ÉPILOGUE
Trois semaines après que j'eus refermé ce journal,
François Mitterrand, incapable de supporter plus longtemps la
présence de Michel Rocard à Matignon, désespérant de trouver une
raison valable de s'en séparer avant les élections législatives,
saisit le prétexte des déficits sociaux pour prendre une décision
pour lui quasi inédite : renvoyer un ministre. Et pas n'importe
lequel : le premier. Il le fait brutalement, sans s'attarder sur
les compliments d'usage — comme d'un laquais, pensera
l'intéressé.
Pour le remplacer, le Président décide d'étonner
le pays comme il l'avait fait après le départ — lui, au contraire,
peu souhaité — de Pierre Mauroy en 1984, en nommant cette fois
encore un Premier ministre d'un type nouveau : ici, la première
femme à s'être jamais hissée en France à ce poste, Édith
Cresson.
Cette nomination ne constitue pas une surprise
pour ceux qui voient depuis des mois s'accroître l'influence de
cette « visiteuse du soir » avec laquelle François Mitterrand aime
à ruminer sa haine des technocrates, son refus des contraintes
économiques, son culte de la volonté.
Deux autres dirigeants socialistes au moins
auraient pu espérer alors accéder à cette fonction : d'abord Pierre
Bérégovoy, qui l'attend depuis 1981 avec la certitude résignée de
celui qui sait qu'il aurait été le meilleur. Mais, malgré les
spéculations de la presse, François Mitterrand ne pense pas
sérieusement à lui. A ses yeux, le ministre de l'Économie et des
Finances n'est qu'un de ses fidèles, qui ne pèse rien
politiquement, fait bien ce qu'on lui demande, n'a pas de raisons
d'espérer davantage et n'incarnerait pas « ce coup de barre vers
ailleurs » que le Président entend donner. Quant à l'autre candidat
naturel, le numéro deux du gouvernement, Lionel Jospin, il a montré
dans la conduite de la guerre du Golfe, lorsqu'il a eu à assurer
l'intérim de Michel Rocard, une grande maîtrise des affaires
internationales, et sa nomination à Matignon aurait été justice.
Mais le choisir serait créer un rival à Laurent Fabius qui reste
encore, aux yeux du Président, la meilleure « promesse » de la
nouvelle génération. D'autres candidats imaginables, tels Michel
Delebarre ou Jean-Louis Bianco, dont j'évoque les noms avec lui à
cette époque, souffrent à ses yeux des mêmes défauts.
Son ambition, pour les deux ans qui restent à
courir avant les élections législatives, est de marquer le pays par
une grande action de modernisation sociale, de secouer les
conformismes industriels et administratifs. Toujours dans
l'impatience, incapable de donner à la réforme économique et
sociale le temps qu'il accorde volontiers à la réforme politique,
il veut des résultats rapides. Il lui faut passer du renard au
bélier. Il ne voit pour occuper ce rôle que l'ancien ministre des
Affaires européennes, qui a démissionné avec fracas quelques mois
auparavant. Cette fidèle de toutes les batailles, cette militante
entêtée incarne parfaitement la revanche qu'il entend prendre sur
tout ce que personnifie à ses yeux Michel Rocard : la recherche du
consensus à tout prix, la peur de déplaire, la gauche
intellectuelle, la compétence impuissante. Elle lui permettra de se
lancer dans une dernière aventure politique, celle du
non-conformisme qui est devenu pour lui, avec le temps, la
meilleure définition du socialisme.
Son jugement sur Édith Cresson n'est pourtant pas
sans nuances : il ne partage pas sa haine de l'Allemagne ; il se
méfie de ses relations dans le monde des affaires ; il s'étonne de
son inculture, de son goût pour une nouveauté trop vite confondue
avec une réforme. Mais il apprécie son franc-parler, qu'il prend
pour de l'audace ; son ignorance, qu'il prend pour du caractère ;
son mépris des autres, qu'il prend pour une liberté de jugement ;
son art de trancher, qu'il prend pour de l'esprit de décision. Il
est sûr qu'elle saura apporter à son second septennat ce contenu
social et cette mobilisation des efforts qu'il a réclamés si
souvent en vain du précédent gouvernement.
Tout de suite, les réalités brisent net ce bel
ordonnancement stratégique : le Président ne laisse pas le nouveau
Premier ministre renouveler en profondeur le gouvernement. La
plupart de ceux qui ont exercé des responsabilités depuis 1981
conservent leur poste. Édith Cresson réussit, certes, à se
débarrasser de certains de ses adversaires ou de ministres trop
marqués par le temps, mais si le Président lui accorde ces maigres
scalps, c'est pour mieux lui refuser celui de Pierre Bérégovoy
qu'elle aurait pourtant aimé accrocher à sa ceinture avant tous les
autres.
Dans ces conditions, ligoté par les barons qui
l'entourent et qui rendent compte directement au Président — tels
Roland Dumas, Pierre Bérégovoy, Pierre Joxe ou Michel Charasse —,
le Premier ministre se révèle incapable d'assumer les écrasantes
responsabilités de sa nouvelle fonction. Il serait injuste de
rejeter la totalité de son bilan. A bien des égards, il est
important et durable : Édith Cresson a su mettre en chantier
plusieurs des plus profondes réformes de ce second septennat, comme
une très remarquable réorganisation de l'apprentissage et une
audacieuse déconcentration des administrations centrales — l'une et
l'autre inspirées par cette haine des élites parisiennes qu'elle
partage avec François Mitterrand. A ces mesures s'ajoute une réelle
mobilisation des milieux industriels pourtant a priori hostiles à la gauche.
Mais si riches de promesses qu'elles soient, ces
actions ne suffisent pas à compenser l'incohérence gouvernementale
provoquée notamment par l'impitoyable bataille que mènent contre
elle les Finances et ses hauts fonctionnaires, le Quai d'Orsay et
ses diplomates.
Le désordre s'empare de l'État et des groupes
parlementaires de la majorité. Le Président ne fait qu'observer ces
querelles, sans vouloir ni pouvoir les faire cesser. Bientôt,
voyant se profiler l'issue tragique des prochaines élections
législatives, les responsables socialistes viennent à l'Élysée
demander qu'on leur donne un autre chef pour les conduire à la
bataille. François Mitterrand ne s'y résigne qu'à l'extrême limite,
furieux d'avoir à reconnaître une erreur aussi lourde : avoir nommé
Édith Cresson sans lui avoir donné les moyens de sa politique,
l'ayant en somme non pas imposée, mais « posée » comme une cerise
sur un gâteau. Cédant à ce qu'il pense être une coalition des
conformismes, il renvoie le seul Premier ministre avec lequel il
s'est senti en réelle connivence depuis Pierre Mauroy.
Pierre Bérégovoy est donc nommé au moment même où
il avait fini par ne plus espérer l'être jamais. Avec son style
fait de douceur et d'entêtement, ce socialiste révolutionnaire
devenu un pragmatique orthodoxe, cet homme de l'Est si méfiant
envers l'Allemagne nouvelle, cet avocat farouche et intelligent du
traité de Maastricht, ne peut que faire passer le gouvernement de
la France de l'excès de cabotinage à l'excès de rigueur, obsédé
qu'il est à juste titre par les déficits budgétaires et sociaux
légués par ses prédécesseurs. Pris injustement dans la tourmente
des « affaires », incapable de se dégager d'un sentiment injustifié
de culpabilité personnelle, ce très grand serviteur de l'État, mon
ami, qui, toute sa vie, n'eut d'autre passion que de servir la
gauche et sa classe, la classe ouvrière, n'a pas le temps
d'imprimer sa marque sur la conduite des affaires publiques.
Vient alors, après des élections législatives à
peine moins catastrophiques que ce que laissait redouter l'état de
l'opinion au départ d'Édith Cresson, une seconde cohabitation.
Avec, à Matignon, un nouveau Premier ministre imposé là encore à
François Mitterrand comme l'avait été précédemment Jacques Chirac,
Michel Rocard, voire Pierre Bérégovoy.
A l'inverse de ce que fit Jacques Chirac en 1986,
Édouard Balladur décide de ne pas affronter le Président sur son
terrain de compétences, se fiant à la jurisprudence établie à
l'arraché sept ans plus tôt. Bientôt, tout semble indiquer que
cette tactique est la bonne et qu'il sera élu Président de la
République en 1995. Et sans doute l'eût-il été si certains
accidents de parcours ne lui avaient rappelé que, comme il l'avait
lui-même écrit dès 1988, Matignon est le plus mauvais lieu d'où se
porter candidat à l'Élysée.
Au total, et aussi incroyable que cela puisse
paraître, pendant ces quatre dernières années de son second mandat,
rien d'essentiel, vraiment rien, ni en politique intérieure ni en
politique étrangère, ne marque la conduite des affaires de la
France par François Mitterrand, sauf qu'il réussit de justesse à
faire ratifier le traité de Maastricht négocié en 1990 et signé en
1991. Malgré — ou peut-être grâce à — cette inaction, le peuple ne
lui tient pas rigueur de l'exceptionnelle durée de son
mandat.
Suis-je aujourd'hui en mesure de jeter un regard
d'ensemble sur ces quatorze années écoulées ?
Au cours de cette période, j'ai eu le plus grand
mal à théoriser ce que je vivais et n'ai pu faire mieux
qu'emprunter la forme transparente mais un peu paresseuse de ce
journal pour rendre compte du flot d'événements auquel j'étais
mêlé. Alors que, sur d'autres sujets, le goût de la théorie ne m'a
jamais quitté, il m'était impossible, sur l'instant, de dégager des
lignes de force dans ce tourbillon de péripéties ou d'anecdotes.
J'ai fini par me faire à l'idée que, chez tout acteur mêlé aux
affaires du monde, les événements ne sont qu'une succession de
chocs, d'émotions, de caprices, de coïncidences le plus souvent
improbables, et qu'aucun corps de doctrine ne permet d'expliquer ni
de prédire ce que l'homme d'action vit comme le champ de son libre
arbitre. Aujourd'hui — aujourd'hui seulement—, je me sens à même de
prendre un peu de recul par rapport à ces événements, de les juger,
c'est-à-dire évidemment de me juger aussi par la même
occasion.
Car je ne puis ni ne veux oublier ou faire oublier
d'où je parle. Pendant dix ans, j'ai servi la France auprès d'un
homme auquel aucun intérêt personnel ne me liait, ni l'attente d'un
poste, ni celle d'un privilège. Si, à un moment quelconque, j'avais
regretté de servir là où je l'ai fait avec passion, je serais
évidemment parti. Mon point de vue sur cette période ne peut donc
être que positif. De fait, pour dire les choses sans trop
d'emphase, j' ai la certitude de n'avoir participé qu'à des actions
honorables et d'avoir accompli une tâche utile à mon pays. Cela ne
me dispense aucunement d'un regard critique. Je sais qu'il y eut
des erreurs commises, des lacunes, des insuffisances, et que j'y ai
pris ma part. Elles nourrissent ma réflexion sur la nature du
pouvoir et les quelques leçons que j'en tire pour l'avenir de la
France.
On s'étonnera peut-être de ne pas trouver ici de
réponses aux questions qu'on me pose souvent sur les découvertes
récentes relatives au passé de François Mitterrand et sur la
relecture qu'elle entraîne de ses idées, de sa trajectoire, de son
rapport à la vérité. Si j'ai, comme on le devine, des observations
à formuler à ce sujet, je les garderai pour moi, considérant ici le
silence comme l'expression ultime de ma gratitude.
Dans le bilan d'une période historique, quelle
qu'elle soit, il est quasi impossible de démêler ce qui relève du
mérite du politique et ce qui est le fruit du travail des peuples.
On peut cependant dresser une liste sommaire de ce qui a été
accompli durant ces quatorze années. Elle est impressionnante : la
suppression de la peine de mort, la décentralisation des pouvoirs,
la libération des médias audiovisuels, l'augmentation d'un tiers du
revenu moyen des Français, la quasi-suppression de l'inflation, le
passage d'un déficit extérieur considérable à un excédent d'un
montant identique, la stabilisation du cours du franc, la
conservation du quatrième rang industriel dans le monde, les
réussites dans les transports et l'énergie, le redressement par
l'État d'entreprises industrielles au bord du dépôt de bilan telles
celles de la sidérurgie ou de la chimie, la sauvegarde du modèle
rural en même temps que sa modernisation, le doublement du nombre
de touristes étrangers reçus, le triplement des créations
d'entreprises, le quintuplement du volume des marchés des capitaux,
l'ouverture des droits à la retraite à soixante ans, la cinquième
semaine de congés payés, l'extension des droits des salariés, la
création du revenu minimum, la croissance du nombre de films
produits, la défense de la place du français dans le monde, la
participation à la construction d'institutions européennes
nouvelles, le maintien d'une aide au Tiers-Monde à un niveau très
supérieur à celui des autres grands pays, l'accueil de plusieurs
millions de travailleurs étrangers et de leurs familles, faisant de
la France un grand pays multiculturel, ouvert, doté d'une jeunesse
exigeante, ambitieuse, créative, cosmopolite et fraternelle.
J'ajouterai la formation de toute une génération de femmes et
d'hommes de gouvernement, à gauche, avec à leur tête, pour
longtemps j'espère, Lionel Jospin.
Tout cela n'est pas mince dans un univers devenu
implacablement compétitif, où l'Amérique a décliné, l'Asie explosé,
l'URSS disparue, où l'Afrique s'est enlisée où rien n'est jamais
acquis, où tout est sans cesse remis en cause.
Sur l'autre plateau de la balance, on mettra bien
sûr l'aggravation continue du chômage, de l'exclusion, des
difficultés d'intégration et des inégalités, les désastres de
l'industrie informatique française, l'insuffisance de la
modernisation de l'administration, la prolétarisation des
fonctionnaires d'État, les retards de la société de l'information —
des téléphones portables au fax ou aux autoroutes de l'information
—, la langueur de la balance des brevets, le recul de la place des
ports français dans le commerce européen, la lente dégradation de
la vie syndicale, les désordres du système de commandement, les
errements des pouvoirs locaux, le développement de la corruption
des fonctionnaires, des élus et des cadres du privé.
La montée du Front national est la mesure de tous
ces échecs. Elle tient pour moi autant au chômage et à l'exclusion
qu'à la négligence, voire la complaisance à l'égard de Vichy ; mais
aussi à la « cohabitation » qui a pu laisser croire aux Français
que la gauche et la droite n'avaient plus rien de vraiment
différent à leur proposer.
Si, en ces quatorze années, la France a beaucoup
changé, le monde, lui, est devenu méconnaissable : à un ordre
mondial bipolaire fournissant des grilles de lecture simples de
l'Histoire, avec des bons et des méchants, des alliés et des
adversaires, à l'opposition de deux idéologies antagonistes ont
succédé une multitude de conflits religieux, d'affrontements
culturels, de batailles ethniques, de compétitions économiques, de
rivalités technologiques, au gré d'alliances changeantes dans
lesquelles l'ennemi mortel sur un front peut se révéler l'allié
principal sur un autre. L'image du jeu d'échecs, si obsédante
pendant la guerre froide, a cessé d'être une métaphore pertinente.
Désormais, la géopolitique s'apparente plutôt à un ensemble de
parties de poker jouées simultanément contre des adversaires aux
coalitions imprévisibles. Dans ce désordre apparent se forgent les
règles du jeu du XXIe siècle. Il ne sera
pas répétition d'un temps antérieur. Dans la démesure du Bien et du
Mal, il revêtira sa propre forme, obéira à ses propres principes,
secrétera sa propre morale.
Il n'y a plus de superpuissances. L'Union
soviétique a disparu. Les États-Unis restent le seul pays à
vocation hégémonique, mais sans en avoir les moyens financiers.
L'Europe surgit économiquement sur la scène mondiale sans s'en être
encore donné les moyens politiques. La planète n'est plus qu'une
foire d'empoigne sans gendarmes, sans juges, où les actions de
solidarité se défont, où tout désormais s'achète et se vend, où
pour la première fois aucune coalition ne peut plus espérer
maîtriser des conflits locaux même en brandissant ses milliers de
têtes nucléaires.
Certains ont su pressentir et gérer ce
bouleversement. Au premier rang de ces maîtres du temps, à
l'évidence, le Chancelier Kohl, homme d'État prééminent de cette
fin de siècle. D'autres, tel George Bush, auraient pu y conforter
leur pouvoir, s'ils n'avaient négligé de prêter attention chez eux
aux forces qui minent les sociétés apparemment les plus prospères
et les plus paisibles. D'autres encore y ont englouti leur pays,
comme Mikhaïl Gorbatchev qui eut le tort de croire à la capacité de
réforme d'un système moribond et à la volonté occidentale de
subventionner son agonie.
Durant ces années-là, François Mitterrand a
continué de tracer son sillon dans l'Histoire, celui d'un homme
d'État d'exception incarnant toutes les contradictions d'un siècle
finissant, traversé de bout en bout jusque dans ses rebondissements
les plus improbables.
Ces bouleversements ont été produits par
l'interaction de volontés et de circonstances imbriquées de façon
incroyablement complexe. Bien naïf serait celui qui se risquerait à
vouloir y déceler quelque chose comme le résultat mécanique de
forces identifiables par une théorie de l'Histoire, quel qu'en soit
l'inspirateur. Ne reste du pouvoir que le mystère, l'obscurité
quasi théologique de son exercice.
En arrivant aux affaires, je m'en faisais une très
haute idée. J'en attendais quelque chose de solennel, de rituel ;
je m'imaginais l'État au service du politique comme un clergé aux
ordres de son Dieu. J'ai eu vite fait de comprendre qu'il n'en
était rien et que, quelles que soient les volontés du Prince, rien
ne se fait sans hâte, sans désordre, sans incohérence ni caprice.
De même, rien ne se décide d'important sans que se dresse
l'opposition farouche d'une bureaucratie animée parfois
d'excellentes intentions et appuyée sur de très sérieux arguments.
Pas une réforme fiscale, pas une loi sociale, pas une action
diplomatique ou militaire qui ne soit aussi freinée ou paralysée
par des groupes de pression le plus souvent proches de ceux chargés
de les mettre en œuvre.
Pourtant, la politique reste un lieu d'action
privilégié, si l'autorité qui l'incarne manifeste une volonté
opiniâtre et accorde une attention de tous les instants à la
traduction en actes des quelques projets qu'elle considère comme
ses instruments majeurs. Cela n'est pas toujours possible. Il faut
pour cela que le cours de l'Histoire rencontre un autre fleuve et
qu'il soit alors possible aux rameurs de marier les deux courants
pour imprimer à leur embarcation une direction librement choisie.
Un choix s'ouvre alors, presque sans contrainte : ce qu'on appelle
bifurquer.
Une fois ces choix opérés, la réussite de leur
mise en œuvre requiert la conjonction de plusieurs conditions : une
vision traduite par un projet permettant de hiérarchiser les
ambitions ; une volonté sous-tendue par la capacité de prendre ses rêves pour des réalités, autrement dit
de les croire réalisables ; enfin, l'emploi de la seule méthode que
j'aie jamais vue se révéler efficace dans l'action collective,
celle du fait accompli, qui consiste à
faire avant de demander la permission de faire.
Ce mode d'exercice du pouvoir politique n'exige
pas d'autres qualités d'un Président de la République que la vision
claire des enjeux, du projet, l'honnêteté, la ténacité, la
connaissance des rouages de l'Administration, la volonté de passer
outre aux intérêts privés ; il n'implique aucunement, comme
certains le croient, quelque turpitude que ce soit. En particulier,
il ne suppose pas de mentir, si ce n'est par omission — et encore,
pas très longtemps. Il peut certes commander de conserver quelques
secrets, mais ceux-ci sont des denrées fragiles dont la durée de
vie est fort brève ; les maintenir artificiellement en vie pour
légitimer l'exercice d'un pouvoir par le secret qu'il contrôle est
une attitude puérile et bientôt dangereuse car elle fait glisser
tout naturellement du secret d'État au mensonge d'État.
Les bifurcations n'ont pas été rares au cours de
ces quatorze années : le choix de soutenir l'installation des
euromissiles américains en Europe, la décision de préférer le franc
fort à son flottement, les Grands Travaux, la création d'Eurêka,
celle de la Banque européenne, la participation à la guerre du
Golfe en constituent des exemples. Elles sont cependant de plus en
plus rares sur une planète de plus en plus intégrée,
interdépendante, où le pouvoir échappe, coule, anonyme et
insaisissable.
La structure actuelle de nos
institutions se prête assez bien à ce mode d'exercice du
pouvoir. Beaucoup plus que le Premier ministre, le Président y est
l'instance principale de l'action. Encore faut-il qu'il sache ne
pas se couper du peuple, vivre sans décorum excessif, reconnaître
au chef de gouvernement le statut de chef de la majorité
parlementaire. Et piloter son action dans la durée : peut-être
est-ce en cela que le « mitterrandisme » a été un succès en
politique étrangère, alors que cette continuité lui a cruellement
manqué en politique intérieure. Car le mitterrandisme est avant
tout une vision pessimiste du monde, un art de manœuvrer les
hommes, une espérance illimitée de justice pour la société.
Sans cette volonté, cette ténacité, cette création
d'un consensus autour d'un défi ou d'une menace, sans ce rêve
individuel à transformer en réalité collective, gouverner se réduit
à décider dans la hâte, l'improvisation, l'à-peu-près, exactement
ce que tout autre occupant de l'Élysée aurait été tenu de décider
par les lois du marché. Et à ne s'occuper alors que de ce qui
constitue l'apparence du pouvoir, c'est-à-dire nommer.
Nommer, le plus manifeste et le plus futile des
pouvoirs, celui qui fascine le plus, qui attise le plus de
convoitises, qui occupe le plus les conversations et mobilise le
plus les esprits de tous ceux qui sont associés aux affaires
publiques. Il est même le seul pouvoir des nouveaux rois fainéants
qui croient décider ce que les marchés leur imposent. A tous les
niveaux, partout dans le monde, ceux qui se disent puissants
consacrent un temps considérable à tenter de faire croire qu'ils
ont de l'influence sur les nominations afin d'attirer sur eux
attentions, faveurs, considérations d'autres puissants. Comme aux
temps les plus anciens, nommer c'est reconnaître, c'est faire
exister, c'est rendre éternel. Et ce pouvoir-ci est d'autant plus
vaste que l'État est centralisé. Pour nommer, il faut de tout temps
posséder, ou du moins contrôler celui qui possède l'institution. En
France, le politique peut donc nommer dans un champ très vaste qui
va du politique à l'administratif et au judiciaire, mais aussi, par
un jeu subtil de troc, d'échanges de services rendus, jusqu'au
secteur privé.
Dans ce jeu cumulatif d'échanges, la plupart des
gens, dans l'appareil d'État au sens large, vivent — souvent très
bien — de cette aptitude à faire croire qu'ils peuvent peser sur
certaines nominations. Le trafic d'influence y est une denrée
beaucoup moins rare et beaucoup plus subtile qu'on ne le croit en
général. Il constitue même le pain quotidien du pouvoir. Pour un
puissant ou supposé tel, ce jeu occupe l'essentiel des audiences,
du courrier, des stratégies d'alliances, à quelque niveau
hiérarchique que ce soit, du sous-chef de bureau au Président. Il
peut se révéler aussi une activité dangereuse pour celui qui refuse
d'y consacrer toute l'attention nécessaire : quand il explique ne
pas vouloir intercéder pour qui que ce soit, les candidats
éconduits pensent qu'il défend en fait un autre candidat et, au
lieu de s'étonner de sa neutralité, préfèrent se plaindre de son
hostilité. Quant aux candidats reçus et aidés, ils n'ont rien de
plus pressé que de se fâcher avec leur bienfaiteur afin d'oublier
qu'il a été pour quelque chose dans leur gloire nouvelle. On
comprendra que c'est délibérément que j'ai écarté de ce journal les
innombrables histoires de ce genre, souvent mesquines et ridicules,
parfois nobles et bouleversantes, qui meublèrent mes
journées.
Au demeurant, de quel droit jugerais-je ? Depuis
1981, je n'ai rien demandé au pouvoir, hormis le privilège de
servir mon pays. Conseiller d'État en arrivant à l'Élysée, je
l'étais en sortant et n'ai pas occupé depuis d'autres postes que
ceux que j'ai créés. J'ai donc pu observer, on ne peut plus
librement, ceux qui se servaient de l'État pour arrondir leur
pécule ou grossir leurs réseaux d'influence, ces anciens dirigeants
révolutionnaires qui se tordaient les mains pour un poste de
section au Conseil économique et social, ces petits maîtres,
ennemis jurés de la gauche politique, prêts à tout pour en obtenir
la Légion d'honneur, ces petits philosophes qui se prenaient pour
de grands diplomates, ces hommes d'affaires et ces moralistes
intransigeants qui se prostituaient pour une place à un dîner
d'État ou dans un voyage officiel, tous ces gens qui espéraient
qu'un coup de téléphone de l'Élysée les ferait responsables d'une
radio, d'une télévision, d'une entreprise publique, d'une
ambassade. Rien d'étonnant à cela : telle est la comédie humaine,
en tout lieu, en tout temps. Mais, à côté de ces mesquineries
inévitables, de ces dérisoires impostures, que de dévouements, de
vraies exigences, de formidables réussites chez des gens honnêtes,
lucides et compétents : au total, la gauche peut être fière
d'elle-même ; elle a traversé cette période avec honneur : de
grands ministres et de grands fonctionnaires y ont accompli de
grandes choses.
Après ces deux septennats, la France a-t-elle
encore, elle, les moyens d'influer sur son propre destin ? Y a-t-il
encore place dans ce pays pour la réforme ? Ou bien rien n'est-il
plus possible à l'échelle de l'Hexagone ? Les hommes politiques
français vont devoir répondre promptement à ces questions et se
prononcer sur les grands défis de demain matin : comment assurer
l'unité et la cohésion de la nation ? la construction européenne
est-elle encore un cadre de référence pour les destinées des
Français ? faut-il — et comment — organiser la mondialisation des
réponses à certaines menaces ?
En France, comme partout dans le monde,
l'unité de la nation est aujourd'hui
menacée par la loi du marché qui pousse à l'abaissement et à la
disparition des frontières, à l'affaiblissement et à la
fragmentation des États, pourtant seuls capables de représenter les
intérêts de l'ensemble des citoyens et dont dépendent l'emploi et
la justice sociale. De plus en plus de décisions échappent au
gouvernement d'un pays ; en fait, il est pris par les décisions
plus qu'il ne les prend lui-même. Il ne lui reste plus que quelques
éléments symboliques, militaires et diplomatiques ; tout le reste,
notamment l'économie, n'est plus de son ressort. Telle est
d'ailleurs sans doute la raison profonde du retentissement qu'a
rencontré la décision française de reprise des essais nucléaires :
à mauvais escient, elle montre un ultime effort de la France pour
se présenter encore en acteur majeur de l'Histoire. Notre pays est
aujourd'hui menacé par une dynamique perverse où le chômage nourrit
l'exclusion qui affaiblit en retour la capacité de trouver du
travail. Il est scandaleux que la France soit aujourd'hui d'un
tiers plus riche qu'il y a quinze ans et que le dixième de sa
population ait, durant cette même période, basculé dans la misère.
Pour en sortir, il faudra se décider à mettre en œuvre des mesures
radicales, contraires à celles que la gauche a essayées jusqu'ici :
réduire drastiquement la durée du travail, redistribuer massivement
les revenus sans pénaliser les créateurs qui font avancer la
société, consacrer d'énormes ressources budgétaires à l'intégration
des minorités, richesse de la France de demain. Il faudra que
l'État accomplisse à cette fin une véritable révolution économique
et sociale, au moins aussi importante que l'a été la révolution
technologique qui la rend désormais possible. Pour la mener à bien,
l'homme d'État devra avoir le courage d'affronter durablement les
risques d'impopularité et savoir expliquer au peuple où il va. Je
crois assez en ce pays pour penser qu'il est capable de vouloir une
telle révolution ; je crois encore assez aux socialistes pour
espérer qu'ils puissent la proposer et la conduire.
Leur faut-il pour autant changer de nom, renoncer
à ce qui a été le signe et le sigle d'une espérance séculaire ? Il
y aurait de bonnes raisons de le faire, à constater les dévoiements
dont ce nom a fait l'objet. Je pense pourtant qu'il y aurait plus à
perdre qu'à gagner à un tel abandon. Un projet juste et séduisant
saura rendre aux mots la couleur du rêve qu'ils ont perdue.
La construction
européenne est la clé de l'avenir de la nation française.
Même si la France peut et doit conduire la révolution dont je viens
de parler, elle est devenue trop exiguë pour espérer peser dans le
monde sans une alliance forte avec ses voisins. Et d'abord avec
l'Allemagne, avec qui il lui faut décider une fusion politique et
militaire de souverainetés qui leur donnera une vraie chance de
devenir ensemble la première puissance économique du monde dans le
siècle à venir. L'arme nucléaire française devra à terme appartenir
à tous les pays qui accepteront la monnaie unique et auront un seul
Président. Au-delà, se donner un projet franco-allemand beaucoup
plus vaste : la construction d'une Europe nouvelle englobant
jusqu'à la Russie et la Turquie, afin de parer aux risques de
guerre venus de l'Est et du Sud. Cette nouvelle Union continentale
de plus de 700 millions d'habitants sera un gigantesque et
passionnant chantier pour le XXIe
siècle. C'est sur ce grand projet que se jouera en Europe
l'abondance ou le déclin, l'emploi ou la ruine, la paix ou la
guerre. Comparées à celle-là, toutes les autres questions sont
secondes.
Enfin, conformément à son génie, la France se doit
d'avoir un projet pour le monde. La planète devient folle, qui
confie son destin aux lois du marché, qui laisse acheter et vendre
si librement tout ce qui tue l'homme, de la drogue aux armes, du
plutonium aux chimères génétiques. Il est urgent de faire à
l'échelle du globe le saut que l'on a fait après la Seconde Guerre
mondiale à l'échelle de l'Europe, et de rêver à la constitution
d'un gouvernement planétaire disposant dans certains grands
domaines (énergie, drogue, écologie, génétique) de pouvoirs de
police, de justice et d'impôt, au moins aussi puissant que l'est
aujourd'hui la Commission de l'Union européenne. Faute de tels
moyens, l'Organisation des Nations unies ne peut en être
aujourd'hui que l'embryon avorté. Seul il pourra enrayer le
processus d'autodestruction de l'homme qui a commencé.
Si ces quatorze années de présidence de François
Mitterrand ont pu contribuer à penser ces futures révolutions,
alors il n'aura pas été pour rien le dernier et le plus grand des
monarques républicains que la France s'est donnés.
Que la gauche, ma famille, nourrisse sa réflexion
et ses projets des leçons de ce passé dont elle n'a pas à rougir,
et elle verra se rouvrir devant elle les portes du rêve et de
l'action.