours été un peuple sans frontières. C'est une bonne occasion de les fixer.
Débat de censure à l'Assemblée. Discours très violent de Pierre Mauroy contre la droite. La menace a diminué: le PC s'est prononcé en Comité central contre le vote de la motion de l'opposition. Mais les interventions sont rudes pour le gouvernement. Mélange d'hypocrisie, de cynisme, de vérités et de mensonges. Ambiance détestable.
Jeudi 10 mai 1990
La police découvre un spectacle d'horreur au cimetière juif de Carpentras : profanations, slogans nazis, cadavres déterrés. L'onde de choc est énorme.
Déjeuner à l'Élysée du Président avec les Rocard. Ambiance sympathique, détendue. Présence de Danielle et de Michèle. François Mitterrand fait l'éloge de Pierre Mauroy dont il a beaucoup apprécié le discours à l'Assemblée au cours du débat sur la motion de censure : L'indignation le rend bon, commente-t-il devant le Premier ministre. Il insiste sur la nécessité de faire davantage pour le logement social et d'augmenter les bas salaires : La hausse des bas et moyens salaires est une mesure susceptible de modifier à terme la société française. Elle serait aussi importante que la réforme de la grille de la fonction publique. Elle donne des perspectives. Michel Rocard approuve de la tête. Il sait que les Finances feront barrage, mais sans le dire.
On parle d'urbanisme : alerté par les défenseurs du site, le Président décide d'annuler la décision de construire l'échangeur de la forêt de Saint-Germain, qui gâcherait la perspective de la célèbre terrasse. Jean-Louis Bianco craint que l'on ne présente cette décision comme étant liée à la proximité du golf de Saint-Germain...
Vendredi 11 mai 1990
Michel Rocard soumet au Président un projet de lettre pour les participants à la prochaine table ronde sur l'immigration, qui doit avoir lieu le 16 mai à Matignon. Elle comprend la proposition suivante : la majorité renonce au droit de vote des étrangers ; en échange, l'opposition renonce à la réforme du Code de la nationalité. Le Président est furieux de ce recul idéologique : Il n'est pas possible de mettre sur le même plan quelque chose à quoi nous croyons (même si cela est impossible à mettre en chantier actuellement) et une réforme suggérée par Le Pen et adoptée dans un souci tactique par Chirac. Il me confie à ce sujet: Rocard est obsédé par l'idée d'une alliance avec les centristes.
Durcissement des positions soviétiques dans les négociations sur le désarmement (sauf le chimique). Cela s'explique par la place plus grande faite à l'armée, après plusieurs années de manœuvres du pouvoir civil destinées à réduire son poids politique (élévation à la dignité de maréchal du général Iazov, rôle accru des militaires dans la négociation START).
Au Zaïre, la garde personnelle de Mobutu massacre des étudiants dans la cité universitaire. Je songe avec amertume aux pages d'Érik Arnoult sur l'Afrique, restées lettre morte.
Samedi 12 mai 1990
Déjeuner tenu secret chez moi, avec le Président et Louis Pauwels, directeur du Figaro Magazine, qui nous combat sans merci. Éblouissante conversation. Séduction réciproque. Au début, on fait très attention à ne parler que de littérature. Chacun explique — ce qui me semble de la sincérité — ce qu'il pense du talent littéraire de l'autre. François Mitterrand m'avait souvent dit qu'il considérait L'Amour monstre comme l'un des meilleurs romans de l'après-guerre. Puis on passe à la politique ; l'échange devient beaucoup plus convenu.
Dimanche 13 mai 1990
Dans les émissions politiques de ce jour, tous les intervenants, de droite comme de gauche, mettent en cause Jean-Marie Le Pen et le Front national dans la montée du racisme et de l'antisémitisme qui débouche sur des actes comme ceux de Carpentras. Jean-Marie Le Pen, lui, parle d'opération programmée.
Lundi 14 mai 1990
Au Conseil des ministres, avancé en raison du voyage en Polynésie du Président, celui-ci n'intervient pas. Il oublie qu'il avait décidé de s'exprimer à propos de ce qui s'est passé à Carpentras. A la fin, s'en souvenant, il fait rasseoir les ministres.
Après le Conseil, François Mitterrand : Il faut être très prudent dans les déclarations. Jospin a été très bien. Fabius a eu tort d'en rajouter. On ne sait pas qui est derrière cela. Si ça se trouve, on va trouver que ce sont quelques voyous. La France n'est pas un pays antisémite. En tout cas, elle ne l'est plus. Il ne faut pas diaboliser quelques imbéciles. Ceci dit, c'est ignoble, et j'irai à la manifestation.
Dans l'après-midi, manifestation pour protester contre la profanation du cimetière de Carpentras (200 000 personnes, dont François Mitterrand et Michel Rocard). Tous les partis et tous les syndicats y sont représentés. C'est la première fois depuis la Libération.
Mardi 15 mai 1990
L'opposition demande le report de la table ronde sur l'immigration, prévue pour demain, à une date postérieure à celle du débat parlementaire. Le Premier ministre accepte. Il fait pression sur le PS pour que celui-ci retire sa proposition sur le droit de vote des étrangers aux municipales.
François Mitterrand : Encore ! Je lui ai dit de cesser... Dites aux parlementaires socialistes qu'il faut maintenir ce texte. Ce serait lâche de le retirer!
A New York, le Portrait du docteur Gachet, de Van Gogh, est vendu pour 82,5 millions de dollars. Qui peut acheter ?
Le Président demande par écrit à Michel Rocard ce qu'il compte faire en faveur du logement social. Il lui recommande aussi de veiller à ce que les opérations prévues dans le plan d'urgence en faveur des universités soient réalisées dans les délais fixés, de façon que les étudiants puissent être accueillis correctement et sans retard, et que tout soit mis en œuvre pour que les interminables files d'attente, au moment des inscriptions, ne se reproduisent pas.
Michel Rocard et Claude Evin veulent créer un nouvel impôt direct : la contribution sociale de solidarité, afin de financer les déficits prévisibles de la Sécurité sociale. J'en entends parler par ceux qui suivent le dossier à l'Élysée. Voilà une vieille idée qui resurgit.
Mercredi 16 mai 1990
Victoire de Michel Rocard sur François Mitterrand : le Bureau exécutif du Parti socialiste renonce à sa proposition de loi sur le vote des étrangers aux élections municipales. Le Président: Des lâches, des traîtres et des imbéciles!
Jeudi 17 mai 1990
Mikhaïl Gorbatchev est politiquement obligé de donner satisfaction aux conservateurs : il suspend le retrait des troupes soviétiques (380 000 hommes) de RDA. Les difficultés s'accumulent pour lui. La question des nationalités porte en elle le risque d'éclatement de l'empire et de l'Union. Pour éviter que, de proche en proche, les dominos géorgien, moldave, ukrainien ne soient ébranlés, le Président soviétique a un choix difficile à opérer entre le recours à la coercition et l'élaboration d'un modèle nouveau. De surcroît, l'économie soviétique est en pleine décomposition, la récession s'étend à tous les secteurs, le taux de croissance est négatif ; la crise financière, due à une augmentation sans frein de la masse monétaire, s'étend et provoque une fuite devant la monnaie ; des difficultés de paiements extérieurs apparaissent. La crise a pris une dimension sociale sans précédent avec la multiplication des grèves et la dégradation dramatique des conditions de vie (pénuries, crise du logement, menaces sur l'environnement, etc.). La succession de réformes ponctuelles destinées à accorder une véritable autonomie de gestion aux agents économiques a donné des résultats décevants. Le 27 mars dernier, Gorbatchev a fixé des objectifs clairs à la nouvelle politique économique (élimination des monopoles, réorganisation du système des prix, création de sociétés par actions, etc.), mais les choix fondamentaux pour la transition vers le marché n'ont pas encore été faits et toutes les réformes restent à l'état de mots. La destruction du Parti a laissé le vide s'installer au niveau territorial, où ne subsiste plus aucun relais du pouvoir central, et accentué l'inertie des bureaucraties ministérielles ; le multipartisme n'a pas encore de contenu véritable ; l'institution présidentielle n'a pas freiné l'évolution vers une bipolarisation du système, favorisée par les élections locales : les démocrates contrôlant les villes, les conservateurs les campagnes. Dans l'affaire balte en particulier, Gorbatchev a paru esquisser un rapprochement avec la fraction conservatrice du Parti (menée par Ligatchev) et avec les responsables de l'armée. Les scénarios les plus pessimistes sont : la révolution de palais avec reprise en main du Parti par les conservateurs ; l'intervention des militaires ; l'éclatement territorial et politique débouchant sur une guerre civile. Les autres voient Gorbatchev tenter d'échapper à l'impopularité en faisant alliance avec le Bloc démocratique ; ou maintenir une alliance avec la droite tout en continuant à bloquer l'évolution des républiques vers l'indépendance et en mettant l'accent sur le nécessaire redressement économique. Ce qu'il fera s'il sort victorieux du 28e Congrès du PCUS, en juillet.
Mikhaïl Gorbatchev accepte de rencontrer le Premier ministre lituanien, Kazimeria Prunskiene, à Moscou. Il lui déclare qu'il ne dispose que d'une marge de manœuvre restreinte et doit donc insister pour une suspension de la déclaration d'indépendance. Elle accepte.
Vendredi 18 mai 1990
A La Celle-Saint-Cloud, multiples réunions préparatoires des quarante-deux délégations à la veille de l'élection du président de la BERD et du choix du siège. J'explique à tous que je suis candidat la mort de l'âme, et que j'aurais préféré que le siège soit à Paris. Le délégué hollandais en profite pour expliquer à chacun que je ne souhaite pas être élu et que je vais retirer ma candidature. Selon son propre décompte, son candidat obtiendra 26 voix, et moi 12. Nous verrons bien.
Signature à Bonn du traité d'union monétaire, économique et sociale entre la RFA et la RDA.
Samedi 19 mai 1990
Au Centre Kléber, à midi, accord final avec les Américains sur la forme de la participation soviétique à la Banque. Les Soviétiques se plient au texte le plus humiliant, pour en être, sans que les Américains aient cédé sur quoi que ce soit.
Ultimes négociations sur le choix du siège.
Dans la nuit, les statuts sont approuvés. Londres est choisi comme siège à la majorité des trois quarts. Je suis élu président de la BERD avec deux tiers des voix.
Une idée est devenue réalité.
Dimanche 20 mai 1990
La seconde réunion des sherpas destinée à préparer le Sommet des sept pays les plus industrialisés se tient à Paris. J'ai un peu l'esprit ailleurs, d'autant plus que le Sommet de Houston s'annonce vide. Les Américains disent qu'ils s'apprêtent à présenter la création de la BERD comme leur succès. Ils ont même, avouent-ils, tenté de retarder la décision finale pour qu'elle soit prise à Houston...
Lundi 21 mai 1990
Après de multiples atermoiements, la réforme économique proposée par Gorbatchev est présentée au Soviet suprême. Le nouveau concept est celui d'une transition vers une économie de marché contrôlée. En guise d'accompagnement, il annonce pour le 1er janvier prochain l'entrée en vigueur d'une loi sur la réforme des prix de détail et des mesures de garantie sociale pour la population. Les prix de l'électricité domestique et des principaux produits alimentaires seront multipliés par deux en moyenne, le gaz augmentera de 40 %, les vêtements de 35 %. Cette façon de conduire la politique économique est absurde. L'effet d'annonce d'une telle hausse des prix, six mois à l'avance, est désastreux, même si ce délai est peut-être nécessaire pour mettre en place les instruments de pilotage. Cela tend à indiquer également que la fixation des prix restera l'apanage du gouvernement. Signe que les ministères techniques restent la seule structure de l'appareil soviétique qui continue de fonctionner.
Mardi 22 mai 1990
A l'Assemblée nationale, débat sur l'immigration et l'intégration. Sommé par l'opposition de renoncer une fois pour toutes au projet accordant le droit de vote aux étrangers, Michel Rocard répond : Je suis décidé, pour ma part, à ne plus en parler. Mais, alors que le PS y a également renoncé, Jean Le Garrec, au nom des députés, et à la demande du Président, refuse de renier nos valeurs fondamentales. L'amorce de consensus vole en éclats. L'opposition hurle au double langage. Rocard s'énerve. La « table ronde » paraît renvoyée à un avenir incertain.
La Commission européenne accepte un compromis sur la dette de Renault : sur les 12 milliards de francs écoulés en décembre 1988, Renault en remboursera 6, dont 3,5 immédiatement.
Dîner avec le Président: Voilà ce qui arrive quand on ment à tout le monde. Personne n'a confiance. Comme d'habitude, Michel Rocard recherche beaucoup trop le consensus.
Mercredi 23 mai 1990
Le Président intervient à propos de Renault (litige avec le commissaire de Bruxelles, Sir Léon Brittan, sur les aides gouvernementales) : La Commission de Bruxelles n'a pas à se mêler des choix faits par la France ou par d'autres pays sur le plan économique, dès lors que nous remplissons nos obligations. Je n'accepterai jamais qu'elle s'immisce dans nos choix. Sur le plan financier, on ne s'en tire pas mal. Sur le plan des principes, il faut faire attention. Cette ligne doit être maintenue. Il faut même accepter le procès qu'on nous ferait. Il faut être ferme et même, le cas échéant, insolent.
A propos de la communication d'Alain Decaux sur la langue française, il soutient l'action du secrétaire d'État : On fait beaucoup de bilans de ces neuf ans, et, parmi les points que je déplore, il y a le fait que le français a perdu de l'audience.
Sur les universités, Chevènement soutient vigoureusement le plan de développement des universités de 16 milliards de francs pour la période 1991-1995 qu'annonce Jospin. Le Président intervient : Il ne faut pas oublier ce pour quoi nous sommes ici. Parmi les grandes lignes de l'action à maintenir, l'Éducation nationale demeure une priorité. C'est vrai qu'avec le temps, on a tendance à en rajouter : trop de priorités. Mais celle-là en est vraiment une. Il s'agit d'un plan sans précédent, mais le besoin, lui aussi, est sans précédent. Il faut que nous réussissions la mise en place du dispositif d'éducation, de formation, de recherche. Cela demeure l'axe de l'entreprise à laquelle nous sommes attachés. C'est là-dessus que je demanderai au pays d'apprécier la réussite ou l'échec de la majorité dite présidentielle.
D'après ce que me dit Zagladine, son plus proche conseiller, Gorbatchev se durcit. Il refuse de plus en plus nettement que l'Allemagne unie reste dans l'OTAN. Et il juge insupportable une organisation future de l'Europe qui exclurait l'URSS. Il ne dispose pas de moyen radical pour empêcher quoi que ce soit, mais peut encore espérer affaiblir, par Allemands interposés, le dispositif militaire de l'OTAN. Il demande que pèsent sur l'Allemagne des contraintes particulières (plafonnement de troupes) en sus de l'accord général de désarmement, ce que Bush et Kohl refusent catégoriquement. Pour lui, si l'Allemagne demeure dans l'Alliance, elle ne saurait rester dans les organes militaires intégrés. Si les Soviétiques entravent les négociations en cours à « 4 + 2 », ils pourraient empêcher la conclusion politico-diplomatique de la question allemande, créant une inquiétude dans l'opinion allemande et amenant celle-ci à se demander s'il est vraiment nécessaire d'affronter les colères de Moscou pour la défense d'une organisation militaire intégrée. Lors des élections allemandes de fin d'année, les Soviétiques retrouveraient alors une partie de l'influence qu'ils ont actuellement perdue.
George Bush écrit à François Mitterrand pour lui rapporter ses conversations avec Helmut Kohl, la semaine dernière à Washington. Ils sont tombés d'accord sur plusieurs points : l'Allemagne unie doit être membre à part entière de l'OTAN et de la structure militaire intégrée ; les négociations « 2 + 4 » ne doivent pas porter sur l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN ni sur le statut des forces nucléaires et classiques occidentales ; les forces militaires américaines doivent rester stationnées sur le territoire de l'Allemagne unifiée et ailleurs en Europe. Au moment de l'unification, les droits et devoirs des quatre puissances devront expirer sans que de nouvelles restrictions discriminatoires à la souveraineté allemande soient imposées. Pour Bush, il existe une possibilité de compromis sur la Lituanie à partir de l'initiative de François Mitterrand et d'Helmut Kohl. Le prochain voyage de François Mitterrand à Moscou pourrait, dit-il, contribuer encore à ouvrir un dialogue entre Moscou et Vilnius.
Bush confirme ainsi l'impression de durcissement de l'attitude soviétique sur l'Allemagne apparue à Roland Dumas lors de la réunion des ministres à « 4 + 2 », et confirmée récemment à l'amiral Lanxade par le maréchal Akromeïev. Avec le soutien de ses alliés, le Chancelier Kohl résistera à cette pression, sauf si l'opinion publique allemande bascule. Par plusieurs canaux diplomatiques, nous recevons l'indication que les Américains sont très attentifs à ce qui pourra être dit sur cette question du maintien dans l'Alliance lors des entretiens de François Mitterrand, vendredi, à Moscou.
Le principal opposant à Omar Bongo est retrouvé mort dans un hôtel de Libreville. C'est le troisième décès suspect de ce type depuis six mois au Gabon. Des émeutes éclatent pour réclamer le départ de Bongo. Le consul de France à Port-Gentil et sept Français travaillant pour Elf sont retenus en otages. Les émeutiers réclament que la France « destitue » son ami Omar Bongo. Le Président décide d'envoyer des troupes pour protéger nos compatriotes.
Jeudi 24 mai 1990
Deux cents militaires débarquent au Gabon où les otages français sont libérés.
Le Président Bush écrit décidément beaucoup. Cette fois, c'est sur la Chine. Il annonce que celle-ci continuera à bénéficier de la clause de la nation la plus favorisée, même si la situation des droits de l'homme y demeure très préoccupante. Selon lui, la suppression de cette clause nuirait aux partisans des réformes, qui dépendent de leurs contacts avec le monde extérieur. Cependant, les États-Unis continueront à demander aux dirigeants chinois de s'engager plus nettement dans la voie des réformes économiques et politiques s'ils veulent que les relations entre les deux pays redeviennent normales. Bush pense que la mauvaise situation des droits de l'homme en Chine justifie que le G7 maintienne les sanctions actuelles, au moins jusqu'à ce que les Sept aient l'occasion de discuter de la question, lors du prochain Sommet de Houston, en juillet.
Troisième réunion des six directeurs politiques du groupe « 4 + 2 » à Bonn, cette fois sous présidence française. L'URSS semble considérer que la négociation n'a pas encore commencé. Le diplomate soviétique veut qu'on fixe un statut politico-militaire précis pour l'Allemagne dans le cadre du règlement final. Les autres participants s'y opposent. Le directeur allemand, M. Kastrup, énumère cinq principes qui forment pour lui le cadre de la négociation : 1) un traité germano-polonais pour la frontière orientale ; 2) l'Allemagne unifiée serait composée de territoires de la RFA, de la RDA et de Berlin ; 3) l'Allemagne unifiée ne formulerait pas d'autre prétention territoriale, et n'en formulerait aucune dans l'avenir ; 4) le préambule, l'article 23 et l'article 146 de la Constitution de l'Allemagne unifiée seraient amendés en conséquence ; 5) enfin, les quatre puissances prendraient acte de ces principes contenus dans des déclarations de la RFA et affirmeraient que les frontières de l'Allemagne ne sont plus provisoires.
Le délégué de la RDA suggère d'ajouter une référence à l'article 116 de la Loi fondamentale de RFA (évoquant les frontières de 1937 pour définir la nationalité allemande). M. Kastrup lui répond brutalement que cet article n'a rien à voir avec le problème des frontières. (Pour lui, évidemment, tout individu de sang allemand doit pouvoir se déclarer tel, mais il ne faut pas mêler ça à la négociation avec des non-Allemands.) Le Soviétique accepte les principes de M. Kastrup, mais il demande que les Quatre garantissent de surcroît les frontières. Pour le directeur ouest-allemand, il n'en est pas question : Certaines de ces dispositions seront adoptées par l'Allemagne en toute souveraineté (abandon de toute revendication territoriale, réforme de la Constitution) ; il s'agira d'actes unilatéraux dont les Quatre ne pourront que prendre acte. Le délégué de RDA renchérit : Le traité avec la Pologne ne justifie aucune garantie particulière des Quatre, et les Polonais ne demandent pas de telles garanties. Le Soviétique explose : Mais si, ils le demandent ! La RFA peut envisager de signer un document à Six sur les frontières, ajoute M. Kastrup de manière imprécise.
On se sépare en se donnant pour objectif de préparer pour la prochaine réunion à Berlin, le 9 juin, deux documents, l'un sur les éléments du règlement final, l'autre sur les frontières. Bien entendu, ces textes seront élaborés en pleine connaissance des réserves qui pèsent sur l'aspect essentiel des questions politico-militaires. L'Américain insiste pour que l'on cherche à conclure les travaux du groupe avant la fin de l'année.
Vendredi 25 mai 1990
François Mitterrand dans l'avion pour Moscou : Gorbatchev me demandera encore de résister à la réunification allemande. Je le ferais avec plaisir si je pensais qu'il tiendrait. Mais pourquoi me fâcher avec Kohl si Gorbatchev me lâche trois jours après ? Je serais totalement isolé. Et la France ne peut se permettre de l'être plus de trois fois par siècle...
Mikhail Gorbatchev reçoit François Mitterrand à Moscou. Conversation très importante pour évaluer l'état de son pouvoir. Au début, il est toujours aussi calme, maître de lui. Puis il s'énerve et menace. Il fait une offre-surprise : que l'Allemagne réunifiée devienne membre de l'OTAN et du Pacte de Varsovie ! François Mitterrand propose à la place une solution tout aussi iconoclaste : le retrait de toute l'Allemagne de l'organisation intégrée de l'OTAN. Jamais il ne se sera montré, devant nous, aussi critique sur le Chancelier Kohl.
Mikhail Gorbatchev : Ici, la situation est sous contrôle. Nous avons évité des poussées de fièvre trop brusques, en particulier dans le domaine des nationalités.
François Mitterrand : Vous êtes un pays très centralisé. Cela porte aux secousses.
Mikhaïl Gorbatchev : Nous l'avons été. En particulier en économie. Les gens préféreraient répartir les biens plutôt que les produire. C'est par là qu'ont commencé les révolutions. Boukharine avait proposé de produire avant de répartir ; on ne l'a pas entendu. Soixante-douze ans plus tard, nous en sommes toujours au même point ! En Oural, j'ai entendu des critiques sévères sur notre système économique. J'ai d'ailleurs dit qu'il fallait multiplier par trois la production industrielle, et par cinq la production agricole.
François Mitterrand : Comment faire ?
Mikhaïl Gorbatchev : Je pense que c'est possible. J'ai depuis longtemps une idée très claire sur ce que je veux faire. Je n'aurais pas commencé la perestroïka sans un plan stratégique ! Je l'ai entièrement appliqué. Restent les modalités tactiques (délais, etc.). Certains proposent de tout abandonner au marché, vite. Je ne suis pas d'accord : ilfaut une économie de marché maîtrisée, où l'État contrôle l'essentiel des secteurs clés pour éviter le chaos généralisé. L'opinion publique, ici, s'interroge sur le risque de développement du chômage. On la comprend.
François Mitterrand : Toutes les sociétés socialistes qui se veulent démocratiques — comme les sociétés démocratiques qui se veulent socialistesrencontrent le même problème. Aucune des deux méthodes (marché ou plan) ne donne en soi de bons résultats.
Mikhail Gorbatchev : Nous allons apprendre le marché en abandonnant le système de gestion centralisé de la bureaucratie soviétique. C'est, pour nous, le plus épineux enjeu de la fin du XXe siècle. Au début, il est normal qu'il y ait des éléments déstabilisateurs. Certains disent que j'ai beaucoup trop de pouvoirs, et proposent de créer ici une « monarchie constitutionnelle ». Pourtant, le pouvoir présidentiel est bien réduit ! Le Président de l'Union soviétique n'a presque aucun pouvoir aujourd'hui. Je rendrai public le salaire du chef de l'État. On n'a jamais publié cela depuis mille ans que la Russie existe ! Je reçois des critiques de gauche et de droite, mais je ne peux qu'expliquer, plaider, parce que c'est moi qui ai provoqué ces changements.
François Mitterrand : Le problème des nationalités n'est-il pas le plus difficile ?
Mikhaïl Gorbatchev : Il est très grave. Mais il peut être résolu. La batailleà ce sujet comme aux autressera gagnée sur le terrain économique. Il y aura une période de transition vers l'économie de marché. Pendant ce temps, la situation politique sera instable. Cette période de transition sera très difficile. Une entente nationale est nécessaire.
François Mitterrand : Il faut parler des possibilités de coopération entre l'URSS et le reste de l'Europe. On peut aussi imaginer des zones de coopération entre les Sept et l'URSS.
Mikhaïl Gorbatchev : Ce sera un symbole très important du rapprochement Est/Ouest. Vous voyez, pour certains, ce qui se passe, c'est un monde qui s'écroule. Pour moi, c'est la naissance d'un monde nouveau. Nous ferons ce que nous pourrons.
François Mitterrand : Nous avons tous besoin de l'amitié soviétique. C'est notre intérêt.
Mikhail Gorbatchev : Je voudrais vous parler de la présence de l'Allemagne unifiée dans l'OTAN. C'est pour moi totalement inacceptable. J'ai dit à Baker, l'autre jour : « Accepteriez-vous que l'Allemagne adhère au Pacte de Varsovie ? » Il m'a répondu que l'Allemagne ne le voudrait pas, et que les États-Unis étaient contre. J'ai répondu : « Merci pour l'argument ! J'aimerais que vous m'écriviez cela. Eh bien, de la même façon, je suis contre, moi aussi, que l'Allemagne soit dans l'OTAN. »
François Mitterrand : Baker aurait dû vous répondre : « Je ne fais pas dans la fiction. La RFA est déjà dans l'OTAN, et c'est elle qui absorbe la RDA. »
Gorbatchev s'énerve un peu. Il tape du pied sous la table.
Mikhaïl Gorbatchev : Nous pouvons faire des mouvements. Mais vous ne devez pas oublier que l'URSS fait toujours des mouvements qui rappellent ceux de l'éléphant dans un magasin de porcelaine ! D'ailleurs, ce n'est pas Kohl qui décide. Et si l'URSS se retrouve dans une situation d'isolement, elle cherchera des voies de sortie de cet isolement.
François Mitterrand, très calmement : Le seul problème est celui de la RDA. C'est un problème important, mais il ne faut pas qu'il devienne dominant.
Mikhaïl Gorbatchev : Si l'évolution des choses emprunte ce cours-là, si on veut que la RDA entre dans l'OTAN, il s'agira d'un grave déséquilibre ! On ne nous propose qu'une seule solution ! Et, en plus, on voudrait que nous soyons contents !
François Mitterrand : Il faut de l'imagination.
Mikhail Gorbatchev : Il faut que nous ayons tous de l'imagination ! Jusqu'ici, l'imagination s'est bornée à dire que l'Allemagne unifiée doit rester dans l'OTAN. Que faire alors avec les armements stratégiques ? Si l'Allemagne est dans l'OTAN, c'est le désarmement qui sera en péril.
François Mitterrand : Il faut aussi savoir de quel prix les Allemands sont prêts à payer leur unité.
De plus en plus énervé, Gorbatchev trépigne sous la table.
Mikhaïl Gorbatchev : Tout cela ne met pas un terme aux droits dont nous jouissons depuis la dernière guerre ! Des droits qui reposent sur 25 millions de morts !
François Mitterrand : Ce n'est pas contestable.
Mikhail Gorbatchev : L'Allemagne doit rester un État sous contrôle démocratique, comme il avait été entendu en 1945.
François Mitterrand : Ils ont changé ! C'est notre rôle à nous, responsables européens, d'assurer la continuité de l'Histoire.
Mikhaïl Gorbatchev : C'est le point le plus important. Tout peut achopper là-dessus.
François Mitterrand : Le problème de l'unité allemande ne s'est posé qu'en décembre 1989. Je n'étais pas un enthousiaste de l'unité allemande. Mais nous n'avions aucun moyen de nous y opposer. Fallait-il expédier une division blindée ? Mme Thatcher avait la même opinion que moi, mais elle a envoyé un message de félicitations ! Ne prononçons donc pas de paroles inutiles. Il faut apprécier les choses possibles. J'ai toujours souhaité la fin des blocs militaires. Les feux ont été excessivement poussés sur la réunification ; mais les conditions de cette réunification doivent être garanties.
Sur la pérennité des frontières, Helmut Kohl m'a donné des assurances lors de notre dernière rencontre. Les Polonais veulent plus que des mots. Mais je ne vois pas comment interdire à l'Allemagne unifiée de choisir ses alliances, comme convenu à Helsinki. Il faut obtenir de l'Allemagne d'autres garanties avant l'unification, et non après. Donc, avant le départ de nos armées de Berlin. Le désir de l'Allemagne, c'est de se débarrasser au plus vite de la tutelle des Quatre sur Berlin. Comment officialiser l'interdiction faite aux Allemands de disposer de l'arme nucléaire ? Les États-Unis et la RFA ne veulent pas que la négociation à «4 + 2 » traite de l'avenir des alliances. Vous, vous voulez qu'on en parle. Sur le problème des troupes étrangères en Allemagne, la sagesse consiste à ne pas déplacer le dispositif de l'OTAN vers l'Est, pour ne pas déséquilibrer les forces. Pour le reste, je ne crois guère qu'on oublie grand-chose. La situation en Allemagne de l'Ouest évolue. Qu'en sera-t-il à la fin de cette année ? La sagesse est de retarder le processus pour empêcher Kohl de procéder en décembre aux élections dans l'ensemble de l'Allemagne unifiée. Quand les élections en RFA auront eu lieu, on verra qui on a en face de nous. Les États-Unis sont à fond derrière la RFA. Pas la Grande-Bretagne ; mais elle sera d'accord avec eux sur l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN. Il faut donner un contenu institutionnel à la CSCE, en faire une organisation permanente, avec un secrétariat permanent. Les États-Unis ne pourront pas se plaindre, car ils en font partie. Il ne faut pas isoler l'URSS. Cette tentation existe. Pour cela, depuis longtemps, la France a agi. Nous, en France, nous avons pris l'initiative d'une CSCE technologique (Eurêka) et de la BERD. J'ai proposé une confédération européenne qui ressemble à la « maison commune » dont vous avez parlé. Il faut des structures où les États européens seront à égalité, où personne n'aura une position d'assisté. On peut aussi faire des choses ensemble sur l'environnement... Souhaitez-vous voir régler le problème de l'unité allemande ? A mon avis, si la solution choisie ne satisfait pas l'Allemagne, cela conduira à des tensions sérieuses. Je ne veux pas vous isoler, mais je suis membre de l'OTAN ! Quant à Bush, ce n'est pas un extrémiste. D'ailleurs, sur les pays Baltes, Bush est très conciliant, mais le Sénat le pousse. On aura chaud, au mois d'août !
Mikhaïl Gorbatchev : A la source de la situation présente, il y a les processus très puissants d'intégration en Europe. Les États-Unis sont sûrs que ces processus vont limiter leur capacité de concurrence, et ils ont pu vérifier que leurs inquiétudes étaient fondées. Leur suspicion a été aggravée par les bonnes relations entre la France et l'URSS; ils pensent que la France et l'URSS veulent chasser les États-Unis hors d'Europe. Or, pendant nos tête-à-tête, nous n'avons jamais rien dit contre la présence des États-Unis en Europe ; nous sommes réalistes. La présence des États-Unis en Europe contribue à éviter les tensions. Si les États-Unis se sentent lésés, cela peut mettre en mouvement des forces très hostiles au changement en Europe. J'ai cherché des moyens d'éviter que les États-Unis se sentent inconfortables. Ils doivent quand même reconnaître que c'est la perestroïka qui a rendu possibles l'évolution tchèque et la réunification allemande.
François Mitterrand : Bush m'a dit en effet qu'il craignait que nos propositions ne l'excluent de l'Europe.
Mikhail Gorbatchev : Vous voyez ! Pourtant, la coopération des Européens n'est pas dirigée contre les États-Unis. Je prévois des changements très profonds en URSS. Les États-Unis essaient d'utiliser les pays de l'Est contre nous, avec l'aide de la RFA. C'est l'application de la théorie de Kissinger qui, depuis longtemps, veut isoler l'URSS. Certains, parmi les Européens de l'Est, ont mordu à l'hameçon. Pour être dans les bonnes grâces de l'Occident, ils font des déclarations fracassantes en faveur de l'OTAN et contre le Pacte de Varsovie. Avant, c'était Ceausescu qui recevait l'aide de l'Occident en s'opposant à l'URSS... Je ne dramatise pas la situation. Nos divergences avec eux sur les systèmes sociaux ne sont pas insurmontables. Je leur dis : « Choisissez librement votre système d'organisation sociale. Nous mettrons en valeur votre changement. » Je suis d'ailleurs certain que des générations encore plus radicales que nous en faveur du changement vont nous succéder.
François Mitterrand : Notre ami Kohl est trop pressé ! Il fait fièche de tout bois et va trop loin. Dans la mesure du possible, il faut synchroniser l'unification allemande et la construction européenne. C'est la meilleure approche. Aujourd'hui, l'aspect militaire de l'OTAN sert à tenir l'Allemagne, à éviter de la laisser seule. Les États-Unis veulent construire un directoire où dicter leur loi au monde. Vous et moi pensons qu'il faut l'éviter. Kohl a besoin de l'appui américain, il est prêt à tout pour l'avoir. Comment faire la synthèse de tout cela ? Il faut faire appel au droit des « puissants ». Cela peut ne pas être un traité de paix, mais un règlement définitif de la Seconde Guerre mondiale. Ce sera un règlement juridique très important. Le temps est venu de créer des institutions nouvelles qui feront partie de la future structure de sécurité, afin de trouver des liens entre les structures de l'OTAN et celles du Pacte de Varsovie. Il y a déjà le projet de mise en place d'un centre européen de prévention des situations de crise...
Mikhaïl Gorbatchev : L'OTAN doit se dépolitiser, tout comme le Traité de Varsovie se dépolitise. Dans ce cas, l'Allemagne unifiée pourrait faire partie des deux organisations en même temps. Elle servirait de lien entre les deux traités. En plus, comme vous l'avez souligné, l'Allemagne doit respecter ses engagements sur les armes nucléaires, biologiques, chimiques et bactériologiques. On pourrait ainsi constater que nous allons les uns vers les autres. On s'orienterait vers une Europe nouvelle. Grâce à la BERD, on va mettre en œuvre des liens entre l'est et l'ouest de l'Europe. Ce sont là des choses concrètes. Il faut à la CSCE des réunions régulières au sommet, un secrétariat permanent, et il faut « coopérer » à l'échelle de l'Europe. Il serait très utile que nous réfléchissions à ce que nous pourrions faire pour adopter cette approche réaliste. L'Allemagne doit être l'occasion du rapprochement.
François Mitterrand : L'Allemagne dans les deux alliances ? Cela peut être l'objet d'une discussion secrète entre nous. Mais il y a un point de départ très difficile : les États-Unis et les dirigeants allemands veulent que l'Allemagne soit dans l'OTAN, et c'est la première chose qui sera décidée. Dans cette hypothèse, quelles sont nos lignes de rechange ?
Mikhail Gorbatchev : Que l'Allemagne soit en même temps dans les deux blocs.
François Mitterrand : C'est intelligent, et je souhaite le démantèlement des blocs. Cela sera lié au désarmement. Il faut avancer à Vienne. Vous dites que les négociations de désarmement seront retardées s'il n'y a pas d'accord sur l'unité allemande. C'est bien cela ?
Mikhail Gorbatchev : Ce sera une des conséquences.
François Mitterrand : L'Allemagne dans les deux alliances... Cela paraîtra donner à l'Allemagne une position très forte, dont elle ne veut pas.
Mikhail Gorbatchev : Je le dirai à Bush, quand je le verrai bientôt. Bush et Kohl souhaitent profiter d'une situation où l'URSS est empêtrée dans ses problèmes intérieurs. C'est évident. Cela ne grandit pas leur prestige à mes yeux. Ç'a un relent d'opportunisme...
François Mitterrand : Obtenir un règlement de paix ? Oui. L'Allemagne dans les deux alliances ? Personne ne comprendra ! Pourquoi pas une autre option, dans le calme ? L'Allemagne unifiée ne ferait partie que de l'Alliance, mais pas de l'Alliance militaire ? J'y vois de l'intérêt.
Mikhail Gorbatchev : Il me faut plus.
François Mitterrand : Pas à moi. L'essentiel, pour moi, est l'engagement de non-nucléarisation de l'Allemagne. Je vais aller au Sommet de l'OTAN. Je n'y vais que lorsqu'on parle politique, pas militaire. Je ne vois aucune chance d'aboutir à un accord. L'endroit où vous serez le mieux entendu, c'est dans l'opinion allemande : elle est incertaine ; elle aimerait ne pas être dans une alliance. Telle n'est pas la position américaine ni la position allemande. C'est dans la période qui nous sépare de l'unification que tout doit se jouer.
Mikhail Gorbatchev : Je suis d'accord. Nous devons obtenir, vous et moi, quelque chose de l'Allemagne qui nous garantisse contre les conséquences de sa réunification.
François Mitterrand : La Grande-Bretagne, qui est pourtant hostile à la réunification, est très engagée dans l'OTAN. On ne peut compter sur elle.
Mikhaïl Gorbatchev : Vous pouvez compter sur moi! Kohl nous envoie des signaux. Il veut que nous soutenions l'unification jusqu'au bout.
François Mitterrand : Les Allemands veulent être maîtres de leur destin à 100 %. Ils ne veulent plus du « 4 + 2 », ils veulent pouvoir nous dire : « Allez-vous-en. » Mais ils sont tous d'accord pour que l'Allemagne soit dans l'OTAN. Comment diriger cette affaire ? Je souhaite vous aider. Mais puis-je envoyer des divisions ?
Mikhaïl Gorbatchev : Moi j'en ai déjà en Allemagne, sur des bases légitimes ! Et leur destin doit être réglé de façon légitime.
François Mitterrand : Les Allemands vont nous dire : « Négocions ! »
Mikhaïl Gorbatchev : Je réponds : « Les troupes russes resteront en Allemagne de l'Est aussi longtemps que l'Allemagne restera dans l'OTAN. »
François Mitterrand : Les Allemands m'ont déjà demandé de leur donner nos secrets nucléaires. J'ai toujours refusé. Je ne refuse pas de dire non à l'Allemagne unifiée. Mais je ne veux pas dire non si c'est pour avoir à dire oui ensuite ! Or, sur la présence de l'Allemagne dans l'OTAN, je suis sûr que tous céderont. Je ne peux pas m'isoler. La France ne peut le faire que trois fois par siècle, pas chaque semaine !
Mikhaïl Gorbatchev : Je vous comprends. Ma position est plus difficile. Notre opinion ne peut admettre la présence de l'Allemagne dans l'OTAN. Nous avons déjà raté l'occasion d'être ensemble en 1939. Il ne faut pas recommencer cette erreur.
François Mitterrand : Il nous faut nous entraider.
Mikhaïl Gorbatchev : Il faut aller les uns vers les autres.
François Mitterrand : Je suis prêt à contribuer à cette action et à résister au Chancelier.
Mikhaïl Gorbatchev : Ma réflexion n'est pas terminée. Vous êtes le premier à qui j'en fais part. Nos objectifs sont les mêmes.
François Mitterrand : Il faut organiser la sécurité de l'Europe avec vous. L'Allemagne est notre amie, mais je suis presque plus tranquille avec vous.
Mikhaïl Gorbatchev : L'Allemagne frappe aux portes. Elle s'impose. Nous avons des moyens d'influencer ce processus. L'opinion publique décidera-t-elle le départ des troupes russes, ou de toutes les troupes ?
Je ressors de cette étonnante conversation — à laquelle seuls Vadim Zagladine et moi avons assisté — avec le sentiment d'avoir vu se forger comme l'alliance de deux désarrois face à l'inéluctable réunification. François Mitterrand a dit à Gorbatchev que son cœur était à Moscou, et sa raison à Bonn. A mon avis, sa proposition — l'Allemagne unie dans l'Alliance politique, mais pas dans le commandement intégré — n'est pas conforme aux intérêts de l'URSS, car, dans ce cas, l'Allemagne serait libre d'avoir son armée et sa stratégie. Pourtant, Gorbatchev n'a pas dit non. Sans doute y voit-il un chemin vers la neutralisation de l'Allemagne.
A Genève, Yasser Arafat demande l'envoi des forces de l'ONU dans les Territoires occupés, où la « guerre des pierres » fait rage.
Le Président s'inquiète de voir les inégalités ne pas se réduire. Il demande à nouveau à Rocard de réagir. Il téléphone aussi à Pierre Bérégovoy pour lui en parler.
Lundi 28 mai 1990
Signature à l'Élysée du traité instituant la BERD par quarante-deux ministres des Finances. J'en prendrai la présidence lorsque les deux tiers des parlements l'auront ratifié, soit dans environ un an. D'ici là, il me faut la mettre sur pied, autrement dit recruter des cadres, trouver le siège, définir les politiques, préparer les premiers projets...
François Mitterrand écrit à George Bush pour lui rapporter ses conversations avec Gorbatchev.
En réponse à son coup de téléphone, Pierre Bérégovoy écrit au Président pour faire le point sur la justice sociale. Il craint que le Président, par des déclarations publiques, n'incite les syndicats à revendiquer des hausses de salaires. Il rappelle qu'il y a un peu plus d'un an, le gouvernement a avancé l'idée d'un partage des fruits de la croissance en trois tiers : un tiers pour les dépenses d'avenir (investissement, recherche, formation), un tiers pour les créations d'emplois, un tiers pour le pouvoir d'achat. Les comptes de la nation pour 1989, qui viennent d'être publiés par l'INSEE, font apparaître, explique-t-il, une croissance du PIB de 4,1 %, répartie en 1,95 % pour le revenu des ménages, 0,8 % au titre de la création d'emplois et 1,35 % pour le financement des « dépenses d'avenir » (dont 0,6 % dans les administrations publiques et 0,75 % dans les entreprises). Cette répartition est donc très proche du schéma proposé en 1989 : les ménages reçoivent bien les deux tiers des fruits de la croissance, mais bien plus affectés au pouvoir d'achat qu'à l'emploi. Au surplus, souligne-t-il, le pouvoir d'achat des salariés du secteur public a augmenté plus vite que celui des travailleurs du secteur privé, ce qui justifierait l'ouverture de négociations salariales dans ce secteur.
Jamais la croissance n'a été aussi forte avec un franc stable ; jamais nous n'avons fait autant pour le pouvoir d'achat et l'emploi alors qu'une impatience sociale continue à se manifester dans le pays, me répète Pierre Bérégovoy, inquiet de voir le Président nourrir cette impatience.
François Mitterrand : Cela veut dire qu'il faut faire plus pour l'emploi et pas moins pour le pouvoir d'achat. D'autre part, il est incroyable que les Finances prétendent que les fonctionnaires sont mieux payés que les salariés du privé. Tout ça, c'est pour ne pas augmenter les professeurs !
Mardi 29 mai 1990
Ce que craignait Bérégovoy se produit : le Président, en déplacement à Auxerre, prononce un vigoureux plaidoyer pour la revalorisation des bas salaires et dénonce la persistance des inégalités en matière d'emploi et de logement. En fait, sa cible est Michel Rocard, qui me téléphone : C'est moi qu'il vise ; il n'a qu'à le dire ! J'en ai assez ! Je suis plus socialiste que lui, et depuis plus longtemps !
Pierre Bérégovoy m'appelle aussitôt : Ces déclarations vont provoquer une crise du franc. Il me demande qui peut conseiller au Président de prendre de telles positions : On va tout droit à des plans de rigueur. Mais je ne dirai rien, car François Mitterrand parle avec l'accord du groupe parlementaire du PS à l'Assemblée, et le groupe, c'est mon maître.
A Matignon se tient enfin la table ronde réunissant des représentants de tous les partis, sauf du Front national, sur l'immigration. En sortant, l'opposition annonce qu'elle ne se prêtera plus à des « concertations-alibis ». En fait, cette table ronde montre clairement qu'en matière d'immigration, l'opposition n'a pas de propositions de substitution à la politique que nous suivons. C'est plutôt un succès pour Rocard.
Pierre Bérégovoy écrit à nouveau au Président, cette fois pour dire son opposition au projet de Michel Rocard de créer une contribution sociale de solidarité (CSS) pour financer la Sécurité sociale. Ce serait, dit-il, perçu comme un nouvel impôt, et il serait sévèrement reproché au gouvernement. Pour lui, il serait possible de l'éviter grâce à un effort d'économies et au maintien d'une croissance soutenue. Si, contre son avis, on la crée, elle devrait se substituer à des cotisations existantes afin d'alléger les charges pesant sur les bas et moyens salaires, et être affectée à un fonds de solidarité nationale. Il ne veut pas d'une hausse des prélèvements obligatoires.
Autre débat fiscal qui s'achèvera demain au Parlement sur une crise entre le gouvernement et les socialistes. Depuis longtemps, le groupe socialiste souhaite que la taxe d'habitation tienne compte du revenu du contribuable, et il a demandé que le ministère des Finances étudie différents systèmes. Celui-ci a fait preuve d'une très grande mauvaise volonté et on en arrive maintenant à un projet de réforme ultra-compliqué par lequel huit millions de Français paieront moins, huit paieront autant, six paieront plus, un million qui ne payaient pas du tout paieront pour la première fois. Michel Rocard, hostile à cette réforme, finit par l'accepter pour, dit-il, ne pas paraître antisocial et ne pas se couper du groupe socialiste. C'est aussi la position de Pierre Bérégovoy.
Ce texte viendra au vote demain. Personne, mis à part les socialistes, n'en veut ! Cette réforme sera mal perçue. Jean-Louis Bianco pense qu'elle nous fera perdre les élections de 1993. Rocard refuse absolument de porter la responsabilité de ce texte : il croit que le Président veut le faire tomber là-dessus. Le Président y est plutôt favorable, mais n'y attache pas une excessive importance.
Élection de Boris Eltsine à la présidence du parlement de la Fédération de Russie. C'est le nouvel homme fort, face à Gorbatchev. Tous les services nous le présentent comme un quasi-alcoolique, incapable mais résolu à abattre Gorbatchev.
Mercredi 30 mai 1990
Dans le bureau du Président, avant le Conseil des ministres, à propos du projet de réforme de la taxe d'habitation, qui vient cet après-midi devant l'Assemblée, un tournant est pris dans les relations entre le Président et le Premier ministre. Michel Rocard, furieux, s'exprime avec véhémence : Je suis las d'être l'unique rempart à la démagogie du groupe, d'être une sorte de pare-chocs. Et je suis las d'être accusé par le groupe de ne pas vouloir combattre les inégalités. Je suis décidé à ne plus supporter davantage les critiques du groupe sur la réalité de mon engagement socialiste. [A travers cette critique, Rocard vise bien sûr le Président.] Ce texte ne passera pas. Il n'y aura pas de majorité. J'ai décidé, malgré tout, de le soutenir, mais je ne demanderai pas le 49.3. C'est une décision trop grave. Vous pouvez la prendre, mais c'est à vous de la prendre. Dans ce cas, nous serons battus, et j'aurai à partir. Un Premier ministre est fait pour s'user. Si je dois partir là-dessus, je partirai.
Le Président, maître de lui, très calme : Vous pensez que le groupe ne pourrait pas accepter de défendre son projet sans le recours au 49.3 ?
Michel Rocard hausse les épaules et reste muet.
Le Président reprend, toujours aussi calme : Oui, je comprends. Vous vous dites que si vous ne demandez pas le 49.3, le groupe pensera que vous n'avez pas fait le maximum pour le faire voter.
Michel Rocard : Oui, exactement. Mais c'est à vous de décider.
Le Président, sans hésiter : Moi, je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on n'utilise pas le 49.3 ! Je ne vous y pousse pas du tout, dès lors qu'il y a un risque gouvernemental évident. Il en irait peut-être autrement si nous étions sur une question de principe à laquelle vous seriez attaché. [Un silence, puis il ajoute en souriant:] Après tout, il est des cas où il faut prendre le risque d'être battu pour défendre ses convictions.
Si le Président avait demandé qu'il utilise le 49.3, le gouvernement était sans doute battu et il lui aurait fallu changer de Premier ministre. Il n'a pas saisi cette occasion. Il n'aime pas qu'on lui force la main, dans un sens ou dans un autre.
Le Conseil des ministres qui suit est très tendu, mais sur un autre sujet : la politique française en Afrique.
Jean-Pierre Chevènement intervient d'abord pour décrire la situation au Gabon après l'intervention des forces armées françaises : Par notre seule présence, nos forces ont un effet de stabilisation du régime en place. Or des changements sont de plus en plus nécessaires en Afrique.
Le Président, froid : Que voulez-vous dire par là ?
Jean-Pierre Chevènement : Je veux dire que les mécanismes de dévolution du pouvoir devraient être démocratiques.
Le Président : Ce sont des États indépendants !
Jean-Pierre Chevènement : Oui, mais il y a des soldats français.
Le Président, d'un ton posé: Et alors ? Vous pensez qu'il faut les ramener ?
Jean Pierre Chevènement : En tout cas, il faut réfléchir à la manière dont ces pays pourraient être plus démocratiques.
Le Président, s'énervant : C'est leur affaire ! Nous ne pouvons que les y pousser ! Je vous garantis que, s'il n'y avait pas eu 25 000 Français au Gabon, je n'y aurais pas envoyé de soldats.
Jean-Pierre Chevènement : Mais, au bout d'un certain temps, la situation va devenir intenable.
Le Président : Est-ce notre intérêt ou non d'avoir des Français qui travaillent en Afrique ?
Jean-Pierre Chevènement : C'est l'intérêt de l'Afrique !
Le Président: Mais enfin, c'est un fait que les Français sont là!
Jean-Pierre Chevènement : C'est vrai que si nous rapatrions nos troupes, cela signifie qu'il faudra évacuer nos ressortissants.
Le Président se fait pressant : Alors, cela veut dire que vous voulez qu'on évacue les Français ?
Pierre Joxe demande la parole : Je trouve ce débat intéressant et je pense qu'effectivement—mais pas dans le cadre du Conseil des ministres—une discussion prospective et opérationnelle sur l'Afrique serait nécessaire. J'ai découvert récemment que nous étions liés avec certains pays par des accords de défense qui nous obligent à intervenir pour le maintien de l'ordre intérieur.
Le Président, exaspéré : En tout cas, depuis neuf ans, je n'ai jamais eu l'intention d'intervenir de la sorte. Ces accords de défense sont imprudents.
Le Président passe à autre chose et interroge Michel Rocard sur la lenteur de la promulgation de certains décrets d'application des lois. Le Premier ministre répond que, désormais, il n'acceptera plus qu'un projet de loi soit proposé pour inscription à l'ordre du jour du Conseil s'il n'est pas accompagné de ses projets de décrets d'application.
Après le Conseil, le Président me demande de faire convoquer par Jean-Louis Bianco une réunion des ministres concernés sur l'Afrique.
Cet après-midi, l'affaire de la taxe d'habitation rebondit. A 17 heures, Jean-Paul Huchon appelle Jean-Louis Bianco : Louis Mermaz soutient que le Président a donné son accord pour que le gouvernement recoure au 49.3 pour faire passer le texte.
Le Président, informé, explose : C'est un abus de confiance ! Je n'ai jamais dit cela ! Appelez donc Mermaz et Rocard pour mettre les choses au point.
Mermaz demande à Rocard de calmer le jeu. Celui-ci accepte. Guy Carcassonne et Jean Poperen obtiennent l'abstention des communistes, qui permet le vote du projet socialiste de nouvelle taxe d'habitation, sans recours au 49.3. Michel Charasse, très hostile au texte, est furieux. Il espère bien que le Sénat permettra de revenir là-dessus.
François Mitterrand : Rocard trouve que je parle trop des inégalités. Eh bien, il n'a encore rien entendu ! Cela ne fait que commencer! Le Président rejoint certains dirigeants socialistes pour réclamer lui aussi au gouvernement une « nouvelle étape sociale ».
Jeudi 31 mai 1990
Conversation avec Pierre Bérégovoy, que je trouve très crispé : Nous revenons en IVe République. Tout cela conduit à des plans de rigueur pour l'année prochaine. Sur la taxe d'habitation : C'est absurde, mais je ne dirai rien.
En visite à Évry, François Mitterrand poursuit, dans la ligne de son discours d'Auxerre, sa dénonciation des inégalités. Devant des étudiants et des lycéens, il déclare : L'égalité sociale, ça commence à l'école ! La presse ne s'y trompe pas, qui brode sur ses désaccords avec Michel Rocard.
George Bush reçoit Gorbatchev à Camp David. Brent Scowcroft m'annonce une lettre qui nous racontera ces entretiens.
Vendredi 1er juin 1990
François Mitterrand : Mais pourquoi Bérégovoy se fait-il avaler par ces gens des Finances ? Quand je le vois, il est très à gauche ; quand il m'écrit, il est pire que Raymond Barre !
Mikhaïl Gorbatchev me fait parvenir, par l'intermédiaire d'un proche qui vient me voir, un message très alarmiste à l'intention du Président. Il a besoin d'aide d'urgence : Sans vouloir dramatiser la situation, me dit ce messager, je dirai franchement qu'aujourd'hui l'URSS traverse l'étape de la perestroïka de loin la plus importante. Celle-ci est marquée par la démolition de structures économiques surannées, le passage à l'économie de marché, l'engagement actif de notre pays dans les structures de la division internationale du travail. A défaut de ces mesures radicales, les changements politiques dans le pays risquent de marquer le pas. Nous ressentons également la résistance réelle aux changements. Les erreurs dues à l'inexpérience de nos firmes et de nos organisations, qui bénéficient pour la première fois d'une possibilité d'action autonome sur le marché extérieur, ne sont pas sans compliquer la situation. D'une manière générale, le pays s'est approché de l'échéance décisive au-delà de laquelle les changements devront acquérir un caractère irréversible. Je ne cacherai pas que, dans les conditions actuelles, nous avons besoin de crédits financiers urgents et libres pour redresser la balance des paiements et acheter les articles nécessaires à la satisfaction des besoins de la population. Pour mener à bien les tâches liées à une mise en œuvre plus énergique des réformes, on aura besoin de programmes de crédit plus vastes bénéficiant du soutien et des garanties des organes gouvernementaux. Des contacts appropriés, comme vous le savez, ont déjà eu lieu. Je vous serais reconnaissant pour le soutien et le concours que vous pourrez nous prêter lors de l'examen de ces questions au cours des prochaines rencontres entre leaders des pays occidentaux. Tout compte fait, il serait sans doute plus opportun d'œuvrer à l'élaboration d'un programme cohérent de coopération. L'expérience des années écoulées montre qu'attirer vers l'Union soviétique les entreprises occidentales n'est pas une chose aisée. Je n'ignore pas qu'on a besoin, pour y parvenir, d'un cadre législatif rénové à l'intérieur de notre pays. Nous ne manquerons pas de l'adopter. Cela dit, il est clair qu'on a aussi besoin que nos partenaires acceptent d'encourager, y compris sur le plan des impôts et des subventions d'État, les investissements en URSS.
Dimanche 3 juin 1990
C'est le premier anniversaire des événements de Tian-an-Men. Les étudiants manifestent sur le campus à Pékin, malgré la présence des policiers.
Lundi 4 juin 1990
George Bush écrit à François Mitterrand pour le remercier de l'avoir tenu informé de ses conversations à Moscou avec Gorbatchev, et lui résumer la teneur de la rencontre qui vient de se dérouler entre eux deux à Camp David. Gorbatchev a commencé par affirmer qu'une Allemagne unie au sein de l'OTAN modifierait l'équilibre stratégique. Il a proposé que l'Allemagne appartienne à la fois à l'OTAN et au Pacte de Varsovie (qu'elle ait deux « points d'ancrage », selon son expression), et parlé d'une longue période de transition, apparemment sous le contrôle des quatre Grands, idée sur laquelle il est revenu à plusieurs reprises. Bush dit avoir répondu qu'une Allemagne unie ne constituera une menace pour aucun pays, y compris l'URSS ; il a souligné que l'Allemagne avait gagné sa place dans la nouvelle Europe et qu'elle aurait des relations constructives avec l'URSS. Le Président américain a ajouté qu'il soutenait la position du Chancelier Kohl, à savoir qu'une Allemagne unie devrait devenir membre à part entière de l'OTAN - ce qui inclut sa participation à ses structures militaires intégrées — et être libre de choisir ses alliances. La souveraineté allemande, a-t-il dit, doit être totale au moment de l'unification, sans qu'aucune nouvelle contrainte discriminatoire pèse sur elle ni que son cas fasse l'objet d'un statut particulier. Gorbatchev a semblé l'approuver sur la pleine participation de l'Allemagne à l'OTAN, mais il est ensuite revenu à son idée de période de transition. Lors de la conférence de presse de dimanche, il n'a toutefois soulevé aucune objection lorsque Bush a déclaré que, tout en n'étant pas d'accord sur l'idée que l'Allemagne soit membre à part entière de l'OTAN, l'un et l'autre ont été d'accord pour penser que la question de l'appartenance de l'Alliance est, conformément à l'Acte final d'Helsinki, une question à propos de laquelle la décision appartient aux Allemands. Gorbatchev lui a demandé une aide économique importante. Bush lui a répondu qu'il était désireux de l'aider à réussir, lui et ses réformes, et qu'il comprenait les problèmes auxquels il était confronté, mais qu'il aurait du mal à persuader les banques américaines d'accorder leur assistance avant qu'un programme de réformes économiques efficaces soit mis en place en URSS. Les progrès dans la résolution de la question allemande créeraient aux États-Unis un climat qui l'aiderait, lui, Bush, à venir aide à l'URSS. De même, un progrès tangible en Lituanie et une réduction de l'aide soviétique à des pays tels que Cuba, le Vietnam ou le Cambodge permettraient de riposter à l'argumentation selon laquelle les États-Unis aident l'Union soviétique alors que celle-ci apporte une assistance à des régimes qui sapent la stabilité internationale.
En fin de compte, Bush dit avoir trouvé Gorbatchev toujours aussi confiant, mais manifestement submergé par ses problèmes intérieurs. Il lui semble avancer à l'aveugle au milieu des retombées de tous les changements intervenus au cours de l'année écoulée. Il fait preuve de largeur d'esprit et paraît disposé à se sentir rassuré par les mesures que les Alliés occidentaux pourraient prendre afin de montrer que ces changements peuvent être traités de manière à ne pas menacer la sécurité de l'URSS.
François Mitterrand : Vous voyez ce que je vous disais ! Avec moi, Gorbatchev fait le flambard. Mais, après, il cède tout aux Américains en échange de quelques dollars... Heureusement que je ne l'ai pas pris au mot et que je n'ai pas pris position contre la présence de l'Allemagne dans l'OTAN!
Mardi 5 juin 1990
Au petit déjeuner des « éléphants », dont la régularité est finalement maintenue, longue discussion sur le mode de scrutin pour les prochaines élections régionales de 1994. Au lieu du système proportionnel, Laurent Fabius plaide pour un système qu'il a mis au point avec Daniel Percheron (un scrutin majoritaire à deux tours dans des circonscriptions qui seraient à peu près trois fois plus petites que les circonscriptions législatives). Pierre Mauroy et Lionel Jospin sont contre. Mauroy fait remarquer qu'il faudrait découper environ 1 800 circonscriptions ! Il ne se trouverait pas de majorité au Parlement pour voter un tel texte ; au surplus, les députés seraient mécontents d'avoir d'éventuels concurrents dans leur propre circonscription.
Le Président, qui était au départ en faveur de la solution Fabius, décide de laisser aller vers une proportionnelle à deux tours de type municipal, dans le cadre du département et non de la région. S'il est hostile à la région, c'est parce que le découpage à ce niveau renforcerait, à son avis, le poids des présidents sortants.
Remise à Pierre Bérégovoy du rapport de François Hollande sur la fiscalité du patrimoine. Remarquable travail qui comble une énorme lacune dans le plan de réformes de la gauche. Mais François Mitterrand n'y prête guère attention, et Bérégovoy y est, pour l'essentiel, hostile. Une occasion manquée.
A 18 h 30 se tient, dans le bureau du Président, la réunion sur l'Afrique, convoquée à la suite de la brève discussion en Conseil des ministres de mercredi dernier. Y assistent le Premier aninistre, Lionel Jospin, Pierre Bérégovoy, Roland Dumas, Michel Durafour, Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe, Jacques Pelletier et Jean-Louis Bianco. Pierre Joxe a envoyé au Président une note dans laquelle il insiste sur la nécessité d'infléchir sérieusement notre politique dans le sens des droits de l'homme. L'ambiance est électrique.
Le Président, renfrogné : Bon ! Eh bien, puisque Jospin et Chevènement se sont exprimés en Conseil des ministres, c'est qu'ils ont peut-être des choses à dire.
Le Président nomme rarement ainsi ses ministres, qu'il préfère désigner par leur titre. Nous voici de retour au PS !
Jean-Pierre Chevènement : Trente ans après les indépendances, il y a un nouveau tournant à prendre. Nous sommes tellement imbriqués dans les affaires africaines que tout le monde attend de nous que nous donnions au moins des conseils, bien qu'il s'agisse d'États indépendants. Le rôle de nos ambassadeurs devrait être de préparer la suite, d'écarter les gens honnis et corrompus. Et puis, il y a cette basilique de Yamoussoukro qu'on a laissé construire !
Le Président, excédé : Laissé !
Jacques Pelletier : On n'a pas donné un sou !
Jean-Pierre Chevènement : Mais il y a des choses qu'on ne peut pas laisser faire !
Le Président, avec une colère rentrée : Nous donnons des aides sur des projets précis (irrigation, alphabétisation), avec de nombreux contrôles administratifs et financiers. Il n'y a pas un seul projet qui ne soit à argent ouvert.
Jean-Pierre Chevènement : Et Air Afrique ? Il y avait un trou de 600 millions de francs, nous l'avons bouché.
Le Président, de plus en plus furieux : Je ne suis pas intervenu. Mais le dossier a été sérieusement traité et réglé par le Premier ministre.
Jean-Louis Bianco : L'argument de Chevènement pour Air Afrique n'est pas bon.
Jean-Pierre Chevènement, courageux : Et puis, il y a des soldats français qui se trouvent sous des uniformes étrangers.
Le Président : Personne ne m'en a jamais parlé ! Citez-moi des cas concrets.
Jean-Pierre Chevènement : Aux Comores, nous encadrons la garde présidentielle. Il y a aussi des officiers français en détachement dans la 30e brigade parachutiste au Zaïre.
Le Président : Alors, retirons-les !
Jean-Pierre Chevènement : Ce serait le désordre total.
Le Président, d'un ton supérieur : Vous vous mordez la queue !
Jean-Pierre Chevènement : Et puis, il y a la Côte d'Ivoire où un officier français afait une mission et propose...
Le Président le coupe : Il propose ce qu'il veut. Nous, on décide.
Pour Jospin, il faut évoluer dans le sens indiqué par Jean-Pierre Chevènement.
Le Président : Tout cela se ramène à une question : faut-il ou non rester en Afrique ? Partir d'Afrique est une politique tout à fait concevable, mais ce n'est pas la mienne. Si nous partions, je vais vous dire ce qui se passerait. Il y a des pays complètement dépourvus de ressources, comme le Burkina Faso, qui n'intéresseraientpersonne et seraient encore plus dans la misère. Il y a des pays qui ont des potentiels, comme le Gabon, où les États-Unis seraient ravis de nous remplacer.
Pierre Joxe : Il se développe une aspiration à une vie politique différente, en partie à cause des événements des pays d'Europe de l'Est.
Le Président : Mais c'est très bien !
Pierre Joxe : Le dernier homme politique français qui s'est exprimé sur l'Afrique était Jacques Chirac, et c'était pour dire que l'Afrique n'est pas faite pour le multipartisme...
Le Président : ... au moment où cela deviendrait utile.
Pierre Joxe : Et puis, il n'y a pas que des militaires. Nous avons aussi des policiers sous uniformes étrangers.
Le Président, de plus en plus mécontent : C'est un héritage ! On ne m'en a jamais parlé! Depuis deux ans, aucun ministre ne m'a remis un rapport pour demander que cela cesse ! Il y a un malentendu très profond entre nous. Je suis surpris et peiné de ce que j'entends. La campagne de presse a des adeptes jusque dans les rangs du gouvernement.
Les ministres se récrient. Le Premier ministre intervient alors pour dire à quel point le titre du Monde, parlant récemment de l'aide de la France à Bongo lors des dernières émeutes, était scandaleux, car la France n'a fait qu'aider ses propres ressortissants.
Le Président évoque le projet, lancé par plusieurs socialistes, d'un Haut Conseil de la coopération destiné à moraliser l'aide, pour dire qu'il ne veut pas en entendre parler. Glacial, il conclut : En tout cas, je veille depuis neuf ans à ce que la coopération soit débarrassée de ses scories en matière de droits de l'homme. Et c'est nous qui avons fait sortir de prison tous les opposants à Bongo... Très bien... J'aviserai et ferai connaître mes décisions.
La réunion se termine dans un silence de plomb.
C'est un revirement majeur qu'a concédé Gorbatchev à Bush : selon un responsable américain, le premier aurait déclaré au second qu'il considérait que les Allemands devaient pouvoir décider eux-mêmes de leur appartenance à une alliance. Les membres de la délégation soviétique en auraient alors « blêmi », selon le même responsable. Les Américains estiment que Gorbatchev est maintenant prêt à un compromis, mais il lui faut encore trouver un moyen d'apaiser les siens. D'après James Baker, les Etats-Unis ont fait neuf concessions pour que Moscou accepte l'intégration de l'Allemagne unifiée à l'OTAN : pas de troupes de l'OTAN sur le territoire de l'Allemagne de l'Est ; les troupes soviétiques pourront rester sur ce territoire pendant une période transitoire ; l'Allemagne ne possédera pas d'armes nucléaires, chimiques ou bactériologiques ; l'Allemagne fournira une aide économique à l'URSS ; la stratégie de l'OTAN va être revue en fonction de la diminution de la menace du Pacte de Varsovie ; de nouvelles négociations sur la réduction des forces conventionnelles en Europe auront lieu après celles qui doivent se terminer à Vienne cette année ; des négociations sur la réduction des armes nucléaires tactiques s'ouvriront prochainement ; la CSCE sera dotée d'une structure permanente et des consultations politiques régulières auront lieu à trente-cinq. Les Soviétiques ont estimé ces propositions rassurantes, mais insuffisantes. Baker a alors avancé la vague possibilité d'une forme d'accord entre le Pacte de Varsovie et l'OTAN sur l'Allemagne, sans avaliser l'idée d'une double appartenance. Gorbatchev y a sans doute vu une ouve qui lui a permis sa déclaration audacieuse devant Bush.
Mercredi 6 juin 1990
En fin de Conseil des ministres, Michel Rocard parle de la préparation du budget de 1991 : Certains ministres n'ont pas du tout respecté les orientations contenues dans les lettres de cadrage pour la préparation du budget. Certains ont considéré ces lettres comme destinées à la corbeille à papiers plutôt que comme des instruments de travail.
Le Président approuve à sa manière : Les inégalités ne doivent pas être réduites seulement à travers les salaires, mais aussi par l'effort d'éducation, de formation professionnelle et de recherche, de logement social, de réduction du chômage, qui constituent, avec le rayonnement de la France à l'extérieur, les grandes priorités du prochain budget. Il faut faire des choix pour consolider la réussite économique au service de la justice sociale.
Après l'exposé de Lionel Jospin sur les grandes écoles, il ajoute : Je note que les grandes écoles de télécommunications doubleront leurs effectifs d'ici à 1993. Je souhaite que cet exemple soit suivi et je souligne l'effort accompli également par certaines universités.
Puis il revient sur ses déclarations antérieures : Je n'ai pas dit que les inégalités se sont accrues de 1986 à 1988, mais que le pouvoir d'achat a été cassé à partir de 1986, ce qui est aisément vérifiable.
A l'Assemblée, la droite interpelle violemment Pierre Joxe à propos de l'enlisement de l'enquête sur la profanation des tombes juives à Carpentras.
Jeudi 7 juin 1990
Les dix-sept pays membres du COCOM décident de réduire les restrictions imposées aux pays ex-communistes en matière de ventes de technologies dites « sensibles ».
Vendredi 8 juin 1990
Michel Rocard plaide auprès du Président pour son projet de CSS, devenue CSG (contribution sociale généralisée), ce nouvel impôt dont Pierre Bérégovoy ne veut pas. Cette contribution porterait sur les salaires, les revenus du capital, les revenus des non-salariés et les revenus des inactifs imposables. Elle rapporterait 33 milliards pour 1 %, contre 25 milliards pour 1 % de cotisations familiales. Elle viendrait se substituer à des cotisations existantes et permettrait, par sa large assiette, de réduire les cotisations sociales dues par les salariés. Le Président demande qu'il lui envoie une note à ce sujet.
Lundi 11 juin 1990
Arrivée de la note de Rocard sur le nouvel impôt. Il ressort de ce texte ultra-technique, de lecture difficile, que les comptes de la Sécurité sociale ne sont aujourd'hui équilibrés qu'en raison du fort rythme des créations d'emplois. La CSG permettrait de financer par l'impôt des dépenses de solidarité — notamment familiales — aujourd'hui supportées par les salaires. Elle allégerait la charge trop exclusivement supportée par le salaire des actifs. Cette contribution existe déjà, rappelle la note, sous la forme des prélèvements de 1 % sur les revenus imposables et de 0,4 % sur les revenus du capital. Mais, substituant un impôt à une cotisation, la CSG, reconnaît Rocard, se heurte aux réticences de Force ouvrière. Il conviendra de trouver un juste équilibre entre le vote annuel par le Parlement de ce nouvel impôt affecté à la protection sociale et la responsabilité des partenaires sociaux dans la gestion du régime qui en bénéficiera. Rocard craint que la proposition faite par Pierre Bérégovoy de créer un Fonds budgétaire de solidarité ne suscite une hostilité irréductible. Aussi insiste-t-il : avec la CSG, retraités et chômeurs contribueront dès lors qu'ils paient l'impôt sur le revenu. Le principe de solidarité exige que les inactifs imposables participent au financement de la politique familiale. Le nouvel impôt introduira plus de justice dans le financement de la protection sociale, dans la mesure où la nature fiscale de cette contribution la rend plus progressive que les cotisations auxquelles elle viendra se substituer. Elle œuvrera ainsi, de façon de plus en plus marquée au fur et à mesure qu'elle montera en régime, à la réduction des inégalités.
François Mitterrand : C'est un impôt sur les retraités et les chômeurs. Et proportionnel, alors que l'impôt sur le revenu est progressif. Je suis contre. Que Rocard se débrouille avec Bérégovoy.
Le Président interroge Michel Rocard à propos d'un article de L'Express évoquant des critiques acerbes portées contre François Mitterrand et censées avoir été proférées à Matignon. Le Premier ministre dément et demande à Guy Carcassonne de rédiger une réponse au journal.
Le Président commente : Ils peuvent bien démentir, je sais que L'Express est resté, par décence, en dessous de la vérité.
Conséquence inattendue de la réunion sur l'Afrique : Le Président accepte que son discours au prochain Sommet de La Baule soit préparé sur la base de la note d'Érik Arnoult. Mais il me met en garde : N'en faites pas trop. Il faut leur dire leurs quatre vérités, mais sans flonflons particuliers.
Mardi 12 juin 1990
Alain Carignon appelle à voter socialiste pour faire barrage au FN lors du second tour d'une cantonale à Villeurbanne. Il est mis en congé du RPR.
Premières conséquences politiques de la crise sociale : Victoire du FIS aux élections locales algériennes, premier scrutin libre depuis 1962. Avec 54,25 % des voix, le parti intégriste d'Abassi Madani écrase le FLN, qui ne recueille que 28,13 % des suffrages. L'abstention a dépassé 40 %. Tous les éléments sont en place pour une épreuve de force entre le FLN, qui ne cédera jamais le pouvoir, et ceux qui le combattent. Pour la France, soutenir l'Algérie commanderait de réduire ses dettes et de la pousser à se réformer.
907 députés russes se prononcent en faveur de la souveraineté de la Fédération en Russie. Selon leur déclaration, la Fédération de Russie se réserve le droit de sortir librement de l'URSS. C'est une vraie déclaration de guerre contre Gorbatchev.
Mercredi 13 juin 1990
François Mitterrand : Rocard ne veut rien faire pour réduire les inégalités. Il a les yeux fixés sur les élections présidentielles. Que faire pour qu'il pense à autre chose ?
Vendredi 15 juin 1990
Réunion des sherpas à Newport. Un sérieux flottement règne dans la préparation du Sommet du mois prochain comme dans l'expression des positions américaines sur nombre de sujets (agriculture, développement, Est/Ouest, environnement). De même, dans l'approche du problème de l'Union soviétique, aucune délégation, à l'exception peut-être des Britanniques, n'est réellement mandatée pour soumettre des orientations. Pour ce qui est des relations Est/Ouest, chacun exprime sa préférence : la France avec la BERD, la Commission avec le G 24, la RFA avec la CSCE, le Royaume-Uni avec les accords CEE-pays d'Europe centrale et orientale, le Japon avec l'OCDE. Le Royaume-Uni refuse le principe d'une aide l'Union soviétique et propose des études, ainsi qu'une exhortation procéder à des réformes politiques et économiques. Le sherpa italien fait circuler une proposition reconnaissant à l'OCDE un rôle pivot dans l'aide aux réformes économiques en Union soviétique. La délégation américaine reste silencieuse. La délégation allemande fait état d'une intervention de Gorbatchev demandant une aide de l'ordre de 20 milliards de dollars, et de l'envoi imminent d'une lettre du Chancelier Kohl aux Douze à ce sujet. Le sherpa allemand évoque l'idée d'une consultation des pays créanciers de l'Union soviétique en vue d'examiner un plan d'aide à sa balance des paiements. La confusion est extrême.
On sent que Gorbatchev sera le héros absent de la réunion de Houston. Il est urgent de lui proposer quelque chose. Et dire que les Américains ont exigé de verrouiller la BERD, alors qu'il suffisait de la libérer de ces contraintes pour que toute la réforme de l'URSS devienne très facile à financer sans argent nouveau !
Samedi 16 juin 1990
Poursuite de la réunion de Newport. On parle environnement. Les Américains se déclarent incapables de prendre des engagements sur des objectifs de réduction des émissions de gaz carbonique, ou même sur les chlorofluorocarbones (CFC). Ils proposent de créer à la Banque mondiale un fonds destiné à aider les pays les moins développés à mettre fin à leur propre production de CFC. Ils sont conscients que la pression des six autres chefs d'État et de gouvernement peut mettre Bush dans l'embarras. Les Allemands sont de très loin les plus ambitieux sur ce sujet, allant jusqu'à demander des engagements contraignants et à rejeter toute autre considération (marché unique, distorsions de la concurrence, recherches technologiques) que celles de la défense de l'environnement. Le sherpa britannique, très présent dans toute la discussion, cherche à tempérer les exigences allemandes et à tirer vers le haut les propositions américaines. Nous soutenons l'approche allemande, en particulier sur le rôle de la Banque mondiale dans la coordination des actions de coopération en matière d'environnement en ce qui concerne la protection des forêts et les émissions de CO2. Nous parvenons à arracher le principe de concours additionnels aux pays en développement. Une place importante est réservée aux problèmes liés aux changements de climat.
Dimanche 17 juin 1990
Colloque socialiste sur la « nouvelle étape sociale ». Michel Rocard reconnaît qu'il existe un sentiment d'accroissement des inégalités, et se défend à nouveau d'être moins socialiste que ceux qui le critiquent. Il met le PS en garde contre les tentations de surenchères qui équivaudraient à se suicider électoralement.
Lundi 18 juin 1990
Cinquantenaire de l'Appel du 18 juin. Le Président refuse de s'y associer. Quels cadavres dans quels placards entre de Gaulle et lui ?
François Mitterrand : De Gaulle a tout fait pour éliminer les grands résistants de l'intérieur, en les couvrant d'honneur à Londres, ou peut-être même, dans certains cas, en les laissant se faire éliminer physiquement. Moi, quand je suis arrivé à Alger, il m'a offert un poste de député, pour m'empêcher de rentrer en France. J'ai refusé évidemment. Il combattait plus la résistance de l'intérieur que les Allemands.
Le Chancelier Kohl veut obtenir que les milliards qu'il a promis à Gorbatchev soient payés... par les Douze ! Il écrit à ce propos à François Mitterrand. La réussite de l'Union soviétique dans la voie de la perestroïka et des réformes revêt une signification capitale non seulement pour ce pays, mais aussi pour l'ensemble de l'Europe et pour la situation du reste du monde, expose-t-il. C'est pourquoi il sollicite l'appui de ses partenaires occidentaux, notamment sous la forme de crédits à long terme pour mettre en œuvre les réformes soviétiques. Il demande notre concours pour l'organisation d'un large consortium. Pour lui, le Sommet de Houston devrait manifester la volonté de coopérer avec Moscou, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique. Vu la taille de l'Union soviétique et l'ampleur de ses besoins en assistance, les Occidentaux ne pourront la soutenir dans la voie de réformes économiques orientées vers l'économie de marché que de manière conjointe. Gorbatchev a demandé à Kohl de bénéficier de crédits à court terme de banques privées allemandes cautionnés par le gouvernement fédéral. Cette question, dit le Chancelier, est actuellement examinée avec bienveillance à Bonn. En échange, l'Union soviétique adoptera une attitude constructive vis-à-vis de l'unification allemande, en particulier de l'ancrage d'une future Allemagne unie au sein de l'Alliance de l'Atlantique Nord et de la Communauté européenne.
Autrement dit, Kohl souhaite que nous cofinancions ce qu'il a promis en échange de la réunification allemande.
Joël Maurice, le haut fonctionnaire chargé du dossier, vient me rendre compte de l'avancement des travaux au Bangladesh : Les actions se mettent en place avec un léger retard qui ne remet pas en cause la dynamique d'ensemble ; l'esprit de coopération est très positif entre les donateurs comme avec le Bangladesh. La menace majeure sur le plan d'action résulte en fait de la situation macro-économique et des risques politiques liés aux mesures d'austérité qui viennent d'être annoncées (augmentation de 10 % de la pression fiscale).
Revu le projet de discours pour demain à La Baule. Le Président a biffé quelques passages. Il en a gardé l'esprit tout en le nuançant beaucoup.
Mardi 19 juin 1990
Au Conseil des ministres, François Mitterrand revient sur la place de la France en Afrique, avant le Sommet de La Baule : Ça doit être clair. Un : il y a eu beaucoup de laisser-aller en Afrique. Mais, depuis 1981, chaque somme versée est liée à un projet précis et contrôlé. Il peut y avoir quelques bavures, car la concussion existe partout, mais la France n'en est jamais complice. Deux : nous incitons partout les régimes à se démocratiser. Mais nous n'avons pas à nous ériger en juges : il y a des conditions locales difficiles. Trois : qu'on ne me cherche pas sur les accords militaires : tous ont été signés par de Gaulle (qu'on encense ces jours-ci), pas par moi.
Pierre de Boissieu, directeur des Affaires économiques et financières au Quai d'Orsay, désigné par Roland Dumas pour suivre le dossier, dresse un « état des lieux» de la préparation de l'Union économique et monétaire. Les études sont terminées ; il faut maintenant des décisions politiques. Les points qui restent à trancher sont : la monnaie unique, le passage à la troisième étape, les pouvoirs respectifs de la Communauté et des Etats. Le calendrier doit être confirmé. La Grande-Bretagne et les Pays-Bas voudraient retarder la mise en route de la conférence intergouvernementale sous prétexte que le travail préparatoire n'est pas achevé, ce qui est faux.
Au grand contentement de Michel Charasse, le Sénat bloque la réforme de la taxe d'habitation votée par les socialistes à l'Assemblée. Un sénateur commente : Le Sénat botte en touche. C'est l'Assemblée qui tirera le penalty.
Le seizième Sommet franco-africain s'ouvre à La Baule. Le discours du Président reprend les thèmes développés par Érik Arnoult et tient compte des observations émises par les ministres lors des dernières réunions : Il nous faut parler de démocratie. C'est un principe universel qui vient d'apparaFtre aux peuples de l'Europe centrale et orientale comme une évidence absolue, au point qu'en l'espace de quelques semaines les régimes considérés comme les plus forts ont été bouleversés. Le peuple était dans les rues, sur les places, et le pouvoir ancien, sentant sa fragilité, cessait toute résistance comme s'il était déjà, et depuis longtemps, vidé de substance et qu'il le savait. Et cette révolution des peuples, la plus importance que l'on eût connue, cette révolution est partie de là et elle reviendra là. Celui qui la dirige le sait bien, qui conduit avec courage et intelligence une réforme qui, déjà, voit se dresser devant elle toutes les formes d'opposition : celles qui s'y refusent, attachées au système ancien, et celles qui veulent aller plus vite. Si bien que l'Histoire reste encore en jeu. Il faut bien se dire que ce souffie fera le tour de la planète. Désormais, on le sait bien : que survienne une glaciation ou un réchauffement à l'un des deux pôles, et voilà que le globe tout entier en ressent les effets...
Puis il ajoute : La France n'entend pas intervenir dans les affaires intérieures des États africains amis. Elle dit son mot, elle entend poursuivre son œuvre d'aide, d'amitié et de solidarité. Elle n'entend pas soumettre à la question, elle n'entend pas abandonner quelque pays d'Afrique que ce soit. Ce plus de liberté, ce ne sont pas simplement les États qui peuvent le faire, ce sont les citoyens : il faut donc prendre leur avis ; et ce ne sont pas simplement les puissances politiques publiques qui peuvent agir, ce sont aussi les organisations non gouvernementales qui souvent connaissent mieux le terrain, qui en épousent les difficultés, qui savent comment panser les plaies.
Le Président en profite comme convenu avec Bérégovoy pour annuler certaines dettes publiques des pays de l'Afrique subsaharienne.
Jean-Pierre Chevènement écrit au Président pour s'inquiéter du refus de la RFA de voir consigner sa renonciation aux armes nucléaires dans un acte international. Il me dit : Seul un traité signé par les quatre puissances et acté par les trente-cinq pays membres de la CSCE peut créer un document contraignant. Comme les Américains soutiennent la position allemande, le ministre de la Défense suggère une démarche franco-britannique les amenant à céder.
François Mitterrand : Une telle omission ne gênerait pas les Américains, mais on peut faire confiance aux Soviétiques pour l'introduire. Les Anglais, qui ont toutes les appréhensions du monde, n'insisteront en rien.
Roland Dumas réglera ce problème avec James Baker.
Le Président travaille à une interview pour Le Monde avec ses collaborateurs. Vives discussions sur Rocard, puis sur de Gaulle dont c'est l'année : centenaire de sa naissance, cinquantenaire de l'Appel du 18 juin. Il commente oralement : L'Histoire a déjà jugé, c'est un grand homme. Je suis d'accord avec ce jugement de l'Histoire, mais je ne vais pas, à cause de ce jugement, et parce qu'on l'a mythifié, faire semblant d'oublier que je l'ai combattu : à cause du coup d'État militaire qui l'a ramené au pouvoir, parce qu'il a déclaré que tous les pouvoirs procédaient de lui, parce qu'il exerçait une mainmise totale sur l'audiovisuel — je n'ai pas pu m'exprimer à la télévision de 1958 à 1965 — et enfin à cause de la réquisition des mineurs de 1963. Je ne veux pas avoir l'air de poursuivre une querelle avec lui, cela n'aurait pas de sens. Vous savez ce que je pense de son œuvre politique. Si j'écrivais autre chose, on en déduirait que je ne pense plus la même chose.
Le Président est très heurté par le livre de Régis Debray A demain de
Gaulle : Il n'est pas juste de comparer de Gaulle, qui est dans l'Histoire, avec moi, qui suis dans l'action. Il écrit dans le premier projet d'interview : Personne ne conteste qu'il fut un grand homme. Il a été grand au début et à la fin. Entre les deux, c'est un sujet intéressant. Il écrit finalement : Vous savez que j'ai combattu son œuvre politique. Le débat reste ouvert. Le personnage, lui, a été grand du début à la fin.
A propos de l'Afrique : Mon discours de La Baule ? Mais il ne change rien ! On faisait déjà comme ça avant !
La Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et la RFA signent à Schengen (Luxembourg) une convention sur la libre circulation des personnes, qui ouvre la voie à l'Europe sans frontières. Cet accord complète le premier traité signé en juin 1985, qui établissait la libre circulation mais la subordonnait à l'établissement d'un dispositif d'accompagnement, notamment par le renforcement des contrôles aux frontières extérieures des cinq États. C'est, là encore, une initiative du Chancelier Kohl, devenu un projet franco-allemand étendu à plusieurs pays.
Mercredi 20 juin 1990
Washington suspend son dialogue avec l'OLP en raison du refus de la centrale palestinienne de condamner la tentative d'attentat, déjouée le 30 mai dernier, sur une plage israélienne.
Une réunion des directeurs politiques des « 2 + 4 » élabore un projet d'ordre du jour pour la prochaine réunion des six ministres, vendredi prochain à Berlin, sur trois thèmes principaux : question des frontières et schéma du règlement définitif, sur lesquels deux documents de travail ont été préparés, et questions politico-militaires que les Soviétiques insistent pour voir figurer comme partie intégrante du règlement définitif.
Sur le règlement des frontières, le document qui sera soumis aux ministres énumère quatre principes permettant de régler de manière complète le problème des frontières de l'Allemagne : le premier définit le territoire de l'Allemagne (RFA + RDA + Berlin) et indique que ses frontières ne seront définitives qu'avec l'entrée en vigueur du règlement final, c'est-à-dire avec la levée des droits des Quatre ; le deuxième prévoit la conclusion d'un traité contraignant entre l'Allemagne unifiée et la Pologne pour consacrer la ligne Oder-Neisse ; le troisième souligne la renonciation de l'Allemagne unifiée à toute revendication territoriale ; enfin, le dernier affirme que la constitution de l'Allemagne unie ne comportera aucune disposition incompatible avec les principes précédents. Un dernier paragraphe traduit l'ambiguïté qui subsiste : les Quatre prennent formellement acte des engagements et déclarations correspondants de la RFA et de la RDA, sans préciser quels sont ces engagements ou déclarations. Il attribue toutefois un rôle spécifique aux Quatre, qui devront en prendre formellement acte, et, surtout, indique que leur mise en œuvre confirmera le caractère définitif des frontières de l'Allemagne, ce qui est une manière de dire que la levée des droits et responsabilités des Quatre ne pourra intervenir qu'après cette mise en œuvre. Hans-Dietrich Genscher, sur la base des déclarations parlementaires du Bundestag et de la Volskammer, fera certainement valoir la clarté des intentions allemandes et cherchera à borner le rôle des Quatre à l'enregistrement des déclarations unilatérales allemandes.
Sur l'insistance de Roland Dumas, qui a rencontré à plusieurs reprises à ce sujet son homologue polonais Stubiziewski, les Six décident d'accueillir les Polonais, le 4 juillet, au niveau des directeurs, et le 17 juillet, au niveau ministériel, à Paris. La réunion commencera à Six le matin ; les Polonais seront invités au déjeuner puis participeront à la réunion de l'après-midi dans les mêmes conditions que les membres du groupe. Là-dessus, Dumas reçoit l' appui de Genscher.
Sur les questions politico-militaires, les Soviétiques présentent un véritable traité de paix dont la partie centrale reprend l'ensemble des thèmes habituels de l'URSS ; elle vise à imposer un statut spécial à l'Allemagne et, en fait, à remettre en cause l'ensemble du dispositif de sécurité occidental. La négociation paraît avoir déjà commencé sans nous entre les Américains, les Allemands et les Russes, encore qu'à Washington comme à Bonn on ne semble guère au clair sur ce que les Soviétiques sont véritablement prêts à accepter. Les analyses varient d'un certain optimisme (en marge de la réunion de Copenhague, le blocage soviétique sur l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN a paru se resserrer) à une plus grande vigilance (cf. le projet de règlement définitif, ou la lettre de Chevardnadze adressée à Baker, qui reprend l'ensemble des objectifs poursuivis par l'URSS depuis quarante ans : retrait des troupes étrangères, dénucléarisation, plafond spécifique en Centre-Europe dans le domaine conventionnel, transformation radicale des alliances de sécurité qui devraient quasiment fusionner, c' est-à-dire disparaître dans un cadre paneuropéen). Tout cela laisse augurer que Moscou continue d'envisager l'ouverture d'une période de transition entre la conclusion du règlement, qui pourrait intervenir pour le Sommet de la CSCE, et la levée des droits et responsabilités des Quatre, qui n'interviendrait qu'après le traitement des questions de sécurité.
Jeudi 21 juin 1990
Ratification par les parlements de Bonn et de Berlin-Est du traité d'État instituant l'union monétaire, sociale et économique entre les deux Allemagnes.
A la suite de la récente lettre de Helmut Kohl, François Mitterrand et le Chancelier décident par téléphone de proposer ensemble aux Douze, à Dublin, que la Communauté alloue une aide massive à l'URSS, sans attendre le Sommet de Houston. Ils savent que Bush en sera mécontent, mais sont résolus à passer outre: De toute façon, il n'a pas un sou pour agir. Je préviens Zagladine.
Vendredi 22 juin 1990
Seconde réunion ministérielle de la conférence « 2 + 4 » à Berlin. Rien de nouveau par rapport à la réunion des directeurs politiques. Juste avant le prochain Sommet de l'OTAN, les Soviétiques proposent la négociation d'un texte commun à l'OTAN et au Pacte de Varsovie, évoquant le démantèlement des alliances. Les Allemands sont pour. Les Américains grognent. Les Anglais sont contre.
Démontage du poste de contrôle Check-Point Charlie, à Berlin. Un symbole disparaît.
Lundi 25 juin 1990
Conseil européen à Dublin. Débat sur l'Union politique et l'Union monétaire. On prend note des progrès réalisés dans le cadre de l'Acte unique européen. Le Conseil décide l'ouverture, au mois de décembre, de deux conférences intergouvernementales, l'une sur l'Union économique et monétaire, l'autre sur l'Union politique. Pour ce qui est de l'Union économique et monétaire, la date du début de la deuxième phase est fixée au 1er janvier 1994. Les conditions de passage à cette deuxième étape sont l'achèvement du marché unique, la ratification du traité, l'engagement du processus de transfert des compétences. Le SME doit être rejoint par le plus grand nombre de monnaies possible, mais pas par toutes. Un rendez-vous pour la troisième phase sera fixé au cours de la deuxième. La monnaie de la Communauté sera un écu fort et stable.
En ce qui concerne l'Uruguay Round, on souligne la nécessité de parvenir rapidement à un accord communautaire. Cependant, le débat ne doit pas porter exclusivement sur l'agriculture.
Invité au déjeuner, Lothar de Maizière, nouveau Premier ministre de RDA, parle de l'inéluctable réunification. Il confie à François Mitterrand que jamais la RDA n'acceptera la mainmise des Bavarois sur la Prusse.
Avant le dîner, Douglas Hurd dit à Roland Dumas qu'il souscrit à l'idée d'un rapport sur l'aide à l'URSS. Mais, au cours du dîner, éclate une très vive discussion au cours de laquelle Margaret Thatcher manifeste son opposition à toute aide financière à Moscou. Il est décidé de confier à la Commission le soin d'établir le rapport en liaison avec les organisations internationales et le président de la BERD, puisque celle-ci n'existe pas encore.
Mardi 26 juin 1990
A Dublin, ce matin, le projet de conclusions de la présidence irlandaise mentionne que c'est la Commission et elle seule qui mènera l'étude sur les besoins de l'URSS. La discussion permet de rétablir dans les conclusions le FMI, la Banque mondiale, la BEI et le président désigné de la BERD. François Mitterrand explique qu'il vaut mieux confier ce rapport à la Commission afin de ne pas prêter le flanc, via la BERD, à des blocages venant des pays extérieurs à la Communauté. L'essentiel, à ses yeux, est que les Douze aient pris la décision de faire quelque chose. Déjà apparaît la faiblesse de la future BERD : les États-Unis en sont membres et peuvent y bloquer toute initiative européenne.
Les Douze proposent aussi que le Sommet de la CSCE se tienne à Paris le 19 novembre. Ils prônent la création d'un secrétariat administratif et la tenue de réunions de suivi.
Ils demandent la création d'un service central européen de renseignements en matière de drogue, et souhaitent adopter avant juillet 1991 une proposition sur le « blanchiment » de l'argent.
Ils projettent un relâchement graduel des sanctions imposées à l'Afrique du Sud en 1986.
Le Conseil rappelle qu'il souhaite la tenue d'une conférence internationale avec la participation de l'OLP, et condamne la politique d'implantations israélienne dans les Territoires occupés.
Une aide est accordée à la Grèce pour restructurer son économie.
A Paris, l'opposition crée une confédération, l'« Union pour la France » et décide de présenter un candidat unique aux présidentielles de 1995. La leçon de 1981 et de 1988 aurait-elle finalement porté ?
D'après notre ambassade à Washington, l'administration américaine est furieuse du mandat donné à Dublin à la Commission d'étudier l'aide à l'URSS. Elle entend lier toute aide à Moscou à l'engagement d'une réforme économique réelle et à la cessation de l'assistance soviétique à Cuba, en Afghanistan et en Angola. La proposition d'instituer un comité d'experts, lancée par le Conseil européen, place les États-Unis devant le fait accompli.
Mercredi 27 juin 1990
Avant le Conseil, le Président déclare à Michel Rocard à propos du budget militaire : Il y a de quoi faire des économies. Les raisons qu'on nous oppose sont toujours des raisons très raisonnantes et très symboliques. Puis il ajoute : Votre vie, comme la mienne, doit consister à trancher les nœuds gordiens ; car, en général, on n'arrive pas à les dénouer et rien n'est jamais réglé.
Au cours du Conseil, Jean-Pierre Soisson rend compte de l'augmentation du SMIC, ce qui donne matière à une discussion : cette augmentation est-elle significative ? Le Président : C'est la plus forte augmentation depuis longtemps [en fait, depuis 1981], mais, en tant qu'augmentation des bas et moyens salaires, ce n'est pas la meilleure voie. La meilleure voie, c'est une voie contractuelle. Si elle devait achopper, nous agirions autrement. Mais, pour l'instant, cela ne me paraît pas mal engagé. Cela dit, je ne crois pas que les rapports sociaux soient soudain devenus si harmonieux et consensuels que le patronat soit prêt à une sorte de nuit du 4 août !
Georges Bush fait part de son initiative pour les Amériques. Allégement de la dette de 12 milliards de dollars et création d'une zone de libre échange.
Jeudi 28 juin 1990
A six mois de la fin de l'Uruguay Round, les négociateurs américains ont choisi de dramatiser le débat en provoquant une « crise » sur l'agriculture lors de la réunion ministérielle de l'OCDE il y a quelques jours. Celle-ci s'est conclue sur un constat de désaccord portant sur deux points fondamentaux : les États-Unis refusent toute référence explicite à l'objectif de réduction progressive et substantielle des soutiens et des protections, pourtant agréé à Genève en avril 1989 à l'issue de la « revue à mi-parcours » ; ils rejettent désormais le principe d'une négociation globale sur l'ensemble des aides (internes et externes) accordées à l'agriculture, préférant traiter séparément chaque domaine de négociation (le soutien interne, les subventions à l'exportation, les obstacles à l'importation). La Communauté refuse une telle modification de l'objectif et de la méthode de négociation. Les États-Unis redoublent désormais leurs pressions afin d'obtenir à Houston ce qu'ils n'ont pu obtenir à Paris à la fin du mois de mai. Le projet d'accord-cadre élaboré par le président du groupe de négociations sur l'agriculture du GATT (M. De Zeeuw) vient confirmer nos craintes. Il reprend à son compte l'approche par volets préconisée par Washington.
Le Sénat bloque le projet d'extension du droit de saisine du Conseil constitutionnel par les justiciables.
Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac signent devant les caméras, mais sans se regarder, l'accord qui les engage à présenter une candidature unique RPR-UDF aux prochaines élections présidentielles. Raymond Barre, goguenard, commente : On jugera l'arbre à ses fruits.
Ultime réunion de sherpas à New York. La préparation du Sommet de Houston, mal engagée depuis le début, s'achève de la manière la plus laborieuse. Les États-Unis ajoutent au projet de déclaration économique une page d'introduction affirmant la victoire définitive du Bien sur le Mal, c'est-à-dire de l'économie de marché sur le socialisme. En fait, sur les grands sujets (le commerce international, l'environnement, la question soviétique), les Américains ne savent pas ce qu'ils veulent ; ils n'ont ni les instructions ni la marge de manœuvre qui leur permettraient de négocier. Pour le reste, ils se comportent en hôtes discourtois, multipliant les références aux initiatives exemplaires prises par eux.
Le paragraphe sur la dette est totalement agréé. Les sherpas européens refusent de « se féliciter » de l'initiative américaine à l'égard de l'Amérique latine (Enterprise for the Americas), mais acceptent de « prendre note » de son existence. La décision prise à La Baule par le Président de la République est explicitement saluée ; les autres participants au Sommet sont eux aussi félicités pour leurs mesures d'annulation de la dette. La Pologne fera l'objet de discussions ; à son sujet, il est convenu de tenir « en réserve » la formulation suivante : Nous encourageons le Club de Paris à préparer la négociation sur la dette polonaise dans les années futures, négociation qui prendra en compte la situation spéciale de la Pologne et devra aider au rétablissement de sa situation économique.
Le chapitre sur l'environnement reste confus, mal élaboré, incompréhensible. Les délégations se battent autour de mots et de concepts qui n'ont pas été élucidés, sur des bases scientifiques faibles, sans aucune argumentation de fond. Les États-Unis partent du principe que rien ne pourra ni ne devra être fait avant que l'on n'ait apporté la preuve scientifique de la nécessité d'agir. L'Allemagne demande que soient pris dès maintenant des engagements chiffrés sur toutes les questions, qu'il s'agisse des CFC, de l'effet de serre, des forêts tropicales, des océans... Les Anglais et nous sommes à la fois convaincus qu'il faut agir dès maintenant pour prévenir un risque certain, et persuadés qu'il serait prématuré de se lancer dans la fixation d'objectifs chiffrés que nous sommes incapables d'apprécier. Le Canada se range plutôt du côté des Allemands, la Commission du nôtre... La question est de savoir si — et jusqu'à quel point — les Sept souhaitent conclure et mettre en vigueur de manière effective, à brève échéance, des conventions internationales sur le gaz carbonique, la forêt, la diversité biologique. A cela s'ajoutent deux difficultés qui ont trait, l'une à la possibilité de dégager des financements additionnels pour aider le Tiers-Monde à protéger son environnement (rejetée par les Américains), l'autre à la mise en œuvre d'un système de labélisations écologiques.
A l'Élysée arrivent en même temps deux lettres de George Bush, l'une sur le prochain Sommet de l'OTAN, l'autre sur le Sommet de Houston qui aura lieu juste après.
Sur l'OTAN, Bush s'oppose à l'idée, émise par les Russes, d'une déclaration conjointe avec le Pacte de Varsovie : cela donnerait, dit-il, le sentiment que les deux alliances sont équivalentes et menacées du même sort. De surcroît, cela signifierait la création d'un système européen de sécurité contraire aux intérêts de l'Ouest. Il propose d'inviter Gorbatchev à venir s'exprimer au Conseil de l'OTAN. Il ajoute qu'il fait revoir le rôle de l'OTAN dans la défense de l'avant. Il insiste pour que la France participe à cette discussion, malgré son rôle spécial. Il suggère de développer les corps multilatéraux dépendant du SACEUR, le commandement militaire pour l'Europe. Le Sommet, ajoute-t-il, doit prendre acte du désir américain de voir disparaître l'artillerie nucléaire américaine et soviétique d'Europe. La stratégie nucléaire de l'OTAN reste fondée sur l'usage de l'arme nucléaire au début du conflit, pour contrer une attaque soviétique brutale et massive. Même si cela devient caduc du fait du retrait des forces soviétiques, il ne faut pas s'interdire l'usage en premier de l'arme nucléaire, mais il ajoute que l'Occident doit conserver beaucoup de flexibilité dans l'emploi éventuel des armes nucléaires. George Bush souligne que dans le cadre de la nouvelle Europe, ce sont des armes de dernier recours, ce qui est tout à fait contraire à la doctrine de dissuasion jusqu'ici en vigueur, à savoir que l'arme nucléaire est une menace préalable à l'invasion. « Dernier recours » pourrait en effet signifier : une fois Paris occupé ! François Mitterrand décide de lui répondre à ce sujet.
Dans une autre lettre à propos de l'ordre du jour du Sommet de Houston, George Bush écrit que le commerce et l'environnement risquent de susciter de graves désaccords. Il presse les Sept d'ajourner toute décision sur l'environnement : les bases scientifiques et économiques sont insuffisantes et ne permettent pas de prendre un engagement commun en ce domaine. Il lui semble plus sensé de traiter globalement des sources et des modes d'élimination de tous les gaz entraînant un effet de serre, de façon à permettre à chaque pays de mettre en œuvre une stratégie souple et efficace aux fins des réductions nécessaires. Il pense que le protocole de Montréal est un bon exemple de coopération, fondé sur un consensus scientifique et conciliant les objectifs de respect de l'environnement et de croissance économique. Autrement dit, il va tout bloquer.
Adoption définitive du projet de loi transformant Renault en société anonyme. La fusion avec Volvo est maintenant possible.
Vendredi 29 juin 1990
A Washington, déjeuner avec le général Scowcroft, puis rencontre avec plusieurs personnalités de la Maison Blanche et du Pentagone. Il règne ici une réelle inquiétude vis-à-vis de l'évolution de la situation en Europe, notamment du fait de l'opinion allemande, dont les Américains redoutent qu'elle ne devienne progressivement opposée à toute présence militaire étrangère sur son sol. Mes interlocuteurs m'ont semblé prendre conscience que si, dans la négociation avec les Soviétiques, le temps joue à long terme en faveur de l'Ouest, Moscou dispose dans l'immédiat d'un important moyen de pression en raison de la volonté du gouvernement Kohl d'obtenir un accord à Six d'ici à l'automne, c'est-à-dire avant ses élections. C'est cette analyse qui a conduit l'entourage du Président américain à élaborer l'ensemble des propositions qu'il nous a fait parvenir par lettre et dont il mesure aujourd'hui le caractère hâtif et souvent contradictoire. Il s'agit d'une tentative quelque peu pathétique pour sauvegarder la présence militaire américaine en Europe. L'accent mis sur les unités multinationales vise d'abord à rendre plus acceptable par les Allemands, au nom d'une solidarité mieux affirmée, le maintien de troupes alliées sur leur territoire. En même temps, la réaffirmation de l'autorité du commandement de l'OTAN en Europe (SACEUR) sur le dispositif militaire de l'OTAN doit rassurer un Congrès des États-Unis qui ne peut accepter l'idée que les soldats américains puissent apparaître comme des mercenaires à la disposition des Européens. L'ambassadeur Blackwill m'explique que le nouveau concept nucléaire d'« armes de dernier recours » n'a d'autre objet que de tenter, sans trop d'espoirs, de préserver le maintien d'un certain nombre d'armes sur le territoire de l'actuelle RFA, en proposant un substitut à la stratégie de « réponse flexible » qui soit recevable par l'opinion allemande. Mes interlocuteurs se sont cependant montrés conscients de la difficulté qu'il y a à souligner que l'Alliance devient plus politique, moins dirigée contre l'Union soviétique, tout en défendant devant le Congrès l'idée d'une organisation militaire dont l'efficacité serait améliorée.
Les divergences sur la poursuite de la négociation de Vienne, après la conclusion d'un premier accord, que les États-Unis voudraient voir se dérouler dans le cadre maintenu des Vingt-Trois — alors que les Européens préféreraient un forum à Trente-Cinq —, trouvent principalement leur origine dans la crainte de Washington que le nouveau mandat de négociation qui serait nécessaire ne prenne en compte les armements navals. Néanmoins, il me semble qu'un compromis devrait pouvoir être trouvé sans trop de difficultés.
Enfin, nos observations sur la préparation du Sommet de Paris sont reçues, en première analyse, sans trop de réticences. Il existe maintenant une réelle convergence sur le besoin d'une certaine institutionnalisation de la CSCE, qui, pour Washington, aurait pour premier intérêt d'accorder une satisfaction aux Soviétiques. Une contre-proposition de notre part sur ce sujet pourrait sans doute être examinée favorablement.
En conclusion, j'ai le sentiment qu'en dépit de notre désaccord, dont j'ai fait état, sur toute une partie de ses propositions, la Maison Blanche ne manifeste aucune irritation contre nous. Au contraire, nos appréciations sur les idées américaines relatives à l'évolution de l'OTAN, venant avant une sorte de séminaire que tient en ce moment le Président Bush à Kennebunk Port, pourrait conduire à un sérieux réexamen de ce dossier. Washington voudra éviter de mettre en lumière une sorte de fracture avec la France à un moment où nous apparaissons comme le seul pays de l'Ouest décidé à maintenir un effort de sécurité satisfaisant.
Mais il ne faut pas se leurrer : beaucoup, au Département d'État, et certains, dans l'entourage présidentiel, n'apprécient guère notre attitude vis-à-vis de l'Alliance et voient en nous un obstacle au maintien du leadership américain sur l'Europe.
Adoption définitive de la loi sur le travail précaire. Texte complexe d'une importance considérable, qui va changer la vie d'un million de personnes en France.
Le Président répond à George Bush sur le concept, évoqué dans sa propre lettre, d'usage de l'arme nucléaire en « dernier recours ». Les représentants de la France préciseront au sein du Conseil atlantique ceux des articles du projet de déclaration qui ne peuvent s'appliquer, selon nous, qu'aux États membres des organes militaires intégrés. Naturellement, cela ne nous empêchera pas de participer, au sein du Conseil, à la réflexion d'ensemble sur le rôle et les fonctions de l'Alliance, notamment le développement de son rôle politique, c'est-à-dire l'examen entre Alliés des problèmes de sécurité relatifs à l'équilibre européen. Nous souhaitons certes la réduction du nombre des armes nucléaires, mais si les quelques-unes destinées à subsister après le désarmement en cours ne sont considérées que comme des armes de « dernier recours », une dissuasion effective n'aura toujours pas été rétablie. Cela voudra dire que la défense des États européens de l'Alliance reposera plus que jamais sur un dispositif uniquement conventionnel (par ailleurs réduit), la menace de l'emploi des armes nucléaires n'étant envisagée qu'une fois une guerre conventionnelle perdue. Au contraire, écrit François Mitterrand à George Bush, la dissuasion, pour être effective, doit être précoce. C'est à la fois la solution la plus efficace et la moins périlleuse. Cependant, la France n'entend pas indiquer aux autres États membres de l'Alliance la stratégie qu'ils doivent adopter. Nous ne voulons pas mettre le doigt dans l'engrenage conduisant à nous mêler de la doctrine nucléaire du commandement intégré, même si elle nous paraît stupide.
Le Parlement lituanien vote en faveur de la suspension de la déclaration d'indépendance pour une durée de cent jours.
Samedi 30 juin 1990
Adoption définitive de la loi Gayssot sur le racisme. Là encore, une innovation législative de grande importance.
Dimanche 1er juillet 1990
La présidence du Conseil européen passe à l'Italie au moment où entre en vigueur la libération totale de circulation des capitaux au sein de la CEE.
L'union monétaire, économique et sociale entre en vigueur entre la RFA et la RDA.
A Berlin, nouvelle séance préparatoire à la prochaine réunion ministérielle des « 4 + 2 » à Paris, le 17 juillet. Les deux délégations allemandes refusent de discuter de la renonciation à l'arme nucléaire : C'est une décision qu'il appartient à l'Allemagne de prendre souverainement, qu'elle prendra mais dont les Alliés n'ont pas à se mêler. Américains et Anglais acceptent. Les Soviétiques abandonnent eux aussi très vite le combat. Les Français sont les seuls à dire qu'il faut que le règlement final contienne une référence explicite à cette renonciation. Roland Dumas est chargé de le dire haut et fort. Au bout du compte, à cause de l'insistance française, une formule un peu compliquée est arrêtée : les deux États allemands déclareront que l'Allemagne unifiée fera une déclaration de renonciation, et il sera « pris acte » de cet engagement des deux États allemands dans le cadre du règlement final. Prendre acte est désormais la seule façon qui reste aux Quatre d'intervenir dans les affaires allemandes. On sauve la face, mais qui est dupe ?
Sur la frontière Oder-Neisse, la discussion est tout aussi rude. Les Allemands déclarent que, bien que les déclarations des deux parlements donnent déjà aux Polonais toutes les assurances nécessaires, l'Allemagne, une fois unifiée, négociera avec les Polonais un traité bilatéral portant sur l'ensemble des questions en suspens entre les deux pays. Ils veulent donc lier — cela est nouveau — la question des frontières aux problèmes auxquels ils tiennent, notamment les droits des minorités allemandes en Pologne ! Une telle approche compliquerait les négociations et retarderait le règlement de la question des frontières jusqu'à l'acceptation par les Polonais de toutes les exigences allemandes en tout domaine. Là encore, les Français sont les seuls à dire qu'il faut un traité bilatéral germano-polonais spécifique sur les frontières, sans amalgame avec d'autres problèmes, et qu'il faut que ce traité soit préparé dès maintenant afin d'être prêt pour signature dès l'unification achevée et afin que les Six en prennent acte dans le règlement final. Cette façon de voir n'est pas du goût des Allemands.
George Bush écrit à nouveau à François Mitterrand. Il craint, après la lettre du Président français, que le Sommet de l'OTAN à Londres n'aboutisse à aucun résultat. Il insiste : Chevardnadze a dit récemment à Baker que ce Sommet aiderait les Soviétiques à fixer leur attitude pour les prochains mois. Le Président : Et alors, faut-il pour autant que la France rentre dans le commandement intégré ?
Lundi 2 juillet 1990
Les députés de souche albanaise proclament l'égalité de droits du Kosovo avec les autres républiques ex-yougoslaves.
A Tirana, plusieurs dizaines d'Albanais se réfugient à l'ambassade de RFA sous les tirs des services de sécurité.
La Slovénie déclare sa souveraineté. François Mitterrand : Il ne faut pas pousser à cette indépendance. La cassure de la Yougoslavie fera le malheur de l'Europe.
1426 pèlerins meurent piétinés au cours d'un pèlerinage à La Mecque.
En dépit des nombreuses et longues réunions préparatoires, le Sommet de Houston, la semaine prochaine, reste moins prévisible que tous les précédents. George Bush souhaite y fixer des principes politiques et économiques communs à certains pays, créer en somme une sorte de club des démocraties libérales dont les États-Unis assumeraient le contrôle. Il pense, pour cela, faire de l'OCDE une sorte d'ONU capitaliste. Tous les autres pays sont contre.
Trois textes politiques ont été préparés (terrorisme, conflits régionaux, démocratie). Ils ne traitent d'aucun problème majeur (ni de l'URSS, ni des problèmes de défense !). Il faudra voir ce qu'il en est après le Sommet de l'OTAN.
Le texte économique contient encore vingt-deux points entre crochets sur le commerce, l'environnement et le Tiers-Monde. Par ailleurs, le paragraphe sur l'aide à l'URSS n'est pas encore rédigé. La connotation générale de ces textes est ultra-libérale et ultra-optimiste. J'ai eu beaucoup de mal à contenir cette propension. Il conviendrait de se montrer encore plus restrictif, mais notre isolement idéologique rend la chose difficile. Pour le reste, les Américains se comportent en hôtes arrogants, multipliant les références à leurs initiatives « exemplaires ». Sur l'aide au Tiers-Monde, comme les autres, ils ne souhaitent pas rappeler que 0,7 % du PNB reste l'objectif. Contre tous les autres, ils veulent que le Sommet donne instruction aux négociateurs de l'Uruguay Round de réduire les subventions aux exportations agricoles (ce qui ne toucherait que la PAC) ; Européens et Japonais demandent au contraire qu'on réduise simultanément toutes les subventions agricoles, tant pour les exportations qu'à l'intérieur. Le débat s'annonce sévère.
En matière d'environnement, les États-Unis refusent d'aller au-delà de l'étude des problèmes posés par la pollution et de s'engager sur des dates précises pour la réduction des émissions polluantes (en particulier le CO2). Tous les autres pays sont au contraire d'accord pour adopter des décisions contraignantes.
Concernant l'aide à l'URSS, le Japon ne veut rien faire tant que celle-ci ne change pas sur les Kouriles. Les États-Unis n'ont pas arrêté leur position ; consciente du risque de paraître laisser l'Europe des Douze diriger la réforme de l'URSS au lendemain du Sommet de l'OTAN, la Maison Blanche souhaite confier une mission à une troïka Banque mondiale-FMI-BERD. James Baker ne veut pas s'engager dans une voie qui conduirait à aider l'URSS sans retour. Brady, lui, ne veut pas voir la Commission jouer un rôle dans cette affaire. La Grande-Bretagne et la RFA désirent associer le Japon et les États-Unis à l'aide à l'URSS ; elles sont prêtes, pour cela, à parler d'une étude confiée non plus à la seule Commission, mais à un groupe plus large. Rien n'est écrit, tout reste ouvert.
Sur tous ces sujets, on note une grande unité des Européens, souvent rejoints par le Canada et le Japon, et un isolement des États-Unis dont le gouvernement semble incapable de se tenir à une position, empêtré qu'il est dans sa cohabitation avec le Congrès. La RFA est de plus en plus sûre d'elle-même et dominatrice ; les autres Européens se montrent très coopératifs avec nous.
En matière de commerce, les États-Unis souhaitent utiliser le Sommet pour contraindre la Communauté à renoncer à ses principales exigences dans la négociation agricole.
Le Sommet de Houston constitue la dernière échéance politique importante avant la fin de l'Uruguay Round. Compte tenu de l'enjeu que représente l'agriculture pour la France et pour la CEE, il importe que le signal politique donné à cette occasion soit un signal de fermeté.
Mardi 3 juillet 1990
Publication d'un rapport du CERC qui évoque l'aggravation des inégalités de revenus en France. Matignon publie un communiqué pour répondre et mettre en garde contre les conclusions hâtives. Le Premier ministre affirme que la croissance économique évolue en fait vers une plus juste répartition du revenu national.