Finalement, Pérès obtiendra du Président qu'il
dise que, « comme toujours, la France est
favorable aux négociations directes ». Ce qui constitue, en
fait, un renversement de la politique française.
Bud McFarlane m'envoie, avec d'exceptionnelles
mesures de secret, un message convoquant une nouvelle réunion de
chefs d'État occidentaux. Cette fois, c'est à Bruxelles et ce sont
les membres de l'OTAN qui sont conviés. «A la
suite de la consultation des Alliés à New York et à leur demande,
le Président a accepté de se rendre à Bruxelles le 21 novembre pour
faire à nos alliés de l'OTAN un exposé sur sa rencontre avec le
secrétaire général soviétique Gorbatchev. Nous pensons que cette
réunion doit être réservée aux chefs d'État et de gouvernement.
Nous organiserons cette réunion avec Lord Carrington à Bruxelles,
mais je voulais t'avertir à l'avance du fait que nous envisageons
cette réunion. J'apprécierai d'avoir tes réactions sur cette
proposition d'exposé. »
François Mitterrand proposait, lui, une rencontre
bilatérale avec Reagan. Sans y faire la moindre allusion, les
Américains répliquent donc par une offre de réunion à dix-huit, à
une date encore une fois imposée ! L'agenda du Président prévoit ce
jour-là la visite de l'Émir du Qatar. De toute façon, l'idée même
d'un Président des États-Unis exposant sa politique au Président de
la République française assis au milieu de 18 Premiers ministres
est difficilement tolérable. Le Président refuse.
Présentation du projet Hermès à Paris à quelque
700 industriels de tous les pays européens. Il pourra être engagé
début 1987, en cohérence avec les programmes Colombus et Ariane
V.
Samedi 26 octobre
1985
Felipe Gonzalez répond à François Mitterrand à
propos de l'avion européen :
« Comme vous le savez, avant
de se joindre de manière définitive au groupe formé à cet effet par
la République fédérale d'Allemagne, l'Italie et le Royaume-Uni, le
gouvernement espagnol a laissé s'écouler un certain délai dans
l'espoir que l'on pourrait aussi compter sur la participation de la
France. C'est pourquoi la teneur de votre lettre ne peut être que
considérée favorablement par le gouvernement que je préside (...).
A cet effet, l'Espagne est prête à participer à une réunion des
ministres des Relations extérieures et de la Défense des pays
européens concernés aux fins d'examiner, au niveau politique, les
moyens et les méthodes les plus appropriés pour atteindre cet
objectif.. »
Dimanche 27 octobre
1985
En entrant sur le plateau de TF 1, Fabius refuse
de serrer la main à Chirac. Première faute. Dès le début du débat,
surprise : Chirac se révèle sympathique ; Fabius, prétentieux et
agressif.
Le Premier ministre sort une formule manifestement
mise au point avec ses conseillers pour déstabiliser son adversaire
: « Ne vous énervez pas, ne vous
énervez pas. » Mais, au bout du compte, c'est lui qui dérape
:
Chirac: J'ai, de ce point de vue, au moins autant d'expérience que
vous, et par conséquent...
Fabius: Ça, je reconnais que vous avez plus d'expérience politique
que moi...
Chirac: Soyez gentil de me laisser parler et de cesser
d'intervenir incessamment — un peu
comme un roquet...
Fabius: Écoutez, je vous en prie, vous parlez au Premier ministre
de la France!
Et puis, autre faute, cette fois sur
l'immigration, après un long exposé de Chirac :
Fabius: Sur ces principes-là, à une ou deux exceptions près, je
crois qu'il n'y aurait pas de désaccords forts entre
nous.
Chirac : C'est nouveau !
Écrasant...
Lundi 28 octobre
1985
Déjeuner avec Charles Hemu. Il n'est plus ministre
de la Défense, mais il ne l'a pas encore réalisé...
Mardi 29 octobre
1985
Fabius arrive au petit déjeuner, dépité et
légèrement agressif : « Bon, eh bien, c'est
raté, on ne va pas en faire un plat ! Il faut mettre son mouchoir
par-dessus ! »
François Mitterrand, plus amusé que déçu : «
Vous n'avez pas maîtrisé les choses. Vous
n'avez pas su changer de stratégie au cours du débat, et vous vous
êtes laissé enfermer. »
Puis on parle du cumul des mandats (le Président
est hostile à leur limitation : « Être élu est
un métier qui exige une présence partout sur le terrain »), de la télévision privée (« Ne vous laissez pas impressionner,
allez-y ! »).
Je réponds à Bud McFarlane pour décliner la
convocation à la réunion de Bruxelles :
« Je te remercie de ton
message personnel. J'ai été sensible à ton souci de nous informer
de ce projet du Président des États-Unis, vingt-quatre heures avant
que la nouvelle n'en soit publiée au siège de l'OTAN à Bruxelles.
Malheureusement, l'emploi du temps très chargé du Président lui
rend impossible de se rendre à Bruxelles pour entendre l'exposé du
Président des États-Unis à son retour de Genève. Si ce projet se
confirme, le Président de la République demandera à son Premier
ministre ou, à défaut, à son ministre des Affaires étrangères,
d'assister à cet exposé.
Par ailleurs, le Président
reste tout à fait désireux, comme il l'a dit et fait savoir, de
voir trouver une date mutuellement convenable pour un entretien
bilatéral approfondi. »
Cet entretien n'aura lieu que l'année
prochaine.
Les États-Unis franchissent un nouveau pas dans
leur offensive contre la politique commerciale communautaire : ils
engagent une procédure visant à faire condamner par le GATT la
politique agricole commune.
Le financement de l'assurance-chômage est assuré,
mais la CGT refuse de signer.
Mercredi 30 octobre
1985
Libération des trois otages soviétiques enlevés un
mois auparavant au Liban. Le quatrième a été abattu. Selon
l'ambassadeur d'URSS à Beyrouth, les Soviétiques, qui entretiennent
de bonnes relations avec toutes les factions au Liban, n'avaient
aucune raison de s'inquiéter. Afin d'éviter des réactions
imprévisibles de la part des ravisseurs, Moscou n'a pas cherché à
les identifier de façon précise. La tactique aurait consisté à
prendre le maximum de contacts avec tous les pays ou organisations
concernés, afin que des pressions convergentes, « aussi fortes que possible », soient exercées sur
les ravisseurs. Ceux-ci auraient fini par libérer les otages
« in the darkness », sans que leur
identité réelle ait pu être exactement déterminée. Conte de fées ou
réalité ? D'autres versions, plus brutales, de la tactique employée
par les Soviétiques, circulent.
Au Conseil des ministres, je demande à Henri
Nallet de recevoir Coluche pour l'aider à obtenir de la viande et
des produits agricoles à bas prix pour ses Restos.
Samedi 2 novembre
1985
Le gouvernement d'Afrique du Sud interdit à la
presse de couvrir les manifestations. C'est casser un thermomètre
pour faire baisser la fièvre.
Comme Felipe Gonzalez, Bettino Craxi réagit
positivement à la proposition de François Mitterrand de relancer la
coopération européenne en matière d'aéronautique militaire autour
du projet français.
Lundi 4 novembre
1985
Procès des Turenge à Auckland. Leur avocat, Daniel
Soulez-Larivière, demande aux deux officiers de plaider coupables
d'« homicide involontaire ». Ce qu'ils font. Selon la loi locale,
le procès n'a alors pas lieu.
Hissène Habré refuse la présence d'appareils
français à N'Djamena. On décide donc de ne pas effectuer
d'opérations de démonstration au nord du 16e parallèle, mais seulement une reconnaissance à
haute altitude sur Ouaddi Doum.
Canal-Plus ne compte que 157 190 abonnés au lieu
des 700 000 prévus. Et il en faudrait un million pour être
rentable.
Mardi 5 novembre
1985
Au petit déjeuner, échange de vues sur la
nécessaire baisse des prélèvements obligatoires, le revenu minimum
social, l'allocation pour le troisième enfant, Eurêka, l'avion de combat européen. François
Mitterrand : « Il faut un traité de
coopération militaire qui soit d'abord seulement franco-allemand.
C'est un point de passage obligé. La Grande-Bretagne n'est positive
en Europe que lorsque cela peut l'aider à freiner une démarche
bilatérale franco-allemande. Et un traité de sécurité à Douze ne
peut qu'échouer. »
On arrête le slogan de la campagne de mars 1986 :
« Les résultats acquis seront remis en cause
par la victoire de la droite. »
A Hanovre, la deuxième conférence Eurêka lance des projets concrets. Le principe d'un
secrétariat, coordonné avec la Commission à Bruxelles, mais sans
être confondu avec elle, est retenu.
Henri Nallet reçoit Coluche qui fait sensation au
ministère de l'Agriculture.
Plus tard dans la journée, François Mitterrand
reçoit Schluter, Premier ministre danois. C'est l'occasion pour le
Président de commenter sa politique étrangère :
« Gorbatchev est mieux
informé que ses prédécesseurs de l'image de son pays dans le reste
du monde. Il est prêt à adapter sa politique au monde moderne. Il
attend des propositions américaines sur l'Afghanistan. Sur Israël,
il est d'accord pour la reprise des relations. Son principal souci
est la Guerre des étoiles, qui le contraint à discuter. De plus, la
situation économique de l'URSS, désastreuse, le force à bouger.
J'ai refusé la négociation qu'il a proposée à la France sur les
armes nucléaires. Cela n'a pas obscurci le climat de nos
discussions.
Je n'ai pas été à New York
pour éviter d'entrer dans un directoire mondial, que je rejette.
J'ai aussi décliné l'invitation de Bruxelles. Nous n'avons pas de
forces intermédiaires, nous n'avons donc pas à nous mêler des
négociations. J'ai même dit à Gorbatchev que notre plan est d'aller
vers 500 têtes en 1990. Les Américains et les Russes doivent
trouver un compromis sur l'usage militaire de l'espace.
»
On passe à l'Europe et à la Conférence
intergouvernementale.
Schluter : J'approuve le plan
français pour la Conférence intergouvernementale en Europe, mais je
suis minoritaire dans mon pays et je dois exiger le maintien des
règles actuelles dans le domaine de l'environnement et du
travail.
François Mitterrand :
L'Europe est encore loin des institutions
qu'elle doit avoir. C'est dommage. Si cela continue, dans trente
ans, elle ne pèsera plus très lourd. Successivement, l'Europe a mis
en commun la gestion de ses réserves de change, de son charbon et
de son acier, elle a échoué dans sa tentative d'intégration de ses
armées, avant de réussir le Traité de Rome. Ainsi, en vingt-cinq
ans, l'Europe a su tenir ce qu'elle s'était promis : elle a protégé
l'équilibre de son territoire ; ses savants, ses entreprises
communiquent ; son niveau et son genre de vie se sont harmonisés ;
elle parle d'une seule voix sur des sujets de plus en plus
nombreux; elle a réussi à imposer à l'Amérique la réduction de son
protectionnisme et à proposer au Tiers Monde un contrat audacieux
de développement. Certes, rien n'est fait encore sur des sujets
centraux qui conditionnent l'identité future du continent : la
fiscalité, la monnaie ou la technologie, et surtout dans les
domaines culturels, sociaux, militaires et politiques. Pour faire
l'Europe, il ne faut pas rater le rendez-vous spatial, il faut
éviter que l'espace ne soit américain, et donc conquérir un espace
européen. Il faut faire l'Europe en deçà et au-delà du
nucléaire.
Les choses ne s'arrangent pas avec Washington ; le
rendez-vous avec Reagan n'est toujours pas fixé. Je vais aller voir
Bud McFarlane à la Maison Blanche.
Mercredi 6 novembre
1985
Henri Nallet en Conseil des ministres :
« Depuis deux mois, nous expliquons aux
Néo-Zélandais qu'ils peuvent certes garder dans leurs cachots deux
officiers français pendant longtemps, mais que, dans ce cas, ils
garderont aussi dans leurs frigos leurs moutons et leur beurre.
Bref, on leur propose d'échanger le contenu des cachots contre
celui des frigos. »
Déjeuner comme souvent avec Fernand Braudel, qui
ce jour-là me parle de l'Ariège avec les accents d'un jeune
conseiller général essayant de promouvoir son canton. Savoir est un
privilège de l'âge. S'étonner rajeunit.
Jeudi 7 novembre
1985
Déjeuner du Président avec le Roi de
Jordanie.
Hussein : « Il ne faut pas
faire de la Résolution 242 un préalable. Il faut aller vers une
conférence internationale avec, à l'intérieur, des négociations
bilatérales. Pour la première fois depuis vingt-huit ans, je suis
prêt à m'éloigner des États-Unis, parce que le Congrès refuse de me
vendre des armes. »
François Mitterrand, après son départ :
« Hussein est un homme aimable, timide,
déterminé. Il ne veut pas se séparer de l'OLP, qu'il condamne
pourtant. »
Départ pour le Sommet franco-allemand à Bonn. Je
remarque pour la première fois dans le bureau de Kohl, l'aquarium
et les éléphants, qu'il collectionne, dans son secrétariat. On
parle surtout coopération militaire franco-allemande :
Helmut Kohl :
Tout ce qui viendra après Hussein et Moubarak
sera pire. (Décidément, il affectionne cette formule qu'il
emploie ponctuellement sur chacun des sujets : sur l'Europe de
l'Est, sur Gorbatchev, sur Reagan...)
Si j'étais français, je
voudrais renforcer la capacité de défense autonome de l'Europe, et
d'abord en discutant le rôle opérationnel de la Première armée et
de la FAR dans la défense du continent. Nous devons échanger des
unités, faire une école de guerre commune. Il faut se voir à
l'Élysée avant Noël sur les questions militaires.
François Mitterrand :
Tout est possible, sauf l'intégration de
l'arme nucléaire, en raison des réactions soviétiques et de
l'intérêt évident de la France. J'ai prévenu Gorbatchev que nous
allions renforcer nos liens militaires. Il a tout de suite demandé
: "Et le nucléaire, allez-vous intégrer les commandements ?" C'est
un point que l'URSS n'acceptera jamais. Sur le reste, je
suis d'accord.
Helmut Kohl :
Je n'ai pas d'illusions. Les Américains aussi
seraient hostiles à une alliance nucléaire entre la France et la
RFA. Je ne vous parle que du conventionnel. Nous n'oublierons
jamais votre discours au Bundestag. Sans vous, Lubbers n'aurait pas
pris cette décision et Gorbatchev ne serait pas venu à Genève. Les
Soviétiques n'ont pas changé. L'armée soviétique n'est forte que
quand elle sait pourquoi elle se bat. Après 1942, la débâcle russe
était absolue. Hitler a été stupide, de son point de vue, de ne pas
s'allier, en novembre 1941, avec les Ukrainiens au lieu de les
traiter en sous-hommes. Tout aurait été différent. Staline s'est
vengé de l'Ukraine après la guerre.
François Mitterrand :
Il faut faire ensemble la conquête de l'espace
qui permettra à l'Allemagne d'aller, dans vingt ans, au-delà du
nucléaire et d'avoir une réelle puissance défensive. Si j'étais
allemand, je m'y intéresserais, parce que c'est le seul domaine
stratégique où vous pouvez avancer sans heurter la
Russie.
Helmut Kohl :
Vous avez devancé mes pensées. Depuis 1983,
j'ai pris trois décisions : déploiement, rénovation de l'armée,
prolongation du service militaire. Je suis d'accord pour la
coopération dans l'espace.
François Mitterrand :
Il ne faut pas que l'espace soit
américain.
On discute de l'avion de combat européen et de
l'Airbus. Le Chancelier donne la priorité à la nouvelle génération
d'avions Airbus et à l'aéronautique militaire, le projet de
satellite ne venant qu'au troisième rang. Il est prêt à investir 3
milliards de deutschemarks en coût de développement d'Airbus. Kohl
annonce aussi qu'il est prêt à financer Eurêka, mais pas l'IDS. On discute de la
localisation du secrétariat d'Eurêka.
Le Président réussit, comme pour la Commission, à avancer le nom
d'un Français comme secrétaire général. Yves Stourdzé est
malheureusement trop malade pour obtenir ce poste qui lui
reviendrait de droit.
François Mitterrand :
Si on met le secrétariat à Bruxelles, Eurêka
est étouffé.
Helmut Kohl :
Je suis d'accord, les entreprises ne voudront
pas travailler avec la Commission. Si on leur parle de ça, elles se
lèvent et s'en vont. Que proposez-vous ?
François Mitterrand :
Nos pays devraient coordonner cette opération
à deux... J'ai pensé à Strasbourg.
Helmut Kohl :
O.K Si j'avais été
français, j'aurais fait de Strasbourg une sorte de Washington DC
européen. Qui, comme secrétaire général d'Eurêka ? Je n'ai pas
d'idée...
François Mitterrand :
J'ai pensé à Yves Sillard, le père d'Ariane et
de l'océanographie. Mais il faut aussi un Allemand important. Votre
idée d'extraterritorialité pour Strasbourg est excellente
!
Helmut Kohl :
Le sujet va revenir pour le Parlement
européen, je défendrai Strasbourg. Le problème, c'est le
transport.
François Mitterrand :
Quoi d'autre ?
Helmut Kohl :
Sur l'Europe de l'Est, le nouveau programme
économique de Gorbatchev est décevant. En RDA, on dit que Honecker
va se retirer. En Roumanie, Ceausescu est de plus en plus malade.
Il est prêt à parler avec nous. En Pologne, Jaruzelski est de plus
en plus fort.
François Mitterrand :
Honecker veut venir en France.
Helmut Kohl :
Il faut qu'il vienne en Allemagne
d'abord.
François Mitterrand :
Je ne ferai rien sans votre
accord.
Helmut Kohl :
Il se passe des choses étranges en RDA.
L'image de notre rencontre à Verdun a eu beaucoup
d'impact.
François Mitterrand :
Des sources françaises disent qu'à Kaboul,
l'Armée rouge est en pleine déliquescence. Les Soviétiques ne
retrouvent leurs vertus militaires que pour défendre leur
territoire.
Helmut Kohl ne veut plus d'un accord
intergouvernemental entre la République fédérale et les États-Unis
sur l'IDS. Le gouvernement britannique espérait il y a quelques
mois recevoir des commandes américaines allant jusqu'à 1,5 milliard
de dollars. Depuis, à Londres, on en est revenu à une formule de
simple accord sans contenu financier précis.
Vendredi 8 novembre
1985
Le Roi du Maroc est à Paris. Il souhaite que le
Président participe à la réception de la communauté marocaine en
France. Le Président accepte.
François Mitterrand sur la liberté et l'évasion :
«La liberté, c'est toujours de passer d'un
état à l'autre, c'est s'arracher à quelque chose. Donc, la liberté
est une rupture. Pour conquérir ma liberté de prisonnier de guerre,
il a fallu qu'un petit matin de mars, je rompe avec la pratique
quotidienne d'un temps de prisonnier, avec l'enchaînement de
risques que cela supposait. Le fait de franchir une clôture de fils
de fer barbelé est une rupture. Cela m'a servi d'image pour le
reste de ma vie. Le confort naît tout naturellement d'un ordre
établi, même si cet ordre établi joue contre vous. On est dedans,
c'est une sorte de confort. Il faut préférer un autre confort, qui
est celui de l'esprit de liberté, pour pouvoir rompre. J'ai failli
ne pas partir, au mois de mars 1941, parce que j'avais reçu
quelques jours avant, et pour la première fois, un colis de ma
famille dans lequel il y avait une paire de magnifiques brodequins,
de très belles chaussures. Comme elles étaient toutes neuves, je ne
pouvais les emmener avec moi, je ne pouvais les mettre et marcher
avec, elles auraient été tout de suite repérables. Elles n'étaient
pas encore faites à mon pied. La cause était vraiment infime, mais
j'ai été tenté de rester pour garder mes chaussures. J'avais la
possibilité de rester là où j'étais, mais (j'emploie les mots dans
leur acception commune) la liberté était de pouvoir aller et venir
là où je voulais : pouvoir rentrer dans mon pays, pouvoir reprendre
le combat, pouvoir retrouver les gens que j'aimais, pouvoir sortir
de cet état de sujétion dans lequel je me trouvais. Bien entendu,
j'avais aussi la liberté de dire : Je puis rentrer chez moi, mais
je ne rentre pas parce que je préfère rester. »
Samedi 9 novembre
1985
Début de la Convention nationale du PS pour
arrêter les listes départementales de candidats aux législatives.
La campagne portera sur l'« identité de gauche
» des socialistes.
Lundi 11 novembre
1985
Je prends mon petit déjeuner à la Maison Blanche
avec Bud McFarlane. Il occupe maintenant le grand bureau donnant
sur le jardin, devant, qui fut celui de Kissinger et que ni Allen,
ni Clark n'eurent le privilège d'occuper. Conversation très
ouverte, parfois brutale, toujours constructive, avec un homme
anxieux, rigoureux, ouvert à l'Europe, ayant une vraie vision
stratégique des intérêts américains.
Il me dit d'entrée de jeu que Ronald Reagan a
considéré comme un « affront réel », un
« coup sévère », le refus du Président
de se rendre à un Sommet à Sept à New York. Sans lier explicitement
les deux sujets, il ajoute qu'il est très difficile pour le
Président Reagan d'envisager une rencontre avec le Président
Mitterrand dans les mois qui viennent, occupés par le Sommet de
Genève, par des négociations avec le Canada, le Japon et les
problèmes intérieurs. Je lui explique toutes les raisons de fond et
de forme du refus de Président Mitterrand (sa propre visite à
Paris, où il n'a pas parlé de la réunion de New York, la
divulgation sans discussion préalable de la date de ce sommet à
Sept avant même la réception de la lettre l'annonçant, et ceci deux
jours avant l'arrivée de Gorbatchev à Paris). Il reconnaît qu'«
une erreur typiquement américaine a été
commise dans l'organisation de cette réunion ». Il
n'empêche, Reagan refuse tout rendez-vous avec François Mitterrand.
Nous avons sous-estimé la réaction d'amour-propre du Président
Reagan. George Shultz — qui ne nous aime pas — y est pour beaucoup.
Après un : « Le temps enterre tout »,
Bud passe ensuite à autre chose.
Je lui raconte la visite de Gorbatchev à Paris.
Gorbatchev, me répond-il, ne s'intéresse qu'à l'accès de l'URSS aux
nouvelles technologies. Mal informé sur les positions et les
arguments américains, il sera, pense-t-il, dur avec Reagan à Genève
: il a besoin d'une victoire idéologique avant le congrès du PCUS
en février. Il m'expose ce que Reagan attend de sa prochaine
rencontre à Genève : le Président américain veut vraiment négocier,
même si cela prend du temps. Pour l'heure, aucun communiqué n'est
prévu. Il pense qu'on finira avec un texte où on s'engagera 1) à
mener à bien des négociations visant à réduire de moitié les armes
offensives, sans définir encore ce qu'on entend par là ; 2) à
établir la parité des Forces nucléaires intermédiaires, en excluant
les forces tierces ; 3) à ouvrir réciproquement les centres de
recherche spatiale au contrôle de l'autre. Par ailleurs, les deux
pays s'entendront sur un commun contrôle de la sécurité aérienne
civile, sur une participation américaine au programme de physique
nucléaire théorique Tokamak, auquel Gorbatchev tient beaucoup, sur
l'ouverture de consulats à New York et à Kiev, et sur deux visites
d'État, l'une en 1986, l'autre en 1987, dans un ordre à
déterminer.
Par ailleurs, divers sujets resteront sans
solution. Sur le traité ABM : « Nous ne
reporterons pas sa date d'abrogation, pour éviter de nous mettre en
situation de l'enfreindre. » Sur l'Afghanistan :
«Nous ne pouvons pas déclarer que nous
arrêterons d'aider les maquisards, car l'aide qu'ils reçoivent est
de source privée. » Sur le Moyen-Orient, il ne se passera
rien, car «je suis le seul ici à penser
qu'Hussein est un interlocuteur
valable ». Sur les Juifs d'URSS, il est
possible que Gorbatchev fasse un geste spectaculaire avant Genève ;
Reagan en parlera en privé à Gorbatchev, mais il n'y a aucune
négociation en cours et le désaccord est total.
Bud McFarlane, qui sait que je me rends à la
réunion des sherpas à Kyoto dans dix jours, m'invite à m'arrêter au
retour à San Francisco, «pour me transmettre
les vues personnelles du Président Reagan après Genève ». Il
mentionne en passant, sans insister, que Reagan s'arrêtera quelques
heures à l'OTAN, à Bruxelles, après Genève. Il termine sur un très
vibrant et visiblement sincère témoignage d'admiration pour la
façon dont le Président français conduit la politique étrangère de
la France. La visite de Gorbatchev à Paris était, dit-il,
« un chef-d'œuvre de fermeté et de lucidité,
et me renforce dans la certitude que la France est un allié sûr.
Votre indépendance est parfois difficile à comprendre, mais elle
est finalement dans notre intérêt ».
Nous avons tout avantage à cultiver d'excellents
rapports avec cet ancien militaire devenu diplomate, à la fois
cordial et timide, cultivé et compétent, distant et passionné, si
différent des Californiens qui l'entourent, le jalousent et feront
tout pour l'abattre. L'homme qui incarne un État américain ayant le
sens de ses devoirs et soucieux de prendre ses alliés en
considération.
Mardi 12 novembre
1985
Au ministère de l'Agriculture, Coluche vient
discuter le dossier de la déduction fiscale pour les dons aux
organisations caritatives, qui deviendra l'« amendement Coluche ». Henri Nallet met à sa
disposition trois hauts fonctionnaires du ministère, dont deux
retraités. Il croise à la sortie des manifestants CGT qui veulent
gentiment le prendre en otage. Il n'apprécie pas.
Pour la visite d'État de l'Émir du Qatar, le
Président, toujours soucieux de limiter au maximum les engagements
officiels le soir, souhaite éviter le dîner de retour offert par
l'Émir. Impossible, les Qatari s'y préparent de longue date. Très
attentif aux formes, très sensible aux apparences, le souverain du
plus petit État du Golfe mesurera les égards dont il sera l'objet
en France par comparaison à ceux qu'il aura reçus en
Grande-Bretagne où il séjourne actuellement en visite d'État.
Mercredi 13 novembre
1985
François Mitterrand : « Les
immigrés, ou bien on les garde, ou bien on les expulse. Si on les
garde, il n'y a que deux systèmes : l'intégration ou l'apartheid.
L'opposition ne pourra pas s'en tirer en se contentant de dire
qu'elle n'est pas d'accord avec Le Pen, tout en reprenant ses
idées. »
Note d'André Rousselet à François Mitterrand pour
lui déconseiller à nouveau de laisser entrer Berlusconi dans la
Cinq. Le patron de Canal-Plus est têtu,
mais il perd son temps. Le Président a déjà pris sa décision.
En Colombie, éruption du volcan Nevado del Ruiz,
qui submerge Arnero. On se rappellera longtemps l'image de cette
petite fille mourant en direct à la télévi sion. Qui se souviendra
des 25 000 autres victimes ? L'image prime le nombre.
Décision à prendre sur la composition de la
délégation qui accompagnera le Président au prochain Sommet
bilatéral de Londres — corvée, il est vrai, souvent dépourvue
d'intérêt. En 1981, tous se disputaient les places. Aujourd'hui,
les ministres se décommandent, préoccupés de leur réélection.
Pierre Joxe a un « conseil de famille »
(François Mitterrand : « Qu'est-ce que c'est
que ça ? »). Édith Cresson a un débat sur les
nationalisations à préparer. Pierre Bérégovoy. une réunion
européenne à Luxembourg... François Mitterrand : « Il faut six et peut-être sept ministres. Joxe devra
remettre son conseil de famille. »
Jeudi 14 novembre
1985
Nouveau rituel : pour la prochaine conférence de
presse à l'Élysée, le Président ne veut que le Premier ministre,
Lang et Fillioud à ses côtés, et non plus, comme avant, tout le
gouvernement et tout l'Elysée.
François Mitterrand demande à Laurent Fabius de
boucler au plus vite le dossier des cinquième et sixième chaînes :
les élections approchent.
Nous nous alignons systématiquement sur les offres
américaines, plus avantageuses que les nôtres en Inde, pour
soutenir Bull contre Control Data.
François Mitterrand en visite à la FAO, à Rome, où
il est invité à prononcer le discours d'ouverture de l'assemblée
annuelle. Il y rencontre Suharto, qui préside cette année. Le
Président indonésien l'interroge sur le Cambodge : « Où en est le
Prince Sihanouk avec sa cocktail-party ? » L'Indonésie souhaiterait
que cette réunion regroupant tous les acteurs du drame cambodgien,
ait lieu à Djakarta, mais il se pliera au choix des protagonistes
si ceux-ci préfèrent l'Australie ou Paris. Sur le Sommet des Sept :
« Pas plus que la France, les pays non alignés
ne souhaitent que le Sommet des Sept ne devienne un directoire
mondial. » En revanche, d'autres projets l'intéressent :
«Où en est l'idée d'une conférence monétaire
internationale ? Où en est le programme intégré pour les matières
premières ? » Nous sommes obligés de reconnaître que rien
n'avance.
Un peu plus tard, conversation avec le Président
du Conseil italien, Bettino Craxi, à propos de l'attaque américaine
contre la Libye et de l'arrestation musclée des pirates de
l'Achille Lauro par les Américains. «
Les Américains nous ont embarqués dans cette
affaire. Ils ont essayé de prendre le pouvoir chez nous ! »
François Mitterrand : « On peut se demander
s'ils ne veulent pas parfois que nous fassions le sale boulot à
leur place. Le jour du départ de Goukouni en 1981, Haig a voulu me
faire croire que les Libyens avaient fomenté un coup d'État. J'ai
vérifié moi-même: il n'en était rien. »
A l'issue de la réunion, nous nous échappons pour
une longue promenade et allons boire un café Piazza Navona. Le
Président me raconte qu'il a commencé de relire les mémoires de
Casanova, qu'il trouve passionnants. Il y voit, affirmet-il, de
grandes similitudes avec les mœurs politiques d'aujourd'hui.
De retour à Paris, une dizaine de parapheurs
attendent comme d'habitude sur le bureau. Les ministres continuent
d'utiliser le Président comme instance d'appel aux décisions du
Premier ministre. Ainsi Roger Quilliot écrit à propos du logement
et des hausses de loyers :
« Je n'aurais pas fait mon
travail et j'aurais manqué à mon devoir d'information si
je n'attirais votre attention sur les
conséquences de décisions qui pourraient être prises avant la fin
de ce mois. Un accord entre HLM et locataires sur les hausses de
loyers dans le secteur HLM n'a pu être trouvé, et la raison
essentielle en est l'intervention, en cours de négociations, des
administrations qui ont poussé les locataires à revenir sur leurs
positions initiales.
Je crains maintenant que le
gouvernement fixe la hausse au 1er janvier en deçà de la variation annuelle de l'indice du
coût de la construction (3 %), c'est-à-dire bien en deçà des
prétentions mêmes des locataires, qui acceptaient 3,5
%.
... Il me paraît donc de
première importance de ne pas aggraver la situation difficile du
secteur témoin de l'économie mixte que sont les organismes d'HLM.
Sinon, les partisans d'un libéralisme sauvage y trouveront matière
à justifier leur volonté de privatiser une part importante du
Mouvement HLM et de remettre en cause la fonction sociale qu'il
exerce avec l'aide de l'État au bénéfice de la collectivité
nationale. »
Curieux : voilà que l'auteur de la loi Quilliot
plaide contre les locataires ! Conscient de l'étrangeté de son
geste, il ajoute :
P.S. : Cette lettre est
purement personnelle. Son existence demeure confidentielle. Mais je
croirais manquer à l'amitié respectueuse que je vous porte si je ne
vous disais que, chez certains hauts fonctionnaires, je trouve la
volonté très nette de démontrer que la "loi Quilliot" " n 'est pas
viable et que le logement social est passé de mode. »
Le Président interviendra et Quilliot aura gain de
cause.
Vendredi 15 novembre
1985
Robert Armstrong m'annonce, avant qu'il ne soit
rendu public, un accord anglo-irlandais, qu'il a négocié, prévoyant
une coopération des deux pays à propos de l'Irlande du Nord, avec
un financement américain. Il est enthousiaste. C'est pour lui la
fin du conflit irlandais.
François Mitterrand demande à Georges Fillioud de
boucler au plus vite le dossier de la cinquième chaîne, et lui
annonce une conférence de presse pour le jeudi 21 novembre. Il
demande également à Fillioud de déposer à l'Assemblée l'«
amendement Tour Eiffel » qui bloque la création d'une chaîne
parisienne (en disposant, pour TDF seule, de l'utilisation des «
superstructures publiques ou privées », et ce, contre l'avis de
Seydoux et de Berlusconi). Début d'intenses négociations au
ministère de la Communication sur TDF1, la Cinq et la Six.
Le directeur de cabinet de Valéry Giscard
d'Estaing vient d'appeler Jean-Louis Bianco. Giscard d'Estaing
aurait un message à transmettre à François Mitterrand. Il
souhaiterait pour cela que le Président autorise Bianco à se rendre
à son domicile, rue Bénouville, lundi matin, pour le lui
transmettre de façon verbale.
François Mitterrand : « Cette
visite est assez délicate, à cause de l'aspect protocolaire qu'on
veut lui donner. Sur le fond, pas d'objection, bien qu'il serait
facile à M. Giscard d'Estaing de m'écrire et de faire porter la
lettre par l'un de ses collaborateurs ! Il faudrait donc une
garantie de non-publicité. » Ce sera fait.
Dimanche 17 novembre
1985
A Paris, Maxwell persuade Fillioud de baisser (de
150 à 120 millions) le loyer annuel d'un canal de TDF1 qu'il veut
obtenir en plus de sa participation à la Cinq.
Lundi 18 novembre
1985
Jean-Louis Bianco se rend discrètement chez Valéry
Giscard d'Estaing qui lui fait un cours de droit constitutionnel
sur la cohabitation.
Mardi 19 novembre
1985
Fabius présente les contrats de concession de la
Cinq à l'Élysée. Le cabinet
présidentiel donne son feu vert.
Le soir, signature du contrat au siège de
Chargeurs SA entre Jérôme Seydoux, Christophe Riboud, qui a succédé
à son père, et Silvio Berlusconi.
Bouygues annonce sa décision de se lancer dans la
télévision privée. Indifférence générale.
L'ambassadeur des États-Unis à Damas indique que
les autorités syriennes ne lui ont fourni ces derniers temps aucune
indication sur le sort des otages américains. On en reste aux
bonnes nouvelles prodiguées le 17 septembre au général Walters.
L'ambassadeur est assez pessimiste devant une situation qui lui
paraît bloquée.
La réunion entre Reagan et Gorbatchev commence à
Genève. Cinq à six heures de tête à tête pour couvrir les
principaux sujets : maîtrise des armements, espace, droits de
l'homme. Selon le compte rendu que nous en font les Américains,
l'objectif de Gorbatchev est de ne pas dramatiser les difficultés.
« Il n'est pas question, dit-il,
de faire échouer le Sommet sur la question de
l'espace. Nous devons prouver que nous sommes entrés dans un
processus permanent de dialogue sans conditions, ce qui ne signifie
pas que nous renoncions à nos positions. » C'est ce qui
explique que Gorbatchev n'insiste pas, au contraire de ses
diplomates, pour inclure dans la déclaration conjointe une
référence explicite au lien entre réduction des armes offensives et
abandon de l'IDS. Le Président américain a rappelé qu'«
il n'abandonnerait pas ce programme de
recherche qui peut offrir la possibilité d'en finir réellement avec
les armes offensives comme base de la dissuasion. »
Des propos de Gorbatchev, il ressort également que
ses conseillers scientifiques lui présentent l'IDS comme un système
polyvalent, permettant non seulement d'arrêter les missiles, mais
aussi d'atteindre des objectifs civils et militaires. Enfin, sur
les questions de contrôle et de vérification, la position
soviétique est assez claire : pas de contrôle sans
interdiction.
Pour sa part, le Président américain a réaffirmé
sa position sur le Traité ABM. Il rappelle également sa proposition
de partage de technologie dans le domaine de l'IDS avec les
Soviétiques, si complexe que puisse se révéler dans l'application
un tel partage. Les Soviétiques ne répondent rien.
Sur les problèmes régionaux, le Président Reagan
reprend son argument selon lequel ce sont les difficultés de cet
ordre qui entraînent la course aux armements, et non
l'inverse.
A la fin de la réunion de Genève, Reagan et
Gorbatchev signent un texte appelant « à des
progrès rapides dans ces négociations, en particulier dans les
domaines où il y a des convergences, y compris sur le principe
d'une réduction des armes nucléaires des États-Unis et de l'URSS
(...), ainsi que sur l'idée d'un accord intérimaire sur les
missiles de portée intermédiaire. » Les deux parties se sont
accordées pour « accélérer les efforts visant
à parvenir à une convention efficace et vérifiable » sur
l'interdiction des armes chimiques et la destruction des stocks
existants. La déclaration conjointe fait état d'un accord sur
l'ouverture de consulats à Kiev et à New York, sur des mesures
destinées à assurer la sécurité aérienne dans le Pacifique nord,
ainsi que la protection de l'environnement.
D'une manière générale, nous rapporte le directeur
américain des Affaires politiques, Dick Burt, M. Gorbatchev «
est bien informé des idées du Président
Reagan. Ce n'est pas un hasard si M. Gorbatchev a fait diverses
allusions à des problèmes comme la religion, le rôle de la famille
dans la société. De toute évidence, M. Gorbatchev et son épouse ont
souhaité que le Sommet soit un succès. Aussi se sont-ils l'un et
l'autre montrés attentifs à ce qu'ils pensaient être la
philosophie générale de leurs interlocuteurs.
M. Reagan en a tiré quelque amusement. M. Shultz a joué un grand
rôle d'orientation, c'est à lui qu'on doit le résultat final,
notamment l'accord sur le document final. M. Gorbatchev ne s'est
pas opposé au rôle de conseiller et, en quelque sorte, de guide
qu'a assumé M. Shultz ». [Ce qui veut dire à mon avis que
Shultz a négocié à la place de Reagan.] « Sur
les droits de l'homme, la discussion en tête à tête a été assez
rude. Nous n'avons rien obtenu à propos de l'émigration des Juifs.
En dehors des cas proprement américains (par exemple : mariages
mixtes, etc.), ils n'ont eu que des réponses dures et négatives sur
le cas de citoyens soviétiques que nous leur avons soumis. Pour
l'avenir, M. Gorbatchev ne prend aucun engagement. »
Mercredi 20 novembre
1985
En Conseil des ministres, Laurent Fabius déclare
qu'il « croit savoir que l'opposition a
l'intention de privatiser Antenne 2 au profit d'un groupe
Hersant-Hachette, et de laisser FR3 retourner au néant. Si l'on
fait démarrer maintenant les deux chaînes privées — la Cinq et la
Six —, il ne sera plus possible, compte
tenu du marché publicitaire, de privatiser Antenne 2 ou FR3. Voilà
le fond du débat, qui sera sauvage. Ce sera l'une des plus dures
batailles depuis le début du septennat ».
François Mitterrand :
« Tout ce qui est médiatique est politique.
Nos décisions vont soulever des difficultés dès lors que l'on
touche du pied la fourmilière des grands intérêts. Ces derniers se
sont entretués jusqu'à il y a dix jours, avant de faire semblant de
se grouper contre les projets qui sont présentés (...). Derrière
tout cela se pose la question de savoir qui aura le marché
publicitaire. Il est intéressant de constater que ce sont les
représentants de la société libérale qui protestent, parce que le
groupe avec lequel nous contractons va prendre une certaine avance
(...). C'est cela qui les exaspère, alors que les personnes en
question pensaient imprudemment être assurées d'une victoire
politique et de la servilité future des détenteurs du pouvoir.
C'est pour cela qu'ils n'ont rien demandé en ce qui concerne la
cinquième chaîne. »
Il conclut :
« Il faut maintenant répondre aux critiques
des socialistes qui disent que nous allons faire alliance avec nos
pires adversaires, à celles des non-socialistes pour lesquels nous
allons faire une télévision socialiste. J'aborde cette bataille
avec confiance car, en fin de compte, le public sera content
d'avoir plus d'images. »
Après le Conseil, Georges Fillioud présente le
contrat de concession de la Cinq. Sur
la Six, rien n'est encore tranché : Publicis ? RTL ?...
Le rendez-vous avec Bud McFarlane à San Francisco
ne peut s'organiser, faute de temps.
François Mitterrand écrit à Reagan une lettre
aimable après la rencontre de Genève :
« S'agissant des
négociations de maîtrise des armements américains et soviétiques,
qui ont été au cœur de vos entretiens avec M. Gorbatchev, nous
n'entendons pas nous immiscer dans une tâche dont vous portez la
lourde responsabilité. Il reste qu'un certain nombre de critères
auxquels nous sommes particulièrement attachés recueillent un large
assentiment : d'éventuels accords de contrôle des armements doivent
aboutir au renforcement de la dissuasion nucléaire qui reste, pour
longtemps encore, la base de notre sécurité ; il faut empêcher
l'apparition dans l'Alliance de zones de sécurité amoindrie,
notamment sous les apparences d'un équilibre eurostratégique
illusoire... »
Jeudi 21 novembre
1985
Quatrième conférence de presse de François
Mitterrand. Prévue à l'origine pour y traiter surtout d'économie,
elle est essentiellement consacrée à la Cinq
:
«Avec l'arrivée du câble et
des satellites, il y aura d'ici cinq ans des dizaines de
programmes télévisés à la disposition des
téléspectateurs. Comment voulez-vous dans ces conditions maintenir
le monopole ? On ne va pas entrer chez les gens avec des moyens de
police pour leur interdire de placer, derrière leur petit écran ou
au-dessus, la petite boîte qui leur permettra d'écouter ou de voir
autre chose. Pour sauvegarder le service public, il fallait que le
monopole éclate. Cessons cette mauvaise plaisanterie !
»
Vendredi 22 novembre
1985
Verdict dans le procès des faux époux Turenge : 10
ans fermes. On a évité le pire. Maintenant, la négociation pour
leur libération peut s'engager.
La Conférence intergouvernementale travaille à un
traité de coopération politique européenne sous un préambule commun
avec les Traités de Rome révisés. Les Britanniques, naturellement,
participent, malgré leur vote de Milan. Le désaccord persiste entre
la plupart des Européens et nous sur la nature du secrétariat à
créer : soit un secrétariat de la Coopération politique
indépendant, soit un secrétariat général de l'Union européenne
fusionné avec le secrétariat du Conseil. Cette dernière idée était
au départ allemande. Mais, hormis la France, plus personne n'en
veut aujourd'hui : ni la Commission, ni les petits pays, ni bien
sûr l'actuel secrétaire du Conseil. Même l'Allemagne, à l'origine
de l'idée, ne nous appuie plus.
François Mitterrand : « Ne
pas s'entêter. »
Roland Dumas propose de regrouper le Politique et
l'Économique dans un «Acte unique» qui
comprendrait : un préambule sur l'Union européenne, un Titre 1 qui
institutionnaliserait le Conseil de l'Union et le Conseil européen
(qui n'a pas pour l'instant d'existence juridique), un Titre 2 qui
rassemblerait les révisions au Traité de Rome, le Titre 3 étant
consacré à la coopération politique.
Sur la défense, on est loin du projet
franco-allemand élaboré avant Milan, qui prévoyait de reconnaître
un rôle majeur à l'UEO. Nous proposons : « Les
Etats signataires considèrent cette coopération comme un élément du
processus d'unification et estiment que cette concertation peut
aller au-delà de la proposition et du cadre actuel de l'Union de
l'Europe occidentale. » La présidence luxembourgeoise
propose, elle : « Les dispositions du
présent Traité ne font pas obstacle à l'existence d'une coopération
plus étroite dans le domaine de la sécurité entre certaines HPC
(Hautes Parties contractantes) dans le cadre de l'Union de l'Europe
occidentale et de l'Alliance atlantique. » Compte tenu de notre
protestation face à un texte si faible, on en arrive à :
« Les dispositions du présent traité ne font
pas obstacle à l'existence d'une coopération plus étroite dans le
domaine de la sécurité. » — et plus tard : « Les HPC qui souhaitent coopérer plus étroitement encore
dans le domaine de la sécurité peuvent le faire au sein de l'UEO.
»
Je pars pour la première réunion de sherpas
destinée à préparer le prochain Sommet, à Kyoto, sans avoir pu
passer par San Francisco pour voir McFarlane.
L'ambiance générale y est à l'inquiétude devant la
dette du Tiers Monde, la fragilité croissante du système bancaire
mondial, la montée du protectionnisme et la baisse des prix des
matières premières, annonciatrice d'une dépression à venir. Le
Tiers Monde ne maintient actuellement le paiement de ses dettes que
par la récession, qui commence à entraîner ses créanciers dans une
spirale déflationniste. Les recommandations sont toujours les mêmes
: réduction du déficit budgétaire américain, ouverture du marché
japonais, progrès dans la reconstruction du système monétaire
international, ralentissement de l'inflation.
Nakasone vient de créer auprès de lui un groupe de
travail d'experts japonais de très haut niveau pour préparer des
propositions qu'il pourrait faire en matière de finances et de
commerce. On peut donc s'attendre à ce qu'il fasse une fois de plus
un geste symbolique, juste avant le Sommet, pour éviter que le
Japon ne soit mis en accusation pour son protectionnisme.
Tous, sauf moi, souhaitent qu'une pression des
Sept soit exercée sur l'ONU pour que la session consacrée à la
dette de l'Afrique, prévue pour avril, soit retardée à septembre,
afin de ne pas précéder le Sommet de Tokyo.
Le Japon souhaite que ce Sommet soit l'occasion
d'une déclaration sur les perspectives politiques à long terme
(dialogue des civilisations, relations Atlantique/Pacifique).
On continue à faire pression pour que de multiples
réunions de hauts fonctionnaires et de ministres se déroulent avant
Tokyo : des 7 directeurs des Affaires juridiques, des Affaires
étrangères, des 7 directeurs généraux de la Police. Comme
d'habitude, la France n'accepte aucune réunion de ministres, et les
réunions de hauts fonctionnaires ne sont acceptables que si elles
sont préparatoires aux réunions de sherpas. Sinon, on décidera à
Sept, sous diktat américain, de tout et n'importe quoi, avec une
Europe couchée. J'ai une passion pour les États-Unis, leur culture,
leur goût et leur sens de la liberté. Mais leur intérêt n'est pas
que l'Europe leur soit vassale. Qui le comprend à Washington
aujourd'hui ? McFarlane et David Mulford. Personne d'autre.
Nakasone envisage d'introduire les problèmes de
l'Éducation au Sommet de Tokyo, ce qui pose problème au Canada où
ce sujet est de compétence provinciale.
Conférence de presse de Silvio Berlusconi, Jérôme
Seydoux et Christophe Riboud.
Samedi 23 novembre
1985
Le Premier ministre organise une réunion sur
l'affaire Turenge avec Bianco, Badinter, Dumas et Quilès. Les
déclarations de David Lange sont, comme à l'ordinaire, curieuses :
« Pas de libération avant la moitié de la
peine, et, en tout cas, pas de libération avant nos
élections [juillet 1987]. » On décide de n'être pas du tout
demandeur publiquement, mais, dans le dialogue direct, de se
montrer de la plus extrême fermeté. Il faudrait trouver l'occasion
d'un contact entre Roland Dumas et le vice-premier ministre pour
être certain que le message est bien compris.
Le Cinéma s'oppose à la création de la
Cinq. Le Bureau de liaison des
industries cinématographiques, qui réunit l'ensemble des
professionnels et des représentants des producteurs privés de
télévision, admet que les télévisions privées sont inéluctables et
qu'elles représentent un marché supplémentaire dans une période
particulièrement difficile pour la profession. Mais ils protestent,
car ils n'ont été consultés sur rien. Ils s'inquiètent que, dans le
cahier des charges de la cinquième chaîne, soit instituée une
période transitoire pendant laquelle ils craignent qu'on n'écoule
en France le stock de films de basse qualité détenu par Berlusconi.
Les deux points délicats de la négociation portent sur le délai de
diffusion des films pendant cette période transitoire (24 ou 36
mois), et sur le quota de films français pendant les cinq années
qui viennent (25 % à 50 %). Ils sont décidés à se battre pour
obtenir communication du cahier des charges de la cinquième chaîne,
ce qui paraît légitime, mais ils ont d'ores et déjà décidé son
boycott.
Un apaisement souhaitable me paraît possible, à
trois conditions: une ouverture du capital de la cinquième chaîne
aux sociétés de production ; la nomination d'une personnalité du
cinéma à un poste de responsabilité ; l'instauration d'un dialogue
entre la cinquième chaîne et les professionnels du cinéma pour
définir un meilleur cahier des charges. C'est évidemment dans
l'intérêt de tous. J'en parle au Président. Pour Canal-Plus, lui
dis-je, les professionnels du cinéma s'étaient montrés
particulièrement coopératifs, surtout lors des échéances décisives
de mars dernier. François Mitterrand me répond : « Mais pas du
tout ! Ça a
été le contraire ! » Chacun lit l'Histoire à l'aune de sa
mémoire.
Lundi 25 novembre
1985
Abdou Diouf à Paris. On parle de la dette
africaine. Comment obtenir un moratoire ? L'Afrique devrait avoir,
pour ses dettes publiques, des délais de remboursement s'étalant
sur trente ans, avec un différé de dix années et des taux d'intérêt
ne dépassant pas 5 %. En outre, dans le sens des propositions
avancées par James Baker à Séoul, il faudrait faire en sorte
qu'au-delà d'un allégement des charges de la dette, les pays
africains puissent bénéficier d'un «flux
additionnel de ressources concessionnelles ». L'Afrique ne
réclame pas l'annulation de sa dette. J'explique qu'il faut
mobiliser tous les arguments faisant ressortir la spécificité de la
situation africaine, et notamment le fait que la dette y est
essentiellement une dette publique. L'Afrique devrait mettre
l'accent sur les moyens d'utiliser les instruments (Fonds spécial
pour l'Afrique, Fonds fiduciaire) et les forums existants (Comité
du développement de la Banque mondiale).
La CLT dépose un recours devant le Conseil d'État
contre l'attribution de la Cinq. Elle ira jusqu'au bout.
Un Boeing d'Egypt Air est détourné sur Malte. On
ne peut arriver à un accord par la négociation. A la demande des
Egyptiens, François Mitterrand fait préparer le GSPR en vue d'une
intervention. A la dernière minute, l'armée égyptienne intervient
seule : 50 morts.
Mardi 26 novembre
1985
Au petit déjeuner, Jospin critique l'attribution
de la cinquième chaîne à Berlusconi et l'octroi de la publicité aux
chaînes privées.
François Mitterrand :
On ne peut dire que la télévision privée est
autorisée et ne pas lui donner les moyens de réussir.
Laurent Fabius
: Pour la sixième chaîne, trois groupes se
profilent: RTL, Publicis et un groupe
autour de Libération.
Première nouvelle pour moi...
Puis le Premier ministre s'en prend vivement au
Président sur la question des immigrés : « Il
faut cesser de parler de droit de vote des immigrés. C'est
constitutionnellement impossible ! »
François Mitterrand
répond sèchement : Non, il faut, si on peut,
renverser la charge de la preuve de la nationalité. Puis, à
l'adresse de ses deux lieutenants socialistes, il ajoute :
Cessez de gémir : après 1986, il peut y avoir
cristallisation autour du PS et l'élection d'un socialiste en 1988
est possible. On doit avoir un moral de vainqueurs si on intègre
l'idée que notre défaite en 1986 n'est qu'une
péripétie.
Mercredi 27 novembre
1985
Mort de Fernand Braudel. J'ai perdu mon
mentor.
Jeudi 28 novembre
1985
Hassan Il en visite officielle à Paris. Il arrive
très, très en retard au dîner donné pour lui à l'Élysée.
Quatrième emprunt de l'année : au total, 100
milliards de francs pour 1985.
Vendredi 29 novembre
1985
Pourquoi ne pas annoncer la création d'une chaîne
culturelle, qu'on pourrait d'ailleurs appeler « sixième chaîne », en publiant dès la semaine
prochaine un cahier des charges et la liste des membres de son
conseil d'administration?
Une négociation est en cours entre Rousselet et
Albert Frère pour qu'il entre dans le capital de Canal-Plus. L'aurions-nous écarté d'une chaîne pour
l'avoir dans l'autre ?
Les États-Unis s'abstiendront, mardi prochain, au
Conseil de sécurité, sur le projet d'une conférence
désarmement/développement, issu du discours de François Mitterrand
de 1983, malgré leur intention de voter contre. Le même jour, on
votera sur le Nicaragua. Nous essayons d'obtenir une amélioration
du texte nicaraguayen sur les droits de l'homme pour pouvoir voter
pour, comme l'Espagne, la Grèce et le Danemark. S'abstiennent :
Italie, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Belgique, Portugal, Irlande et
RFA.
Le général Jaruzelski est à Alger. Par l'ambassade
de France, il demande à faire, mercredi prochain, une escale
technique à Paris en rentrant sur Varsovie. François Mitterrand,
interrogé, accepte sans hésiter ni consulter personne : Kohl,
Genscher, Brandt, Craxi et même le Pape n'ont-ils pas reçu le
dictateur polonais avant lui ?
La nouvelle ne doit être annoncée que la veille,
mardi.
François Mitterrand reçoit Garret Fitzgerald,
l'Irlandais, avant le Sommet de Luxembourg, qui commence lundi
prochain. On parle de la Conférence intergouvernementale qui
s'achève, du texte de l'Acte unique, où il n'y a pas d'accord sur
l'Union monétaire. François Mitterrand : «
Nous ne laisserons pas se faire le Grand Marché s'il n'y a pas, en
perspective, un accord d'union monétaire. Sinon, c'est suspect: le
Grand Marché ne servirait que les intérêts d'une Grande-Bretagne
nationaliste ou d'une Allemagne impérialiste. Il n'y a pas
d'homogénéité en Europe. Aussi ne faut-il ni une Commission ni un
Parlement trop puissants. En biologie, la fonction crée l'organe.
En politique, c'est le contraire. Il ne faut pas que les égoïsmes
nationaux se déguisent en volonté communautaire. »
Lundi 2 décembre 1985
Après déjeuner, nous partons pour le Sommet
européen : il se présente mal. Les projets de textes révisant le
Traité de Rome sont encore trop imparfaits pour être soumis aux
chefs d'État et de gouvernement, et le front anglo-allemand est
solide contre la France sur tous les éléments du projet d'Acte
unique. Aussi le Luxembourg a-t-il rédigé un rapport de synthèse «
à caractère politique » qui énumère et
commente les principales questions sur lesquelles une décision du
Conseil européen est requise.
Dans l'avion, François Mitterrand me dit :
« Si le Sommet de Luxembourg échoue, ce peut
être une bonne chose. Il ne faut pas chercher à tout prix une
réussite apparente. Regardez l'attitude actuelle des pays de la
Communauté. L'Angleterre est très étroitement liée aux États-Unis.
L'Allemagne regimbe parfois, mais elle est obligée, elle aussi, de
se soumettre à Washington, compte tenu de sa situation par rapport
à l'Est. De plus, elle refuse toute concession sur le SME, car, en
fait, ce qu'elle veut, c'est une zone mark. Les pays du Bénélux
sont des Européens sincères, mais ils ne pèsent pas lourd. Le
Danemark ne peut pas dépasser ce que sa Constitution lui permet, et
la Grèce est imprévisible. Quant à l'Espagne et au Portugal, ils
ont assez avec leurs problèmes. Dans ces conditions, il faut se
garder de précipiter des réformes institutionnelles qui
risqueraient de faire éclater la Communauté. Évitons donc un
conflit entre la majorité de nos partenaires et la France.
»
La leçon de Milan a porté.
En descendant de l'avion, à l'aéroport de
Luxembourg, une journaliste de l'AFP demande à François Mitterrand
s'il confirme une dépêche d'Alger annonçant qu'il recevra le
général Jaruzelski le surlendemain. Le Président confirme. Laurent
Fabius l'apprend à 15 heures par la dépêche qui vient de tomber. Il
téléphone à Michèle Gendreau-Massaloux, secrétaire général adjoint
de l'Élysée, et passe sur elle sa colère: «
C'est honteux ! »
Il m'appelle à Luxembourg :
— Passe-moi le
Président.
— Impossible, il est déjà en
séance. Je peux aller chercher Dumas, si tu veux.
Dumas arrive, très ennuyé d'avoir à avouer qu'il
ait été au courant avant le Premier ministre.
Laurent Fabius :
C'est vrai, pour Jaruzelski ?
Roland Dumas :
Eh oui, c'est vrai...
Laurent Fabius :
C'est un scandale ! Faire ça sans me prévenir
! Cela ne se passera pas comme ça Je ne vais pas me laisser faire
!
Le Sommet commence. Jacques Santer, Premier
ministre luxembourgeois, propose que les ministres des Relations
extérieures se réunissent à nouveau en conférence, après un accord
au sommet, pour parachever avant la fin de l'année la rédaction des
textes. Le Conseil n'aura donc pas à se prononcer sur le fond, mais
doit créer un cadre juridique.
L'Allemagne n'accepte l'inclusion d'un volet
monétaire dans le Traité qu'à condition que les progrès du SME
soient soumis à la ratification des Parlements nationaux (ce qui
marquerait un recul par rapport à la situation actuelle qui permet
des avancées dans le domaine monétaire par simple accord entre les
ministres et les gouverneurs). L'obligation de ratifier par les
Parlements bloque tout et est donc inacceptable. Si le Chancelier
persiste dans cette voie, il vaut peut-être mieux renoncer à
inclure un volet monétaire dans le Traité et se borner à adopter
une déclaration, voire à inclure un élément monétaire dans le
préambule. Nous voulons mentionner l'écu, ce que refusent les
Allemands. Mme Thatcher, elle, soutient l'écu, mais veut préserver
sa liberté vis-à-vis du mécanisme de change.
Tous les États membres sauf deux (l'Italie et le
Danemark) approuvent le texte de la Présidence qui associe le
Parlement, par un système de navette, à la décision législative,
mais laisse le dernier mot au Conseil. L'Italie estime ce projet
insuffisant. Le Danemark le juge trop favorable au Parlement.
La décision politique à prendre est la suivante :
en quels domaines peut-on accorder au Parlement un droit de veto ?
On pourrait envisager de le faire pour les traités d'adhésion et
pour les accords avec les pays tiers, ainsi que pour les procédures
de vote pour les élections au Parlement européen. Difficile d'aller
plus loin.
La Présidence soumet un texte au Conseil européen
: en l'absence de décisions explicites du Conseil, la délégation à
la Commission serait de droit. Nous préférerions, comme les
Allemands et les Britanniques, écrire que le Conseil « confère à la
Commission des compétences d'exécution », sans délégation
automatique, qui serait excessive. Ce point de vue est partagé par
la majorité des États, sauf l'Italie et la Belgique.
La Commission et la France sont unies pour
demander le rapprochement des politiques sociales par la
négociation collective. L'Allemagne et le Royaume-Uni y sont
hostiles.
La France propose l'introduction dans le Traité
d'un nouvel article, appelé 235 bis, visant à permettre que
certains pays puissent aller plus vite que d'autres dans le cadre
communautaire. Cette proposition est rejetée.
Mardi 3 décembre
1985
Comme à chaque Sommet européen, petit déjeuner
entre François Mitterrand et Helmult Kohl, le matin du second jour
:
François Mitterrand :
Le marché intérieur sans monnaie, ça n'a pas
de sens ! Les Anglais ne le comprennent pas.
Helmut Kohl :
Mes contacts avec Mme Thatcher sont de plus en
plus difficiles. Je lui ai dit qu'elle s'éloignait de son peuple.
J'ai parlé aux étudiants de Cambridge : ils ne sont pas différents
de ceux de l'ENA. Ils sont beaucoup plus européens
qu'elle.
François Mitterrand : Vous avez entendu parler de mon visiteur de demain
?
Helmut Kohl: Oui. Je trouve très bien que vous le
receviez. Tout ce qui viendra en Pologne
après Jaruzelski sera pire que lui. Il est sérieux. Une
sorte de bâtard de Prussien. Il est tragique. Il n'est pas en cour à Moscou. Dites-lui que je
voudrais établir des relations raisonnables avec la Pologne, comme
nous en avons maintenant avec la France et
avec les Juifs. Nous n'avons aucune revendication de frontière avec
la Pologne. Nul ne remettra plus en cause la ligne Oder-Neisse.
Mais les Polonais parlent encore de Katyn comme d'un massacre
allemand.
François Mitterrand :
Moi, je compte lui demander de faire des actes
significatifs et qu'il mette fin aux séquelles de la guerre avec la
RFA.
Le Sommet reprend dans la confusion:
Helmut Kohl :
Je suis pour l'alinéa 1... Mais de quoi
parle-t-on au juste ?
Un peu plus tard, l'humour d'Andreotti fait mouche
:
Margaret Thatcher :
Vous allez tuer les entreprises, avec votre
réglementation ! Moi qui ai travaillé dans une entreprise de trois
personnes, je peux vous le dire...
Giulio Andreotti :
Que sont devenues les deux autres ? Elles sont
mortes de maladie professionnelle, sans doute ?
Margaret Thatcher :
Cela devient très discourtois !
En fin d'après-midi, accord pour la création d'un
Marché unique à la fin de 1992. Après avoir voulu donner à la date
du 31 décembre 1992 une force juridique contraignante, la
Présidence et la Commission acceptent qu'elle n'ait qu'une valeur
d'engagement politique. La règle de l'unanimité sera maintenue pour
l'harmonisation fiscale, la circulation des personnes, les droits
et obligations des travailleurs. Les décisions seront prises à la
majorité pour les activités financières, excepté l'harmonisation
fiscale, et pour d'autres articles de moindre importance dont la
liste sera arrêtée par les ministres.
Sur proposition de M. Lubbers, on ramène de trois
à deux par an le nombre des Conseils européens à partir de 1986. Le
Conseil de mars à Bruxelles disparaît.
Lors de sa conférence de presse, les journalistes
parlent plus au Président de Jaruzelski que de l'Acte unique.
François Mitterrand est serein : « La France
doit venir en aide aux Polonais. Le problème qui semble être
discuté par une partie de l'opinion est: quelle est la meilleure
façon de les aider ? Je réponds que c'est en discutant, en
proposant. »
Avant de repartir :
« Laissez brailler ceux qui protestent, ils
verront bien dans l'avenir que c'est moi qui ai eu raison (...). Il
y a encore quelques incapables au gouvernement. Le Premier ministre
n'a pas encore la totale maîtrise de l'appareil d'État...
»
Dans l'avion qui nous ramène à Paris, je demande à
François Mitterrand quelle est, à son avis, la principale qualité
de l'homme politique. Il répond : «J'aurais
voulu répondre : la sincérité ; en réalité, c'est l'indifférence.
»
Mercredi 4 décembre
1985
Tôt le matin, deux coups de téléphone stupéfiants
sur le même sujet. L'un de Reda Guedira, le plus intime conseiller
du Roi du Maroc : le roi veut rencontrer Shimon Pérès à Paris, avec
le Président. Un peu plus tard, le principal collaborateur de Pérès
m'annonce un coup de téléphone de ce dernier pour ce soir et ajoute
: «Je ne sais pas si vous êtes au courant d'un
projet de rencontre chez vous, mais Pérès veut que le Président
sache ceci : les Marocains nous ont proposé ce matin une rencontre
à Paris. Nous en avons été très surpris et très heureux. Ils nous
ont dit qu'ils en ont parlé à Paris et qu'ils attendent votre point
de vue. Pérès veut que le Président sache qu'il est très intéressé,
et souhaite que cette rencontre ait lieu le plus vite possible.
»
Ce serait un formidable succès diplomatique. Je
fonce dans son bureau raconter l'affaire au Président. A ma grande
surprise, il se montre tout de suite hostile au projet : une telle
rencontre fâcherait les autres Arabes. Il écarte même l'idée que
cette rencontre ait lieu à Paris en son absence.
Comme chaque mercredi, avant le Conseil des
ministres, Laurent Fabius est reçu par le Président. Entretien
tendu. Fabius est blême : « La
rencontre avec Kadhafi, c'était
beaucoup. Avec Gorbatchev, c'était trop. Avec Jaruzelski,
ça suffit ! »
Les deux hommes se mettent d'accord sur la réponse
à faire à l'Assemblée nationale l'après-midi même. François
Mitterrand demande à Fabius de laisser Dumas répondre. Fabius est
réticent : Dumas engage le gouvernement, donc lui-même. Or, ils ne
sont pas du même avis sur cette affaire.
Une heure plus tard, devant un Conseil des
ministres figé où chacun observe les deux regards qui ne se
croisent pas, François Mitterrand explique : « Cette rencontre fait couler beaucoup d'encre. Plus que je
ne l'avais prévu. Les aspects psychologique et symbolique tendent à
prendre le pas sur les autres. Nous sommes le seul pays occidental
qui n'a pas de relations actives avec la Pologne. Il y a longtemps
que je cherchais à renouer les fils pour une rencontre sans
compromission, ni sur les libertés ni sur les droits de l'homme. Il
est toutefois certain que cette rencontre fait image. S'agit-il
d'une image sanguinaire ? Moins sans doute que s'il s'agissait du
Chilien Pinochet ou du Sud-Africain Botha. J'ai reçu à deux
reprises le général Zhia. J'ai eu des contacts avec le Président
Suharto. Mais, c'est vrai, les Français sont évidemment plus
sensibles à une rencontre avec les Polonais qu'avec des Pakistanais
ou des Indonésiens. Si j'étais une personne privée, je n'irais pas
en Pologne, je ne verrais pas le général Jaruzelski. Mais j'estime
avoir des devoirs d'État, et les pays communistes existent.
Ilfaudra longtemps, peut-être un demi-siècle, pour parvenir à la
jonction des deux Europes. Pour aller dans cette direction, il nous
faudra parfois marcher comme des Sioux pour ne pas être entendus.
Mais je n'hésiterai pas à le proclamer, le cas échéant : c'est la
seule grande perspective d'avenir. Je récuse absolument dans cette
affaire une critique morale de la part de ceux qui ont vu hier
Brejnev et qui, avant-hier, voyaient Staline. C'est moi qui ai pris
la décision, celle-ci est incommunicable. Elle relève de
l'intuition ou de l'instinct. Vous verrez, il y aura une suite à ce
choix. »
A propos de l'accord sur l'Acte unique:
« A Luxembourg, le traité politique a été
adopté dans ses dispositions principales. La Communauté tient.
»
Les ministres quittent l'Élysée. François
Mitterrand dit à Roland Dumas : « Il va y
avoir des questions sur cette affaire, cet après-midi, à
l'Assemblée. J'ai dit à Laurent Fabius de vous laisser répondre. Il
n'en est pas content. » Le Président ajoute : « C'est vous qui ferez aussi le commentaire à la fin de
notre entretien. »
François Mitterrand passe au Salon des
Ambassadeurs pour recevoir Jaruzelski qui arrive par le jardin et
la Grille du Coq. L'homme est impressionnant par sa raideur, ses
yeux doux cachés derrière des lunettes noires, sa façon de se tenir
assis au bord de la chaise. Je ne puis oublier, en l'écoutant, que
son père a été fusillé par les Russes et que lui-même passa sa
jeunesse dans un camp à régime sévère en Sibérie.
L'entretien dure une heure vingt, dans un salon du
rez-de-chaussée. En voici le compte rendu intégral. Il me semble
nécessaire de ne pas en omettre un seul mot :
François Mitterrand :
Je voudrais vous dire, pour commencer, que la
Pologne a toujours été considérée par les Français comme une
amie.
Général Jaruzelski :
Je vous remercie. Cette rencontre est très
importante pour les relations franco-polonaises. C'est aussi une
expérience très importante pour moi de venir pour la première fois
en France. La France a une signification affective particulière
pour ma génération. Nous avons l'amour de la France dans le sang.
Je suis très heureux de vous rencontrer et j'espère que nos
relations pourront, après cela, connaître des développements
satisfaisants.
François Mitterrand :
Je souhaite également la bienvenue à votre
ministre des Affaires étrangères.
Nous avons des sujets
difficiles à aborder, beaucoup d'arriérés dans nos relations qui
n'ont pas été apurés. Et un des éléments utiles de cette
conversation pourrait être notamment de les aborder. J'évoquerai
d'un mot l'aspect protocolaire. Un chef d'État a sa place chez un
autre chef d'État, qui plus est quand c'est la Pologne et quand
c'est la France ! C'est le cas, compte tenu de ce qu'est votre
personne, et du rôle de votre pays en Europe. Pour mieux connaître
les problèmes et les personnes, il n'y a pas d'autre moyen que les
relations directes, même si c'est parfois difficile.
Parmi les problèmes qui se
posent entre nous, il y en a des réels et d'autres qui ne sont
qu'apparents. Nous devons essayer de les distinguer et de les
éclairer. Je crois que c'est pour cela que vous avez souhaité
profiter de cette escale.
Général Jaruzelski :
Je suis un soldat, pas un diplomate. Je
connais etj'apprécie la compréhension que vous avez des problèmes
de la guerre et de la paix. En me rencontrant, vous montrez du
courage et vous avez pris un risque. Mais peut-être la poursuite de
la suspension de nos relations aurait-elle été un risque plus grand
?
La situation actuelle a fait
que la France, qui d'habitude a une place élevée dans nos
relations, est maintenant très en arrière. En 1981, la France était
notre troisième partenaire économique en Occident. Elle est
maintenant le sixième. Le français disparaît de nos écoles, car
cela est lié à l'ensemble d'une coopération économique,
scientifique, technique qui s'est distendue.
J'ai eu ces derniers mois
beaucoup de contacts, à des niveaux élevés, avec des dirigeants
occidentaux. J'ai rencontré M. Papandréou, M. Kohl, M. Craxi, M.
Gonzalez, les ministres des Affaires étrangères de Grande-Bretagne
et du Japon. M. Brandt, président de l'Internationale socialiste,
est ces jours-ci à Varsovie. J'ai constaté avec eux tous que la
convergence de nos analyses sur la situation internationale était
grande.
Vous êtes un éminent homme
d'État. Vous êtes dans une autre alliance, mais vous avez une
politique indépendante. J'ai parlé avec Gorbatchev, qui a
énormément apprécié les conversations qu'il a eues avec
vous.
Donc, notre rencontre est un
grand événement. Il ne faut pas le surestimer, mais il a son
importance. Je crois que vous souhaitez maintenir le niveau
d'activités de la France vers l'Est. Il faut tenir compte de la
Pologne, avec ses 38 millions d'habitants auxquels s'ajoutent 15
autres millions de Polonais en dehors des frontières. En ce moment,
la Pologne reconstruit sa place. J'ai d'ailleurs de bonnes
relations personnelles avec Gorbatchev, le nouveau Président du
Conseil des ministres, Rijkov, le maréchal Sokholov.
En ce qui concerne nos
relations, nous devrions essayer de les animer. Un certain modèle
avait prévalu pendant près de quarante ans après la guerre. Il
faudrait essayer de revenir graduellement à cela. Ces relations
avaient été maintenues même pendant la guerre froide, et entre la
France et la Pologne elles se portaient beaucoup mieux que
l'ensemble des relations Est/Ouest. C'est en 1975 qu'elles ont
atteint le niveau le plus élevé. C'est alors que nous avions signé
une charte de coopération économique franco-polonaise, avant
Helsinki. Puis, plus récemment, il y a eu cette période difficile.
Sur tout cela, c'est l'Histoire qui donnera la réponse la plus
sûre.
J'ai passé toute ma vie à
servir mon pays. Les décisions qu'il a fallu prendre ont été un
acte dramatique pour moi. Beaucoup de Polonais ont pensé que les
décisions prises étaient celles de la dernière chance, mais il y a
des périodes dans la vie des peuples où il faut savoir beaucoup
sacrifier pour ne pas tout perdre.
Dans le processus que nous
avons suivi depuis 1981, nous avons essayé de prendre en compte les
valeurs humanistes et démocratiques d'une façon qui corresponde à
notre situation concrète. Nous avons apprécié et assimilé beaucoup
de valeurs issues de la Constitution ouvrière depuis 1981. C'est ce
que nous appelons le "renouveau socialiste ". Mais tout ce que nous
faisons est vu à l'étranger dans un miroir déformant et nous
souffrons beaucoup de la politique américaine. La France a réagi
émotionnellement à nos affaires et l'émotion n'est pas bonne
conseillère en politique. Mais les États-Unis, eux, nous traitent
instrumentalement. La seule chose qui les intéresse, c'est
d'affaiblir un des chaînons de l'alliance opposée.
Nous sommes préoccupés
également, sans obsession, par le problème allemand. Nous sommes
vigilants sur tout processus qui peut se produire et qui implique
les Allemands. Tout ce qui pourrait se produire de désavantageux en
Allemagne serait très mauvais pour la Pologne comme pour la France.
Je ne pense pas que cette menace soit immédiate, ni qu'elle prenne
des formes extrêmes. Mais ce potentiel croissant, au centre de
l'Europe, ne peut pas ne pas constituer un problème. Sans aller
jusqu'à se remémorer les drames des années 40, nous devons en
parler entre Polonais et Français.
Les processus que nous
essayons de poursuivre en politique sont axés sur la démocratie.
Non pas parce que Ronald Reagan l'exige — la Pologne n'accepte pas d'ultimatum —,
mais parce que nous sommes convaincus que
c'est la seule façon d'enrichir le processus
politique.
Les dernières élections en
Pologne ont permis d'obtenir des résultats élevés. On peut même
parler de plébiscite. Mais nous voudrions aller au-delà dans ce
processus, ce qui n'est pas facile. Cela serait plus facile si nous
pouvions arriver à la normalisation et s'il y avait moins
d'ingérences.
Aux États-Unis, par exemple,
unefondation a été créée pour dispenser une aide matérielle à nos
opposants. Une grande puissance peut se tromper, mais elle ne
devrait pas pouvoir être ridicule. L'idée de cette fondation était,
pour les Américains, un alibi avant Genève. Ils ont besoin d'un
bouc émissaire. Juste après Genève, le Président Reagan a reçu le
représentant de Solidarité, qui a son siège à Bruxelles. Comme contrepoids à la conférence de Genève,
c'est risible !
Je voudrais maintenant vous
parler d'un problème délicat évoqué par la France, celui des droits
de l'homme. Avec l'estime que je vous dois, je voudrais souligner
votre mesure sur ce point. Mais votre ancien ministre des Relations
extérieures était très émotif. En 1981, à l'automne, j'ai parlé à
Claude Cheysson de la situation dans laquelle se trouvait la
Pologne. Il m'a dit : l'essentiel, c'est que vous résolviez vos
problèmes sans ingérences extérieures. Or, c'est exactement ce que
nous avons fait. Et vous connaissez les réactions ! Tout cela nous
laisse un mauvais goût...
Sur les droits de l'homme,
nous voudrions avoir une approche différente. Le problème est très
important, mais il faut prendre en compte tous les droits de
l'homme, et pas uniquement d'un point de vue humanitaire étroit. En
réalité, l'amnistie complète a été faite chez nous. Nous ne voulons
pas de prisonniers politiques, mais certains font tout pour être
des martyrs. Il ne s'agit pas de délits d'opinion. Ils mènent des
actions contre les lois. En ce qui concerne l'expression des
opinions, il y a beaucoup de publications qui circulent sous
l'égide de l'Église et qui contiennent des articles très durs
contre le gouvernement. Nous sommes très ouverts, en réalité. C'est
un fait unique dans notre Alliance et dans notre environnement. Les
poursuites qui sont entamées le sont quand les lois sont enfreintes
comme c'est le cas en France si l'on enfreint les Articles 87, 97,
104 et 209 du Code pénal, et il y a le même genre d'articles dans
le Code pénal américain. C'est la même chose chez nous : il ne
s'agit pas de délits politiques, mais d'actions contre les lois,
c'est-à-dire de délits. Si quelqu'un chez nous frappe un milicien,
aussitôt il est considéré comme un héros, et s'il est emprisonné,
c'est aussitôt un prisonnier politique ! Pardonnez-moi si je me
montre amer sur ces questions, et beaucoup trop laconique pour en
traduire l'extrême complexité.
François Mitterrand :
Je comprends très bien votre analyse de votre
situation politique et je ne peux pas raisonner comme si la Pologne
était dans la même situation que la France. Mais je n'établis pas
de hiérarchie. Je parle de votre situation objective. Nous sommes
tous plus ou moins soumis aux conséquences de la Seconde Guerre
mondiale. Il y a deux très grandes puissances. C'est une situation
que nous pouvons comprendre et nous pourrons essayer de ne pas nous
incriminer l'un l'autre. J'ai bien noté votre patriotisme polonais.
Vous servez, vous croyez servir votre pays. Je ne doute pas que
vous le pensiez.
En ce qui concerne les
relations entre nos pays, il y a une amitié historique réelle,
profonde. Elle est un peu sentimentale, ce qui est à la fois sa
force et sa faiblesse. Tout à son sujet est émotif. L'information,
qui est dans mon pays très présente, est très partiale à ce sujet.
Elle fait preuve d'une sensibilité exacerbée. Tout est traité sur
le mode de la crise. Tout est passionnel, et on sait que les
passions ne sont jamais de tout repos ! Tout cela est vrai, au
moins depuis 1848 où la Pologne occupait la première place dans le
cceur des Français, et vous connaissez sans doute l'apostrophe d'un
député français, Charles Floquet, au Tsar en visite en France en
1878 : "Vive la Pologne, Monsieur ! ", alors que la Pologne avait
été partagée. Cela est présent dans la tête de tous les petits
Français. Moi aussi, j'ai été élevé comme cela. S'y ajoute la
mauvaise conscience des Français envers la Pologne depuis 1939, et
tout cela se mélange donc. Quand vous avez été conduit à intervenir
d'autorité contre le désordre économique, quoi qu'on puisse en
penser, cela a été mal compris, très mal ressenti. Et la valeur
symbolique de cet acte est plus forte que tous les raisonnements.
Il n'y a cependant pas de doute à mes yeux que votre gouvernement a
commis des actes criticables. Je pense en particulier aux libertés
syndicales et religieuses. Mais, par rapport à ce qui se passe dans
le reste du monde, cela ne devrait pas être à ce point le symbole
que c'est devenu.
Face à une passion, il faut
essayer de faire preuve de sang-froid. J'assume mes
responsabilités. Je vous explique tout cela parce qu'il faut que
vous compreniez bien les points à propos desquels notre opinion publique est en retrait, mais
aussi que ces sentiments sont partagés de façon réelle par
beaucoup de braves gens. Il y a eu des
événements, en un sens, qui ont pris valeur de symboles. Il faut
que vous vous efforciez de créer des symboles dans l'autre sens. Vous avez apaisé les choses par rapport au début et j'ai
toujours dit qu'on ne mesurait pas assez
l'ampleur de votre tâche. Si vous voulez que l'Occident et la France en particulier
vous comprennent mieux, si cela vous paraît
souhaitable, comme à moi, il vous faut créer d'autres symboles qui
viennent réduire la portée de ces symboles négatifs qui permettent
à tant de fantasmes de se développer.
Si je peux alors vous aider,
je le ferai, car je crois comprendre qui vous êtes. Mais il faut
m'y aider.
Il est normal qu'autour du
mouvement syndical se soit développé un mouvement aussi puissant.
Les syndicats représentent des valeurs ouvrières parmi les plus
puissantes. C'est pourquoi je redis l'importance des droits de
l'homme dont vous avez vous-même parlé, celle des libertés
syndicales, celle des relations avec l'Église, dont vous êtes juge,
mais qui est une réalité occidentale.
Quant au Code pénal français,
vous le connaissez mieux que moi, et si vous m'interrogiez sur le
Code pénal polonais, j'aurais une plus mauvaise note encore ! Mais
enfin, en France, on ne peut pas considérer qu'il y ait des délits
politiques.
Je vous le redis : le
meilleur climat auquel je puisse contribuer passe par quelque acte
symbolique.
Vous n'avez jamais commis, en
ce qui vous concerne, d'actes barbares, vous avez même été parfois
un facteur d'apaisement. Pourquoi ne continueriez-vous pas ? Y
a-t-il des résistances, des inconvénients majeurs dont vous avez
considéré que le prix politique serait trop élevé ? Je ne sais
pas.
Vous avez le problème de
l'amnistie, celui des relations avec l'Université. A l'Université,
je le sais bien, ils ont des gènes spéciaux ! Ce n'est jamais
facile, même chez nous, mais il faut en tenir compte ! Quant à
l'Église, je n'ai pas à parler en son nom. Il y a de par le monde
des Polonais meilleurs spécialistes que moi.
Je vous reçois aujourd'hui
contre mon opinion publique. Je n'en tire pas de mérite
particulier. Sachez simplement que je suis prêt à continuer. Et,
dans cet état de l'opinion publique, il n'y a pas que la pression
américaine. Aujourd'hui, ainsi, j'ai donné instruction de voter la
résolution présentée aux Nations-Unies par le Nicaragua. Mon pays
est indépendant. C'est également vrai sur le plan
intellectuel.
Je souhaite que vous agissiez
de façon à ce que je trouve un appui pour améliorer nos relations.
C'est à vous de décider.
Sur un plan pratique, il y a
par exemple cette fondation d'aide à l'agriculture polonaise
privée, prête à fonctionner, pour laquelle des fonds importants ont
été rassemblés et que votre gouvernement a bloquée. Si vous la
laissiez développer ses activités, cela aurait un grand
retentissement. Il y a aussi les échanges entre intellectuels
français et polonais, par exemple sous l'égide de l'Académie des
Sciences et de la Maison des Sciences de l'Homme, qu'il serait
précieux de pouvoir développer, et enfin, je vous le redis,
l'amnistie, tout ce qui libère les hommes.
Économiquement, vous le
savez, nous ne sommes pas rentrés dans le système des sanctions.
Vous avez des problèmes financiers. Nous vous avons aidés à
rééchelonner vos dettes. La France préside, vous le savez, le Club
de Paris. Nous restons prêts à envisager des crédits à court terme
pour la modernisation de l'économie polonaise. Nous sommes prêts à
tenir la Commission mixte. Il y a un projet d'installation d'une
usine Renault. Nous sommes favorables à votre retour dans le
FMI.
Il ne faut donc pas avoir une
vision caricaturale de la position de la France.
Mais je vous ai expliqué les
raisons psychologiques qui font qu'en France, la physionomie de
certaines personnalités syndicales, de dirigeants dans ce domaine,
apparaît comme hautement représentative. Je vous demande de
comprendre cette situation.
Et je vous demande aussi en
quoi la France pourrait aider la Pologne.
Général Jaruzelski :
Notre rencontre est l'événement le plus fort
que l'on puisse concevoir, et je la considère comme une aide
précieuse pour la Pologne. Elle laisse présager une heureuse
reconstitution des relations, une normalisation de ces relations
qui pourrait prendre la forme d'une visite en Pologne du ministre
français des Relations extérieures ou d'une visite en France du
ministre polonais des Affaires étrangères. Il pourrait y avoir
aussi des échanges de parlementaires.
Monsieur le Président,
j'apprécie les intentions que vous m'avez exprimées. Elles sont
très proches des miennes. J'espère faire avancer ce processus que
nous appelons "normalisation ". Mais je voudrais vous dire la chose
suivante. Dans le passé, on a pu dire après... : "L'ordre règne à
Varsovie". Et bien, cet ordre-là, nous n'en voulons pas. Un État
est puissant s'il est démocratique. C'est à cela que doit servir
l'amnistie qui a été décidée de facto. C'est vrai, je le reconnais,
il y a un groupe qui n'en a pas bénéficié. Ils ont multiplié les
manifestations hostiles. En fait, ils sont devenus les instruments
des ingérences américaines. Il faut que ces ingérences américaines
cessent.
Nous essaierons de traiter
les points qui sont névralgiques aux yeux de l'opinion française.
Que les médias expriment de libres opinions, c'est normal. C'est le
droit de critique. Mais le mensonge pur et simple est
choquant.
On ne veut pas voir la
situation dans laquelle était la Pologne en 1981. Il n'y avait plus
de lait pour les enfants, plus de charbon, plus de savon, plus
rien. Tout était désorganisé. La guerre civile menaçait et il y
avait, par rapport à certaines actions, un très grand enthousiasme
extérieur. Le monde aime beaucoup quand les Polonais se battent
entre eux ou avec d'autres. De même qu'il faut voir que notre pays
n'a jamais dépassé l'étape de la force imposée par l'autorité
royale ; la nation polonaise a été, en plusieurs périodes de son
histoire, privée d'État. Nous avons eu en tout et pour tout huit
ans de régime parlementaire normal après la Première Guerre
mondiale. Après la guerre, nous avons eu la dictature de Pilsudski,
qui était un semi fasciste. Tout cela n'a rien à voir avec
l'histoire de France, et aujourd'hui nous avons le sentiment
d'avoir avancé par rapport à notre propre histoire. Nous n'avons
pas détruit Solidarité. Nous avons simplement écarté un dirigeant
extrémiste qui les menait dans une direction très dangereuse. Mais
nous développons dans beaucoup de domaines de notre économie la
décision par les travailleurs eux-mêmes.
En ce qui concerne la
religion, nous tenons compte de la force considérable de l'Église.
Elle a certaines exigences risibles. Mais, en ce qui concerne le
dialogue, il a toujours lieu ; même dans la nuit du 12 au 13
décembre 1981, il y a eu une conversation avec le Primat. J'ai revu
dix fois le Primat depuis lors. Il y a bien sûr certains prêtres
qui se laissent aller à avoir des activités purement politiques,
mais, dans le même temps, nous bâtissons 1040 églises, plus que
tout le reste de l'Europe réunie. Il y a au moins une centaine de
publications de l'Église qui circulent librement. C'est une
situation exceptionnelle.
Nous avons donc repris le
pouvoir en 1981. On parle de coup d'État, mais j'étais Premier
ministre depuis un an, et déjà dirigeant du POUP. Le gouvernement a
profité du droit constitutionnel pour garantir le fonctionnement de
l'État et de l'économie.
François Mitterrand :
Je ne me plaçais pas sur le terrain
constitutionnel dans mes remarques. Ce n'est pas mon problème.
Mais, maintenant, quatre ans ont passé. Pour que l'amitié entre la
France et la Pologne puisse renaître, faites-nous des signes. Bien
sûr, cela dépend de votre décision souveraine.
Général Jaruzelski : Je vous remercie.
Je considère que vos conseils sont basés sur les meilleures
intentions. Je ferai tout pour adoucir les conflits qui persistent
dans la vie publique polonaise. Je vous le redis, la France et la
Pologne sont sœurs. J'ai été élevé dans le culte de la France. Un
des premiers livres que j'ai lus à huit ans racontait l'histoire
d'un enfant qui rêvait qu'il était un grenadier de Napoléon. La
Pologne aidera la France dans ses efforts pour la
paix.
François Mitterrand :
Il y aura, après notre entretien, un bref
compte rendu, purement descriptif, par M. Dumas. Pour le reste,
donnons-nous le temps de méditer. Les ministres se reverront. En ce
qui me concerne, j'aurai l'occasion de parler lundi prochain à la
radio, mais je ferai le minimum de déclarations.
Je ne fais jamais de
communiqué commun, car on y parle en détail de ce qui n'a jamais
été évoqué dans les entretiens. [Le général Jaruzelski rit.] Nous
allons réunir la Commission. Je vous rappelle les signes
dont je vous ai parlé. Il faudrait que la réalité l'emporte
maintenant sur la parole, et vous verrez qu'alors, dans les mois qui viennent, notre
amitié pourra renaître.
Général Jaruzelski : Je suis très heureux de notre
entretien.
François Mitterrand : Ne le dites pas trop !
Parce que le Président a demandé à Roland Dumas de
parler à la presse après l'entretien au lieu de laisser Michel
Vauzelle le faire au nom de l'Élysée, Laurent Fabius décide
d'intervenir au Parlement. Son obsession : ne pas être sali. Robert
Badinter l'y pousse.
Le Président décide d'informer le Pape dès que
possible ; de prendre contact avec le Cardinal Lustiger ; de
recevoir au Quai d'Orsay et à l'Elysée les représentants de la CFDT
et de FO, qui ne manqueront pas de demander audience ; et de faire
recevoir des représentants parisiens de Solidarité dès aujourd'hui.
Lech Walesa déclare à la presse : « En politique, c'est l'efficacité qui compte. Si le
Président français obtient beaucoup pour le peuple polonais, alors
je me féliciterai de cette rencontre. » A Bonn, le
Chancelier Kohl fait savoir qu'il approuve la rencontre : «
Il est juste et important de parler ensemble.
»
François Mitterrand s'envole pour un voyage
officiel aux Antilles et maintient ses instructions: soutien de la
France au Nicaragua à l'ONU.
A l'Assemblée nationale, la séance commence comme
il a été convenu un peu plus tôt en réunion de groupe : le député
socialiste d'Ille-et-Vilaine Jean-Michel Boucheron pose la première
question (Fabius a fait savoir qu'il répondrait lui-même) :
« Monsieur le Premier ministre, alors qu'une
partie de l'opinion publique s'interroge, pouvez-vous expliquer le
sens de cette rencontre Mitterrand-Jaruzelski ? »
Laurent Fabius :
C'est la question la plus difficile à laquelle
j'aie été amené à répondre depuis ma nomination. La visite en
France, même rapide, du chef de l'État polonais, m'a
personnellement troublé. Au cours d'une discussion avec le chef de
l'État, j'ai posé, comme il est normal, les questions qui me
venaient à l'esprit. Je vous transmets les réponses qu'il a bien
voulu me donner: François Mitterrand a rappelé notre solidarité
avec le peuple polonais, solidarité qui doit s'exprimer par toutes
les voies possibles (...). Tout d'abord, le Président de la
République estime qu'il doit exister des relations d'État entre
deux pays comme la Pologne et la France (...) et entre leurs
dirigeants (...). Personnellement, en tant que Premier ministre, je
n'ai rien à ajouter, sinon que, lorsqu'il a appris cette rencontre,
Lech Walesa a dit en substance qu'il faudrait la juger à
l'efficacité qu'elle aura pour le peuple polonais. Je partage
pleinement ce sentiment.
Coup de poignard. Roland Dumas riposte
indirectement à Laurent Fabius en répondant à la deuxième question
posée par le député RPR des Hauts-de-Seine Jacques Baumel : «
Personne ne peut ni ne doit douter un seul
instant — ce matin autant qu'hier et
que demain — que ce sont nos préoccupations à l'égard du peuple
polonais qui guident notre comportement. J'en prends l'engagement
au nom du gouvernement. »
A bord du Concorde, François Mitterrand prend
connaissance des déclarations de son Premier ministre. A son
arrivée au Lamentin, il me téléphone. Colère froide. François
Mitterrand : «Fabius s'est trompé. Il n'aurait
pas dû dire cela. C'est inacceptable de la part de mon Premier
ministre. Je n'ai rien fait que de normal. Il restera Premier
ministre, mais je ne l'oublierai pas. Notez cela. » Puis il
appelle Fabius et essaie d'amortir le choc avec lui : «Il faut calmer le jeu.
Pourquoi ne viendriez-vous
pas avec moi visiter l'exposition sur le projet "Banlieue 89 ",
samedi matin, à mon retour ? »
Fabius : Non, j'y ai déjà été !
Il ira quand même.
Le Président me rappelle pour me faire part de cet
échange. Je le sens blessé, meurtri pour longtemps.
Dans la soirée, Roland Dumas envoie le message
prévu à Mgr Silvestrini, à l'intention du Pape. Exposé détaillé de
l'entretien :
« Vous connaissez l'intérêt
que porte la France à la Pologne, lien tissé par les circonstances
de l'Histoire, lien vécu avec passion par le peuple français qui
suit de près tout ce qui touche à la nation polonaise, en
particulier depuis les événements de 1981. Depuis ces événements,
le gouvernement français a eu à cœur d'agir à l'égard de la Pologne
avec vigilance, dans le souci constant de la situation et des
intérêts du peuple polonais. Dans ces circonstances difficiles,
nous avons tenu le plus grand compte de l'attitude de l'Église, si
proche et si chère à ce peuple. Ainsi la France n'a pas manqué de
condamner ce qui était condamnable dans les atteintes aux libertés
publiques et individuelles remises en cause sitôt après avoir été
reconquises ; dans les atteintes aux conditions de vie et à la
dignité des Polonais. Le moment venu, elle s'est efforcée
d'apporter à la Pologne un soutien économique et financier afin que
le peuple polonais lui-même ne se trouve pas pénalisé. Les liens
bilatéraux, politiques et culturels, ont été maintenus dans
l'espoir de préserver à ce peuple la présence et le soutien moral
qu'il était en droit d'attendre de la France.
C'est dans ce contexte que le
Président de la République, saisi par le général Jaruzelski d'une
demande de visite, a, vous le savez, estimé de son devoir d'État
d'accorder une audience au Président de la République polonaise. Il
a tenu à lui faire connaître les sentiments que la France nourrit à
l'égard de tout ce qui touche à la Pologne, comme l'avaient fait
auparavant pour leur compte les chefs de gouvernement de différents
pays d'Europe occidentale.
Le général Jaruzelski s'est
longuement expliqué sur les événements de 1981, estimant que les
circonstances de l'époque imposaient des sacrifices qui ont dû être
faits pour préserver ce qui pouvait l'être. Il a tenu à souligner
qu'il s'employait à préserver le maximum des acquis sociaux et
politiques de la période précédente et que la situation actuelle ne
pouvait être jugée qu'à l'aune de l'histoire de la Pologne. Selon
lui, le dialogue social n'a pas cessé et le mouvement Solidarité
continue d'exister dans les faits. Le dialogue avec l'Église se
poursuit, de son point de vue, dans un pays qui construirait autant
d'églises que l'Europe occidentale.
Le Président de la République
a rappelé à son interlocuteur les préoccupations de la France en
matière de droits de l'homme, notre attachement aux conditions
d'existence de certains dirigeants syndicaux, notre souhait que
soit préservé l'indispensable dialogue social. Des gestes précis
ont été demandé sur certains dossiers sensibles. L'attitude de
l'opinion française a été longuement exposée au général Jaruzelski,
comme sa sensibilité aux difficultés actuelles.
Je me tiens à la disposition
de Sa Sainteté — comme de vous-même -
pour venir lui exposer en détail le contenu de cet entretien auquel
il m'a été donné d'assister en ma qualité de ministre des Relations
extérieures de la République française. »
Jeudi 5 décembre
1985
Les promesses de financement des différents pays
pour Hermès couvrent 90 % du coût du projet, en incluant une
participation française de 50 %. Mais l'Allemagne ne veut pas y
prendre part. Elle oppose ses contraintes budgétaires. Certes, nous
pourrions réaliser Hermès sans les Allemands, mais la cohérence du
programme spatial européen s'effondrerait. Pour la France, tout est
lié.
Je déjeune à l'ambassade américaine. L'ambassadeur
ne me dit rien sur la Pologne. Par contre : «
La Maison Blanche a fait tous ses efforts et obtenu, en dépit de
l'opposition des services, un vote des États-Unis favorable à la
proposition qui tient à cœur au Président de la République française, concernant le projet
de conférence sur le développement qui se réunira en juillet à
Paris. Elle souhaite en retour une même compréhension sur le
problème du Nicaragua, à propos duquel le Président Reagan escompte
avec beaucoup d'insistance une abstention française. Le vote est
dans trois heures. »
Je transmets au Roi du Maroc et au Premier
ministre d'Israël le refus du Président de les rencontrer ensemble
en France. L'un et l'autre insistent et ne veulent pas considérer
ce refus comme définitif.
Vendredi 6 décembre
1985
A Séoul est lancé le Plan dit Baker, repris de nos
idées sur la Dette, mises en forme par David Mulford.
Londres accepte de participer au programme IDS en
signant un mémorandum très vague entre les deux ministres de la
Défense, Michael Heseltine et Caspar Weinberger. Heseltine nous
informe : «Notre démarche s'est concentrée sur
les transferts de technologie et la quantité de travaux
subventionnés par les États-Unis qui seront effectués en
Grande-Bretagne. L'accord auquel nous sommes parvenus est destiné à
créer une base solide pour un authentique échange de technologie
bilatéral et à nous permettre de tirer profit de la recherche
effectuée ici de manière mutuellement bénéfique.
Nous sommes en train de
créer, au sein du ministère de la Défense du Royaume-Uni, un bureau
de participation à l'IDS, chargé de coordonner et de contrôler les
contributions faites par les entreprises et les établissements de
recherche britanniques, et d'assurer la liaison avec le bureau
américain de participation à l'IDS.
L'accord donné par le
Royaume-Uni pour participer au programme de recherches américain
n'implique aucun jugement sur le concept et le principe d'une
défense stratégique (par opposition à l'appui apporté à un
programme de recherches menées dans le cadre de traités existants).
»
L'accord est donc donné du bout des lèvres, et les
Britanniques n'espèrent plus de contrats mirifiques.
Hassan II me fait dire par Guedira qu'il lui
suffirait que le Président soit présent au tout début de la
rencontre avec Pérès et qu'il les laisse discuter seuls après.
Shimon Pérès, lui, m'appelle trois fois dans la journée :
« Une telle rencontre en la présence du
Président français serait de la plus haute importance du point de
vue psychologique au Moyen-Orient. Elle porterait sur les modalités
de négociation d'une paix globale. Elle peut beaucoup contribuer à
l'état d'esprit général et encouragerait les autres à se joindre au
processus. La présence du Président au tout début suffirait, et il
peut nous laisser seuls après nous avoir accueillis. C'est une
chance inouïe, inespérée ; ne la laissons pas passer. »
Guedira insiste pour que je le rappelle demain après-midi.
Ils ont d'ailleurs déjà convenu entre eux de la
date : le 10 ou 11 décembre, à Paris. Je leur répète à l'un et à
l'autre que la décision du Président est prise et peu susceptible
de changer. Mais, puisqu'ils le souhaitent, je lui reposerai la
question.
Je suggère au Président de les faire se rencontrer
seuls dans un grand hôtel parisien et de se contenter de les y
saluer à leur arrivée. Le Président refuse même cela. Dommage. Le
courage de ces deux hommes d'État méritait mieux.
Comme à intervalles réguliers, vendredi soir,
Roland Dumas a soumis à l'accord du Président des nominations
d'ambassadeurs pour le Conseil du mercredi suivant. On y trouve
cette fois des noms intéressants :
« A la Délégation française
auprès des Communautés européennes, François Scheer, actuellement
ambassadeur à Alger.
A Alger, Bernard
Bochet.
Pour prendre sa place à
Mexico, j'aimerais faire revenir de la COGEMA, où il a fait une
carrière brillante, François Bujon de l'Estang, ancien
collaborateur du général de Gaulle, dont la candidature au poste de
Jean-Claude Paye vous avait été soumise par Claude Cheysson. Il est
prêt à accepter ce poste en toute loyauté. »
François Mitterrand répond : «
1 Il faut quelque chose de solide pour La Barre de
Nanteuil.
2 ;afEtes-vous sûr que Scheer n'aura pas l'impression d'une
diminutio capitis ?
3 Je ne veux pas que Thibau parte contraint et forcé.
S'enquérir de ses vraies dispositions. »
Ce sera fait.
Samedi 7 décembre
1985
Attentats au Printemps et aux Galeries Lafayette :
35 blessés. A l'évidence, la partie engagée avec les enlèvements de
Français au Liban se poursuit. Rafigh Doust propose à la France
l'échange de Carton, malade, contre un des cinq membres du commando
Naccache, lui aussi malade. François Mitterrand refuse et veut un
échange en bloc, pour éviter les surenchères d'un marchandage otage
par otage.
Le Président voit Lionel Jospin. Il lui dit que la
crise est grave entre lui et Laurent Fabius, mais qu'il ne peut en
tirer de conséquences.
Lundi 9 décembre
1985
Les principaux responsables de la dictature
militaire argentine sont condamnés par un tribunal civil. La
démocratie s'installe.
Le pire est passé pour la dette argentine, grâce à
Larosière qui a su gérer la crise avec les banques privées.
François Mitterrand déjeune en tête a tête avec
Laurent Fabius. Il remonte, le visage fermé.
Le soir, il déclare à la radio : « Je sais que M. Fabius ne doute pas de mon engagement
pour la défense des droits de l'homme, qui a représenté pour moi
une constante de ma vie personnelle et politique. »
Mardi 10 décembre
1985
Le petit déjeuner avec Fabius et Jospin est très
tendu. Crispation entre Fabius et le Président, entre Fabius et
Jospin. Fabius parle de la Six. Il y a maintenant trois solutions :
la CLT avec des capitaux français majoritaires, Dassault avec
Publicis, ou bien Europe 1. On parle des médias et de la
cohabitation. François Mitterrand : «
Dissoudre la Haute Autorité ne peut être un point d'accord entre
les trois dirigeants de la droite, mais un point de conflit entre
eux. L'union de nos adversaires tiendra jusqu'au 16 mars. Pour les
élections, je suis prêt à faire deux meetings : Roanne et Lille. Il
faut aussi organiser un colloque d'économistes et d'intellectuels.
Il faut lancer les invitations. »
Bud McFarlane quitte la Maison Blanche. Ils l'ont
eu ! Son adjoint Pointdexter le remplace. Il est le quatrième
conseiller à la Sécurité en cinq ans ! McFarlane m'écrit :
« Celafut une période
exaltante de notre histoire et des relations franco-américaines.
S'il y eut un réel progrès et une merveilleuse compréhension, cela
a été dû pour une large part à la bonne volonté réciproque et à la
communauté de valeurs fondamentales, ainsi qu'à notre lien
personnel. (...) Si jamais je puis être d'une aide quelconque,
n'hésitez pas à me le demander. »
Je regretterai cet homme d'exception. Une grave
perte. Derrière Pointdexter se pointe un nouvel adjoint, F.
Carlucci. Et l'adjoint de l'adjoint, Colin Powell. Ces deux-là
deviendront à leur tour un peu plus tard conseillers à la Sécurité
de Reagan!
Mercredi 11 décembre
1985
Le PCF et la CGT mènent campagne contre le projet
de loi sur l'aménagement du temps de travail.
Avant le Conseil des ministres, conversation avec
Jack Lang et Georges Fillioud à propos de la Cinq. Les professionnels disent que l'Article 7 de
la Convention (prévoyant que les conditions faites à la
Cinq devront être modifiées si une
nouvelle chaîne francophone bénéficiant de libertés commerciales
plus grandes que la Cinq est créée),
rend inutile toute discussion avec eux : il suffirait qu'un
Allemand, un Luxembourgeois ou un Américain crée, sur satellite,
une chaîne francophone sans aucune obligation d'achats français,
pour que la Cinq devienne libre de
toute obligation à l'égard de la production française de films ! Un
accord de l'État français avec le cinéma français est donc suspendu
au bon vouloir de décisions totalement étrangères ! Pour Georges
Fillioud, cet article doit être interprété comme ne tenant compte
que de celles des chaînes francophones qu'autoriserait le
gouvernement français. Il n'y aurait donc aucun risque qu'un
satellite luxembourgeois, par exemple, conduise l'État à renoncer
aux obligations de la Cinq vis-à-vis
des producteurs français.
Jeudi 12 décembre
1985
Douzième Sommet franco-africain à Paris, au Centre
Kléber. Le Président fait la tournée des chefs d'État.
Après le dîner, discussion sur les conditions de
la négociation avec la Nouvelle-Zélande en vue d'obtenir
l'expulsion des Turenge.
Vendredi 13 décembre
1985
Le Conseil constitutionnel déclare non conforme
l'amendement dit « Tour Eiffel » : trop d'avantages ont été
accordés à la Cinq pour considérer
qu'il y a véritablement concession de « service public ». De plus,
l'Article 15 de la loi de 1982 prévoit la consultation de la Haute
Autorité, qui n'a pas eu lieu.
Le Président s'inquiète : le ministre des Finances
et son cabinet auront-ils déménagé du Louvre, comme prévu, avant le
31 janvier 1986, et le ministre du Budget et son cabinet avant le
15 février ? Il importe que les locaux libérés soient immédiatement
réutilisés par le Louvre, pour que la cohérence de l'opération
apparaisse sans faille. Sur cet aménagement se sont récemment
divisés le ministère de la Culture, la Mission de Coordination et
l'Établissement public du Grand Louvre.
François Mitterrand : « Le
dire à Lang. Nous n'avons pas le droit de perdre un seul jour !
»
Et Bercy qui n'est pas encore prêt... Tant pis,
ils iront dans des locaux provisoires.
Samedi 14 décembre
1985
Devant le Comité directeur du PS, Pierre Mauroy
appelle les socialistes à mener la campagne résolument dans le
sillage du Président de la République. Fabius n'est guère
applaudi.
Lundi 16 décembre
1985
Sur le chemin de la prochaine réunion des
sherpas, im janvier, je m'arrêterai à
Cuba et au Mexique, pays concernés au premier chef par les
problèmes de la Dette.
Les Restaurants du cœur se développent. Pourquoi
faut-il que ce soit Michel qui s'en charge ? Pourquoi aucun
ministre, aucun service ne s'y est intéressé ? Pourquoi ce
formidable aveuglement devant la montée de la misère ? A-t-on perdu
toute capacité de s'indigner ?
Mardi 17 décembre
1985
Au petit déjeuner, Fabius, furieux, reproche à
Jospin de ne pas avoir fait applaudir son arrivée au dernier Comité
Directeur.
François Mitterrand : « Il
faut faire taire vos différences et foncer. Nous sommes sur la
scène. Le rideau est ouvert et le public est dans la salle.
Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire. Une bonne gestion
donne les moyens de faire reculer le chômage. Il nous faudrait deux
législatures. Durant la cohabitation, on pourra espérer renverser
le gouvernement avec le PS et des dissidents de droite. Ou alors
engager une grande bataille de principe. Ce sont les six premiers
mois qui seront les plus durs. Après, on sera dans la campagne
présidentielle. Notre slogan devrait être : "Grandes réformes et
bonne gestion". Ils [la droite] seront unis jusqu'au 16 mars 1986,
et atrocement divisés le 17. »
François Mitterrand reçoit Helmut Kohl pour une
discussion sur la sécurité en Europe. Ils doivent approfondir en
détail les conditions dans lesquelles la France pourrait participer
à la défense nucléaire de l'Allemagne.
En attendant le Président, le Chancelier me parle
des intellectuels français. Rovan ? « Magnifique ! » Aron ? « J'ai
lu dans ses Mémoires ce que vous lui avez dit à propos de
l'ignorance de l'existence des camps par les contemporains. C'est
l'objet d'une grande discussion chez les Allemands. C'est vrai que
nous ne savions rien d'Hitler et du génocide des Juifs... »
L'homme est sincère ; il assume le même héritage qu'Adenauer, et la
même culpabilité. Pourquoi est-il si injustement décrié ?
Le Président raconte au Chancelier sa rencontre
avec Jaruzelski :
François Mitterrand :
Pour moi, Jaruzelski, c'est Kadar. Il m'a
parlé de Glemp, de liberté de la presse, des prisonniers
politiques. Il m'a dit : "La Pologne est le pays chrétien où l'on
construit le plus d'églises... "
Helmut Kohl :
C'est un patriote polonais. Il sait qu'on ne
l'aime pas à Moscou. Le Père Popieluszko a été assassiné sur ordre
des Soviétiques pour lui nuire. L'Église polonaise est spécifique.
Elle a résisté contre les nazis, à la différence de l'Église
hongroise et tchèque.
François Mitterrand :
Jaruzelski m'a dit en substance : "On ne peut
tout faire pour être libre. Mais on peut tout faire pour ne pas
être tout à fait esclave. "
Ils évoquent le « plan » que Schmidt a proposé
pour que la France s'associe à la défense de l'Allemagne. Il est
jugé « irréaliste » par François
Mitterrand, o aberrant » par Helmut
Kohl. Ils sont d'accord pour considérer que la défense de
l'Allemagne est « impensable » sans les
États-Unis.
Helmut Kohl :
Nous ne savons pas ce que peuvent être les
États-Unis plus tard, ni ce que sera le Président des États-Unis en
l'an 2000. Le système politique américain est très bien, mais,
comme on l'a déjà dit, c'est un miracle qu'ils arrivent à élire des
présidents !
Nous devons donc tout faire
en Allemagne pour maintenir la présence américaine et leur
engagement, surtout au moment où l'URSS entre dans une nouvelle
phase. Je ne sais pas ce qui se passera quand l'URSS et Gorbatchev
s'apercevront qu'ils ont de moins bonnes cartes que nous et qu'ils
vont perdre la course à terme. Donc, ce qui est raisonnable et
important, c'est de maintenir les Américains chez
nous.
Mais je n'oublie pas que la
RFA est dans ce que l'on appelle la Mittel Europa. La protection de
la RFA sans ses voisins est impensable, et quand je pense à ses
voisins, je pense d'abord bien sûr à la France. Les autres, ça
n'est pas pareil ; la Grande-Bretagne est éloignée par la
Manche.
La France et l'Allemagne sont
une unité du point de vue de la sécurité. C'est pourquoi nous
devons :
- nous appuyer sur le pilier américain,
- accroître la dimension franco-allemande.
Nous ne sommes pas une
puissance militaire nucléaire, et d'ailleurs nous ne le voulons
pas. Pourrions-nous l'être technologiquement ? Cette question n'a
même pas de sens, et le pire pour nous serait de devenir une
puissance nucléaire. Mais que vous, vous soyez une puissance
nucléaire, c'est très bien.
De toute façon, comme vous
l'avez dit vous-même, dans un avenir assez proche, le nucléaire
sera relativisé.
En ce qui concerne notre
effort, nous avons avec la Bundeswehr l'armée conventionnelle la
plus forte en Europe. Cela est très important, y compris pour la
France. De ce fait, l'URSS ne peut pas risquer une attaque
conventionnelle, ce qui est une assurance pour la
paix.
La force de frappe française
est une réalité, ce n'est pas un problème ; mais ce qui
m'intéresse, ce serait de savoir dans quelle mesure on pourrait
rendre comparables les intérêts politiques vitaux des deux
pays.
Avec la Grande-Bretagne et
les États-Unis, nous avons des consultations sur les armes
nucléaires.
Pour ce qui est du troisième
volet, la coopération dans le domaine spatial, je ne pense pas que
le problème soit insoluble. Pour l'IDS, nous ne donnons pas
d'argent. Ce sont simplement les entreprises qui participent, et je
ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas autant d'entreprises qui
participent à l'IDS en France qu'en Allemagne.
François Mitterrand :
C'est fort possible.
Helmut Kohl :
La seule différence, c'est que nous avons
besoin d'un cadre juridique pour ce qui est des brevets et des
retombées technologiques. Mais je pense qu'il est possible de
travailler en coopération avec l'Europe, c'est-à-dire la France. Là
aussi, nous nous tenons sur nos deux jambes. L'ancrage en Europe
est fondamental pour nous. Le problème allemand, en effet, ne
pourra être résolu que dans le cadre européen. Bien sûr, ce n'est
pas dans le cadre de la CEE que nous pourrons traiter et résoudre
les questions de sécurité, mais, en ce qui concerne la France, j'ai
relu le Traité d'amitié. Il comporte des buts
précis...
(Le Chancelier lit le paragraphe II.B. DÉFENSE du
Traité franco-allemand de l'Elysée.)
Je vois que le Traité
prévoyait des échanges de personnels, des formations communes, et
allait jusqu'à prévoir "des détachements temporaires d'unités
entières ".
Je pense que nous devrions
aller dans ce sens. Il pourrait être prévu que les officiers
d'état-major français et allemands aient à travailler pendant un an
dans un institut commun. Ainsi, au bout de quelques années, il n'y
aurait plus un seul général, français ou allemand, qui n'ait vécu
quelque temps avec son homologue français ou allemand. Il n'y
aurait plus de retour en arrière possible.
Vous avez parlé de nos
différences. Dans beaucoup de cas, je crois que cela devrait nous
permettre de faire ce que l'autre ne peut pas faire. C'est en
quelque sorte un avantage.
Nous pourrions donc relancer
l'application des quatre points du Traité de l'Élysée.
Nous pourrions avoir un
accord sur l'espace.
Quant à l'avion des années
90, nous considérons que c'est quelque chose à ne pas
répéter.
François Mitterrand :
Vous avez abordé la coordination, voire une
évolution vers la fusion des armées, dans l'esprit du Traité de
1963. En effet, nous pourrions accélérer l'allure et il y a des
questions que l'on peut se poser à propos de l'action de l'armée
française en Allemagne : où, pour quelles missions,
etc.
Mais il y a l'imbrication de
l'armée allemande dans l'OTAN. Vous tenez deux ou trois créneaux de
votre frontière avec l'Est. L'armée française, elle, la Première
armée, n'est pas intégrée ; elle se tient en deçà de la frontière,
et il y a en France une discussion, qui n'est pas close, sur la
bataille de l'avant. Nos armées vont-elles se mêler au premier choc
? Ou vont-elles rester derrière, comme en réserve, à l'instar de la
Première armée ? J'ajoute que même dans le cas de la Première
armée, c'est une hypothèse d'emploi. Il n'y a pas de décision prise
à l'avance. La FAR, en ce qui la concerne, est même en deçà de la
Première armée. Sa position en réserve n'est pas encore prévue. La
première étape concerne donc la FAR.
Sur toutes ces questions, que
souhaite l'Allemagne ? Et jusqu'où peut aller la France sans être
entraînée dans une guerre où elle devrait employer son arme
nucléaire, car le concept de bataille reste antagoniste avec celui
de dissuasion.
Helmut Kohl :
La première chose qui me frappe, c'est que
c'est la toute première fois que ce genre de discussion peut avoir
lieu. Jamais cela n'a été possible avant entre un Président et un
Chancelier. Cela est dû à notre rapport très confiant. La France
n'est pas dans le Commandement intégré, c'est clair. Ce n'est pas
du tout un problème pour nous. Il faut que nous trouvions quelque
chose en deçà, qui respecte la situation de la France. Il faut que
nous le disions à nos chefs d'état-major. Il faut qu'ils fassent
une recherche technique sur ce point et qu'ils émettent des
propositions par écrit.
Nous serions approuvés au
sein de l'OTAN, mais je crois que, sans attendre, nous devrions
lancer des signaux, et la formation en commun d'officiers devrait
en faire partie.
Sur le nucléaire, je
comprends, j'accepte votre position. A votre place, j'aurais la
même, et je pense qu'à ma place, vous auriez ma
position.
Je n'ai qu'un souhait
concret. C'est que nous puissions procéder au même type de
consultations que celles que nous avons avec les États-Unis et la
Grande-Bretagne, avec discrétion bien sûr. Mais je voudrais établir
le même type d'échanges que ceux qui existaient entre Kissinger et
Johnson, et entre Brandt et Heath. Naturellement, ces échanges ne
peuvent passer que par des discussions très
personnelles.
François Mitterrand :
Il faut éviter, dans ces discussions,
l'irréalisme. Ainsi, le Chancelier Schmidt m'avait saisi d'une
proposition qu'il avait, je crois, présentée au Bundestag, de
dissuasion nucléaire française élargie à l'Allemagne. Mais si les
États-Unis n'intervenaient pas dans un conflit, l'arme nucléaire
française ne suffirait pas. S'ils interviennent, pour les
Européens, c'est leur dissuasion qui assure la protection et tient
l'URSS en respect.
Si je disais que la force
atomique française protégerait la RFA, pourquoi pas la Belgique,
les Pays-Bas... Nous n'en avons pas les moyens. Je crois même que
poser le problème en ces termes, c'est s'interdire
d'approfondir.
Et pourtant, cela m'a été
demandé également par beaucoup de Français, même au sein du Parti
socialiste ! Au surplus, ce serait même dangereux pour les
Allemands. Leur sécurité nucléaire ne peut qu'être
américaine.
Helmut Kohl :
Je crois que ce n'est même pas la peine de
parler de cette idée. L'opinion de Schmidt est aberrante, c'est un
pur jeu intellectuel.
Je comprends et je respecte
votre point de vue et votre stratégie nucléaire. J'ajouterai même
qu'en tant qu'ami de la France, je l'approuve.
François Mitterrand :
Sur le nucléaire, donc, le problème est de
savoir s'il y a une concertation possible. Je comprends qu'à propos
des cibles qui se trouveraient éventuellement en Allemagne, vous
disiez : cela me regarde. Il faut donc réfléchir. Y a-t-il une
concertation possible ?
Helmut Kohl :
C'est "le" problème.
François Mitterrand :
Il faut voir quel pourrait être un mécanisme
de consultation.
Mercredi 18 décembre
1985
Eurodisneyland s'installera à
Marne-la-Vallée.
François Mitterrand me fait passer un mot :
«On m'a dit dans la Nièvre que les 500
micro-ordinateurs promis et commandés seraient encore pris dans les
réseaux administratifs. Enquêtez (Préfet, Dr Bérier, etc.) et
corrigez ces retards. »
Devant le Conseil des ministres, le Président
réaffirme que la France ne peut pas prendre d'« engagement à l'égard de l'Allemagne dans le domaine
nucléaire ». Tout au plus «peut-on
aller jusqu'à une information ou une concertation ».
Shimon Pérès me répète au téléphone, de Genève :
« Une rencontre avec le Président de la
République serait de la plus haute importance d'un point de vue
psychologique. Elle porterait sur les modalités de négociation
d'une paix globale. Elle peut beaucoup contribuer à l'atmosphère
générale et pourra en encourager d'autres à rejoindre le processus.
»
Le Président accepte de lui parler pour lui
expliquer son refus : « Ne pas indisposer les
Palestiniens. » Il lui dit devoir rencontrer le Roi demain,
et qu'il lui en reparlera après.
Bonn ajourne sa décision sur la participation au
programme IDS.
Jeudi 19 décembre
1985
Le Président explique au Roi du Maroc les raisons
de son opposition à une rencontre, à Paris, avec les
Israéliens.
Vendredi 20 décembre
1985
Adoption par le Sénat et l'Assemblée (dans les
mêmes termes) des projets de lois sur le cumul des mandats
électifs.
Shimon Pérès, qui ne désespère pas, propose au Roi
du Maroc de se voir seuls après que François Mitterrand les aura
reçus séparément. Ni lui ni le Roi n'ont renoncé à convaincre
François Mitterrand d'ouvrir symboliquement la rencontre. Pérès est
plus que jamais convaincu qu'une telle rencontre ne pourra
qu'inciter le Roi de Jordanie à accélérer le mouvement vers la
paix, et ne retardera aucunement le processus de paix, comme le
redoute le Président.
Nouvel appel de Shimon Pérès. Il me dit que Roland
Dumas ne le rappelle pas ni ne le prend au téléphone. Il souhaite
parler de nouveau au Président. Certains le poussent même à se
rendre à Paris. o Faute de réponse claire, je
continue à espérer que cette réunion aura lieu, et nous sommes
prêts à nous voir à Paris, sans le Président, si celui-ci nous voit
ensemble après que nous aurons abouti à quelque chose. » Je
lui promets d'intervenir à nouveau, sans grand espoir.
Le Président dit non, définitivement. Et me prie
d'en finir avec cette histoire.
Pour célébrer le démarrage des « Restos », Coluche
vient m'apporter une merveilleuse montre de collection qu'il a fait
fabriquer spécialement pour moi. Il s'est trompé : je ne
collectionne que les sabliers.
Le pouvoir d'achat du SMIC a augmenté de 16 %
depuis mai 1981. Le pouvoir d'achat du minimum vieillesse a été
augmenté de 25 % ; celui des allocations familiales pour 2 enfants
a progressé de 45,5 %, et pour 3 enfants de 16 %.
En 1985, la tendance à l'alourdissement continu
des prélèvements obligatoires est enfin inversé : 13 millions de
contribuables dont l'impôt est inférieur à 21 250 francs voient
leur impôt sur le revenu diminuer.
Vu Michel Rocard. Je regrette son absence au
gouvernement. J'espère que son intelligence, sa passion de la
vérité, son sens de l'État seront un jour de nouveau mis à
contribution.
Samedi 21 décembre
1985
Adoption définitive de la loi (révisée) sur les
télévisions privées. En cinq ans, 1 400 radios locales privées ont
été créées. Canal-Plus atteint
maintenant le succès. Rousselet jubile. Il sait que le succès
appelle le succès.
François Mitterrand sur la guerre nucléaire :
«Essayons d'imaginer ce que serait une guerre
nucléaire. Impensable, l'esprit se perd dans l'horreur. En soi, la
guerre, ce n'est pas le pire. Pour la plupart des gens, cela peut
paraître plutôt moins grave que l'assassin qui viole et tue votre
enfant. La guerre est quelque chose d'aveugle. Mais, aujourd'hui,
cela devient épouvantable à cause de l'aspect de masse : tout un
peuple, toute une région, une partie de l'humanité qui disparaît !
Je suis partisan de l'armement nucléaire parce que je crois que
disposer de cette arme rend impossible une agression contre la
France, et impossible une guerre nucléaire entre les deux plus
grandes puissances. Mais on n'a pas encore eu, dans l'histoire de
l'humanité, d'exemple de nation n'utilisant pas les armes dont elle
dispose. Agissant dans le cadre des responsabilités qui sont les
miennes, et cherchant à permettre aux 55 millions de compatriotes
dont j'ai la charge d'échapper à ce désastre, j'emploie la
stratégie qui me paraît le mieux convenir. Je me dote de moyens de
rétorsion, de dissuasion. Il faut compter sur la sagesse des
gouvernements et la peur de chacun. Jusqu'où la peur du nucléaire
est-elle la meilleure défense ? Les plus petites de nos bombes
représentent quatre fois Hiroshima...
Je sens que la stratégie est
là pour l'empêcher. Mais, parfois, je me dis : et si jamais... ? Je
dispose de la liberté, si la France est en danger de mort... Vous
avez cinq, sept minutes pour décider la riposte. La pression
psychologique serait énorme. Il faut que celui qui le décide soit
capable de le décider, mais aussi de l'éviter...
Préserver la paix, c'est
disposer d'une infinie patience, de ressources multiples
d'imagination et d'intelligence, et d'une résolution plus ferme
encore. Avec, cependant, une réserve : c'est que, face à un pays
belliqueux, il faut bien alors faire la guerre.
La conscience est essentielle
à la vie. La vie sans conscience n'a pas de sens. L'homme a choisi
la conscience et continue à rêver à ce qu'il n'a pas. Dès qu'on a
fait un choix, on rêve aux délices qu'on éprouverait à ne pas
l'avoir fait... »
Le numéro deux du Pentagone, Richard Pearle, me
dit que les Européens ont tort de s'inquiéter de l'IDS et de la
percevoir comme un o couvercle u mis
sur les États-Unis, dont ils seraient exclus. En réalité,
ajoute-t-il, u il s'agit d'un couvercle mis
sur l'URSS et qui empêchera tout missile d'en sortir ».
Cette présentation, déjà entendue de la bouche de McFarlane il y a
quelque temps, suffit à révéler l'absurdité stratégique du concept
: si on met un couvercle sur l'URSS, on ne se protège que d'une
fraction des missiles soviétiques, puisqu'on oublie leurs
sous-marins, qui peuvent être n'importe où.
L'IDS ne peut être que mondiale ou inutile. Bien
avant de pouvoir intercepter toutes les fusées à leur départ, y
compris en mer, l'IDS servira de bouclier local à l'arrivée contre
des fusées, c'est-à-dire permettra de renforcer la défense des
silos où se trouvent les armes nucléaires terrestres, mais non la
sécurité des personnes.
On ne sait si les Soviétiques se sont déjà
engagés, comme les Américains, dans des recherches sur un système
antimissiles à grande échelle.
Le vrai moteur de la négociation serait la volonté
personnelle du Président Reagan de finir son second mandat en homme
de paix, contre sa propension à se vouloir l'homme qui aura dépassé
la dissuasion. Pour le moment, Reagan va essayer de convaincre le
Congrès de ne pas trop réduire le budget de la Défense, car si les
Américains croient être redevenus les plus forts, aucun système
d'armes nouveau n'est en fait prêt.
Les Soviétiques ont un véritable intérêt militaire
et stratégique à parvenir à des accords qui empêchent les
États-Unis de reprendre de l'avance dans presque tous les
domaines.
Vendredi 27 décembre
1985
Je vois Abdou Diouf à Dakar. Il m'annonce qu'une
réunion des ministres africains chargés de la Dette se tiendra à
Libreville dans la première quinzaine de février. A ses yeux, la
politique actuelle de rééchelonnement couvre des périodes beaucoup
trop courtes.
La session spéciale de l'Assemblée générale des
Nations-Unies consacrée a l'examen de la situation économique de
l'Afrique est essentielle. Le Président Diouf est conscient de la
nécessité d'isoler le dossier de la dette africaine de celui de la
dette mondiale.
Bettino Craxi proteste contre la nouvelle réunion
à Cinq qui s'est tenue à Séoul, après celle de New York. Il écrit
au Président pour protester contre l'exclusion de l'Italie des
réunions des ministres des Finances du G5. L'Italie met en avant de
bons arguments : elle subit les conséquences des décisions prises à
la dernière réunion du G5 du 22 septembre, à New York, sur la
baisse concertée du dollar ; l'Italie participe au Sommet des pays
industrialisés et ne comprend pas pourquoi elle est écartée du
G5.
Jusqu'ici, si les membres du G5 ont écarté
l'Italie, c'est qu'ils craignent de devoir admettre également le
Canada et la Commission européenne, et parce qu'il serait plus
difficile de maintenir la confidentialité des réunions.
Samedi 28 décembre
1985
Intense pression médiatique au sujet des otages.
Chaque jour, leurs photographies sont montrées à la télévision.
François Mitterrand hésite beaucoup, puis propose, par
l'intermédiaire des Syriens, en échange de la libération de tous
les otages français, la grâce immédiate du seul Naccache, et une
promesse de libération des autres membres du commando avant la fin
de son mandat. Doust donne son accord. Les Syriens demandent qu'une
lettre du Président soit adressée à Assad dans ce sens. L'affaire
semble conclue.
Mardi 31 décembre
1985
Le Royaume-Uni se retire de l'UNESCO. La crise
s'aggrave et nul ne veut faire partir M'Bow...
François Mitterrand écrit à Assad : «Je vous confirme les ouvertures faites par la France et
dont vous aviez été informé. Elles demeurent valables. Je
veillerai, comme vous le faites vous-même, à la bonne réalisation
de ce qui est prévu. »
Petit bilan de fin d'année, demandé par le
Président :
C'est à travers l'actuel effort de recherche que
se dessine notre futur. Les crédits de recherche-développement ont
été multipliés par deux entre 1981 et 1985. La part du Budget
français consacré à la recherche était, en 1985, de 100 milliards
de francs, soit 2,3 % du PIB. Les crédits d'impôts accordés aux
entreprises qui approfondissent leurs efforts de recherche ont
doublé.
Le différentiel d'inflation avec la RFA était de 8
points à la fin de 1980. Il n'est plus que de 3 points. Quant à
l'écart par rapport à la moyenne des pays de la CEE, il a
aujourd'hui entièrement disparu.
Le déficit du commerce extérieur est quatre fois
moins important qu'en 1980. Le solde des transactions courantes est
excédentaire, alors qu'il était négatif en 1980.
La dette publique se monte à 34,8 % du PIB pour la
France, alors qu'elle est de 42,4 % en RFA, 46,2 % aux États-Unis,
56,9 % en Grande-Bretagne, 68,4 % au Japon et 91,8 % en
Italie.
Il en va de même pour l'endettement extérieur,
puisqu'il est plus faible, en pourcentage du PIB, en France que
chez nos principaux partenaires.
Les entreprises industrielles nationalisées en
1982, qui avaient perdu 1,7 milliard en 1981, en ont gagné 5 en
1985.
La croissance sur les cinq années a été, en
moyenne, de 1,2 % par an, c'est-à-dire égale à celle de la CEE.
Contrairement à ce qui s'est produit dans les pays voisins, le PIB
n'a jamais été négatif.
Enfin, le pouvoir d'achat du revenu disponible,
c'est-à-dire l'ensemble constitué par le salaire plus les
prestations sociales, déduction faite des impôts et des cotisations
sociales, a progressé, sur l'ensemble de la période, d'environ 5 %.
Le pouvoir d'achat du SMIC s'est accru, lui, de 15 %, et celui du
minimum vieillesse de 22 %.
Cela n'empêchera sans doute pas les socialistes de
perdre les élections dans trois mois : le chômage a encore
augmenté.