Départ pour Moscou, où j'ai une longue
conversation avec Vadim Zagladine, suivi d'un déjeuner avec le
gouverneur de la Banque centrale. Zagladine m'explique la
réorganisation du pouvoir soviétique. Le Président a maintenant
tous les pouvoirs et prépare de grandes réformes économiques devant
entrer en vigueur le 1er juin (la date
est encore tenue secrète), ainsi que le remplacement, par des
gorbatchéviens, des « ingénieurs sibériens » qui tiennent pour
l'heure le gouvernement (groupe dont font partie le Premier
ministre Rijkov et l'ambassadeur à Paris Riabov). Gorbatchev, me
dit Zagladine, est obsédé par l'Allemagne. Cela l'entraîne à une
révision de ses analyses à long terme. Il ne pense plus qu'il
faille aller vers une suppression totale des armes nucléaires sur
la planète en raison de la menace que représente pour lui
l'Allemagne dans l'avenir. Il sait que le Pacte de Varsovie est
vide de tout contenu. Dans un premier temps, il en avait tiré la
conclusion qu'il fallait réduire systématiquement le poids de
l'OTAN et aller vers une sécurité collective en Europe. Il pense
maintenant qu'il faut tout faire pour empêcher la RFA de se
retrouver en situation de trop grande indépendance. Si l'OTAN
disparaît, l'indépendance allemande dérivera vers le réarmement
nucléaire. L'OTAN doit donc, pense-t-il, se renforcer. Il faut
aussi organiser le maintien de troupes soviétiques en Allemagne de
l'Est jusqu'en l'an 2000, et celui (plus long) des troupes
américaines en Allemagne de l'Ouest. Un dialogue entre les deux
alliances est nécessaire pour qu'elles se justifient par leur
collaboration.
Zagladine est convaincu que la crise actuelle
débouchera sur l'indépendance des trois États baltes, mais après
que la Constitution soviétique aura été amendée pour la rendre
possible. Cela sera fait dans un mois.
En ce qui concerne la BERD, les Soviétiques sont
très soucieux de voir la négociation aboutir et de devenir ainsi,
pour la première fois, membres d'une institution économique
internationale. Ils sont prêts à concéder que, pendant une période
transitoire, leurs emprunts à cette banque soient très limités. La
formulation de cette autolimitation est délicate, car ils
souhaitent éviter qu'elle ne soit humiliante, alors que Japonais et
Américains exigent au contraire qu'elle soit juridiquement très
contraignante, donc délibérément vexatoire...
Mercredi 4 avril
1990
En Belgique, la loi sur la dépénalisation de
l'avortement est promulguée. Afin de ne pas avoir à la parapher, le
roi Baudouin Ier renonce pendant
trente-six heures à ses pouvoirs. Élégante solution, à première
vue. Lâcheté, peut-être, que d'agir en souverain à éclipses. Le
pouvoir impose des contraintes d'aussi haute valeur morale que les
scrupules d'une personne privée.
La commission d'instruction de la Haute Cour de
justice accorde un non-lieu partiel, et donc le bénéfice de la loi
d'amnistie, à Christian Nucci, inculpé de faux dans l'affaire du
Carrefour du développement. La commission d'instruction a conclu
que, dans son cas, il n'y a pas eu d'enrichissement personnel. En
conséquence de quoi, il est déclaré amnistié, permettant ainsi à
ceux-là mêmes qui viennent de prendre la décision de non-lieu —
juridiquement discutable, et qu'ils auraient pu ne pas prendre — de
dénoncer publiquement et violemment l'amnistie. Déclarant qu'il
existait des charges suffisantes contre Nucci, les magistrats
regrettent d'être obligés d'amnistier des
faits criminels. Devant les journalistes, l'un d'eux va
jusqu'à déclarer : On nous fera porter le
chapeau de la non-poursuite de Nucci devant la Haute Cour, alors
qu'en fait les députés se sont autoblanchis avec cette loi
d'amnistie.
François Mitterrand :
Voilà : c'est le pire, la lie, le fond, la
crasse absolue. Des magistrats partisans, un Rocard peureux, un
Mauroy qui panique. Et nous en sommes à cette honte ! Ils n'ont pas
voulu m'écouter...
Pour le reste, comme prévu et annoncé, à peu près
toutes les poursuites continuent leur cours, tandis que l'opinion,
en dépit du spectacle de parlementaires traînés devant les
tribunaux, reste persuadée qu'il y a eu auto-amnistie.
François Mitterrand:
Désastre ! Pourquoi ai-je cédé à Rocard ? Il
voulait cette amnistie pour protéger ses amis et avoir le soutien
du Parti socialiste. C'est honteux!
Recevant quelques journalistes, le Président leur confie : Au
PS, ils ne se parlent plus. Il n'y a plus qu'une union sacrée :
autour de ma succession. Tous la préparent. C'est désormais leur
seul ciment. Après Rennes, les socialistes n'ont plus obéi à
personne, ni à Mauroy, ni à moi. Ils ne pensaient qu'à s'en sortir
individuellement.
Jeudi 5 avril
1990
Si tout se passe bien, la signature du traité
créant la BERD, par tous les ministres (Finances et Affaires
étrangères), aura lieu l'Élysée le 29 mai. Le président sera élu
dès la semaine suivante et prendra ses fonctions autour du 31 mars
1991, en raison des délais de ratification par quarante-deux
parlements. Je suis officiellement candidat. Michel Rocard appelle
tous les Premiers ministres qu'il connaît pour leur en faire part.
Pierre Bérégovoy fait de même avec ses collègues des
Finances.
Vendredi 6 avril
1990
Roland Dumas me rapporte qu'Édouard Chevardnadze aurait dit à James Baker :
La présence de l'Allemagne dans l'OTAN est
pour nous inacceptable... mais ce ne sont pas là des positions
immuables. Nous essayons de trouver un compromis. Quel
désarroi !
Samedi 7 avril
1990
Prenant acte d'une mort cérébrale déjà consommée,
les tout derniers militants du PSU décident de « débrancher » leur
parti : la dissolution est votée. Élégance et nostalgie... Je n'ai
jamais été des leurs, mais je ne peux m'empêcher d'admirer leur
militantisme concret au service d'une utopie.
Sur la Grande Bibliothèque, je suis de plus en
plus atterré : en arriver là après tant d'efforts et d'études ! Le
projet est maintenant tout à la fois démesuré et maladroit. Il
faudrait tout reprendre, tout repenser !
Refaisons l'historique : il s'agissait au départ
de construire simplement une bibliothèque nouvelle utilisant toutes
les technologies modernes et orientée vers la province. En juin
1988, sur mon conseil, avec l'accord de Michel Charasse, le
Président avait donné comme premiers chiffres de cadrage : 2
milliards pour le bâtiment et 1 milliard pour l'équipement. Voilà
que, de dérive en dérive, de « césure » en « silo », on en arrive à
13 milliards (soit quatre fois la Grande Arche, deux fois le
Louvre, deux fois la Villette) ! ! Je dis bien 13 milliards et non
pas 9, comme le prétend Émile Biasini, car, dans la note qu'il a
adressée au Président, il explique bien lui-même que les 9 premiers
milliards ne permettront que d'ouvrir le bâtiment en 1995, pas de
le finir ! Et qu'il faudra au moins 4 milliards de plus pour y
parvenir ! Et encore, ces 13 milliards sont-ils mal définis. On ne
sait rien des technologies d'information qui y seront utilisées ;
l'articulation entre la BN actuelle, la Grande Bibliothèque et
l'Université de Paris n'est pas établie. Dans ces 13 milliards
figurent en outre bien des choses qui n'ont rien à voir avec le
projet initial (tels le transfert de la Bibliothèque nationale, le
catalogue universel, la médiathèque, les silos d'Evry). Tout cela
ne me semble servir qu'à satisfaire les appétits de pouvoir de
quelques ministres et hauts fonctionnaires, ravis de faire payer
par les Grands Travaux du Président des projets qu'ils ne
souhaitent pas financer sur le budget de leur propre ministère. Et
à cajoler quelques intellectuels parisiens qui n'imaginaient pas de
ne plus avoir les livres les plus rares à portée de main.
Comment trouver 13 milliards pour une seule
bibliothèque à Paris alors qu'il est si difficile de trouver
beaucoup moins d'argent pour tant de dépenses urgentes, ne
serait-ce que pour les bibliothèques de province et de banlieue ?
Je suggère donc au Président de demander qu'on repense tout, sans
hâte excessive, afin de choisir entre les deux options suivantes
:
- Soit on
construit une bibliothèque beaucoup plus modeste, bâtie sur le même
plan architectural, mais conçue comme un simple complément de l'
actuelle BN et en conservant la transmission électronique vers la
province ; on laissera la BN là où elle est, sauf si le ministère
de la Culture a les moyens de financer son transfert sur son propre
budget.
- Soit on
accepte le projet tel qu'il est, mais moyennant une tout autre
présentation politique : on annoncerait d'abord une grande
politique des bibliothèques et des universités en France ; on
ferait ensuite de Tolbiac un campus urbain du XXIe siècle, exemplaire et pilote pour l'Europe, dont
la Grande Bibliothèque ne serait qu'un des éléments ; on y mettrait
à la fois une nouvelle université et les services communs à toutes
les bibliothèques de France ; on moderniserait et on y
transférerait la BN ; enfin, on ferait la Grande Bibliothèque
elle-même, qui seule constitue le « grand projet » du Président. Ce
quatrième poste n'équivaudrait donc qu'au quart du projet
d'ensemble. Tout cela se ferait au moins sur vingt ans, et non pas
quatre. Il faut se décider au plus vite : cela ne restera pas
longtemps confidentiel.
François Mitterrand :
On ne peut faire une telle bibliothèque au
rabais, ni revenir en arrière. La première solution est exclue.
Essayez la seconde. Mais il ne faut pas insister. Laissez
maintenant agir les ministres responsables.
Dimanche 8 avril
1990
Il fallait s'y attendre : un sondage CSA publié
dans Le Journal du dimanche montre que
76 % des Français interrogés trouvent choquante l'amnistie de
Nucci, et que 67 % pensent que les hommes politiques sont, dans
l'ensemble, plutôt pas
honnêtes...
George Bush écrit à François Mitterrand pour lui
faire part de ses entretiens aux Bermudes, la semaine dernière,
avec Margaret Thatcher. Ils sont tombés d'accord pour souhaiter que
l'Allemagne reste membre à part entière de l'Alliance et de ses
structures militaires intégrées. Le traité de l'Atlantique Nord
devra s'appliquer pleinement à l'Allemagne réunifiée (notamment ses
articles 5 et 6) ; les forces alliées devraient demeurer en
Allemagne et y conserver un dosage raisonnable de forces nucléaires
et classiques. Etats-Unis et Grande-Bretagne ne souhaitent pas
transformer l'OTAN en un forum destiné à imposer les positions
américaine, britannique ou allemande lors des discussions « 2 + 4
». Au contraire, les quatre alliés occidentaux qui prennent part
aux réunions « 2 + 4 » doivent se rencontrer en privé et mettre au
point des positions communes sur un certain nombre de questions
clés hors de l'OTAN.
L'URSS, explique Bush, devrait recevoir en échange
des assurances raisonnables concernant le statut militaire de
l'ancien territoire de la RDA au sein d'un État allemand unifié, ce
statut comportant des arrangements relatifs à un maintien, même
temporaire, des forces soviétiques. En outre, les Occidentaux
devront se tenir prêts à offrir à Moscou la possibilité d'évoquer
les questions de sécurité lors des négociations de Vienne sur la
limitation des armements conventionnels et dans les futures
discussions sur les systèmes de missiles nucléaires américains et
soviétiques à courte portée en Europe. Mais pas à permettre à
Moscou de se servir du mécanisme « 2 + 4 » pour diviser la défense
occidentale et compromettre le rôle qu'y joue l'Allemagne.
Pour George Bush, un renforcement de l'OTAN ne
nuira aucunement à la Communauté ; tout comme il ne croit pas
qu'une Communauté plus forte puisse constituer un mal pour
l'Alliance. Mais si on ne laisse plus à l'OTAN qu'une fonction
militaire étroite, son importance décroîtra à mesure que la menace
militaire soviétique s'atténuera. Pour conserver sa vitalité,
l'Alliance doit avoir un mandat politique clair en tant que lieu où
seize États démocratiques peuvent exprimer leurs points de vue sur
des questions — aussi bien politiques que de sécurité — d'intérêt
commun. Sans compter qu'aux États-Unis, l'OTAN est la seule
justification plausible de la présence militaire américaine en
Europe. Si on laisse s'affaiblir l'OTAN du fait qu'elle ne joue
plus un rôle politique significatif dans la nouvelle Europe, cela
risque de supprimer du même coup la base de tout engagement
militaire américain à long terme.
La menace est claire : ou bien toute la
réorganisation de l'Europe passe par l'OTAN, ou bien les États-Unis
cessent de soutenir l'Europe. Décidément, Bush fait une fixation
sur la Communauté ! Il ne la supporte pas ; comme ses
prédécesseurs, il veut être fort dans une Europe faible. Alors qu'à
mon sens, l'intérêt américain serait d'être fort dans une Europe
forte !
Lundi 9 avril
1990
Troisième réunion plénière de négociation sur la
BERD. Et pas la dernière. Les Égyptiens, les Israéliens, les
Marocains, les Albanais et les Mexicains nous ont rejoints. On
règle sans trop de difficultés le problème de la répartition du
capital. Ce sera 10 % pour les États-Unis, 8,1 % pour les autres
membres du G7, sauf le Canada qui sera à 3,5 %, comme l'Espagne (au
terme d'une très longue bataille !). Les États-Unis seront donc les
premiers actionnaires. Ce n'est plus une institution européenne,
mais les Douze disposeront encore de 51 % du capital. L'objectif
officiel de la BERD est maintenant de promouvoir la transition vers l'économie de marché ouverte
et l'initiative privée dans les pays d'Europe de l'Est engagés à
appliquer les principes de la démocratie multipartite et de
l'économie de marché. J'ai obtenu que la promotion de la
démocratie constitue un objectif aussi important que celle
de l'économie de marché, et non pas un verrou à l'assistance à
l'URSS. Le rôle de la Banque sera de participer à la remise en état
des infrastructures et à la restructuration du secteur privé. Elle
prêtera au taux du marché et pourra prendre des participations au
capital des entreprises, ou donner des garanties. Son capital sera
de 10 milliards d'écus, ce qui est peu si on le compare à celui de
la Banque mondiale (170 milliards de dollars), mais elle devrait
parvenir dans les dix ans, grâce à des cofinancements, à mobiliser
des ressources de 100 milliards d'écus. Là encore, très longue
bataille...
Reste le problème du choix de la ville-siège :
Berlin, Copenhague, Vienne, Luxembourg, Amsterdam, Milan, Dublin,
Londres, Varsovie et Prague sont candidats. On verra bien...
Le Président réunit Jean-Louis Bianco, l'amiral
Lanxade, Loïc Hennekinne, devenu son conseiller diplomatique,
Hubert Védrine et Élisabeth Guigou. Il s'interroge sur les
difficultés que nous semblons avoir avec les Américains. Quelles
questions nous posent-ils ? Quels sont les malentendus ?
François Mitterrand: Je comprends qu'eux-mêmes ne savent pas très bien ce
qu'ils veulent, parce qu'ils sentent l'Europe leur échapper. Et à
cela nous ne pouvons rien. Il faut être très ferme sur l'essentiel,
ce que les techniciens appellent le « hors zone » et le « hors
sujet ». Il n'est évidemment pas question que la France réintègre
le commandement intégré. Mais, pour le reste, il n'y a pas de motif
de se montrer inutilement désagréable.
Dans une tribune libre que publie Le Monde, Jacques Chirac
critique le scandale de l'amnistie. Michel Noir, lui, propose
l'interdiction du cumul des mandats : une proposition intéressante,
constructive et efficace. Bizarrement, personne, dans aucun parti,
ne la reprend.
Mardi 10 avril
1990
Jacqueline Valente, son compagnon et leur enfant,
otages d'Abou Nidal, sont libérés après trois ans de détention.
Bizarre affaire, que Roland Dumas a gérée en direct avec Tripoli
(Libye).
Une vieille idée resurgit : Michel Rocard veut instaurer le prélèvement à la
source de l'impôt, ce qui constituerait, dit-il, un facteur de simplification, d'équité et de lutte contre
la fraude fiscale. Il rappelle que l'Allemagne, les
États-Unis, la Grande-Bretagne procèdent ainsi, ce qui rend l'impôt
beaucoup moins « douloureux ». Pierre Bérégovoy est violemment
contre. Sauf à renoncer au principe d'un barème progressif prenant
en compte l'ensemble des revenus, leur niveau global et la
situation de famille, pour lui préférer un système de taxation
proportionnelle, l'imposition des revenus exigera toujours une
déclaration et une régularisation annuelles. Dans ces conditions,
la réforme envisagée a-t-elle les vertus qu'on lui prête ? La
simplification ne porterait en pratique que sur le mode de
prélèvement des acomptes. Cette mesure tendrait à creuser les
différences de situations entre salariés et non-salariés. En effet,
seul le salarié verrait l'assiette de son impôt calculée par un
tiers et taxée de manière objective ; le non-salarié, lui,
conserverait la faculté d'apprécier à sa convenance l'assiette du
prélèvement mensuel. Ce peut être aussi un moyen de réintroduire un
prélèvement sur les faibles salaires, non imposables grâce aux
divers abattements et déductions. Ce système ne règle pas la
principale source de fraude fiscale, imputable aux non-salariés et
aux entreprises.
François Mitterrand:
On a déjà essayé en 1983. Rocard n'a rien
inventé. Oublions.
Jack Lang rassure le Président après mes remarques
inquiètes sur la Bibliothèque de France : l'annonce au Parlement
d'un chiffre de 5 milliards de francs sur cinq ans est finalement
passée comme une lettre à la poste. Il a pris soin, explique-t-il,
de le comparer à notre effort national en faveur des bibliothèques
municipales et départementales. Et de rappeler le coût (400
millions de francs) des atermoiements de Jacques Chirac à propos du
Louvre et de l'Opéra-Bastille. Le dossier de la Bibliothèque de
France mérite d'être amélioré ; il présente encore des lacunes et
des excès ; le contenant l'emporte sur le contenu. C'est encore, à
ce jour, un grand outil vide. Au-delà des délires verbaux, la
réalité est là : le programme est conçu dans les mêmes termes que
ceux utilisés par Labrouste au XIXe
siècle pour la construction de la Bibliothèque nationale. On
pourrait réduire encore les espaces de 5 à 10 % sans aucun dommage
pour le projet lui-même. A ses yeux, tel qu'il est conçu, c'est
dans son fonctionnement que le projet se révélera ruineux. Certains
débordements aboutissent parfois à des absurdités architecturales :
ainsi l'idée insensée d'installer des salles de catalogues dans le
jardin. Les responsables proposent aussi une enveloppe
complémentaire de 3 milliards, qui s'ajouteraient aux 5 ou 6
milliards destinés à la construction. Cette somme, affectée aux
équipements, pourrait être ramenée à 1 milliard sur cinq ans. Il ne
serait pas raisonnable, précise-t-il encore, de faire peser la
totalité de la charge du financement sur la seule période
1991-1995.
François Mitterrand:
Il faut garder le projet en l'état et étaler
les dépenses dans le temps.
Mercredi 11 avril
1990
Le Conseil des ministres adopte les projets de
lois sur la réforme des P et T (France Télécom et la Poste) et sur
la transformation de Renault en société anonyme.
Des douaniers britanniques saisissent « le plus
grand canon du monde », destiné à Bagdad ! L'engin, de 40 mètres de
long, serait, paraît-il, destiné à tirer sur Israël depuis
Bagdad.
On me dit qu'André Glucksmann, qui avait cru
entendre Roland Dumas lui promettre l'ambassade de Prague, est au
désespoir.
Jeudi 12 avril
1990
En RDA, le nouveau gouvernement de coalition
dirigé par Lothar de Maizière (chrétiens-démocrates,
sociaux-démocrates, libéraux) se prononce en faveur d'une Allemagne
unie au sein de l'OTAN et de la CEE.
Vendredi 13 avril
1990
Grande première historique : Radio-Moscou reconnaît la responsabilité de l'URSS
dans le massacre de Katyn en 1940, qui avait été imputé jusqu'alors
aux nazis.
Samedi 14 avril
1990
Comme me l'avait annoncé Victor Guerachtchenko dès
février, Mikhaïl Gorbatchev présente un plan d'accélération des
réformes économiques prévoyant notamment un vaste programme de
privatisations. Or, il n'existe aucun cadre juridique pour de
telles opérations. Il semble qu'en URSS les mots soient voués à
toujours dépasser la réalité.
Pourtant, la production stagne, diminue même dans
certains secteurs (charbon, pétrole). Au cours du premier trimestre
1990, le produit national brut a baissé de 1 %. Excédentaire de 3,4
milliards de dollars en 1988, la balance commerciale a enregistré
en 1989, pour la première fois dans l'histoire soviétique, un
déficit de 3,2 milliards de dollars. Les importations en provenance
de l'Occident ont progressé de 23,6 %, tandis que les exportations
vers les pays à devises convertibles n'augmentaient que de 7,6 %.
L'inflation de 10 %, selon des estimations soviétiques officieuses,
pourrait en fait être plus élevée. Cette évolution a pour origine
l'excédent de pouvoir d'achat des ménages : de 400 à 600 milliards
de roubles. Enfin, le déficit budgétaire (12 % du produit national
brut) accélère la création monétaire : la monnaie en circulation a
crû de 17 % en 1989. Le poids de la dette extérieure augmente :
selon Rijkov, elle s'élèverait à 56 milliards de dollars ; le
service de la dette représenterait entre 25 et 30 % du produit des
exportations. Cette incertitude comptable aggrave l'inquiétude de
la communauté financière internationale, habituée à un comportement
exemplaire de l'URSS, et alimente les rumeurs sur la crise
financière. Les grèves se multiplient (9,5 millions de journées de
travail ont été perdues au premier trimestre 1990, à comparer aux
7,5 millions de l'année précédente). 50 millions de Soviétiques
vivent aujourd'hui au-dessous du seuil de pauvreté. Le chômage
touche plus de 8 millions de personnes. Les pénuries, aggravées par
les carences dans les transports, encouragent le développement
d'une économie parallèle, palliative mais non créative.
En matière de réformes, le bilan est maigre, voire
négatif. Beaucoup de grands textes n'ont pas été adoptés — comme la
loi sur l'autonomie des entreprises ou la loi sur l'investissement
étranger — ou n'ont pas connu d'application effective (loi sur la
terre, la propriété du citoyen). Les premières tentatives
d'application des réformes ont eu des effets pervers (baisse de la
production, absence de garantie des contrats passés par les
collectivités sujettes à des variations arbitraires de leurs
subventions, augmentation de l'inflation). La politique de rigueur
et la décentralisation se contredisent. L'inertie des structures et
des acteurs est insuffisamment prise en compte, et les instruments
de pilotage de la décentralisation n'ont pas été mis en place. Des
divergences majeures subsistent sur le contenu des réformes et leur
rythme. Pour certains, la réforme monétaire — visant à éponger
l'excédent de liquidités, à libérer les prix et à conduire à terme
à la convertibilité du rouble — est au cœur du processus de
changement ; pour d'autres, elle n'est considérée que comme une
simple mesure d'accompagnement. La population soviétique semble
très partagée sur l'évolution souhaitable de l'URSS. Selon un
sondage récent des Nouvelles de Moscou,
54 % des personnes interrogées souhaitent aller vers l'économie de
marché à l'occidentale, 46 % y seraient hostiles. Les nationalismes
ne peuvent qu'en bénéficier. La démarche officielle repose sur un
programme d'action en trois temps : assainissement de l'économie
(1989-1990), élaboration des réformes (1990-1993), puis passage à
l'« économie socialiste de marché » à partir de 1993.
Lundi 16 avril
1990
Mise au point de la proposition conjointe de
François Mitterrand et Helmut Kohl sur le passage à l'Union
politique. Ils proposent aux Douze d'accélérer la construction
politique européenne, et, pour cela, de définir et mettre en œuvre
une politique étrangère et de sécurité commune, de lancer une
conférence intergouvernementale sur l'Union politique parallèlement
à celle sur l'Union économique et monétaire. Les réformes
fondamentales dont elles décideraient entreraient en vigueur le
1er janvier 1993.
Mardi 17 avril
1990
Gorbatchev s'énerve. Il menace de décréter le
blocus économique de la Lituanie.
François Mitterrand :
Tout cela peut mal tourner : la violence est
là. Gorbatchev ne décide plus. Je crains qu'il ne soit déjà dépassé
par des militaires qui veulent le pousser à la faute pour qu'il
démissionne.
Mercredi 18 avril
1990
François Mitterrand
refuse un projet de lettre à Shamir sur le problème des Juifs
d'URSS. Il biffe un paragraphe maladroit qui, sous prétexte de
permettre leur départ vers Israël, viserait à introduire une clause
permettant aux Soviétiques d'interdire leur départ s'ils veulent
s'installer dans les Territoires occupés : Ce
n'est pas aux Soviétiques d'en décider, mais à Shamir de faire en
sorte de ne pas les installer dans les Territoires
occupés.
Blocus de la Lituanie par l'URSS, au moins sur le
pétrole.
Jeudi 19 avril
1990
Le blocus de la Lituanie se généralise.
Comme prévu, la proposition de François Mitterrand
et Helmut Kohl est adressée aux Douze.
En RDA, Lothar de Maizière demande l'introduction
du Deutsche Mark au taux de « un pour un ». Tout va maintenant
aller très vite.
J'apprends que les ministres des Finances
américain, japonais et anglais ont négocié un accord prévoyant que
la BERD serait installée à Londres, que j'en serais président, mais
avec un numéro deux américain pour diriger les opérations de la
Banque. Ligoté dès le début ? Pas question !
Dans l'avion qui l'amène à Key Largo, où l'attend
le Président Bush, François Mitterrand me
dit : J'étais contre l'amnistie. Mauroy,
Rocard, Joxe ont été pour. Rocard se trompe s'il croit que son
intérêt est de gagner les législatives, car, en 1993, je pourrais
choisir quelqu'un d'autre comme Premier ministre et en faire un
présidentiable contre lui. Un peu plus tard, il évoque la durée du
mandat présidentiel : Le meilleur système, c'est sept ans non
renouvelables, et pas deux fois cinq ans.
Arrivée à Key Largo, réserve de
multi-millionnaires aspergée hier encore d'insecticide par des
avions de l'US Air Force pour que les Présidents ne soient pas
dévorés par les moustiques. Reçu dans une villa pharaonique d'un
ami personnel du Président américain.
George Bush parle
d'abord des dirigeants chinois, dont il est le meilleur expert à
Washington : J'ai entendu Mao Zedong me dire
(il était très difficile à comprendre : quatre femmes, dont sa
nièce, servaient d'interprètes) : « Quand je mourrai, j'irai voir
Marx ! »
François Mitterrand raconte que Mme Liu Shaoqi, à un dîner à l'ambassade de France, a
lâché devant Deng Xiaoping : Je sors des
prisons fascistes.
Puis la conversation passe aux choses sérieuses
:
George Bush: Je voudrais
votre avis sur la sécurité en Europe.
François Mitterrand:
Commençons par le problème allemand. Ma
position est la suivante. Premièrement : l'unité de l'Allemagne
concerne le peuple allemand ; nous n'avons pas à intervenir dès
lors que les conditions sont remplies. Deuxièmement : les
conséquences de l'unité allemande concernent aussi tous les Quatre,
et le premier problème est celui des frontières.
George Bush:
Kohl m'a dit que les frontières seront
certifiées par un traité après la réunification. Il est de
l'intérêt de la stabilité en Europe et de la sécurité des
États-Unis que nous restions en Europe. Beaucoup, ici, pensent
qu'il faut que les troupes américaines partent. Ce n'est pas un
sentiment majoritaire, mais il se développe. Mais comment rester ?
Nous ne voulons pas entrer dans la Communauté européenne. Nous
voulons que la CSCE soit un lieu de renforcement de la sécurité. Je
veux voir accorder un rôle politique accru à l'OTAN; c'est pour
nous un moyen de rester en Europe. Vous voyez ce que cela veut
dire, par exemple, sur les problèmes de vérification du désarmement
conventionnel : nous souhaitons une concertation au sein de l'OTAN,
entre Alliés, avant toute conversation avec les Soviétiques dans le
cadre de la CSCE. Nous comprenons et respectons bien entendu la
position particulière de la France.
Vous qui êtes historien,
comment voyez-vous la stabilité du continent ? Je ne suis pas
encore très au clair là-dessus. Je suis sûr que je puis convaincre
Gorbatchev que la présence américaine est bonne pour l'Europe. Nous
ne voulons pas être des mercenaires en Europe ; ce serait
inacceptable. Si nous ne sommes pas voulus, désirés en RFA, nous
partirons dans la minute. Les troupes soviétiques, elles, ne sont
pas voulues et partiront. Je comprends que les Polonais aient une
vision différente, au moins pour ce qui est des délais. Toutes les
démocraties en Europe souhaitent la présence américaine comme un
facteur de stabilité. Je pense donc qu'un rôle politique accru de
l'OTAN est indispensable.
François Mitterrand:
Accru de quelle façon ?
George Bush:
L'OTAN a été conçue pour contrer l'invasion
soviétique. Aujourd'hui, le monde communiste est instable et la
situation demeure imprévisible. Avec tous ces nouveaux États, les
problèmes de l'Europe sont très différents de ce qu'ils étaient
lors de la création de l'OTAN. Il faut donc une organisation souple
pour s'occuper de ces problèmes. L'URSS aura des difficultés à
préserver son unité, et les problèmes de l'Europe de l'Est ne sont
pas potentiellement terminés. L'OTAN doit être une organisation
active qui étudie les problèmes de sécurité de l'Europe, pas
seulement ceux de la défense, mais les problèmes d'instabilité. Ce
qui est certain, c'est qu'une Union soviétique politiquement faible
et militairement forte n'est pas rassurante. Nous n'en sommes pas
encore au moment où le désarmement serait terminé et où un nouvel
équilibre en Europe serait créé. Le problème de la présence
américaine en Europe ne se pose donc pas encore. Mais les
Américains ont leur mot à dire sur l'équilibre européen. On ne peut
pas leur demander de garantir la paix sans être
présents.
Concernant la Lituanie, vous
dites qu'elle n'a été indépendante que vingt ans en sept siècles...
Si l'URSS coupait l'eau ou le gaz à la Lituanie, que ferions-nous ?
Nous serions en situation difficile ! Hier, Chevardnadze a répété
au téléphone à Baker que la force ne serait pas utilisée. Il a dit:
« Jugez-nous sur nos actes, par sur nos paroles ! » S'ils coupent
le gaz, je devrai prendre des sanctions économiques ; on me
demandera d'annuler le sommet avec Gorbatchev et de suspendre les
négociations de désarmement. Nous prendrons quelque sanction sur la
clause de la nation la plus favorisée. Je vous consulterai, sans
être sûr d'arriver à une position commune avec tous. Une suggestion
serait que les Lituaniens cessent de revendiquer leur indépendance
et négocient avec l'URSS. Ce serait bien, et nous placerait hors du
débat. Qu'en pensez-vous ?
François Mitterrand:
Nous ne pouvons demander aux Lituaniens de ne
pas demander leur indépendance pour nous faire plaisir ! Notre
intérêt évident est de voir Gorbatchev conserver le pouvoir. Les
événements, jusqu'ici, ont été fâcheux pour lui. Il n'a pas eu le
temps de réviser assez vite la Constitution soviétique pour rendre
possible l'indépendance lituanienne. Il veut que ce soit le
résultat de la loi soviétique. Il ne veut pas violer la
Constitution, car cet exemple serait promptement suivi par
d'autres, et son pouvoir n'y résisterait pas. Qui résisterait,
d'ailleurs, si cela arrivait en France ou aux États-Unis
?
Il faut négocier avec lui, le
temps qu'il introduise les changements dans sa Constitution, ce qui
est en cours.
George Bush:
Les Lituaniens ne sont pas aussi sages qu'ils
le devraient.
François Mitterrand:
Gorbatchev a hérité d'un empire. Le jour où
l'Ukraine bougera, l'URSS cessera d'exister. Gorbatchev hérite de
la situation laissée par Lénine et Staline. Lénine aurait accepté
l'indépendance de la Lituanie ; Gorbatchev peut
l'accepter.
George Bush:
Les Lituaniens demandent-ils une
reconnaissance formelle ?
François Mitterrand:
Non. Ce serait de la provocation. D'ailleurs,
je ne nommerai pas un ambassadeur à Vilnius. Je comprends
Gorbatchev. Si on me réclamait l'Alsace ou le pays Basque, je ne
pourrais dire oui !
George Bush:
Il y a ici des gens qui voudraient — ce qui
m'ennuie — que la Lituanie soit indépendante et que les militaires
soviétiques s'en retirent ! Mais les militaires peuvent dire à
Gorbatchev — je pense à Iakovlev et à Akromeïev: « Enough is enough
! » Ils peuvent imposer leurs vues à Gorbatchev.
François Mitterrand:
Votre intérêt, comme le mien, c'est que les
mesures de transition soient équilibrées. Bien qu'il n'y ait pas eu
de coup d'État à Moscou, les militaires soviétiques contrôlent
entièrement la Lituanie. S'ils y prenaient le pouvoir
effectivement, militairement, s'ils y perpétraient un véritable
coup d'État, que feriez-vous ? Vous auriez à agir contre Gorbatchev
alors que vous n'agiriez pas contre les militaires soviétiques ?
Car feriez-vous la guerre contre l'URSS si les militaires
soviétiques y prenaient le pouvoir ? Non, évidemment pas
!
George Bush:
Mais que feriez-vous si vous appreniez que la
Russie a coupé le gaz et le pétrole à la Lituanie ?
François Mitterrand:
Je prendrais des mesures économiques, et rien
d'autre.
George Bush:
Beaucoup de têtes brûlées me demanderont
d'agir, d'envoyer un tanker en Lituanie. Landsbergis est un
artiste, pas un homme politique.
On passe à table. Le Président réexpose ce qu'il
avait expliqué en juin 1987 à Venise, contre la stratégie de la
riposte graduée. C'est une discussion entre alliés, entre
amis.
Puis George Bush revient
la charge, visiblement obsédé par cette question : Que se passerait-il si les Norvégiens envoyaient un tanker
ravitailler les Lituaniens et si ce tanker était coulé par les
Russes ? L'Histoire est façonnée par des incidents de ce
genre.
J'imagine les scénarios préparés en détail par le
Pentagone, les manœuvres, les alertes de l'OTAN qui se dissimulent
derrière cette remarque. On convient d'essayer de prendre une
initiative en vue de convaincre les Lituaniens de retirer leur
déclaration unilatérale d'indépendance et de négocier avec les
Russes. La France la prendra à la fois en son nom et au nom des
Américains : grande première.
George Bush parle de la
concertation nécessaire au sein de l'OTAN sur
la prolifération. Il cite les exportations d'armements en
Asie, en Afrique, en Amérique latine. La prolifération échappait
jusqu'ici à la compétence de l'OTAN, mais il a l'air de la redouter
en Europe même. Craint-il la détention de la bombe par l'Allemagne
? En tout cas, il souhaite mettre la main sur nos ventes
d'armes!
François Mitterrand:
Parlons de l'OTAN. Cette organisation exerce
une compétence normale sur tous les problèmes de la sécurité
européenne ainsi que sur tous les problèmes qui affectent
l'équilibre européen. Il faut développer les rencontres entre
responsables de l'OTAN et celles entre dirigeants de la CEE et des
États-Unis. La CEE n'est pas une organisation compétente pour la
sécurité. La présence militaire américaine reste indispensable : il
existe un risque qu'il n'y ait pas, en face, de changements en
profondeur; M. Gorbatchev n'a pas encore fait la moitié du chemin.
La CSCE est un lieu de réunion très important. Il n'y a pas
d'inconvénient à ce que les affaires débattues à la CSCE fassent
l'objet d'une consultation entre les pays de l'OTAN. Il est sage de
tenir le Sommet de la CSCE à la date espérée. Rien n'empêche qu'une
réunion de l'OTAN se déroule auparavant. D'ailleurs, le concept de
Confédération européenne est un concept pour l'avenir lointain. Les
pays libérés du communisme ne sont rien du tout. Ils viennent à
nous en mendiants. C'est très mauvais. Il faut un lieu où ces pays
seront reçus avec le respect dû à leur souveraineté et à leur
dignité. C'est capital. Le jour où ils seront définitivement
démocratiques, il y aura ce lieu de rencontre : la Confédération.
On trouvera des sujets à discuter. Ainsi, ils ne seront plus
contraints de faire n'importe quoi pour rompre leur solitude : on
voit déjà que les Polonais demandent aux Russes de rester
!
L'Union européenne des Douze
devrait avoir un contrat avec les États-Unis. Les autres pays
d'Europe non plus ne demandent pas mieux que d'être garantis, y
compris par les États-Unis. Il n'est pas question de substituer la
Confédération européenne à la CEE. La CEE se renforcera, elle se
renforce déjà dans l'immédiat. Je me suis mis d'accord avec M. Kohl
sur une proposition concernant le passage de l'Union économique et
monétaire à l'Union politique, qui est déposée aujourd'hui même à
Dublin. Certains pensent que j'ai imaginé la Confédération
européenne pour écarter les États-Unis. C'est une autre stupidité !
Les Européens ont besoin de se sentir européens. Mais aucun des
dangers qui ont conduit à la création de l'Alliance atlantique
n'est écarté. Et, même s'ils l'étaient un jour, nous appartenons au
même monde et nous avons les mêmes valeurs. Il faut des contacts
institutionnels entre la CEE et les États-Unis, entre la future
Europe et les États-Unis ; des traités, des accords.
L'Allemagne unie doit rester
dans l'OTAN, et les États-Unis doivent être inclus dans toutes les
discussions politiques dès lors qu'elles ont trait à la sécurité.
Il n'est pas question de changer le statut de l'OTAN. Nous ne
réintégrerons pas le commandement intégré. Le Pacte atlantique a un
champ d'application géographique. Tenons-nous-en là. Donnons-nous
les moyens de délibérer entre nous dans l'Alliance chaque fois que
l'avenir de l'Europe et son équilibre sont en cause.
Vous êtes réticents sur la
CSCE. Nous ne sommes pas des rêveurs : ce n'est pas une entité
politique. Il peut d'ailleurs y avoir une tentation, chez les
Allemands, de donner à la CSCE un contenu différent. L'Allemagne,
au demeurant, pose quelques problèmes graves. Soyons très attentifs
à son opinion. Les sondages montrent que la majorité des Allemands est
contre l'OTAN. Il y a là un terrain
pour la démagogie. On peut imaginer des élections futures sur un
thème d'hostilité à la présence militaire et nucléaire étrangère.
Nous devons y être attentifs.
Pour ce qui est de l'OTAN, il
n'y aura pas de problèmes si vous acceptez notre spécificité.
Celle-ci est liée au nucléaire. L'emploi de l'arme nucléaire, c'est
le risque de la destruction totale de la France. Cette décision ne
peut dépendre que du seul chef de l'État français. En même temps,
nous sommes totalement solidaires de nos alliés. Au Sommet des
Sept, à Venise, j'avais expliqué mes objections à la stratégie de
la réponse graduée. C'était une discussion amicale à l'intérieur de
notre club. Je n'ai pas changé d'idée.
George Bush:
En vue de soutenir la présence américaine,
l'OTAN devrait voir son rôle accru, notamment en ce qui concerne sa
dimension politique. Nous pouvons en parler lors du Sommet de
l'Alliance. Je pense à la vérification du désarmement, à des thèmes
comme la prolifération. Aux États-Unis, il y aura une tendance à se
désengager. Nous comprenons que les Européens aient besoin d'un
endroit pour parler entre eux, mais il faut en même temps élargir
le rôle de l'Alliance. En ce qui concerne l'Allemagne, je pense que
nous pourrons convaincre les Soviétiques qu'elle doit être dans
l'OTAN.
Vendredi 20 avril
1990
De retour à Paris, je trouve à mon courrier une
lettre d'Érik Arnoult, ami de toujours,
compagnon des jours difficiles, merveilleux écrivain devenu
conseiller auprès du ministre des Affaires étrangères, qui propose
un aggiornamento de notre politique africaine : Il n'est, bien sûr, pas question de remettre en cause
notre fidélité envers l'Afrique, même si le redéploiement de notre
aide vers d'autres régions du monde est une revendication qui monte
: la fidélité implique certaines obligations de résultat. Mais je
suis convaincu qu'il nous faudra bien, un jour ou l'autre, créer,
sous double tutelle Affaires étrangères-Finances, une agence
unifiant nos outils de coopération avec l'ensemble du Sud. Mais une
telle réforme n'est pas d'actualité. Le Président s'y
opposerait.
Concentrons-nous d'abord sur
les questions de fond. Étant donné ses responsabilités, la France
ne peut rester plus longtemps silencieuse. Quant au bilan
catastrophique de « notre » Afrique (et donc de notre action), à
part l'île Maurice, échec complet pour les trente-quatre autres
pays dits du « champ », même les mieux dotés par la nature
(Cameroun, Gabon, Zaïre). Les autres pays africains non
francophones (Ghana, Kenya, Zimbabwe) vont mieux. Pourquoi ? De
plus, les besoins en aide budgétaire dépasseront cette année, et de
loin, nos capacités. Cet échec et ce silence sont déjà mis au débit
du Président : depuis 1981, l'aide a beaucoup augmenté, mais pour
quel résultat ? Pour enrichir qui ? Ne fallait-il pas d'abord
modifier les méthodes ? Nous risquons, si nous continuons sans rien
changer, de rompre durablement avec l'Afrique de demain, celle des
générations montantes.
Dans cette perspective,
quatre types de signaux paraissent urgents et nécessaires. Signaux
envers les Africains, d'abord, et aussi envers les différentes
composantes de l'opinion française. L'annonce d'un plan d'appui à
la mise en place concrète de la démocratie serait bienvenue. Un tel
plan pourrait être proposé aux pays intéressés. Il n'y a pas que
l'Est qu'il faut aider dans son invention de la liberté... La
France doit lancer un message clair à la jeunesse africaine : «
Nous croyons en vous, nous investissons en conséquence. » Là
encore, il est nécessaire de dresser le bilan de notre effort de
formation, et donner, par exemple, un nouvel essor à notre
politique de bourses (en le faisant savoir). Nous ne pouvons
continuer plus longtemps à lutter ouvertement contre les
oppositions aux régimes en place et à expulser les opposants dès
leurs premières déclarations... Tout le monde sait qu'en Afrique,
aujourd'hui, la corruption et le gaspillage obèrent les chances de
développement. Les élites africaines ne jouent presque jamais le
rôle majeur qui devrait être le leur. Dans ces conditions, il faut
envoyer trois messages : choisir un cas flagrant de corruption, en
accord avec un pays africain, laisser passer la justice et le faire
savoir; refuser une demande africaine particulièrement inutile
(Mystère 50...), et le faire savoir; dire à nos partenaires
africains que l'aide publique peut aider à la mise en place des
infrastructures, mais que le développement implique nécessairement
des investissements privés des Africains eux-mêmes : « Qu'avez-vous
investi, vous, monsieur le Président, et vous, monsieur le
Ministre, dans votre propre pays ? » La France se dirait prête à
aider les États africains à lutter efficacement contre la fuite des
capitaux (missions de douane, aménagement de la zone franc). Mais
la seule façon de relancer les investissements privés, c'est, bien
sûr, de retrouver des conditions acceptables d'efficacité
économique.
Nous n'avons plus le temps ni
les moyens de nous accrocher à des symboles, même estimables.
Ainsi, pour les matières premières, il faut au plus vite passer
d'une approche de rente à une approche de filière. C'est le seul
moyen de défendre la part de l'Afrique sur les marchés mondiaux.
Pour la zone franc, il faut la considérer non comme un grillage
autour d'une chasse gardée, mais comme un véritable outil de
développement industriel. Pour la COFACE, il faut en finir avec le
cercle vicieux : projet non viable-bakchichs-cessation de
paiements/remboursement par la COFACE.
L'accent principal doit être
mis sur l'essentiel: les conditions d'une relance de
l'investissement privé, seul moteur du développement. Pourquoi ne
pas organiser, en marge de la rencontre franco-africaine de La
Baule, en juin prochain, un colloque réunissant les investisseurs
potentiels sur le continent noir : qu'ils expliquent franchement
les raisons de leur méfiance ? La solidarité n'est pas seulement un
noble sentiment. C'est aussi un paravent bien utile pour
cacher l'inavouable, l'échec sans excuses, les trafics sans
morale.
Il n'y a pas qu'une seule
Afrique. Le Mali n'a rien à voir avec le Zaïre. Le premier doit et
devra sans doute toujours être aidé. Le second, géré normalement,
devrait se développer lui-même et atteindre vite un niveau
satisfaisant de prospérité. L'Afrique est trop petite : en termes
de marché, le continent tout entier ne représente pas même un pays
moyen d'Europe. Les pays africains doivent s'unir pour atteindre la
taille critique. Cette intégration régionale doit être une
priorité, et même une condition de l'aide.
Un « discours de Phnom Penh »
est nécessaire aujourd'hui sur l'Afrique. On attend du Président
qu'il soit le Gorbatchev d'avant la Lituanie de ce continent.
Autrement, il sera jugé coresponsable de l'effondrement actuel. La
réunion de La Baule, étant donné son caractère « festif », n'est
pas le bon cadre pour un tel discours. Et l'image d'un Président
français entouré de responsables africains très contestés sera, de
toute manière, difficile à défendre; d'autant plus difficile que
certains de ces responsables devront quitter le pouvoir dans un
avenir proche et que, durant leur présence à La Baule, les troubles
pourraient s'aggraver dans leurs pays ! Il me paraît donc
nécessaire que le Président prenne date et parle sur l'Afrique
avant La Baule.
Je trouve cette lettre formidable. Je la passe au
Président, avec ce mot : Cette lettre
caustique et franche d'Érik Arnoult me paraît très exactement poser
un problème majeur et propose un choix que je trouve très fondé. Il
n'y aurait que des avantages à dire cela avant que l'Histoire ne
l'impose.
Le Président me la renvoie. Il y a trouvé beaucoup
de bonnes idées, mais, selon lui, on ne peut se substituer aux
peuples africains pour ce qui les concerne. Il nie que la France
expulse les opposants à la moindre déclaration qu'ils font : elle
ne fait qu'observer une pratique en vigueur dans tous les pays du
monde. Bref, il n'est pas vraiment enthousiaste. J'en tire la
conclusion qu'on peut malgré tout lui préparer un discours allant
dans ce sens. Mais je ne vois pas d'occasion avant La Baule.
Manifestation massive d'intégristes à Alger. Parmi
les causes, le montant de la dette, la corruption, la
bureaucratie.
Le Parlement de Prague adopte le nouveau nom de
l'État : République fédérative tchèque et slovaque. Une partition
s'annonce peut-être, conséquence inéluctable de la fin de
l'empire.
Samedi 21 avril
1990
La proposition d'union politique d'Helmut Kohl et
de François Mitterrand est examinée par les Douze ministres des
Affaires étrangères. Elle peut passer.
A la suite de la rencontre de Key Largo, comme
convenu avec George Bush, Roland Dumas convoque le représentant
officiel de la Lituanie à Paris, M. Backis, pour qu'il fasse passer
à Vilnius un message de modération et de dialogue, et pour obtenir
que, par une déclaration publique, M. Landsbergis « mette entre
parenthèse » les décisions consécutives à la déclaration
d'indépendance ; ce geste, dit Roland Dumas, est attendu par Moscou
pour que des négociations puissent s'ouvrir sur le présent et sur
l'avenir. Il fait prévenir Chevardnadze de cette démarche
effectuée, comme le souhaitait Baker, au nom des États-Unis et de
la France.
Dans la soirée, la réaction du représentant
lituanien est étonnamment positive. Le message de Roland Dumas est
accueilli à Vilnius avec une joie
profonde par le Président Landsbergis qui a
dit être prêt à procéder au gel total de toutes les lois, sans
aucune exception, intervenues depuis le 12 mars, c'est-à-dire
depuis le lendemain de la déclaration d'indépendance. Ceci
donnerait lieu à une déclaration publique, lundi soir ou plus
probablement mardi matin, dès le retour du Premier ministre, en
visite à l'étranger. Cette déclaration ne serait assortie d'aucune
condition pour l'ouverture de négociations. Tout en
insistant sur l'absence de conditions, M. Backis ajoute que les
autorités de Vilnius espèrent de Moscou, avec l'ouverture de
négociations, deux gestes : le premier en faveur des jeunes recrues
(différer leur enrôlement dans l'Armée rouge, prévu pour fin avril,
ou au moins les maintenir sur le sol lituanien) ; le second pour
assurer une vie « normale » aux Lituaniens (sous-entendu : fin ou
adoucissement du blocus). Il fait également part du souhait de ses
autorités que les négociations puissent s'ouvrir à Paris, sans
exclure toutefois qu'elles puissent avoir lieu à Moscou, si les
Soviétiques insistent. Étrange revirement de nationalistes moins
exaltés qu'on aurait pu le croire.
Dimanche 22 avril
1990
Réunion à Bruxelles des douze ministres des
Finances. Les Britanniques avancent mon nom pour la présidence de
la BERD, et Londres pour le siège. Refus brutal des Hollandais.
Embarras des Allemands, déjà engagés sur le nom d'Onno
Rudding.
Premières élections libres en Croatie depuis 1945.
Triomphe de Franjo Tudjman.
Le Chancelier Kohl décide de la date de l'union
monétaire entre les deux Allemagnes : le 1er juillet. La parité de l'échange sera de 1
Deutsche Mark pour 1 mark de l'Est pour les salaires, les retraites
et une partie de l'épargne.
Lundi 23 avril
1990
Vadim Zagladine me
téléphone : Nous allons devenir une grande
puissance économique. Dans vingt ans, le rouble sera convertible.
La réforme chez nous ira vite. Les États-Unis ne sont pas pour vous
une protection contre le militarisme allemand. Au contraire ! Pour
maintenir leur présence en Allemagne, les Américains sont prêts à
tout céder aux Allemands, y compris l'arme nucléaire. Nous
acceptons l'UEO comme structure de défense de l'Europe à la place
de l'OTAN. Le vrai problème de l'Europe, c'est
l'Allemagne.
Li Peng est en visite officielle à Moscou : la
première d'un chef de gouvernement chinois depuis 1964.
Le Président convoque
Michel Rocard dans son bureau pour revoir avec lui le discours que
le Premier ministre doit prononcer au Parlement sur le projet de
réforme constitutionnelle étendant le champ du contrôle de
constitutionnalité des lois par voie d'exception. Il me dit avant
de le recevoir : Rocard s'avance sur le mandat
à cinq ans ; c'est un peu cousu de fil blanc ! Le Premier
ministre évoque en effet dans son projet l'idée du mandat de cinq
ans, qui n'est cependant pas prévu dans la réforme
constitutionnelle en cours de discussion. Il a demandé à venir avec
Guy Carcassonne. Le Président demande donc à Jean-Louis Bianco
d'être présent. Il se montre très gentil avec Rocard : Votre discours est très bon sur la forme, mais, sur le
fond, le mandat de cinq ans... On va dire : « Rocard est trop
pressé... »
Michel Rocard répond :
Mais jamais... Je raye tout de suite !
Et il supprime.
Le Président:
Je n'ai pas l'intention de soumettre à
référendum cette réforme-là, mais je n'exclus pas de présenter un
jour au référendum un ensemble de réformes constitutionnelles.
Introduire le quinquennat maintenant serait de la folie. Cela
déchaînerait une vague d'ambitions. Il n'y a pas de rétroactivité
des lois, mais, moralement, je serais obligé de me l'appliquer à
moi-même. Or j'ai bien l'intention de terminer mon septennat. En
revanche, un référendum sur le sujet, en 1992 ou 1993, n'est pas
exclu.
Michel Rocard prétend n'avoir mis cette réduction
du mandat que parce que la Lettre aux Français la proposait
formellement. Il envisageait là-dessus un simple débat, en
septembre, après la révision voulue par le Président. Sans compter,
m'explique-t-il en souriant, que, contrairement à ce que pense
François Mitterrand, si une telle réforme venait à être votée, elle
s'appliquerait constitutionnellement à lui-même.
Mardi 24 avril
1990
L'opposition, qui n'était pas hostile au départ à
la réforme constitutionnelle, a annoncé qu'elle ne soutiendrait pas
le projet. Du coup, pour tenter de se la concilier, le Premier
ministre a promis, hier soir, d'ouvrir, lors de la session
d'automne, un débat sur les institutions, débat qui n'était pas du
tout prévu. François Mitterrand est
furieux : Encore ? Il recommence!
George Bush, qui avait
envisagé à Key West de prendre des mesures
appropriées contre Moscou, téléphone à François Mitterrand
pour lui annoncer qu'il a décidé de ne pas riposter au blocus de la
Lituanie, afin de ne pas déstabiliser Mikhaïl Gorbatchev et de
maintenir de bonnes relations avec l'URSS.
François Mitterrand baisse dans les sondages. Il
pense que cela n'a rien à voir avec sa politique étrangère. Il y
voit la conséquence de l'amnistie, de l'affaire Nucci et du Congrès
de Rennes. Il pense qu'il faut laisser passer un peu de temps, et
reprendre l'initiative en politique extérieure. Le Président me
demande de préparer une lettre au Premier ministre sur la réforme
de l'Université et sur les progrès possibles dans les domaines
social et fiscal.
Il est d'ores et déjà entendu que Pierre Bérégovoy
proposera la taxation des plus-values mobilières à long terme des
entreprises (compensée par la baisse d'un point de l'impôt sur les
sociétés pour les bénéfices réinvestis). Les droits de mutation sur
les logements les moins coûteux seront allégés. Pour aller plus
loin, on pourrait réduire significativement les cotisations
sociales des bas revenus (supprimer un point de cotisations
sociales jusqu'à 5 000 francs de revenus par mois coûterait 11
milliards de francs). C'est d'autant plus nécessaire qu'on va
créer, au 1er juillet, une contribution
sociale de 1 %. Pierre Bérégovoy demande deux mois pour y
réfléchir.
Les États-Unis ont obtenu la libération avant-hier
d'un de leurs otages au Liban, William Polhill. Selon un schéma
désormais bien établi, ils ont réussi à convaincre le protecteur
des ravisseurs, en l'occurrence l'Iran, et assurent que ce geste
procède du désir de Téhéran d'améliorer les relations entre les
deux pays, et non d'un quelconque marché. Mais l'administration
américaine ne souhaite pas donner l'impression à l'Iran et à ses
protégés libanais que la libération d'un seul otage suffira à
améliorer les relations entre Washington et Téhéran. George Bush a donc été particulièrement mesuré dans
l'expression de sa satisfaction : il reconnaît la contribution de
la Syrie, qui a joué un rôle actif dans la
libération, mais il n'en fait pas autant pour l'Iran ; il se
contente de déclarer qu'il a de la
reconnaissance pour tous ceux qui ont contribué à la libération ;
si c'est le cas de l'Iran, je lui en serai
reconnaissant.
Deux premières leçons peuvent être tirées de la
libération de M. Polhill : la Syrie est parvenue à faire accréditer
dans l'opinion l'efficacité de sa médiation, avec l'assentiment
tacite des Américains ; les manœuvres en vue d'un rapprochement
entre l'Iran et les États-Unis ont commencé. Elles seront longues
et compliquées.
Mercredi 25 avril
1990
Au Conseil des ministres, le
Président intervient sur la question des urgences à
l'hôpital : C'est en 1976 qu'a été créé le «
15 » pour les urgences. Actuellement, moins de la moitié des
départements l'ont. Cela coupe les bras!
Pierre Joxe : Il faut
dire aux préfets qu'il faut obtenir vite des
résultats.
Le Président:
Cela me paraît une excellente méthode, mais un
peu tardive...
Puis il réplique en souriant à Roland Dumas, qui
commente des sondages montrant que les Français sont très
favorables à la construction européenne : Alors, vous, vous croyez
aux sondages ?
Après le Conseil, le Président réunit Jean
Poperen, Pierre Arpaillange et Michel Rocard pour refaire le point
sur le débat au Parlement autour du projet de réforme
constitutionnelle.
Jean Poperen :
Le texte peut passer si on accepte certains
amendements.
Le Président :
Pas beaucoup. On ne peut pas faire des lois de
circonstance. L'opposition n'avait jamais mis en cause le Conseil
constitutionnel lorsque, pendant longtemps, il s'était comporté de
manière honteuse. Maintenant qu'il a conquis son autorité, elle
veut le remettre en cause ! Il ne faut accepter que les amendements
sur le sujet en question (c'est-à-dire la saisine).
François Mitterrand
confie ensuite à Bianco et à moi-même : Le
débat sur les institutions que Rocard a accepté à l'Assemblée ne me
plaît pas. Je comprends bien que cela l'aide à sortir d'une
difficulté pour faire voter ce texte, mais il ne faut pas que
l'Assemblée se transforme en Assemblée constituante!
Cet après-midi, au cours d'une tournée des
librairies, le Président exhale encore sa
mauvaise humeur : J'entends bien la rumeur, la
rengaine des gens pressés : dix ans, c'est beaucoup; personne n'y
est jamais arrivé ; « il » ne pèse plus sur rien ; même son parti
ne l'écoute plus... Il y a ceux qui disent que je suis vieux; ceux
qui se demandent comment on va m'enterrer; ceux qui pensent que je
suis déjà mort... Mais, en fait, je suis en pleine forme, et je
vais m'attacher une fois de plus à les décevoir !
Début du Sommet franco-allemand, à la veille du
Sommet européen de Dublin, consacré essentiellement à la
coopération militaire. Dans son entretien en tête à tête avec le
Président, le Chancelier fait pour la première fois un vibrant
éloge de la Confédération et juge nécessaire de prendre des
initiatives ensemble. Le Chancelier voudrait que le Président lui
écrive une lettre sur l'usage de l'arme préstratégique française,
disant que son utilisation en RFA serait décidée en commun par l'un
et l'autre. Le Président lui répond qu'une telle lettre, même tenue
confidentielle, serait bizarre dans la conjoncture politique
actuelle.
Hehnut Kohl lui raconte
alors un attentat perpétré contre lui, mais demeuré secret, qui a
eu lieu il y a quatre ans à Hambourg. Un jeune homme l'a abordé
dans la foule : J'ai vu ses yeux fous,
je lui ai donné un coup de pied dans le ventre, et j'ai aperçu son couteau...
Puis le Chancelier aborde les questions de fond :
Les troupes soviétiques auront des problèmes en RDA. Encore heureux quand ils trouvent des produits ; ils sont
en situation de pénurie. Cela est arrivé en Hongrie où les troupes
soviétiques ont entretenu un marché noir, il y a eu des déserteurs,
etc. La présence française, anglaise et américaine en Allemagne ne
pose pas de vrai problème pour nous. Il y a un problème particulier
avec les troupes américaines, qui vivent en ghetto pour des raisons
financières. Les Américains sont psychologiquement très maladroits
au cours des manœuvres. Il y a aussi certains problèmes avec les
troupes anglaises qui continuent à avoir une attitude d'occupants
et n'ont aucun contact avec la population. Mais c'est une armée
professionnelle très disciplinée. Les Américains n'ont plus que
soixante-dix-huit mille hommes en Europe, dont quarante mille en
RFA, au lieu de deux cent quatre-vingt mille
auparavant.
François Mitterrand :
Je suis très sensible à cela. Dès que vous le
voudrez, vous m'en reparlerez. Je ne veux pas de troupes
d'occupation. Parlons-en dès que vous aurez le moindre signe
négatif. Nous sommes venus à la fin de la guerre, puis comme
garantie d'équilibre avec les Soviétiques. Aujourd'hui, cela ne
correspond plus à grand-chose si le désarmement est
conclu.
Helmut Kohl:
C'est un point très important.
Kohl accepte un traité international confirmant la
frontière Oder-Neisse dans le cadre du « 4 + 2 ». Il propose une
initiative conjointe envers les Lituaniens pour les inciter à la
pondération. Le Chancelier et le Président adresseront une lettre
commune à Vitautas Landsbergis, lui demandant de suspendre pendant un temps les effets de la
déclaration d'indépendance, pour faciliter
l'ouverture de pourparlers avec Moscou.
Commentaire de François
Mitterrand après la rencontre : La tension a été
utile. Le fleuve rentre dans son
lit.
Jeudi 26 avril
1990
Le Président et le Chancelier président la
troisième réunion du Conseil franco-allemand de Défense et de
Sécurité, créé en 1988. Depuis la précédente session du Conseil, le
3 novembre dernier, tout l'ordre européen a été bouleversé. La
France et la République fédérale d'Allemagne réaffirment leur
volonté de tout mettre en œuvre pour conclure un accord sur les
forces conventionnelles en Europe à l'automne 1990. Tous deux
prennent la parole pour résumer leurs échanges devant les
ministres.
Helmut Kohl:
L'Allemagne unifiée doit appartenir à l'OTAN,
c'est pour nous une question existentielle. A l'exception des
Verts, tous les partis allemands en sont d'accord. Quant au rôle
politique de l'OTAN, nous sommes d'accord avec vous. Nous
n'accepterons pas la singularisation de l'Alliance. Pendant une
période limitée, il y aura des troupes soviétiques sur notre
territoire. Mais cela créera plus de difficultés à l'Union
soviétique qu'à nous-mêmes. Car les Soviétiques devront s'adapter à
la nouvelle situation économique en Allemagne. Il faut compter
aussi avec la démoralisation des troupes soviétiques. Je ne suis
pas prêt à admettre que, si les troupes soviétiques s'en vont, les
troupes alliées doivent elles aussi partir. Les troupes françaises
ne nous posent aucun problème. Elles sont stationnées le long du
Rhin et au sud-ouest de la République fédérale et sont bien
intégrées dans la population. D'ailleurs, il n'y a pas de
différence de mentalité entre les deux rives. En revanche, les
Américains ont une manière de vivre un peu comme dans des ghettos,
ce qui pose beaucoup de questions au niveau local. Je redis que les
soldats français sont les bienvenus chez nous. Pour ce qui est de
la date du Sommet atlantique, il ne faut pas en faire un dogme,
mais plutôt choisir la date la meilleure. Nous y verrons plus clair
après le Sommet soviéto-américain ; je reste très ouvert. Le point
décisif pour moi est que les négociations à « 2 + 4 » ne doivent
pas traiter de sujets qui appartiennent à l'ordre du jour de
l'OTAN. Sinon, cela créera de la méfiance, notamment chez tous ceux
qui ne sont pas membres du « 2 + 4 ». Moins nous traiterons de
questions dans le cadre des « 2 + 4 », mieux cela vaudra. Il n'y
faut pas traiter de questions allemandes autres que
celles qui touchent à l'unification.
François Mitterrand:
Je souhaite que les troupes françaises soient
considérées non pas comme des troupes d'occupation, mais bien, en
raison de notre alliance, comme des troupes d'appui aux Allemands.
Nous ne souhaitons pas rester au-delà de ce qui sera le désir
allemand. Il y a beaucoup de villes en France qui seraient ravies
de voir revenir des unités. Le seul problème est un problème de
sensibilité allemande. J'ai demandé au chancelier Kohl que toute
évolution de l'opinion allemande nous soit communiquée, car nous
souhaitons être une aide, et non pas une gêne. A propos de l'avenir
de l'Alliance atlantique, nous avons évoqué l'idée d'un sommet.
J'en ai parlé à Key Largo avec le Président des États-Unis. Le
Chancelier en a lui aussi parlé avec M. Bush. Mon sentiment est que
les Américains sont très méfiants à l'égard de toute évolution qui
les verrait exclus d'Europe en termes de présence militaire. Il y a
là une évolution intéressante, car dans l'opinion publique, comme
également pour la majorité du Sénat, la question que l'on se pose
est : que fait-on là-bas ? Le Président Bush a décidé de réduire de
façon importante les troupes américaines en Allemagne, et puis,
maintenant, les Américains disent: nous voulons rester. Ils sont
fâchés à l'idée que nous pourrions envisager un système sans leur
présence physique. Nous allons en parler à Bruxelles. Les
propositions Baker sont un peu vagues, et je le lui ai dit.
Qu'est-ce que veut dire cette transformation de l'OTAN vers sa
politisation ? Certains dissentiments sont apparus entre nous à ce
sujet au cours des derniers mois, mais nous les avons maintenant
dissipés. Les Américains ont parfaitement le droit de participer au
nouvel équilibre européen. Ils en sont partie prenante, puisque
leurs armées sont en Europe et qu'ils sont dans l'Alliance. Mais il
ne faut pas dépasser l'objet de cette Alliance. Or, il y a une
tendance à s'occuper de questions qui vont au-delà de l'Atlantique.
Pour ce qui me concerne, je ne veux pas être co-responsable en mer
de Chine, en Indonésie ou ailleurs! L'aire géographique de
l'Alliance ne doit pas être modifiée.
La France entend rester
fidède à son statut d'allié à part entière, mais sans faire partie
du commandement intégré. La possession de l'arme atomique est
destinée à empêcher la guerre. Supposons un acte de folie ou, comme
on pourrait le craindre du côté soviétique, une agression par voie
terrestre. Nous sommes obligés de prévoir notre défense. Le seul
moyen d'équilibre, c'est l'arme atomique. Cela peut signifier la
disparition physique de la France en une demi-heure. Le problème
est simple : je ne peux pas laisser à un pays étranger le soin de
décider à notre place de la vie ou de la mort de la France. C'es't
ce qui explique notre réserve de base à l'idée de revenir dans le
commandement intégré. Mais si nos alliés sont menacés, nous serons
à leurs côtés avec tous nos moyens. Cela est très bien compris par
M. Bush. Mais le champ de l'Alliance, lui, ne peut
être modifié. En revanche, que les États-Unis
veuillent être partie prenante dans l'équilibre européen en
formation, je n'y vois aucun inconvénient. Ce n'est que justice. Il
faut simplement veiller à ce que le terme « politique » ne soit pas
ambigu. Nous pouvons débattre librement entre nous de l'équilibre
européen et de ce qui pourrait compromettre notre
indépendance.
Helmut Kohl:
J'ai une pleine compréhension pour votre
position, et même plus que de la compréhension. Je me sens bien
quand Paris prend cette position. La distance entre la France et la
République fédérale est très faible. C'est important pour vous.
C'est important pour nous. Je n'ai besoin que d'une heure quinze
pour me rendre à l'Élysée. Pour aller partout ailleurs, il me faut
davantage. Je suis d'accord avec vous pour dire qu'en aucun cas il
ne faut faire une politique visant à écarter les Américains. Je
suis, comme vous, étonné de l'évolution des Américains en ce qui
concerne leur présence en Europe. En fait, ils ont intérêt à
rester. Et pas seulement pour conserver des positions militaires,
mais à cause de l'unification de l'Europe. L'Europe va avoir une
tout autre stature. Nous aurons trois ensemble : Japon-Corée,
États-Unis-Canada et l'Europe avec son noyau communautaire, qui va
évoluer vers une fédération. La prochaine décennie ne sera pas
celle des Japonais, mais celle de l'Europe. Les États-Unis seraient
inintelligents de ne pas en tenir compte. Il faut bien analyser
tous les aspects militaires des évolutions en cours. Il y a des
discussions en République fédérale à ce sujet. A mon avis, il faut
rester réalistes, car, jusqu'ici, il n'y a pas de véritable
désarmement conventionnel en Union soviétique. Pour quand
voyez-vous le Sommet de l'Alliance ?
François Mitterrand :
Je le vois vers la fin de l'année, sans autre
précision. Mais je suis disponible à tout moment. Cela dit, je ne
pense pas que ce soit possible avant l'été. Novembre-décembre
serait bien, ou octobre.
Helmut Kohl:
Cela dépendra aussi de la rapidité d'évolution
du Pacte de Varsovie.
François Mitterrand :
Pour en revenir au nucléaire, il faut qu'en
Allemagne on se rassure : nous n'avons pas l'intention de bombarder
la République fédérale, ni la RDA, la Pologne ou la
Tchécoslovaquie! D'ailleurs, nous avons l'intention de ne rien
bombarder du tout ! Le problème est de savoir si nous aurons un
nouvel ordre européen, et qu'y faire. Personnellement, je suis
antinucléaire, mais comme je constate que les Russes restent
détenteurs d'armes nucléaires, je continue. Tout cela est lié à
l'avenir des négociations de Vienne.
Vendredi 27 avril
1990
Comme négocié secrètement avec nous, les autorités
lituaniennes acceptent officiellement un « moratoire » à la mise en
œuvre de leur indépendance.
Samedi 28 avril
1990
Le Conseil européen se réunit à Dublin. Son ordre
du jour porte sur le rôle et la place des Douze dans la
recomposition du paysage européen. Rien de spécial. Plutôt
ennuyeux. François Mitterrand souhaite
aller vers un système à finalité
fédérale. La Conférence intergouvernementale, qui doit
élaborer les étapes 2 et 3, sera convoquée avant la fin de 1990. La
première étape commencera le 1er juillet
1990. Il est décidé que la Communauté devra s'être transformée en
Union politique avant le 31 décembre 1992. Une seconde Conférence
intergouvernementale doit être préparée. Les Douze fixent au
1er janvier 1993 l'entrée en vigueur de
l'Union économique et monétaire. Adoption à Onze de la Charte des
droits sociaux fondamentaux, avec un programme d'action ; la
Grande-Bretagne y reste opposée. Le Conseil fixe les bases de
l'intégration de la RDA dans la Communauté ; les adaptations
nécessaires après cette intégration seront aussi peu nombreuses que
possible ; elles n'affecteront pas les objectifs de la Communauté
(réalisation du marché unique, notamment). La Communauté sera
étroitement associée au processus d'unification de l'Allemagne.
L'aide aux pays de l'Est sera étendue à la RDA, à la
Tchécoslovaquie, à la Bulgarie et à la Roumanie. François
Mitterrand rappelle les conditions mises par les Onze pour avaliser
la réunification allemande (garantie des frontières, engagement de
respecter la dénucléarisation de l'Allemagne, calendrier précis
pour la conférence sur l'Union monétaire). Kohl dit oui à
tout.
Approbation de principe de l'octroi à l'URSS d'un
statut d'observateur au GATT. Propositions tendant à permettre la
participation de ressortissants des pays de l'Est à certains
programmes à vocation éducative et de formation. Établissement
d'une Fondation européenne pour la formation des cadres.
Approbation de la création de la Banque européenne pour la
reconstruction et le développement. Constitution d'un Fonds de
stabilisation pour la Pologne, et prêt à la Hongrie.
Revient sur la table la question du siège de
l'Assemblée européenne. Les Belges et les Anglais présentent un
projet de résolution qui fixerait dès maintenant le lieu où
siégeraient les organismes para-européens, dont la BERD, et
renverrait à plus tard la question du maintien du Parlement à
Strasbourg.
François Mitterrand :
Vous me prenez pour un amateur ? Il n'est pas
question d'accepter! Sur Strasbourg, la France ne cédera
pas.
Les autres organisations vont donc rester dans les
limbes. La BERD pourrait aussi s'y enfoncer, mais l'accord semble
s'être fait sur Londres et il ne s'agit pas, heureusement, d'une
institution communautaire...
Comme l'a fait George Bush, Margaret Thatcher
écrit à François Mitterrand pour lui raconter sa rencontre avec le
Président américain aux Bermudes. La Lituanie a été, dit-elle, au
centre de leurs préoccupations. Ils sont convenus de faire le
maximum pour encourager les deux parties à trouver une solution par
le dialogue. Selon elle, le gouvernement soviétique est de plus en
plus pressé par les militaires de ne plus faire de nouvelles
concessions, au point que, dans certains cas, il revient sur des
positions déjà acquises. En même temps, Gorbatchev espère toujours
parvenir à un accord sur les grands points des négociations Start.
Margaret Thatcher se dit convaincue que les Soviétiques finiront
par accepter l'appartenance à l'OTAN d'une Allemagne unie, et sa
pleine participation à sa structure militaire intégrée.
Mardi 1er mai
1990
En prévision du Sommet de Houston, je suggère au
Président de proposer à ses pairs une nouvelle initiative sur la
dette, dont, avec Jean-Claude Trichet, j'ai déjà testé l'idée sur
les autres sherpas : je propose que
soit offert aux pays à revenu moyen s'engageant dans des programmes
de redressement approuvés par les institutions internationales le
choix entre la réduction de leurs dettes publiques, la réduction du
service de ces dettes, et l'octroi d'argent frais assorti d'un
rééchelonnement de ces dettes, seules à ne pas se trouver encore
allégées.
Le blocus imposé par l'URSS le 19 avril à la
Lituanie (et étendu à la Lettonie) commence à produire ses effets :
les stocks d'hydrocarbures sont en voie d'épuisement, les produits
de consommation se raréfient. Mais l'arme économique ne fléchit pas
la volonté des populations. La constitution d'un véritable Front
balte peut, au contraire, conforter la détermination des trois
capitales face à Moscou. Cette situation constitue un danger
considérable pour la paix mondiale. Il ne s'agit que de onze
millions d'habitants, mais la crise balte peut créer un précédent
qui risque de se révéler fatal à l'URSS. La Lituanie est déjà
suivie dans sa revendication d'indépendance par la Lettonie et
l'Estonie où la population russe est beaucoup plus nombreuse.
Gorbatchev admet la sécession d'une république, déjà prévue par la
Constitution soviétique, mais nous fait savoir qu'elle doit obéir à
certaines règles : majorité des deux tiers et délai de cinq ans.
Pour aller plus vite, il conviendrait de modifier la Constitution.
Comme préalable à toute négociation, il exige donc le retour au
statu quo d'avant la déclaration d'indépendance de la Lituanie, le
11 mars, et demande que l'Estonie et la Lettonie rapportent les
décisions votées par leurs parlements respectifs. A Vilnius avec
fermeté, à Riga et Tallin avec plus de prudence, on n'entend pas
transiger sur les déclarations d'indépendance, mais on admet en
privé que les textes adoptés par la suite sont tous négociables. A
Moscou, Gorbatchev, hué par la foule, est obligé de quitter la
tribune officielle lors du traditionnel défilé sur la place Rouge.
La situation ne peut plus que se durcir.
A Bruxelles, la Commission s'opposera aux aides de
la France à Renault. Édith Cresson en est furieuse et communique sa
colère au Président: Pas question de laisser la Commission décider de cette
affaire. C'est un sujet de souveraineté nationale. Il ne s'agit pas
d'une subvention, mais d'une augmentation de capital d'une
entreprise publique.
1er mai de
contestations pour Gorbatchev. Des milliers de manifestants se
regroupent sur la place Rouge, contre le défilé officiel.
Mercredi 2 mai
1990
Dans l'affaire de la SORMAE, neuf des trente-six
inculpés sont renvoyés en correctionnelle ; les autres (dont huit
élus) bénéficient d'un non-lieu ou de l'amnistie. Au Mans, à
Draguignan, Dax, Toulon, Pau, des juges, en signe de protestation,
dispensent de peine des condamnés pour délits véniels, refusent la
détention provisoire de cambrioleurs, voire remettent des détenus
en liberté. Partout les commentaires portent sur l'inégalité de la
justice et l'« auto-amnistie » des députés. Tous les Français sont
persuadés qu'il y a eu « blanchiment » des fraudeurs politiques ;
toutes les subtilités des socialistes n'ont servi à rien.
François Mitterrand :
J'enrage ! C'est la pire erreur de mon
septennat. Et les juges qui font comme si, juste pour nous embêter
! Faites réagir nos amis. On ne peut laisser dire
cela!
Au Sénat, des socialistes dénoncent la vague
d'antiparlementarisme qui déferle, selon eux, sur le pays à cause
des médias et de leur présentation tendancieuse de la loi
d'amnistie.
S'ouvre à l'Assemblée la discussion sur la
proposition de loi de Jean-Claude Gayssot, député communiste,
visant à renforcer la répression du racisme, de l'antisémitisme et
de la xénophobie. Les socialistes l'approuvent et la soutiennent.
Ce que Marie-France Stirbois, seul député
du Front national, dénonce en affirmant qu'il s'agit d'une
négation du droit à être français et de la
volonté de dilution du peuple français dans le melting-pot
cosmopolite. L'opposition tente d'empêcher le débat. Le
texte est finalement voté par 307 voix contre 265.
Comment se faire voler une idée : le secrétaire
d'État au Trésor, Nicholas Brady,
présente au Congrès américain exactement le même plan sur la dette
que celui dont Jean-Claude Trichet et moi-même avons parlé aux
sherpas il y a quelques jours. Dans le
même discours, il déclare que la BERD est la
réponse de l'Occident aux pays de l'Est en marche vers le
multipartisme et l'économie de marché ! Les Etats-Unis sont
en train de récupérer ce qui aurait dû rester une institution
strictement européenne. Avec les 350 millions de dollars qu'ils se
borneront à verser en cinq ans, ils sont devenus les principaux
actionnaires de cette banque qui pourra prêter jusqu'à 12 milliards
de dollars. Un fameux hold-up ! Le vote sur le siège et la
présidence de la BERD aura lieu le 19 mai ; les Américains vont
faire campagne et voter pour Rudding et Londres.
Jeudi 3 mai 1990
Dans l'indifférence totale, une mesure qui, il y a
moins d'un an, aurait fait les gros titres : George Bush renonce à
la modernisation des fusées Lance en Europe. Ce qui veut dire, à
brève échéance, la troisième option zéro pour laquelle nous nous
sommes tant battus depuis trois ans !
Vendredi 4 mai
1990
La rentrée prochaine s'annonce mal dans les
universités. Lionel Jospin vient en parler au Président. En termes
de budget, il n'obtient pas ce qu'il veut de Michel Rocard. De
même, l'effort vis-à-vis du logement social s'est effondré.
Dépôt d'une motion de censure de l'opposition à
l'Assemblée sur l'application des lois d'amnistie. Le PC hésite à
la voter.
Sommet franco-britannique en Grande-Bretagne, à
Waddesdon Manor. Margaret Thatcher et François Mitterrand décident
de renforcer la coopération franco-britannique en matière de
défense.
Margaret Thatcher:
Nous sommes tous deux les architectes du
projet de tunnel sous la Manche, et nous comptons être tous deux
présents lorsque les tunneliers anglais rencontreront les
tunneliers français, nous espérons au même endroit, au mois de
novembre de cette année. Nous comptons être tous deux présents au
moment de cette percée : ce sera une occasion extraordinaire !
Lorsque ce tunnel sera terminé, nous espérons pouvoir tous les
deux, d'ici à 1993, effectuer le premier passage, qui marquera un
changement historique dans la position du Royaume-Uni par rapport
au continent européen.
Le Président:
1993 ? C'est dans nos moyens !
François Mitterrand et Margaret Thatcher évoquent
la BERD. Le Premier ministre britannique confirme qu'elle est
d'accord pour que j'en devienne le premier président, à condition
que le siège soit à Londres. Elle est devenue très enthousiaste à
l'égard de l'institution. Prête même à en financer l'installation,
y compris l'aménagement du siège, qu'elle souhaite « somptueux
».
C'est autour du Parlement letton de se prononcer
en faveur de l'indépendance, avec une période de transition dont la
durée n'est pas déterminée.
Samedi 5 mai
1990
Première réunion au niveau ministériel, à Bonn, de
la conférence « 2 + 4 ». Officiellement, l'URSS reste opposée à la
présence dans l'OTAN de l'Allemagne réunifiée. En fait, nous savons
que Gorbatchev a cédé sur ce point ; il cherche simplement à
monnayer son accord. Il voudrait être assuré qu'aucun autre pays de
l'Est n'entrera dans l'Alliance et qu'aucun militaire américain ne
stationnera jamais sur le territoire de l'ex-RDA. Il souhaite
établir un lien entre le règlement final sur l'Allemagne et une
modification en profondeur des structures de sécurité en
Europe.
Les Occidentaux, eux, souhaitent un aboutissement
rapide des discussions, si possible dès le Sommet de la CSCE :
après l'accord à Six aurait lieu l'unification allemande, puis
l'accomplissement par l'Allemagne unie des actes nécessaires
(signature et ratification du traité germano-polonais sur les
frontières ; révision de la Constitution), enfin les droits et
responsabilités des Alliés seraient levés.
Les Soviétiques proposent une séquence beaucoup
plus lente : les Six régleraient un certain nombre d'« aspects
externes » de l'unification, laquelle pourrait alors avoir lieu ;
s'ouvrirait ensuite une longue période transitoire au cours de
laquelle les Quatre conserveraient leurs droits et maintiendraient
des troupes en Allemagne, jusqu'à la mise en place de structures de
sécurité paneuropéennes destinées à se substituer aux deux
blocs.
Pour les Occidentaux, lorsque les questions de
frontières et le problème de Berlin auront été réglés, la
responsabilité des Quatre prendra fin. Pour les Soviétiques, ce ne
pourra être le cas que moyennant une vision claire du statut de
l'Allemagne, de ses forces armées, du stationnement des troupes
étrangères sur son territoire et de l'avenir de l'OTAN. Édouard
Chevardnadze insiste sur l'exigence soviétique de la
non-appartenance de l'Allemagne réunifiée à l'OTAN — Nous ne bluffons pas, déclare-t-il —, sur le
développement de structures paneuropéennes de sécurité (réunions
régulières ministérielles et au sommet ; secrétariat permanent de
la CSCE) et sur la création d'un centre de sécurité chargé de
contrôler et d'inspecter l'ensemble des activités militaires des
forces étrangères et allemandes en Allemagne.
Subsiste enfin un ultime désaccord sur la nature
et la portée du règlement final. Pour les Occidentaux, il devrait
être de « droit international », alors que pour Gorbatchev, ce doit
être un véritable traité de paix consacrant la dénucléarisation de
l'Allemagne et associant éventuellement d'autres pays que les
Six.
Il est décidé que la deuxième réunion des
ministres se tiendra en juin à Berlin et la troisième en juillet à
Paris.
Dimanche 6 mai
1990
Réunion des ministres des Finances du G7 à
Washington. Les ressources du FMI sont augmentées de 50 %. La
décision sur la BERD se concrétise, comme prévu, avec Georges Bush
et Margaret Thatcher : le siège à Londres, la présidence pour moi,
et un Américain comme numéro deux. Ce sera à moi, si je suis élu,
d'éviter qu'il ait le pouvoir.
Lundi 7 mai 1990
François Mitterrand :
Rocard est comme du chatterton qui se colle au
veston quand on l'a décollé du doigt. Je voudrai le faire partir.
Mais par qui le remplacer ? Pourquoi pas Fabius ? Il a été
injustement traité. Il sera mon plus proche. C'est le seul qui ne
fera jamais alliance avec Rocard.
L'augmentation des effectifs étudiants sera
probablement encore très importante à la prochaine rentrée
universitaire. La préparation de cette rentrée impose une vigilance
de tous et de tous les instants.
Mardi 8 mai 1990
A Moscou, Mikhaïl Gorbatchev réclame à nouveau un
« traité de paix » pour régler le problème allemand.
La presse annonce le choix de Londres par le G7
comme siège de la BERD. A la réunion des ministres des Finances, à
Bruxelles, ça tangue : les petits pays protestent contre ces
décisions prises par quelques-uns, avec les Américains, concernant
une institution européenne. Ils menacent de refuser d'assister à la
signature du traité, prévue le 19 mai à Paris.
Mercredi 9 mai
1990
Au Conseil, à propos de l'arbitrage sur le
Rainbow Warrior rendu avant-hier sous
l'égide de l'ONU (et qui ne prononce qu'une condamnation purement
formelle de la France), le Président :
A partir du moment où l'on a souscrit à une
procédure dont les résultats ne sont pas désastreux, on doit se
soumettre à ces résultats.
A propos de l'Allemagne : Elle a profité d'une situation créée par d'autres. Je
reste très prudent sur l'affaire allemande, car tout ce qui
paraîtrait s'opposer à l'irréversible serait une faute. Je ne vois
pas comment le gouvernement allemand — ce gouvernement-là ou un
autre — résisterait au neutralisme ou au nationalisme qui
revendiquerait toute la souveraineté sans aucune contrainte. Cela
pose des questions, en particulier sur la présence des troupes
étrangères. La grande menace qu'a toujours représentée l'Allemagne
pour l'Europe tient au fait qu'elle a toujours été un peuple sans
frontières. C'est une bonne occasion de les fixer.
Débat de censure à l'Assemblée. Discours très
violent de Pierre Mauroy contre la droite. La menace a diminué: le
PC s'est prononcé en Comité central contre le vote de la motion de
l'opposition. Mais les interventions sont rudes pour le
gouvernement. Mélange d'hypocrisie, de cynisme, de vérités et de
mensonges. Ambiance détestable.
Jeudi 10 mai
1990
La police découvre un spectacle d'horreur au
cimetière juif de Carpentras : profanations, slogans nazis,
cadavres déterrés. L'onde de choc est énorme.
Déjeuner à l'Élysée du Président avec les Rocard.
Ambiance sympathique, détendue. Présence de Danielle et de Michèle.
François Mitterrand fait l'éloge de
Pierre Mauroy dont il a beaucoup apprécié le discours à l'Assemblée
au cours du débat sur la motion de censure : L'indignation le rend bon, commente-t-il devant le
Premier ministre. Il insiste sur la nécessité de faire davantage
pour le logement social et d'augmenter les bas salaires :
La hausse des bas et moyens salaires est une
mesure susceptible de modifier à terme la société française. Elle
serait aussi importante que la réforme de la grille de la fonction
publique. Elle donne des perspectives. Michel Rocard
approuve de la tête. Il sait que les Finances feront barrage, mais
sans le dire.
On parle d'urbanisme : alerté par les défenseurs
du site, le Président décide d'annuler la décision de construire
l'échangeur de la forêt de Saint-Germain, qui gâcherait la
perspective de la célèbre terrasse. Jean-Louis Bianco craint que
l'on ne présente cette décision comme étant liée à la proximité du
golf de Saint-Germain...
Vendredi 11 mai
1990
Michel Rocard soumet au Président un projet de
lettre pour les participants à la prochaine table ronde sur
l'immigration, qui doit avoir lieu le 16 mai à Matignon. Elle
comprend la proposition suivante : la majorité renonce au droit de
vote des étrangers ; en échange, l'opposition renonce à la réforme
du Code de la nationalité. Le Président
est furieux de ce recul idéologique : Il n'est
pas possible de mettre sur le même plan quelque chose à quoi nous
croyons (même si cela est impossible à mettre en chantier
actuellement) et une réforme suggérée par Le Pen et adoptée dans un
souci tactique par Chirac. Il me confie à ce sujet: Rocard est obsédé
par l'idée d'une alliance avec les centristes.
Durcissement des positions soviétiques dans les
négociations sur le désarmement (sauf le chimique). Cela s'explique
par la place plus grande faite à l'armée, après plusieurs années de
manœuvres du pouvoir civil destinées à réduire son poids politique
(élévation à la dignité de maréchal du général Iazov, rôle accru
des militaires dans la négociation START).
Au Zaïre, la garde personnelle de Mobutu massacre
des étudiants dans la cité universitaire. Je songe avec amertume
aux pages d'Érik Arnoult sur l'Afrique, restées lettre morte.
Samedi 12 mai
1990
Déjeuner tenu secret chez moi, avec le Président
et Louis Pauwels, directeur du Figaro Magazine, qui nous combat
sans merci. Éblouissante conversation. Séduction réciproque. Au
début, on fait très attention à ne parler que de littérature.
Chacun explique — ce qui me semble de la sincérité — ce qu'il pense
du talent littéraire de l'autre. François Mitterrand m'avait
souvent dit qu'il considérait L'Amour
monstre comme l'un des meilleurs romans de l'après-guerre.
Puis on passe à la politique ; l'échange devient beaucoup plus
convenu.
Dimanche 13 mai
1990
Dans les émissions politiques de ce jour, tous les
intervenants, de droite comme de gauche, mettent en cause
Jean-Marie Le Pen et le Front national dans la montée du racisme et
de l'antisémitisme qui débouche sur des actes comme ceux de
Carpentras. Jean-Marie Le Pen, lui, parle
d'opération programmée.
Lundi 14 mai
1990
Au Conseil des ministres, avancé en raison du
voyage en Polynésie du Président, celui-ci n'intervient pas. Il
oublie qu'il avait décidé de s'exprimer à propos de ce qui s'est
passé à Carpentras. A la fin, s'en souvenant, il fait rasseoir les
ministres.
Après le Conseil, François
Mitterrand : Il faut être très prudent
dans les déclarations. Jospin a été très bien. Fabius a eu tort
d'en rajouter. On ne sait pas qui est derrière cela. Si ça se
trouve, on va trouver que ce sont quelques voyous. La France n'est
pas un pays antisémite. En tout cas, elle ne l'est plus. Il ne faut
pas diaboliser quelques imbéciles. Ceci dit, c'est ignoble, et
j'irai à la manifestation.
Dans l'après-midi, manifestation pour protester
contre la profanation du cimetière de Carpentras (200 000
personnes, dont François Mitterrand et Michel Rocard). Tous les
partis et tous les syndicats y sont représentés. C'est la première
fois depuis la Libération.
Mardi 15 mai
1990
L'opposition demande le report de la table ronde
sur l'immigration, prévue pour demain, à une date postérieure à
celle du débat parlementaire. Le Premier ministre accepte. Il fait
pression sur le PS pour que celui-ci retire sa proposition sur le
droit de vote des étrangers aux municipales.
François Mitterrand :
Encore ! Je lui ai dit de cesser... Dites aux
parlementaires socialistes qu'il faut maintenir ce texte. Ce serait
lâche de le retirer!
A New York, le Portrait du
docteur Gachet, de Van Gogh, est vendu pour 82,5 millions de
dollars. Qui peut acheter ?
Le Président demande par écrit à Michel Rocard ce
qu'il compte faire en faveur du logement social. Il lui recommande
aussi de veiller à ce que les opérations prévues dans le plan
d'urgence en faveur des universités soient réalisées dans les
délais fixés, de façon que les étudiants puissent être accueillis
correctement et sans retard, et que tout soit mis en œuvre pour que
les interminables files d'attente, au moment des inscriptions, ne
se reproduisent pas.
Michel Rocard et Claude Evin veulent créer un
nouvel impôt direct : la contribution sociale de solidarité, afin
de financer les déficits prévisibles de la Sécurité sociale. J'en
entends parler par ceux qui suivent le dossier à l'Élysée. Voilà
une vieille idée qui resurgit.
Mercredi 16 mai
1990
Victoire de Michel Rocard sur François Mitterrand
: le Bureau exécutif du Parti socialiste renonce à sa proposition
de loi sur le vote des étrangers aux élections municipales.
Le Président: Des
lâches, des traîtres et des imbéciles!
Jeudi 17 mai
1990
Mikhaïl Gorbatchev est politiquement obligé de
donner satisfaction aux conservateurs : il suspend le retrait des
troupes soviétiques (380 000 hommes) de RDA. Les difficultés
s'accumulent pour lui. La question des nationalités porte en elle
le risque d'éclatement de l'empire et de l'Union. Pour éviter que,
de proche en proche, les dominos géorgien, moldave, ukrainien ne
soient ébranlés, le Président soviétique a un choix difficile à
opérer entre le recours à la coercition et l'élaboration d'un
modèle nouveau. De surcroît, l'économie soviétique est en pleine
décomposition, la récession s'étend à tous les secteurs, le taux de
croissance est négatif ; la crise financière, due à une
augmentation sans frein de la masse monétaire, s'étend et provoque
une fuite devant la monnaie ; des difficultés de paiements
extérieurs apparaissent. La crise a pris une dimension sociale sans
précédent avec la multiplication des grèves et la dégradation
dramatique des conditions de vie (pénuries, crise du logement,
menaces sur l'environnement, etc.). La succession de réformes
ponctuelles destinées à accorder une véritable autonomie de gestion
aux agents économiques a donné des résultats décevants. Le 27 mars
dernier, Gorbatchev a fixé des objectifs clairs à la nouvelle
politique économique (élimination des monopoles, réorganisation du
système des prix, création de sociétés par actions, etc.), mais les
choix fondamentaux pour la transition vers le marché n'ont pas
encore été faits et toutes les réformes restent à l'état de mots.
La destruction du Parti a laissé le vide s'installer au niveau
territorial, où ne subsiste plus aucun relais du pouvoir central,
et accentué l'inertie des bureaucraties ministérielles ; le
multipartisme n'a pas encore de contenu véritable ; l'institution
présidentielle n'a pas freiné l'évolution vers une bipolarisation
du système, favorisée par les élections locales : les démocrates
contrôlant les villes, les conservateurs les campagnes. Dans
l'affaire balte en particulier, Gorbatchev a paru esquisser un
rapprochement avec la fraction conservatrice du Parti (menée par
Ligatchev) et avec les responsables de l'armée. Les scénarios les
plus pessimistes sont : la révolution de palais avec reprise en
main du Parti par les conservateurs ; l'intervention des militaires
; l'éclatement territorial et politique débouchant sur une guerre
civile. Les autres voient Gorbatchev tenter d'échapper à
l'impopularité en faisant alliance avec le Bloc démocratique ; ou
maintenir une alliance avec la droite tout en continuant à bloquer
l'évolution des républiques vers l'indépendance et en mettant
l'accent sur le nécessaire redressement économique. Ce qu'il fera
s'il sort victorieux du 28e Congrès du
PCUS, en juillet.
Mikhaïl Gorbatchev accepte de rencontrer le
Premier ministre lituanien, Kazimeria Prunskiene, à Moscou. Il lui
déclare qu'il ne dispose que d'une marge de manœuvre restreinte et
doit donc insister pour une suspension de la déclaration
d'indépendance. Elle accepte.
Vendredi 18 mai
1990
A La Celle-Saint-Cloud, multiples réunions
préparatoires des quarante-deux délégations à la veille de
l'élection du président de la BERD et du choix du siège. J'explique
à tous que je suis candidat la mort de l'âme, et que j'aurais
préféré que le siège soit à Paris. Le délégué hollandais en profite
pour expliquer à chacun que je ne souhaite pas être élu et que je
vais retirer ma candidature. Selon son propre décompte, son
candidat obtiendra 26 voix, et moi 12. Nous verrons bien.
Signature à Bonn du traité d'union monétaire,
économique et sociale entre la RFA et la RDA.
Samedi 19 mai
1990
Au Centre Kléber, à midi, accord final avec les
Américains sur la forme de la participation soviétique à la Banque.
Les Soviétiques se plient au texte le plus humiliant, pour en être,
sans que les Américains aient cédé sur quoi que ce soit.
Ultimes négociations sur le choix du siège.
Dans la nuit, les statuts sont approuvés. Londres
est choisi comme siège à la majorité des trois quarts. Je suis élu
président de la BERD avec deux tiers des voix.
Une idée est devenue réalité.
Dimanche 20 mai
1990
La seconde réunion des sherpas destinée à préparer le Sommet des sept pays
les plus industrialisés se tient à Paris. J'ai un peu l'esprit
ailleurs, d'autant plus que le Sommet de Houston s'annonce vide.
Les Américains disent qu'ils s'apprêtent à présenter la création de
la BERD comme leur succès. Ils ont même, avouent-ils, tenté de
retarder la décision finale pour qu'elle soit prise à
Houston...
Lundi 21 mai
1990
Après de multiples atermoiements, la réforme
économique proposée par Gorbatchev est présentée au Soviet suprême.
Le nouveau concept est celui d'une transition
vers une économie de marché contrôlée. En guise
d'accompagnement, il annonce pour le 1er
janvier prochain l'entrée en vigueur d'une loi sur la réforme des
prix de détail et des mesures de garantie sociale pour la
population. Les prix de l'électricité domestique et des principaux
produits alimentaires seront multipliés par deux en moyenne, le gaz
augmentera de 40 %, les vêtements de 35 %. Cette façon de conduire
la politique économique est absurde. L'effet d'annonce d'une telle
hausse des prix, six mois à l'avance, est désastreux, même si ce
délai est peut-être nécessaire pour mettre en place les instruments
de pilotage. Cela tend à indiquer également que la fixation des
prix restera l'apanage du gouvernement. Signe que les ministères
techniques restent la seule structure de l'appareil soviétique qui
continue de fonctionner.
Mardi 22 mai
1990
A l'Assemblée nationale, débat sur l'immigration
et l'intégration. Sommé par l'opposition de renoncer une fois pour
toutes au projet accordant le droit de vote aux étrangers,
Michel Rocard répond : Je suis décidé, pour ma part, à ne plus en parler.
Mais, alors que le PS y a également renoncé, Jean Le Garrec, au nom des députés, et à la demande
du Président, refuse de renier nos valeurs
fondamentales. L'amorce de consensus vole en éclats.
L'opposition hurle au double langage. Rocard s'énerve. La « table
ronde » paraît renvoyée à un avenir incertain.
La Commission européenne accepte un compromis sur
la dette de Renault : sur les 12 milliards de francs écoulés en
décembre 1988, Renault en remboursera 6, dont 3,5
immédiatement.
Dîner avec le Président:
Voilà ce qui arrive quand on ment à tout le
monde. Personne n'a confiance. Comme d'habitude, Michel Rocard
recherche beaucoup trop le consensus.
Mercredi 23 mai
1990
Le Président intervient
à propos de Renault (litige avec le commissaire de Bruxelles, Sir
Léon Brittan, sur les aides gouvernementales) : La Commission de Bruxelles n'a pas à se mêler des choix
faits par la France ou par d'autres pays sur le plan économique,
dès lors que nous remplissons nos obligations. Je n'accepterai
jamais qu'elle s'immisce dans nos choix. Sur le plan financier, on
ne s'en tire pas mal. Sur le plan des principes, il faut faire
attention. Cette ligne doit être maintenue. Il faut même accepter
le procès qu'on nous ferait. Il faut être ferme et même, le cas
échéant, insolent.
A propos de la communication d'Alain Decaux sur la
langue française, il soutient l'action du secrétaire d'État :
On fait beaucoup de bilans de ces neuf ans,
et, parmi les points que je déplore, il y a le fait que le français
a perdu de l'audience.
Sur les universités, Chevènement soutient
vigoureusement le plan de développement des universités de 16
milliards de francs pour la période 1991-1995 qu'annonce Jospin.
Le Président intervient : Il ne faut pas oublier ce pour quoi nous sommes ici. Parmi
les grandes lignes de l'action à maintenir, l'Éducation nationale
demeure une priorité. C'est vrai qu'avec le temps, on a tendance à
en rajouter : trop de priorités. Mais celle-là en est vraiment une.
Il s'agit d'un plan sans précédent, mais le besoin, lui aussi, est
sans précédent. Il faut que nous réussissions la mise en place du
dispositif d'éducation, de formation, de recherche. Cela demeure
l'axe de l'entreprise à laquelle nous sommes attachés. C'est
là-dessus que je demanderai au pays d'apprécier la réussite ou
l'échec de la majorité dite présidentielle.
D'après ce que me dit Zagladine, son plus proche
conseiller, Gorbatchev se durcit. Il refuse de plus en plus
nettement que l'Allemagne unie reste dans l'OTAN. Et il juge
insupportable une organisation future de l'Europe qui exclurait
l'URSS. Il ne dispose pas de moyen radical pour empêcher quoi que
ce soit, mais peut encore espérer affaiblir, par Allemands
interposés, le dispositif militaire de l'OTAN. Il demande que
pèsent sur l'Allemagne des contraintes particulières (plafonnement
de troupes) en sus de l'accord général de désarmement, ce que Bush
et Kohl refusent catégoriquement. Pour lui, si l'Allemagne demeure
dans l'Alliance, elle ne saurait rester dans les organes militaires
intégrés. Si les Soviétiques entravent les négociations en cours à
« 4 + 2 », ils pourraient empêcher la conclusion
politico-diplomatique de la question allemande, créant une
inquiétude dans l'opinion allemande et amenant celle-ci à se
demander s'il est vraiment nécessaire d'affronter les colères de
Moscou pour la défense d'une organisation militaire intégrée. Lors
des élections allemandes de fin d'année, les Soviétiques
retrouveraient alors une partie de l'influence qu'ils ont
actuellement perdue.
George Bush écrit à François Mitterrand pour lui
rapporter ses conversations avec Helmut Kohl, la semaine dernière à
Washington. Ils sont tombés d'accord sur plusieurs points :
l'Allemagne unie doit être membre à part entière de l'OTAN et de la
structure militaire intégrée ; les négociations « 2 + 4 » ne
doivent pas porter sur l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN ni
sur le statut des forces nucléaires et classiques occidentales ;
les forces militaires américaines doivent rester stationnées sur le
territoire de l'Allemagne unifiée et ailleurs en Europe. Au moment
de l'unification, les droits et devoirs des quatre puissances
devront expirer sans que de nouvelles restrictions discriminatoires
à la souveraineté allemande soient imposées. Pour Bush, il existe
une possibilité de compromis sur la Lituanie à partir de
l'initiative de François Mitterrand et d'Helmut Kohl. Le prochain
voyage de François Mitterrand à Moscou pourrait, dit-il, contribuer
encore à ouvrir un dialogue entre Moscou et Vilnius.
Bush confirme ainsi l'impression de durcissement
de l'attitude soviétique sur l'Allemagne apparue à Roland Dumas
lors de la réunion des ministres à « 4 + 2 », et confirmée
récemment à l'amiral Lanxade par le maréchal Akromeïev. Avec le
soutien de ses alliés, le Chancelier Kohl résistera à cette
pression, sauf si l'opinion publique allemande bascule. Par
plusieurs canaux diplomatiques, nous recevons l'indication que les
Américains sont très attentifs à ce qui pourra être dit sur cette
question du maintien dans l'Alliance lors des entretiens de
François Mitterrand, vendredi, à Moscou.
Le principal opposant à Omar Bongo est retrouvé
mort dans un hôtel de Libreville. C'est le troisième décès suspect
de ce type depuis six mois au Gabon. Des émeutes éclatent pour
réclamer le départ de Bongo. Le consul de France à Port-Gentil et
sept Français travaillant pour Elf sont retenus en otages. Les
émeutiers réclament que la France « destitue » son ami Omar Bongo.
Le Président décide d'envoyer des troupes pour protéger nos
compatriotes.
Jeudi 24 mai
1990
Deux cents militaires débarquent au Gabon où les
otages français sont libérés.
Le Président Bush écrit décidément beaucoup. Cette
fois, c'est sur la Chine. Il annonce que celle-ci continuera à
bénéficier de la clause de la nation la plus favorisée, même si la
situation des droits de l'homme y demeure très préoccupante. Selon
lui, la suppression de cette clause nuirait aux partisans des
réformes, qui dépendent de leurs contacts avec le monde extérieur.
Cependant, les États-Unis continueront à demander aux dirigeants
chinois de s'engager plus nettement dans la voie des réformes
économiques et politiques s'ils veulent que les relations entre les
deux pays redeviennent normales. Bush pense que la mauvaise
situation des droits de l'homme en Chine justifie que le G7
maintienne les sanctions actuelles, au moins jusqu'à ce que les
Sept aient l'occasion de discuter de la question, lors du prochain
Sommet de Houston, en juillet.
Troisième réunion des six directeurs politiques du
groupe « 4 + 2 » à Bonn, cette fois sous présidence française.
L'URSS semble considérer que la négociation n'a pas encore
commencé. Le diplomate soviétique veut qu'on fixe un statut
politico-militaire précis pour l'Allemagne dans le cadre du
règlement final. Les autres participants s'y opposent. Le directeur
allemand, M. Kastrup, énumère cinq principes qui forment pour lui
le cadre de la négociation : 1) un traité germano-polonais pour la
frontière orientale ; 2) l'Allemagne unifiée serait composée de
territoires de la RFA, de la RDA et de Berlin ; 3) l'Allemagne
unifiée ne formulerait pas d'autre prétention territoriale, et n'en
formulerait aucune dans l'avenir ; 4) le préambule, l'article 23 et
l'article 146 de la Constitution de l'Allemagne unifiée seraient
amendés en conséquence ; 5) enfin, les quatre puissances
prendraient acte de ces principes contenus dans des déclarations de
la RFA et affirmeraient que les frontières de l'Allemagne ne sont
plus provisoires.
Le délégué de la RDA suggère d'ajouter une
référence à l'article 116 de la Loi fondamentale de RFA (évoquant
les frontières de 1937 pour définir la nationalité allemande). M.
Kastrup lui répond brutalement que cet article n'a rien à voir avec
le problème des frontières. (Pour lui, évidemment, tout individu de
sang allemand doit pouvoir se déclarer tel, mais il ne faut pas
mêler ça à la négociation avec des non-Allemands.) Le Soviétique
accepte les principes de M. Kastrup, mais il demande que les Quatre
garantissent de surcroît les frontières. Pour le directeur
ouest-allemand, il n'en est pas question : Certaines de ces dispositions seront adoptées par l'Allemagne
en toute souveraineté (abandon de toute revendication territoriale,
réforme de la Constitution) ; il s'agira d'actes unilatéraux dont
les Quatre ne pourront que prendre acte. Le délégué de RDA
renchérit : Le traité avec la Pologne ne
justifie aucune garantie particulière des Quatre, et les Polonais
ne demandent pas de telles garanties. Le Soviétique explose
: Mais si, ils le demandent ! La RFA
peut envisager de signer un document à Six sur les frontières,
ajoute M. Kastrup de manière imprécise.
On se sépare en se donnant pour objectif de
préparer pour la prochaine réunion à Berlin, le 9 juin, deux
documents, l'un sur les éléments du règlement final, l'autre sur
les frontières. Bien entendu, ces textes seront élaborés en pleine
connaissance des réserves qui pèsent sur l'aspect essentiel des
questions politico-militaires. L'Américain insiste pour que l'on
cherche à conclure les travaux du groupe avant la fin de
l'année.
Vendredi 25 mai
1990
François Mitterrand dans
l'avion pour Moscou : Gorbatchev me demandera
encore de résister à la réunification allemande. Je le ferais avec
plaisir si je pensais qu'il tiendrait. Mais pourquoi me fâcher avec
Kohl si Gorbatchev me lâche trois jours après ? Je serais
totalement isolé. Et la France ne peut se permettre de l'être plus
de trois fois par siècle...
Mikhail Gorbatchev reçoit François Mitterrand à
Moscou. Conversation très importante pour évaluer l'état de son
pouvoir. Au début, il est toujours aussi calme, maître de lui. Puis
il s'énerve et menace. Il fait une offre-surprise : que l'Allemagne
réunifiée devienne membre de l'OTAN et du Pacte de Varsovie !
François Mitterrand propose à la place une solution tout aussi
iconoclaste : le retrait de toute l'Allemagne de l'organisation
intégrée de l'OTAN. Jamais il ne se sera montré, devant nous, aussi
critique sur le Chancelier Kohl.
Mikhail Gorbatchev :
Ici, la situation est sous contrôle. Nous
avons évité des poussées de fièvre trop brusques, en particulier
dans le domaine des nationalités.
François Mitterrand :
Vous êtes un pays très centralisé. Cela porte
aux secousses.
Mikhaïl Gorbatchev :
Nous l'avons été. En particulier en économie.
Les gens préféreraient répartir les biens plutôt que les produire.
C'est par là qu'ont commencé les révolutions. Boukharine avait
proposé de produire avant de répartir ; on ne l'a pas entendu.
Soixante-douze ans plus tard, nous en sommes toujours au même point
! En Oural, j'ai entendu des critiques sévères sur notre système
économique. J'ai d'ailleurs dit qu'il fallait multiplier par trois
la production industrielle, et par cinq la production
agricole.
François Mitterrand :
Comment faire ?
Mikhaïl Gorbatchev :
Je pense que c'est possible. J'ai depuis
longtemps une idée très claire sur ce que je veux faire. Je
n'aurais pas commencé la perestroïka sans un plan stratégique ! Je l'ai entièrement appliqué.
Restent les modalités tactiques (délais, etc.). Certains proposent
de tout abandonner au marché, vite. Je ne suis pas d'accord :
ilfaut une économie de marché maîtrisée, où l'État contrôle
l'essentiel des secteurs clés pour éviter le chaos généralisé.
L'opinion publique, ici, s'interroge sur le risque de développement
du chômage. On la comprend.
François Mitterrand :
Toutes les sociétés socialistes qui se veulent
démocratiques — comme les sociétés démocratiques qui se veulent
socialistes — rencontrent le même
problème. Aucune des deux méthodes (marché ou plan) ne donne en soi
de bons résultats.
Mikhail Gorbatchev :
Nous allons apprendre le marché en abandonnant
le système de gestion centralisé de la bureaucratie soviétique.
C'est, pour nous, le plus épineux enjeu de la fin du
XXe siècle.
Au début, il est normal qu'il y ait des éléments déstabilisateurs.
Certains disent que j'ai beaucoup trop de pouvoirs, et proposent de
créer ici une « monarchie constitutionnelle ». Pourtant, le pouvoir
présidentiel est bien réduit ! Le Président de l'Union soviétique
n'a presque aucun pouvoir aujourd'hui. Je rendrai public le salaire
du chef de l'État. On n'a jamais publié cela depuis mille ans que
la Russie existe ! Je reçois des critiques de gauche et de droite,
mais je ne peux qu'expliquer, plaider, parce que c'est moi qui ai
provoqué ces changements.
François Mitterrand :
Le problème des nationalités n'est-il pas le
plus difficile ?
Mikhaïl Gorbatchev :
Il est très grave. Mais il peut être résolu.
La bataille — à ce sujet comme aux
autres — sera gagnée sur le terrain
économique. Il y aura une période de transition vers l'économie de
marché. Pendant ce temps, la situation politique sera instable.
Cette période de transition sera très difficile. Une entente
nationale est nécessaire.
François Mitterrand : Il faut
parler des possibilités de coopération entre l'URSS et le reste de
l'Europe. On peut aussi imaginer des zones de coopération entre les
Sept et l'URSS.
Mikhaïl Gorbatchev :
Ce sera un symbole très important du
rapprochement Est/Ouest. Vous voyez, pour certains, ce qui se
passe, c'est un monde qui s'écroule. Pour moi, c'est la naissance
d'un monde nouveau. Nous ferons ce que nous pourrons.
François Mitterrand :
Nous avons tous besoin de l'amitié soviétique.
C'est notre intérêt.
Mikhail Gorbatchev :
Je voudrais vous parler de la présence de
l'Allemagne unifiée dans l'OTAN. C'est pour moi totalement
inacceptable. J'ai dit à Baker, l'autre jour : « Accepteriez-vous
que l'Allemagne adhère au Pacte de Varsovie ? » Il m'a répondu que
l'Allemagne ne le voudrait pas, et que les États-Unis étaient
contre. J'ai répondu : « Merci pour l'argument ! J'aimerais que
vous m'écriviez cela. Eh bien, de la même façon, je suis contre,
moi aussi, que l'Allemagne soit dans l'OTAN. »
François Mitterrand :
Baker aurait dû vous répondre : « Je ne fais
pas dans la fiction. La RFA est déjà dans l'OTAN, et c'est elle qui
absorbe la RDA. »
Gorbatchev s'énerve un peu. Il tape du pied sous
la table.
Mikhaïl Gorbatchev :
Nous pouvons faire des mouvements. Mais vous
ne devez pas oublier que l'URSS fait toujours des mouvements qui
rappellent ceux de l'éléphant dans un magasin de porcelaine !
D'ailleurs, ce n'est pas Kohl qui décide. Et si l'URSS se retrouve
dans une situation d'isolement, elle cherchera des voies de sortie
de cet isolement.
François Mitterrand,
très calmement : Le seul problème est celui de
la RDA. C'est un problème important, mais il ne faut pas qu'il
devienne dominant.
Mikhaïl Gorbatchev :
Si l'évolution des choses emprunte ce
cours-là, si on veut que la RDA entre dans l'OTAN, il s'agira d'un
grave déséquilibre ! On ne nous propose qu'une seule solution ! Et,
en plus, on voudrait que nous soyons contents !
François Mitterrand :
Il faut de l'imagination.
Mikhail Gorbatchev :
Il faut que nous ayons tous de l'imagination !
Jusqu'ici, l'imagination s'est bornée à dire que l'Allemagne
unifiée doit rester dans l'OTAN. Que faire alors avec les armements
stratégiques ? Si l'Allemagne est dans l'OTAN, c'est le désarmement
qui sera en péril.
François Mitterrand :
Il faut aussi savoir de quel prix les
Allemands sont prêts à payer leur unité.
De plus en plus énervé, Gorbatchev trépigne sous
la table.
Mikhaïl Gorbatchev :
Tout cela ne met pas un terme aux droits dont
nous jouissons depuis la dernière guerre ! Des droits qui reposent
sur 25 millions de morts !
François Mitterrand :
Ce n'est pas contestable.
Mikhail Gorbatchev :
L'Allemagne doit rester un État sous contrôle
démocratique, comme il avait été entendu en 1945.
François Mitterrand :
Ils ont changé ! C'est notre rôle à nous,
responsables européens, d'assurer la continuité de
l'Histoire.
Mikhaïl Gorbatchev :
C'est le point le plus important. Tout peut
achopper là-dessus.
François Mitterrand :
Le problème de l'unité allemande ne s'est posé
qu'en décembre 1989. Je n'étais pas un enthousiaste de l'unité
allemande. Mais nous n'avions aucun moyen de nous y opposer.
Fallait-il expédier une division blindée ? Mme Thatcher avait la
même opinion que moi, mais elle a envoyé un message de
félicitations ! Ne prononçons donc pas de paroles inutiles. Il faut
apprécier les choses possibles. J'ai toujours souhaité la fin des
blocs militaires. Les feux ont été excessivement poussés sur la
réunification ; mais les conditions de cette réunification doivent
être garanties.
Sur la pérennité des
frontières, Helmut Kohl m'a donné des assurances lors de notre
dernière rencontre. Les Polonais veulent plus que des mots. Mais je
ne vois pas comment interdire à l'Allemagne unifiée de choisir ses
alliances, comme convenu à Helsinki. Il faut obtenir de l'Allemagne
d'autres garanties avant l'unification, et non après. Donc, avant
le départ de nos armées de Berlin. Le désir de l'Allemagne, c'est
de se débarrasser au plus vite de la tutelle des Quatre sur Berlin.
Comment officialiser l'interdiction faite aux Allemands de disposer
de l'arme nucléaire ? Les États-Unis et la RFA ne veulent pas que
la négociation à «4 + 2 » traite de l'avenir des alliances. Vous,
vous voulez qu'on en parle. Sur le problème des troupes étrangères
en Allemagne, la sagesse consiste à ne pas déplacer le dispositif
de l'OTAN vers l'Est, pour ne pas déséquilibrer les forces. Pour le
reste, je ne crois guère qu'on oublie grand-chose. La situation en
Allemagne de l'Ouest évolue. Qu'en sera-t-il à la fin de cette
année ? La sagesse est de retarder le processus pour empêcher Kohl
de procéder en décembre aux élections dans l'ensemble de
l'Allemagne unifiée. Quand les élections en RFA auront eu lieu, on
verra qui on a en face de nous. Les États-Unis sont à fond derrière
la RFA. Pas la Grande-Bretagne ; mais elle sera d'accord avec eux
sur l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN. Il faut donner un
contenu institutionnel à la CSCE, en faire une organisation
permanente, avec un secrétariat permanent. Les États-Unis ne
pourront pas se plaindre, car ils en font partie. Il ne faut pas
isoler l'URSS. Cette tentation existe. Pour cela, depuis longtemps,
la France a agi. Nous, en France, nous avons pris l'initiative
d'une CSCE technologique (Eurêka) et de la BERD. J'ai proposé une
confédération européenne qui ressemble à la « maison commune » dont
vous avez parlé. Il faut des structures où les États européens
seront à égalité, où personne n'aura une position d'assisté. On
peut aussi faire des choses ensemble sur l'environnement...
Souhaitez-vous voir régler le problème de l'unité allemande ? A mon
avis, si la solution choisie ne satisfait pas l'Allemagne, cela
conduira à des tensions sérieuses. Je ne veux pas vous isoler, mais
je suis membre de l'OTAN ! Quant à Bush, ce n'est pas un
extrémiste. D'ailleurs, sur les pays Baltes, Bush est très
conciliant, mais le Sénat le pousse. On aura chaud, au mois d'août
!
Mikhaïl Gorbatchev :
A la source de la situation présente, il y a
les processus très puissants d'intégration en Europe. Les
États-Unis sont sûrs que ces processus vont limiter leur capacité
de concurrence, et ils ont pu vérifier que leurs inquiétudes
étaient fondées. Leur suspicion a été aggravée par les bonnes
relations entre la France et l'URSS; ils pensent que la France et
l'URSS veulent chasser les États-Unis hors d'Europe. Or, pendant
nos tête-à-tête, nous n'avons jamais rien dit contre la présence
des États-Unis en Europe ; nous sommes réalistes. La présence des
États-Unis en Europe contribue à éviter les tensions. Si les
États-Unis se sentent lésés, cela peut mettre en mouvement
des forces très hostiles au changement en Europe. J'ai cherché des moyens
d'éviter que les États-Unis se sentent inconfortables. Ils doivent
quand même reconnaître que c'est la perestroïka qui a rendu possibles l'évolution tchèque et la
réunification allemande.
François Mitterrand
: Bush m'a dit en effet qu'il craignait
que nos propositions ne l'excluent de l'Europe.
Mikhail Gorbatchev :
Vous voyez ! Pourtant, la coopération des
Européens n'est pas dirigée contre les États-Unis. Je prévois des
changements très profonds en URSS. Les États-Unis essaient
d'utiliser les pays de l'Est contre nous, avec l'aide de la RFA.
C'est l'application de la théorie de Kissinger qui, depuis
longtemps, veut isoler l'URSS. Certains, parmi les Européens de
l'Est, ont mordu à l'hameçon. Pour être dans les bonnes grâces de
l'Occident, ils font des déclarations fracassantes en faveur de
l'OTAN et contre le Pacte de Varsovie. Avant, c'était Ceausescu qui
recevait l'aide de l'Occident en s'opposant à l'URSS... Je ne
dramatise pas la situation. Nos divergences avec eux sur les
systèmes sociaux ne sont pas insurmontables. Je leur dis : «
Choisissez librement votre système d'organisation sociale. Nous
mettrons en valeur votre changement. » Je suis d'ailleurs certain
que des générations encore plus radicales que nous en faveur du
changement vont nous succéder.
François Mitterrand :
Notre ami Kohl est trop pressé ! Il fait
fièche de tout bois et va trop loin. Dans la mesure du possible, il
faut synchroniser l'unification allemande et la construction
européenne. C'est la meilleure approche. Aujourd'hui, l'aspect
militaire de l'OTAN sert à tenir l'Allemagne, à éviter de la
laisser seule. Les États-Unis veulent construire un directoire où
dicter leur loi au monde. Vous et moi pensons qu'il faut l'éviter.
Kohl a besoin de l'appui américain, il est prêt à tout pour
l'avoir. Comment faire la synthèse de tout cela ? Il faut faire
appel au droit des « puissants ». Cela peut ne pas être un traité
de paix, mais un règlement définitif de la Seconde Guerre mondiale.
Ce sera un règlement juridique très important. Le temps est venu de
créer des institutions nouvelles qui feront partie de la future
structure de sécurité, afin de trouver des liens entre les
structures de l'OTAN et celles du Pacte de Varsovie. Il y a déjà le
projet de mise en place d'un centre européen de prévention des
situations de crise...
Mikhaïl Gorbatchev :
L'OTAN doit se dépolitiser, tout comme le
Traité de Varsovie se dépolitise. Dans ce cas, l'Allemagne unifiée
pourrait faire partie des deux organisations en même temps. Elle
servirait de lien entre les deux traités. En plus, comme vous
l'avez souligné, l'Allemagne doit respecter ses engagements sur les
armes nucléaires, biologiques, chimiques et bactériologiques. On
pourrait ainsi constater que nous allons les uns vers les autres.
On s'orienterait vers une Europe nouvelle. Grâce à la BERD, on va
mettre en œuvre des liens entre l'est et l'ouest de l'Europe. Ce
sont là des choses concrètes. Il faut à la CSCE des réunions
régulières au sommet, un secrétariat permanent, et il faut «
coopérer » à l'échelle de l'Europe. Il serait très utile que nous
réfléchissions à ce que nous pourrions faire pour adopter cette
approche réaliste. L'Allemagne doit être l'occasion du
rapprochement.
François Mitterrand :
L'Allemagne dans les deux alliances ? Cela
peut être l'objet d'une discussion secrète entre nous. Mais il y a
un point de départ très difficile : les États-Unis et les
dirigeants allemands veulent que l'Allemagne soit dans l'OTAN, et
c'est la première chose qui sera décidée. Dans cette hypothèse,
quelles sont nos lignes de rechange ?
Mikhail Gorbatchev :
Que l'Allemagne soit en même temps dans les
deux blocs.
François Mitterrand :
C'est intelligent, et je souhaite le
démantèlement des blocs. Cela sera lié au désarmement. Il faut
avancer à Vienne. Vous dites que les négociations de désarmement
seront retardées s'il n'y a pas d'accord sur l'unité allemande.
C'est bien cela ?
Mikhail Gorbatchev :
Ce sera une des conséquences.
François Mitterrand :
L'Allemagne dans les deux alliances... Cela
paraîtra donner à l'Allemagne une position très forte, dont elle ne
veut pas.
Mikhail Gorbatchev :
Je le dirai à Bush, quand je le verrai
bientôt. Bush et Kohl souhaitent profiter d'une situation où l'URSS
est empêtrée dans ses problèmes intérieurs. C'est évident. Cela ne
grandit pas leur prestige à mes yeux. Ç'a un relent
d'opportunisme...
François Mitterrand :
Obtenir un règlement de paix ? Oui.
L'Allemagne dans les deux alliances ? Personne ne comprendra !
Pourquoi pas une autre option, dans le calme ? L'Allemagne unifiée
ne ferait partie que de l'Alliance, mais pas de l'Alliance
militaire ? J'y vois de l'intérêt.
Mikhail Gorbatchev :
Il me faut plus.
François Mitterrand :
Pas à moi. L'essentiel, pour moi, est
l'engagement de non-nucléarisation de l'Allemagne. Je vais aller au
Sommet de l'OTAN. Je n'y vais que lorsqu'on parle politique, pas
militaire. Je ne vois aucune chance d'aboutir à un accord.
L'endroit où vous serez le mieux entendu, c'est dans l'opinion
allemande : elle est incertaine ; elle aimerait ne pas être dans
une alliance. Telle n'est pas la position américaine ni la position
allemande. C'est dans la période qui nous sépare de l'unification
que tout doit se jouer.
Mikhail Gorbatchev :
Je suis d'accord. Nous devons obtenir, vous et
moi, quelque chose de l'Allemagne qui nous garantisse contre les
conséquences de sa réunification.
François Mitterrand :
La Grande-Bretagne, qui est pourtant hostile à
la réunification, est très engagée dans l'OTAN. On ne peut compter
sur elle.
Mikhaïl Gorbatchev :
Vous pouvez compter sur moi! Kohl nous envoie
des signaux. Il veut que nous soutenions l'unification jusqu'au
bout.
François Mitterrand : Les Allemands veulent être
maîtres de leur destin à 100 %.
Ils ne veulent plus du « 4 + 2 », ils
veulent pouvoir nous dire : « Allez-vous-en. » Mais ils sont tous
d'accord pour que l'Allemagne soit dans l'OTAN. Comment diriger cette affaire ? Je souhaite
vous aider. Mais puis-je envoyer des divisions
?
Mikhaïl Gorbatchev :
Moi j'en ai déjà en Allemagne, sur des bases
légitimes ! Et leur destin doit être réglé de façon
légitime.
François Mitterrand :
Les Allemands vont nous dire : « Négocions !
»
Mikhaïl Gorbatchev :
Je réponds : « Les troupes russes resteront en
Allemagne de l'Est aussi longtemps que l'Allemagne restera dans
l'OTAN. »
François Mitterrand :
Les Allemands m'ont déjà demandé de leur
donner nos secrets nucléaires. J'ai toujours refusé. Je ne refuse
pas de dire non à l'Allemagne unifiée. Mais je ne veux pas dire non
si c'est pour avoir à dire oui ensuite ! Or, sur la présence de
l'Allemagne dans l'OTAN, je suis sûr que tous céderont. Je ne peux
pas m'isoler. La France ne peut le faire que trois fois par siècle,
pas chaque semaine !
Mikhaïl Gorbatchev :
Je vous comprends. Ma position est plus
difficile. Notre opinion ne peut admettre la présence de
l'Allemagne dans l'OTAN. Nous avons déjà raté l'occasion d'être
ensemble en 1939. Il ne faut pas recommencer cette
erreur.
François Mitterrand :
Il nous faut nous entraider.
Mikhaïl Gorbatchev :
Il faut aller les uns vers les
autres.
François Mitterrand :
Je suis prêt à contribuer à cette action et à
résister au Chancelier.
Mikhaïl Gorbatchev :
Ma réflexion n'est pas terminée. Vous êtes le
premier à qui j'en fais part. Nos objectifs sont les
mêmes.
François Mitterrand :
Il faut organiser la sécurité de l'Europe avec
vous. L'Allemagne est notre amie, mais je suis presque plus
tranquille avec vous.
Mikhaïl Gorbatchev :
L'Allemagne frappe aux portes. Elle s'impose.
Nous avons des moyens d'influencer ce processus. L'opinion publique
décidera-t-elle le départ des troupes russes, ou de toutes les
troupes ?
Je ressors de cette étonnante conversation — à
laquelle seuls Vadim Zagladine et moi avons assisté — avec le
sentiment d'avoir vu se forger comme l'alliance de deux désarrois
face à l'inéluctable réunification. François Mitterrand a dit à
Gorbatchev que son cœur était à Moscou, et sa raison à Bonn. A mon
avis, sa proposition — l'Allemagne unie dans l'Alliance politique,
mais pas dans le commandement intégré — n'est pas conforme aux
intérêts de l'URSS, car, dans ce cas, l'Allemagne serait libre
d'avoir son armée et sa stratégie. Pourtant, Gorbatchev n'a pas dit
non. Sans doute y voit-il un chemin vers la neutralisation de
l'Allemagne.
A Genève, Yasser Arafat demande l'envoi des forces
de l'ONU dans les Territoires occupés, où la « guerre des pierres »
fait rage.
Le Président s'inquiète de voir les inégalités ne
pas se réduire. Il demande à nouveau à Rocard de réagir. Il
téléphone aussi à Pierre Bérégovoy pour lui en parler.
Lundi 28 mai
1990
Signature à l'Élysée du traité instituant la BERD
par quarante-deux ministres des Finances. J'en prendrai la
présidence lorsque les deux tiers des parlements l'auront ratifié,
soit dans environ un an. D'ici là, il me faut la mettre sur pied,
autrement dit recruter des cadres, trouver le siège, définir les
politiques, préparer les premiers projets...
François Mitterrand écrit à George Bush pour lui
rapporter ses conversations avec Gorbatchev.
En réponse à son coup de téléphone, Pierre
Bérégovoy écrit au Président pour faire le point sur la justice
sociale. Il craint que le Président, par des déclarations
publiques, n'incite les syndicats à revendiquer des hausses de
salaires. Il rappelle qu'il y a un peu plus d'un an, le
gouvernement a avancé l'idée d'un partage des fruits de la
croissance en trois tiers : un tiers pour les dépenses d'avenir
(investissement, recherche, formation), un tiers pour les créations
d'emplois, un tiers pour le pouvoir d'achat. Les comptes de la
nation pour 1989, qui viennent d'être publiés par l'INSEE, font
apparaître, explique-t-il, une croissance du PIB de 4,1 %, répartie
en 1,95 % pour le revenu des ménages, 0,8 % au titre de la création
d'emplois et 1,35 % pour le financement des « dépenses d'avenir »
(dont 0,6 % dans les administrations publiques et 0,75 % dans les
entreprises). Cette répartition est donc très proche du schéma
proposé en 1989 : les ménages reçoivent bien les deux tiers des
fruits de la croissance, mais bien plus affectés au pouvoir d'achat
qu'à l'emploi. Au surplus, souligne-t-il, le pouvoir d'achat des
salariés du secteur public a augmenté plus vite que celui des
travailleurs du secteur privé, ce qui justifierait l'ouverture de
négociations salariales dans ce secteur.
Jamais la croissance n'a été
aussi forte avec un franc stable ; jamais nous n'avons fait autant
pour le pouvoir d'achat et l'emploi alors qu'une impatience sociale
continue à se manifester dans le pays, me répète
Pierre Bérégovoy, inquiet de voir le
Président nourrir cette impatience.
François Mitterrand :
Cela veut dire qu'il faut faire plus pour
l'emploi et pas moins pour le pouvoir d'achat. D'autre part, il est
incroyable que les Finances prétendent que les fonctionnaires sont
mieux payés que les salariés du privé. Tout ça, c'est pour ne pas
augmenter les professeurs !
Mardi 29 mai
1990
Ce que craignait Bérégovoy se produit : le
Président, en déplacement à Auxerre, prononce un vigoureux
plaidoyer pour la revalorisation des bas salaires et dénonce la
persistance des inégalités en matière d'emploi et de logement. En
fait, sa cible est Michel Rocard, qui me
téléphone : C'est moi qu'il vise ; il n'a qu'à
le dire ! J'en ai assez ! Je suis plus socialiste que lui, et
depuis plus longtemps !
Pierre Bérégovoy
m'appelle aussitôt : Ces déclarations vont
provoquer une crise du franc. Il me demande qui peut
conseiller au Président de prendre de telles positions :
On va tout droit à des plans de rigueur. Mais
je ne dirai rien, car François Mitterrand parle avec l'accord du
groupe parlementaire du PS à l'Assemblée, et le groupe, c'est mon
maître.
A Matignon se tient enfin la table ronde
réunissant des représentants de tous les partis, sauf du Front
national, sur l'immigration. En sortant, l'opposition annonce
qu'elle ne se prêtera plus à des « concertations-alibis ». En fait,
cette table ronde montre clairement qu'en matière d'immigration,
l'opposition n'a pas de propositions de substitution à la politique
que nous suivons. C'est plutôt un succès pour Rocard.
Pierre Bérégovoy écrit à nouveau au Président,
cette fois pour dire son opposition au projet de Michel Rocard de
créer une contribution sociale de solidarité (CSS) pour financer la
Sécurité sociale. Ce serait, dit-il, perçu comme un nouvel impôt,
et il serait sévèrement reproché au gouvernement. Pour lui, il
serait possible de l'éviter grâce à un effort d'économies et au
maintien d'une croissance soutenue. Si, contre son avis, on la
crée, elle devrait se substituer à des cotisations existantes afin
d'alléger les charges pesant sur les bas et moyens salaires, et
être affectée à un fonds de solidarité nationale. Il ne veut pas
d'une hausse des prélèvements obligatoires.
Autre débat fiscal qui s'achèvera demain au
Parlement sur une crise entre le gouvernement et les socialistes.
Depuis longtemps, le groupe socialiste souhaite que la taxe
d'habitation tienne compte du revenu du contribuable, et il a
demandé que le ministère des Finances étudie différents systèmes.
Celui-ci a fait preuve d'une très grande mauvaise volonté et on en
arrive maintenant à un projet de réforme ultra-compliqué par lequel
huit millions de Français paieront moins, huit paieront autant, six
paieront plus, un million qui ne payaient pas du tout paieront pour
la première fois. Michel Rocard, hostile
à cette réforme, finit par l'accepter pour, dit-il, ne pas paraître antisocial et ne pas se couper du groupe
socialiste. C'est aussi la position de Pierre
Bérégovoy.
Ce texte viendra au vote demain. Personne, mis à
part les socialistes, n'en veut ! Cette réforme sera mal perçue.
Jean-Louis Bianco pense qu'elle nous fera perdre les élections de
1993. Rocard refuse absolument de porter la responsabilité de ce
texte : il croit que le Président veut le faire tomber là-dessus.
Le Président y est plutôt favorable, mais n'y attache pas une
excessive importance.
Élection de Boris Eltsine à la présidence du
parlement de la Fédération de Russie. C'est le nouvel homme fort,
face à Gorbatchev. Tous les services nous le présentent comme un
quasi-alcoolique, incapable mais résolu à abattre Gorbatchev.
Mercredi 30 mai 1990
Dans le bureau du Président, avant le Conseil des
ministres, à propos du projet de réforme de la taxe d'habitation,
qui vient cet après-midi devant l'Assemblée, un tournant est pris
dans les relations entre le Président et le Premier ministre.
Michel Rocard, furieux, s'exprime avec
véhémence : Je suis las d'être l'unique
rempart à la démagogie du groupe, d'être une sorte de pare-chocs.
Et je suis las d'être accusé par le groupe de ne pas vouloir
combattre les inégalités. Je suis décidé à ne plus supporter
davantage les critiques du groupe sur la réalité de mon engagement
socialiste. [A travers cette critique, Rocard vise bien sûr
le Président.] Ce texte ne passera pas. Il n'y
aura pas de majorité. J'ai décidé, malgré tout, de le soutenir,
mais je ne demanderai pas le 49.3. C'est une décision trop grave.
Vous pouvez la prendre, mais c'est à vous de la prendre. Dans ce
cas, nous serons battus, et j'aurai à partir. Un Premier ministre
est fait pour s'user. Si je dois partir là-dessus, je
partirai.
Le Président, maître de
lui, très calme : Vous pensez que le groupe ne
pourrait pas accepter de défendre son projet sans le recours au
49.3 ?
Michel Rocard hausse les épaules et reste
muet.
Le Président reprend,
toujours aussi calme : Oui, je comprends. Vous vous dites que si vous ne demandez pas le 49.3, le groupe
pensera que vous n'avez pas fait le maximum pour le faire
voter.
Michel Rocard :
Oui, exactement. Mais c'est à vous de
décider.
Le Président, sans
hésiter : Moi, je ne vois pas d'inconvénient à
ce qu'on n'utilise pas le 49.3 ! Je ne vous y pousse pas du tout,
dès lors qu'il y a un risque gouvernemental évident. Il en irait
peut-être autrement si nous étions sur une question de principe à
laquelle vous seriez attaché. [Un silence, puis il ajoute en
souriant:] Après tout, il est des cas où il
faut prendre le risque d'être battu pour défendre ses convictions.
Si le Président avait demandé qu'il utilise le
49.3, le gouvernement était sans doute battu et il lui aurait fallu
changer de Premier ministre. Il n'a pas saisi cette occasion. Il
n'aime pas qu'on lui force la main, dans un sens ou dans un
autre.
Le Conseil des ministres qui suit est très tendu,
mais sur un autre sujet : la politique française en Afrique.
Jean-Pierre Chevènement
intervient d'abord pour décrire la situation au Gabon après
l'intervention des forces armées françaises : Par notre seule
présence, nos forces ont un effet de
stabilisation du régime en place. Or des changements sont de plus
en plus nécessaires en Afrique.
Le Président, froid :
Que voulez-vous dire par là ?
Jean-Pierre Chevènement
: Je veux dire que les mécanismes de
dévolution du pouvoir devraient être démocratiques.
Le Président :
Ce sont des États indépendants !
Jean-Pierre Chevènement
: Oui, mais il y a des soldats
français.
Le Président, d'un ton
posé: Et alors ? Vous pensez qu'il faut les
ramener ?
Jean Pierre Chevènement
: En tout cas, il faut réfléchir à la
manière dont ces pays pourraient être plus
démocratiques.
Le Président, s'énervant
: C'est leur affaire ! Nous ne pouvons que les
y pousser ! Je vous garantis que, s'il n'y avait pas eu 25 000
Français au Gabon, je n'y aurais pas envoyé de
soldats.
Jean-Pierre Chevènement
: Mais, au bout d'un certain temps, la
situation va devenir intenable.
Le Président :
Est-ce notre intérêt ou non d'avoir des
Français qui travaillent en Afrique ?
Jean-Pierre Chevènement
: C'est l'intérêt de l'Afrique
!
Le Président:
Mais enfin, c'est un fait que les Français
sont là!
Jean-Pierre Chevènement
: C'est vrai que si nous rapatrions nos
troupes, cela signifie qu'il faudra évacuer nos
ressortissants.
Le Président se fait
pressant : Alors, cela veut dire que vous
voulez qu'on évacue les Français ?
Pierre Joxe demande la
parole : Je trouve ce débat intéressant et je
pense qu'effectivement—mais pas dans le cadre du Conseil des
ministres—une discussion prospective et opérationnelle sur
l'Afrique serait nécessaire. J'ai découvert récemment que nous
étions liés avec certains pays par des accords de défense qui nous
obligent à intervenir pour le maintien de l'ordre
intérieur.
Le Président, exaspéré :
En tout cas, depuis neuf ans, je n'ai jamais
eu l'intention d'intervenir de la sorte. Ces accords de défense
sont imprudents.
Le Président passe à autre chose et interroge
Michel Rocard sur la lenteur de la promulgation de certains décrets
d'application des lois. Le Premier ministre répond que, désormais,
il n'acceptera plus qu'un projet de loi soit proposé pour
inscription à l'ordre du jour du Conseil s'il n'est pas accompagné
de ses projets de décrets d'application.
Après le Conseil, le Président me demande de faire
convoquer par Jean-Louis Bianco une réunion des ministres concernés
sur l'Afrique.
Cet après-midi, l'affaire de la taxe d'habitation
rebondit. A 17 heures, Jean-Paul Huchon
appelle Jean-Louis Bianco : Louis Mermaz
soutient que le Président a donné son accord pour que le
gouvernement recoure au 49.3 pour faire passer le
texte.
Le Président, informé, explose : C'est un abus de confiance ! Je n'ai jamais dit cela !
Appelez donc Mermaz et Rocard pour mettre les choses au
point.
Mermaz demande à Rocard de calmer le jeu. Celui-ci
accepte. Guy Carcassonne et Jean Poperen obtiennent l'abstention
des communistes, qui permet le vote du projet socialiste de
nouvelle taxe d'habitation, sans recours au 49.3. Michel Charasse,
très hostile au texte, est furieux. Il espère bien que le Sénat
permettra de revenir là-dessus.
François Mitterrand :
Rocard trouve que je parle trop des
inégalités. Eh bien, il n'a encore rien entendu ! Cela ne
fait que commencer! Le Président
rejoint certains dirigeants socialistes pour réclamer lui aussi au
gouvernement une « nouvelle étape sociale ».
Jeudi 31 mai
1990
Conversation avec Pierre
Bérégovoy, que je trouve très crispé : Nous revenons en IVe République. Tout cela
conduit à des plans de rigueur pour l'année prochaine. Sur la
taxe d'habitation : C'est absurde, mais
je ne dirai rien.
En visite à Évry, François
Mitterrand poursuit, dans la ligne de son discours
d'Auxerre, sa dénonciation des inégalités. Devant des étudiants et
des lycéens, il déclare : L'égalité sociale,
ça commence à l'école ! La presse ne s'y trompe pas, qui
brode sur ses désaccords avec Michel Rocard.
George Bush reçoit Gorbatchev à Camp David. Brent
Scowcroft m'annonce une lettre qui nous racontera ces
entretiens.
Vendredi 1er juin 1990
François Mitterrand :
Mais pourquoi Bérégovoy se fait-il avaler par
ces gens des Finances ? Quand je le vois, il est très à gauche ;
quand il m'écrit, il est pire que Raymond Barre !
Mikhaïl Gorbatchev me fait parvenir, par
l'intermédiaire d'un proche qui vient me voir, un message très
alarmiste à l'intention du Président. Il a besoin d'aide d'urgence
: Sans vouloir dramatiser la situation,
me dit ce messager, je dirai franchement
qu'aujourd'hui l'URSS traverse l'étape de la perestroïka
de loin la plus importante. Celle-ci est
marquée par la démolition de structures économiques surannées, le
passage à l'économie de marché, l'engagement actif de notre pays
dans les structures de la division internationale du travail. A
défaut de ces mesures radicales, les changements politiques dans le
pays risquent de marquer le pas. Nous ressentons également la
résistance réelle aux changements. Les erreurs dues à
l'inexpérience de nos firmes et de nos organisations, qui
bénéficient pour la première fois d'une possibilité d'action
autonome sur le marché extérieur, ne sont pas sans compliquer la
situation. D'une manière générale, le pays s'est approché de
l'échéance décisive au-delà de laquelle les changements devront
acquérir un caractère irréversible. Je ne cacherai pas que, dans
les conditions actuelles, nous avons besoin de crédits financiers
urgents et libres pour redresser la balance des paiements et
acheter les articles nécessaires à la satisfaction des besoins de
la population. Pour mener à bien les tâches liées à une mise en
œuvre plus énergique des réformes, on aura besoin de programmes de
crédit plus vastes bénéficiant du soutien et des garanties des
organes gouvernementaux. Des contacts appropriés, comme vous le
savez, ont déjà eu lieu. Je vous serais reconnaissant pour le
soutien et le concours que vous pourrez nous prêter lors de
l'examen de ces questions au cours des prochaines rencontres entre
leaders des pays occidentaux. Tout compte fait, il serait sans
doute plus opportun d'œuvrer à l'élaboration d'un programme
cohérent de coopération. L'expérience des années écoulées montre
qu'attirer vers l'Union soviétique les entreprises occidentales
n'est pas une chose aisée. Je n'ignore pas qu'on a besoin, pour y
parvenir, d'un cadre législatif rénové à l'intérieur de notre pays.
Nous ne manquerons pas de l'adopter. Cela dit, il est clair qu'on a
aussi besoin que nos partenaires acceptent d'encourager, y compris
sur le plan des impôts et des subventions d'État, les
investissements en URSS.
Dimanche 3 juin
1990
C'est le premier anniversaire des événements de
Tian-an-Men. Les étudiants manifestent sur le campus à Pékin,
malgré la présence des policiers.
Lundi 4 juin
1990
George Bush écrit à François Mitterrand pour le
remercier de l'avoir tenu informé de ses conversations à Moscou
avec Gorbatchev, et lui résumer la teneur de la rencontre qui vient
de se dérouler entre eux deux à Camp David. Gorbatchev a commencé
par affirmer qu'une Allemagne unie au sein de l'OTAN modifierait
l'équilibre stratégique. Il a proposé que l'Allemagne appartienne à
la fois à l'OTAN et au Pacte de Varsovie (qu'elle ait deux « points
d'ancrage », selon son expression), et parlé d'une longue période
de transition, apparemment sous le contrôle des quatre Grands, idée
sur laquelle il est revenu à plusieurs reprises. Bush dit avoir
répondu qu'une Allemagne unie ne constituera une menace pour aucun
pays, y compris l'URSS ; il a souligné que l'Allemagne avait gagné
sa place dans la nouvelle Europe et qu'elle aurait des relations
constructives avec l'URSS. Le Président américain a ajouté qu'il
soutenait la position du Chancelier Kohl, à savoir qu'une Allemagne
unie devrait devenir membre à part entière de l'OTAN - ce qui
inclut sa participation à ses structures militaires intégrées — et
être libre de choisir ses alliances. La souveraineté allemande,
a-t-il dit, doit être totale au moment de l'unification, sans
qu'aucune nouvelle contrainte discriminatoire pèse sur elle ni que
son cas fasse l'objet d'un statut particulier. Gorbatchev a semblé
l'approuver sur la pleine participation de l'Allemagne à l'OTAN,
mais il est ensuite revenu à son idée de période de transition.
Lors de la conférence de presse de dimanche, il n'a toutefois
soulevé aucune objection lorsque Bush a déclaré que, tout en
n'étant pas d'accord sur l'idée que l'Allemagne soit membre à part
entière de l'OTAN, l'un et l'autre ont été d'accord pour penser que la question de l'appartenance de
l'Alliance est, conformément à l'Acte final d'Helsinki, une
question à propos de laquelle la décision appartient aux
Allemands. Gorbatchev lui a demandé une aide économique importante.
Bush lui a répondu qu'il était désireux de l'aider à réussir, lui
et ses réformes, et qu'il comprenait les problèmes auxquels il
était confronté, mais qu'il aurait du mal à persuader les banques
américaines d'accorder leur assistance avant qu'un programme de
réformes économiques efficaces soit mis en place en URSS. Les
progrès dans la résolution de la question allemande créeraient aux
États-Unis un climat qui l'aiderait, lui, Bush, à venir aide à
l'URSS. De même, un progrès tangible en Lituanie et une réduction
de l'aide soviétique à des pays tels que Cuba, le Vietnam ou le
Cambodge permettraient de riposter à l'argumentation selon laquelle
les États-Unis aident l'Union soviétique alors que celle-ci apporte
une assistance à des régimes qui sapent la stabilité
internationale.
En fin de compte, Bush dit avoir trouvé Gorbatchev
toujours aussi confiant, mais manifestement submergé par ses
problèmes intérieurs. Il lui semble avancer à l'aveugle au milieu
des retombées de tous les changements intervenus au cours de
l'année écoulée. Il fait preuve de largeur d'esprit et paraît
disposé à se sentir rassuré par les mesures que les Alliés
occidentaux pourraient prendre afin de montrer que ces changements
peuvent être traités de manière à ne pas menacer la sécurité de
l'URSS.
François Mitterrand :
Vous voyez ce que je vous disais ! Avec moi,
Gorbatchev fait le flambard. Mais, après, il cède tout aux
Américains en échange de quelques dollars... Heureusement que je ne
l'ai pas pris au mot et que je n'ai pas pris position contre la
présence de l'Allemagne dans l'OTAN!
Mardi 5 juin
1990
Au petit déjeuner des « éléphants », dont la
régularité est finalement maintenue, longue discussion sur le mode
de scrutin pour les prochaines élections régionales de 1994. Au
lieu du système proportionnel, Laurent Fabius plaide pour un
système qu'il a mis au point avec Daniel Percheron (un scrutin
majoritaire à deux tours dans des circonscriptions qui seraient à
peu près trois fois plus petites que les circonscriptions
législatives). Pierre Mauroy et Lionel Jospin sont contre. Mauroy
fait remarquer qu'il faudrait découper environ 1 800
circonscriptions ! Il ne se trouverait pas de majorité au Parlement
pour voter un tel texte ; au surplus, les députés seraient
mécontents d'avoir d'éventuels concurrents dans leur propre
circonscription.
Le Président, qui était au départ en faveur de la
solution Fabius, décide de laisser aller vers une proportionnelle à
deux tours de type municipal, dans le cadre du département et non
de la région. S'il est hostile à la région, c'est parce que le
découpage à ce niveau renforcerait, à son avis, le poids des
présidents sortants.
Remise à Pierre Bérégovoy du rapport de François
Hollande sur la fiscalité du patrimoine. Remarquable travail qui
comble une énorme lacune dans le plan de réformes de la gauche.
Mais François Mitterrand n'y prête guère attention, et Bérégovoy y
est, pour l'essentiel, hostile. Une occasion manquée.
A 18 h 30 se tient, dans le bureau du Président,
la réunion sur l'Afrique, convoquée à la suite de la brève
discussion en Conseil des ministres de mercredi dernier. Y
assistent le Premier aninistre, Lionel Jospin, Pierre Bérégovoy,
Roland Dumas, Michel Durafour, Jean-Pierre Chevènement, Pierre
Joxe, Jacques Pelletier et Jean-Louis Bianco. Pierre Joxe a envoyé
au Président une note dans laquelle il insiste sur la nécessité
d'infléchir sérieusement notre politique dans le sens des droits de
l'homme. L'ambiance est électrique.
Le Président, renfrogné
: Bon ! Eh bien, puisque Jospin et Chevènement
se sont exprimés en Conseil des ministres, c'est qu'ils ont
peut-être des choses à dire.
Le Président nomme rarement ainsi ses ministres,
qu'il préfère désigner par leur titre. Nous voici de retour au PS
!
Jean-Pierre Chevènement
: Trente ans après les indépendances,
il y a un nouveau tournant à prendre. Nous sommes tellement
imbriqués dans les affaires africaines que tout le monde attend de
nous que nous donnions au moins des conseils, bien qu'il s'agisse
d'États indépendants. Le rôle de nos ambassadeurs devrait être de
préparer la suite, d'écarter les gens honnis et corrompus. Et puis,
il y a cette basilique de Yamoussoukro qu'on a laissé construire
!
Le Président, excédé : Laissé
!
Jacques Pelletier :
On n'a pas donné un sou !
Jean-Pierre Chevènement
: Mais il y a des choses qu'on ne peut
pas laisser faire !
Le Président, avec une
colère rentrée : Nous donnons des aides sur
des projets précis (irrigation, alphabétisation), avec de nombreux
contrôles administratifs et financiers. Il n'y a pas un seul
projet qui ne soit à argent ouvert.
Jean-Pierre Chevènement
: Et Air Afrique ? Il
y avait un trou de 600 millions de francs,
nous l'avons bouché.
Le Président, de plus en
plus furieux : Je ne suis pas intervenu. Mais
le dossier a été sérieusement traité et réglé par le Premier
ministre.
Jean-Louis Bianco :
L'argument de Chevènement pour Air Afrique
n'est pas bon.
Jean-Pierre Chevènement,
courageux : Et puis, il y a des soldats
français qui se trouvent sous des uniformes étrangers.
Le Président :
Personne ne m'en a jamais parlé ! Citez-moi
des cas concrets.
Jean-Pierre Chevènement
: Aux Comores, nous encadrons la garde
présidentielle. Il y a aussi des officiers français en détachement
dans la 30e brigade parachutiste
au Zaïre.
Le Président :
Alors, retirons-les !
Jean-Pierre Chevènement
: Ce serait le désordre
total.
Le Président, d'un ton
supérieur : Vous vous mordez la queue
!
Jean-Pierre Chevènement
: Et puis, il y a la Côte d'Ivoire où
un officier français afait une mission et propose...
Le Président le coupe :
Il propose ce qu'il veut. Nous, on
décide.
Pour Jospin, il faut évoluer dans le sens indiqué
par Jean-Pierre Chevènement.
Le Président :
Tout cela se ramène à une question : faut-il
ou non rester en Afrique ? Partir d'Afrique est une politique tout
à fait concevable, mais ce n'est pas la mienne. Si nous partions,
je vais vous dire ce qui se passerait. Il y a des pays complètement
dépourvus de ressources, comme le Burkina Faso, qui
n'intéresseraientpersonne et seraient encore plus dans la misère.
Il y a des pays qui ont des potentiels, comme le Gabon, où les
États-Unis seraient ravis de nous remplacer.
Pierre Joxe :
Il se développe une aspiration à une vie
politique différente, en partie à cause des événements des pays
d'Europe de l'Est.
Le Président : Mais
c'est très bien !
Pierre Joxe :
Le dernier homme politique français qui s'est
exprimé sur l'Afrique était Jacques Chirac, et c'était pour dire
que l'Afrique n'est pas faite pour le multipartisme...
Le Président : ...
au moment où cela deviendrait
utile.
Pierre Joxe :
Et puis, il n'y a pas que des militaires. Nous
avons aussi des policiers sous uniformes étrangers.
Le Président, de plus en plus mécontent :
C'est un héritage ! On ne m'en a jamais parlé!
Depuis deux ans, aucun ministre ne m'a remis un rapport pour
demander que cela cesse ! Il y a un malentendu très profond entre
nous. Je suis surpris et peiné de ce que j'entends. La campagne de
presse a des adeptes jusque dans les rangs du
gouvernement.
Les ministres se récrient. Le Premier ministre
intervient alors pour dire à quel point le titre du Monde, parlant
récemment de l'aide de la France à Bongo lors des dernières
émeutes, était scandaleux, car la France n'a fait qu'aider ses
propres ressortissants.
Le Président évoque le
projet, lancé par plusieurs socialistes, d'un Haut Conseil de la
coopération destiné à moraliser l'aide, pour dire qu'il ne veut pas
en entendre parler. Glacial, il conclut : En
tout cas, je veille depuis neuf ans à ce que la coopération soit
débarrassée de ses scories en matière de droits de l'homme. Et
c'est nous qui avons fait sortir de prison tous les opposants
à Bongo... Très bien... J'aviserai et
ferai connaître mes décisions.
La réunion se termine dans un silence de
plomb.
C'est un revirement majeur qu'a concédé Gorbatchev
à Bush : selon un responsable américain, le premier aurait déclaré
au second qu'il considérait que les Allemands devaient pouvoir
décider eux-mêmes de leur appartenance à une alliance. Les membres
de la délégation soviétique en auraient alors « blêmi », selon le
même responsable. Les Américains estiment que Gorbatchev est
maintenant prêt à un compromis, mais il lui
faut encore trouver un moyen d'apaiser les siens. D'après
James Baker, les Etats-Unis ont fait neuf concessions pour que
Moscou accepte l'intégration de l'Allemagne unifiée à l'OTAN : pas
de troupes de l'OTAN sur le territoire de l'Allemagne de l'Est ;
les troupes soviétiques pourront rester sur ce territoire pendant
une période transitoire ; l'Allemagne ne possédera pas d'armes
nucléaires, chimiques ou bactériologiques ; l'Allemagne fournira
une aide économique à l'URSS ; la stratégie de l'OTAN va être revue
en fonction de la diminution de la menace du Pacte de Varsovie ; de
nouvelles négociations sur la réduction des forces conventionnelles
en Europe auront lieu après celles qui doivent se terminer à Vienne
cette année ; des négociations sur la réduction des armes
nucléaires tactiques s'ouvriront prochainement ; la CSCE sera dotée
d'une structure permanente et des consultations politiques
régulières auront lieu à trente-cinq. Les Soviétiques ont estimé
ces propositions rassurantes, mais insuffisantes. Baker a alors
avancé la vague possibilité d'une forme d'accord entre le Pacte de
Varsovie et l'OTAN sur l'Allemagne, sans avaliser l'idée d'une
double appartenance. Gorbatchev y a sans doute vu une ouve qui lui
a permis sa déclaration audacieuse devant Bush.
Mercredi 6 juin
1990
En fin de Conseil des ministres, Michel Rocard parle de la préparation du budget de
1991 : Certains ministres n'ont pas du tout
respecté les orientations contenues dans les lettres de cadrage
pour la préparation du budget. Certains ont considéré ces lettres
comme destinées à la corbeille à papiers plutôt que comme des
instruments de travail.
Le Président approuve à
sa manière : Les inégalités ne doivent pas
être réduites seulement à travers les salaires, mais aussi par
l'effort d'éducation, de formation professionnelle et de recherche,
de logement social, de réduction du chômage, qui constituent, avec
le rayonnement de la France à l'extérieur, les grandes priorités du
prochain budget. Il faut faire des choix pour consolider la
réussite économique au service de la justice sociale.
Après l'exposé de Lionel Jospin sur les grandes
écoles, il ajoute : Je note que les grandes
écoles de télécommunications doubleront leurs effectifs d'ici à
1993. Je souhaite que cet exemple soit suivi et je souligne
l'effort accompli également par certaines universités.
Puis il revient sur ses déclarations antérieures :
Je n'ai pas dit que les inégalités se sont
accrues de 1986 à 1988, mais que le pouvoir d'achat a été cassé à
partir de 1986, ce qui est aisément vérifiable.
A l'Assemblée, la droite interpelle violemment
Pierre Joxe à propos de l'enlisement de l'enquête sur la
profanation des tombes juives à Carpentras.
Jeudi 7 juin
1990
Les dix-sept pays membres du COCOM décident de
réduire les restrictions imposées aux pays ex-communistes en
matière de ventes de technologies dites « sensibles ».
Vendredi 8 juin
1990
Michel Rocard plaide auprès du Président pour son
projet de CSS, devenue CSG (contribution sociale généralisée), ce
nouvel impôt dont Pierre Bérégovoy ne veut pas. Cette contribution
porterait sur les salaires, les revenus du capital, les revenus des
non-salariés et les revenus des inactifs imposables. Elle
rapporterait 33 milliards pour 1 %, contre 25 milliards pour 1 % de
cotisations familiales. Elle viendrait se substituer à des
cotisations existantes et permettrait, par sa large assiette, de
réduire les cotisations sociales dues par les salariés. Le
Président demande qu'il lui envoie une note à ce sujet.
Lundi 11 juin
1990
Arrivée de la note de Rocard sur le nouvel impôt.
Il ressort de ce texte ultra-technique, de lecture difficile, que
les comptes de la Sécurité sociale ne sont aujourd'hui équilibrés
qu'en raison du fort rythme des créations d'emplois. La CSG
permettrait de financer par l'impôt des dépenses de solidarité —
notamment familiales — aujourd'hui supportées par les salaires.
Elle allégerait la charge trop exclusivement supportée par le
salaire des actifs. Cette contribution existe déjà, rappelle la
note, sous la forme des prélèvements de 1 % sur les revenus
imposables et de 0,4 % sur les revenus du capital. Mais,
substituant un impôt à une cotisation, la CSG, reconnaît Rocard, se
heurte aux réticences de Force ouvrière. Il conviendra de trouver
un juste équilibre entre le vote annuel par le Parlement de ce
nouvel impôt affecté à la protection sociale et la responsabilité
des partenaires sociaux dans la gestion du régime qui en
bénéficiera. Rocard craint que la proposition faite par Pierre
Bérégovoy de créer un Fonds budgétaire de solidarité ne suscite une
hostilité irréductible. Aussi insiste-t-il : avec la CSG, retraités
et chômeurs contribueront dès lors qu'ils paient l'impôt sur le
revenu. Le principe de solidarité exige que les inactifs imposables
participent au financement de la politique familiale. Le nouvel
impôt introduira plus de justice dans le financement de la
protection sociale, dans la mesure où la nature fiscale de cette
contribution la rend plus progressive que les cotisations
auxquelles elle viendra se substituer. Elle œuvrera ainsi, de façon
de plus en plus marquée au fur et à mesure qu'elle montera en
régime, à la réduction des inégalités.
François Mitterrand :
C'est un impôt sur les retraités et les
chômeurs. Et proportionnel, alors que l'impôt sur le revenu est
progressif. Je suis contre. Que Rocard se débrouille avec
Bérégovoy.
Le Président interroge Michel Rocard à propos d'un
article de L'Express évoquant des critiques acerbes portées contre
François Mitterrand et censées avoir été proférées à Matignon. Le
Premier ministre dément et demande à Guy Carcassonne de rédiger une
réponse au journal.
Le Président commente :
Ils peuvent bien démentir, je sais que
L'Express est resté, par décence, en dessous de la
vérité.
Conséquence inattendue de la réunion sur l'Afrique
: Le Président accepte que son discours
au prochain Sommet de La Baule soit préparé sur la base de la note
d'Érik Arnoult. Mais il me met en garde : N'en
faites pas trop. Il faut leur dire leurs quatre vérités, mais sans
flonflons particuliers.
Mardi 12 juin
1990
Alain Carignon appelle à voter socialiste pour
faire barrage au FN lors du second tour d'une cantonale à
Villeurbanne. Il est mis en congé du RPR.
Premières conséquences politiques de la crise
sociale : Victoire du FIS aux élections locales algériennes,
premier scrutin libre depuis 1962. Avec 54,25 % des voix, le parti
intégriste d'Abassi Madani écrase le FLN, qui ne recueille que
28,13 % des suffrages. L'abstention a dépassé 40 %. Tous les
éléments sont en place pour une épreuve de force entre le FLN, qui
ne cédera jamais le pouvoir, et ceux qui le combattent. Pour la
France, soutenir l'Algérie commanderait de réduire ses dettes et de
la pousser à se réformer.
907 députés russes se prononcent en faveur de la
souveraineté de la Fédération en Russie. Selon leur déclaration, la
Fédération de Russie se réserve le droit de sortir librement de
l'URSS. C'est une vraie déclaration de guerre contre
Gorbatchev.
Mercredi 13 juin
1990
François Mitterrand :
Rocard ne veut rien faire pour réduire les
inégalités. Il a les yeux fixés sur les élections présidentielles.
Que faire pour qu'il pense à autre chose ?
Vendredi 15 juin
1990
Réunion des sherpas à Newport. Un sérieux
flottement règne dans la préparation du Sommet du mois prochain
comme dans l'expression des positions américaines sur nombre de
sujets (agriculture, développement, Est/Ouest, environnement). De
même, dans l'approche du problème de l'Union soviétique, aucune
délégation, à l'exception peut-être des Britanniques, n'est
réellement mandatée pour soumettre des orientations. Pour ce qui
est des relations Est/Ouest, chacun exprime sa préférence : la
France avec la BERD, la Commission avec le G 24, la RFA avec la
CSCE, le Royaume-Uni avec les accords CEE-pays d'Europe centrale et
orientale, le Japon avec l'OCDE. Le Royaume-Uni refuse le principe
d'une aide l'Union soviétique et propose des études, ainsi qu'une
exhortation procéder à des réformes politiques et économiques. Le
sherpa italien fait circuler une proposition reconnaissant à l'OCDE
un rôle pivot dans l'aide aux réformes économiques en Union
soviétique. La délégation américaine reste silencieuse. La
délégation allemande fait état d'une intervention de Gorbatchev
demandant une aide de l'ordre de 20 milliards de dollars, et de
l'envoi imminent d'une lettre du Chancelier Kohl aux Douze à ce
sujet. Le sherpa allemand évoque l'idée d'une consultation des pays
créanciers de l'Union soviétique en vue d'examiner un plan d'aide à
sa balance des paiements. La confusion est extrême.
On sent que Gorbatchev sera le héros absent de la
réunion de Houston. Il est urgent de lui proposer quelque chose. Et
dire que les Américains ont exigé de verrouiller la BERD, alors
qu'il suffisait de la libérer de ces contraintes pour que toute la
réforme de l'URSS devienne très facile à financer sans argent
nouveau !
Samedi 16 juin
1990
Poursuite de la réunion de Newport. On parle
environnement. Les Américains se déclarent incapables de prendre
des engagements sur des objectifs de réduction des émissions de gaz
carbonique, ou même sur les chlorofluorocarbones (CFC). Ils
proposent de créer à la Banque mondiale un fonds destiné à aider
les pays les moins développés à mettre fin à leur propre production
de CFC. Ils sont conscients que la pression des six autres chefs
d'État et de gouvernement peut mettre Bush dans l'embarras. Les
Allemands sont de très loin les plus ambitieux sur ce sujet, allant
jusqu'à demander des engagements contraignants et à rejeter toute
autre considération (marché unique, distorsions de la concurrence,
recherches technologiques) que celles de la défense de
l'environnement. Le sherpa britannique, très présent dans toute la
discussion, cherche à tempérer les exigences allemandes et à tirer
vers le haut les propositions américaines. Nous soutenons
l'approche allemande, en particulier sur le rôle de la Banque
mondiale dans la coordination des actions de coopération en matière
d'environnement en ce qui concerne la protection des forêts et les
émissions de CO2. Nous parvenons à
arracher le principe de concours additionnels aux pays en
développement. Une place importante est réservée aux problèmes liés
aux changements de climat.
Dimanche 17 juin
1990
Colloque socialiste sur la « nouvelle étape
sociale ». Michel Rocard reconnaît qu'il
existe un sentiment d'accroissement des
inégalités, et se défend à nouveau d'être moins socialiste
que ceux qui le critiquent. Il met le PS en garde contre les
tentations de surenchères qui équivaudraient à
se suicider électoralement.
Lundi 18 juin
1990
Cinquantenaire de l'Appel du 18 juin. Le Président
refuse de s'y associer. Quels cadavres dans quels placards entre de
Gaulle et lui ?
François Mitterrand :
De Gaulle a tout fait pour éliminer les grands
résistants de l'intérieur, en les couvrant d'honneur à Londres, ou
peut-être même, dans certains cas, en les laissant se faire
éliminer physiquement. Moi, quand je suis arrivé à Alger, il m'a
offert un poste de député, pour m'empêcher de rentrer en France.
J'ai refusé évidemment. Il combattait plus la résistance de
l'intérieur que les Allemands.
Le Chancelier Kohl veut obtenir que les milliards
qu'il a promis à Gorbatchev soient payés... par les Douze ! Il
écrit à ce propos à François Mitterrand. La réussite de l'Union
soviétique dans la voie de la perestroïka et des réformes revêt une
signification capitale non seulement pour ce pays, mais aussi pour
l'ensemble de l'Europe et pour la situation du reste du monde,
expose-t-il. C'est pourquoi il sollicite l'appui de ses partenaires
occidentaux, notamment sous la forme de crédits à long terme pour
mettre en œuvre les réformes soviétiques. Il demande notre concours
pour l'organisation d'un large consortium. Pour lui, le Sommet de
Houston devrait manifester la volonté de coopérer avec Moscou, non
seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique.
Vu la taille de l'Union soviétique et l'ampleur de ses besoins en
assistance, les Occidentaux ne pourront la soutenir dans la voie de
réformes économiques orientées vers l'économie de marché que de
manière conjointe. Gorbatchev a demandé à Kohl de bénéficier de
crédits à court terme de banques privées allemandes cautionnés par
le gouvernement fédéral. Cette question, dit le Chancelier, est
actuellement examinée avec bienveillance à Bonn. En échange,
l'Union soviétique adoptera une attitude constructive vis-à-vis de
l'unification allemande, en particulier de l'ancrage d'une future
Allemagne unie au sein de l'Alliance de l'Atlantique Nord et de la
Communauté européenne.
Autrement dit, Kohl souhaite que nous cofinancions
ce qu'il a promis en échange de la réunification allemande.
Joël Maurice, le haut
fonctionnaire chargé du dossier, vient me rendre compte de
l'avancement des travaux au Bangladesh : Les
actions se mettent en place avec un léger retard qui ne remet pas
en cause la dynamique d'ensemble ; l'esprit de coopération est très
positif entre les donateurs comme avec le Bangladesh. La menace
majeure sur le plan d'action résulte en fait de la situation
macro-économique et des risques politiques liés aux mesures
d'austérité qui viennent d'être annoncées (augmentation de 10 % de
la pression fiscale).
Revu le projet de discours pour demain à La Baule.
Le Président a biffé quelques passages. Il en a gardé l'esprit tout
en le nuançant beaucoup.
Mardi 19 juin
1990
Au Conseil des ministres, François Mitterrand revient sur la place de la France
en Afrique, avant le Sommet de La Baule : Ça
doit être clair. Un : il y a eu beaucoup de laisser-aller en
Afrique. Mais, depuis 1981, chaque somme versée est liée à un
projet précis et contrôlé. Il peut y avoir quelques bavures, car la
concussion existe partout, mais la France n'en est jamais complice.
Deux : nous incitons partout les régimes à se démocratiser. Mais
nous n'avons pas à nous ériger en juges : il y a des conditions
locales difficiles. Trois : qu'on ne me cherche pas sur les accords
militaires : tous ont été signés par de Gaulle (qu'on encense ces
jours-ci), pas par moi.
Pierre de Boissieu, directeur des Affaires
économiques et financières au Quai d'Orsay, désigné par Roland
Dumas pour suivre le dossier, dresse un « état des lieux» de la
préparation de l'Union économique et monétaire. Les études sont
terminées ; il faut maintenant des décisions politiques. Les points
qui restent à trancher sont : la monnaie unique, le passage à la
troisième étape, les pouvoirs respectifs de la Communauté et des
Etats. Le calendrier doit être confirmé. La Grande-Bretagne et les
Pays-Bas voudraient retarder la mise en route de la conférence
intergouvernementale sous prétexte que le travail préparatoire
n'est pas achevé, ce qui est faux.
Au grand contentement de Michel Charasse, le Sénat
bloque la réforme de la taxe d'habitation votée par les socialistes
à l'Assemblée. Un sénateur commente : Le Sénat
botte en touche. C'est l'Assemblée qui tirera le
penalty.
Le seizième Sommet franco-africain s'ouvre à La
Baule. Le discours du Président reprend les thèmes développés par
Érik Arnoult et tient compte des observations émises par les
ministres lors des dernières réunions : Il
nous faut parler de démocratie. C'est un principe universel qui
vient d'apparaFtre aux peuples de l'Europe centrale et orientale
comme une évidence absolue, au point qu'en l'espace de quelques
semaines les régimes considérés comme les plus forts ont été
bouleversés. Le peuple était dans les rues, sur les places, et le
pouvoir ancien, sentant sa fragilité, cessait toute résistance
comme s'il était déjà, et depuis longtemps, vidé de substance et
qu'il le savait. Et cette révolution des peuples, la plus
importance que l'on eût connue, cette révolution est partie de là
et elle reviendra là. Celui qui la dirige le sait bien, qui conduit
avec courage et intelligence une réforme qui, déjà, voit se dresser
devant elle toutes les formes d'opposition : celles qui s'y
refusent, attachées au système ancien, et celles qui veulent aller
plus vite. Si bien que l'Histoire reste encore en jeu. Il faut bien
se dire que ce souffie fera le tour de la planète. Désormais, on le
sait bien : que survienne une glaciation ou un réchauffement à l'un
des deux pôles, et voilà que le globe tout entier en ressent les
effets...
Puis il ajoute
: La France n'entend pas intervenir dans les
affaires intérieures des États africains amis. Elle dit son mot,
elle entend poursuivre son œuvre d'aide, d'amitié et de solidarité.
Elle n'entend pas soumettre à la question, elle n'entend pas
abandonner quelque pays d'Afrique que ce soit. Ce plus de liberté,
ce ne sont pas simplement les États qui peuvent le faire, ce sont
les citoyens : il faut donc prendre leur avis ; et ce ne sont pas
simplement les puissances politiques publiques qui peuvent agir, ce
sont aussi les organisations non gouvernementales qui souvent
connaissent mieux le terrain, qui en épousent les difficultés, qui
savent comment panser les plaies.
Le Président en profite comme convenu avec
Bérégovoy pour annuler certaines dettes publiques des pays de
l'Afrique subsaharienne.
Jean-Pierre Chevènement
écrit au Président pour s'inquiéter du refus de la RFA de voir
consigner sa renonciation aux armes nucléaires dans un acte
international. Il me dit : Seul un traité
signé par les quatre puissances et acté par les trente-cinq pays
membres de la CSCE peut créer un document contraignant.
Comme les Américains soutiennent la position allemande, le ministre
de la Défense suggère une démarche franco-britannique les amenant à
céder.
François Mitterrand :
Une telle omission ne gênerait pas les
Américains, mais on peut faire confiance aux Soviétiques pour
l'introduire. Les Anglais, qui ont toutes les appréhensions du
monde, n'insisteront en rien.
Roland Dumas réglera ce problème avec James
Baker.
Le Président travaille à une interview pour
Le Monde avec ses collaborateurs. Vives
discussions sur Rocard, puis sur de Gaulle dont c'est l'année :
centenaire de sa naissance, cinquantenaire de l'Appel du 18 juin.
Il commente oralement : L'Histoire a déjà
jugé, c'est un grand homme. Je suis d'accord avec ce jugement de
l'Histoire, mais je ne vais pas, à cause de ce jugement, et parce
qu'on l'a mythifié, faire semblant d'oublier que je l'ai combattu :
à cause du coup d'État militaire qui l'a ramené au pouvoir, parce
qu'il a déclaré que tous les pouvoirs procédaient de lui, parce
qu'il exerçait une mainmise totale sur l'audiovisuel — je n'ai pas
pu m'exprimer à la télévision de 1958 à 1965 — et enfin à cause de la réquisition des mineurs de 1963. Je
ne veux pas avoir l'air de poursuivre une querelle avec lui, cela
n'aurait pas de sens. Vous savez ce que je pense de son œuvre
politique. Si j'écrivais autre chose, on en déduirait que je ne
pense plus la même chose.
Le Président est très heurté par le livre de Régis
Debray A demain de
Gaulle : Il n'est pas juste
de comparer de Gaulle, qui est dans l'Histoire, avec moi, qui suis
dans l'action. Il écrit dans le premier
projet d'interview : Personne ne
conteste qu'il fut un grand homme. Il a été grand au début et à la
fin. Entre les deux, c'est un sujet intéressant. Il écrit
finalement : Vous savez que j'ai combattu son
œuvre politique. Le débat reste ouvert. Le personnage, lui, a été
grand du début à la fin.
A propos de l'Afrique : Mon
discours de La Baule ? Mais il ne change rien ! On faisait déjà
comme ça avant !
La Belgique, la France, le Luxembourg, les
Pays-Bas et la RFA signent à Schengen (Luxembourg) une convention
sur la libre circulation des personnes, qui ouvre la voie à
l'Europe sans frontières. Cet accord complète le premier traité
signé en juin 1985, qui établissait la libre circulation mais la
subordonnait à l'établissement d'un dispositif d'accompagnement,
notamment par le renforcement des contrôles aux frontières
extérieures des cinq États. C'est, là encore, une initiative du
Chancelier Kohl, devenu un projet franco-allemand étendu à
plusieurs pays.
Mercredi 20 juin
1990
Washington suspend son dialogue avec l'OLP en
raison du refus de la centrale palestinienne de condamner la
tentative d'attentat, déjouée le 30 mai dernier, sur une plage
israélienne.
Une réunion des directeurs politiques des « 2 + 4
» élabore un projet d'ordre du jour pour la prochaine réunion des
six ministres, vendredi prochain à Berlin, sur trois thèmes
principaux : question des frontières et schéma du règlement
définitif, sur lesquels deux documents de travail ont été préparés,
et questions politico-militaires que les Soviétiques insistent pour
voir figurer comme partie intégrante du règlement définitif.
Sur le règlement des frontières, le document qui
sera soumis aux ministres énumère quatre principes permettant de
régler de manière complète le problème des frontières de
l'Allemagne : le premier définit le territoire de l'Allemagne (RFA
+ RDA + Berlin) et indique que ses frontières ne seront définitives
qu'avec l'entrée en vigueur du règlement final, c'est-à-dire avec
la levée des droits des Quatre ; le deuxième prévoit la conclusion
d'un traité contraignant entre l'Allemagne unifiée et la Pologne
pour consacrer la ligne Oder-Neisse ; le troisième souligne la
renonciation de l'Allemagne unifiée à toute revendication
territoriale ; enfin, le dernier affirme que la constitution de
l'Allemagne unie ne comportera aucune disposition incompatible avec
les principes précédents. Un dernier paragraphe traduit l'ambiguïté
qui subsiste : les Quatre prennent
formellement acte des engagements et déclarations
correspondants de la RFA et de la RDA, sans préciser quels
sont ces engagements ou déclarations. Il attribue toutefois un rôle
spécifique aux Quatre, qui devront en prendre
formellement acte, et, surtout, indique que leur mise en œuvre
confirmera le caractère définitif des frontières de
l'Allemagne, ce qui est une manière de dire que la levée des
droits et responsabilités des Quatre ne pourra intervenir qu'après
cette mise en œuvre. Hans-Dietrich Genscher, sur la base des
déclarations parlementaires du Bundestag et de la Volskammer, fera
certainement valoir la clarté des intentions allemandes et
cherchera à borner le rôle des Quatre à l'enregistrement des
déclarations unilatérales allemandes.
Sur l'insistance de Roland Dumas, qui a rencontré
à plusieurs reprises à ce sujet son homologue polonais
Stubiziewski, les Six décident d'accueillir les Polonais, le 4
juillet, au niveau des directeurs, et le 17 juillet, au niveau
ministériel, à Paris. La réunion commencera à Six le matin ; les
Polonais seront invités au déjeuner puis participeront à la réunion
de l'après-midi dans les mêmes conditions que les membres du
groupe. Là-dessus, Dumas reçoit l' appui de Genscher.
Sur les questions politico-militaires, les
Soviétiques présentent un véritable traité de paix dont la partie
centrale reprend l'ensemble des thèmes habituels de l'URSS ; elle
vise à imposer un statut spécial à l'Allemagne et, en fait, à
remettre en cause l'ensemble du dispositif de sécurité occidental.
La négociation paraît avoir déjà commencé sans nous entre les
Américains, les Allemands et les Russes, encore qu'à Washington
comme à Bonn on ne semble guère au clair sur ce que les Soviétiques
sont véritablement prêts à accepter. Les analyses varient d'un
certain optimisme (en marge de la réunion de Copenhague, le blocage
soviétique sur l'appartenance de l'Allemagne à l'OTAN a paru se
resserrer) à une plus grande vigilance (cf. le projet de règlement
définitif, ou la lettre de Chevardnadze adressée à Baker, qui
reprend l'ensemble des objectifs poursuivis par l'URSS depuis
quarante ans : retrait des troupes étrangères, dénucléarisation,
plafond spécifique en Centre-Europe dans le domaine conventionnel,
transformation radicale des alliances de sécurité qui devraient
quasiment fusionner, c' est-à-dire disparaître dans un cadre
paneuropéen). Tout cela laisse augurer que Moscou continue
d'envisager l'ouverture d'une période de transition entre la
conclusion du règlement, qui pourrait intervenir pour le Sommet de
la CSCE, et la levée des droits et responsabilités des Quatre, qui
n'interviendrait qu'après le traitement des questions de
sécurité.
Jeudi 21 juin
1990
Ratification par les parlements de Bonn et de
Berlin-Est du traité d'État instituant l'union monétaire, sociale
et économique entre les deux Allemagnes.
A la suite de la récente lettre de Helmut Kohl,
François Mitterrand et le Chancelier décident par téléphone de
proposer ensemble aux Douze, à Dublin, que la Communauté alloue une
aide massive à l'URSS, sans attendre le Sommet de Houston. Ils
savent que Bush en sera mécontent, mais sont résolus à passer
outre: De toute façon, il n'a pas un sou pour
agir. Je préviens Zagladine.
Vendredi 22 juin
1990
Seconde réunion ministérielle de la conférence « 2
+ 4 » à Berlin. Rien de nouveau par rapport à la réunion des
directeurs politiques. Juste avant le prochain Sommet de l'OTAN,
les Soviétiques proposent la négociation d'un texte commun à l'OTAN
et au Pacte de Varsovie, évoquant le démantèlement des alliances.
Les Allemands sont pour. Les Américains grognent. Les Anglais sont
contre.
Démontage du poste de contrôle Check-Point Charlie, à Berlin. Un symbole
disparaît.
Lundi 25 juin
1990
Conseil européen à Dublin. Débat sur l'Union
politique et l'Union monétaire. On prend note des progrès réalisés
dans le cadre de l'Acte unique européen. Le Conseil décide
l'ouverture, au mois de décembre, de deux conférences
intergouvernementales, l'une sur l'Union économique et monétaire,
l'autre sur l'Union politique. Pour ce qui est de l'Union
économique et monétaire, la date du début de la deuxième phase est
fixée au 1er janvier 1994. Les
conditions de passage à cette deuxième étape sont l'achèvement du
marché unique, la ratification du traité, l'engagement du processus
de transfert des compétences. Le SME doit être rejoint par le plus
grand nombre de monnaies possible, mais pas par toutes. Un
rendez-vous pour la troisième phase sera fixé au cours de la
deuxième. La monnaie de la Communauté sera un écu fort et
stable.
En ce qui concerne l'Uruguay Round, on souligne la
nécessité de parvenir rapidement à un accord communautaire.
Cependant, le débat ne doit pas porter exclusivement sur
l'agriculture.
Invité au déjeuner, Lothar de Maizière, nouveau
Premier ministre de RDA, parle de l'inéluctable réunification. Il
confie à François Mitterrand que jamais la RDA n'acceptera la
mainmise des Bavarois sur la Prusse.
Avant le dîner, Douglas Hurd dit à Roland Dumas
qu'il souscrit à l'idée d'un rapport sur l'aide à l'URSS. Mais, au
cours du dîner, éclate une très vive discussion au cours de
laquelle Margaret Thatcher manifeste son opposition à toute aide
financière à Moscou. Il est décidé de confier à la Commission le
soin d'établir le rapport en liaison avec les organisations
internationales et le président de la BERD, puisque celle-ci
n'existe pas encore.
Mardi 26 juin
1990
A Dublin, ce matin, le projet de conclusions de la
présidence irlandaise mentionne que c'est la Commission et elle
seule qui mènera l'étude sur les besoins de l'URSS. La discussion
permet de rétablir dans les conclusions le FMI, la Banque mondiale,
la BEI et le président désigné de la BERD. François Mitterrand
explique qu'il vaut mieux confier ce rapport à la Commission afin
de ne pas prêter le flanc, via la BERD, à des blocages venant des
pays extérieurs à la Communauté. L'essentiel, à ses yeux, est que
les Douze aient pris la décision de faire quelque chose. Déjà
apparaît la faiblesse de la future BERD : les États-Unis en sont
membres et peuvent y bloquer toute initiative européenne.
Les Douze proposent aussi que le Sommet de la CSCE
se tienne à Paris le 19 novembre. Ils prônent la création d'un
secrétariat administratif et la tenue de réunions de suivi.
Ils demandent la création d'un service central
européen de renseignements en matière de drogue, et souhaitent
adopter avant juillet 1991 une proposition sur le « blanchiment »
de l'argent.
Ils projettent un relâchement graduel des
sanctions imposées à l'Afrique du Sud en 1986.
Le Conseil rappelle qu'il souhaite la tenue d'une
conférence internationale avec la participation de l'OLP, et
condamne la politique d'implantations israélienne dans les
Territoires occupés.
Une aide est accordée à la Grèce pour restructurer
son économie.
A Paris, l'opposition crée une confédération, l'«
Union pour la France » et décide de présenter un candidat unique
aux présidentielles de 1995. La leçon de 1981 et de 1988
aurait-elle finalement porté ?
D'après notre ambassade à Washington,
l'administration américaine est furieuse du mandat donné à Dublin à
la Commission d'étudier l'aide à l'URSS. Elle entend lier toute
aide à Moscou à l'engagement d'une réforme économique réelle et à
la cessation de l'assistance soviétique à Cuba, en Afghanistan et
en Angola. La proposition d'instituer un comité d'experts, lancée
par le Conseil européen, place les États-Unis devant le fait accompli.
Mercredi 27 juin
1990
Avant le Conseil, le
Président déclare à Michel Rocard à propos du budget
militaire : Il y a de quoi faire des
économies. Les raisons qu'on nous oppose sont toujours des raisons
très raisonnantes et très symboliques. Puis il ajoute :
Votre vie, comme la mienne, doit consister à trancher les
nœuds gordiens ; car, en général, on
n'arrive pas à les dénouer et rien n'est jamais réglé.
Au cours du Conseil, Jean-Pierre Soisson rend
compte de l'augmentation du SMIC, ce qui donne matière à une
discussion : cette augmentation est-elle significative ?
Le Président : C'est
la plus forte augmentation depuis longtemps [en fait, depuis
1981], mais, en tant qu'augmentation des bas
et moyens salaires, ce n'est pas la meilleure voie. La meilleure
voie, c'est une voie contractuelle. Si elle devait achopper, nous
agirions autrement. Mais, pour l'instant, cela ne me paraît pas mal
engagé. Cela dit, je ne crois pas que les rapports sociaux soient
soudain devenus si harmonieux et consensuels que le patronat soit
prêt à une sorte de nuit du 4 août !
Georges Bush fait part de son initiative pour les
Amériques. Allégement de la dette de 12 milliards de dollars et
création d'une zone de libre échange.
Jeudi 28 juin
1990
A six mois de la fin de l'Uruguay Round, les
négociateurs américains ont choisi de dramatiser le débat en
provoquant une « crise » sur l'agriculture lors de la réunion
ministérielle de l'OCDE il y a quelques jours. Celle-ci s'est
conclue sur un constat de désaccord portant sur deux points
fondamentaux : les États-Unis refusent toute référence explicite à
l'objectif de réduction progressive et substantielle des soutiens
et des protections, pourtant agréé à Genève en avril 1989 à l'issue
de la « revue à mi-parcours » ; ils rejettent désormais le principe
d'une négociation globale sur l'ensemble des aides (internes et
externes) accordées à l'agriculture, préférant traiter séparément
chaque domaine de négociation (le soutien interne, les subventions
à l'exportation, les obstacles à l'importation). La Communauté
refuse une telle modification de l'objectif et de la méthode de
négociation. Les États-Unis redoublent désormais leurs pressions
afin d'obtenir à Houston ce qu'ils n'ont pu obtenir à Paris à la
fin du mois de mai. Le projet d'accord-cadre élaboré par le
président du groupe de négociations sur l'agriculture du GATT (M.
De Zeeuw) vient confirmer nos craintes. Il reprend à son compte
l'approche par volets préconisée par Washington.
Le Sénat bloque le projet d'extension du droit de
saisine du Conseil constitutionnel par les justiciables.
Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac signent
devant les caméras, mais sans se regarder, l'accord qui les engage
à présenter une candidature unique RPR-UDF aux prochaines élections
présidentielles. Raymond Barre,
goguenard, commente : On jugera l'arbre à ses
fruits.
Ultime réunion de sherpas à New York. La
préparation du Sommet de Houston, mal engagée depuis le début,
s'achève de la manière la plus laborieuse. Les États-Unis ajoutent
au projet de déclaration économique une page d'introduction
affirmant la victoire définitive du Bien sur le Mal, c'est-à-dire
de l'économie de marché sur le socialisme. En fait, sur les grands
sujets (le commerce international, l'environnement, la question
soviétique), les Américains ne savent pas ce qu'ils veulent ; ils
n'ont ni les instructions ni la marge de manœuvre qui leur
permettraient de négocier. Pour le reste, ils se comportent en
hôtes discourtois, multipliant les références aux initiatives
exemplaires prises par eux.
Le paragraphe sur la dette est totalement agréé.
Les sherpas européens refusent de « se féliciter » de l'initiative
américaine à l'égard de l'Amérique latine (Enterprise for the Americas), mais acceptent de «
prendre note » de son existence. La décision prise à La Baule par
le Président de la République est explicitement saluée ; les autres
participants au Sommet sont eux aussi félicités pour leurs mesures
d'annulation de la dette. La Pologne fera l'objet de discussions ;
à son sujet, il est convenu de tenir « en réserve » la formulation
suivante : Nous encourageons le Club de Paris
à préparer la négociation sur la dette polonaise dans les années
futures, négociation qui prendra en compte la situation spéciale de
la Pologne et devra aider au rétablissement de sa situation
économique.
Le chapitre sur l'environnement reste confus, mal
élaboré, incompréhensible. Les délégations se battent autour de
mots et de concepts qui n'ont pas été élucidés, sur des bases
scientifiques faibles, sans aucune argumentation de fond. Les
États-Unis partent du principe que rien ne pourra ni ne devra être
fait avant que l'on n'ait apporté la preuve scientifique de la
nécessité d'agir. L'Allemagne demande que soient pris dès
maintenant des engagements chiffrés sur toutes les questions, qu'il
s'agisse des CFC, de l'effet de serre, des forêts tropicales, des
océans... Les Anglais et nous sommes à la fois convaincus qu'il
faut agir dès maintenant pour prévenir un risque certain, et
persuadés qu'il serait prématuré de se lancer dans la fixation
d'objectifs chiffrés que nous sommes incapables d'apprécier. Le
Canada se range plutôt du côté des Allemands, la Commission du
nôtre... La question est de savoir si — et jusqu'à quel point — les
Sept souhaitent conclure et mettre en vigueur de manière effective,
à brève échéance, des conventions internationales sur le gaz
carbonique, la forêt, la diversité biologique. A cela s'ajoutent
deux difficultés qui ont trait, l'une à la possibilité de dégager
des financements additionnels pour aider le Tiers-Monde à protéger
son environnement (rejetée par les Américains), l'autre à la mise
en œuvre d'un système de labélisations écologiques.
A l'Élysée arrivent en même temps deux lettres de
George Bush, l'une sur le prochain Sommet de l'OTAN, l'autre sur le
Sommet de Houston qui aura lieu juste après.
Sur l'OTAN, Bush s'oppose à l'idée, émise par les
Russes, d'une déclaration conjointe avec le Pacte de Varsovie :
cela donnerait, dit-il, le sentiment que les deux alliances sont
équivalentes et menacées du même sort. De surcroît, cela
signifierait la création d'un système européen de sécurité
contraire aux intérêts de l'Ouest. Il propose d'inviter Gorbatchev
à venir s'exprimer au Conseil de l'OTAN. Il ajoute qu'il fait
revoir le rôle de l'OTAN dans la défense de l'avant. Il insiste
pour que la France participe à cette discussion, malgré son rôle
spécial. Il suggère de développer les corps multilatéraux dépendant
du SACEUR, le commandement militaire pour l'Europe. Le Sommet,
ajoute-t-il, doit prendre acte du désir américain de voir
disparaître l'artillerie nucléaire américaine et soviétique
d'Europe. La stratégie nucléaire de l'OTAN reste fondée sur l'usage
de l'arme nucléaire au début du conflit, pour contrer une attaque
soviétique brutale et massive. Même si cela devient caduc du fait
du retrait des forces soviétiques, il ne faut pas s'interdire
l'usage en premier de l'arme nucléaire, mais il ajoute que
l'Occident doit conserver beaucoup de flexibilité dans l'emploi
éventuel des armes nucléaires. George Bush souligne que dans le
cadre de la nouvelle Europe, ce sont des armes
de dernier recours, ce qui est tout à fait contraire à la
doctrine de dissuasion jusqu'ici en vigueur, à savoir que l'arme
nucléaire est une menace préalable à l'invasion. « Dernier recours
» pourrait en effet signifier : une fois Paris occupé ! François
Mitterrand décide de lui répondre à ce sujet.
Dans une autre lettre à propos de l'ordre du jour
du Sommet de Houston, George Bush écrit que le commerce et
l'environnement risquent de susciter de graves désaccords. Il
presse les Sept d'ajourner toute décision sur l'environnement : les
bases scientifiques et économiques sont insuffisantes et ne
permettent pas de prendre un engagement commun en ce domaine. Il
lui semble plus sensé de traiter globalement des sources et des
modes d'élimination de tous les gaz entraînant un effet de serre,
de façon à permettre à chaque pays de mettre en œuvre une stratégie
souple et efficace aux fins des réductions nécessaires. Il pense
que le protocole de Montréal est un bon exemple de coopération,
fondé sur un consensus scientifique et conciliant les objectifs de
respect de l'environnement et de croissance économique. Autrement
dit, il va tout bloquer.
Adoption définitive du projet de loi transformant
Renault en société anonyme. La fusion avec Volvo est maintenant
possible.
Vendredi 29 juin
1990
A Washington, déjeuner avec le général Scowcroft,
puis rencontre avec plusieurs personnalités de la Maison Blanche et
du Pentagone. Il règne ici une réelle inquiétude vis-à-vis de
l'évolution de la situation en Europe, notamment du fait de
l'opinion allemande, dont les Américains redoutent qu'elle ne
devienne progressivement opposée à toute présence militaire
étrangère sur son sol. Mes interlocuteurs m'ont semblé prendre
conscience que si, dans la négociation avec les Soviétiques, le
temps joue à long terme en faveur de l'Ouest, Moscou dispose dans
l'immédiat d'un important moyen de pression en raison de la volonté
du gouvernement Kohl d'obtenir un accord à Six d'ici à l'automne,
c'est-à-dire avant ses élections. C'est cette analyse qui a conduit
l'entourage du Président américain à élaborer l'ensemble des
propositions qu'il nous a fait parvenir par lettre et dont il
mesure aujourd'hui le caractère hâtif et souvent contradictoire. Il
s'agit d'une tentative quelque peu pathétique pour sauvegarder la
présence militaire américaine en Europe. L'accent mis sur les
unités multinationales vise d'abord à rendre plus acceptable par
les Allemands, au nom d'une solidarité mieux affirmée, le maintien
de troupes alliées sur leur territoire. En même temps, la
réaffirmation de l'autorité du commandement de l'OTAN en Europe
(SACEUR) sur le dispositif militaire de l'OTAN doit rassurer un
Congrès des États-Unis qui ne peut accepter l'idée que les soldats
américains puissent apparaître comme des mercenaires à la
disposition des Européens. L'ambassadeur Blackwill m'explique que
le nouveau concept nucléaire d'« armes de dernier recours » n'a
d'autre objet que de tenter, sans trop d'espoirs, de préserver le
maintien d'un certain nombre d'armes sur le territoire de
l'actuelle RFA, en proposant un substitut à la stratégie de «
réponse flexible » qui soit recevable par l'opinion allemande. Mes
interlocuteurs se sont cependant montrés conscients de la
difficulté qu'il y a à souligner que l'Alliance devient plus
politique, moins dirigée contre l'Union soviétique, tout en
défendant devant le Congrès l'idée d'une organisation militaire
dont l'efficacité serait améliorée.
Les divergences sur la poursuite de la négociation
de Vienne, après la conclusion d'un premier accord, que les
États-Unis voudraient voir se dérouler dans le cadre maintenu des
Vingt-Trois — alors que les Européens préféreraient un forum à
Trente-Cinq —, trouvent principalement leur origine dans la crainte
de Washington que le nouveau mandat de négociation qui serait
nécessaire ne prenne en compte les armements navals. Néanmoins, il
me semble qu'un compromis devrait pouvoir être trouvé sans trop de
difficultés.
Enfin, nos observations sur la préparation du
Sommet de Paris sont reçues, en première analyse, sans trop de
réticences. Il existe maintenant une réelle convergence sur le
besoin d'une certaine institutionnalisation de la CSCE, qui, pour
Washington, aurait pour premier intérêt d'accorder une satisfaction
aux Soviétiques. Une contre-proposition de notre part sur ce sujet
pourrait sans doute être examinée favorablement.
En conclusion, j'ai le sentiment qu'en dépit de
notre désaccord, dont j'ai fait état, sur toute une partie de ses
propositions, la Maison Blanche ne manifeste aucune irritation
contre nous. Au contraire, nos appréciations sur les idées
américaines relatives à l'évolution de l'OTAN, venant avant une
sorte de séminaire que tient en ce moment le Président Bush à
Kennebunk Port, pourrait conduire à un sérieux réexamen de ce
dossier. Washington voudra éviter de mettre en lumière une sorte de
fracture avec la France à un moment où nous apparaissons comme le
seul pays de l'Ouest décidé à maintenir un effort de sécurité
satisfaisant.
Mais il ne faut pas se leurrer : beaucoup, au
Département d'État, et certains, dans l'entourage présidentiel,
n'apprécient guère notre attitude vis-à-vis de l'Alliance et voient
en nous un obstacle au maintien du leadership américain sur
l'Europe.
Adoption définitive de la loi sur le travail
précaire. Texte complexe d'une importance considérable, qui va
changer la vie d'un million de personnes en France.
Le Président répond à George Bush sur le concept,
évoqué dans sa propre lettre, d'usage de l'arme nucléaire en «
dernier recours ». Les représentants de la France préciseront au
sein du Conseil atlantique ceux des articles du projet de
déclaration qui ne peuvent s'appliquer, selon nous, qu'aux États
membres des organes militaires intégrés. Naturellement, cela ne
nous empêchera pas de participer, au sein du Conseil, à la
réflexion d'ensemble sur le rôle et les fonctions de l'Alliance,
notamment le développement de son rôle politique, c'est-à-dire
l'examen entre Alliés des problèmes de sécurité relatifs à
l'équilibre européen. Nous souhaitons certes la réduction du nombre
des armes nucléaires, mais si les quelques-unes destinées à
subsister après le désarmement en cours ne sont considérées que
comme des armes de « dernier recours », une dissuasion effective
n'aura toujours pas été rétablie. Cela voudra dire que la défense
des États européens de l'Alliance reposera plus que jamais sur un
dispositif uniquement conventionnel (par ailleurs réduit), la
menace de l'emploi des armes nucléaires n'étant envisagée qu'une
fois une guerre conventionnelle perdue. Au contraire, écrit
François Mitterrand à George Bush, la dissuasion, pour être
effective, doit être précoce. C'est à la fois la solution la plus
efficace et la moins périlleuse. Cependant, la France n'entend pas
indiquer aux autres États membres de l'Alliance la stratégie qu'ils
doivent adopter. Nous ne voulons pas mettre le doigt dans
l'engrenage conduisant à nous mêler de la doctrine nucléaire du
commandement intégré, même si elle nous paraît stupide.
Le Parlement lituanien vote en faveur de la
suspension de la déclaration d'indépendance pour une durée de cent
jours.
Samedi 30 juin
1990
Adoption définitive de la loi Gayssot sur le
racisme. Là encore, une innovation législative de grande
importance.
Dimanche 1er juillet 1990
La présidence du Conseil européen passe à l'Italie
au moment où entre en vigueur la libération totale de circulation
des capitaux au sein de la CEE.
L'union monétaire, économique et sociale entre en
vigueur entre la RFA et la RDA.
A Berlin, nouvelle séance préparatoire à la
prochaine réunion ministérielle des « 4 + 2 » à Paris, le 17
juillet. Les deux délégations allemandes refusent de discuter de la
renonciation à l'arme nucléaire : C'est une
décision qu'il appartient à l'Allemagne de prendre souverainement,
qu'elle prendra mais dont les Alliés n'ont pas à se mêler.
Américains et Anglais acceptent. Les Soviétiques abandonnent eux
aussi très vite le combat. Les Français sont les seuls à dire qu'il
faut que le règlement final contienne une référence explicite à
cette renonciation. Roland Dumas est chargé de le dire haut et
fort. Au bout du compte, à cause de l'insistance française, une
formule un peu compliquée est arrêtée : les deux États allemands
déclareront que l'Allemagne unifiée fera une déclaration de
renonciation, et il sera « pris acte » de cet engagement des deux
États allemands dans le cadre du règlement final. Prendre acte est désormais la seule façon qui reste
aux Quatre d'intervenir dans les affaires allemandes. On sauve la
face, mais qui est dupe ?
Sur la frontière Oder-Neisse, la discussion est
tout aussi rude. Les Allemands déclarent que, bien que les
déclarations des deux parlements donnent déjà aux Polonais toutes
les assurances nécessaires, l'Allemagne, une fois unifiée,
négociera avec les Polonais un traité bilatéral portant sur
l'ensemble des questions en suspens entre les deux pays. Ils
veulent donc lier — cela est nouveau — la question des frontières
aux problèmes auxquels ils tiennent, notamment les droits des
minorités allemandes en Pologne ! Une telle approche compliquerait
les négociations et retarderait le règlement de la question des
frontières jusqu'à l'acceptation par les Polonais de toutes les
exigences allemandes en tout domaine. Là encore, les Français sont
les seuls à dire qu'il faut un traité bilatéral germano-polonais
spécifique sur les frontières, sans amalgame avec d'autres
problèmes, et qu'il faut que ce traité soit préparé dès maintenant
afin d'être prêt pour signature dès l'unification achevée et afin
que les Six en prennent acte dans le règlement final. Cette façon
de voir n'est pas du goût des Allemands.
George Bush écrit à nouveau à François Mitterrand.
Il craint, après la lettre du Président français, que le Sommet de
l'OTAN à Londres n'aboutisse à aucun résultat. Il insiste :
Chevardnadze a dit récemment à Baker que ce
Sommet aiderait les Soviétiques à fixer leur attitude pour les
prochains mois. Le Président :
Et alors, faut-il pour autant que la France
rentre dans le commandement intégré ?
Lundi 2 juillet
1990
Les députés de souche albanaise proclament
l'égalité de droits du Kosovo avec les autres républiques
ex-yougoslaves.
A Tirana, plusieurs dizaines d'Albanais se
réfugient à l'ambassade de RFA sous les tirs des services de
sécurité.
La Slovénie déclare sa souveraineté. François Mitterrand : Il ne faut
pas pousser à cette indépendance. La cassure de la Yougoslavie fera
le malheur de l'Europe.
1426 pèlerins meurent piétinés au cours d'un
pèlerinage à La Mecque.
En dépit des nombreuses et longues réunions
préparatoires, le Sommet de Houston, la semaine prochaine, reste
moins prévisible que tous les précédents. George Bush souhaite y
fixer des principes politiques et économiques communs à certains
pays, créer en somme une sorte de club des démocraties libérales
dont les États-Unis assumeraient le contrôle. Il pense, pour cela,
faire de l'OCDE une sorte d'ONU capitaliste. Tous les autres pays
sont contre.
Trois textes politiques ont été préparés
(terrorisme, conflits régionaux, démocratie). Ils ne traitent
d'aucun problème majeur (ni de l'URSS, ni des problèmes de défense
!). Il faudra voir ce qu'il en est après le Sommet de l'OTAN.
Le texte économique contient encore vingt-deux
points entre crochets sur le commerce, l'environnement et le
Tiers-Monde. Par ailleurs, le paragraphe sur l'aide à l'URSS n'est
pas encore rédigé. La connotation générale de ces textes est
ultra-libérale et ultra-optimiste. J'ai eu beaucoup de mal à
contenir cette propension. Il conviendrait de se montrer encore
plus restrictif, mais notre isolement idéologique rend la chose
difficile. Pour le reste, les Américains se comportent en hôtes
arrogants, multipliant les références à leurs initiatives «
exemplaires ». Sur l'aide au Tiers-Monde, comme les autres, ils ne
souhaitent pas rappeler que 0,7 % du PNB reste l'objectif. Contre
tous les autres, ils veulent que le Sommet donne instruction aux
négociateurs de l'Uruguay Round de réduire les subventions aux
exportations agricoles (ce qui ne toucherait que la PAC) ;
Européens et Japonais demandent au contraire qu'on réduise
simultanément toutes les subventions agricoles, tant pour les
exportations qu'à l'intérieur. Le débat s'annonce sévère.
En matière d'environnement, les États-Unis
refusent d'aller au-delà de l'étude des problèmes posés par la
pollution et de s'engager sur des dates précises pour la réduction
des émissions polluantes (en particulier le CO2). Tous les autres pays sont au contraire d'accord
pour adopter des décisions contraignantes.
Concernant l'aide à l'URSS, le Japon ne veut rien
faire tant que celle-ci ne change pas sur les Kouriles. Les
États-Unis n'ont pas arrêté leur position ; consciente du risque de
paraître laisser l'Europe des Douze diriger la réforme de l'URSS au
lendemain du Sommet de l'OTAN, la Maison Blanche souhaite confier
une mission à une troïka Banque mondiale-FMI-BERD. James Baker ne
veut pas s'engager dans une voie qui conduirait à aider l'URSS sans
retour. Brady, lui, ne veut pas voir la Commission jouer un rôle
dans cette affaire. La Grande-Bretagne et la RFA désirent associer
le Japon et les États-Unis à l'aide à l'URSS ; elles sont prêtes,
pour cela, à parler d'une étude confiée non plus à la seule
Commission, mais à un groupe plus large. Rien n'est écrit, tout
reste ouvert.
Sur tous ces sujets, on note une grande unité des
Européens, souvent rejoints par le Canada et le Japon, et un
isolement des États-Unis dont le gouvernement semble incapable de
se tenir à une position, empêtré qu'il est dans sa cohabitation
avec le Congrès. La RFA est de plus en plus sûre d'elle-même et
dominatrice ; les autres Européens se montrent très coopératifs
avec nous.
En matière de commerce, les États-Unis souhaitent
utiliser le Sommet pour contraindre la Communauté à renoncer à ses
principales exigences dans la négociation agricole.
Le Sommet de Houston constitue la dernière
échéance politique importante avant la fin de l'Uruguay Round.
Compte tenu de l'enjeu que représente l'agriculture pour la France
et pour la CEE, il importe que le signal politique donné à cette
occasion soit un signal de fermeté.
Mardi 3 juillet
1990
Publication d'un rapport du CERC qui évoque
l'aggravation des inégalités de revenus en France. Matignon publie
un communiqué pour répondre et mettre en garde contre les conclusions hâtives. Le
Premier ministre affirme que la croissance économique évolue
en fait vers une plus juste répartition
du revenu national.