Finalement, Pérès obtiendra du Président qu'il dise que, « comme toujours, la France est favorable aux négociations directes ». Ce qui constitue, en fait, un renversement de la politique française.

Bud McFarlane m'envoie, avec d'exceptionnelles mesures de secret, un message convoquant une nouvelle réunion de chefs d'État occidentaux. Cette fois, c'est à Bruxelles et ce sont les membres de l'OTAN qui sont conviés. «A la suite de la consultation des Alliés à New York et à leur demande, le Président a accepté de se rendre à Bruxelles le 21 novembre pour faire à nos alliés de l'OTAN un exposé sur sa rencontre avec le secrétaire général soviétique Gorbatchev. Nous pensons que cette réunion doit être réservée aux chefs d'État et de gouvernement. Nous organiserons cette réunion avec Lord Carrington à Bruxelles, mais je voulais t'avertir à l'avance du fait que nous envisageons cette réunion. J'apprécierai d'avoir tes réactions sur cette proposition d'exposé. »
François Mitterrand proposait, lui, une rencontre bilatérale avec Reagan. Sans y faire la moindre allusion, les Américains répliquent donc par une offre de réunion à dix-huit, à une date encore une fois imposée ! L'agenda du Président prévoit ce jour-là la visite de l'Émir du Qatar. De toute façon, l'idée même d'un Président des États-Unis exposant sa politique au Président de la République française assis au milieu de 18 Premiers ministres est difficilement tolérable. Le Président refuse.
Présentation du projet Hermès à Paris à quelque 700 industriels de tous les pays européens. Il pourra être engagé début 1987, en cohérence avec les programmes Colombus et Ariane V.




Samedi 26 octobre 1985


Felipe Gonzalez répond à François Mitterrand à propos de l'avion européen :
« Comme vous le savez, avant de se joindre de manière définitive au groupe formé à cet effet par la République fédérale d'Allemagne, l'Italie et le Royaume-Uni, le gouvernement espagnol a laissé s'écouler un certain délai dans l'espoir que l'on pourrait aussi compter sur la participation de la France. C'est pourquoi la teneur de votre lettre ne peut être que considérée favorablement par le gouvernement que je préside (...). A cet effet, l'Espagne est prête à participer à une réunion des ministres des Relations extérieures et de la Défense des pays européens concernés aux fins d'examiner, au niveau politique, les moyens et les méthodes les plus appropriés pour atteindre cet objectif.. »



Dimanche 27 octobre 1985


En entrant sur le plateau de TF 1, Fabius refuse de serrer la main à Chirac. Première faute. Dès le début du débat, surprise : Chirac se révèle sympathique ; Fabius, prétentieux et agressif.
Le Premier ministre sort une formule manifestement mise au point avec ses conseillers pour déstabiliser son adversaire : « Ne vous énervez pas, ne vous énervez pas. » Mais, au bout du compte, c'est lui qui dérape :
Chirac: J'ai, de ce point de vue, au moins autant d'expérience que vous, et par conséquent...
Fabius: Ça, je reconnais que vous avez plus d'expérience politique que moi...
Chirac: Soyez gentil de me laisser parler et de cesser d'intervenir incessamment — un peu comme un roquet...
Fabius: Écoutez, je vous en prie, vous parlez au Premier ministre de la France!
Et puis, autre faute, cette fois sur l'immigration, après un long exposé de Chirac :
Fabius: Sur ces principes-là, à une ou deux exceptions près, je crois qu'il n'y aurait pas de désaccords forts entre nous.
Chirac : C'est nouveau !
Écrasant...



Lundi 28 octobre 1985


Déjeuner avec Charles Hemu. Il n'est plus ministre de la Défense, mais il ne l'a pas encore réalisé...
Mardi 29 octobre 1985


Fabius arrive au petit déjeuner, dépité et légèrement agressif : « Bon, eh bien, c'est raté, on ne va pas en faire un plat ! Il faut mettre son mouchoir par-dessus ! »
François Mitterrand, plus amusé que déçu : « Vous n'avez pas maîtrisé les choses. Vous n'avez pas su changer de stratégie au cours du débat, et vous vous êtes laissé enfermer. »
Puis on parle du cumul des mandats (le Président est hostile à leur limitation : « Être élu est un métier qui exige une présence partout sur le terrain »), de la télévision privée (« Ne vous laissez pas impressionner, allez-y ! »).

Je réponds à Bud McFarlane pour décliner la convocation à la réunion de Bruxelles :
« Je te remercie de ton message personnel. J'ai été sensible à ton souci de nous informer de ce projet du Président des États-Unis, vingt-quatre heures avant que la nouvelle n'en soit publiée au siège de l'OTAN à Bruxelles. Malheureusement, l'emploi du temps très chargé du Président lui rend impossible de se rendre à Bruxelles pour entendre l'exposé du Président des États-Unis à son retour de Genève. Si ce projet se confirme, le Président de la République demandera à son Premier ministre ou, à défaut, à son ministre des Affaires étrangères, d'assister à cet exposé.
Par ailleurs, le Président reste tout à fait désireux, comme il l'a dit et fait savoir, de voir trouver une date mutuellement convenable pour un entretien bilatéral approfondi. »

Cet entretien n'aura lieu que l'année prochaine.

Les États-Unis franchissent un nouveau pas dans leur offensive contre la politique commerciale communautaire : ils engagent une procédure visant à faire condamner par le GATT la politique agricole commune.

Le financement de l'assurance-chômage est assuré, mais la CGT refuse de signer.


Mercredi 30 octobre 1985


Libération des trois otages soviétiques enlevés un mois auparavant au Liban. Le quatrième a été abattu. Selon l'ambassadeur d'URSS à Beyrouth, les Soviétiques, qui entretiennent de bonnes relations avec toutes les factions au Liban, n'avaient aucune raison de s'inquiéter. Afin d'éviter des réactions imprévisibles de la part des ravisseurs, Moscou n'a pas cherché à les identifier de façon précise. La tactique aurait consisté à prendre le maximum de contacts avec tous les pays ou organisations concernés, afin que des pressions convergentes, « aussi fortes que possible », soient exercées sur les ravisseurs. Ceux-ci auraient fini par libérer les otages « in the darkness », sans que leur identité réelle ait pu être exactement déterminée. Conte de fées ou réalité ? D'autres versions, plus brutales, de la tactique employée par les Soviétiques, circulent.
Au Conseil des ministres, je demande à Henri Nallet de recevoir Coluche pour l'aider à obtenir de la viande et des produits agricoles à bas prix pour ses Restos.


Samedi 2 novembre 1985


Le gouvernement d'Afrique du Sud interdit à la presse de couvrir les manifestations. C'est casser un thermomètre pour faire baisser la fièvre.

Comme Felipe Gonzalez, Bettino Craxi réagit positivement à la proposition de François Mitterrand de relancer la coopération européenne en matière d'aéronautique militaire autour du projet français.


Lundi 4 novembre 1985


Procès des Turenge à Auckland. Leur avocat, Daniel Soulez-Larivière, demande aux deux officiers de plaider coupables d'« homicide involontaire ». Ce qu'ils font. Selon la loi locale, le procès n'a alors pas lieu.

Hissène Habré refuse la présence d'appareils français à N'Djamena. On décide donc de ne pas effectuer d'opérations de démonstration au nord du 16e parallèle, mais seulement une reconnaissance à haute altitude sur Ouaddi Doum.


Canal-Plus ne compte que 157 190 abonnés au lieu des 700 000 prévus. Et il en faudrait un million pour être rentable.


Mardi 5 novembre 1985


Au petit déjeuner, échange de vues sur la nécessaire baisse des prélèvements obligatoires, le revenu minimum social, l'allocation pour le troisième enfant, Eurêka, l'avion de combat européen. François Mitterrand : « Il faut un traité de coopération militaire qui soit d'abord seulement franco-allemand. C'est un point de passage obligé. La Grande-Bretagne n'est positive en Europe que lorsque cela peut l'aider à freiner une démarche bilatérale franco-allemande. Et un traité de sécurité à Douze ne peut qu'échouer. »
On arrête le slogan de la campagne de mars 1986 : « Les résultats acquis seront remis en cause par la victoire de la droite. »

A Hanovre, la deuxième conférence Eurêka lance des projets concrets. Le principe d'un secrétariat, coordonné avec la Commission à Bruxelles, mais sans être confondu avec elle, est retenu.

Henri Nallet reçoit Coluche qui fait sensation au ministère de l'Agriculture.

Plus tard dans la journée, François Mitterrand reçoit Schluter, Premier ministre danois. C'est l'occasion pour le Président de commenter sa politique étrangère :
« Gorbatchev est mieux informé que ses prédécesseurs de l'image de son pays dans le reste du monde. Il est prêt à adapter sa politique au monde moderne. Il attend des propositions américaines sur l'Afghanistan. Sur Israël, il est d'accord pour la reprise des relations. Son principal souci est la Guerre des étoiles, qui le contraint à discuter. De plus, la situation économique de l'URSS, désastreuse, le force à bouger. J'ai refusé la négociation qu'il a proposée à la France sur les armes nucléaires. Cela n'a pas obscurci le climat de nos discussions.
Je n'ai pas été à New York pour éviter d'entrer dans un directoire mondial, que je rejette. J'ai aussi décliné l'invitation de Bruxelles. Nous n'avons pas de forces intermédiaires, nous n'avons donc pas à nous mêler des négociations. J'ai même dit à Gorbatchev que notre plan est d'aller vers 500 têtes en 1990. Les Américains et les Russes doivent trouver un compromis sur l'usage militaire de l'espace. »
On passe à l'Europe et à la Conférence intergouvernementale.
Schluter : J'approuve le plan français pour la Conférence intergouvernementale en Europe, mais je suis minoritaire dans mon pays et je dois exiger le maintien des règles actuelles dans le domaine de l'environnement et du travail.
François Mitterrand : L'Europe est encore loin des institutions qu'elle doit avoir. C'est dommage. Si cela continue, dans trente ans, elle ne pèsera plus très lourd. Successivement, l'Europe a mis en commun la gestion de ses réserves de change, de son charbon et de son acier, elle a échoué dans sa tentative d'intégration de ses armées, avant de réussir le Traité de Rome. Ainsi, en vingt-cinq ans, l'Europe a su tenir ce qu'elle s'était promis : elle a protégé l'équilibre de son territoire ; ses savants, ses entreprises communiquent ; son niveau et son genre de vie se sont harmonisés ; elle parle d'une seule voix sur des sujets de plus en plus nombreux; elle a réussi à imposer à l'Amérique la réduction de son protectionnisme et à proposer au Tiers Monde un contrat audacieux de développement. Certes, rien n'est fait encore sur des sujets centraux qui conditionnent l'identité future du continent : la fiscalité, la monnaie ou la technologie, et surtout dans les domaines culturels, sociaux, militaires et politiques. Pour faire l'Europe, il ne faut pas rater le rendez-vous spatial, il faut éviter que l'espace ne soit américain, et donc conquérir un espace européen. Il faut faire l'Europe en deçà et au-delà du nucléaire.


Les choses ne s'arrangent pas avec Washington ; le rendez-vous avec Reagan n'est toujours pas fixé. Je vais aller voir Bud McFarlane à la Maison Blanche.



Mercredi 6 novembre 1985


Henri Nallet en Conseil des ministres : « Depuis deux mois, nous expliquons aux Néo-Zélandais qu'ils peuvent certes garder dans leurs cachots deux officiers français pendant longtemps, mais que, dans ce cas, ils garderont aussi dans leurs frigos leurs moutons et leur beurre. Bref, on leur propose d'échanger le contenu des cachots contre celui des frigos. »

Déjeuner comme souvent avec Fernand Braudel, qui ce jour-là me parle de l'Ariège avec les accents d'un jeune conseiller général essayant de promouvoir son canton. Savoir est un privilège de l'âge. S'étonner rajeunit.
Jeudi 7 novembre 1985


Déjeuner du Président avec le Roi de Jordanie.
Hussein : « Il ne faut pas faire de la Résolution 242 un préalable. Il faut aller vers une conférence internationale avec, à l'intérieur, des négociations bilatérales. Pour la première fois depuis vingt-huit ans, je suis prêt à m'éloigner des États-Unis, parce que le Congrès refuse de me vendre des armes. »
François Mitterrand, après son départ : « Hussein est un homme aimable, timide, déterminé. Il ne veut pas se séparer de l'OLP, qu'il condamne pourtant. »

Départ pour le Sommet franco-allemand à Bonn. Je remarque pour la première fois dans le bureau de Kohl, l'aquarium et les éléphants, qu'il collectionne, dans son secrétariat. On parle surtout coopération militaire franco-allemande :
Helmut Kohl : Tout ce qui viendra après Hussein et Moubarak sera pire. (Décidément, il affectionne cette formule qu'il emploie ponctuellement sur chacun des sujets : sur l'Europe de l'Est, sur Gorbatchev, sur Reagan...)
Si j'étais français, je voudrais renforcer la capacité de défense autonome de l'Europe, et d'abord en discutant le rôle opérationnel de la Première armée et de la FAR dans la défense du continent. Nous devons échanger des unités, faire une école de guerre commune. Il faut se voir à l'Élysée avant Noël sur les questions militaires.
François Mitterrand : Tout est possible, sauf l'intégration de l'arme nucléaire, en raison des réactions soviétiques et de l'intérêt évident de la France. J'ai prévenu Gorbatchev que nous allions renforcer nos liens militaires. Il a tout de suite demandé : "Et le nucléaire, allez-vous intégrer les commandements ?" C'est un point que l'URSS n'acceptera jamais. Sur le reste, je suis d'accord.
Helmut Kohl : Je n'ai pas d'illusions. Les Américains aussi seraient hostiles à une alliance nucléaire entre la France et la RFA. Je ne vous parle que du conventionnel. Nous n'oublierons jamais votre discours au Bundestag. Sans vous, Lubbers n'aurait pas pris cette décision et Gorbatchev ne serait pas venu à Genève. Les Soviétiques n'ont pas changé. L'armée soviétique n'est forte que quand elle sait pourquoi elle se bat. Après 1942, la débâcle russe était absolue. Hitler a été stupide, de son point de vue, de ne pas s'allier, en novembre 1941, avec les Ukrainiens au lieu de les traiter en sous-hommes. Tout aurait été différent. Staline s'est vengé de l'Ukraine après la guerre.
François Mitterrand : Il faut faire ensemble la conquête de l'espace qui permettra à l'Allemagne d'aller, dans vingt ans, au-delà du nucléaire et d'avoir une réelle puissance défensive. Si j'étais allemand, je m'y intéresserais, parce que c'est le seul domaine stratégique où vous pouvez avancer sans heurter la Russie.
Helmut Kohl : Vous avez devancé mes pensées. Depuis 1983, j'ai pris trois décisions : déploiement, rénovation de l'armée, prolongation du service militaire. Je suis d'accord pour la coopération dans l'espace.
François Mitterrand : Il ne faut pas que l'espace soit américain.
On discute de l'avion de combat européen et de l'Airbus. Le Chancelier donne la priorité à la nouvelle génération d'avions Airbus et à l'aéronautique militaire, le projet de satellite ne venant qu'au troisième rang. Il est prêt à investir 3 milliards de deutschemarks en coût de développement d'Airbus. Kohl annonce aussi qu'il est prêt à financer Eurêka, mais pas l'IDS. On discute de la localisation du secrétariat d'Eurêka. Le Président réussit, comme pour la Commission, à avancer le nom d'un Français comme secrétaire général. Yves Stourdzé est malheureusement trop malade pour obtenir ce poste qui lui reviendrait de droit.
François Mitterrand : Si on met le secrétariat à Bruxelles, Eurêka est étouffé.
Helmut Kohl : Je suis d'accord, les entreprises ne voudront pas travailler avec la Commission. Si on leur parle de ça, elles se lèvent et s'en vont. Que proposez-vous ?
François Mitterrand : Nos pays devraient coordonner cette opération à deux... J'ai pensé à Strasbourg.
Helmut Kohl : O.K Si j'avais été français, j'aurais fait de Strasbourg une sorte de Washington DC européen. Qui, comme secrétaire général d'Eurêka ? Je n'ai pas d'idée...
François Mitterrand : J'ai pensé à Yves Sillard, le père d'Ariane et de l'océanographie. Mais il faut aussi un Allemand important. Votre idée d'extraterritorialité pour Strasbourg est excellente !
Helmut Kohl : Le sujet va revenir pour le Parlement européen, je défendrai Strasbourg. Le problème, c'est le transport.
François Mitterrand : Quoi d'autre ?
Helmut Kohl : Sur l'Europe de l'Est, le nouveau programme économique de Gorbatchev est décevant. En RDA, on dit que Honecker va se retirer. En Roumanie, Ceausescu est de plus en plus malade. Il est prêt à parler avec nous. En Pologne, Jaruzelski est de plus en plus fort.
François Mitterrand : Honecker veut venir en France.
Helmut Kohl : Il faut qu'il vienne en Allemagne d'abord.
François Mitterrand : Je ne ferai rien sans votre accord.
Helmut Kohl : Il se passe des choses étranges en RDA. L'image de notre rencontre à Verdun a eu beaucoup d'impact.
François Mitterrand : Des sources françaises disent qu'à Kaboul, l'Armée rouge est en pleine déliquescence. Les Soviétiques ne retrouvent leurs vertus militaires que pour défendre leur territoire.
Helmut Kohl ne veut plus d'un accord intergouvernemental entre la République fédérale et les États-Unis sur l'IDS. Le gouvernement britannique espérait il y a quelques mois recevoir des commandes américaines allant jusqu'à 1,5 milliard de dollars. Depuis, à Londres, on en est revenu à une formule de simple accord sans contenu financier précis.


Vendredi 8 novembre 1985


Le Roi du Maroc est à Paris. Il souhaite que le Président participe à la réception de la communauté marocaine en France. Le Président accepte.

François Mitterrand sur la liberté et l'évasion : «La liberté, c'est toujours de passer d'un état à l'autre, c'est s'arracher à quelque chose. Donc, la liberté est une rupture. Pour conquérir ma liberté de prisonnier de guerre, il a fallu qu'un petit matin de mars, je rompe avec la pratique quotidienne d'un temps de prisonnier, avec l'enchaînement de risques que cela supposait. Le fait de franchir une clôture de fils de fer barbelé est une rupture. Cela m'a servi d'image pour le reste de ma vie. Le confort naît tout naturellement d'un ordre établi, même si cet ordre établi joue contre vous. On est dedans, c'est une sorte de confort. Il faut préférer un autre confort, qui est celui de l'esprit de liberté, pour pouvoir rompre. J'ai failli ne pas partir, au mois de mars 1941, parce que j'avais reçu quelques jours avant, et pour la première fois, un colis de ma famille dans lequel il y avait une paire de magnifiques brodequins, de très belles chaussures. Comme elles étaient toutes neuves, je ne pouvais les emmener avec moi, je ne pouvais les mettre et marcher avec, elles auraient été tout de suite repérables. Elles n'étaient pas encore faites à mon pied. La cause était vraiment infime, mais j'ai été tenté de rester pour garder mes chaussures. J'avais la possibilité de rester là où j'étais, mais (j'emploie les mots dans leur acception commune) la liberté était de pouvoir aller et venir là où je voulais : pouvoir rentrer dans mon pays, pouvoir reprendre le combat, pouvoir retrouver les gens que j'aimais, pouvoir sortir de cet état de sujétion dans lequel je me trouvais. Bien entendu, j'avais aussi la liberté de dire : Je puis rentrer chez moi, mais je ne rentre pas parce que je préfère rester. »



Samedi 9 novembre 1985


Début de la Convention nationale du PS pour arrêter les listes départementales de candidats aux législatives. La campagne portera sur l'« identité de gauche » des socialistes.




Lundi 11 novembre 1985


Je prends mon petit déjeuner à la Maison Blanche avec Bud McFarlane. Il occupe maintenant le grand bureau donnant sur le jardin, devant, qui fut celui de Kissinger et que ni Allen, ni Clark n'eurent le privilège d'occuper. Conversation très ouverte, parfois brutale, toujours constructive, avec un homme anxieux, rigoureux, ouvert à l'Europe, ayant une vraie vision stratégique des intérêts américains.
Il me dit d'entrée de jeu que Ronald Reagan a considéré comme un « affront réel », un « coup sévère », le refus du Président de se rendre à un Sommet à Sept à New York. Sans lier explicitement les deux sujets, il ajoute qu'il est très difficile pour le Président Reagan d'envisager une rencontre avec le Président Mitterrand dans les mois qui viennent, occupés par le Sommet de Genève, par des négociations avec le Canada, le Japon et les problèmes intérieurs. Je lui explique toutes les raisons de fond et de forme du refus de Président Mitterrand (sa propre visite à Paris, où il n'a pas parlé de la réunion de New York, la divulgation sans discussion préalable de la date de ce sommet à Sept avant même la réception de la lettre l'annonçant, et ceci deux jours avant l'arrivée de Gorbatchev à Paris). Il reconnaît qu'« une erreur typiquement américaine a été commise dans l'organisation de cette réunion ». Il n'empêche, Reagan refuse tout rendez-vous avec François Mitterrand. Nous avons sous-estimé la réaction d'amour-propre du Président Reagan. George Shultz — qui ne nous aime pas — y est pour beaucoup. Après un : « Le temps enterre tout », Bud passe ensuite à autre chose.
Je lui raconte la visite de Gorbatchev à Paris. Gorbatchev, me répond-il, ne s'intéresse qu'à l'accès de l'URSS aux nouvelles technologies. Mal informé sur les positions et les arguments américains, il sera, pense-t-il, dur avec Reagan à Genève : il a besoin d'une victoire idéologique avant le congrès du PCUS en février. Il m'expose ce que Reagan attend de sa prochaine rencontre à Genève : le Président américain veut vraiment négocier, même si cela prend du temps. Pour l'heure, aucun communiqué n'est prévu. Il pense qu'on finira avec un texte où on s'engagera 1) à mener à bien des négociations visant à réduire de moitié les armes offensives, sans définir encore ce qu'on entend par là ; 2) à établir la parité des Forces nucléaires intermédiaires, en excluant les forces tierces ; 3) à ouvrir réciproquement les centres de recherche spatiale au contrôle de l'autre. Par ailleurs, les deux pays s'entendront sur un commun contrôle de la sécurité aérienne civile, sur une participation américaine au programme de physique nucléaire théorique Tokamak, auquel Gorbatchev tient beaucoup, sur l'ouverture de consulats à New York et à Kiev, et sur deux visites d'État, l'une en 1986, l'autre en 1987, dans un ordre à déterminer.
Par ailleurs, divers sujets resteront sans solution. Sur le traité ABM : « Nous ne reporterons pas sa date d'abrogation, pour éviter de nous mettre en situation de l'enfreindre. » Sur l'Afghanistan : «Nous ne pouvons pas déclarer que nous arrêterons d'aider les maquisards, car l'aide qu'ils reçoivent est de source privée. » Sur le Moyen-Orient, il ne se passera rien, car «je suis le seul ici à penser qu'Hussein est un interlocuteur valable ». Sur les Juifs d'URSS, il est possible que Gorbatchev fasse un geste spectaculaire avant Genève ; Reagan en parlera en privé à Gorbatchev, mais il n'y a aucune négociation en cours et le désaccord est total.
Bud McFarlane, qui sait que je me rends à la réunion des sherpas à Kyoto dans dix jours, m'invite à m'arrêter au retour à San Francisco, «pour me transmettre les vues personnelles du Président Reagan après Genève ». Il mentionne en passant, sans insister, que Reagan s'arrêtera quelques heures à l'OTAN, à Bruxelles, après Genève. Il termine sur un très vibrant et visiblement sincère témoignage d'admiration pour la façon dont le Président français conduit la politique étrangère de la France. La visite de Gorbatchev à Paris était, dit-il, « un chef-d'œuvre de fermeté et de lucidité, et me renforce dans la certitude que la France est un allié sûr. Votre indépendance est parfois difficile à comprendre, mais elle est finalement dans notre intérêt ».
Nous avons tout avantage à cultiver d'excellents rapports avec cet ancien militaire devenu diplomate, à la fois cordial et timide, cultivé et compétent, distant et passionné, si différent des Californiens qui l'entourent, le jalousent et feront tout pour l'abattre. L'homme qui incarne un État américain ayant le sens de ses devoirs et soucieux de prendre ses alliés en considération.



Mardi 12 novembre 1985


Au ministère de l'Agriculture, Coluche vient discuter le dossier de la déduction fiscale pour les dons aux organisations caritatives, qui deviendra l'« amendement Coluche ». Henri Nallet met à sa disposition trois hauts fonctionnaires du ministère, dont deux retraités. Il croise à la sortie des manifestants CGT qui veulent gentiment le prendre en otage. Il n'apprécie pas.

Pour la visite d'État de l'Émir du Qatar, le Président, toujours soucieux de limiter au maximum les engagements officiels le soir, souhaite éviter le dîner de retour offert par l'Émir. Impossible, les Qatari s'y préparent de longue date. Très attentif aux formes, très sensible aux apparences, le souverain du plus petit État du Golfe mesurera les égards dont il sera l'objet en France par comparaison à ceux qu'il aura reçus en Grande-Bretagne où il séjourne actuellement en visite d'État.
Mercredi 13 novembre 1985

François Mitterrand : « Les immigrés, ou bien on les garde, ou bien on les expulse. Si on les garde, il n'y a que deux systèmes : l'intégration ou l'apartheid. L'opposition ne pourra pas s'en tirer en se contentant de dire qu'elle n'est pas d'accord avec Le Pen, tout en reprenant ses idées. »

Note d'André Rousselet à François Mitterrand pour lui déconseiller à nouveau de laisser entrer Berlusconi dans la Cinq. Le patron de Canal-Plus est têtu, mais il perd son temps. Le Président a déjà pris sa décision.

En Colombie, éruption du volcan Nevado del Ruiz, qui submerge Arnero. On se rappellera longtemps l'image de cette petite fille mourant en direct à la télévi sion. Qui se souviendra des 25 000 autres victimes ? L'image prime le nombre.

Décision à prendre sur la composition de la délégation qui accompagnera le Président au prochain Sommet bilatéral de Londres — corvée, il est vrai, souvent dépourvue d'intérêt. En 1981, tous se disputaient les places. Aujourd'hui, les ministres se décommandent, préoccupés de leur réélection. Pierre Joxe a un « conseil de famille » (François Mitterrand : « Qu'est-ce que c'est que ça ? »). Édith Cresson a un débat sur les nationalisations à préparer. Pierre Bérégovoy. une réunion européenne à Luxembourg... François Mitterrand : « Il faut six et peut-être sept ministres. Joxe devra remettre son conseil de famille. »


Jeudi 14 novembre 1985

Nouveau rituel : pour la prochaine conférence de presse à l'Élysée, le Président ne veut que le Premier ministre, Lang et Fillioud à ses côtés, et non plus, comme avant, tout le gouvernement et tout l'Elysée.

François Mitterrand demande à Laurent Fabius de boucler au plus vite le dossier des cinquième et sixième chaînes : les élections approchent.

Nous nous alignons systématiquement sur les offres américaines, plus avantageuses que les nôtres en Inde, pour soutenir Bull contre Control Data.

François Mitterrand en visite à la FAO, à Rome, où il est invité à prononcer le discours d'ouverture de l'assemblée annuelle. Il y rencontre Suharto, qui préside cette année. Le Président indonésien l'interroge sur le Cambodge : « Où en est le Prince Sihanouk avec sa cocktail-party ? » L'Indonésie souhaiterait que cette réunion regroupant tous les acteurs du drame cambodgien, ait lieu à Djakarta, mais il se pliera au choix des protagonistes si ceux-ci préfèrent l'Australie ou Paris. Sur le Sommet des Sept : « Pas plus que la France, les pays non alignés ne souhaitent que le Sommet des Sept ne devienne un directoire mondial. » En revanche, d'autres projets l'intéressent : «Où en est l'idée d'une conférence monétaire internationale ? Où en est le programme intégré pour les matières premières ? » Nous sommes obligés de reconnaître que rien n'avance.
Un peu plus tard, conversation avec le Président du Conseil italien, Bettino Craxi, à propos de l'attaque américaine contre la Libye et de l'arrestation musclée des pirates de l'Achille Lauro par les Américains. « Les Américains nous ont embarqués dans cette affaire. Ils ont essayé de prendre le pouvoir chez nous ! » François Mitterrand : « On peut se demander s'ils ne veulent pas parfois que nous fassions le sale boulot à leur place. Le jour du départ de Goukouni en 1981, Haig a voulu me faire croire que les Libyens avaient fomenté un coup d'État. J'ai vérifié moi-même: il n'en était rien. »
A l'issue de la réunion, nous nous échappons pour une longue promenade et allons boire un café Piazza Navona. Le Président me raconte qu'il a commencé de relire les mémoires de Casanova, qu'il trouve passionnants. Il y voit, affirmet-il, de grandes similitudes avec les mœurs politiques d'aujourd'hui.

De retour à Paris, une dizaine de parapheurs attendent comme d'habitude sur le bureau. Les ministres continuent d'utiliser le Président comme instance d'appel aux décisions du Premier ministre. Ainsi Roger Quilliot écrit à propos du logement et des hausses de loyers :
« Je n'aurais pas fait mon travail et j'aurais manqué à mon devoir d'information si je n'attirais votre attention sur les conséquences de décisions qui pourraient être prises avant la fin de ce mois. Un accord entre HLM et locataires sur les hausses de loyers dans le secteur HLM n'a pu être trouvé, et la raison essentielle en est l'intervention, en cours de négociations, des administrations qui ont poussé les locataires à revenir sur leurs positions initiales.
Je crains maintenant que le gouvernement fixe la hausse au 1er janvier en deçà de la variation annuelle de l'indice du coût de la construction (3 %), c'est-à-dire bien en deçà des prétentions mêmes des locataires, qui acceptaient 3,5 %.
... Il me paraît donc de première importance de ne pas aggraver la situation difficile du secteur témoin de l'économie mixte que sont les organismes d'HLM. Sinon, les partisans d'un libéralisme sauvage y trouveront matière à justifier leur volonté de privatiser une part importante du Mouvement HLM et de remettre en cause la fonction sociale qu'il exerce avec l'aide de l'État au bénéfice de la collectivité nationale. »

Curieux : voilà que l'auteur de la loi Quilliot plaide contre les locataires ! Conscient de l'étrangeté de son geste, il ajoute :
P.S. : Cette lettre est purement personnelle. Son existence demeure confidentielle. Mais je croirais manquer à l'amitié respectueuse que je vous porte si je ne vous disais que, chez certains hauts fonctionnaires, je trouve la volonté très nette de démontrer que la "loi Quilliot" " n 'est pas viable et que le logement social est passé de mode. »

Le Président interviendra et Quilliot aura gain de cause.


Vendredi 15 novembre 1985


Robert Armstrong m'annonce, avant qu'il ne soit rendu public, un accord anglo-irlandais, qu'il a négocié, prévoyant une coopération des deux pays à propos de l'Irlande du Nord, avec un financement américain. Il est enthousiaste. C'est pour lui la fin du conflit irlandais.


François Mitterrand demande à Georges Fillioud de boucler au plus vite le dossier de la cinquième chaîne, et lui annonce une conférence de presse pour le jeudi 21 novembre. Il demande également à Fillioud de déposer à l'Assemblée l'« amendement Tour Eiffel » qui bloque la création d'une chaîne parisienne (en disposant, pour TDF seule, de l'utilisation des « superstructures publiques ou privées », et ce, contre l'avis de Seydoux et de Berlusconi). Début d'intenses négociations au ministère de la Communication sur TDF1, la Cinq et la Six.

Le directeur de cabinet de Valéry Giscard d'Estaing vient d'appeler Jean-Louis Bianco. Giscard d'Estaing aurait un message à transmettre à François Mitterrand. Il souhaiterait pour cela que le Président autorise Bianco à se rendre à son domicile, rue Bénouville, lundi matin, pour le lui transmettre de façon verbale.
François Mitterrand : « Cette visite est assez délicate, à cause de l'aspect protocolaire qu'on veut lui donner. Sur le fond, pas d'objection, bien qu'il serait facile à M. Giscard d'Estaing de m'écrire et de faire porter la lettre par l'un de ses collaborateurs ! Il faudrait donc une garantie de non-publicité. » Ce sera fait.


Dimanche 17 novembre 1985


A Paris, Maxwell persuade Fillioud de baisser (de 150 à 120 millions) le loyer annuel d'un canal de TDF1 qu'il veut obtenir en plus de sa participation à la Cinq.


Lundi 18 novembre 1985


Jean-Louis Bianco se rend discrètement chez Valéry Giscard d'Estaing qui lui fait un cours de droit constitutionnel sur la cohabitation.




Mardi 19 novembre 1985


Fabius présente les contrats de concession de la Cinq à l'Élysée. Le cabinet présidentiel donne son feu vert.
Le soir, signature du contrat au siège de Chargeurs SA entre Jérôme Seydoux, Christophe Riboud, qui a succédé à son père, et Silvio Berlusconi.
Bouygues annonce sa décision de se lancer dans la télévision privée. Indifférence générale.

L'ambassadeur des États-Unis à Damas indique que les autorités syriennes ne lui ont fourni ces derniers temps aucune indication sur le sort des otages américains. On en reste aux bonnes nouvelles prodiguées le 17 septembre au général Walters. L'ambassadeur est assez pessimiste devant une situation qui lui paraît bloquée.

La réunion entre Reagan et Gorbatchev commence à Genève. Cinq à six heures de tête à tête pour couvrir les principaux sujets : maîtrise des armements, espace, droits de l'homme. Selon le compte rendu que nous en font les Américains, l'objectif de Gorbatchev est de ne pas dramatiser les difficultés. « Il n'est pas question, dit-il, de faire échouer le Sommet sur la question de l'espace. Nous devons prouver que nous sommes entrés dans un processus permanent de dialogue sans conditions, ce qui ne signifie pas que nous renoncions à nos positions. » C'est ce qui explique que Gorbatchev n'insiste pas, au contraire de ses diplomates, pour inclure dans la déclaration conjointe une référence explicite au lien entre réduction des armes offensives et abandon de l'IDS. Le Président américain a rappelé qu'« il n'abandonnerait pas ce programme de recherche qui peut offrir la possibilité d'en finir réellement avec les armes offensives comme base de la dissuasion. »
Des propos de Gorbatchev, il ressort également que ses conseillers scientifiques lui présentent l'IDS comme un système polyvalent, permettant non seulement d'arrêter les missiles, mais aussi d'atteindre des objectifs civils et militaires. Enfin, sur les questions de contrôle et de vérification, la position soviétique est assez claire : pas de contrôle sans interdiction.
Pour sa part, le Président américain a réaffirmé sa position sur le Traité ABM. Il rappelle également sa proposition de partage de technologie dans le domaine de l'IDS avec les Soviétiques, si complexe que puisse se révéler dans l'application un tel partage. Les Soviétiques ne répondent rien.
Sur les problèmes régionaux, le Président Reagan reprend son argument selon lequel ce sont les difficultés de cet ordre qui entraînent la course aux armements, et non l'inverse.
A la fin de la réunion de Genève, Reagan et Gorbatchev signent un texte appelant « à des progrès rapides dans ces négociations, en particulier dans les domaines où il y a des convergences, y compris sur le principe d'une réduction des armes nucléaires des États-Unis et de l'URSS (...), ainsi que sur l'idée d'un accord intérimaire sur les missiles de portée intermédiaire. » Les deux parties se sont accordées pour « accélérer les efforts visant à parvenir à une convention efficace et vérifiable » sur l'interdiction des armes chimiques et la destruction des stocks existants. La déclaration conjointe fait état d'un accord sur l'ouverture de consulats à Kiev et à New York, sur des mesures destinées à assurer la sécurité aérienne dans le Pacifique nord, ainsi que la protection de l'environnement.
D'une manière générale, nous rapporte le directeur américain des Affaires politiques, Dick Burt, M. Gorbatchev « est bien informé des idées du Président Reagan. Ce n'est pas un hasard si M. Gorbatchev a fait diverses allusions à des problèmes comme la religion, le rôle de la famille dans la société. De toute évidence, M. Gorbatchev et son épouse ont souhaité que le Sommet soit un succès. Aussi se sont-ils l'un et l'autre montrés attentifs à ce qu'ils pensaient être la philosophie générale de leurs interlocuteurs. M. Reagan en a tiré quelque amusement. M. Shultz a joué un grand rôle d'orientation, c'est à lui qu'on doit le résultat final, notamment l'accord sur le document final. M. Gorbatchev ne s'est pas opposé au rôle de conseiller et, en quelque sorte, de guide qu'a assumé M. Shultz ». [Ce qui veut dire à mon avis que Shultz a négocié à la place de Reagan.] « Sur les droits de l'homme, la discussion en tête à tête a été assez rude. Nous n'avons rien obtenu à propos de l'émigration des Juifs. En dehors des cas proprement américains (par exemple : mariages mixtes, etc.), ils n'ont eu que des réponses dures et négatives sur le cas de citoyens soviétiques que nous leur avons soumis. Pour l'avenir, M. Gorbatchev ne prend aucun engagement. »



Mercredi 20 novembre 1985


En Conseil des ministres, Laurent Fabius déclare qu'il « croit savoir que l'opposition a l'intention de privatiser Antenne 2 au profit d'un groupe Hersant-Hachette, et de laisser FR3 retourner au néant. Si l'on fait démarrer maintenant les deux chaînes privées — la Cinq et la Six —, il ne sera plus possible, compte tenu du marché publicitaire, de privatiser Antenne 2 ou FR3. Voilà le fond du débat, qui sera sauvage. Ce sera l'une des plus dures batailles depuis le début du septennat ».
François Mitterrand : « Tout ce qui est médiatique est politique. Nos décisions vont soulever des difficultés dès lors que l'on touche du pied la fourmilière des grands intérêts. Ces derniers se sont entretués jusqu'à il y a dix jours, avant de faire semblant de se grouper contre les projets qui sont présentés (...). Derrière tout cela se pose la question de savoir qui aura le marché publicitaire. Il est intéressant de constater que ce sont les représentants de la société libérale qui protestent, parce que le groupe avec lequel nous contractons va prendre une certaine avance (...). C'est cela qui les exaspère, alors que les personnes en question pensaient imprudemment être assurées d'une victoire politique et de la servilité future des détenteurs du pouvoir. C'est pour cela qu'ils n'ont rien demandé en ce qui concerne la cinquième chaîne. »
Il conclut : « Il faut maintenant répondre aux critiques des socialistes qui disent que nous allons faire alliance avec nos pires adversaires, à celles des non-socialistes pour lesquels nous allons faire une télévision socialiste. J'aborde cette bataille avec confiance car, en fin de compte, le public sera content d'avoir plus d'images. »
Après le Conseil, Georges Fillioud présente le contrat de concession de la Cinq. Sur la Six, rien n'est encore tranché : Publicis ? RTL ?...

Le rendez-vous avec Bud McFarlane à San Francisco ne peut s'organiser, faute de temps.

François Mitterrand écrit à Reagan une lettre aimable après la rencontre de Genève :
« S'agissant des négociations de maîtrise des armements américains et soviétiques, qui ont été au cœur de vos entretiens avec M. Gorbatchev, nous n'entendons pas nous immiscer dans une tâche dont vous portez la lourde responsabilité. Il reste qu'un certain nombre de critères auxquels nous sommes particulièrement attachés recueillent un large assentiment : d'éventuels accords de contrôle des armements doivent aboutir au renforcement de la dissuasion nucléaire qui reste, pour longtemps encore, la base de notre sécurité ; il faut empêcher l'apparition dans l'Alliance de zones de sécurité amoindrie, notamment sous les apparences d'un équilibre eurostratégique illusoire... »



Jeudi 21 novembre 1985


Quatrième conférence de presse de François Mitterrand. Prévue à l'origine pour y traiter surtout d'économie, elle est essentiellement consacrée à la Cinq :
«Avec l'arrivée du câble et des satellites, il y aura d'ici cinq ans des dizaines de programmes télévisés à la disposition des téléspectateurs. Comment voulez-vous dans ces conditions maintenir le monopole ? On ne va pas entrer chez les gens avec des moyens de police pour leur interdire de placer, derrière leur petit écran ou au-dessus, la petite boîte qui leur permettra d'écouter ou de voir autre chose. Pour sauvegarder le service public, il fallait que le monopole éclate. Cessons cette mauvaise plaisanterie ! »
Vendredi 22 novembre 1985


Verdict dans le procès des faux époux Turenge : 10 ans fermes. On a évité le pire. Maintenant, la négociation pour leur libération peut s'engager.

La Conférence intergouvernementale travaille à un traité de coopération politique européenne sous un préambule commun avec les Traités de Rome révisés. Les Britanniques, naturellement, participent, malgré leur vote de Milan. Le désaccord persiste entre la plupart des Européens et nous sur la nature du secrétariat à créer : soit un secrétariat de la Coopération politique indépendant, soit un secrétariat général de l'Union européenne fusionné avec le secrétariat du Conseil. Cette dernière idée était au départ allemande. Mais, hormis la France, plus personne n'en veut aujourd'hui : ni la Commission, ni les petits pays, ni bien sûr l'actuel secrétaire du Conseil. Même l'Allemagne, à l'origine de l'idée, ne nous appuie plus.
François Mitterrand : « Ne pas s'entêter. »
Roland Dumas propose de regrouper le Politique et l'Économique dans un «Acte unique» qui comprendrait : un préambule sur l'Union européenne, un Titre 1 qui institutionnaliserait le Conseil de l'Union et le Conseil européen (qui n'a pas pour l'instant d'existence juridique), un Titre 2 qui rassemblerait les révisions au Traité de Rome, le Titre 3 étant consacré à la coopération politique.

Sur la défense, on est loin du projet franco-allemand élaboré avant Milan, qui prévoyait de reconnaître un rôle majeur à l'UEO. Nous proposons : « Les Etats signataires considèrent cette coopération comme un élément du processus d'unification et estiment que cette concertation peut aller au-delà de la proposition et du cadre actuel de l'Union de l'Europe occidentale. » La présidence luxembourgeoise propose, elle : « Les dispositions du présent Traité ne font pas obstacle à l'existence d'une coopération plus étroite dans le domaine de la sécurité entre certaines HPC (Hautes Parties contractantes) dans le cadre de l'Union de l'Europe occidentale et de l'Alliance atlantique. » Compte tenu de notre protestation face à un texte si faible, on en arrive à : « Les dispositions du présent traité ne font pas obstacle à l'existence d'une coopération plus étroite dans le domaine de la sécurité. » — et plus tard : « Les HPC qui souhaitent coopérer plus étroitement encore dans le domaine de la sécurité peuvent le faire au sein de l'UEO. »

Je pars pour la première réunion de sherpas destinée à préparer le prochain Sommet, à Kyoto, sans avoir pu passer par San Francisco pour voir McFarlane.
L'ambiance générale y est à l'inquiétude devant la dette du Tiers Monde, la fragilité croissante du système bancaire mondial, la montée du protectionnisme et la baisse des prix des matières premières, annonciatrice d'une dépression à venir. Le Tiers Monde ne maintient actuellement le paiement de ses dettes que par la récession, qui commence à entraîner ses créanciers dans une spirale déflationniste. Les recommandations sont toujours les mêmes : réduction du déficit budgétaire américain, ouverture du marché japonais, progrès dans la reconstruction du système monétaire international, ralentissement de l'inflation.
Nakasone vient de créer auprès de lui un groupe de travail d'experts japonais de très haut niveau pour préparer des propositions qu'il pourrait faire en matière de finances et de commerce. On peut donc s'attendre à ce qu'il fasse une fois de plus un geste symbolique, juste avant le Sommet, pour éviter que le Japon ne soit mis en accusation pour son protectionnisme.
Tous, sauf moi, souhaitent qu'une pression des Sept soit exercée sur l'ONU pour que la session consacrée à la dette de l'Afrique, prévue pour avril, soit retardée à septembre, afin de ne pas précéder le Sommet de Tokyo.
Le Japon souhaite que ce Sommet soit l'occasion d'une déclaration sur les perspectives politiques à long terme (dialogue des civilisations, relations Atlantique/Pacifique).
On continue à faire pression pour que de multiples réunions de hauts fonctionnaires et de ministres se déroulent avant Tokyo : des 7 directeurs des Affaires juridiques, des Affaires étrangères, des 7 directeurs généraux de la Police. Comme d'habitude, la France n'accepte aucune réunion de ministres, et les réunions de hauts fonctionnaires ne sont acceptables que si elles sont préparatoires aux réunions de sherpas. Sinon, on décidera à Sept, sous diktat américain, de tout et n'importe quoi, avec une Europe couchée. J'ai une passion pour les États-Unis, leur culture, leur goût et leur sens de la liberté. Mais leur intérêt n'est pas que l'Europe leur soit vassale. Qui le comprend à Washington aujourd'hui ? McFarlane et David Mulford. Personne d'autre.
Nakasone envisage d'introduire les problèmes de l'Éducation au Sommet de Tokyo, ce qui pose problème au Canada où ce sujet est de compétence provinciale.

Conférence de presse de Silvio Berlusconi, Jérôme Seydoux et Christophe Riboud.




Samedi 23 novembre 1985


Le Premier ministre organise une réunion sur l'affaire Turenge avec Bianco, Badinter, Dumas et Quilès. Les déclarations de David Lange sont, comme à l'ordinaire, curieuses : « Pas de libération avant la moitié de la peine, et, en tout cas, pas de libération avant nos élections [juillet 1987]. » On décide de n'être pas du tout demandeur publiquement, mais, dans le dialogue direct, de se montrer de la plus extrême fermeté. Il faudrait trouver l'occasion d'un contact entre Roland Dumas et le vice-premier ministre pour être certain que le message est bien compris.

Le Cinéma s'oppose à la création de la Cinq. Le Bureau de liaison des industries cinématographiques, qui réunit l'ensemble des professionnels et des représentants des producteurs privés de télévision, admet que les télévisions privées sont inéluctables et qu'elles représentent un marché supplémentaire dans une période particulièrement difficile pour la profession. Mais ils protestent, car ils n'ont été consultés sur rien. Ils s'inquiètent que, dans le cahier des charges de la cinquième chaîne, soit instituée une période transitoire pendant laquelle ils craignent qu'on n'écoule en France le stock de films de basse qualité détenu par Berlusconi. Les deux points délicats de la négociation portent sur le délai de diffusion des films pendant cette période transitoire (24 ou 36 mois), et sur le quota de films français pendant les cinq années qui viennent (25 % à 50 %). Ils sont décidés à se battre pour obtenir communication du cahier des charges de la cinquième chaîne, ce qui paraît légitime, mais ils ont d'ores et déjà décidé son boycott.
Un apaisement souhaitable me paraît possible, à trois conditions: une ouverture du capital de la cinquième chaîne aux sociétés de production ; la nomination d'une personnalité du cinéma à un poste de responsabilité ; l'instauration d'un dialogue entre la cinquième chaîne et les professionnels du cinéma pour définir un meilleur cahier des charges. C'est évidemment dans l'intérêt de tous. J'en parle au Président. Pour Canal-Plus, lui dis-je, les professionnels du cinéma s'étaient montrés particulièrement coopératifs, surtout lors des échéances décisives de mars dernier. François Mitterrand me répond : « Mais pas du tout ! Ça a été le contraire ! » Chacun lit l'Histoire à l'aune de sa mémoire.



Lundi 25 novembre 1985

Abdou Diouf à Paris. On parle de la dette africaine. Comment obtenir un moratoire ? L'Afrique devrait avoir, pour ses dettes publiques, des délais de remboursement s'étalant sur trente ans, avec un différé de dix années et des taux d'intérêt ne dépassant pas 5 %. En outre, dans le sens des propositions avancées par James Baker à Séoul, il faudrait faire en sorte qu'au-delà d'un allégement des charges de la dette, les pays africains puissent bénéficier d'un «flux additionnel de ressources concessionnelles ». L'Afrique ne réclame pas l'annulation de sa dette. J'explique qu'il faut mobiliser tous les arguments faisant ressortir la spécificité de la situation africaine, et notamment le fait que la dette y est essentiellement une dette publique. L'Afrique devrait mettre l'accent sur les moyens d'utiliser les instruments (Fonds spécial pour l'Afrique, Fonds fiduciaire) et les forums existants (Comité du développement de la Banque mondiale).

La CLT dépose un recours devant le Conseil d'État contre l'attribution de la Cinq. Elle ira jusqu'au bout.

Un Boeing d'Egypt Air est détourné sur Malte. On ne peut arriver à un accord par la négociation. A la demande des Egyptiens, François Mitterrand fait préparer le GSPR en vue d'une intervention. A la dernière minute, l'armée égyptienne intervient seule : 50 morts.



Mardi 26 novembre 1985


Au petit déjeuner, Jospin critique l'attribution de la cinquième chaîne à Berlusconi et l'octroi de la publicité aux chaînes privées.
François Mitterrand : On ne peut dire que la télévision privée est autorisée et ne pas lui donner les moyens de réussir.
Laurent Fabius : Pour la sixième chaîne, trois groupes se profilent: RTL, Publicis et un groupe autour de Libération.
Première nouvelle pour moi...
Puis le Premier ministre s'en prend vivement au Président sur la question des immigrés : « Il faut cesser de parler de droit de vote des immigrés. C'est constitutionnellement impossible ! »
François Mitterrand répond sèchement : Non, il faut, si on peut, renverser la charge de la preuve de la nationalité. Puis, à l'adresse de ses deux lieutenants socialistes, il ajoute : Cessez de gémir : après 1986, il peut y avoir cristallisation autour du PS et l'élection d'un socialiste en 1988 est possible. On doit avoir un moral de vainqueurs si on intègre l'idée que notre défaite en 1986 n'est qu'une péripétie.
Mercredi 27 novembre 1985

Mort de Fernand Braudel. J'ai perdu mon mentor.


Jeudi 28 novembre 1985

Hassan Il en visite officielle à Paris. Il arrive très, très en retard au dîner donné pour lui à l'Élysée.
Quatrième emprunt de l'année : au total, 100 milliards de francs pour 1985.


Vendredi 29 novembre 1985


Pourquoi ne pas annoncer la création d'une chaîne culturelle, qu'on pourrait d'ailleurs appeler « sixième chaîne », en publiant dès la semaine prochaine un cahier des charges et la liste des membres de son conseil d'administration?

Une négociation est en cours entre Rousselet et Albert Frère pour qu'il entre dans le capital de Canal-Plus. L'aurions-nous écarté d'une chaîne pour l'avoir dans l'autre ?


Les États-Unis s'abstiendront, mardi prochain, au Conseil de sécurité, sur le projet d'une conférence désarmement/développement, issu du discours de François Mitterrand de 1983, malgré leur intention de voter contre. Le même jour, on votera sur le Nicaragua. Nous essayons d'obtenir une amélioration du texte nicaraguayen sur les droits de l'homme pour pouvoir voter pour, comme l'Espagne, la Grèce et le Danemark. S'abstiennent : Italie, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Belgique, Portugal, Irlande et RFA.

Le général Jaruzelski est à Alger. Par l'ambassade de France, il demande à faire, mercredi prochain, une escale technique à Paris en rentrant sur Varsovie. François Mitterrand, interrogé, accepte sans hésiter ni consulter personne : Kohl, Genscher, Brandt, Craxi et même le Pape n'ont-ils pas reçu le dictateur polonais avant lui ?
La nouvelle ne doit être annoncée que la veille, mardi.

François Mitterrand reçoit Garret Fitzgerald, l'Irlandais, avant le Sommet de Luxembourg, qui commence lundi prochain. On parle de la Conférence intergouvernementale qui s'achève, du texte de l'Acte unique, où il n'y a pas d'accord sur l'Union monétaire. François Mitterrand : « Nous ne laisserons pas se faire le Grand Marché s'il n'y a pas, en perspective, un accord d'union monétaire. Sinon, c'est suspect: le Grand Marché ne servirait que les intérêts d'une Grande-Bretagne nationaliste ou d'une Allemagne impérialiste. Il n'y a pas d'homogénéité en Europe. Aussi ne faut-il ni une Commission ni un Parlement trop puissants. En biologie, la fonction crée l'organe. En politique, c'est le contraire. Il ne faut pas que les égoïsmes nationaux se déguisent en volonté communautaire. »
Lundi 2 décembre 1985


Après déjeuner, nous partons pour le Sommet européen : il se présente mal. Les projets de textes révisant le Traité de Rome sont encore trop imparfaits pour être soumis aux chefs d'État et de gouvernement, et le front anglo-allemand est solide contre la France sur tous les éléments du projet d'Acte unique. Aussi le Luxembourg a-t-il rédigé un rapport de synthèse « à caractère politique » qui énumère et commente les principales questions sur lesquelles une décision du Conseil européen est requise.

Dans l'avion, François Mitterrand me dit : « Si le Sommet de Luxembourg échoue, ce peut être une bonne chose. Il ne faut pas chercher à tout prix une réussite apparente. Regardez l'attitude actuelle des pays de la Communauté. L'Angleterre est très étroitement liée aux États-Unis. L'Allemagne regimbe parfois, mais elle est obligée, elle aussi, de se soumettre à Washington, compte tenu de sa situation par rapport à l'Est. De plus, elle refuse toute concession sur le SME, car, en fait, ce qu'elle veut, c'est une zone mark. Les pays du Bénélux sont des Européens sincères, mais ils ne pèsent pas lourd. Le Danemark ne peut pas dépasser ce que sa Constitution lui permet, et la Grèce est imprévisible. Quant à l'Espagne et au Portugal, ils ont assez avec leurs problèmes. Dans ces conditions, il faut se garder de précipiter des réformes institutionnelles qui risqueraient de faire éclater la Communauté. Évitons donc un conflit entre la majorité de nos partenaires et la France. »
La leçon de Milan a porté.

En descendant de l'avion, à l'aéroport de Luxembourg, une journaliste de l'AFP demande à François Mitterrand s'il confirme une dépêche d'Alger annonçant qu'il recevra le général Jaruzelski le surlendemain. Le Président confirme. Laurent Fabius l'apprend à 15 heures par la dépêche qui vient de tomber. Il téléphone à Michèle Gendreau-Massaloux, secrétaire général adjoint de l'Élysée, et passe sur elle sa colère: « C'est honteux ! »
Il m'appelle à Luxembourg :
— Passe-moi le Président.
— Impossible, il est déjà en séance. Je peux aller chercher Dumas, si tu veux.
Dumas arrive, très ennuyé d'avoir à avouer qu'il ait été au courant avant le Premier ministre.
Laurent Fabius : C'est vrai, pour Jaruzelski ?
Roland Dumas : Eh oui, c'est vrai...
Laurent Fabius : C'est un scandale ! Faire ça sans me prévenir ! Cela ne se passera pas comme ça Je ne vais pas me laisser faire !

Le Sommet commence. Jacques Santer, Premier ministre luxembourgeois, propose que les ministres des Relations extérieures se réunissent à nouveau en conférence, après un accord au sommet, pour parachever avant la fin de l'année la rédaction des textes. Le Conseil n'aura donc pas à se prononcer sur le fond, mais doit créer un cadre juridique.
L'Allemagne n'accepte l'inclusion d'un volet monétaire dans le Traité qu'à condition que les progrès du SME soient soumis à la ratification des Parlements nationaux (ce qui marquerait un recul par rapport à la situation actuelle qui permet des avancées dans le domaine monétaire par simple accord entre les ministres et les gouverneurs). L'obligation de ratifier par les Parlements bloque tout et est donc inacceptable. Si le Chancelier persiste dans cette voie, il vaut peut-être mieux renoncer à inclure un volet monétaire dans le Traité et se borner à adopter une déclaration, voire à inclure un élément monétaire dans le préambule. Nous voulons mentionner l'écu, ce que refusent les Allemands. Mme Thatcher, elle, soutient l'écu, mais veut préserver sa liberté vis-à-vis du mécanisme de change.
Tous les États membres sauf deux (l'Italie et le Danemark) approuvent le texte de la Présidence qui associe le Parlement, par un système de navette, à la décision législative, mais laisse le dernier mot au Conseil. L'Italie estime ce projet insuffisant. Le Danemark le juge trop favorable au Parlement.
La décision politique à prendre est la suivante : en quels domaines peut-on accorder au Parlement un droit de veto ? On pourrait envisager de le faire pour les traités d'adhésion et pour les accords avec les pays tiers, ainsi que pour les procédures de vote pour les élections au Parlement européen. Difficile d'aller plus loin.
La Présidence soumet un texte au Conseil européen : en l'absence de décisions explicites du Conseil, la délégation à la Commission serait de droit. Nous préférerions, comme les Allemands et les Britanniques, écrire que le Conseil « confère à la Commission des compétences d'exécution », sans délégation automatique, qui serait excessive. Ce point de vue est partagé par la majorité des États, sauf l'Italie et la Belgique.
La Commission et la France sont unies pour demander le rapprochement des politiques sociales par la négociation collective. L'Allemagne et le Royaume-Uni y sont hostiles.
La France propose l'introduction dans le Traité d'un nouvel article, appelé 235 bis, visant à permettre que certains pays puissent aller plus vite que d'autres dans le cadre communautaire. Cette proposition est rejetée.


Mardi 3 décembre 1985


Comme à chaque Sommet européen, petit déjeuner entre François Mitterrand et Helmult Kohl, le matin du second jour :
François Mitterrand : Le marché intérieur sans monnaie, ça n'a pas de sens ! Les Anglais ne le comprennent pas.
Helmut Kohl : Mes contacts avec Mme Thatcher sont de plus en plus difficiles. Je lui ai dit qu'elle s'éloignait de son peuple. J'ai parlé aux étudiants de Cambridge : ils ne sont pas différents de ceux de l'ENA. Ils sont beaucoup plus européens qu'elle.
François Mitterrand : Vous avez entendu parler de mon visiteur de demain ?
Helmut Kohl: Oui. Je trouve très bien que vous le receviez. Tout ce qui viendra en Pologne après Jaruzelski sera pire que lui. Il est sérieux. Une sorte de bâtard de Prussien. Il est tragique. Il n'est pas en cour à Moscou. Dites-lui que je voudrais établir des relations raisonnables avec la Pologne, comme nous en avons maintenant avec la France et avec les Juifs. Nous n'avons aucune revendication de frontière avec la Pologne. Nul ne remettra plus en cause la ligne Oder-Neisse. Mais les Polonais parlent encore de Katyn comme d'un massacre allemand.
François Mitterrand : Moi, je compte lui demander de faire des actes significatifs et qu'il mette fin aux séquelles de la guerre avec la RFA.

Le Sommet reprend dans la confusion:
Helmut Kohl : Je suis pour l'alinéa 1... Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Un peu plus tard, l'humour d'Andreotti fait mouche :
Margaret Thatcher : Vous allez tuer les entreprises, avec votre réglementation ! Moi qui ai travaillé dans une entreprise de trois personnes, je peux vous le dire...
Giulio Andreotti : Que sont devenues les deux autres ? Elles sont mortes de maladie professionnelle, sans doute ?
Margaret Thatcher : Cela devient très discourtois !

En fin d'après-midi, accord pour la création d'un Marché unique à la fin de 1992. Après avoir voulu donner à la date du 31 décembre 1992 une force juridique contraignante, la Présidence et la Commission acceptent qu'elle n'ait qu'une valeur d'engagement politique. La règle de l'unanimité sera maintenue pour l'harmonisation fiscale, la circulation des personnes, les droits et obligations des travailleurs. Les décisions seront prises à la majorité pour les activités financières, excepté l'harmonisation fiscale, et pour d'autres articles de moindre importance dont la liste sera arrêtée par les ministres.
Sur proposition de M. Lubbers, on ramène de trois à deux par an le nombre des Conseils européens à partir de 1986. Le Conseil de mars à Bruxelles disparaît.

Lors de sa conférence de presse, les journalistes parlent plus au Président de Jaruzelski que de l'Acte unique. François Mitterrand est serein : « La France doit venir en aide aux Polonais. Le problème qui semble être discuté par une partie de l'opinion est: quelle est la meilleure façon de les aider ? Je réponds que c'est en discutant, en proposant. »
Avant de repartir : « Laissez brailler ceux qui protestent, ils verront bien dans l'avenir que c'est moi qui ai eu raison (...). Il y a encore quelques incapables au gouvernement. Le Premier ministre n'a pas encore la totale maîtrise de l'appareil d'État... »

Dans l'avion qui nous ramène à Paris, je demande à François Mitterrand quelle est, à son avis, la principale qualité de l'homme politique. Il répond : «J'aurais voulu répondre : la sincérité ; en réalité, c'est l'indifférence. »


Mercredi 4 décembre 1985


Tôt le matin, deux coups de téléphone stupéfiants sur le même sujet. L'un de Reda Guedira, le plus intime conseiller du Roi du Maroc : le roi veut rencontrer Shimon Pérès à Paris, avec le Président. Un peu plus tard, le principal collaborateur de Pérès m'annonce un coup de téléphone de ce dernier pour ce soir et ajoute : «Je ne sais pas si vous êtes au courant d'un projet de rencontre chez vous, mais Pérès veut que le Président sache ceci : les Marocains nous ont proposé ce matin une rencontre à Paris. Nous en avons été très surpris et très heureux. Ils nous ont dit qu'ils en ont parlé à Paris et qu'ils attendent votre point de vue. Pérès veut que le Président sache qu'il est très intéressé, et souhaite que cette rencontre ait lieu le plus vite possible. »
Ce serait un formidable succès diplomatique. Je fonce dans son bureau raconter l'affaire au Président. A ma grande surprise, il se montre tout de suite hostile au projet : une telle rencontre fâcherait les autres Arabes. Il écarte même l'idée que cette rencontre ait lieu à Paris en son absence.
Comme chaque mercredi, avant le Conseil des ministres, Laurent Fabius est reçu par le Président. Entretien tendu. Fabius est blême : « La rencontre avec Kadhafi, c'était beaucoup. Avec Gorbatchev, c'était trop. Avec Jaruzelski, ça suffit ! »
Les deux hommes se mettent d'accord sur la réponse à faire à l'Assemblée nationale l'après-midi même. François Mitterrand demande à Fabius de laisser Dumas répondre. Fabius est réticent : Dumas engage le gouvernement, donc lui-même. Or, ils ne sont pas du même avis sur cette affaire.
Une heure plus tard, devant un Conseil des ministres figé où chacun observe les deux regards qui ne se croisent pas, François Mitterrand explique : « Cette rencontre fait couler beaucoup d'encre. Plus que je ne l'avais prévu. Les aspects psychologique et symbolique tendent à prendre le pas sur les autres. Nous sommes le seul pays occidental qui n'a pas de relations actives avec la Pologne. Il y a longtemps que je cherchais à renouer les fils pour une rencontre sans compromission, ni sur les libertés ni sur les droits de l'homme. Il est toutefois certain que cette rencontre fait image. S'agit-il d'une image sanguinaire ? Moins sans doute que s'il s'agissait du Chilien Pinochet ou du Sud-Africain Botha. J'ai reçu à deux reprises le général Zhia. J'ai eu des contacts avec le Président Suharto. Mais, c'est vrai, les Français sont évidemment plus sensibles à une rencontre avec les Polonais qu'avec des Pakistanais ou des Indonésiens. Si j'étais une personne privée, je n'irais pas en Pologne, je ne verrais pas le général Jaruzelski. Mais j'estime avoir des devoirs d'État, et les pays communistes existent. Ilfaudra longtemps, peut-être un demi-siècle, pour parvenir à la jonction des deux Europes. Pour aller dans cette direction, il nous faudra parfois marcher comme des Sioux pour ne pas être entendus. Mais je n'hésiterai pas à le proclamer, le cas échéant : c'est la seule grande perspective d'avenir. Je récuse absolument dans cette affaire une critique morale de la part de ceux qui ont vu hier Brejnev et qui, avant-hier, voyaient Staline. C'est moi qui ai pris la décision, celle-ci est incommunicable. Elle relève de l'intuition ou de l'instinct. Vous verrez, il y aura une suite à ce choix. »
A propos de l'accord sur l'Acte unique: « A Luxembourg, le traité politique a été adopté dans ses dispositions principales. La Communauté tient. »
Les ministres quittent l'Élysée. François Mitterrand dit à Roland Dumas : « Il va y avoir des questions sur cette affaire, cet après-midi, à l'Assemblée. J'ai dit à Laurent Fabius de vous laisser répondre. Il n'en est pas content. » Le Président ajoute : « C'est vous qui ferez aussi le commentaire à la fin de notre entretien. »

François Mitterrand passe au Salon des Ambassadeurs pour recevoir Jaruzelski qui arrive par le jardin et la Grille du Coq. L'homme est impressionnant par sa raideur, ses yeux doux cachés derrière des lunettes noires, sa façon de se tenir assis au bord de la chaise. Je ne puis oublier, en l'écoutant, que son père a été fusillé par les Russes et que lui-même passa sa jeunesse dans un camp à régime sévère en Sibérie.
L'entretien dure une heure vingt, dans un salon du rez-de-chaussée. En voici le compte rendu intégral. Il me semble nécessaire de ne pas en omettre un seul mot :
François Mitterrand : Je voudrais vous dire, pour commencer, que la Pologne a toujours été considérée par les Français comme une amie.
Général Jaruzelski : Je vous remercie. Cette rencontre est très importante pour les relations franco-polonaises. C'est aussi une expérience très importante pour moi de venir pour la première fois en France. La France a une signification affective particulière pour ma génération. Nous avons l'amour de la France dans le sang. Je suis très heureux de vous rencontrer et j'espère que nos relations pourront, après cela, connaître des développements satisfaisants.
François Mitterrand : Je souhaite également la bienvenue à votre ministre des Affaires étrangères.
Nous avons des sujets difficiles à aborder, beaucoup d'arriérés dans nos relations qui n'ont pas été apurés. Et un des éléments utiles de cette conversation pourrait être notamment de les aborder. J'évoquerai d'un mot l'aspect protocolaire. Un chef d'État a sa place chez un autre chef d'État, qui plus est quand c'est la Pologne et quand c'est la France ! C'est le cas, compte tenu de ce qu'est votre personne, et du rôle de votre pays en Europe. Pour mieux connaître les problèmes et les personnes, il n'y a pas d'autre moyen que les relations directes, même si c'est parfois difficile.
Parmi les problèmes qui se posent entre nous, il y en a des réels et d'autres qui ne sont qu'apparents. Nous devons essayer de les distinguer et de les éclairer. Je crois que c'est pour cela que vous avez souhaité profiter de cette escale.
Général Jaruzelski : Je suis un soldat, pas un diplomate. Je connais etj'apprécie la compréhension que vous avez des problèmes de la guerre et de la paix. En me rencontrant, vous montrez du courage et vous avez pris un risque. Mais peut-être la poursuite de la suspension de nos relations aurait-elle été un risque plus grand ?
La situation actuelle a fait que la France, qui d'habitude a une place élevée dans nos relations, est maintenant très en arrière. En 1981, la France était notre troisième partenaire économique en Occident. Elle est maintenant le sixième. Le français disparaît de nos écoles, car cela est lié à l'ensemble d'une coopération économique, scientifique, technique qui s'est distendue.
J'ai eu ces derniers mois beaucoup de contacts, à des niveaux élevés, avec des dirigeants occidentaux. J'ai rencontré M. Papandréou, M. Kohl, M. Craxi, M. Gonzalez, les ministres des Affaires étrangères de Grande-Bretagne et du Japon. M. Brandt, président de l'Internationale socialiste, est ces jours-ci à Varsovie. J'ai constaté avec eux tous que la convergence de nos analyses sur la situation internationale était grande.
Vous êtes un éminent homme d'État. Vous êtes dans une autre alliance, mais vous avez une politique indépendante. J'ai parlé avec Gorbatchev, qui a énormément apprécié les conversations qu'il a eues avec vous.
Donc, notre rencontre est un grand événement. Il ne faut pas le surestimer, mais il a son importance. Je crois que vous souhaitez maintenir le niveau d'activités de la France vers l'Est. Il faut tenir compte de la Pologne, avec ses 38 millions d'habitants auxquels s'ajoutent 15 autres millions de Polonais en dehors des frontières. En ce moment, la Pologne reconstruit sa place. J'ai d'ailleurs de bonnes relations personnelles avec Gorbatchev, le nouveau Président du Conseil des ministres, Rijkov, le maréchal Sokholov.
En ce qui concerne nos relations, nous devrions essayer de les animer. Un certain modèle avait prévalu pendant près de quarante ans après la guerre. Il faudrait essayer de revenir graduellement à cela. Ces relations avaient été maintenues même pendant la guerre froide, et entre la France et la Pologne elles se portaient beaucoup mieux que l'ensemble des relations Est/Ouest. C'est en 1975 qu'elles ont atteint le niveau le plus élevé. C'est alors que nous avions signé une charte de coopération économique franco-polonaise, avant Helsinki. Puis, plus récemment, il y a eu cette période difficile. Sur tout cela, c'est l'Histoire qui donnera la réponse la plus sûre.
J'ai passé toute ma vie à servir mon pays. Les décisions qu'il a fallu prendre ont été un acte dramatique pour moi. Beaucoup de Polonais ont pensé que les décisions prises étaient celles de la dernière chance, mais il y a des périodes dans la vie des peuples où il faut savoir beaucoup sacrifier pour ne pas tout perdre.
Dans le processus que nous avons suivi depuis 1981, nous avons essayé de prendre en compte les valeurs humanistes et démocratiques d'une façon qui corresponde à notre situation concrète. Nous avons apprécié et assimilé beaucoup de valeurs issues de la Constitution ouvrière depuis 1981. C'est ce que nous appelons le "renouveau socialiste ". Mais tout ce que nous faisons est vu à l'étranger dans un miroir déformant et nous souffrons beaucoup de la politique américaine. La France a réagi émotionnellement à nos affaires et l'émotion n'est pas bonne conseillère en politique. Mais les États-Unis, eux, nous traitent instrumentalement. La seule chose qui les intéresse, c'est d'affaiblir un des chaînons de l'alliance opposée.
Nous sommes préoccupés également, sans obsession, par le problème allemand. Nous sommes vigilants sur tout processus qui peut se produire et qui implique les Allemands. Tout ce qui pourrait se produire de désavantageux en Allemagne serait très mauvais pour la Pologne comme pour la France. Je ne pense pas que cette menace soit immédiate, ni qu'elle prenne des formes extrêmes. Mais ce potentiel croissant, au centre de l'Europe, ne peut pas ne pas constituer un problème. Sans aller jusqu'à se remémorer les drames des années 40, nous devons en parler entre Polonais et Français.
Les processus que nous essayons de poursuivre en politique sont axés sur la démocratie. Non pas parce que Ronald Reagan l'exigela Pologne n'accepte pas d'ultimatum —, mais parce que nous sommes convaincus que c'est la seule façon d'enrichir le processus politique.
Les dernières élections en Pologne ont permis d'obtenir des résultats élevés. On peut même parler de plébiscite. Mais nous voudrions aller au-delà dans ce processus, ce qui n'est pas facile. Cela serait plus facile si nous pouvions arriver à la normalisation et s'il y avait moins d'ingérences.
Aux États-Unis, par exemple, unefondation a été créée pour dispenser une aide matérielle à nos opposants. Une grande puissance peut se tromper, mais elle ne devrait pas pouvoir être ridicule. L'idée de cette fondation était, pour les Américains, un alibi avant Genève. Ils ont besoin d'un bouc émissaire. Juste après Genève, le Président Reagan a reçu le représentant de Solidarité, qui a son siège à Bruxelles. Comme contrepoids à la conférence de Genève, c'est risible !
Je voudrais maintenant vous parler d'un problème délicat évoqué par la France, celui des droits de l'homme. Avec l'estime que je vous dois, je voudrais souligner votre mesure sur ce point. Mais votre ancien ministre des Relations extérieures était très émotif. En 1981, à l'automne, j'ai parlé à Claude Cheysson de la situation dans laquelle se trouvait la Pologne. Il m'a dit : l'essentiel, c'est que vous résolviez vos problèmes sans ingérences extérieures. Or, c'est exactement ce que nous avons fait. Et vous connaissez les réactions ! Tout cela nous laisse un mauvais goût...
Sur les droits de l'homme, nous voudrions avoir une approche différente. Le problème est très important, mais il faut prendre en compte tous les droits de l'homme, et pas uniquement d'un point de vue humanitaire étroit. En réalité, l'amnistie complète a été faite chez nous. Nous ne voulons pas de prisonniers politiques, mais certains font tout pour être des martyrs. Il ne s'agit pas de délits d'opinion. Ils mènent des actions contre les lois. En ce qui concerne l'expression des opinions, il y a beaucoup de publications qui circulent sous l'égide de l'Église et qui contiennent des articles très durs contre le gouvernement. Nous sommes très ouverts, en réalité. C'est un fait unique dans notre Alliance et dans notre environnement. Les poursuites qui sont entamées le sont quand les lois sont enfreintes comme c'est le cas en France si l'on enfreint les Articles 87, 97, 104 et 209 du Code pénal, et il y a le même genre d'articles dans le Code pénal américain. C'est la même chose chez nous : il ne s'agit pas de délits politiques, mais d'actions contre les lois, c'est-à-dire de délits. Si quelqu'un chez nous frappe un milicien, aussitôt il est considéré comme un héros, et s'il est emprisonné, c'est aussitôt un prisonnier politique ! Pardonnez-moi si je me montre amer sur ces questions, et beaucoup trop laconique pour en traduire l'extrême complexité.
François Mitterrand : Je comprends très bien votre analyse de votre situation politique et je ne peux pas raisonner comme si la Pologne était dans la même situation que la France. Mais je n'établis pas de hiérarchie. Je parle de votre situation objective. Nous sommes tous plus ou moins soumis aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale. Il y a deux très grandes puissances. C'est une situation que nous pouvons comprendre et nous pourrons essayer de ne pas nous incriminer l'un l'autre. J'ai bien noté votre patriotisme polonais. Vous servez, vous croyez servir votre pays. Je ne doute pas que vous le pensiez.
En ce qui concerne les relations entre nos pays, il y a une amitié historique réelle, profonde. Elle est un peu sentimentale, ce qui est à la fois sa force et sa faiblesse. Tout à son sujet est émotif. L'information, qui est dans mon pays très présente, est très partiale à ce sujet. Elle fait preuve d'une sensibilité exacerbée. Tout est traité sur le mode de la crise. Tout est passionnel, et on sait que les passions ne sont jamais de tout repos ! Tout cela est vrai, au moins depuis 1848 où la Pologne occupait la première place dans le cceur des Français, et vous connaissez sans doute l'apostrophe d'un député français, Charles Floquet, au Tsar en visite en France en 1878 : "Vive la Pologne, Monsieur ! ", alors que la Pologne avait été partagée. Cela est présent dans la tête de tous les petits Français. Moi aussi, j'ai été élevé comme cela. S'y ajoute la mauvaise conscience des Français envers la Pologne depuis 1939, et tout cela se mélange donc. Quand vous avez été conduit à intervenir d'autorité contre le désordre économique, quoi qu'on puisse en penser, cela a été mal compris, très mal ressenti. Et la valeur symbolique de cet acte est plus forte que tous les raisonnements. Il n'y a cependant pas de doute à mes yeux que votre gouvernement a commis des actes criticables. Je pense en particulier aux libertés syndicales et religieuses. Mais, par rapport à ce qui se passe dans le reste du monde, cela ne devrait pas être à ce point le symbole que c'est devenu.
Face à une passion, il faut essayer de faire preuve de sang-froid. J'assume mes responsabilités. Je vous explique tout cela parce qu'il faut que vous compreniez bien les points à propos desquels notre opinion publique est en retrait, mais aussi que ces sentiments sont partagés de façon réelle par beaucoup de braves gens. Il y a eu des événements, en un sens, qui ont pris valeur de symboles. Il faut que vous vous efforciez de créer des symboles dans l'autre sens. Vous avez apaisé les choses par rapport au début et j'ai toujours dit qu'on ne mesurait pas assez l'ampleur de votre tâche. Si vous voulez que l'Occident et la France en particulier vous comprennent mieux, si cela vous paraît souhaitable, comme à moi, il vous faut créer d'autres symboles qui viennent réduire la portée de ces symboles négatifs qui permettent à tant de fantasmes de se développer.
Si je peux alors vous aider, je le ferai, car je crois comprendre qui vous êtes. Mais il faut m'y aider.
Il est normal qu'autour du mouvement syndical se soit développé un mouvement aussi puissant. Les syndicats représentent des valeurs ouvrières parmi les plus puissantes. C'est pourquoi je redis l'importance des droits de l'homme dont vous avez vous-même parlé, celle des libertés syndicales, celle des relations avec l'Église, dont vous êtes juge, mais qui est une réalité occidentale.
Quant au Code pénal français, vous le connaissez mieux que moi, et si vous m'interrogiez sur le Code pénal polonais, j'aurais une plus mauvaise note encore ! Mais enfin, en France, on ne peut pas considérer qu'il y ait des délits politiques.
Je vous le redis : le meilleur climat auquel je puisse contribuer passe par quelque acte symbolique.
Vous n'avez jamais commis, en ce qui vous concerne, d'actes barbares, vous avez même été parfois un facteur d'apaisement. Pourquoi ne continueriez-vous pas ? Y a-t-il des résistances, des inconvénients majeurs dont vous avez considéré que le prix politique serait trop élevé ? Je ne sais pas.
Vous avez le problème de l'amnistie, celui des relations avec l'Université. A l'Université, je le sais bien, ils ont des gènes spéciaux ! Ce n'est jamais facile, même chez nous, mais il faut en tenir compte ! Quant à l'Église, je n'ai pas à parler en son nom. Il y a de par le monde des Polonais meilleurs spécialistes que moi.
Je vous reçois aujourd'hui contre mon opinion publique. Je n'en tire pas de mérite particulier. Sachez simplement que je suis prêt à continuer. Et, dans cet état de l'opinion publique, il n'y a pas que la pression américaine. Aujourd'hui, ainsi, j'ai donné instruction de voter la résolution présentée aux Nations-Unies par le Nicaragua. Mon pays est indépendant. C'est également vrai sur le plan intellectuel.
Je souhaite que vous agissiez de façon à ce que je trouve un appui pour améliorer nos relations. C'est à vous de décider.
Sur un plan pratique, il y a par exemple cette fondation d'aide à l'agriculture polonaise privée, prête à fonctionner, pour laquelle des fonds importants ont été rassemblés et que votre gouvernement a bloquée. Si vous la laissiez développer ses activités, cela aurait un grand retentissement. Il y a aussi les échanges entre intellectuels français et polonais, par exemple sous l'égide de l'Académie des Sciences et de la Maison des Sciences de l'Homme, qu'il serait précieux de pouvoir développer, et enfin, je vous le redis, l'amnistie, tout ce qui libère les hommes.
Économiquement, vous le savez, nous ne sommes pas rentrés dans le système des sanctions. Vous avez des problèmes financiers. Nous vous avons aidés à rééchelonner vos dettes. La France préside, vous le savez, le Club de Paris. Nous restons prêts à envisager des crédits à court terme pour la modernisation de l'économie polonaise. Nous sommes prêts à tenir la Commission mixte. Il y a un projet d'installation d'une usine Renault. Nous sommes favorables à votre retour dans le FMI.
Il ne faut donc pas avoir une vision caricaturale de la position de la France.
Mais je vous ai expliqué les raisons psychologiques qui font qu'en France, la physionomie de certaines personnalités syndicales, de dirigeants dans ce domaine, apparaît comme hautement représentative. Je vous demande de comprendre cette situation.
Et je vous demande aussi en quoi la France pourrait aider la Pologne.
Général Jaruzelski : Notre rencontre est l'événement le plus fort que l'on puisse concevoir, et je la considère comme une aide précieuse pour la Pologne. Elle laisse présager une heureuse reconstitution des relations, une normalisation de ces relations qui pourrait prendre la forme d'une visite en Pologne du ministre français des Relations extérieures ou d'une visite en France du ministre polonais des Affaires étrangères. Il pourrait y avoir aussi des échanges de parlementaires.
Monsieur le Président, j'apprécie les intentions que vous m'avez exprimées. Elles sont très proches des miennes. J'espère faire avancer ce processus que nous appelons "normalisation ". Mais je voudrais vous dire la chose suivante. Dans le passé, on a pu dire après... : "L'ordre règne à Varsovie". Et bien, cet ordre-là, nous n'en voulons pas. Un État est puissant s'il est démocratique. C'est à cela que doit servir l'amnistie qui a été décidée de facto. C'est vrai, je le reconnais, il y a un groupe qui n'en a pas bénéficié. Ils ont multiplié les manifestations hostiles. En fait, ils sont devenus les instruments des ingérences américaines. Il faut que ces ingérences américaines cessent.
Nous essaierons de traiter les points qui sont névralgiques aux yeux de l'opinion française. Que les médias expriment de libres opinions, c'est normal. C'est le droit de critique. Mais le mensonge pur et simple est choquant.
On ne veut pas voir la situation dans laquelle était la Pologne en 1981. Il n'y avait plus de lait pour les enfants, plus de charbon, plus de savon, plus rien. Tout était désorganisé. La guerre civile menaçait et il y avait, par rapport à certaines actions, un très grand enthousiasme extérieur. Le monde aime beaucoup quand les Polonais se battent entre eux ou avec d'autres. De même qu'il faut voir que notre pays n'a jamais dépassé l'étape de la force imposée par l'autorité royale ; la nation polonaise a été, en plusieurs périodes de son histoire, privée d'État. Nous avons eu en tout et pour tout huit ans de régime parlementaire normal après la Première Guerre mondiale. Après la guerre, nous avons eu la dictature de Pilsudski, qui était un semi fasciste. Tout cela n'a rien à voir avec l'histoire de France, et aujourd'hui nous avons le sentiment d'avoir avancé par rapport à notre propre histoire. Nous n'avons pas détruit Solidarité. Nous avons simplement écarté un dirigeant extrémiste qui les menait dans une direction très dangereuse. Mais nous développons dans beaucoup de domaines de notre économie la décision par les travailleurs eux-mêmes.
En ce qui concerne la religion, nous tenons compte de la force considérable de l'Église. Elle a certaines exigences risibles. Mais, en ce qui concerne le dialogue, il a toujours lieu ; même dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, il y a eu une conversation avec le Primat. J'ai revu dix fois le Primat depuis lors. Il y a bien sûr certains prêtres qui se laissent aller à avoir des activités purement politiques, mais, dans le même temps, nous bâtissons 1040 églises, plus que tout le reste de l'Europe réunie. Il y a au moins une centaine de publications de l'Église qui circulent librement. C'est une situation exceptionnelle.
Nous avons donc repris le pouvoir en 1981. On parle de coup d'État, mais j'étais Premier ministre depuis un an, et déjà dirigeant du POUP. Le gouvernement a profité du droit constitutionnel pour garantir le fonctionnement de l'État et de l'économie.
François Mitterrand : Je ne me plaçais pas sur le terrain constitutionnel dans mes remarques. Ce n'est pas mon problème. Mais, maintenant, quatre ans ont passé. Pour que l'amitié entre la France et la Pologne puisse renaître, faites-nous des signes. Bien sûr, cela dépend de votre décision souveraine.
Général Jaruzelski : Je vous remercie. Je considère que vos conseils sont basés sur les meilleures intentions. Je ferai tout pour adoucir les conflits qui persistent dans la vie publique polonaise. Je vous le redis, la France et la Pologne sont sœurs. J'ai été élevé dans le culte de la France. Un des premiers livres que j'ai lus à huit ans racontait l'histoire d'un enfant qui rêvait qu'il était un grenadier de Napoléon. La Pologne aidera la France dans ses efforts pour la paix.
François Mitterrand : Il y aura, après notre entretien, un bref compte rendu, purement descriptif, par M. Dumas. Pour le reste, donnons-nous le temps de méditer. Les ministres se reverront. En ce qui me concerne, j'aurai l'occasion de parler lundi prochain à la radio, mais je ferai le minimum de déclarations.
Je ne fais jamais de communiqué commun, car on y parle en détail de ce qui n'a jamais été évoqué dans les entretiens. [Le général Jaruzelski rit.] Nous allons réunir la Commission. Je vous rappelle les signes dont je vous ai parlé. Il faudrait que la réalité l'emporte maintenant sur la parole, et vous verrez qu'alors, dans les mois qui viennent, notre amitié pourra renaître.
Général Jaruzelski : Je suis très heureux de notre entretien.
François Mitterrand : Ne le dites pas trop !

Parce que le Président a demandé à Roland Dumas de parler à la presse après l'entretien au lieu de laisser Michel Vauzelle le faire au nom de l'Élysée, Laurent Fabius décide d'intervenir au Parlement. Son obsession : ne pas être sali. Robert Badinter l'y pousse.
Le Président décide d'informer le Pape dès que possible ; de prendre contact avec le Cardinal Lustiger ; de recevoir au Quai d'Orsay et à l'Elysée les représentants de la CFDT et de FO, qui ne manqueront pas de demander audience ; et de faire recevoir des représentants parisiens de Solidarité dès aujourd'hui.
Lech Walesa déclare à la presse : « En politique, c'est l'efficacité qui compte. Si le Président français obtient beaucoup pour le peuple polonais, alors je me féliciterai de cette rencontre. » A Bonn, le Chancelier Kohl fait savoir qu'il approuve la rencontre : « Il est juste et important de parler ensemble. »

François Mitterrand s'envole pour un voyage officiel aux Antilles et maintient ses instructions: soutien de la France au Nicaragua à l'ONU.

A l'Assemblée nationale, la séance commence comme il a été convenu un peu plus tôt en réunion de groupe : le député socialiste d'Ille-et-Vilaine Jean-Michel Boucheron pose la première question (Fabius a fait savoir qu'il répondrait lui-même) : « Monsieur le Premier ministre, alors qu'une partie de l'opinion publique s'interroge, pouvez-vous expliquer le sens de cette rencontre Mitterrand-Jaruzelski ? »
Laurent Fabius : C'est la question la plus difficile à laquelle j'aie été amené à répondre depuis ma nomination. La visite en France, même rapide, du chef de l'État polonais, m'a personnellement troublé. Au cours d'une discussion avec le chef de l'État, j'ai posé, comme il est normal, les questions qui me venaient à l'esprit. Je vous transmets les réponses qu'il a bien voulu me donner: François Mitterrand a rappelé notre solidarité avec le peuple polonais, solidarité qui doit s'exprimer par toutes les voies possibles (...). Tout d'abord, le Président de la République estime qu'il doit exister des relations d'État entre deux pays comme la Pologne et la France (...) et entre leurs dirigeants (...). Personnellement, en tant que Premier ministre, je n'ai rien à ajouter, sinon que, lorsqu'il a appris cette rencontre, Lech Walesa a dit en substance qu'il faudrait la juger à l'efficacité qu'elle aura pour le peuple polonais. Je partage pleinement ce sentiment.
Coup de poignard. Roland Dumas riposte indirectement à Laurent Fabius en répondant à la deuxième question posée par le député RPR des Hauts-de-Seine Jacques Baumel : « Personne ne peut ni ne doit douter un seul instantce matin autant qu'hier et que demain — que ce sont nos préoccupations à l'égard du peuple polonais qui guident notre comportement. J'en prends l'engagement au nom du gouvernement. »

A bord du Concorde, François Mitterrand prend connaissance des déclarations de son Premier ministre. A son arrivée au Lamentin, il me téléphone. Colère froide. François Mitterrand : «Fabius s'est trompé. Il n'aurait pas dû dire cela. C'est inacceptable de la part de mon Premier ministre. Je n'ai rien fait que de normal. Il restera Premier ministre, mais je ne l'oublierai pas. Notez cela. » Puis il appelle Fabius et essaie d'amortir le choc avec lui : «Il faut calmer le jeu.
Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi visiter l'exposition sur le projet "Banlieue 89 ", samedi matin, à mon retour ? »
Fabius : Non, j'y ai déjà été !
Il ira quand même.
Le Président me rappelle pour me faire part de cet échange. Je le sens blessé, meurtri pour longtemps.
Dans la soirée, Roland Dumas envoie le message prévu à Mgr Silvestrini, à l'intention du Pape. Exposé détaillé de l'entretien :
« Vous connaissez l'intérêt que porte la France à la Pologne, lien tissé par les circonstances de l'Histoire, lien vécu avec passion par le peuple français qui suit de près tout ce qui touche à la nation polonaise, en particulier depuis les événements de 1981. Depuis ces événements, le gouvernement français a eu à cœur d'agir à l'égard de la Pologne avec vigilance, dans le souci constant de la situation et des intérêts du peuple polonais. Dans ces circonstances difficiles, nous avons tenu le plus grand compte de l'attitude de l'Église, si proche et si chère à ce peuple. Ainsi la France n'a pas manqué de condamner ce qui était condamnable dans les atteintes aux libertés publiques et individuelles remises en cause sitôt après avoir été reconquises ; dans les atteintes aux conditions de vie et à la dignité des Polonais. Le moment venu, elle s'est efforcée d'apporter à la Pologne un soutien économique et financier afin que le peuple polonais lui-même ne se trouve pas pénalisé. Les liens bilatéraux, politiques et culturels, ont été maintenus dans l'espoir de préserver à ce peuple la présence et le soutien moral qu'il était en droit d'attendre de la France.
C'est dans ce contexte que le Président de la République, saisi par le général Jaruzelski d'une demande de visite, a, vous le savez, estimé de son devoir d'État d'accorder une audience au Président de la République polonaise. Il a tenu à lui faire connaître les sentiments que la France nourrit à l'égard de tout ce qui touche à la Pologne, comme l'avaient fait auparavant pour leur compte les chefs de gouvernement de différents pays d'Europe occidentale.
Le général Jaruzelski s'est longuement expliqué sur les événements de 1981, estimant que les circonstances de l'époque imposaient des sacrifices qui ont dû être faits pour préserver ce qui pouvait l'être. Il a tenu à souligner qu'il s'employait à préserver le maximum des acquis sociaux et politiques de la période précédente et que la situation actuelle ne pouvait être jugée qu'à l'aune de l'histoire de la Pologne. Selon lui, le dialogue social n'a pas cessé et le mouvement Solidarité continue d'exister dans les faits. Le dialogue avec l'Église se poursuit, de son point de vue, dans un pays qui construirait autant d'églises que l'Europe occidentale.
Le Président de la République a rappelé à son interlocuteur les préoccupations de la France en matière de droits de l'homme, notre attachement aux conditions d'existence de certains dirigeants syndicaux, notre souhait que soit préservé l'indispensable dialogue social. Des gestes précis ont été demandé sur certains dossiers sensibles. L'attitude de l'opinion française a été longuement exposée au général Jaruzelski, comme sa sensibilité aux difficultés actuelles.
Je me tiens à la disposition de Sa Saintetécomme de vous-même - pour venir lui exposer en détail le contenu de cet entretien auquel il m'a été donné d'assister en ma qualité de ministre des Relations extérieures de la République française. »


Jeudi 5 décembre 1985


Les promesses de financement des différents pays pour Hermès couvrent 90 % du coût du projet, en incluant une participation française de 50 %. Mais l'Allemagne ne veut pas y prendre part. Elle oppose ses contraintes budgétaires. Certes, nous pourrions réaliser Hermès sans les Allemands, mais la cohérence du programme spatial européen s'effondrerait. Pour la France, tout est lié.

Je déjeune à l'ambassade américaine. L'ambassadeur ne me dit rien sur la Pologne. Par contre : « La Maison Blanche a fait tous ses efforts et obtenu, en dépit de l'opposition des services, un vote des États-Unis favorable à la proposition qui tient à cœur au Président de la République française, concernant le projet de conférence sur le développement qui se réunira en juillet à Paris. Elle souhaite en retour une même compréhension sur le problème du Nicaragua, à propos duquel le Président Reagan escompte avec beaucoup d'insistance une abstention française. Le vote est dans trois heures. »

Je transmets au Roi du Maroc et au Premier ministre d'Israël le refus du Président de les rencontrer ensemble en France. L'un et l'autre insistent et ne veulent pas considérer ce refus comme définitif.


Vendredi 6 décembre 1985


A Séoul est lancé le Plan dit Baker, repris de nos idées sur la Dette, mises en forme par David Mulford.

Londres accepte de participer au programme IDS en signant un mémorandum très vague entre les deux ministres de la Défense, Michael Heseltine et Caspar Weinberger. Heseltine nous informe : «Notre démarche s'est concentrée sur les transferts de technologie et la quantité de travaux subventionnés par les États-Unis qui seront effectués en Grande-Bretagne. L'accord auquel nous sommes parvenus est destiné à créer une base solide pour un authentique échange de technologie bilatéral et à nous permettre de tirer profit de la recherche effectuée ici de manière mutuellement bénéfique.
Nous sommes en train de créer, au sein du ministère de la Défense du Royaume-Uni, un bureau de participation à l'IDS, chargé de coordonner et de contrôler les contributions faites par les entreprises et les établissements de recherche britanniques, et d'assurer la liaison avec le bureau américain de participation à l'IDS.
L'accord donné par le Royaume-Uni pour participer au programme de recherches américain n'implique aucun jugement sur le concept et le principe d'une défense stratégique (par opposition à l'appui apporté à un programme de recherches menées dans le cadre de traités existants). »
L'accord est donc donné du bout des lèvres, et les Britanniques n'espèrent plus de contrats mirifiques.

Hassan II me fait dire par Guedira qu'il lui suffirait que le Président soit présent au tout début de la rencontre avec Pérès et qu'il les laisse discuter seuls après. Shimon Pérès, lui, m'appelle trois fois dans la journée : « Une telle rencontre en la présence du Président français serait de la plus haute importance du point de vue psychologique au Moyen-Orient. Elle porterait sur les modalités de négociation d'une paix globale. Elle peut beaucoup contribuer à l'état d'esprit général et encouragerait les autres à se joindre au processus. La présence du Président au tout début suffirait, et il peut nous laisser seuls après nous avoir accueillis. C'est une chance inouïe, inespérée ; ne la laissons pas passer. » Guedira insiste pour que je le rappelle demain après-midi.
Ils ont d'ailleurs déjà convenu entre eux de la date : le 10 ou 11 décembre, à Paris. Je leur répète à l'un et à l'autre que la décision du Président est prise et peu susceptible de changer. Mais, puisqu'ils le souhaitent, je lui reposerai la question.
Je suggère au Président de les faire se rencontrer seuls dans un grand hôtel parisien et de se contenter de les y saluer à leur arrivée. Le Président refuse même cela. Dommage. Le courage de ces deux hommes d'État méritait mieux.
Comme à intervalles réguliers, vendredi soir, Roland Dumas a soumis à l'accord du Président des nominations d'ambassadeurs pour le Conseil du mercredi suivant. On y trouve cette fois des noms intéressants :
« A la Délégation française auprès des Communautés européennes, François Scheer, actuellement ambassadeur à Alger.
A Alger, Bernard Bochet.
Pour prendre sa place à Mexico, j'aimerais faire revenir de la COGEMA, où il a fait une carrière brillante, François Bujon de l'Estang, ancien collaborateur du général de Gaulle, dont la candidature au poste de Jean-Claude Paye vous avait été soumise par Claude Cheysson. Il est prêt à accepter ce poste en toute loyauté. »
François Mitterrand répond : «
1 Il faut quelque chose de solide pour La Barre de Nanteuil.
2 ;afEtes-vous sûr que Scheer n'aura pas l'impression d'une diminutio capitis ?
3 Je ne veux pas que Thibau parte contraint et forcé. S'enquérir de ses vraies dispositions. »
Ce sera fait.




Samedi 7 décembre 1985


Attentats au Printemps et aux Galeries Lafayette : 35 blessés. A l'évidence, la partie engagée avec les enlèvements de Français au Liban se poursuit. Rafigh Doust propose à la France l'échange de Carton, malade, contre un des cinq membres du commando Naccache, lui aussi malade. François Mitterrand refuse et veut un échange en bloc, pour éviter les surenchères d'un marchandage otage par otage.

Le Président voit Lionel Jospin. Il lui dit que la crise est grave entre lui et Laurent Fabius, mais qu'il ne peut en tirer de conséquences.



Lundi 9 décembre 1985


Les principaux responsables de la dictature militaire argentine sont condamnés par un tribunal civil. La démocratie s'installe.

Le pire est passé pour la dette argentine, grâce à Larosière qui a su gérer la crise avec les banques privées.

François Mitterrand déjeune en tête a tête avec Laurent Fabius. Il remonte, le visage fermé.
Le soir, il déclare à la radio : « Je sais que M. Fabius ne doute pas de mon engagement pour la défense des droits de l'homme, qui a représenté pour moi une constante de ma vie personnelle et politique. »


Mardi 10 décembre 1985

Le petit déjeuner avec Fabius et Jospin est très tendu. Crispation entre Fabius et le Président, entre Fabius et Jospin. Fabius parle de la Six. Il y a maintenant trois solutions : la CLT avec des capitaux français majoritaires, Dassault avec Publicis, ou bien Europe 1. On parle des médias et de la cohabitation. François Mitterrand : « Dissoudre la Haute Autorité ne peut être un point d'accord entre les trois dirigeants de la droite, mais un point de conflit entre eux. L'union de nos adversaires tiendra jusqu'au 16 mars. Pour les élections, je suis prêt à faire deux meetings : Roanne et Lille. Il faut aussi organiser un colloque d'économistes et d'intellectuels. Il faut lancer les invitations. »

Bud McFarlane quitte la Maison Blanche. Ils l'ont eu ! Son adjoint Pointdexter le remplace. Il est le quatrième conseiller à la Sécurité en cinq ans ! McFarlane m'écrit :
« Celafut une période exaltante de notre histoire et des relations franco-américaines. S'il y eut un réel progrès et une merveilleuse compréhension, cela a été dû pour une large part à la bonne volonté réciproque et à la communauté de valeurs fondamentales, ainsi qu'à notre lien personnel. (...) Si jamais je puis être d'une aide quelconque, n'hésitez pas à me le demander. »
Je regretterai cet homme d'exception. Une grave perte. Derrière Pointdexter se pointe un nouvel adjoint, F. Carlucci. Et l'adjoint de l'adjoint, Colin Powell. Ces deux-là deviendront à leur tour un peu plus tard conseillers à la Sécurité de Reagan!


Mercredi 11 décembre 1985


Le PCF et la CGT mènent campagne contre le projet de loi sur l'aménagement du temps de travail.

Avant le Conseil des ministres, conversation avec Jack Lang et Georges Fillioud à propos de la Cinq. Les professionnels disent que l'Article 7 de la Convention (prévoyant que les conditions faites à la Cinq devront être modifiées si une nouvelle chaîne francophone bénéficiant de libertés commerciales plus grandes que la Cinq est créée), rend inutile toute discussion avec eux : il suffirait qu'un Allemand, un Luxembourgeois ou un Américain crée, sur satellite, une chaîne francophone sans aucune obligation d'achats français, pour que la Cinq devienne libre de toute obligation à l'égard de la production française de films ! Un accord de l'État français avec le cinéma français est donc suspendu au bon vouloir de décisions totalement étrangères ! Pour Georges Fillioud, cet article doit être interprété comme ne tenant compte que de celles des chaînes francophones qu'autoriserait le gouvernement français. Il n'y aurait donc aucun risque qu'un satellite luxembourgeois, par exemple, conduise l'État à renoncer aux obligations de la Cinq vis-à-vis des producteurs français.
Jeudi 12 décembre 1985


Douzième Sommet franco-africain à Paris, au Centre Kléber. Le Président fait la tournée des chefs d'État.

Après le dîner, discussion sur les conditions de la négociation avec la Nouvelle-Zélande en vue d'obtenir l'expulsion des Turenge.


Vendredi 13 décembre 1985


Le Conseil constitutionnel déclare non conforme l'amendement dit « Tour Eiffel » : trop d'avantages ont été accordés à la Cinq pour considérer qu'il y a véritablement concession de « service public ». De plus, l'Article 15 de la loi de 1982 prévoit la consultation de la Haute Autorité, qui n'a pas eu lieu.

Le Président s'inquiète : le ministre des Finances et son cabinet auront-ils déménagé du Louvre, comme prévu, avant le 31 janvier 1986, et le ministre du Budget et son cabinet avant le 15 février ? Il importe que les locaux libérés soient immédiatement réutilisés par le Louvre, pour que la cohérence de l'opération apparaisse sans faille. Sur cet aménagement se sont récemment divisés le ministère de la Culture, la Mission de Coordination et l'Établissement public du Grand Louvre.
François Mitterrand : « Le dire à Lang. Nous n'avons pas le droit de perdre un seul jour ! »
Et Bercy qui n'est pas encore prêt... Tant pis, ils iront dans des locaux provisoires.



Samedi 14 décembre 1985


Devant le Comité directeur du PS, Pierre Mauroy appelle les socialistes à mener la campagne résolument dans le sillage du Président de la République. Fabius n'est guère applaudi.



Lundi 16 décembre 1985


Sur le chemin de la prochaine réunion des sherpas, im janvier, je m'arrêterai à Cuba et au Mexique, pays concernés au premier chef par les problèmes de la Dette.


Les Restaurants du cœur se développent. Pourquoi faut-il que ce soit Michel qui s'en charge ? Pourquoi aucun ministre, aucun service ne s'y est intéressé ? Pourquoi ce formidable aveuglement devant la montée de la misère ? A-t-on perdu toute capacité de s'indigner ?
Mardi 17 décembre 1985


Au petit déjeuner, Fabius, furieux, reproche à Jospin de ne pas avoir fait applaudir son arrivée au dernier Comité Directeur.
François Mitterrand : « Il faut faire taire vos différences et foncer. Nous sommes sur la scène. Le rideau est ouvert et le public est dans la salle. Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire. Une bonne gestion donne les moyens de faire reculer le chômage. Il nous faudrait deux législatures. Durant la cohabitation, on pourra espérer renverser le gouvernement avec le PS et des dissidents de droite. Ou alors engager une grande bataille de principe. Ce sont les six premiers mois qui seront les plus durs. Après, on sera dans la campagne présidentielle. Notre slogan devrait être : "Grandes réformes et bonne gestion". Ils [la droite] seront unis jusqu'au 16 mars 1986, et atrocement divisés le 17. »

François Mitterrand reçoit Helmut Kohl pour une discussion sur la sécurité en Europe. Ils doivent approfondir en détail les conditions dans lesquelles la France pourrait participer à la défense nucléaire de l'Allemagne.
En attendant le Président, le Chancelier me parle des intellectuels français. Rovan ? « Magnifique ! » Aron ? « J'ai lu dans ses Mémoires ce que vous lui avez dit à propos de l'ignorance de l'existence des camps par les contemporains. C'est l'objet d'une grande discussion chez les Allemands. C'est vrai que nous ne savions rien d'Hitler et du génocide des Juifs... » L'homme est sincère ; il assume le même héritage qu'Adenauer, et la même culpabilité. Pourquoi est-il si injustement décrié ?


Le Président raconte au Chancelier sa rencontre avec Jaruzelski :
François Mitterrand : Pour moi, Jaruzelski, c'est Kadar. Il m'a parlé de Glemp, de liberté de la presse, des prisonniers politiques. Il m'a dit : "La Pologne est le pays chrétien où l'on construit le plus d'églises... "
Helmut Kohl : C'est un patriote polonais. Il sait qu'on ne l'aime pas à Moscou. Le Père Popieluszko a été assassiné sur ordre des Soviétiques pour lui nuire. L'Église polonaise est spécifique. Elle a résisté contre les nazis, à la différence de l'Église hongroise et tchèque.
François Mitterrand : Jaruzelski m'a dit en substance : "On ne peut tout faire pour être libre. Mais on peut tout faire pour ne pas être tout à fait esclave. "
Ils évoquent le « plan » que Schmidt a proposé pour que la France s'associe à la défense de l'Allemagne. Il est jugé « irréaliste » par François Mitterrand, o aberrant » par Helmut Kohl. Ils sont d'accord pour considérer que la défense de l'Allemagne est « impensable » sans les États-Unis.
Helmut Kohl : Nous ne savons pas ce que peuvent être les États-Unis plus tard, ni ce que sera le Président des États-Unis en l'an 2000. Le système politique américain est très bien, mais, comme on l'a déjà dit, c'est un miracle qu'ils arrivent à élire des présidents !
Nous devons donc tout faire en Allemagne pour maintenir la présence américaine et leur engagement, surtout au moment où l'URSS entre dans une nouvelle phase. Je ne sais pas ce qui se passera quand l'URSS et Gorbatchev s'apercevront qu'ils ont de moins bonnes cartes que nous et qu'ils vont perdre la course à terme. Donc, ce qui est raisonnable et important, c'est de maintenir les Américains chez nous.
Mais je n'oublie pas que la RFA est dans ce que l'on appelle la Mittel Europa. La protection de la RFA sans ses voisins est impensable, et quand je pense à ses voisins, je pense d'abord bien sûr à la France. Les autres, ça n'est pas pareil ; la Grande-Bretagne est éloignée par la Manche.
La France et l'Allemagne sont une unité du point de vue de la sécurité. C'est pourquoi nous devons :
- nous appuyer sur le pilier américain,
- accroître la dimension franco-allemande.
Nous ne sommes pas une puissance militaire nucléaire, et d'ailleurs nous ne le voulons pas. Pourrions-nous l'être technologiquement ? Cette question n'a même pas de sens, et le pire pour nous serait de devenir une puissance nucléaire. Mais que vous, vous soyez une puissance nucléaire, c'est très bien.
De toute façon, comme vous l'avez dit vous-même, dans un avenir assez proche, le nucléaire sera relativisé.
En ce qui concerne notre effort, nous avons avec la Bundeswehr l'armée conventionnelle la plus forte en Europe. Cela est très important, y compris pour la France. De ce fait, l'URSS ne peut pas risquer une attaque conventionnelle, ce qui est une assurance pour la paix.
La force de frappe française est une réalité, ce n'est pas un problème ; mais ce qui m'intéresse, ce serait de savoir dans quelle mesure on pourrait rendre comparables les intérêts politiques vitaux des deux pays.
Avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, nous avons des consultations sur les armes nucléaires.
Pour ce qui est du troisième volet, la coopération dans le domaine spatial, je ne pense pas que le problème soit insoluble. Pour l'IDS, nous ne donnons pas d'argent. Ce sont simplement les entreprises qui participent, et je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas autant d'entreprises qui participent à l'IDS en France qu'en Allemagne.
François Mitterrand : C'est fort possible.
Helmut Kohl : La seule différence, c'est que nous avons besoin d'un cadre juridique pour ce qui est des brevets et des retombées technologiques. Mais je pense qu'il est possible de travailler en coopération avec l'Europe, c'est-à-dire la France. Là aussi, nous nous tenons sur nos deux jambes. L'ancrage en Europe est fondamental pour nous. Le problème allemand, en effet, ne pourra être résolu que dans le cadre européen. Bien sûr, ce n'est pas dans le cadre de la CEE que nous pourrons traiter et résoudre les questions de sécurité, mais, en ce qui concerne la France, j'ai relu le Traité d'amitié. Il comporte des buts précis...
(Le Chancelier lit le paragraphe II.B. DÉFENSE du Traité franco-allemand de l'Elysée.)
Je vois que le Traité prévoyait des échanges de personnels, des formations communes, et allait jusqu'à prévoir "des détachements temporaires d'unités entières ".
Je pense que nous devrions aller dans ce sens. Il pourrait être prévu que les officiers d'état-major français et allemands aient à travailler pendant un an dans un institut commun. Ainsi, au bout de quelques années, il n'y aurait plus un seul général, français ou allemand, qui n'ait vécu quelque temps avec son homologue français ou allemand. Il n'y aurait plus de retour en arrière possible.
Vous avez parlé de nos différences. Dans beaucoup de cas, je crois que cela devrait nous permettre de faire ce que l'autre ne peut pas faire. C'est en quelque sorte un avantage.
Nous pourrions donc relancer l'application des quatre points du Traité de l'Élysée.
Nous pourrions avoir un accord sur l'espace.
Quant à l'avion des années 90, nous considérons que c'est quelque chose à ne pas répéter.
François Mitterrand : Vous avez abordé la coordination, voire une évolution vers la fusion des armées, dans l'esprit du Traité de 1963. En effet, nous pourrions accélérer l'allure et il y a des questions que l'on peut se poser à propos de l'action de l'armée française en Allemagne : où, pour quelles missions, etc.
Mais il y a l'imbrication de l'armée allemande dans l'OTAN. Vous tenez deux ou trois créneaux de votre frontière avec l'Est. L'armée française, elle, la Première armée, n'est pas intégrée ; elle se tient en deçà de la frontière, et il y a en France une discussion, qui n'est pas close, sur la bataille de l'avant. Nos armées vont-elles se mêler au premier choc ? Ou vont-elles rester derrière, comme en réserve, à l'instar de la Première armée ? J'ajoute que même dans le cas de la Première armée, c'est une hypothèse d'emploi. Il n'y a pas de décision prise à l'avance. La FAR, en ce qui la concerne, est même en deçà de la Première armée. Sa position en réserve n'est pas encore prévue. La première étape concerne donc la FAR.
Sur toutes ces questions, que souhaite l'Allemagne ? Et jusqu'où peut aller la France sans être entraînée dans une guerre où elle devrait employer son arme nucléaire, car le concept de bataille reste antagoniste avec celui de dissuasion.
Helmut Kohl : La première chose qui me frappe, c'est que c'est la toute première fois que ce genre de discussion peut avoir lieu. Jamais cela n'a été possible avant entre un Président et un Chancelier. Cela est dû à notre rapport très confiant. La France n'est pas dans le Commandement intégré, c'est clair. Ce n'est pas du tout un problème pour nous. Il faut que nous trouvions quelque chose en deçà, qui respecte la situation de la France. Il faut que nous le disions à nos chefs d'état-major. Il faut qu'ils fassent une recherche technique sur ce point et qu'ils émettent des propositions par écrit.
Nous serions approuvés au sein de l'OTAN, mais je crois que, sans attendre, nous devrions lancer des signaux, et la formation en commun d'officiers devrait en faire partie.
Sur le nucléaire, je comprends, j'accepte votre position. A votre place, j'aurais la même, et je pense qu'à ma place, vous auriez ma position.
Je n'ai qu'un souhait concret. C'est que nous puissions procéder au même type de consultations que celles que nous avons avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, avec discrétion bien sûr. Mais je voudrais établir le même type d'échanges que ceux qui existaient entre Kissinger et Johnson, et entre Brandt et Heath. Naturellement, ces échanges ne peuvent passer que par des discussions très personnelles.
François Mitterrand : Il faut éviter, dans ces discussions, l'irréalisme. Ainsi, le Chancelier Schmidt m'avait saisi d'une proposition qu'il avait, je crois, présentée au Bundestag, de dissuasion nucléaire française élargie à l'Allemagne. Mais si les États-Unis n'intervenaient pas dans un conflit, l'arme nucléaire française ne suffirait pas. S'ils interviennent, pour les Européens, c'est leur dissuasion qui assure la protection et tient l'URSS en respect.
Si je disais que la force atomique française protégerait la RFA, pourquoi pas la Belgique, les Pays-Bas... Nous n'en avons pas les moyens. Je crois même que poser le problème en ces termes, c'est s'interdire d'approfondir.
Et pourtant, cela m'a été demandé également par beaucoup de Français, même au sein du Parti socialiste ! Au surplus, ce serait même dangereux pour les Allemands. Leur sécurité nucléaire ne peut qu'être américaine.
Helmut Kohl : Je crois que ce n'est même pas la peine de parler de cette idée. L'opinion de Schmidt est aberrante, c'est un pur jeu intellectuel.
Je comprends et je respecte votre point de vue et votre stratégie nucléaire. J'ajouterai même qu'en tant qu'ami de la France, je l'approuve.
François Mitterrand : Sur le nucléaire, donc, le problème est de savoir s'il y a une concertation possible. Je comprends qu'à propos des cibles qui se trouveraient éventuellement en Allemagne, vous disiez : cela me regarde. Il faut donc réfléchir. Y a-t-il une concertation possible ?
Helmut Kohl : C'est "le" problème.
François Mitterrand : Il faut voir quel pourrait être un mécanisme de consultation.




Mercredi 18 décembre 1985


Eurodisneyland s'installera à Marne-la-Vallée.

François Mitterrand me fait passer un mot : «On m'a dit dans la Nièvre que les 500 micro-ordinateurs promis et commandés seraient encore pris dans les réseaux administratifs. Enquêtez (Préfet, Dr Bérier, etc.) et corrigez ces retards. »

Devant le Conseil des ministres, le Président réaffirme que la France ne peut pas prendre d'« engagement à l'égard de l'Allemagne dans le domaine nucléaire ». Tout au plus «peut-on aller jusqu'à une information ou une concertation ».


Shimon Pérès me répète au téléphone, de Genève : « Une rencontre avec le Président de la République serait de la plus haute importance d'un point de vue psychologique. Elle porterait sur les modalités de négociation d'une paix globale. Elle peut beaucoup contribuer à l'atmosphère générale et pourra en encourager d'autres à rejoindre le processus. »
Le Président accepte de lui parler pour lui expliquer son refus : « Ne pas indisposer les Palestiniens. » Il lui dit devoir rencontrer le Roi demain, et qu'il lui en reparlera après.

Bonn ajourne sa décision sur la participation au programme IDS.


Jeudi 19 décembre 1985

Le Président explique au Roi du Maroc les raisons de son opposition à une rencontre, à Paris, avec les Israéliens.



Vendredi 20 décembre 1985


Adoption par le Sénat et l'Assemblée (dans les mêmes termes) des projets de lois sur le cumul des mandats électifs.


Shimon Pérès, qui ne désespère pas, propose au Roi du Maroc de se voir seuls après que François Mitterrand les aura reçus séparément. Ni lui ni le Roi n'ont renoncé à convaincre François Mitterrand d'ouvrir symboliquement la rencontre. Pérès est plus que jamais convaincu qu'une telle rencontre ne pourra qu'inciter le Roi de Jordanie à accélérer le mouvement vers la paix, et ne retardera aucunement le processus de paix, comme le redoute le Président.

Nouvel appel de Shimon Pérès. Il me dit que Roland Dumas ne le rappelle pas ni ne le prend au téléphone. Il souhaite parler de nouveau au Président. Certains le poussent même à se rendre à Paris. o Faute de réponse claire, je continue à espérer que cette réunion aura lieu, et nous sommes prêts à nous voir à Paris, sans le Président, si celui-ci nous voit ensemble après que nous aurons abouti à quelque chose. » Je lui promets d'intervenir à nouveau, sans grand espoir.
Le Président dit non, définitivement. Et me prie d'en finir avec cette histoire.

Pour célébrer le démarrage des « Restos », Coluche vient m'apporter une merveilleuse montre de collection qu'il a fait fabriquer spécialement pour moi. Il s'est trompé : je ne collectionne que les sabliers.

Le pouvoir d'achat du SMIC a augmenté de 16 % depuis mai 1981. Le pouvoir d'achat du minimum vieillesse a été augmenté de 25 % ; celui des allocations familiales pour 2 enfants a progressé de 45,5 %, et pour 3 enfants de 16 %.
En 1985, la tendance à l'alourdissement continu des prélèvements obligatoires est enfin inversé : 13 millions de contribuables dont l'impôt est inférieur à 21 250 francs voient leur impôt sur le revenu diminuer.

Vu Michel Rocard. Je regrette son absence au gouvernement. J'espère que son intelligence, sa passion de la vérité, son sens de l'État seront un jour de nouveau mis à contribution.




Samedi 21 décembre 1985


Adoption définitive de la loi (révisée) sur les télévisions privées. En cinq ans, 1 400 radios locales privées ont été créées. Canal-Plus atteint maintenant le succès. Rousselet jubile. Il sait que le succès appelle le succès.

François Mitterrand sur la guerre nucléaire : «Essayons d'imaginer ce que serait une guerre nucléaire. Impensable, l'esprit se perd dans l'horreur. En soi, la guerre, ce n'est pas le pire. Pour la plupart des gens, cela peut paraître plutôt moins grave que l'assassin qui viole et tue votre enfant. La guerre est quelque chose d'aveugle. Mais, aujourd'hui, cela devient épouvantable à cause de l'aspect de masse : tout un peuple, toute une région, une partie de l'humanité qui disparaît ! Je suis partisan de l'armement nucléaire parce que je crois que disposer de cette arme rend impossible une agression contre la France, et impossible une guerre nucléaire entre les deux plus grandes puissances. Mais on n'a pas encore eu, dans l'histoire de l'humanité, d'exemple de nation n'utilisant pas les armes dont elle dispose. Agissant dans le cadre des responsabilités qui sont les miennes, et cherchant à permettre aux 55 millions de compatriotes dont j'ai la charge d'échapper à ce désastre, j'emploie la stratégie qui me paraît le mieux convenir. Je me dote de moyens de rétorsion, de dissuasion. Il faut compter sur la sagesse des gouvernements et la peur de chacun. Jusqu'où la peur du nucléaire est-elle la meilleure défense ? Les plus petites de nos bombes représentent quatre fois Hiroshima...
Je sens que la stratégie est là pour l'empêcher. Mais, parfois, je me dis : et si jamais... ? Je dispose de la liberté, si la France est en danger de mort... Vous avez cinq, sept minutes pour décider la riposte. La pression psychologique serait énorme. Il faut que celui qui le décide soit capable de le décider, mais aussi de l'éviter...
Préserver la paix, c'est disposer d'une infinie patience, de ressources multiples d'imagination et d'intelligence, et d'une résolution plus ferme encore. Avec, cependant, une réserve : c'est que, face à un pays belliqueux, il faut bien alors faire la guerre.
La conscience est essentielle à la vie. La vie sans conscience n'a pas de sens. L'homme a choisi la conscience et continue à rêver à ce qu'il n'a pas. Dès qu'on a fait un choix, on rêve aux délices qu'on éprouverait à ne pas l'avoir fait... »

Le numéro deux du Pentagone, Richard Pearle, me dit que les Européens ont tort de s'inquiéter de l'IDS et de la percevoir comme un o couvercle u mis sur les États-Unis, dont ils seraient exclus. En réalité, ajoute-t-il, u il s'agit d'un couvercle mis sur l'URSS et qui empêchera tout missile d'en sortir ». Cette présentation, déjà entendue de la bouche de McFarlane il y a quelque temps, suffit à révéler l'absurdité stratégique du concept : si on met un couvercle sur l'URSS, on ne se protège que d'une fraction des missiles soviétiques, puisqu'on oublie leurs sous-marins, qui peuvent être n'importe où.
L'IDS ne peut être que mondiale ou inutile. Bien avant de pouvoir intercepter toutes les fusées à leur départ, y compris en mer, l'IDS servira de bouclier local à l'arrivée contre des fusées, c'est-à-dire permettra de renforcer la défense des silos où se trouvent les armes nucléaires terrestres, mais non la sécurité des personnes.
On ne sait si les Soviétiques se sont déjà engagés, comme les Américains, dans des recherches sur un système antimissiles à grande échelle.
Le vrai moteur de la négociation serait la volonté personnelle du Président Reagan de finir son second mandat en homme de paix, contre sa propension à se vouloir l'homme qui aura dépassé la dissuasion. Pour le moment, Reagan va essayer de convaincre le Congrès de ne pas trop réduire le budget de la Défense, car si les Américains croient être redevenus les plus forts, aucun système d'armes nouveau n'est en fait prêt.
Les Soviétiques ont un véritable intérêt militaire et stratégique à parvenir à des accords qui empêchent les États-Unis de reprendre de l'avance dans presque tous les domaines.




Vendredi 27 décembre 1985


Je vois Abdou Diouf à Dakar. Il m'annonce qu'une réunion des ministres africains chargés de la Dette se tiendra à Libreville dans la première quinzaine de février. A ses yeux, la politique actuelle de rééchelonnement couvre des périodes beaucoup trop courtes.
La session spéciale de l'Assemblée générale des Nations-Unies consacrée a l'examen de la situation économique de l'Afrique est essentielle. Le Président Diouf est conscient de la nécessité d'isoler le dossier de la dette africaine de celui de la dette mondiale.
Bettino Craxi proteste contre la nouvelle réunion à Cinq qui s'est tenue à Séoul, après celle de New York. Il écrit au Président pour protester contre l'exclusion de l'Italie des réunions des ministres des Finances du G5. L'Italie met en avant de bons arguments : elle subit les conséquences des décisions prises à la dernière réunion du G5 du 22 septembre, à New York, sur la baisse concertée du dollar ; l'Italie participe au Sommet des pays industrialisés et ne comprend pas pourquoi elle est écartée du G5.
Jusqu'ici, si les membres du G5 ont écarté l'Italie, c'est qu'ils craignent de devoir admettre également le Canada et la Commission européenne, et parce qu'il serait plus difficile de maintenir la confidentialité des réunions.


Samedi 28 décembre 1985


Intense pression médiatique au sujet des otages. Chaque jour, leurs photographies sont montrées à la télévision. François Mitterrand hésite beaucoup, puis propose, par l'intermédiaire des Syriens, en échange de la libération de tous les otages français, la grâce immédiate du seul Naccache, et une promesse de libération des autres membres du commando avant la fin de son mandat. Doust donne son accord. Les Syriens demandent qu'une lettre du Président soit adressée à Assad dans ce sens. L'affaire semble conclue.



Mardi 31 décembre 1985


Le Royaume-Uni se retire de l'UNESCO. La crise s'aggrave et nul ne veut faire partir M'Bow...

François Mitterrand écrit à Assad : «Je vous confirme les ouvertures faites par la France et dont vous aviez été informé. Elles demeurent valables. Je veillerai, comme vous le faites vous-même, à la bonne réalisation de ce qui est prévu. »

Petit bilan de fin d'année, demandé par le Président :
C'est à travers l'actuel effort de recherche que se dessine notre futur. Les crédits de recherche-développement ont été multipliés par deux entre 1981 et 1985. La part du Budget français consacré à la recherche était, en 1985, de 100 milliards de francs, soit 2,3 % du PIB. Les crédits d'impôts accordés aux entreprises qui approfondissent leurs efforts de recherche ont doublé.
Le différentiel d'inflation avec la RFA était de 8 points à la fin de 1980. Il n'est plus que de 3 points. Quant à l'écart par rapport à la moyenne des pays de la CEE, il a aujourd'hui entièrement disparu.
Le déficit du commerce extérieur est quatre fois moins important qu'en 1980. Le solde des transactions courantes est excédentaire, alors qu'il était négatif en 1980.
La dette publique se monte à 34,8 % du PIB pour la France, alors qu'elle est de 42,4 % en RFA, 46,2 % aux États-Unis, 56,9 % en Grande-Bretagne, 68,4 % au Japon et 91,8 % en Italie.
Il en va de même pour l'endettement extérieur, puisqu'il est plus faible, en pourcentage du PIB, en France que chez nos principaux partenaires.
Les entreprises industrielles nationalisées en 1982, qui avaient perdu 1,7 milliard en 1981, en ont gagné 5 en 1985.
La croissance sur les cinq années a été, en moyenne, de 1,2 % par an, c'est-à-dire égale à celle de la CEE. Contrairement à ce qui s'est produit dans les pays voisins, le PIB n'a jamais été négatif.
Enfin, le pouvoir d'achat du revenu disponible, c'est-à-dire l'ensemble constitué par le salaire plus les prestations sociales, déduction faite des impôts et des cotisations sociales, a progressé, sur l'ensemble de la période, d'environ 5 %. Le pouvoir d'achat du SMIC s'est accru, lui, de 15 %, et celui du minimum vieillesse de 22 %.
Cela n'empêchera sans doute pas les socialistes de perdre les élections dans trois mois : le chômage a encore augmenté.