1986
(du 1er janvier au 16
mars)
Mercredi 1er janvier 1986
Avant qu'il ne parte pour Israël, Charles Hernu
reçoit un appel téléphonique de François Mitterrand qui passe le
réveillon à Latché. Le Président insiste : « Plus un mot sur l'affaire Greenpeace ! »
Jeudi 2 janvier
1986
La décision de boycott de l'Afrique du Sud, prise
en grande pompe il y a trois ans, n'est appliquée par personne, ni
par la RFA, ni par les Anglais. Ni même par la France. Seuls les
Belges et les Luxembourgeois l'ont respectée. Le projet de décret
doit repasser en Conseil.
Vendredi 3 janvier
1986
A l'Élysée, les conseillers réfléchissent à
l'intervention que le Président pourrait faire durant la campagne
des législatives : on retient l'hypothèse d'un vendredi soir, en
février. Trois dates possibles : le 7, le 14 ou le 21, à Lille. Les
élus socialistes du Nord font remarquer que les 14 et 21 seront des
dates de congés scolaires dans leur zone géographique. Le meeting
aura donc lieu vendredi 7 février.
Dîner avec Maurice Faure, toujours aussi
chaleureux et amical. Il en a visiblement assez d'être en campagne,
il aimerait que «le Président le sorte de ses
obligations de campagne électorale en lui donnant quelque chose à
faire, à Paris ou ailleurs ». Il suggère par deux fois : «
Tu ne pourrais pas m'envoyer huit jours en
mission en Éthiopie ? »
Samedi 4 janvier
1986
Réponse d'Assad à la lettre de François Mitterrand
du 31 décembre :
« Je suis heureux de
pouvoir vous informer que nous sommes à présent parvenus à des
résultats définitifs comprenant les éléments de solution à ce
problème dans le sens des idées que nous avons échangées dans nos
lettres (...). Je suis convaincu que tout ira pour le mieux de
manière à assurer une exécution rapide, susceptible de nous
conduire à l'issue heureuse que nous appelons tous de nos vœux.
»
C'est pour demain. Enfin ! Nul n'est au courant et
pourtant, par ondes successives, une sorte d'euphorie s'empare de
tout Paris, et chacun fait mine d'être dans la confidence.
Dimanche 5 janvier
1986
Ce soir, Roland Dumas doit partir pour Damas
chercher les otages. Le Mystère 50 présidentiel est prêt à décoller
à Villacoublay. Mais Assad appelle le Président : « Il y a encore des difficultés à régler. » Le
voyage est simplement retardé. Plus tard, dans la nuit, les Syriens
indiquent à l'ambassadeur de France à Damas qu'ils ont envoyé des
hommes dans la plaine de la Bekaa, à Baalbek, pour chercher les
otages. « Nous vous appellerons dès que les
otages seront là. » On attend. Tout est remis à demain.
L'exaltation retombe.
Lundi 6 janvier
1986
Roland Dumas envoie un message à notre ambassadeur
à Damas : « Que l'opération prévue ne prenne
plus aucun retard. Celui-ci nous surprend et nous préoccupe. Nous
n'en comprenons pas les raisons et en redoutons les conséquences.
»
Mardi 7 janvier
1986
Au petit déjeuner, François Mitterrand glisse :
«Après 1986, j'ouvrirai le champ de la
naturalisation. » Fabius apprécie peu. Le Président poursuit : «Aux
législatives, avec de bons candidats et sur un combat frontal, on
ne peut pas faire moins de 150 élus. »
De Damas, Servant, notre ambassadeur, écrit :
« Il est clair que les Syriens rencontrent des
difficultés, dont ils préfèrent ne pas nous donner le détail, dans
leur dialogue avec le Hezbollah et Téhéran. » Le Hezbollah
craint de libérer les otages avant que Naccache n'ait quitté la
France. Il propose le transfert de Naccache dans un pays tiers tel
que l'Algérie où, sous garde algérienne et française, il attendrait
la libération des otages. Refus français. Sadegh repart pour
Téhéran où, promet-il, il va s'efforcer de plaider la cause de la
France.
Malchance : à Téhéran les pourparlers
franco-iraniens sur le contentieux Eurodif sont enlisés.
Après les attentats de Vienne et de Rome, Ronald
Reagan annonce la rupture des relations économiques et commerciales
avec la Libye.
Mercredi 8 janvier 1986
Ronald Reagan écrit à François Mitterrand pour
dénoncer le rôle de la Libye dans le terrorisme international. Il
propose à nouveau d'organiser une coopération à Sept contre la
Libye. Coopération, oui. A Sept, non !
A la demande de Georges Lemoine, le Président
accepte de se rendre à Chartres afin d'inaugurer une rue
Maurice-Violette. Mais il refuse d'aller inaugurer un IUT à
Montluçon. Jubilation ici, colère rentrée là.
Selon Servant, à Damas, « les
négociations avec le Hezbollah et Téhéran sont difficiles, même si
ni les uns ni les autres ne posent de nouvelles conditions. C'est
le problème des relations de la Syrie avec ses interlocuteurs qui
se trouve posé, en même temps que celui de l'influence iranienne au
Liban. Sans doute aussi les ravisseurs du Hezbollah craignent-ils
qu'en libérant les otages, ils ne se privent d'un gage essentiel
pour leur propre sécurité ».
La Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la
Norvège acceptent notre proposition d'étudier un avion de combat
européen afin de préparer de longue main le remplacement, à la fin
du siècle, de l'appareil américain F 16 dont ils se sont
dotés.
L'accueil est, au contraire, négatif à Bonn, à
Rome et à Londres, déjà lancés dans la conception de leur propre
avion.
Vendredi 10 janvier
1986
Vu l'ambassadeur Grenier qui part prendre ses
fonctions à Damas.
François Mitterrand : « On a
vu de grands savants et de grands intellectuels qui allaient vers
la foi par leur science ; on en a vu d'autres, du même gabarit,
s'éloigner de la foi par la science. Je crois que, naturellement,
la foi n'est pas rationnelle. »
Un piège évident de la foi,
c'est le refus de savoir, le refus d'aller plus loin. On a déjà une
réponse, pourquoi chercher plus loin ? Dans les autres siècles, on
jetait l'anathème sur tous ceux qui savaient, sur ceux qui
croyaient à la transmutation des métaux. On appelait très
rapidement sorcellerie toute expérience nouvelle et toute
découverte scientifique. Donc, le fanatisme est un piège. Je
devrais plutôt dire : le dogmatisme entraîne le sectarisme,
l'intolérance et donc la persécution.
Finalement, l'histoire des
Églises montre que la manière la plus sûre d'assurer la pérennité
de son propre enseignement, de sa propre foi, c'est de disposer du
pouvoir et donc des moyens de l'enseignement. C'est sémantiquement
incompatible si l'on se dit agnostique. On ne peut pas être
agnostique et avoir une foi religieuse. Il y a bien entendu
beaucoup d'hommes de haute stature qui ont une foi dans l'homme
d'autant plus forte qu'ils se passent de l'explication
surnaturelle. Pour moi, il est tout à fait conciliable d'avoir foi
en Dieu et en l'homme, parce que l'homme est porteur d'un message
qui le dépasse. La conquête de sa liberté, son affranchissement
progressif, sa maîtrise du monde, le développement de son esprit
sont tout à fait compatibles avec la foi. Il n'y a pas d'antinomie
entre la foi en l'homme et la foi en Dieu. »
Lundi 13 janvier
1986
François Mitterrand envisage de tenir, avant les
élections de mars, une série de dix déjeuners, par thèmes, avec «
ceux qui font gagner la France », ou un
grand « dîner pour la France qui gagne
» réunissant à l'Elysée deux cents artistes, créateurs,
entrepreneurs, animateurs sociaux de toute sorte. On voit d'où
vient l'idée. Puis il se reprend : « Avancer
avec prudence pour éviter des refus ». Fabius est
contre.
Mardi 14 janvier
1986
Accident d'hélicoptère sur le Paris-Dakar : 5
morts, dont Thierry Sabine et Daniel Balavoine. Daniel avait
toujours su garder la distance juste entre action et
rébellion.
Une date est arrêtée pour le dîner de « la France
qui gagne » : le 14 février. Puis François Mitterrand freine à
nouveau : « Je crains des refus qui joueraient
contre l'utilité de cette initiative. »
Mercredi 15 janvier
1986
Réunion sur le lien TransManche. Le choix est fait
: ce sera un tunnel ferroviaire.
Nouvelles propositions de désarmement de
Gorbatchev «pour libérer la terre des armes
nucléaires d'ici la fin du siècle ». Il reprend
intelligemment à son compte l'approche reaganienne de suppression
de l'arme nucléaire, mais en sautant l'étape de l'IDS. Dangereux :
cela laisserait, à terme, l'Europe à la merci de la puissance
conventionnelle soviétique.
Selon ces propositions, les Etats-Unis et l'URSS
renonceraient à créer, essayer et déployer les armements spatiaux
de frappe. (Cela ne concerne pas les missiles antimissiles basés au
sol.) L'URSS et les Etats-Unis stopperaient tous leurs essais
nucléaires. Ils réduiraient de moitié, en cinq à huit ans (d'ici
1991 ou 1994), leurs arsenaux nucléaires. Ils garderaient un
maximum de 6 000 ogives chacun. Les États-Unis retireraient, «
dans la zone européenne », leurs
Pershing II et missiles de croisière, l'URSS ses SS 20 et ses
missiles de croisière. Les États-Unis ne fourniraient pas de
missiles stratégiques à moyenne portée à d'autres pays. La France
et la Grande-Bretagne gèleraient leurs armements nucléaires «
correspondants ». Les autres puissances nucléaires gèleraient tous
leurs armements « correspondants » et ne disposeraient pas de
missiles sur le territoire d'autres pays.
Lorsque la réduction de 50 % serait atteinte, ils
décideraient la suppression par toutes les puissances de l'arme
nucléaire tactique. L'accord d'interdiction des armements spatiaux
de frappe serait étendu à « toutes les puissances industrielles ».
Toutes les puissances mettraient fin aux essais nucléaires. Enfin,
on déciderait l'interdiction de mise au point d'armes nonnucléaires
basées sur des principes physiques nouveaux.
Puis, à partir de 1995 au plus tard, jusqu'à la
fin de 1999, liquidation des armements nucléaires encore conservés.
Accord universel pour empêcher que l'arme nucléaire ne ressuscite.
Contrôle par des moyens techniques nationaux et des inspections sur
place.
«Au moment opportun »,
cessation de la fabrication des armes chimiques. Liquidation de la
base industrielle de fabrication et des stocks avec vérification
internationale, y compris sur place.
François Mitterrand accepte, avec prudence, la
coopération proposée par Ronald Reagan à propos de la Libye :
« S'agissant des mesures
que vous proposez, j'en ai prescrit, vous le comprendrez, un examen
attentif. La France souhaite mener à ce propos une consultation
approfondie entre Européens. C'est pourquoi elle a donné son accord
à la récente proposition italienne de réunion ministérielle de
coopération politique, afin d'examiner sans délai les possibilités
de renforcer la coopération européenne dans la lutte contre le
terrorisme, les relations des Douze avec la Libye, y compris les
mesures adoptées par les pays concernés, ainsi que la situation en
Méditerranée, et d'arriver à des positions communes.
S'agissant de la Libye,
vous savez que la situation au Tchad et en Tunisie nous a déjà
conduits depuis plusieurs années à faire certains choix draconiens
et à mettre en place un important dispositif de sécurité, qui a
fait ses preuves. Nos échanges avec ce pays, qui ne portent sur
aucun matériel sensible, sont aujourd'hui trois fois moins
importants qu'il y a quatre ans. C'est dire que nous n'avons aucune
intention de compliquer la mise en œuvre des décisions
américaines.
Les éléments que je viens
de rappeler m'amènent à penser que notre coopération dans la lutte
contre le terrorisme doit être intensifiée dans toutes les
instances compétentes, dans le respect de la souveraineté de
chacun. C'est pourquoi j'ai donné aux ministres compétents les
instructions appropriées, qui conduiront rapidement, je l'espère, à
des résultats concrets.
Je propose que les
directeurs politiques américain, britannique, allemand et français
procèdent à un échange de vues confidentiel et approfondi sur les
divers aspects du terrorisme au Proche-Orient.
Nous réfléchissons
également à ce que pourrait être la meilleure façon d'organiser une
coopération régulière entre les pays européens et les États-Unis à
ce sujet. »
Bettino Craxi proteste une seconde fois contre la
prochaine réunion du G 5, prévue à Londres dans quelques jours.
Cette fois, il n'écrit qu'à François Mitterrand :
« La prochaine réunion du
Groupe des Cinq est désormais imminente, mais je n'ai pas encore eu
de réaction formelle à notre demande. D'après les échanges
d'informations que nous avons pu avoir avec les gouvernements des
pays intéressés, il semblerait toutefois que les principales
difficultés à une participation italienne proviendraient des
membres européens.
... Vous êtes certainement
au courant des lourdes charges supportées par l'Italie à la suite
des décisions de la précédente réunion pour maintenir des
conditions ordonnées dans le marché des changes. Les tensions
provoquées dans le Système monétaire européen à la suite de la
chute du dollar ont conduit à une cession importante de réserves de
la Banque d'Italie. Il est objectivement douteux que l'Italie
puisse continuer à participer, je le répète, d'une manière
onéreuse, à l'application de décisions auxquelles elle n'est pas
appelée à prendre part.
Je vous dirai en toute
franchise que cela a réveillé les anciennes critiques sur
notre,participation au SME. Ainsi se sont accrues les pressions de
ceux qui plaident, en de semblables situations, pour le maintien de
vastes pouvoirs discrétionnaires du gouvernement italien, lequel
défendrait certainement mieux les intérêts économiques du pays.
L'on souligne, non sans quelque logique, que l'économie italienne,
en l'absence de liens avec le SME, serait en mesure de bénéficier
de la conjoncture actuelle.
Il n'est pas difficile de
prévoir que, dans l'hypothèse d'une nouvelle absence de l'Italie
aux réunions du Groupe des Cinq, se manifesteront avec plus
d'acuité les demandes de ceux qui, en guise d'alternative à une
augmentation des taux d'intérêt, préjudiciable aux perspectives de
reprise économique, réclament d'ores et déjà un relâchement
unilatéral, bien que temporaire, de la discipline des changes
prévue par le SME. »
Craxi cherche-t-il à préparer la sortie de la lire
du SME ?
François Mitterrand sollicite l'avis de Pierre
Bérégovoy, qui se déclare hostile : si le G 5 devait se transformer
en G 8, pense-t-il, les États-Unis, la République fédérale et le
Japon pourraient organiser entre eux des réunions à trois dont nous
serions exclus. Cela s'est déjà produit à l'époque du Président
Giscard d'Estaing. Bérégovoy propose de ne pas émettre d'avis
négatif tout en laissant le soin au pays invitant, le Royaume-Uni,
d'opposer à l'Italie un refus collectif.
Le Président : «Non. Prévenir
l'Allemagne et la Grande-Bretagne que nous appuierons la demande
italienne » — et il répond à
Craxi : « Vos deux lettres me sont bien
parvenues. Je partage votre argumentation et comprends vos soucis.
»
Jeudi 16 janvier
1986
Réflexion de François Mitterrand sur la
cohabitation : « La question de savoir comment
s'applique la Constitution à la lumière de la libre expression du
suffrage universel relève du Président de la République et de lui
seul, en vertu d'un texte clair et qui n'a jamais été critiqué par
personne jusqu'à présent, personne n'ayant proposé de réécrire
l'Article 5 de la Constitution.
Cet article dicte d'ailleurs
les devoirs du Président et donc ses pouvoirs : il est le garant de
l'unité nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des
engagements internationaux de la France. Cela ne peut être discuté,
pas plus que la responsabilité suprême du Président en matière de
défense de la France.
Passé les premiers jours à
discuter sur les attributions respectives des uns et des autres,
une nouvelle discussion juridique va monopoliser les députés et les
Français : l'opposition propose, dès le lendemain des élections, de
récrire le Code électoral pour revenir au scrutin
d'arrondissement.
Mais ce retour n'est pas
aussi facile, car les interprètes de la Constitution ont récemment
reçu, à propos de la loi sur la Nouvelle-Calédonie, un
avertissement du Conseil constitutionnel: le découpage électoral
précédemment appliqué ne peut être rétabli tel quel, car il est
devenu, du fait des mouvements de population, contraire à la
Constitution. Il n'assurerait plus l'égalité du suffrage populaire,
puisque certaines circonscriptions (une vingtaine) ont un député
pour moins de 50 000 habitants alors que d'autres (également une
vingtaine au moins) ont plus de 200 000 habitants et n'élisent
qu'un député.
... Or, le découpage est de
la compétence des assemblées et chaque député essaie donc, à cette
occasion, de se tailler la meilleure circonscription. On imagine
les heures de discussions parlementaires pour aboutir à un accord :
ils en auront au bas mot pour six mois, pendant lesquels on ne fera
rien d'autre. »
Le Président et le Chancelier Kohl se retrouvent à
Baden-Baden, au quartier général des forces françaises en
Allemagne, pour mettre au point les grandes lignes du processus de
consultation sur l'emploi éventuel des armes nucléaires à courte
portée françaises en Allemagne : pas de consultation sur la
déimition des cibles, ni sur les conditions d'emploi, mais,
seulement en cas de crise, sur la décision d'emploi.
François Mitterrand :
Pour l'emploi des armes préstratégiques
françaises, c'est un problème de consultation entre nos deux pays.
Je pense que, là-dessus, nous pouvons mettre au point un
système.
Helmut Kohl :
La meilleure chose serait que nous arrivions à
une solution analogue à celle qui existe entre le Président Reagan
et nous. J'ai une lettre de Reagan, je veux une lettre de vous.
Nous en reparlerons à Paris.
Le général Saulnier, qui assiste à l'entretien,
est absolument contre.
Après la décision du Conseil constitutionnel
annulant la concession de la Cinq, la Haute Autorité entend à
nouveau tout le monde, y compris Jacques Rigaud. Les dirigeants de
la chaîne annoncent qu'ils ne feront pas d'information avant
septembre...
Vendredi 17 janvier
1986
François Mitterrand à Grand-Quevilly. Décidément,
il adore les meetings. Il arrive agacé, fatigué, et, à la tribune,
il rajeunit de dix ans.
Signature des contrats de la Cinq, modifiés.
Samedi 18 janvier
1986
Nouvelle réunion des cinq ministres des Finances à
Londres. Les Italiens n'ont pas été invités. Les États-Unis et la
Grande-Bretagne font obstacle à une diminution concertée des taux
d'intérêt.
Lundi 20 janvier
1986
Pour la première fois depuis 1979, le prix de
référence du pétrole brut descend au-dessous de 20 dollars le
baril. Le Mexique ne pourra pas payer sa dette. La crise est
là.
Maurice Lévy, patron de Publicis, rencontre
Georges Fillioud et lui présente son projet pour la Six.
Édouard Balladur souhaite rencontrer Roland Dumas
en privé. François Mitterrand l'y autorise, mais l'invite à la
«prudence ». La rencontre, chez un ami
commun, sera l'occasion d'une vaste dissertation sur la
cohabitation. Les grandes lignes d'un code de bonne conduite sont
esquissées.
Les Allemands proposent qu'une lettre conjointe
soit écrite par le Chancelier et le Président français au Premier
ministre irlandais afin de proposer une procédure et un calendrier
pour l'Union politique. François Mitterrand accepte. Je travaille
au projet, de sorte qu'il soit prêt avant le Sommet franco-allemand
du 23 février.
Premiers contacts du Président avec la droite
avant les élections. Par l'intermédiaire de deux vieux amis de
François Mitterrand, Pierre Guillain de Bénouville et Pierre Merli,
Jacques Chirac fait savoir qu'il souhaite être Premier ministre.
D'autres dirigeants de droite — Chaban par le sénateur Merli.
Peyrefitte par Jean-Louis Bianco, Simone Veil par André Rousselet —
font également savoir qu'ils ne diraient pas non si on leur
proposait Matignon.
Au XXVIIe Congrès du PC
à Moscou, Mikhaïl Gorbatchev écarte tous ceux qui se sont opposés à
un moment ou à un autre à son ascension. Les hommes qui l'entourent
portent sur le passé brejnévien un diagnostic sévère. Comme
préalable à toute reprise, ils exigent une véritable « purge » des
mécanismes fondamentaux du système : en fait, ils veulent
introduire l'économie de marché. Une fraction de l'appareil
techno-industriel (le Premier ministre Rijkov et son ancien adjoint
Eltsine, à présent secrétaire du Parti communiste à Moscou) sont
pour. Mais Gorbatchev, quant à lui, n'accepte pas de se lancer dans
une telle révolution. Critique vis-à-vis des réformes hongroise et
chinoise, il préfère une médecine plus traditionnelle. Il refuse
une refonte du système des prix, notamment de celui de l'énergie.
La chute accélérée du prix du pétrole conduit à un manque à gagner
de 9 milliards de dollars. Gorbatchev n'est pas menacé de perdre le
pouvoir, mais il sera contraint, comme l'avait été Brejnev en son
temps, d'accepter une répartition du pouvoir qui entamera son
autonomie. Il entend réduire l'influence politique de l'aile
moderniste de l'armée qui, avec le maréchal Ogarkov, plaide pour
une concentration des efforts vers l'espace, les ordinateurs, la
modernisation du corps de bataille, au détriment de la marine
traditionnelle, d'une présence excessive dans le Tiers Monde, des
gros effectifs et de l'intervention en Afghanistan. Il va avoir
d'autant plus besoin d'une « pause » à l'extérieur.
Mardi 21 janvier
1986
A la demande de Ronald Reagan, le numéro deux du
State Department, John Whitehead, vient à Paris pour proposer une
stratégie commune à Sept sur le terrorisme : «
Les réserves de la France à l'égard d'une concertation à Sept sont
bien connues à Washington. Un renforcement de cette concertation
est néanmoins indispensable, et les six autres pays sont prêts à
engager une coopération plus opérationnelle couvrant tous les
aspects du terrorisme. La France devrait donc faire rapidement des
contre propositions précises si elle veut prendre part au mouvement
en cours. Les États-Unis envisagent en effet d'élargir le cercle
des Six à d'autres pays intéressés (sans doute l'Espagne, la
Turquie, l'Égypte) pour constituer un "groupe des pays partageant
la même attitude ", afin d'améliorer la concertation en cas
d'incident. »
Cette dernière proposition, encore vague, pourrait
apparemment permettre de sortir du cadre formel des Sept. Mais cela
ne nous garantira en rien contre des déclarations intempestives à
ce sujet lors du Sommet des Sept, amplifiant la dimension politique
de la démarche américaine et réduisant d'autant les possibilités de
coopération efficace entre services.
Mercredi 22 janvier
1986
Bob Geldof, le fondateur de Band Aid, élu
« Homme de l'année 1985 » par les
grands journaux américains et Le Point,
est à Paris pour les obsèques de Daniel Balavoine. Dans ses
mémoires, il racontera son déjeuner à l'Élysée avec le Président en
s'étonnant que l'interprète se mêle à la conversation.
L'interprète, c'est moi.
Bleustein-Blanchet et Lévy, reçus par Fabius, se
proposent publiquement pour créer une chaîne musicale, la
Six.
François Mitterrand : « Vivre
est absurde. Nous sommes comme les passagers d'un avion — avec
plusieurs classes — qui boivent du
champagne alors qu'ils savent que l'avion va s'écraser sur une
montagne. »
Dimanche 26 janvier
1986
En route pour la réunion des sherpas à Honolulu, je passe par La Havane. Dans le
palais du vice-roi, à côté du trône réservé au souverain espagnol
au temps de la colonisation, une grande photographie de Juan Carlos
: farce ou... nostalgie ?
L'heure d'entretien annoncée avec Castro se
prolonge. Je passe sept heures avec lui, d'abord en tête à tête,
puis avec Gabriel Garcia Marquez, de 20 heures à 3 heures du matin.
En étonnante forme physique, le lider
maximo est manifestement heureux — et heureux de me
recevoir. D'une extraordinaire vivacité, capable de beaucoup
parler, mais aussi d'écouter et d'interroger avec une attention
soutenue, cet homme qui a beaucoup lu fait preuve d'une curiosité
intellectuelle, d'un appétit de savoir touchants. Résolu à tirer le
maximum de son interlocuteur, rusé dans la discussion mais disposé
à la conciliation, prudent (l'expression : «
Nous faisons très attention à... » revient souvent) mais en
même temps déterminé, il s'émerveille lorsque la pensée de l'autre
rejoint la sienne, et jubile quand il pense détenir la vérité. Il
affiche un comportement d'étudiant (fasciné par l'histoire de
France), d'excellent élève avide d'apprendre pour mieux
faire.
On parle d'abord de la dette du Tiers Monde. Il
rappelle qu'il s'y est intéressé dès sa visite à la CEPAL, à
Santiago du Chili, en 1971, alors que la dette latino-américaine
n'était encore que de 30 milliards de dollars. La situation ayant
empiré, il n'a cessé depuis lors, chaque fois qu'il en avait
l'occasion, de la dénoncer, tant devant les non-alignés qu'aux
Nations-Unies en 1979 (il cite même une lettre au Pape). Chiffres à
l'appui, prenant des exemples concrets (ceux de tel ou tel pays :
Uruguay, Tanzanie, Ghana, à telle ou telle époque), il dénonce
l'aggravation de cette situation à partir du premier choc pétrolier
(égratignant au passage le Japon qui réussit alors à la fois à
faire des économies d'énergie et à augmenter le prix de ses
exportations), campe solidement sur l'idée que la dette est
impayable, appelle à un nouvel ordre économique mondial qui
permette le développement et mette fin au tragique malentendu
Nord/Sud. Pour le Tiers Monde, victime d'échanges inégaux, avec un
pouvoir d'achat divisé par dix en dix ans (une tonne de sucre
valait cinq tonnes de pétrole, il en faut maintenant deux contre
une), il n'y a pas d'autre issue.
C'est « bouleversé par cette
absurdité qu'au début de 1985, alors que l'ouverture démocratique
latino-américaine risquait d'être défigurée par les mesures
drastiques, inhumaines, imposées à de jeunes gouvernements
», qu'il a décidé de parler. Tous les calculs et projections — y
compris les perspectives de rééchelonnement et de réduction des
taux d'intérêt — le confirment dans son analyse : impossible de
payer une dette qui ne cesse de croître, et tous, les plus pauvres
comme les relativement aisés, et « même un bon
élève du FMI comme le Mexique », sont logés à la même
enseigne. « La dette du Tiers Monde est
impossible à payer. Les pays développés ont payé 100 milliards de
dollars pour le pétrole et se sont adaptés. Ils pourraient
s'adapter à l'annulation de la dette dans les pays pauvres.
Les peuples ne doivent pas payer la dette des dictateurs. Si les
Mexicains sont forcés de payer, il y aura une
catastrophe. Il vaut mieux devoir de l'argent à un État qu'à une
banque. On plaide l'internationalisme, et c'est gagné ! Mais
l'Amérique latine n'ose pas. Carthagène n'est pas un club, mais un
semi-club. »
Se défendant d'être un agitateur, de vouloir saper
le système bancaire, il dit n'avoir pris une position dure que par
souci tactique, en quête d'une solution politique et pour marquer
sa solidarité. Reprenant sa thèse sur l'élimination des dépenses
militaires, il l'abandonne aussitôt pour aller plus loin :
«Ce n'est pas la peine d'en discuter plus
longtemps. Il faut une solution rapide. L'effort attendu des pays
industrialisés n'est pas supérieur à ce que leur ont coûté les
chocs pétroliers successifs, et il s'en sont bien remis... En sens
inverse, ils vont économiser, en 1986, 80 milliards de dollars du
fait de la baisse du pétrole... » L'actuelle évolution des
cours porte le coup le plus dur au pays qui a déployé le plus gros
effort pour payer, le Mexique, dont les problèmes fascinent Fidel
Castro : « Les Mexicains n'ont envoyé personne
à la réunion de juin dernier à La Havane. Mais je ne leur en veux
pas... Je fais très attention, je ne dis jamais un seul mot qui
pourrait offenser ce pays, mais il court à une catastrophe sociale.
» Finalement, Fidel Castro, qui prend grand soin, au
passage, de dissocier le rêve de la réalité dans son approche du
problème de la dette, estime que son initiative a été bien reçue en
Amérique latine : «Nos frictions avec Alan
Garcia se sont estompées, Cuba a retrouvé le Pérou (...). L'effort
de réintégration au sein de la famille latino-américaine,
clairement amorcé à partir de la crise des Malouines, demeure
d'actualité. »
Le lider maximo
reconnaît même un rôle positif à la Banque mondiale, « un bon Samaritain que nous respectons, bien qu'il ne nous
ait jamais rien apporté, alors que nous attaquons le
FMI».
Amené à préciser le rôle qu'il a entendu jouer, il
indique : «Je n'ai pas cherché un premier
rôle... J'ai voulu faire naître une idée, et non pas m'immiscer
dans les affaires des autres... Qu'un autre pays, l'Argentine, le
Brésil, le Mexique, prenne l'affaire en main ; j'appuierai tout
autre pays qui reprendra l'initiative. »
Surtout, il conçoit bien la différence entre dette
africaine et dette latino-américaine (dette aux États, dette aux
banques), avec des risques très inégaux d'explosion sociale en
raison des structures de populations différentes (villages et
mégapoles). Dès lors, il ne fera rien qui puisse contrarier les
projets français dans la recherche d'une solution spécifique pour
l'Afrique. « Je coopérerai au succès de la
session spéciale de l'Assemblée générale des Nations-Unies de mai
prochain. Il faut mettre de côté un pourcentage de la baisse des
cours du pétrole pour payer la dette du Tiers Monde. » Pour
lui, la seule solution durable au problème de la dette du Tiers
Monde est un moratoire accordé par les pays industrialisés et
financé grâce aux fonds libérés par une réduction réelle du niveau
international des armements.
Partisan d'une évolution qui éviterait des
explosions imprévisibles et incontrôlables, il insiste en
conclusion sur les raisons tactiques de sa démarche et souligne sa
confiance dans notre pays, le mieux à même de comprendre les
problèmes du Tiers Monde (« l'URSS n'a pas
cette perception »), susceptible de convaincre l'Europe
d'agir plus largement en faveur du développement de l'Amérique
latine.
A propos de l'IDS, une formule fulgurante :
« Pendant que les États-Unis rêvent d'acheter
les étoiles, le Japon achète les Etats-Unis. »
On parle du Superbowl, des États-Unis, de
l'organisation du travail à l'Élysée. Il pose force questions,
parfois d'apparence naïve. Nostalgique, il évoque l'impossible rêve
d'un voyage en Europe. Il amène négligemment la conversation sur ce
sujet en s'exclamant : « Quel dommage que je
ne puisse pas voir tout cela ! Mais vous ne m'accordez pas de
visa... Non, je plaisante, je sais que
je suis invité... Peut-être un jour...» Il y a à la fois de
la rouerie et une réelle émotion dans cette démarche qui se veut
sans insistance...
Lundi 27 janvier
1986
Au Mexique, la chute du prix du pétrole suscite de
l'inquiétude : la négociation avec les banques est compromise et la
stratégie économique du gouvernement vouée à l'échec.
Politiquement, celui-ci ne peut aller au-delà des efforts déjà
consentis et devrait au contraire saisir l'occasion des événements
pétroliers pour desserrer l'étau des contraintes financières. Quand
? Comment ? La question n'est pas tranchée, mais pourrait l'être
incessamment.
Sachant qu'une baisse de un dollar équivaut pour
le Mexique, en rythme annuel, à 550 millions de dollars de perte,
les besoins d'argent frais pour 1986 ne sont plus de 4,1 milliards,
mais de 6,5 milliards de dollars. Il faut donc revoir tout le
programme économique. D'ores et déjà, la perte de recettes fiscales
impliquerait un déficit de 7 % du PIB, au lieu des 4,9 annoncés, et
une dérive de l'inflation. Nouvelles restrictions des dépenses
publiques, ventes d'actifs publics, limitation des importations.
Beaucoup a déjà été fait. Le Mexique n'aimerait pas se résoudre à
des actions unilatérales, mais il pourrait y être contraint, faute
de solution négociée. Il y a bien sûr une autre hypothèse : que les
créanciers prêtent les 6,5 milliards de dollars
nécessaires...
A Mexico, longue conversation, au cours d'un dîner
privé, avec mon ancien élève à Paris, José Cordoba, devenu
secrétaire d'État, et son supérieur, le ministre du Plan et du
Budget, M. Salinas de Gortari. Celui-ci, très proche du Président
de La Madrid, m'explique que le chef de l'État, affaibli, pourrait
être incapable d'empêcher son pays d'aller à la faillite
financière. Politiquement et économiquement, le plan de
stabilisation annoncé pour 1986 représente l'extrême limite de
l'effort qui peut être demandé au pays après trois ans de crise.
Pour fonctionner, ce plan suppose l'apport de 4 milliards de
dollars net d'argent frais par la communauté internationale. Le
plan Baker, loin de favoriser l'obtention de cet argent, complique
les choses : banques et institutions internationales sont incitées
à se renvoyer la balle sans agir. Dans le meilleur des cas, et
avant les événements pétroliers, le Mexique n'aurait pas pu compter
sur l'arrivée effective de ces financements avant le second
semestre. Aujourd'hui, il ne peut même plus compter là-dessus. Il
ne saurait être question de reprendre la négociation sur les bases
antérieures : «La bureaucratie tatillonne du
Fonds et de la Banque est insupportable! » se plaint le
ministre. Il faut, dans les dix jours qui viennent, un geste
politique qui modifie le rapport de forces entre le Mexique et ses
créanciers, avant de mettre en place, pour le long terme, les
formules qui permettent d'alléger le service de la dette.
Le Président de La Madrid hésite, me dit Salinas,
entre trois possibilités. La première : exiger l'application
immédiate et inconditionnelle du plan Baker à hauteur des nouveaux
besoins du Mexique. La deuxième : ne pas honorer cette année les
échéances et renvoyer à un an le paiement des sommes dues, pour
bénéficier d'un répit (convoquer les banques à cet effet et leur
remettre un «junked bond »). La
troisième : établir un lien direct entre la chute du prix du baril
et l'interruption des paiements, dont seraient déduites les sommes
représentant la perte due à la différence entre le prix réel du
pétrole et l'hypothèse admise dans les prévisions mexicaines pour
1986. Techniquement adaptée à la spécificité du cas mexicain, cette
solution aurait le mérite politique de faire porter la
responsabilité à ceux qui, à l'extérieur du Mexique, manipulent le
marché pétrolier. Une fois ce coup frappé, l'avenir pourrait être
envisagé plus à loisir. Il s'agirait alors de conduire au cours de
l'année 1986 une négociation visant à la capitalisation des
intérêts au-delà d'un certain seuil pour les années suivantes. Ce
scénario en deux temps sera soumis dans les prochains jours aux
autres membres du cabinet.
« Au point où il en
est, me dit le ministre, le Mexique
s'estime acculé à jouer cette carte. Sans elle, toute notre
stratégie économique, fondée sur une libéralisation du marché
intérieur et une ouverture sur l'extérieur, s'effondre, et, avec
elle, tout espoir de moderniser l'économie mexicaine. Sans elle
aussi, le cheminement adopté en vue d'une relance, indispensable au
plus tard à la mi-1987, est voué à l'échec. Or, cette échéance est
celle de la succession présidentielle, et il ne faut pas l'aborder
en position d'échec. A la limite, la baisse du prix du baril
apparaît comme une occasion à ne pas manquer pour desserrer les
contraintes. Au point où en sont les choses, il vaut peut-être
mieux que le baril chute — et sortir de cet étau. »
Fabius annonce à Bleustein-Blanchet qu'il sera le
concessionnaire de la Six.
Mardi 28 janvier
1986
Explosion de la navette spatiale américaine
Challenger. Tragédie en direct, vue par des dizaines de millions de
personnes. Moins de deux heures plus tard, magnifique et émouvant
discours de Reagan. Quel beau travail du speech writer !
J'informe le Club de Paris du projet mexicain.
Panique. Coups de téléphone.
Mercredi 29 janvier
1986
A « L'Heure de Vérité », Giscard d'Estaing invite
publiquement Raymond Barre et Jacques Chirac à un meeting commun à
Clermont-Ferrand.
A Hawaï, surréaliste réunion de sherpas dans un palace, propriété japonaise, en
bord de plage, au milieu des guitaristes.
Le Japon propose d'étendre le champ de la
Déclaration de Bonn de 1978 sur les détournements d'avions à tous
les aspects du terrorisme aérien. J'accepte, pour circonscrire le
désaccord. Cela ne suffira pas pour bloquer le développement
parallèle d'une action à Six qui peut conduire à une mise en cause
de l'attitude de la France ; c'est pourquoi je propose de mettre
rapidement au point une formule de dialogue régulier euro-américain
en matière de lutte contre le terrorisme international, par exemple
sous la forme d'une rencontre semestrielle entre la troïka des
directeurs politiques de la Communauté et le sous-secrétaire d'État
chargé de la lutte contre le terrorisme, accompagnés au besoin
d'experts compétents. Au moins, la réunion ne sera pas à Sept
!
Les directeurs des Affaires juridiques des
ministères des Affaires étrangères des Sept pays, qui se sont déjà
réunis plusieurs fois pour parler du terrorisme aérien, ont convenu
de se réunir à nouveau à Tokyo les 18 et 19 février prochains pour
examiner les suites du Sommet de Bonn. Cette réunion n'a pas à
préparer le Sommet de Tokyo ni à prévoir, à notre insu, une autre
date de rendez-vous. J'y veillerai.
Les Japonais proposent une déclaration de
politique générale tentant encore une fois de faire entériner le
concept d'alliance globale Atlantique/Pacifique. Je redis les
raisons de notre opposition à une telle définition
stratégique.
En matière économique, euphorie sur les
conséquences de la chute du prix du pétrole dans les pays
industrialisés, et pessimisme sur ses conséquences à moyen terme du
fait des faillites probables du Mexique, de l'Indonésie, du
Nigeria, de l'Égypte et de quelques autres pays en
développement.
Les Italiens protestent vigoureusement contre la
tenue de la réunion du G5. La Commission aussi est furieuse.
D'autant qu'elle n'est pas non plus représentée au G7 des ministres
des Finances.
Jeudi 30 janvier
1986
A la suite du refus de plusieurs invités de
participer au dîner de « la France qui gagne
» et au colloque « économique », Fabius annule ce projet à
l'égard duquel il s'est toujours montré réticent.
Dimanche 2 février
1986
Raymond Barre décline l'invitation de Giscard à
tenir un meeting unitaire avec Chirac.
Lundi 3 février
1986
Attentat à l'explosif dans la galerie Claridge des
Champs-Élysées.
Mardi 4 février
1986
Attentat à l'explosif à la librairie Gibert
Jeune.
Attentat à l'explosif à la FNAC-Sports,
revendiqué, comme celui d'hier, par le CSPPA (« Comité de
solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du
Proche-Orient », qui entend faire libérer le groupe Naccache). Au
total, les attentats des 3, 4 et 5 février ont fait 19 blessés. Le
signal ne peut être plus clair.
Le Président reçoit le rapport de la commission
chargée fin 1984, par le ministre de la Défense, d'examiner les
perspectives et les conséquences de l'éventuelle apparition d'armes
à laser.
Un système de défense spatiale ne pourrait devenir
réalisable qu'au prix d'un effort de recherche et de développement
considérable. Ce n'est pas avant 2010 qu'une composante spatiale
significative pourrait être mise en place, et elle serait loin
d'être étanche. L'efficacité de nos forces stratégiques devrait
subsister au prix d'une adaptation garantissant que le nombre
d'ogives nucléaires pénétrant les défenses adverses reste suffisant
pour une stratégie anticités, même dans l'hypothèse où un système
de défense spatiale serait déployé par l'URSS.
Jeudi 6 février
1986
Les services d'écoute britanniques interceptent
une communication-radio où il est question de la libération
préalable de Naccache, suivie d'un troc « un
contre un» entre ses quatre complices et les quatres otages.
«Dans ce cas, comment régler le problème de
Morqi, qui s'est envolé de sa cage ? » Qui est Morqi ?
La France l'ignore. Le Quai pense que
c'est Carton et qu'il est mort.
François Mitterrand reçoit le Premier ministre
néerlandais, Lubbers, qui préside maintenant la Communauté pour six
mois et doit se rendre avec nous à Tokyo. Seuls les Grecs et les
Danois hésitent encore à signer l'Acte Unique.
Lubbers : Il faut signer le 17 sans attendre les Danois et les Grecs
s'ils ne sont pas prêts.
François Mitterrand :
Oui, absolument, sans attendre. L'Europe est
capable d'accepter le départ d'un de ses membres.
Lubbers : Oui. On a dépassé l'heure de
la diplomatie, c'est l'heure du droit.
François Mitterrand :
Pour Eurêka, cela doit être hors
CEE.
Lubbers : Il faut mettre le secrétariat d'Eurêka à Bruxelles, avec
un secrétaire général français.
François Mitterrand :
Je suis très hostile à ce que le siège
d'Eurêka soit à Bruxelles.
On discute des excédents agricoles, du Sommet de
Tokyo, du Moyen-Orient (François Mitterrand : « Je suis pessimiste, je ne vois pas en quoi cela peut
bouger. »), et de l'IDS (« Les
États-Unis n'y renonceront pas à Genève. »).
Teltschik m'appelle pour faire savoir au Président
que le Chancelier Kohl recevra Raymond Barre aujourd'hui. Le
Chancelier Kreisky m'appelle pour m'informer qu'il rencontre
Kadhafi à Malte, samedi, et demande si le Président souhaite lui
faire transmettre un message. Shimon Pérès m'appelle pour me dire
qu'il est toujours désireux de rencontrer le souverain marocain ;
il se tient prêt à venir à Paris quand celui-ci y sera, par exemple
à l'occasion du prochain Sommet francophone qui va enfin
concrétiser le travail de Brian Mulroney. Je crains qu'il
n'obtienne jamais le feu vert présidentiel.
Vendredi 7 février
1986
Le général Saulnier rencontre son homologue
allemand, le général Altenburg, pour parler des éventuelles
consultations nucléaires. Celui-ci rappelle que la République
fédérale d'Allemagne dispose, avec ses partenaires américain et
britannique, de deux procédures de consultation de l'emploi du feu
nucléaire « tactique » : l'une à travers l'OTAN, l'autre sur la
base d'un accord intergouvernemental aux termes duquel le Président
américain et le Premier ministre britannique informent le
Chancelier allemand de leur intention d'y recourir. Compte tenu de
notre position au sein de l'Alliance, c'est cette seconde formule
que les Allemands souhaiteraient examiner avec nous.
Dans un tel schéma, la décision d'emploi reste une
décision souveraine relevant exclusivement de l'État détenteur des
armes nucléaires. Le concept d'emploi de l'arme nucléaire
préstratégique française obéit à une logique politico-militaire et
se traduit techniquement par des plans de frappe ayant certaines
caractéristiques. Celles-ci sont-elles compatibles, en tout ou en
partie, avec les desiderata allemands ? Tel est l'enjeu de la
question qui nous est posée aujourd'hui. La consultation souhaitée
s'étend également aux modalités techniques d'emploi de l'arme
nucléaire. Les plans de frappe français seraient en effet assortis
de certaines restrictions touchant d'une part à la nature des
explosions (puissance et hauteur), d'autre part à la désignation
des objectifs (points sensibles à éviter). La portée exacte de ces
limitations ferait l'objet d'une négociation, et le général
Altenburg doit transmettre au général Saulnier un texte précis
énonçant les souhaits allemands en ce domaine.
Meeting à Lille. « En-foi-ré
! » scande le public à l'arrivée de Coluche. A propos du
Président, Michel me dit : « C'est un pro. Il
sait tenir une foule. Et fais-moi confiance, je sais de quoi je
parle! » Un dîner suit où sont réunies autour de François
Mitterrand et de Pierre Mauroy un certain nombre de personnalités,
dont plusieurs ministres. Le Président : « Plus on approchera du 16 mars, plus il faudra transformer
ces législatives en un second tour de présidentielle pour parvenir
à provoquer le réflexe du vote utile dans l'électorat du PC. L'UDF
et le RPR vont peut-être obtenir une courte majorité à l'Assemblée,
mais il y en a trois [Giscard, Barre et Chirac] qui, à force de s'étriper, ont déjà perdu. » Enfin
« Je ne vais pas m'arrêter là.
Je continuerai à intervenir dans la campagne
sous des formes diverses. J'ai quelques
idées... »
A la sortie, Coluche dédicace les épaulettes d'une
haie de gardiens de la paix hilares. Il en est tout fier :
« Si ma mère voyait ça ! »
Samedi 8 février
1986
Discours de Gorbatchev. Personne avant lui
n'aurait pu tenir en URSS les propos suivants : « Bien que, d'après les plans envisagés, l'entreprise de la
"Guerre des étoiles " doive être menée à bien dans plusieurs
dizaines d'années et que seule une poignée d' "enthousiastes "
croie sa réalisation possible, elle risque d'entraîner des
conséquences très sérieuses si les États-Unis persévèrent dans
cette voie. J'admets que, personnellement, le Président Reagan
croie à la mission "salutaire" de la "Guerre des étoiles". Mais,
s'il s'agit d'en finir avec la menace nucléaire, pourquoi les
États-Unis n'accepteraient-ils pas, dans leur principe, les
dernières propositions de l'URSS ? J'ai la certitude qu'on est
conscient de cela à Washington où, pour une personne qui "croit" à
ce plan surréaliste de liquidation de la menace nucléaire, on
compte au moins dix esprits cyniques qui voient les choses tout
autrement que le Président Reagan dans ses discours et ses rêves.
Les uns, par exemple, sachant qu'on ne peut créer de "bouclier
étanche ", sont disposés à voir moins grand, à concevoir une
défense antimissiles limitée — laquelle
engendrerait la possibilité d'une agression nucléaire impunie.
D'autres courent tout simplement après les profits ou bien veulent
entraîner l'URSS dans la course aux armements spatiaux pour saper
son économie. D'autres encore aspirent à creuser l'écart
technologique entre les États-Unis et l'Europe occidentale pour
rendre ainsi celle-ci plus dépendante... Et ainsi de suite.
»
Lundi 10 février
1986
Haïti est en révolte. Devant l'ampleur de
l'émeute, « Baby Doc » Duvalier doit quitter l'île, et Roland Dumas
comme George Shultz cherchent pour lui un pays d'accueil. Le Togo,
sollicité par les Américains, n'a pas donné de réponse. On sonde
les Seychelles, le Brésil.
L'opposition haïtienne de l'extérieur réunit ses
assises après-demain, à New York, pour arrêter sa position face au
nouveau gouvernement. Dans la partie incertaine qui se joue à
Port-au-Prince, il importe que nous soyons dès maintenant présents.
Il y va de l'avenir de notre influence et de la francophonie en
Haïti. Le Président y envoie Christian Nucci.
Mardi 11 février
1986
M. Hu Yaobang, Secrétaire général du PC chinois,
se propose de venir en France du 16 au 19 juin prochains. François
Mitterrand accepte.
Hassan II refuse de venir à Paris pour assister à
la conférence sur la francophonie, la semaine prochaine. Voilà qui
met im à tout rêve de rencontre avec Pérès. Il écrit à François
Mitterrand :
« Monsieur le Président de
la République et Grand Ami,
Vous avez bien voulu nous
convier à venir à Paris les 17, 18 et 19 février pour participer à
la réunion des chefs d'État et de gouvernement ayant en commun
l'usage de la langue française.
L'intérêt d'une telle
rencontre ne nous échappe guère, tant nous estimons impérieux, dans
la conjoncture mondiale actuelle, de ne négliger aucun moyen
susceptible d'ouvrir et de renforcer la voie de la coopération
entre tous pour un meilleur développement et un plus grand progrès
de la science et de la connaissance.
Dès lors, nous aurions tant
désiré être parmi les participants à cette importante
réunion!
Malheureusement, des
obligations auxquelles nous ne pouvons nous soustraire nous
retiennent au Maroc, et nous regrettons bien sincèrement de ne
pouvoir répondre à votre aimable invitation.
Le Maroc ne sera cependant
pas absent de vos délibérations. Notre ministre des Affaires
étrangères et de la Coopération l'y représentera.
Je saisis cette occasion
pour vous dire combien je suis fasciné par la manière dont vous
dirigez la campagne électorale des législatives. Elle confirme et
dépasse ce que je savais de vous :
l'art de la stratégie et les réflexes d'un grand homme
d'Etat.
Navré, sincèrement, de ne
pouvoir vous dire cela — et beaucoup
d'autres choses — de vive voix, je vous
prie, Monsieur le Président de la République et Grand Ami, de
croire en mon amitié sincère et ma très haute et sympathique
considération. »
François Mitterrand : «
Quelquefois, je dis à mes amis, pour rire : le seul Juif pas
intelligent, c'est Jacob. C'est un naïf qui est toujours trompé,
mais pourtant c'est lui qui a fondé l'Etat d'Israël... Moïse, lui,
ne voulait pas devenir Moïse; mais il n'a pas obéi à la logique de
son rang de prince égyptien. Il n'aurait été qu'un grand prince,
alors qu'il est devenu Moïse. »
Mercredi 12 février
1986
La police, secondée par la DST, effectue une rafle
dans les milieux militants pro-islamiques, qui se solde par une
cinquantaine d'interpellations. Deux Irakiens, opposants au régime
de Bagdad, font l'objet d'un arrêté ministériel d'expulsion pris le
jour même. Le premier, Fawzi Hamza, demande à partir pour la
Grande-Bretagne ; le second, Hassan Kheireddine, interpellé à Caen,
souhaite gagner le Paraguay... Pierre Joxe a bien travaillé !
Samedi 15 février
1986
Pierre Messmer fait une visite discrète à
Jean-Louis Bianco, secrétaire général de l'Élysée. Sujet de la
conversation : le Tchad et la situation en Afrique, où l'ancien
légionnaire vient d'effectuer une tournée.
Lundi 17 février
1986
Un avion libyen bombarde la piste de l'aéroport de
N'Djamena.
Le Foreign Office refuse d'accueillir l'Irakien
expulsé Fawzi Hamza.
Sommet francophone. Enfin, on peut repérer, comme
autour du Commonwealth, une communauté Nord/Sud unie par sa langue.
On parle économie. Les Canadiens proposent un projet de résolution
sur la Dette. Il est très éloigné des demandes du Sénégal et ne
souffle mot de notre projet de conférence monétaire.
Mardi 18 février
1986
François Mitterrand donne l'ordre de préparer un
nouveau dispositif au Tchad (« Épervier »).
Fabius songe à Crépeau pour succéder à Badinter,
qui quitte le gouvernement demain pour présider le Conseil
constitutionnel à l'expiration des trois années de mandat de Daniel
Mayer.
Mercredi 19 février
1986
Clôture du Sommet de la francophonie.
Michel Crépeau : « Quand je
suis arrivé à l'Élysée, le Président m'a dit : "Je vous verrai à la
fin du Conseil avec le Premier ministre. " J'ai cru que j'allais me
faire engueuler. Finalement, c'était pour me demander de remplacer
Badinter. »
Robert Badinter est nommé Président du Conseil
constitutionnel. Son bilan est magnifique : abolition de la peine
de mort, abrogation de la loi « anticasseurs » et de la loi «
Sécurité et Liberté », suppression de la Cour de Sûreté de l'État
et des tribunaux permanents des forces armées, suppression du délit
d'homosexualité, institution d'un habeas corpus, droit au recours
individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme,
meilleure indemnisation des victimes d'infractions, accélération de
la réparation des préjudices, renforcement des droits des victimes
d'accidents de la circulation, accès à la justice facilité pour les
plus défavorisés (le nombre des bénéficiaires de l'aide judiciaire
a été multiplié par 1,5).
Asunción s'oppose à l'entrée de Duvalier au
Paraguay. Les Paraguayens refusent aussi de recevoir Hassan
Kheireddine, l'autre Irakien expulsé.
Honte : expulsion vers Bagdad des deux opposants
irakiens ! La DST avait, «à toutes fins
utiles », réservé pour eux des places à bord d'un appareil
des lignes aériennes irakiennes à destination de Bagdad. A Orly,
ils protestent et se débattent. Menottés dès leur arrivée à Bagdad
où ils sont arrêtés par la police de Saddam Hussein.
Le Président est furieux de cette décision du
ministre de l'Intérieur. Le gouvernement français multiplie les
contacts avec le régime de Saddam Hussein pour obtenir, à défaut de
leur retour en France, l'assurance que les deux Irakiens auront la
vie sauve. Bagdad fait savoir qu'ils ne seront pas exécutés.
L'ambassadeur Jacques Morizet et Jean-Claude Cousseran se rendent à
Bagdad pour tenter de les ramener. En vain.
Le général Altenburg fait remettre au général
Saulnier un projet de déclaration conjointe pour le prochain Sommet
franco-allemand :
«Dans le cadre de la
collaboration politico-stratégique avec la République fédérale
d'Allemagne, le gouvernement français se déclare disposé à
consulter le gouvernement allemand avant tout emploi d'armes
nucléaires françaises dans la mesure où un tel emploi affecterait
directement des intérêts vitaux de la République fédérale
d'Allemagne.
Les gouvernements des deux
pays ont donné leur accord à une coopération opérationnelle
élargie. En cas de besoin, le gouvernement français emploiera des
forces françaises sur le territoire de la République fédérale
d'Allemagne dans le but d'appuyer la défense de l'avant, tout en se
réservant la décision sur la nature et l'ampleur de cet emploi.
Selon la volonté des deux gouvernements, des options d'emploi
opérationnel devront être expérimentées en temps de paix, à partir
de 1986, sous la forme d'exercices de grandes unités.
Les deux gouvernements ont
donné leur accord à une formation en commun, en ce qui concerne les
personnels militaires supérieurs, dans les Ecoles de Guerre de
Paris et de Hambourg, ainsi qu'à une formation avancée — dans une
première phase, au Centre des Hautes Etudes militaires à Paris — de
ces personnels dès 1986, dans le but de les préparer à des
fonctions de commandement supérieures. En donnant son assentiment à
cette solution, le gouvernement français part de l'hypothèse qu'en
contrepartie, une formation avancée analogue pourra être dispensée
dans un proche avenir à des officiers français dans le cadre d'une
institution de formation avancée comparable en République fédérale
d'Allemagne. »
Beaucoup à discuter avant d'accepter cela : en
bref, le Chancelier demande à être associé à la décision d'emploi
de l'arme nucléaire française.
Jeudi 20 février
1986
Une fois terminé le Sommet francophone, le
Président reçoit Brian Mulroney. Il lui parle du voyage qu'il
compte faire au Canada en septembre 1987 à l'occasion du prochain
Sommet de la francophonie — façon de dire qu'il sera toujours
là.
Brian Mulroney : « Vous avez
favorisé l'unité canadienne. Votre visite chez nous sera
inoubliable (...). Pourquoi Reagan se comporte-t-il ainsi sur la
question du Nicaragua ? »
François Mitterrand cite l'exemple de Peña Gomez
et de Carter qui ont réglé le problème de Saint-Domingue, lors du
départ de Trujillo, sans crise.
Mulroney explique qu'il a appelé Reagan un samedi
après-midi pour lui annoncer qu'il refusait de s'associer à l'IDS
après que Weinberger eut évoqué l'hypothèse d'installer des
Pershing aux États-Unis. Il s'attendait à une explosion de colère.
Reagan se montra au contraire très « relax ».
A 20 h 30, la Cinq commence à émettre. Débauche de
bulles et de paillettes. Le Président : «C'est
peut-être une des meilleures décisions de mon septennat. »
Antoine Riboud aurait voulu en être. Jérôme Seydoux a refusé.
Vendredi 21 février
1986
Stupeur : le Chancelier demande l'accord du
Président sur le texte transmis avant-hier par Altenburg, lequel
« aurait été négocié entre Saulnier et son
homologue ».
Mais rien n'a été négocié ! Le général Saulnier
n'a vu qu'une fois son homologue. Celui-ci a décommandé le
rendez-vous suivant tout en lui faisant remettre un projet de
déclaration conjointe. Mais ils n'en ont jamais discuté !
Teltschik vient me voir lundi matin à ce
sujet.
François Mitterrand enrage contre Poher qui a fait
une déclaration d'une rare violence après la nomination de Robert
Badinter au Conseil constitutionnel : «Je ne
veux plus voir ce minable ici. »
Samedi 22 février
1986
TV 6, chaîne musicale,
commence à émettre.
Lundi 24 février
1986
Cinq Français sont arrêtés à Téhéran.
Bilan de la législature : de 1980 à 1985, la
croissance française aura été en moyenne de 1,2 % par an, soit
autant que celle constatée dans la CEE. Mais, au contraire de
chacun des autres pays, nous n'avons jamais connu de diminution du
PIB pendant cette période. L'écart d'inflation avec la moyenne de
la CEE a été annulé; l'écart d'inflation avec la RFA est tombé de
8,1 points à la fin de 1980 à 3,1 points en septembre 1985. Et ces
résultats ont été obtenus malgré un dollar élevé et une libération
progressive des prix. Le déficit du commerce extérieur en 1984 et
1985 est quatre fois moins important que celui de 1980, dernière
année de la gestion de M. Barre ; le solde des transactions
courantes est pratiquement équilibré en 1984 et excédentaire en
1985, alors qu'il était négatif en 1980. Un déficit global du
secteur public (État, Sécurité sociale, collectivités locales)
inférieur au déficit moyen des pays industrialisés. Un endettement
de l'État parmi les plus faibles du monde occidental. L'État a
d'ailleurs remboursé par anticipation, en août 1985, une partie de
sa dette extérieure (15 %). L'effort de recherche a connu un très
sensible accroissement : de 1,8 % du PIB en 1980 à 2,25 % du PIB en
1985. Les résultats des entreprises se redressent : tombé à 23,1 %
à l'issue de six années de dégradation, le taux de marge des
entreprises dépasse 25 % en 1985. Les entreprises industrielles
nationalisées en 1982 sortent du rouge ; déficitaires de 1,7
milliard de francs en 1981, elles sont bénéficiaires avec plus de 5
milliards de francs de résultat positif en 1985.
Je vois Teltschik à Paris. On commence à négocier
le texte d'un éventuel accord militaire à partir du projet proposé
par Altenburg. Le débat porte sur la décision d'emploi de l'arme
nucléaire.
François Mitterrand répond à Gorbatchev sur son
plan de désarmement :
«... Aux yeux de la France,
l'objectif ultime de l'élimination de l'arme nucléaire est légitime
s'il n'est pas séparé de la suppression des autres armes. Il serait
artificiel d'isoler le problème de l'arme nucléaire en Europe,
comme ailleurs, des équilibres d'ensemble dont elle est partie
prenante. Pour parler plus particulièrement de l'Europe, j'ai noté
que vous proposiez un certain nombre de mesures quant à la
limitation de l'arme chimique. Vous évoquez également la conférence
sur le désarmement en Europe et le problème des mesures de
confiance. Je crois que c'est par là qu'il faudrait commencer. Il
serait très intéressant que vous précisiez ces propositions et
avanciez un calendrier en ce qui les concerne.
Vous connaissez les
conditions que j'ai posées en septembre 1983, à la tribune des
Nations-Unies, à une participation de la France à un processus de
désarmement nucléaire, par exemple sous la forme d'une conférence
sur le désarmement des Cinq puissances.
La situation présente n'a
pas suffisamment évolué pour que la France ralentisse son effort
d'adaptation de sa force de dissuasion dans un but évidemment
défensif. »
François Mitterrand répond à Ronald Reagan sur le
même sujet :
«... La démarche de M.
Gorbatchev est assurée et inventive, du moins quant à la forme, car
ses objectifs demeurent ceux que nous connaissons. Hormis les
questions liées aux armements stratégiques et à l'espace, je relève
que la préoccupation prioritaire des Soviétiques reste d'obtenir la
disparition des armes nucléaires d'Europe. Faute d'avoir pris les
précautions indispensables, aller dans ce sens serait accroître la
possibilité pour l'URSS d'exercer des pressions sur notre continent
en usant de la menace des forces de toute nature, y compris
conventionnelles et chimiques, qu'elle y a accumulées.
Néanmoins, le plan de M.
Gorbatchev comporte des éléments intéressants et, tel qu'il est
présenté, il est propre à séduire certains. C'est pourquoi
j'estime, comme vous, qu'il mérite une réponse sérieuse. Il est
nécessaire de rappeler à l'URSS et aux opinions que la paix découle
de l'équilibre de toutes les forces, et que tout désarmement doit
prendre en compte l'ensemble des armes existantes. C'est pourquoi
je souscris entièrement à votre remarque selon laquelle la
suppression finale des armes nucléaires est un objectif louable,
qui sera difficile à réaliser, et qu'il faut pour cela nous
"pencher sur les conditions qui ont rendu ces armes
nécessaires".
C'est bien pourquoi mon
pays estime, comme vous le savez, qu'en Europe il conviendrait de
corriger en premier lieu le déséquilibre conventionnel, armes
chimiques incluses. M. Gorbatchev avance quelques propositions dans
ces domaines, mais elles demeurent imprécises et ne comportent pas
de calendrier. Nous pourrions lui demander des précisions sur ce point décisif. Il en va de
même des éventuels moyens de vérification des accords
conclus.
S'agissant enfin des
tentatives réitérées des Soviétiques d'imposer à mon pays des
contraintes sur ses moyens nucléaires, vous connaissez nos
positions. La France n'acceptera pas d'interrompre la modernisation
nécessaire de sa force de dissuasion alors même qu'aucune des
conditions de bon sens que j'ai posées en septembre 1983 à la
tribune des Nations-Unies à une éventuelle participation de mon
pays au processus de désarmement, par exemple sous la forme d'une
conférence des Cinq puissances nucléaires, ne serait remplie ou
même en voie de l'être. Il faudrait pour cela qu'ait été réalisée
effectivement une réduction significative des arsenaux américain et
soviétique, mais aussi qu'aient été corrigés les déséquilibres dans
le domaine conventionnel et éliminée la menace chimique, et enfin
que n'aient pas été développées d'autres armes susceptibles de
peser sur la crédibilité des politiques de dissuasion
nucléaire.
A fortiori, aucune
réduction ne saurait être envisagée si ces conditions n'étaient pas
réunies.
Je n'ai jamais douté de
votre détermination à refuser tout arrangement avec les Soviétiques
qui ne tiendrait pas compte des préoccupations fondamentales de mon
pays. Je me félicite à cet égard de votre engagement selon lequel
"il n'y aurait pas, dans le projet d'accord que vous proposez, de
contraintes agréées s'agissant des forces du Royaume-Uni ou de la
France".
Mon pays n'est pas partie à
la négociation de Genève mais, d'un simple point de vue logique, je
partage également votre analyse quant à la nécessité de ne pas
ignorer, pour tendre vers une véritable "option zéro ", les
missiles SS 20 stationnés en Asie, mais mobiles, ni, par ailleurs,
les missiles à courte portée en Europe, ni, ajouterai-je, les
armements conventionnels et chimiques.
Je me réjouis du climat de
confiance qui règne entre nous sur ces problèmes si déterminants
pour l'avenir de nos peuples et vous prie d'agréer, Monsieur le
Président, cher Ron, l'expression de ma très haute considération.
»
On ne fait pas plus aimable et conciliant.
Mardi 25 février
1986
Au petit déjeuner, François Mitterrand, sur la
cohabitation :
« S'ils choisissent
eux-mêmes un Premier ministre, je ne le désignerai pas. Le RPR, ce
sont des hommes de violence, qui piétinent les institutions qu'ils
ont fondées.
Ce serait amusant de nommer
un Premier ministre par jour, entre le 16 mars et le 2 avril :
l'union de l'opposition s'en porterait sûrement bien ! Ils ont
trahi les hommes ; maintenant, ce sont les institutions qu'ils
trahissent. »
Le Président approuve la suggestion de Mary Seurat
: envoyer quelqu'un à Téhéran. Les contacts actuels peuvent en
effet ne pas avoir suffi à donner le signal politique
éventuellement nécessaire.
François Mitterrand reçoit Vernon Walters,
ambassadeur américain à l'ONU, qui vient lui parler de la Libye :
« Fin mars, nous entrerons dans le Golfe de
Syrte. Si vous voulez, vous pouvez réfléchir à une attaque
terrestre simultanée. Parlons-en. » Le président l'écoute,
sans plus.
Le Président sur Fabius : «
C'est au total un très bon Premier ministre, compétent, lucide et,
au-delà. Il lui aura manqué six mois pour gagner les élections.
»
Mercredi 26 février
1986
Maurice Duverger espérait bien rejoindre son
collègue Georges Vedel, nommé, lui, par Giscard, autour de la table
des « Sages » du Palais-Royal. Beaucoup ne veulent pas de lui. Ni
maintenant, ni plus tard.
Jacques Chirac pose ses conditions pour gouverner.
Le Président hausse les épaules.
Jeudi 27 février
1986
Dernier Sommet franco-allemand de la législature à
l'hôtel Marigny. Même rituel. Le sujet d'aujourd'hui est celui de
la coopération dans la décision d'emploi de l'arme nucléaire,
aboutissement de quatre années de rapports confiants :
Helmut Kohl :
L'ambiance est difficile pour moi. Je suis
victime d'attaques personnelles.
François Mitterrand :
J'ai pensé à vous durant cette campagne
calomnieuse.
En France, le PS a eu seul la
majorité une seule fois en un siècle et demi. La question est de
savoir si la droite sera majoritaire ou non. Selon les sondages,
ils auront la majorité absolue. Mais ils font un jeu à trois, comme
chez vous où j'irai d'ailleurs bientôt prendre des leçons
!
Helmut Kohl :
Vous avez déjà traversé beaucoup de
tempêtes...
François Mitterrand :
Parlons des questions militaires. J'ai tenu
compte, dans mon livre1, de vos idées. Quant à la note que vous m'avez donnée
hier, je vais l'étudier ce soir.
Helmut Kohl :
Ça ferait très bien dans le contexte
général.
François Mitterrand :
Je suis d'accord pour une coopération
politico-stratégique avec le gouvernement allemand dès lors que le
territoire allemand est affecté. Cela ne peut être confondu avec
une codécision sur l'arme nucléaire, qui exige une très grande
rapidité de décision. C'est une affaire de minutes. Il faut donc
avoir une bonne liaison. Je suis prêt à organiser cette
consultation ou à rédiger une lettre sur ces bases. Pour ce qui est
de la coopération opérationnelle, je
suis aussi d'accord. La première armée et la FAR sont habilitées
par moi seul à dépasser la ligne Rhin-Danube-Main, et à aller vers
la frontière. Il faut donc faire attention au vocabulaire et éviter
l'expression de "bataille de l'avant". Il y a 50 kilomètres entre
la ligne RDM et la frontière. C'est très court. Ce sont des
batailles sur des mots, mais l'opinion française est très
sensible.
Helmut Kohl :
On peut les laisser tomber.
François Mitterrand :
Je vous propose d'aller à la frontière, mais
sans commandement de l'OTAN.
Helmut Kohl :
Pas de problème.
François Mitterrand :
Dans ce cas, il faut rédiger une lettre
secrète d'une page.
L'affaire est entendue.
Puis la discussion reprend sur la Déclaration
commune franco-allemande préparée par Teltschik et moi la veille, à
partir du projet Altenburg. Un paragraphe est particulièrement
discuté :
« Dans les limites
qu'impose l'extrême rapidité de telles décisions, le Président de
la République se déclare disposé à consulter le Chancelier de RFA
sur l'emploi éventuel des armes préstratégiques françaises sur le
sol allemand. Il rappelle qu'en cette matière, la décision ne peut
être partagée. Le Président de la République indique qu'il a
décidé, avec le Chancelier fédéral, de se doter des moyens
techniques d'une consultation immédiate et sûre en temps de crise.
»
Le point crucial de la discussion, réglé
in fine, est l'expression «sur le sol allemand », qui inclut l'Allemagne de
l'Est, alors que le texte d'Altenburg prévoyait seulement le
territoire de la RFA. Genscher a beaucoup insisté là-dessus.
Amnesty International annonce que l'un des deux
Irakiens renvoyés à Bagdad a été exécuté. Nous sommes
effondrés.
Vendredi 28 février
1986
Jean-Claude Héberlé transmet son projet de
Carrefour international de la Communication, qui complète et
précise les différentes études réalisées depuis 1982 pour la Tête
Défense.
Les trois axes que privilégie ce projet sont la
représentation de la riposte française et européenne en matière de
communication, la recherche sur les sujets clés de l'avenir, enfin
l'établissement d'une véritable Cité de la Communication
accueillant un grand nombre de télévisions du monde, lieu de
recherche et de référence pour les nouveaux produits et les
nouveaux usages du secteur de la communication.
Assassinat d'Olof Palme. Trop seul ? Trop menacé ?
Trop radical ?...
Adoption de la loi Delebarre sur l'aménagement du
temps de travail. Dernière loi de la législature.
Canal-Plus atteint le
nombre d'abonnés (800 000) nécessaire à son équilibre. Magnifique
succès.
Michel Camdessus, nouveau gouverneur de la Banque
de France, propose de créer un nouveau billet à l'effigie du
Général de Gaulle. François Mitterrand hausse les épaules : «
C'est trop tôt. »
Samedi 1er mars 1986
Jacques Chirac a l'intention, dit-on, s'il en a un
jour les moyens, de retirer la Cinq à
Seydoux pour la confier à RTL. C'est
possible, le contrat de la Cinq ne
prévoyant aucune indemnisation précise autre que celle que
pourraient fixer ultérieurement les tribunaux.
L'hiver, très rude, se termine. Les « Restos du
cœur » auront servi huit millions de repas gratuits. Magnifique
!
Dimanche 2 mars
1986
Le Président joue avec l'idée de démissionner
avant les élections de mars. Et de se représenter...
Show télévisé Mitterrand-Mourousi (« Chébran »).
Lundi 3 mars
1986
Le Président me confie : « Je
choisirai Chirac : c'est le plus dur. Il faut l'affronter de face.
»
Le successeur de Saulnier, Gilbert Forray, reçoit
quatre officiers américains et discute du plan d'une attaque
militaire contre la Libye en cas de nécessité.
Je reçois le premier projet de future déclaration
générale du Sommet de Tokyo, proposé par les Japonais :
«Nous, chefs d'État et de
gouvernement des sept grandes démocraties industrielles des régions
du Pacifique et de l'Atlantique, ainsi que les représentants des
Communautés européennes, avons saisi l'occasion de cette rencontre
à Tokyo pour définir nos objectifs tant pour ce siècle que pour le
prochain (...). L'heure est venue pour l'Atlantique et le Pacifique
d'unir leurs énergies dans la quête d'un ordre international plus
sûr, plus sain, plus civilisé et plus prospère... »
Bavardage globalisant. Pas difficile à
maîtriser.
Mardi 4 mars
1986
Au petit déjeuner, François Mitterrand : «
Après le 16 mars, je serai moralement à
Rambouillet. Mais il est évident que je m'occuperai et contrôlerai
tout ce qui touche à la sécurité de la France. Avec Chirac, la
corde se tend toujours, mais elle ne casse jamais. »
Mercredi 5 mars
1986
Le Djihad annonce l'exécution de Michel Seurat, en
riposte à l'expulsion des deux Irakiens. Terrible vengeance. Honte
sur la République, même si c'est faux.
Hachette acquiert les parts de la Sofirad et prend
le contrôle d'Europe 1. Retour à la
case départ...
Jeudi 6 mars
1986
Baisse des taux d'intérêt allemands, suivie par
tous les grands pays.
Réflexions sur un éventuel usage des ordonnances
par un gouvernement de droite : la décision du Conseil
constitutionnel du 1er janvier 1967
permet d'exiger que, dans la loi d'habilitation, le champ des
ordonnances soit à l'avance délimité de façon très précise. Cette
loi d'habilitation peut donc être l'occasion d'un débat
parlementaire approfondi et d'une intervention du Président en tant
que gardien de la Constitution.
Lettre de François Mitterrand à Jean-Claude
Héberlé :
« Parmi les grands projets
auxquels je suis très attaché, à Paris comme en province, le
Carrefour international de la Communication devra tenir la place
qui lui revient. Aujourd'hui, la construction de la "Grande Arche"
est engagée dans des conditions architecturales, techniques et
financières satisfaisantes. Il est donc temps d'accélérer la mise
en œuvre du programme que vous me proposez. Il conviendra de mettre
en place dès 1987 les équipements nécessaires qui n'avaient pu
jusqu'ici être précisément définis. Je demande au Premier ministre,
aux ministres responsables et au président de la Mission
interministérielle d'y veiller. »
Vendredi 7 mars
1986
Pierre Verbrugghe me dit que Joxe a reçu
l'ambassadeur d'Irak juste avant l'expulsion des deux Irakiens.
Pourquoi ?
Mary Seurat est reçue par le Président. Elle est
le visage même de la tragédie. La compassion ne suffit plus.
Nouvelle réflexion de François Mitterrand sur la
cohabitation : « Les ambassadeurs de France
sont les ambassadeurs du chef de l'État auprès des chefs d'État
étrangers. Le Général de Gaulle recevait d'ailleurs, quelques
minutes avant leur départ en poste, tous "ses" ambassadeurs. Est-ce
qu'il ne serait pas intéressant de restaurer cette pratique tombée
en désuétude, sauf exception, depuis Georges Pompidou, afin de
renforcer le lien personnel entre le Président et "ses"
ambassadeurs ? »
Je suis à Londres à compter de ce soir, jusqu'à
dimanche, pour la réunion des sherpas
préparatoire au Sommet de Tokyo. La dernière de la
législature.
Après que Georges Fillioud lui a fait demander de
trouver une solution autre que le projet Pomonti pour le satellite,
Berlusconi rencontre Maxwell à Londres.
Samedi 8 mars
1986
L'horreur s'approfondit. Enlèvement de quatre
journalistes d'Antenne 2 à Beyrouth :
Philippe Rochot, Georges Hansen, Jean-Louis Normandin, Aurel
Cornea. François Mitterrand charge Éric Rouleau, notre ambassadeur
à Tunis, de demander aux Palestiniens basés dans la capitale
tunisienne d'intervenir de façon à assurer au moins la sécurité des
otages. Le chef de l'OLP promet d'user de son influence. Il dit à
Rouleau qu'à sa connaissance l'opposition française s'emploie à
contrecarrer l'action du gouvernement. Abou Iyad assure même qu'un
accord a été conclu entre un représentant de l'opposition et
Téhéran sur le sort des otages.
A la réunion de sherpas, j'explique qu'après mars le Président
conservera la totalité du pouvoir en politique étrangère. Le Sommet
de Tokyo laissera un maximum de temps aux réunions rassemblant les
seuls chefs d'Etat et de gouvernement. Il y aura un problème avec
la presse américaine qui rompt les accords antérieurs et installe
un centre de presse à part, comme à Ottawa. Je proteste, et menace
de rendre publique cette protestation, mais je crains que cela ne
reste sans effet, en raison de la connivence
américano-japonaise.
M. Nakasone insiste à nouveau pour que la notion
de « dialogue Atlantique/Pacifique »
soit inscrite comme une façon de signifier une sorte d'extension de
l'Alliance atlantique au Pacifique. Je m'y oppose, comme les
Allemands et les Italiens, en expliquant que la France et l'Europe
ne se réduisent pas à leur façade atlantique. Est également en
préparation une déclaration sur le terrorisme. Je réserve
totalement notre approbation sur l'existence même de ce texte. Il
ressort de la discussion un projet très court, sans problème.
L'ambiance est toujours à l'euphorie en raison de
la chute des cours du pétrole et de la possibilité qu'elle offre de
masquer tous les problèmes commerciaux, monétaires et financiers du
moment. Les problèmes posés par la Conférence monétaire
internationale et la dette du Tiers Monde ont disparu. Les Japonais
souhaitent voir aborder deux sujets nouveaux : éducation et
biotechnologie. Sur la biotechnologie, ils ont l'intention
d'introduire leur projet « Frontières humaines » et de lancer un
appel aux autres nations pour s'y associer, un peu comme les
Américains l'ont fait l'année dernière pour l'IDS. Ce projet est
très intéressant. Les experts japonais viennent m'en parler à Paris
dans une semaine.
La prochaine et dernière réunion de sherpas aura
lieu en France, au château de Rambouillet, les 17, 18 et 19 avril,
soit après les élections législatives. Elle sera restreinte à un
seul représentant par pays, à la demande expresse de nos
partenaires qui souhaitent que cette réunion soit consacrée à la
mise au point définitive de l'ordre du jour et des éventuelles
déclarations. Voilà qui nous rend plutôt service...
Dimanche 9 mars
1986
Le Dr Raza Raad est de nouveau à Beyrouth ;
l'ambassadeur de France à Tunis, Éric Rouleau, est invité
secrètement à Téhéran par le ministre des Gardiens de la
Révolution, Rafigh Doust.
François Mitterrand est à Lisbonne pour
l'investiture de Mario Soares. Déjeuner officiel réunissant les
chefs d'État et de gouvernement.
Accord Berlusconi-Maxwell-Seydoux-Kirch sur le
partage des canaux de TDF 1
Lundi 10 mars
1986
L'inflation est tombée à 5 %. Le déficit extérieur
est passé de 93 milliards en 1982 à 24 milliards en 1985. Le
pouvoir d'achat a augmenté de 5 % en cinq ans.
Mais la justice sociale ?
Le Djihad islamique fait parvenir à la presse les
photographies du cadavre de Michel Seurat. Mary Seurat accuse la
France d'être responsable de la mort de son mari : « J'impute la responsabilité de l'exécution, du meurtre de
mon mari, à M. Pierre Joxe. » Rien à répondre.
Mardi 11 mars
1986
François Mitterrand n'a pas pardonné à Joxe
l'expulsion des deux Irakiens : « Un crime
infamant commis par la France. Joxe devra en porter le poids. On
est trop lié à l'Irak. Depuis le début, je suis contre cette
politique. J'ai condamné la décision de vendre des armes à l'Irak
en 1982. »
Contrairement à beaucoup, il voit venir la
cohabitation sans crainte excessive. « On peut
espérer soit conserver le gouvernement avec le PS et 80 dissidents
de droite, soit mener une grande bataille sur quelques grands
principes. Ce sont les six premiers mois qui seront les plus durs.
Après, on entrera dans la campagne présidentielle. »
Georges Fillioud annonce la création du consortium
chargé de l'exploitation de TDF 1.
Mercredi 12 mars
1986
Dernier Conseil des ministres de la législature,
qui s'ouvre par un long exposé de François Mitterrand sur
l'expulsion des deux Irakiens : « Ce qui a été
fait là est une inexcusable négligence, à moins qu'il ne s'agisse
d'une malveillance. Le gouvernement suivant sera confronté au même
devoir cruel dont la France a la charge. Je fais confiance au
Premier ministre. Nous agirons et parlerons en conséquence. Je n'ai
pas connu depuis cinq ans de situation plus difficile. Gouverner
est difficile. Certains disent qu'il faut que j'intervienne à la
télévision. D'autres voudraient des mesures spectaculaires. Sur les
otages, la France n'a pas cédé. Pour les sauver, elle fera tout,
sauf céder.
Au total, je vous remercie du
travail accompli. C'est l'Histoire qui écrira le reste.
»
En mémoire de Michel Seurat, radios et télévisions
observent une minute de silence au cours de leurs journaux de la
mi-journée. A la même heure, les cloches de Notre-Dame de Paris
sonnent le glas. Les entendre du cœur du pouvoir d'État a quelque
chose de terrifiant.
Bagdad annonce que les deux opposants expulsés par
Paris sont graciés. Qui peut savoir ?...
Éric Rouleau et Pierre Lafrance, notre chargé
d'affaires, rencontrent Rafigh Doust à Téhéran. Un scénario
d'échange Naccache/otages est de nouveau examiné. Rouleau et
Lafrance sont optimistes.
Nabih Berri reçoit Serge Boidevaix et lui dit
qu'il condamne le meurtre de Michel Seurat. Il rappelle qu'il a
beaucoup œuvré pour la libération de Seurat et Kauffmann au moment
de l'affaire du Boeing de la TWA. Il avait obtenu la promesse du
Jihad islamique d'une libération de nos deux compatriotes, mais les
Hezbollah n'ont pas tenu parole. L'affaire des deux Irakiens
renvoyés à Bagdad, pour regrettable qu'elle soit, ne justifie pas,
à son avis, un tel assassinat, qu'il qualifie d'incroyable.
En ce qui concerne l'enlèvement des quatre
journalistes d'Antenne 2, il a obtenu
des informations selon lesquelles cette opération avait été menée
non par des Hezbollah, mais par des Irakiens opposés au régime de
Saddam Hussein. Ses hommes ont capturé «
trois ou quatre» membres de
cette organisation aux fins d'interrogatoire. L'un d'eux semblait
être le principal responsable ; il espère pouvoir en tirer quelques
renseignements intéressants dont il nous fera part. En tout cas, sa
dernière déclaration à la presse demandant la libération immédiate
et inconditionnelle de nos compatriotes a entraîné une mise au
point à peu près similaire du Cheikh Hussein Fadlallah. C'est là un
signe encourageant.
Comme il l'avait promis, Cheikh Chamseddine envoie
aujourd'hui à « Clemenceau », siège des forces françaises, son
conseiller politique, Mehdi Mahfouz, chargé d'un message : le
Cheikh se dit vivement contrarié de n'avoir pu recevoir l'émissaire
du gouvernement français, mais il a craint que sa sécurité ne
puisse être assurée. La France, selon le Cheikh, a commis
« une grave erreur » en expulsant vers
leur pays d'origine les deux opposants au régime irakien. Cette
opération a gêné son action : il se trouvait à Téhéran au moment
même de cet incident et plaidait alors pour la libération de nos
otages en insistant sur le rôle bénéfique de la France et le
sacrifice de ses soldats au Sud-Liban. Mais ses interlocuteurs les
plus modérés, qui auraient pu avoir une influence sur les
responsables iraniens, ont été réduits au silence par ces
expulsions. L'erreur du gouvernement français est d'autant plus
grave que le Jihad islamique, opposé au régime du Président Saddam
Hussein, ne pouvait laisser passer cela. De toute façon, il pense
que le Jihad n'a jamais eu l'intention de relâcher les otages, ne
serait-ce que pour ridiculiser la Syrie dans son rôle
d'intermédiaire. Les ravisseurs défendent uniquement les intérêts
de l'Iran sans se préoccuper de ceux du Liban, qu'ils ne
mentionnent jamais dans leurs revendications.
Jeudi 13 mars
1986
Inauguration de la Cité des Sciences et de
l'Industrie à La Villette. Magnifique réussite.
Rafigh Doust aurait décidé de repousser au
lendemain des élections législatives du 16 mars ses démarches en
faveur de la libération des otages, en raison, nous dit-il, de
propositions «plus avantageuses»
émanant de l'opposition française. Éric Rouleau envoie de Téhéran
ce message terrible :
« Le ministre des Pasdarans
m'a signifié cet après-midi qu'il ne pouvait rien entreprendre pour
obtenir la libération de nos otages (...). Mohsen Rafigh Doust n'a
formulé aucune contre-proposition, aucune suggestion pour régler le
problème des otages. Au cours de deux conversations, l'une avant,
l'autre après ma rencontre avec le ministre, son homme de confiance
chargé des missions spéciales, Mohammed Sadegh, m'a fourni les
indications suivantes: c'est un "consensus" au plus haut niveau de
l'État qui a interdit à Rafigh Doust d'intervenir auprès des
ravisseurs pour qu'un règlement intervienne tel que nous le
souhaitions. Compte tenu du rapport de forces, nos propositions ont
été jugées trop modestes et trop tardives. "La bourse des valeurs a
atteint son zénith ", a remarqué Sadegh en se référant à des
propositions émanant de l'opposition. Cette dernière, selon lui,
entretient des relations suivies depuis trois mois avec les
ravisseurs et avec des milieux proches du gouvernement iranien, en
leur promettant un règlement beaucoup plus avantageux que celui
élaboré par l'actuel gouvernement. L'opposition aurait encore mis
en garde les intéressés contre tout accord qui valoriserait
l'actuelle majorité aux yeux de l'opinion française à la veille des
élections législatives. »
Vendredi 14 mars
1986
François Mitterrand : « Un
Premier ministre ? Je n'ai que l'embarras du choix. »
Le Président téléphone de nouveau à Assad. Éric
Rouleau prend sur lui de relancer la négociation en acceptant
l'idée que la libération de Naccache précède celle des otages. Il
adresse un message à Paris «pour le Président
de la République seul » :
« Le détenu Anis Naccache,
gracié par le Président de la République, serait remis dès ce soir
à Damas au représentant du Président syrien. Le Président
Mitterrand s'engagerait simultanément à faire libérer les quatre
autres prisonniers selon un calendrier prévoyant une première
libération au plus tard dans trois mois, et les trois autres
échelonnées sur les six mois suivants. Dès que le Président Assad
serait averti du départ de France d'Anis Naccache, le chef de
l'État syrien et les responsables donneraient l'ordre aux
ravisseurs de remettre les otages français aux autorités de Damas.
»
La télévision diffuse chaque jour des photos de
Fontaine, Carton, Kauffmann, Rochot, Normandin et Cornéa.
Samedi 15 mars
1986
Veille d'élections. Voyage à Stockholm pour les
obsèques de Palme. On y voit Craxi, Pérès, bien d'autres. Triste et
digne.
Le Président n'attend plus beaucoup de son coup de
téléphone de la veille. Son envoyé en Syrie n'a rien obtenu non
plus.
François Mitterrand, sur la cohabitation :
« Je ne veux pas être mouillé dans leurs
histoires. Je les laisserai gouverner. »
Dimanche 16 mars
1986
En France, élections législatives et régionales. A
16 heures, nous savons que le PS est déjà à 27 %. La droite
obtiendrait 42 % des voix et 288 sièges. Avec
Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna et Tahiti, elle
dépasserait de 2 voix la majorité absolue à la Chambre. Le Front
national, grâce à la proportionnelle, entrerait à l'Assemblée
nationale avec 35 députés.
Le PS dépasse en fait la barre des 30 % et atteint
son record historique (hors la vague de juin 1981). Avec 215
députés, il reste le premier groupe parlementaire.
Laurent Fabius trouve le mot juste en arrivant à
l'Élysée : « Ce soir, cela va mieux qu'hier
et... mieux que demain ! »
François Mitterrand, à Château-Chinon : «
La démocratie est faite pour que les gens
vivent ensemble dans les mêmes institutions. Il faut que les deux
camps fassent preuve de sagesse, c'est en tout cas ma disposition
d'esprit... »
Jacques Chirac déclare qu'en « confiant au RPR et à l'UDF la majorité absolue à
l'Assemblée nationale, les Français ont manifesté leur volonté de
voir se constituer un gouvernement nouveau pour mener une politique
nouvelle.
Maintenant, c'est à tous les
responsables de notre vie nationale d'assurer le respect de la
volonté populaire et de la mettre en œuvre sans faiblesse. Si les
résultats permettent de constituer une majorité, il faudra conduire
une alternance ferme et raisonnable, sans rancune et sans rancœur,
pour faire redémarrer notre pays. »
Vers minuit, réunion dans le bureau du Président
avec Jospin, Fabius, Joxe, Mermaz, Pisani, Bianco et moi.
François Mitterrand : « Je ne
connais pas ce monde. Je veux choisir un Premier ministre qui me
garantisse qu'il n'y aura pas de Front national au gouvernement ;
pas de ministre contre moi ni à l'Intérieur, ni aux Affaires
étrangères ni aux Finances. Mais, dès que je nommerai un Premier
ministre, il sera libre de choisir ses ministres. Difficile à
concilier ! »
Tard dans la nuit, François Mitterrand sur la
prière : «Il faudrait vraiment beaucoup de
vanité pour prétendre conduire toute sa vie en ne comptant que sur
ses propres forces. Je crois qu'on a besoin de prières,
c'est-à-dire de rechercher une communication, par la pensée, avec
quelque chose de plus haut. C'est peut-être déraisonnable. Une des
belles choses de la religion catholique, c'est ce qu'on appelle la
"communion des saints ", qui est au fond la communauté de la
prière, ce qui rejoint beaucoup de pratiques
ésotériques.
Le fait de prier ici et
d'exprimer la même prière au même moment à mille kilomètres, et
puis partout sur la Terre, est considéré comme pouvant établir un
pouvoir de transmission, de communication entre tous ces gens. Et,
pour prendre un exemple simpliste, en voyant la manière dont les
ondes portent le son et l'image, on peut se demander pourquoi elles
ne porteraient pas aussi une très grande intensité de
pensée...
Tout cela ne me paraît pas
absurde. Je trouve que c'est une belle idée, en tout
cas.
Il m'arrive de prier, dans le
vrai sens du terme, pas au sens étroit. Je ne me pose pas en homme
plus détaché de son sort qu'il ne l'est. »
1 Réflexions sur la politique
extérieure de la France, Fayard, 1985