1985
Mardi 1er janvier 1985

L'année commence bien pour l'industrie française. Nous sommes restés le troisième exportateur mondial, le second même par habitant; le second exportateur mondial de logiciels (une ligne de téléphone sur trois dans le monde installée en centraux temporels est française). Mais il est difficile de juger de la réduction des inégalités : les indicateurs manquent. Le chômage augmente encore, même si c'est deux à trois fois moins vite qu'à la fin du septennat précédent. Depuis 1981, le pouvoir d'achat moyen des Français a augmenté de 5,3 % ; l'inflation a baissé de moitié; l'épargne populaire n'a plus été dévaluée; il se crée quatre fois plus d'entreprises qu'il n'en disparaît et il s'en crée 25 % de plus qu'en 1980; le déficit extérieur a été divisé par trois depuis 1980; l'industrie reçoit 40 milliards de plus qu'avant; on peut créer une entreprise en un mois au lieu de six il y a trois ans. 500 000 personnes ont été exonérées de l'impôt sur le revenu. Le pouvoir d'achat des bas revenus a augmenté: de 16 % pour le SMIC; de 25 % pour le minimum vieillesse et les handicapés; de 15 à 34 % pour certaines familles ; 25 000 places de crèches ont été créées. La retraite est à 60 ans. On a créé un Fonds de garantie pour les pensions alimentaires, un congé parental et une allocation familiale unique. Cent scanners ont été installés ou sont en voie de l'être sur tout le territoire. La Haute Autorité a créé mille stations privées de radio. Mise à la disposition de tous de l'enseignement de l'informatique. Développement de l'enseignement des langues et des cultures régionales. Le Plan Câble équipera 5 millions de foyers dans six ans. Les premiers travaux du TGV Atlantique commencent le mois prochain...



Mercredi 2 janvier 1985

L'inspecteur général de la Bundeswehr, Altenburg, propose qu'en cas de conflit sur la frontière inter-allemande, une partie des forces françaises stationnées en Allemagne s'intègre au dispositif de l'OTAN. « Inacceptable, répond François Mitterrand, ce serait le début d'une dérive atlantique, le passage sous commandement américain. »
Ce problème de l'articulation entre la France et l'OTAN va occuper toute l'année. Si l'armée française ne dépend pas de l'OTAN, de qui dépend-elle? Notre pays toujours devant l'alternative: en cas d'attaque soviétique, se mettre sous commandement américain ou garantir la protection de l'Allemagne. Dans le premier cas, la force nucléaire française est soumise aux Américains. Dans l'autre, on étend les intérêts vitaux de la France jusqu'en territoire allemand. Ne rien faire, c'est dire aux Soviétiques que nous resterions neutres. L'ambiguïté serait le meilleur choix. Mais tout nous pousse à en sortir.

Les Japonais veulent participer à l'IDS et répondent en secret favorablement à l'offre de Caspar Weinberger. Compte tenu de l'opinion japonaise, M. Nakasone doit l'annoncer avec prudence. A Los Angeles, il se contente d'exprimer sa « compréhension» pour le programme IDS. C'est le mot japonais pour « enthousiasme ».


Comment donner une meilleure image du gouvernement? C'est le thème d'une grande séance de réflexion, à Matignon, autour de Laurent Fabius.


Jeudi 3 janvier 1985

Israël confirme que 6 000 Juifs éthiopiens, les Falashas, ont déjà été transférés en Israël grâce à un pont aérien. Rendue publique, l'opération doit être interrompue. Le gouvernement éthiopien dénonce ce « trafic illégal de ses ressortissants ».

Devant des journalistes, à l'occasion des vœux, François Mitterrand se prononce en faveur de la création de télévisions privées. Les dés roulent. Les appétits s'aiguisent.


Vendredi 4 janvier 1985

Pisani envoie à François Mitterrand le projet d'intervention qu'il doit faire à la télévision à propos de la Nouvelle-Calédonie: il propose qu'un référendum, en juillet, décide de l'« indépendance-association ». Si le oui l'emporte, l'indépendance entrera en vigueur le 1er janvier 1986. Il est convaincu qu'il l'emportera. Le Président est favorable à cette solution, mais beaucoup plus sceptique que Pisani sur ses chances de l'emporter.

La négociation de Genève reprend lundi prochain. Elle renoue les fils de la négociation sur les Forces nucléaires intermédiaires, suspendue par les Soviétiques le 24 septembre 1983, celle sur les armes stratégiques (START), suspendue par les Soviétiques le 8 décembre 1983, et celle sur les armes dans l'espace (jusqu'ici exclues des négociations). A Vienne se poursuivent celles sur la « réduction équilibrée et mutuelle des forces » (MBFR), c'est-à-dire sur les armes conventionnelles. En acceptant de reprendre les conversations, les Soviétiques ont fait la concession principale, puisqu'ils renoncent à exiger le retrait préalable des Pershing II et des missiles de croisière. Les Américains leur ont facilité les choses en parlant de négociations nouvelles et en mettant formellement à l'ordre du jour les forces stratégiques, les forces intermédiaires et surtout les armes spatiales.
Les Américains nous communiquent leurs positions: pas de négociations sur l'IDS, pas de moratoire sur les armes antisatellites, rien de neuf sur les START et les FNI. Ils veulent absolument percer le secret du radar de Krasnoïarsk, près de Moscou, qu'ils soupçonnent d'être l'élément d'un système antimissiles. Ils pensent que les Soviétiques sont inquiets non seulement de l'IDS, mais aussi du MX, du Midgetman, du Trident.
La liste des participants à la réunion évolue d'heure en heure: Bud McFarlane vient de s'inviter (pour marquer, dit-on, que Shultz a le plein appui du Président). Mais on n'est pas sûr encore de qui pénétrera dans la salle. Outre le secrétaire d'État et Nitze, devraient s'y trouver McFarlane, Burt, le général Chain et Hartman. Il n'est pas assuré que Matlock s'asseye cette fois-ci à la table. Quant à Adelman, Rowny, Perle, Moreau et Lehman, c'est-à-dire la quasi-totalité des membres de l'ancienne délégation aux START, ils devraient tous demeurer dehors. Une réunion de travail autour du secrétaire d'État est prévue le lundi matin : ce dernier veut les occuper, il craint les propos que ces fonctionnaires pourraient, pour meubler leur désœuvrement, tenir auprès des trois chaînes de télévision qui diffuseront depuis Genève.

Bon signe: les Libyens interrompent les travaux sur la piste d'atterrissage qu'ils ont installée au nord du Tchad, à Ouaddi Doum. Selon notre ambassadeur à Tripoli, M. Graeff, le Colonel Kadhafi était prêt, après la rencontre de Crète, à donner satisfaction au Président. Ce sont ses militaires qui l'auraient convaincu de ne pas abandonner ce qu'ils considèrent comme un glacis libyen au sud. Et le Colonel Kadhafi ne peut pas imposer sans discussion ses décisions à son armée. Un de nos objectifs pourrait être que la Commission tripartite de contrôle s'y rende le plus tôt possible. M. Graeff pense que nous devrions progressivement — à condition de continuer d'exercer une pression sur les Libyens — ramener leur présence au nord à un minimum acceptable par l'armée, c'est-à-dire au maintien de l'encadrement des combattants du Tibesti et à une petite implantation militaire défensive.
En Libye, 400 à 500 technocrates gèrent de leur mieux l'économie, mais ils n'ont aucun pouvoir sur les grandes décisions et sont soumis aux initiatives des « idéologues de quartier » qui pullulent dans les multiples comités qui constituent la Jamahiriya.


Samedi 5 janvier 1985

L'interminable défilé des vœux s'achève: exercice neuf fois répété en deux jours! Après ceux du Conseil constitutionnel, le Président prend à part Laurent Fabius, Robert Badinter et moi pour discuter d'une éventuelle session extraordinaire du Parlement en janvier, avant les élections cantonales, pour faire voter la réforme de la loi électorale en prévision des élections de 1986. Fabius est très demandeur. François Mitterrand est réservé. On attendra.
On discute aussi de la création de la chaîne de télévision privée (comment l'organiser, à qui la confier ?). Craxi pousse beaucoup Berlusconi. Jean Riboud est aussi candidat. Tout comme Jérôme Seydoux. Fabius est pour Berlusconi. Jack Lang aussi.
Le Président s'inquiète: « Cela ne tuera-t-il pas Canal-Plus ? » Laurent Fabius: « Canal-Plus est déjà mort. » Fabius songe demander à Jean-Denis Bredin un rapport sur la télévision privée.

Je vois Claude Cheysson. Il prend ses nouvelles fonctions avec enthousiasme.
Un peu plus tard, conversation avec François Mitterrand: « Je relis la Bible en ce moment. Pourquoi colle-t-on un ange à Jacob ? L'ange est un concept récent du judaïsme, devenu chrétien. Pourquoi Jacob se battrait-il avec le messager de Dieu ? C'est très obscur. »




Lundi 7 janvier 1985

François Mitterrand me questionne après avoir reçu Edmond Maire: « Pourquoi ce projet de non-remboursement des arrêts de maladie inférieurs à huit jours ? Maire est inquiet et annonce une mobilisation syndicale. S'informer auprès de Maire des mesures qu'il estimerait utiles pour l'Europe (il m'a parlé notamment d'un grand emprunt pour grands travaux). »

A Nouméa, Edgard Pisani prononce son discours sur l'indépendance-association, tel que revu par François Mitterrand.

Shultz et Gromyko se rencontrent à Genève afin « d'élaborer un point de vue commun sur l'objet et les buts des nouvelles négociations en vue de parvenir à des accords mutuellement acceptables sur l'ensemble des problèmes concernant les armes nucléaires et spatiales ». Les Américains prétendent vouloir des réductions, et non plus une simple limitation. Mais aucune concession ne se dessine encore. Peut-être sur le nombre des missiles de croisière embarqués, en échange de la réduction du nombre des missiles lourds soviétiques?
Les Soviétiques veulent freiner le programme américain IDS. Ils en demandent carrément le gel, ce que les Américains refusent. Aucune concession n'est encore perceptible du côté des Soviétiques, mais ceux-ci commenceraient à reconnaître, pour la première fois, que leurs forces stratégiques basées à terre (armes de première frappe: 520 SS 11, 60 SS 13, 150 SS 17, 308 SS 18, 360 SS 19), constituent une vraie menace pour les missiles américains équivalents, les Minuteman, beaucoup moins nombreux. Peut-être aussi à prendre conscience de leur propre vulnérabilité...


François Mitterrand reçoit la cantatrice Julia Migenes-Johnson, venue plaider pour Ron Hubbard, le patron de l'Église de Scientologie qui souhaite obtenir l'autorisation de s'implanter en France. Naturellement, ce sera non.

Jacques Delors accède à la présidence de la Commission des communautés européennes.



Mardi 8 janvier 1985

La rencontre de Genève s'achève. A la télévision soviétique, Gromyko cherche à convaincre l'opinion que l'URSS n'a rien cédé et qu'il s'agit d'un simple prélude à la négociation.

Au petit déjeuner, à propos de la Nouvelle-Calédonie, Fabius: « J'ai eu Pisani au téléphone. Il pense que le référendum sera gagné. » François Mitterrand: « J'ai plus de doutes. Aucune communauté ne peut disposer du sort de l'autre. »
Sur les télévisions privées, François Mitterrand: « Il vaut mieux le faire nous-mêmes que laisser d'autres le faire plus tard. Il y a place pour 85 chaînes de télévision locales et 3 chaînes nationales. Faites-moi des propositions. » Fabius: « On ne peut pas créer de TV locales. Les régions sont dans la main des journaux locaux. Nous ne pouvons rien, sinon à l'échelle nationale. »
Sur la politique générale, François Mitterrand: « Organisez de grands débats au Parlement: sur la Nouvelle-Calédonie, sur les Affaires étrangères. » Fabius propose d'autres thèmes: « Famille, technologie, recherche, impôts, moderniser la police. »
Sur la loi électorale, le Président: « Il faut infuser de la proportionnelle dans toutes les élections, régionales pour commencer. »
En conclusion: « En 1986, j'ouvrirai le champ de la naturalisation aux étrangers. » Laurent Fabius fait la moue. Visiblement, la perspective ne l'enchante pas.

Je propose au Président la création d'un revenu minimum garanti pour tous les Français, quels que soient leur condition, leur statut, leur âge. Pour commencer, ce revenu serait évidemment fixé à un niveau assez bas et on pourrait demander aux collectivités locales d'en payer la moitié. Un revenu minimum de 1 200 à 1 500 F par mois ne coûterait pas plus de 3 milliards au budget de l'État. Je note: « Ce serait une réforme majeure qui garantirait les Français contre ce risque des sociétés modernes: l'insécurité du changement. Il "vaut bien" tous les risques déjà couverts : le handicap, la maladie ou la vieillesse. »
François Mitterrand me répond : « Oui, absolument. Le faire vite. Mais prudence dans toute annonce. »
C'est, à ma connaissance, la première fois que surgit l'idée du revenu minimum national. J'en saisis Laurent Fabius.


Je reçois, sur l'Espace européen, Lions, successeur de Curien à la tête du CNES, et d'Allest, son directeur général, véritable maître d'œuvre d'Ariane. Le moment de la décision approche: les 30 et 31 janvier prochains, à Rome, la Conférence européenne des ministres de l'Espace, réunissant les ministres des pays membres de l'Agence spatiale européenne, fixera le programme de celle-ci pour dix ans.
Nos partenaires acceptent qu'y soient annoncés dans le projet de résolution finale le démarrage du programme Colombus et celui du lanceur Ariane V (nécessaire à la station spatiale habitée européenne). Pas plus. Le texte final, dans son état actuel, ne fait qu'évoquer comme une perspective à très long terme — c'est-à-dire au-delà des dix ans de programme de travail —, l'éventualité d'une telle station. Cela remettrait à sept ou huit ans au moins toute décision éventuelle concernant le lancement du programme aboutissant à cette station spatiale européenne (à supposer qu'à cette date, le « phagocytage » de l'Europe par les États-Unis n'ait pas été totalement accompli). Tous les petits pays sont prêts à nous suivre pour aboutir à une résolution plus explicite retenant la station orbitale comme objectif européen, dont les travaux préparatoires commenceraient dès cette décennie. Mais l'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne y sont hostiles. Si nous arrivions à débloquer les Allemands, l'affaire pourrait être gagnée. Mais leur ministre de la Recherche et de l'Espace n'a pas, pour l'instant, obtenu de décision du Chancelier sur son budget et Curien, en conséquence, considère qu'il ne peut rien obtenir de son homologue.
François Mitterrand décide donc que la France lancera seule les travaux de construction du planeur spatial Hermès.
Cette décision sera, j'espère, considérée plus tard par les historiens comme l'équivalent de celle de Pierre Mendès France donnant le feu vert à la construction de la bombe atomique française. Si rien, dans les dix ans, ne vient en interrompre la mise en œuvre.




Mercredi 9 janvier 1985

Georges Marchais reste secrétaire général du PCF ; le Bureau politique élit deux secrétaires généraux adjoints : André Lajoinie et Maxime Gremetz. Jean-Baptiste Doumeng: « Ce sont deux nuls. Le véritable successeur est déjà choisi : il s'appelle Jean-Claude Gayssot. »


Vendredi 11 janvier 1985

Un Mélanésien assassine un jeune Européen de dix-sept ans, Yves Tual. L'émeute ruine les efforts de Pisani. Les Européens assiègent le Haut Commissariat. Éloi Machoro, armé, attaque les colons.
Je propose au Président de décorer de la Légion d'honneur deux amis américains qui m'ont fait savoir qu'ils en seraient heureux, l'économiste John Kenneth Galbraith et le musicien Leonard Bernstein. Il accepte.

Le Président déjeune avec Mauroy et Jospin: « On fera 42 % aux élections. Après, tout devient possible, car il n'y a pas la place, à droite, pour trois présidentiables. »

Je déjeune avec Bud McFarlane qui, rentrant des pourparlers de Genève, est de passage à Paris pour en rendre compte au Président français. Cet homme est décidément remarquable, ouvert et réfléchi.
Bud McFarlane: Nous avons lancé l'IDS parce que nous nous sommes rendu compte que nous étions dépassés en termes stratégiques (la supériorité soviétique est de 3 à 1). Nos missiles sont "sur le papier", pas dans les silos. Nous avions le choix entre augmenter notre stock d'armes offensives, nous arrêter ou développer nos armes défensives. Nous avons choisi les armes défensives parce qu'elles sont les plus prometteuses et parce que les Soviétiques s'en dotent aussi. Nous avons commencé à parler de cette arme avec les Soviétiques pour les convaincre de négocier. C'est aussi, cyniquement, la seule façon que nous avons trouvée pour convaincre notre opinion de nous laisser augmenter nos dépenses militaires.
L'essentiel de l'effort de l'IDS servira à arrêter les fusées russes au décollage. Il ne s'agit donc pas de poser un "couvercle " sur les Etats-Unis, mais sur l'URSS.
Je l'interroge: Et les fusées qui partiraient des sous-marins soviétiques en plongée à 100 km de New York, comment les arrêter ?
Bud McFarlane: En fait, le bouclier est sur le monde entier! Il empêchera toute fusée de décoller, d'où que ce soit.
En 2020, nous pourrons arrêter 80 % des fusées soviétiques, même tirées d'un sous-marin. Cela rétablira l'équilibre offensif. Nous ne tenons pas à un accord avec les Soviétiques, car nous voulons aller vite dans nos recherches.
Je m'étonne: Attention à l'effet de démobilisation à court terme, sur l'Europe, d'une telle annonce. Et attention à la stratégie qu'entraîne l'IDS. Savez-vous quels concepts stratégiques cela implique ? Il vous est difficile de négocier avec les Soviétiques alors que vous n'avez pas encore de concept théorique clair.
Bud McFarlane : C'est vrai, nous n'avons pas de vue générale. Personne, chez nous, n'est Bismarck.
Il est reçu par le Président. La conversation permet de rappeler qu'en mars 1983, le Président Reagan avait présenté les armes antimissiles comme un bouclier étanche. Or, la plupart des responsables américains ont reconnu l'année dernière que ce bouclier ne semblait pas réalisable et que l'on s'orientait simplement vers une combinaison de systèmes offensifs et défensifs. Bud McFarlane admet que le bouclier ne serait pas placé au-dessus des États-Unis, mais au-dessus de l'URSS pour intercepter ses missiles dès leur départ (une sorte de cloche à fromage). Ce qui ne suffit évidemment pas comme dissuasion, compte tenu des sous-marins situés hors de la cloche. Puis il reconnaît que cela devra être une cloche posée sur le monde entier, ce qui est encore plus farfelu. Il en est d'ailleurs parfaitement conscient. Les États-Unis se sont engagés dans cette voie sous la pression irrésistible du lobby militaro-industriel. Mais ils ne savent pas encore ce qu'ils feraient de ces armes au cas où elles pourraient être déployées, et ils ne maîtrisent pas du tout les conséquences de cette évolution sur leurs relations avec l'URSS, avec leurs alliés européens ni sur l'ensemble des équilibres stratégiques. Bud McFarlane est clair: le volet « espace » de la négociation n'est encore qu'un appât.
Sur Genève, il dit au Président que les négociations n'ont absolument pas avancé, que Gromyko lui a paru de plus en plus obsédé par l'Allemagne. Enfin, il interroge François Mitterrand: « Comment faites-vous pour convaincre l'opinion publique française de soutenir votre effort militaire ? »
Dans l'escalier, il me dit avoir oublié de dire au Président qu'un avion invisible — ou « furtif » — est au point. « Nous avons déjà plusieurs exemplaires de cet avion invisible au radar. »




Samedi 12 janvier 1985

En Nouvelle-Calédonie, aux premières heures de la matinée, Éloi Machoro est encerclé puis abattu par le GIGN. L'état d'urgence et le couvre-feu sont décrétés. Pisani est fou de rage contre les gendarmes qui lui ont désobéi. Sur ordre de qui ont-ils tiré ? Il est obligé de les couvrir. Tous les éléments d'une tragédie sont réunis.


Pour les Américains, la perspective d'un changement de posture stratégique — le passage d'une dissuasion offensive à une dissuasion défensive — doit s'accompagner d'une réduction aussi forte que possible du stock des armements nucléaires existants, cette réduction assurant l'efficacité de la défense. Avec une défense de plus en plus étanche — en fonction des avancées technologiques — et une diminution des armements, la probabilité d'une frappe au but diminue doublement.
Pour les Soviétiques, la posture défensive américaine revient à tenter d'échapper à la dissuasion, ce qui constitue un encouragement à la première frappe. Elle appelle donc un effort accru à la fois dans le domaine offensif (saturation des défenses américaines) et dans le domaine défensif.
Lundi 14 janvier 1985

Fabius charge Jean-Denis Bredin d'un rapport sur l'opportunité de créer des télévisions privées. En fait, Fabius a déjà pris sa décision, même s'il laisse Bredin travailler.


Mercredi prochain, le Président parlera à la télévision de la Nouvelle-Calédonie. Comme à chaque occasion, il se prépare par mille questions griffonnées sur des billets, auxquelles il faut répondre dans l'heure: Combien a fait de victimes la révolte des Kanaks en 1878 ? (200 Européens et 2 000 Kanaks tués.) Dans la loi de 1956, quelle est la composition du Conseil de gouvernement, autour du gouverneur, et ses compétences ? (En 1956, toutes les compétences étaient territoriales, sauf défense, justice, ordre public, monnaie et douanes; le « gouvernement du Territoire » était formé de « ministres »). En 1958, comment les Kanaks ont-ils été conduits à voter pour la Constitution, donc contre l'indépendance ? Y a-t-il eu des promesses de De Gaulle ? Des engagements de Cornut-Gentil ? (Le 25 octobre 1958, B. Cornut-Gentil a télégraphié au gouverneur pour s'engager sur le maintien de la loi-cadre Defferre et son renforcement. Sur la base de cet engagement, le 17 décembre 1958, l'assemblée du Territoire décide le maintien de sa présence dans la République. En 1962, dissolution de cette assemblée. La nouvelle assemblée élue est très favorable à la loi Defferre). En 1963 qu'est-ce qui a été retiré aux Kanaks ? Nouvelles institutions ? (En 1963, nouvelle loi abolissant la loi Defferre, supprimant le gouvernement territorial et le remplaçant par un organe consultatif.) Que contenaient les textes sur le foncier et le minier en 1965 ? (En 1969, « loi Billotte » donnant à l'État, et non plus au Territoire, le contrôle des propriétés minières.) Qu'est-ce qui a été fait sous Giscard (Dijoud, Stirn, etc.) pour la Nouvelle-Calédonie ? (Giscard, statut de 1976 : le gouverneur a rendu l'exécutif au Territoire, mais pour les seules affaires locales. En 1979, nouveau découpage électoral très favorable aux Européens. En 1981, loi Dijoud annonçant la réforme foncière et culturelle.) Que contenaient la loi de 1984 et les textes précédents (foncier, minier, fiscal) ? (En 1984, statut d'autonomie : un gouvernement autonome; un mécanisme d'accès à l'autodétermination pour 1989; trois lois organisant les pouvoirs des chefs coutumiers.)

D'après Éric Rouleau, qui vient de passer plusieurs jours avec Arafat, ce dernier serait prêt à rencontrer Shimon Pérès où que ce soit, en secret ou en public, après une reconnaissance formelle de l'État d'Israël. Il sait que le temps joue contre les Palestiniens de Cisjordanie et que ceux-ci le savent. Pérès refusera.

Deux observateurs français de l'ONU abattus au Liban. Le gouvernement israélien décide le retrait de ses troupes.

Depuis le début du septennat, les ministres ont pris l'habitude de rendre compte au Président de leurs voyages à l'étranger. En voici un exemple particulièrement intéressant. Jean-Pierre Chevènement est de retour du Nicaragua où il représentait la France aux cérémonies d'investiture du nouveau Président. Il plaide pour un renforcement de l'aide française et explique les tentatives d'Ortega pour se rapprocher des Américains sans accepter leur présence militaire dans la région :
« Le Président Ortega, très sensible à vos marques d'attention, m'a prié de vous transmettre un message précis et d'autant plus pressant que, m'a-t-il dit, il craint que ne vous parvienne qu'une version unilatérale des derniers développements de la situation en Amérique centrale.
Le Président Reagan s'apprête à saisir le Congrès d'une demande de crédits (20 millions de dollars environ) pour venir en aide aux "contras" dont l'action a pour effet d'accroître les difficultés économiques et politiques du régime sandiniste. Le vote du Congrès devrait intervenir en mars prochain. Tous les efforts du Nicaragua tendent à obtenir de l'Europe et de l'Amérique latine qu'elles fassent une pression maximale sur l'Administration et sur le Congrès américains pour que cette demande de crédits soit retirée ou rejetée.
C'est dans ce contexte qu'il faut apprécier le développement des négociations autour de la déclaration de Contadora aussi bien que des conversations engagées directement entre les États-Unis et le Nicaragua à Manzanillo.
Le Nicaragua souhaite un accord bilatéral avec les États-Unis. Il ne veut pas être entraîné à donner des gages à travers une remise en cause de l'Acte de Contadora, et ainsi institutionnaliser sans contrepartie la présence militaire américaine en Amérique centrale.
Selon le Président Ortega, les États-Unis ne sont pas véritablement intéressés par une négociation avec le Nicaragua, comme le prouvent d'ailleurs les dernières déclarations du Président Reagan.
Les États-Unis ne sont pas partie aux négociations de Contadora, mais utilisent manifestement les pays centre-américains pour exprimer leur point de vue. Quant aux conversations de Manzanillo entre les Etats-Unis et le Nicaragua, les Américains, selon le Président Ortega, n'en attendent rien.
Les Américains veulent en fait remettre en cause la déclaration de septembre de Contadora sur laquelle ils ne sont pas d'accord (essentiellement la prohibition d'une présence militaire étrangère en Amérique centrale). Cette position est inacceptable pour le Nicaragua. Le gouvernement de Managua considère en effet que l'objectif des entretiens de Manzanillo doit être la conclusion d'un accord bilatéral.
Le Président Ortega a l'impression que les États-Unis, qui ne sont pas présents à la négociation de Contadora, cherchent avant tout à donner le change en faisant apparaître des divergences au sein des partenaires engagés dans la négociation, tout en apparaissant comme pleins de bonne volonté par rapport aux disputes entre Etats de l Amérique centrale.
Le Président Ortega se demande comment procéder pour engager réellement les États- Uttis dans une négociation approfondie et maintenir l' "Acte révisé " dans sa forme actuelle, sans modifications fondamentales.
Contadora devrait demander aux États-Unis de chercher à parvenir à un accord avec le Nicaragua ; on saurait à ce moment-là si Washington est réellement intéressé par une négociation.
Le Commandant Ortega s'est entretenu le 9 janvier avec les quatre Chanceliers de Contadora. Or, il est apparu que le Nicaragua n'était plus d'accord avec "certains pays " du groupe. En effet, certains pays paraissent maintenant pressés d'aboutir rapidement à la signature d'un texte modifiant sur des points essentiels la Déclaration. Ces points concernent la présence de conseillers étrangers, le déroulement de manœuvres, l'existence de bases militaires.
Une telle révision aboutirait, selon le Président Ortega, à reconnaître aux États-Unis, sans contrepartie, une présence militaire dans la région.
Le Président Ortega a indiqué à ces pays que le Nicaragua ne pouvait accepter qu'un accord vise à institutionnaliser cette présence. Il s'agit là d'une position de principe. Par contre, Managua est disposé à examiner à Manzanillo les points délicats qui font problème avec les États-Unis, mais sur un plan bilatéral, à condition que ces discussions finissent par aboutir à un accord de sécurité. Du côté nicaraguayen, il est possible, a déclaré très nettement le Président Ortega, d'envisager une présence permanente des États-Unis dans la zone à condition que la sécurité même du pays soit garantie.
Il apparaît très important au Président Ortega que la France se prononce à ce sujet, qu'elle fasse connaître sa position aux États-Unis et qu'elle apporte son appui au Nicaragua...
Le Président a formulé la même requête vis-à-vis des gouvernements latino-américains.
Telle est la teneur du message que le Président Ortega m'a chargé de vous transmettre.
Sur un plan général, mon sentiment est qu'une course de vitesse est engagée entre la politique de déstabilisation mise en œuvre par les États-Unis et l'effort manifeste du Président Ortega pour desserrer l'étreinte et gagner du temps.
L'enjeu de cette course de vitesse est le soutien de la population au régime de Managua. Selon le vice-président Ramirez, l'action des "contras" aboutira à faire baisser la production agricole de 15 % en 1985. Parallèlement, pour faire face aux échéances financières qui absorbent une part énorme des ressources du pays, le gouvernement s'apprête à mettre en œuvre un plan de rigueur (libération des prix — retour au marché) qui, selon le vice-président, créera d'inévitables "tensions".
C'est dans ce contexte que le gouvernement nicaraguayen nous demande de réexaminer le gel du protocole financier entre la France et le Nicaragua. Ce dernier demande un rééchelonnement des échéances prévues. L'argument est purement politique: 1985 sera une année cruciale pour l'avenir du Nicaragua.
Au total, l'élection du Président Ortega peut permettre, avec l' "institutionalisation " du processus démocratique, le début d'une phase nouvelle au Nicaragua et amener ainsi les États-Unis à concevoir leurs rapports avec l'Amérique centrale autrement qu'en termes de force pure et simple. Cela dépendra localement en grande partie de la capacité du Président Ortega à s'autonomiser par rapport aux huit autres "Commandants " et surtout à la tendance "utopiste " du FSLN (activistes se réclamant du marxisme-léninisme aussi bien que chrétiens millénaristes).
Le discours d'investitureremarquable d'ouverture et de réalismeétait de bon augure, mais si l'État nicaraguayen a un chef, il me paraît encore dépouvru de corps. »


Jack Lang envoie une longue note pour l'intervention du Président de mercredi à la télévision. Dans son style inimitable, il propose de faire de la France tout entière une « université d'été » :
« Rencontrant samedi dernier des jeunes inventeurs de jeux vidéo, j'ai entendu beaucoup de paroles positives en faveur du gouvernement.
Ces jeunes sont heureux que l'on fasse appel à leur goût de l'action et de l'invention, et que nous sachions établir des ponts entre l'art, l'industrie et la technique.
L'un d'entre eux a employé cette jolie formule que vous pourriez peut-être reprendre mercredi soir: "Trop de gens en France s'acharnent à construire des murs qui séparent ; vous au moins vous construisez des ponts qui réunissent les bonnes volontés et les talents. "
J'ai le sentiment que la vraie majorité présidentielle ne s'exprimera plus seulement à travers les partis, mais, de plus en plus, à travers tous ces jeunes amoureux de l'aventure et d'un nouvel art de vivre, qui attendent de nous le langage de l'action et de la tendresse.
Peut-être pourriez-vous, mercredi soir, appeler de vos vœux la formation de cette grande majorité des bâtisseurs et des créateurs de ce pays, qui peut se reconnaître à travers un gouvernement qui a mis la France à l'heure des industries du futur.
... Les gens adorent que l'on fasse appel aux trésors de générosité et d'invention qu'ils ont en eux. Ils vous aimeront davantage si vous les aidez à redonner un sens à leur vie en leur offrant l'occasion de se dévouer. En regagnant confiance en eux par la revalorisation de leur propre image, ils auront davantage confiance en vous. Se respectant davantage eux-mêmes, ils seront moins accessibles au langage des démagogues.
... Une proposition concrète : faire de la France, l'été prochain, une immense université d'été, et organiser à travers tout le pays un vaste mouvement éducatif qui permettrait à chaque citoyen de s'initier à l'informatique ou à la musique, aux sciences nouvelles ou à la découverte du patrimoine. Les portes des universités et des laboratoires seraient ouvertes. Ce serait une véritable révolution pédagogique.
Contrairement à leurs habitudes, les Maisons de la Culture et les Centres culturels accueilleraient enfants et adultes pendant la belle saison.
Alliant loisirs et goût du savoir, la France redécouvrirait le goût de la connaissance, et surtout établirait cette extraordinaire chaîne de solidarité entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas.
Si ce principe général était retenu, on pourrait imaginer beaucoup d'autres idées concrètes.
Toujours dans cette perspective d'un appel à la générosité des gens, je suis convaincu que la création d'un Fonds de solidarité volontaire, pour lutter contre la faim dans le monde ou pour apporter un soutien aux plus pauvres en France, remporterait un immense succès. Evidemment, il faudrait au préalable obtenir l'assurance que, pour montrer l'exemple, trois à quatre cents personnalités — ministres, chefs d'entreprise, dirigeants divers — sont prêtes à s'autotaxer chaque mois et à apporter une contribution régulière à ce Fonds.
Bref, à travers d'autres actions de ce genre s'ajouterait à l'image d'une "France qui gagne" l'image d' "une France du cœur" qui pourrait soulever l'enthousiasme des plus jeunes, et c'est en recréant cet élan que nous gagnerons les élections. »


Mardi 15 janvier 1985

Au petit déjeuner, François Mitterrand et Laurent Fabius décident de présenter au Conseil des ministres la nouvelle loi électorale pour les législatives avant le prochain scrutin cantonal, afin d'éviter qu'on ne leur reproche d'en avoir attendu les résultats pour la mettre au point.

Le Président continue de se préparer pour l'émission de demain: « Retrouver quelques-unes de mes déclarations d'avant mai 1981 annonçant que les temps seront difficiles et que la gestion devra être rigoureuse. »

Je reçois Jean-Claude Trichet qui deviendra directeur du Trésor après le départ de Daniel Lebègue. C'est déjà convenu: il s'impose; chacun le sait. Le conseiller de Giscard à l'Elysée en 1980 fait l'unanimité.

Le Président reçoit l'ambassadeur d'URSS, Iouri Vorontsov, venu lui parler des négociations de Genève vues du côté soviétique. Il se montre beaucoup plus explicite que McFarlane. Il rejette la distinction américaine entre armes offensives et armes défensives, lesquelles doivent seulement servir, selon l'URSS, à donner aux États-Unis « la capacité de porter une première frappe sans riposte ». Pour Moscou, la seule distinction valable est entre les armes opérant à partir de l'espace, les armes stratégiques et les armes à moyenne portée. Par ailleurs, l'URSS n'accepte de progresser sur les armes stratégiques et à moyenne portée que s'il y a accord sur les armes spatiales. « En ce qui concerne les armes stratégiques, nous avons déclaré que l'interdiction totale des moyens de frappe spatiaux ouvrirait la voie à l'adoption de mesures sur une réduction radicale des armes stratégiques, assortie simultanément du refus total ou d'une stricte limitation des programmes de création et de déploiement de nouveaux moyens stratégiques (missiles de croisière à grande portée, nouveaux types d'ICBM et de SNLE, nouveaux bombardiers lourds). » L'arrêt du déploiement des missiles américains en Europe est toujours présenté comme un objectif, pas comme un préalable. Un accord sur les armes atomiques à moyenne portée, présenté comme lié à un accord sur les armes stratégiques, devra « naturellement prendre en compte les missiles de moyenne portée de l'Angleterre et de la France ».
Les Soviétiques réclament donc à nouveau la prise en compte des forces tierces sur la base du même raisonnement qu'en 1983, c'est-à-dire en les considérant comme des armes à moyenne portée intégrées dans l'OTAN.
Mais ils se contredisent en estimant que les missiles américains à moyenne portée acquièrent « vis-à-vis de l'Union soviétique la qualité d'une arme stratégique » dès lors qu'ils peuvent atteindre ce pays. Ils devraient donc pouvoir comprendre que notre propre force a un caractère stratégique.
François Mitterrand : Nous n'avons rien à vous demander. Nous n'avons ni échanges importants ni conflits. C'est un moment particulier pour regarder les problèmes de fond d'un point de vue général. Nous avons des vues assez proches sur l'espace, pas sur les Forces nucléaires intermédiaires, sujet sur lequel nous ne sommes pas concernés.
Iouri Vorontsov : Depuis votre voyage, une nouvelle étape de nos relations a commencé, comme vous le disait M. Tchernenko dans son message du 10 décembre dernier. Pour le problème du désarmement, des pourparlers d'un genre nouveau vont commencer et la question de la prise en compte des forces françaises sera donc posée autrement. Nous ne parlerons avec les Américains que des armements américains, et lorsqu'on approchera d'un accord avec eux, on en parlera avec vous.
François Mitterrand : Ces échanges permettent de ne pas polémiquer avec vous et je ne le souhaite pas. Mais nous sommes très contents de ne pas être invités à cette réunion.
Iouri Vorontsov : Je vous avais proposé d'envoyer le chef adjoint de l'État-major soviétique vous parler de questions spatiales...
François Mitterrand : Pourquoi pas ?
En quittant le Président, Vorontsov déclare que le problème de la « prise en compte » résulte d'une « mauvaise compréhension », qu'il « ne s'agit pas de réduire le nombre des missiles français », mais simplement de « les prendre en compte ». C'est bien là le problème: cela nous empêcherait, après un accord américano-soviétique, de poursuivre la modernisation — c'est-à-dire la croissance — de notre force de dissuasion.


André Rousselet vient me voir pour plaider contre la création de chaînes privées en clair, ce que le rapport Bredin doit étudier. « C'est un coup monté par Fabius pour faire capoter Canal-Plus. Il faut l'empêcher. »

Tancredo Neves est élu Président du Brésil. C'est le premier chef de l'État civil après vingt ans de dictature militaire. Le pays tangue toujours sous le poids de la dette; Neves ne semble pas avoir la force pour y remédier.

Michel Delebarre vient proposer six mesures contre le chômage: ouverture de contrats à durée déterminée de deux ans au profit des demandeurs d'emploi de longue durée; ouverture de contrats à durée déterminée pour les commandes exceptionnelles, notamment à l'exportation; allégement des seuils fiscaux pénalisant les entreprises qui embauchent; développement de la formation interne des entreprises; développement du travail à temps partiel; création d'un congé de conversion d'un an dont bénéficieraient tous les licenciés économiques.

Le Président demande une enquête sur les massacres perpétrés en Nouvelle-Calédonie.




Mercredi 16 janvier 1985

Au Conseil des ministres, Hanon est remplacé, chez Renault, par Georges Besse, qui a sauvé Péchiney.

Dans le journal de 20 heures de Christine Ockrent, François Mitterrand annonce la création de futures télévisions hertziennes privées. Panique à Canal-Plus.
La journaliste, comme en conclusion :
— Vous irez un jour à Nouméa?
Oui.
Quand ?
Demain.
Nul, à l'Élysée, ne le savait. Chacun fait l'important en prétendant avoir été le seul au courant. Ni Georges Lemoine, secrétaire d'État aux DOM-TOM, ni Joxe n'ont été préalablement informés de la décision. Pendant que François Mitterrand parlait, le ministre de l'Intérieur était à l'Opéra.


Jeudi 17 janvier 1985

Voyage éclair à Nouméa. François Mitterrand à Tjibaou: « Si vous êtes président de Kanakie, avec quelle armée entrez-vous à Nouméa ? Vous ne tiendrez que quinze jours avant d'être tué ou de vous réfugier en brousse. L'indépendance n'a aucune base réalisable. » A Pisani : « Réfléchissez à la cantonisation et allez vers un statut de fait, en utilisant le découpage actuel en six pays, comme les cantons suisses. Mais sans l'accord de tous, c'est impossible. Les Canaques n'auront jamais Nouméa. Les Canaques n'ont rien, qu'une considérable faculté de nuire. Si, en juin, votre projet n'est pas bien reçu, il ne faudra pas le mettre au vote, en incitant Tjibaou à le refuser. Alors on poussera à la Fédération sans partition. Le Parlement votera pour une cantonisation de l'île. Si votre projet est bien reçu, on ira au référendum. Au fond, les Canaques ont le choix entre le statut Lemoine et le statut Pisani. »




Vendredi 18 janvier 1985

Le Président, rentrant de Nouvelle-Calédonie : « Pisani a raison, mais son plan ne passera pas. Il faut refaire le découpage. Si le référendum capote en Nouvelle-Calédonie, nous reviendrons au statut Lemoine. »

André Fontaine succède à André Laurens à la tête du Monde. Après le passage météorique de Laurens, retour à la tradition.
Une équipe de l'Institut Pasteur identifie le virus du Sida.

Vu notre futur ambassadeur en URSS, Jean-Bernard Raimond, avant qu'il ne reparte pour le poste qu'il quitte (« l'établissement qu'il rompt », dit-on au Quai), Varsovie, d'où il gagnera directement Moscou. Pour Raimond, le général Jaruzelski a la situation bien en main et est plus fort que jamais : « Il est, dit-il, à sa manière, un patriote qui a la conviction d'épargner à son pays des drames plus pénibles. » L'ambassadeur suggère que le dialogue politique avec Varsovie soit réactivé, comme l'ont fait avant nous tous les Occidentaux, puisqu'il n'y a, de toute façon, aucune perspective de changement de régime en Pologne. Mais Raimond suggère encore que ce dialogue soit mené sur la base du pur réalisme, sans chercher à l'équilibrer moralement. En disant, comme les Allemands, qu'il faut aider le général Jaruzelski contre ses « durs » — ce qui est pris pour de l'hypocrisie par les Polonais.

François Mitterrand sur l'écriture: «J'écris loin de la vie politique. On ne peut écrire sans l'unité de l'esprit. L'action m'en arrache. Je travaille beaucoup mes textes ; commencer est difficile. La première phrase donne le ton... Après, c'est un besoin. J'ai un goût d'artisan pour la langue française. Je me préoccupe de l'opinion des autres, des historiens du futur. C'est une distance utile. La littérature, c'est d'abord le mot exact. Cela peut être dans le mystère et l'obscur, mais cela exige d'appeler les choses par leur nom. Chaque chose a un nom. Le mot exact n'est jamais un mot rare. L'histoire des mots me passionne. »


Lundi 21 janvier 1985

A la demande de Pisani, Fabius s'apprête à envoyer au Conseil d'État un projet de loi sur la prolongation de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie. Pisani souhaitait six mois, renouvelables par période de trois mois par ordonnance. Fabius fixe la limite au 30 juin: soit avant le 6 juillet, date envisagée par Pisani pour le référendum.
Le projet de loi donne à Pisani le pouvoir d'organiser des perquisitions de jour et de nuit. Mais Fabius est très opposé à ce que la loi octroie aux commissaires des pouvoirs de contrôle de la presse, de la radio et de la télévision. Il craint un blocage du Parlement. Pisani, qui redoute le rôle déstabilisateur du journal local, y tient beaucoup. Il propose d'instituer un recours possible auprès de la Haute Autorité dont les attributions seraient, pour la Nouvelle-Calédonie, étendues à la presse.


Mercredi 23 janvier 1985

Session extraordinaire du Parlement pour la prolongation de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie.


Au Conseil des ministres, Laurent Fabius confirme le plan d'équipement des établissements scolaires en micro-informatique.
La Ville de Paris est candidate à une chaîne de télévision privée.
Jeudi 24 janvier 1985

Petit déjeuner avec l'ambassadeur d'URSS. Il m'annonce que Tchernenko est « peut-être mourant ».

La prolongation de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie est votée par les seuls socialistes. Edgard Pisani, au téléphone, indique au Président que l'exploitation de Thio reprend et que celle de la deuxième mine redémarrera dans les jours qui viennent. Par ailleurs, la rentrée scolaire devrait se passer dans des conditions correctes. (François Mitterrand: « Mettez cela en valeur dès que c'est fait. ») Pisani demande l'autorisation de faire une intervention d'une demi-heure, le 31 janvier, sur Antenne 2. Accepté.


Vendredi 25 janvier 1985

Déjeuner avec George Steiner, l'historien-philosophe, à cheval entre Genève et Cambridge. Comme tous les grands intellectuels, il est fasciné par le pouvoir dont il dit qu'il le révulse.

L'assassinat du général René Audran, qui a pris le poste destiné à François Heisbourg, est revendiqué par Action Directe.

Le Premier ministre israélien, Shimon Pérès, souhaiterait que j'aille le voir avant la fin janvier pour faire le point sur la situation dans la région et avoir mon avis sur les nouvelles mesures économiques radicales qu'il a l'intention de prendre et qui peuvent entraîner, lorsqu'elles seront connues, une grave crise sociale et politique. Une première phase décidée en novembre (blocage des prix et des salaires) a permis de faire passer l'inflation de 1 000 % à 100 % et de développer les exportations. Il s'attaque maintenant au déficit budgétaire (10 % du PNB) et au déficit extérieur (1,5 milliard de dollars).

Canal-Plus est en quasi-faillite. Les abonnements ne rentrent pas et le seuil de 300 000 abonnés est très loin d'être atteint. Pour sauver l'entreprise, André Rousselet a besoin d'une modification de son cahier des charges afin de pouvoir passer plus de films récents sur sa chaîne: il demande que les films puissent être diffusés le mercredi et le vendredi à 21 heures au lieu de 22 heures, et le samedi à 21 heures au lieu de 23 heures. Les lundi, mercredi, samedi, dimanche et les jours fériés, Canal-Plus souhaiterait diffuser des films jusqu'à 15 heures au lieu de 13 heures. Le nombre de rediffusions d'un même film pourrait également être augmenté. Il faut pour cela négocier avec le BLIC (Bureau de Liaison des Industries cinématographiques).
Les producteurs aiment bien Canal-Plus: la télévision cryptée est, pour le cinéma, un marché nouveau, différent par nature de celui que représentent les chaînes traditionnelles. Canal-Plus apporte de l'argent frais au cinéma, beaucoup plus vite que les autres chaînes, étant donné les délais réduits de passage après l'exploitation en salles. Canal-Plus est donc un partenaire apprécié pour les coproductions.
Mais au cas où le BLIC, pour sauver la chaîne cryptée, accepte d'ouvrir une brèche dans la réglementation qui protège les salles, les producteurs prennent le risque, si l'opération de sauvetage ne réussit pas et que Canal-Plus passe en clair, de se trouver face à une télévision qui pourra projeter les films neuf mois après leur sortie en salles. Il sera bien difficile de revenir à la sévérité antérieure, voire de ne pas accorder les mêmes avantages à toutes les chaînes en clair. Certains producteurs sont prêts, néanmoins, à prendre ce risque. D'autant que si le BLIC refuse ces modifications, il portera le chapeau en cas d'échec de Canal-Plus.
Il faudrait que, dès maintenant, c'est-à-dire sans attendre les conclusions du rapport Bredin, le gouvernement prenne l'engagement auprès du BLIC de maintenir les protections actuelles du cinéma sur toutes les chaînes présentes et à venir, hertziennes ou par satellite.
Si nous avons les moyens (financiers et institutionnels) de créer sur les canaux disponibles une autre chaîne nationale hertzienne avec un capital plutôt stable, il faut tout faire pour donner une véritable chance à Canal-Plus. Si nous ne disposons pas de ces moyens, alors le passage en clair de Canal-Plus se révélera inévitable.





Lundi 28 janvier 1985

Vu Dodelinger à propos de la CLT. C'est toujours non pour nous. Ils insistent. Ils vont, je crois, lancer leur propre satellite.

Réunion avec Fabius, Delebarre, Bérégovoy et Emmanuelli sur l'emploi:
François Mitterrand : Où en est-on ? Il faut, en 1985, faire régresser le chômage, au moins de 2,5 à 2,2 %. Vous aurez tous les moyens.
Michel Delebarre : J'ai besoin, pour cela, de plus de moyens pour la mise à la retraite à 57 ans, pour le développement du temps partiel, qui peut toucher 2 200 000 personnes, et pour réactiver les contrats à durée déterminée. Pour tout cela, il faut 18 milliards.
Laurent Fabius : D'accord, il faut faire cela, mais on ne pourra le financer que si on renfloue l'UNEDIC.
Pierre Bérégovoy : Pour 1984, le déficit a bien été tenu à 149 milliards. Mais, pour 1985, le déficit budgétaire sera déjà de 22 milliards de plus que prévu. [Il en donne le détail: emploi, informatique, hausse du dollar, collectivités locales...] L'État ne peut payer en 1985 ce qui est de la compétence de l'UNEDIC.
François Mitterrand : Tout doit être au point ce soir.
Henri Emmanuelli : D'accord si c'est cette somme. Et la formation professionnelle ? Et la formation alternée ? Où en est-on ?
Michel Delebarre : On est loin des prévisions.
François Mitterrand : La défiscalisation inconditionnelle n'est pas une solution quand on a en face de nous des gens qui n'ont aucune raison de nous aider à créer des emplois. Il faut des contacts.

François Mitterrand appelle Jacques Pomonti, nommé à la direction de l'INA, pour lui demander de rencontrer Berlusconi et de préparer avec lui la nouvelle chaîne privée.
Mardi 29 janvier 1985

Le Président n'a pas encore tranché sur la réforme électorale, mais il est partisan de la solution qu'a proposée Poperen: un cocktail de 4/5 d'élus au scrutin majoritaire et 1/5 à la proportionnelle régionale. Il ne voit pas d'un très bon œil le redécoupage des circonscriptions. On ne fera rien avant les cantonales.

François Mitterrand sur le terrorisme: « Le principal danger politique, c'est le terrorisme. En France, des trains et des immeubles sautent, Action Directe assassine. »
Sur la Nouvelle-Calédonie : « En Calédonie, tout ce que propose Pisani est bien. Mais cela ne marchera pas. Et après, il faut intégrer tout ce que propose Dick Ukeiwé et le séparer du problème de l'indépendance. Il ne reste que le sanctuaire des mots. »
Sur le mode de scrutin: « Le mode électoral est changeant. Le scrutin majoritaire est le meilleur mode de scrutin pour les socialistes. La représentation proportionnelle n'est bonne que pour les centristes. »

Libération du prix de l'essence. Fin d'une époque.

Le Président de la République reçoit à déjeuner le Prince héritier Abdallah d'Arabie Saoudite. C'est l'occasion de faire le point sur le Moyen-Orient et la guerre Iran/Irak :
Prince Abdallah : Je vous considère comme un des plus grands hommes du monde, un ami des Arabes et surtout du royaume d'Arabie. Aucun Arabe ne peut oublier vos prises de position louables, humanitaires, aux côtés de la nation arabe ; vos positions loyales et justes aux côtés du peuple palestinien et du peuple libanais ; votre aide précieuse au peuple irakien, qui a aidé à dissuader les agresseurs iraniens et à rétablir la paix.
François Mitterrand : Je n'ai pas oublié que le premier voyage que j'ai fait après mon élection a été dans votre pays. Cela correspondait à une pensée qui, naturellement, avait précédé cette élection. Le monde arabe m'était apparu comme un élément déterminant de l'équilibre mondial et comme un interlocuteur privilégié de la France sur le plan politique comme sur le plan économique et sur le plan culturel.
L'Égypte était sur le bord du chemin, l'Irak absorbé par sa guerre, la Syrie avait fait un autre choix: c'est votre pays qui me semblait avoir la politique la plus claire et la plus intelligente. Évidemment, les problèmes posés autour de l'État d'Israël ont compliqué toutes les approches. La situation du peuple palestinien était et reste dramatique. Il m'a semblé qu'il fallait s'appuyer sur les résolutions des Nations-Unies qui reconnaissent Israël, mais que cela ne remplaçait pas la nécessaire satisfaction des droits des peuples. Votre pays, intransigeant sur les principes, est un facteur de paix dans la vie quotidienne. Il fait preuve de sagesse. Vous nous avez fait confiance lors de plusieurs affaires capitales d'armement.
Au Liban, vous avez multiplié les efforts d'apaisement. Nos politiques se sont rencontrées au plus haut niveau.
A la fin de ce siècle, l'accroissement de la pauvreté des pays du Sud me paraît comporter des risques de déséquilibre et de guerre plus graves encore que le problème atomique.
Prince Abdallah : Jusqu'à quand les Israéliens imposeront-ils leur politique par la force à la nation arabe ? Les Israéliens pensent-ils que le peuple arabe est mort ou moribond ?
Nous savons qu'ils sont plus forts que nous grâce à l'armement que d'autres leur ont fourni. Mais nous sommes les plus forts par notre foi en Dieu et par nos peuples qui continuent de s'orienter sur la voie de la science et du progrès. Nous avons vécu avec les Juifs, le Prophète lui-même a vécu avec des Juifs, et il n'y avait pas d'hostilité.
Parmi les Juifs, il y a des sages qui préconisent l'entente avec les Arabes. Le moment est encore opportun. Mais si Israël continue dans la voie qu'il a choisie, il sera difficile de tout effacer.
Chez les Arabes, il y a des extrémistes qui veulent rayer Israël de la carte, ceci n'est pas acceptable.
C'est le moment maintenant d'aider les modérés parmi les Arabes à mettre un terme à cette question.
A propos de l'Irak, des rumeurs font état d'une éventuelle modification de la position de la France, de retards dans les livraisons d'armes à Bagdad. Je voulais vous demander ce qu'il en était.
François Mitterrand: Tout dépend de ce que l'on considère. Si l'on parle de l'application des contrats déjà signés, il n'y a pas de problème. S'il s'agit de nouvelles demandes, elles doivent être examinées sous les angles suivants:
1 évaluer l'utilité qu'elles peuvent présenter pour l'Irak en vue de maintenir dans la guerre sa capacité de résister aux offensives ;
2 la capacité de l'Irak à remplir ses autres engagements envers nous.
J'ai moi-même, en 1982, accepté que l'on passe un contrat qui prolongeait, en les renouvelant, les accords de 1976.
Prince Abdallah: Un Irak fort est un facteur de paix.
François Mitterrand : Je suis tout à fait d'accord avec cette considération. En ce qui concerne les nouveaux contrats d'Exocet, j'ai donné mon accord. En ce qui concerne la demande de 24 Mirage, il faudrait aboutir à un nombre raisonnable, mais il y a aussi d'autres problèmes liés à la dette importante que l'Irak conserve envers nous et aux délais de fabrication.
Bref, il y a une discussion, qui est normale ; elle devrait aboutir positivement ; je n'y vois que des avantages et très peu d'inconvénients.
En ce qui concerne les centrales nucléaires, nous sommes soumis à des obligations internationales que nous trouvons raisonnables. Ces obligations visent à empêcher que l'on puisse faire un usage militaire des réacteurs nucléaires civils. L'Irak veut-il un centre de recherche pour s'armer militairement ? Sans aucun doute. Je n'ai pas à entrer dans les considérations des responsables irakiens. Ce que nous ne voulons pas, nous, c'est nous trouver en contradiction avec nos obligations internationales. Nous avons donc pose des conditions très sévères. Je crois que l'Irak est près de les accepter. Cette négociation a d'abord été menée par Claude Cheysson, qui est un grand ami de l'Irak, et poursuivie par Roland Dumas dans le même état d'esprit.
Bref, nous voulons respecter nos obligations, mais cette négociation devrait trouver un dénouement positif. Ce que nous ne voulons pas, c'est être responsables d'une nouvelle tension dans cette région et voir bombarder tous les deux ans les installations que nous aurions aidé à construire ou à reconstruire.
De toute façon, vous êtes l'ami de l'Irak et de la France, et nous sommes vos amis comme ceux des Irakiens. Quand on a des amis, il vaut mieux pouvoir compter sur eux, mais ce n'est que dans l'épreuve qu'on en est sûr. Vous nous avez rendu un service important d'ordre financier, il y a deux ans, et je ne l'ai pas oublié.


Reçu le directeur de la FAO, Édouard Saouma, qui s'inquiète pour sa réélection.


Mercredi 30 janvier 1985

La livre est attaquée. Malgré les revenus du pétrole, en baisse mais encore considérables, l'économie britannique est dans un état calamiteux. La modernisation de l'industrie anglaise tarde. Le taux de chômage bat tous les records européens. Mme Thatcher souhaite que les cinq grandes banques centrales (Paris, Bonn, Londres, Tokyo, Washington) interviennent ensemble pour la défendre.

Jacques Pomonti et Jérôme Clément rencontrent Berlusconi à Rome. Le projet avance.



NRJ signe son accord avec TDF. La paix est faite. Le Président est invité à assister à la signature. Il refuse.

La CLT est officiellement candidate à deux canaux hertziens et en fait une condition pour aller sur le satellite.


Jeudi 31 janvier 1985

Selon les sondages, les réformes sociales les plus populaires sont, dans l'ordre: la retraite à 60 ans, la cinquième semaine de congés payés, les trente-neuf heures, l'impôt sur les grandes fortunes.
La gauche a réalisé les réformes sociales qui figuraient à son programme. Aucun plan de rigueur n'a pu les réduire. Mais où sont l'enthousiasme, la passion, la volonté de « changer la vie », l'esprit de rébellion et la force d'indignation qui nous animaient ? Se faire admettre par les « compétents », en être respectés, c'est aussi se mutiler, devenir autres. S'aliéner. Pour y gagner quoi? Le parvenu s'agite et échoue. Le rebelle fascine et influe.

A la conférence des ministres européens de l'Espace, Hubert Curien obtient l'engagement des études du lanceur Ariane V doté du grand moteur cryotechnique HM60. Le Conseil décide également de participer au projet américain, c'est-à-dire de faire progresser et d'inclure en temps voulu, dans les programmes de l'Agence, des éléments additionnels d'une capacité autonome en matière d'opérations en orbite, automatiques et habités, consistant notamment en un ensemble de plates-formes sur orbite solaire. Le programme Colombus sera engagé à cette fin au début de 1987. Il comprendra quatre éléments: un moule pressurisé, habitable, attaché à la station américaine, mais qui pourra être le cœur d'une station européenne autonome; un module de ressources (alimentation en énergie, communications...) ; une plate-forme de charge utile sortant des expériences, susceptible d'évoluer indépendamment de la station orbitale; un module de service, véhicule autonome pour les liaisons entre la station et les plates-formes évoluant à proximité.
Mais le Conseil de l'Agence spatiale européenne ne fait que « prendre note» avec intérêt de la décision française d'entreprendre le projet d'avion spatial Hermès, qui offrira à l'Europe « la capacité de transport spatial habité », complément nécessaire, à nos yeux, d'un projet de station orbitale, et de notre proposition d'associer aux études détaillées nos partenaires européens intéressés. La France reste seule. Nous avons échoué.




Vendredi 1er février 1985


François Mitterrand est à Rennes. Par crainte d'un attentat d'Action Directe, la ville est truffée de policiers. Dans la foule, au cours de la visite d'une HLM, Pierre Joxe n'est pas reconnu par les policiers et est écarté sans ménagement. Il est fou de rage.
Dans son discours, le Président parle de la station orbitale européenne comme d'« un élément de la Guerre des étoiles ».
Les Soviétiques protestent immédiatement: « Le chef de l'État français s'est prononcé pour la création par les pays ouest-européens, à l'instar des Etats-Unis d'Amérique, d'une station spatiale orbitale habitée à vocation militaire. Toutes les données de la stratégie mondiale, y compris de la stratégie nucléaire, seraient modifiées par le fait que la France participe à ce projet, même si ses partenaires européens refusaient de le faire. L'intervention de François Mitterrand à Rennes est-elle un témoignage du désir de la France de participer à la préparation de la "Guerre des étoiles" ? »
Le Président est ennuyé: « Il faudrait trouver une occasion très proche de rectifier le tir. »

Suite aux difficultés de Canal-Plus, le cours de l'action Havas s'effondre à la Bourse de Paris. André Rousselet écrit à Bérégovoy pour lui demander une aide financière de l'État.



Samedi 2 février 1985


Début du voyage de Roland Dumas à Washington. Il expose notre scepticisme sur l'IDS.
L'envoyé de Weinberger, responsable de tout le programme IDS, J. Abrahamson, est à Paris pour nous proposer d'associer les entreprises françaises aux marchés et aux résultats technologiques si elles souscrivent aux contrats de « sous-traitance » que le Pentagone va proposer aux entreprises alliées en juin prochain.

Je suis à Jérusalem à un moment particulièrement intense : le Premier ministre, Shimon Pérès, met en place dans le plus grand secret la « phase n° 2 » de sa politique économique, qu'il doit dévoiler lundi au pays à la télévision. Il annoncera des économies portant sur plus de 10 % du Budget et un « impôt-surprise sur les fortunes », à raison de 2 % prélevés dès le lendemain sur tous les avoirs en banque. Il demande un prêt de 500 millions de dollars, sur deux ans, au Chancelier d'Allemagne. Il souhaiterait obtenir un prêt équivalent de la France afin de reconstituer ses réserves de change et pour ne plus dépendre du seul soutien américain.
Sur le Liban, il m'annonce, « en réponse au message que lui a envoyé François de Grossouvre, que la première phase du retrait israélien serait terminée le 18 février, et qu'il continuerait jusqu'à la frontière internationale en trois étapes séparées de six semaines ».
François Mitterrand, informé, s'inquiète : « Quel message de François de Grossouvre ? Encore une fois, il s'est mêlé de ce qui ne le regarde point ! »
Mais Pérès ne veut pas que les Libanais en soient prévenus. Il est extrêmement réticent sur une rencontre avec un Palestinien à Paris. Il veut d'abord savoir quelle réponse Arafat fera cette semaine au roi Hussein, lequel viendrait de lui demander avec insistance de se rallier à la Résolution 242 de l'ONU. Il voudrait que nous l'aidions à renouer le contact avec les Jordaniens, rompu à la suite des indiscrétions de la presse. Avec les Égyptiens, rien n'est possible avant le voyage de Moubarak à Washington en mars.

Un exemple spectaculaire du protectionnisme américain. La France a accepté, comme les autres pays de la Communauté, de limiter ses exportations d'acier vers les États-Unis sous réserve que les pays européens puissent réaliser des contrats d'exportation de gros tubes d'acier négociés entre mai et septembre 1984 avec l'entreprise américaine « All Am Pipe Line ». Les autorités américaines refusent ces contrats. C'est un très grave préjudice pour l'industrie sidérurgique française : arrêt immédiat de deux usines à Sedan et à Jœuf, qui emploient au total 500 personnes; une partie des tubes a déjà été fabriquée; le client américain pourrait se retourner contre les entreprises françaises pour rupture unilatérale de contrats.


Lundi 4 février 1985


Le Figaro annonce à la une que Hersant est prêt à reprendre Canal-Plus. Jean Riboud aussi, qui voudrait en faire une chaîne sans péage. Rousselet ironise: « Fabius veut se débarrasser de moi ; mais roule-t-il pour Riboud ou pour Hersant ? »


Le Président reçoit Jacques Fournier, secrétaire général du gouvernement, pour préparer le Conseil. Deux sujets écologiques sont à l'ordre du jour: les déchets industriels et la « prévention des risques majeurs ». Trois ministres, Huguette Bouchardeau, Haroun Tazieff et Pierre Joxe, se disputent la parole.


Mardi 5 février 1985


Cela se confirme : le Budget dérape. Il faut faire préparer dans les quinze jours des économies budgétaires pour un montant de 20 milliards.


Mercredi 6 février 1985


Congrès du PCF à Saint-Ouen. Pierre Juquin est écarté du Bureau politique. Depuis sa conversion, l'homme aura incarné une ligne ouverte, courageuse, porteuse d'idéal.
Au Conseil des ministres, quand Joxe réclame la parole pour parler des conséquences des projets écologiques sur la décentralisation, François Mitterrand l'interrompt : « Nous savons déjà ce que le ministre de l'Intérieur va dire. » Et il lève la séance.


Le Roi d'Espagne souhaite accomplir un voyage officiel en France au printemps, « avec l'éclat nécessaire pour marquer de façon spectaculaire la réconciliation franco-espagnole ».

Conseil d'administration houleux de Canal-Plus. Les abonnés ne se bousculent pas. Que faire devant la faillite qui s'annonce ?


Vendredi 8 février 1985


François Mitterrand en Picardie. André Rossi le reçoit fort mal à Château-Thierry. Le Président lui répond avec violence. La campagne électorale commence. Le Président est ravi. Rien ne lui plaît plus que ces plongées en province, ces discours improvisés, ces joutes oratoires. Il y retrouve une énergie que Paris lui pompe.


Mardi 12 février 1985


Libération publie les témoignages de cinq Algériens accusant Le Pen d'avoir participé à des tortures en 1956 et 1957. François Mitterrand : « Qui était avec lui dans ces régiments ? » Beaucoup de généraux d'aujourd'hui ?...

Le dollar passe la barre des 10 francs.

Au petit déjeuner, le Président se déclare ravi de sa dispute d'hier: «J'ai été heureux de pouvoir ferrailler. Cela me manque. Mais on arrive au terme de l'Union de la Gauche, qui ne correspond plus au désir des Français. Cela va créer un problème psychologique et politique en 1986. »
Sur la Constitution : «Notre opposition à la Constitution demeure. Mais nous n'avons pas le moyen de la changer. Sur quels points la Constitution peut-elle être modifiée ? Je souhaiterais rendre possible le vote des étrangers aux municipales. » Laurent Fabius: « Pas moi ! »

Réunion sur les prix agricoles avec Michel Rocard. Toujours la crise.


Mercredi 13 février 1985


FO, la CGT et la CGC refusent de signer l'accord salarial dans la fonction publique. Tant pis, l'inflation sera quand même sous contrôle.

Après l'esquisse de Bad Kreuznach, il faut aller plus loin en matière de coopération militaire avec la République fédérale. Le Président écrit à Helmut Kohl pour convenir d'un rendez-vous et surtout le rassurer sur les cérémonies du 8 mai prochain, qui inquiètent tant le Chancelier:
« Je pense qu'il serait utile que nous puissions parler ensemble des problèmes de la Communauté et des initiatives que nous pourrions prendre afin de regarder l'avenir bien en face. Il y a lieu, je le crois, de donner un élan nouveau et, connaissant vos sentiments, je souhaiterais pouvoir m'en entretenir avec vous. Non seulement il faut réussir l'élargissement aux dates prévues, mais encore nous avons à préciser la perspective politique européenne. Ce qui peut impliquer un échange de vues entre nous sur les problèmes militaires.
Je serai à votre disposition soit pour me rendre en Allemagne, soit pour que nous trouvions le temps d'un entretien à insérer dans la journée du 28 février. Je vous en remercie à l'avance.
Sur un autre plan, j'ai veillé à ce que les cérémonies françaises de célébration du 8 Mai soient limitées au nécessaire. Je ne compte participer moi-même qu'à la cérémonie traditionnelle au tombeau du Soldat inconnu, et peut-être une visite à un monument à la Déportation. J'ai demandé au gouvernement de limiter toutes autres manifestations officielles. J'ai enfin décidé que les autorités françaises ne prendraient part à aucune cérémonie particulière sur le territoire allemand. »



Jeudi 14 février 1985


La réforme de la loi électorale pour les législatives devait être débattue au prochain Conseil des ministres. François Mitterrand la renvoie à plus tard. Elle est techniquement beaucoup plus compliquée que prévu.

Jean-Baptiste Doumeng vient me parler de l'état du Parti communiste: « La situation est difficile. Environ 25 % des membres du Parti sont sur une ligne réformatrice. Leur vrai patron est Charles Fiterman. Les jeunes sont avec lui. Mais Charles est devenu fou : il veut imiter le Parti socialiste sans avoir de réponse autonome aux questions idéologiques. Et il veut critiquer les pays de l'Est. Une telle ligne est suicidaire pour le Parti qui deviendrait une simple copie, en moins fort, du Parti socialiste. C'est parce que Charles Fiterman a choisi cette ligne qu'il n'a pas succédé à Georges Marchais au dernier Congrès et que nous avons été obligés de maintenir l'équipe de direction actuelle, malgré sa faiblesse. Cette ligne dure devrait nous permettre de récupérer, au moins en partie, les voix qui vont vers Le Pen... Il ne faut pas que le Président s'inquiète. Nous nous désisterons aux cantonales, aux législatives aussi, parce qu'il y aura, comme nous le pensons, une certaine dose de proportionnelle. Si Le Pen monte trop haut, nous devons être forts, non pas seulement pour maintenir la gauche au pouvoir, mais aussi parce que, au cas où la droite viendrait aux affaires, Le Pen voudra notre fin. Nous lui ferons alors la guerre à mort en bloquant tout : les chemins de fer, l'électricité, le charbon, etc. » Puis il me parle de l'Union soviétique: « Il faut que l'Union soviétique, avec qui nous, au PC, sommes en accord, ait de bons rapports avec le gouvernement français, et, pour cela, qu'elle ait une conscience claire de sa politique : c'est une des clés de la victoire en 1986, avec l'élargissement au centre. Or, les rapports de Fabius avec l'Union soviétique sont très mauvais. La date de la visite de Roland Dumas n'est pas fixée. Pierre Bérégovoy a accepté d'aller à Moscou, puis s'est rétracté. La réunion de la Grande Commission devait se tenir le 2 mars, et on nous dit maintenant qu'on ne peut pas le faire à cette date, pour éviter qu'elle ne coïncide avec les cantonales ! Ce n'est pas sérieux. Les Soviétiques ont le sentiment qu'on joue avec eux et qu'on les néglige. Zagladine viendra voir le Président quand celui-ci voudra. »

François Mitterrand demande qu'on organise pour la semaine prochaine, dans son bureau, une réunion avec Laurent Fabius, Pierre Bérégovoy, Edith Cresson et Roland Dumas pour arbitrer les principaux différends concernant le financement des exportations et les dates des diverses rencontres franco-soviétiques à venir.


Vendredi 15 février 1985


Dick Ukeiwé télégraphie à François Mitterrand:
« J'ai été informé qu'une aide financière venait d'être accordée au FLNKS par le groupe de parlementaires européens "Alliance verte-Alternative européenne", initiateur d'une campagne en faveur "de la totale souveraineté du peuple kanak et de la fin du statut colonial en Nouvelle-Calédonie".
Je vous demande expressément d'intervenir dans le cadre des prérogatives qui sont les vôtres pour condamner publiquement cette ingérence dans les affaires intérieures de la République et mettre fin à de tels agissements.
Les interventions répétées de groupes extrémistes ou de gouvernements également extrémistes, comme celui de Libye, démontrent le caractère marginal du FLNKS, mais ne facilitent pas la recherche sereine d'une solution aux difficultés que connaît le Territoire. »

Ukeiwé sait bien qu'on ne peut empêcher un organisme privé étranger de verser de l'argent à qui il veut.

La première réunion des sherpas, préparatoire au prochain Sommet de Bonn, se tient à partir de ce soir à Berlin. Le choix du lieu par le sherpa allemand et vice-ministre des Finances, Hans Titmeyer, n'est pas innocent: c'est la villa qui fut celle de Göring. La réunion doit dégager les thèmes essentiels des relations internationales au cours des prochains mois. Plusieurs sujets dominants lors des Sommets précédents ont complètement disparu: le commerce Est/Ouest, la dette du Tiers Monde, les critiques sur le niveau élevé du dollar ou des taux d'intérêt, le terrorisme. Parmi les sujets politiques, les Allemands souhaitent qu'une déclaration sur les grandes valeurs de l'Occident et l'équilibre stratégique soit faite à Bonn afin d'effacer l'image du 8 Mai. Le Chancelier a l'intention de rédiger lui-même le projet dont nous n'aurons connaissance que dix jours avant le Sommet, soit à temps pour qu'une ultime réunion de sherpas, prévue à Washington le 25 avril, soit à même de l'examiner et de l'amender.



Samedi 16 février 1985


A Berlin, il est clair que le Japon et les États-Unis sont coalisés contre l'Europe. Un seul thème, très simple : tout va bien chez nous, tout va mal chez vous. On entend même les Américains dire que ce n'est pas le cours du dollar qui est trop élevé, mais les monnaies européennes qui sont trop faibles, l'Europe payant trop cher ses chômeurs et le secteur public y étant trop important. Quant aux Japonais, ils affirment sans rire qu'il n'y a pas de protectionnisme chez eux et que leur excédent s'explique par le fait que l'Europe n'est pas en situation de les concurrencer.

La question est posée du lancement d'une nouvelle négociation commerciale internationale, d'un nouveau « Round ». Au Sommet de Londres, on avait pu l'écarter sans discussion excessive. Mais Américains et Japonais veulent maintenant que ce lancement soit décidé au Sommet de Bonn, voire avant. Et que le nouveau « round » de négociations commerciales commence dès 1986. Je m'y oppose. En l'état actuel, cette négociation mettrait en accusation non seulement le protectionnisme — ce qui ne serait guère gênant pour nous —, mais aussi les subventions à l'agriculture, à la recherche et à l'industrie, ce qui remettrait en cause la construction de l'Europe et notre propre politique industrielle. Par ailleurs, j'insiste sur la nécessaire simultanéité des progrès en matières monétaire et commerciale, sur l'urgence qu'il y a à améliorer l'aide au Tiers Monde et à augmenter les moyens de la Banque Mondiale.
Je préviens les autres sherpas que le Président français n'acceptera pas de fixer à Bonn la date de lancement des négociations du GATT. Je ne suis soutenu là-dessus que par l'Italie et la Commission. Allemands et Anglais sont très tentés d'accepter. Par ailleurs, le Commissaire européen chargé de ces questions a eu l'extraordinaire maladresse d'accepter la semaine dernière, au cours d'une réunion avec les Américains et les Japonais, à Kyoto, que soit annoncé « le lancement des négociations en 1986 », ce qui nous place aujourd'hui dans une position fausse. Je défends nos thèses et réitère notre volonté de lutter contre tout protectionnisme (à condition que cela n'affaiblisse pas la construction de l'Europe agricole et industrielle).
Allemands, Anglais et Japonais souhaitent aussi que le Sommet soit l'occasion d'exprimer la «gratitude européenne » à l'égard de la proposition américaine de participer à la navette spatiale Colombus. En revanche, ils ne sont même pas disposés à ce que le communiqué mentionne qu'un programme spatial européen vient d'être lancé! Je dis que, pour ce qui nous concerne, il n'est pas question de mentionner l'un sans l'autre.
La France n'est plus isolée à cause de sa politique économique différente, mais parce qu'elle est seule, avec l'Italie, à défendre l'idée extravagante que l'Europe a un avenir...


L'organisation matérielle du Sommet sera exactement la même que celle de Londres et de Williamsburg, laissant beaucoup de temps aux discussions entre chefs d'État.



Dimanche 17 février 1985


En Nouvelle-Calédonie, affrontements lors d'un « pique-nique » anti-indépendantiste organisé de façon provocatrice à Thio.

La réunion à Berlin s'achève. Les Américains veulent que le sommet de Bonn soit l'occasion d'un soutien à l'IDS. L'IDS est une façon pour l'Amérique de lancer un vaste programme de recherche et de développement des technologies de l'avenir: la microélectronique (composants submicroniques à grande vitesse et matériaux), l'informatique (architecture de machines, intelligence artificielle, gestion des systèmes), les communications et les lasers. Cet effort, en apparence militaire, aura donc en réalité des retombées industrielles majeures. 1,4 milliard de dollars y seront consacrés cette année, gérés par la « SDI Organization » que dirige Abrahamson. A ces dépenses publiques et à celles de l'industrie privée (qui devraient atteindre 60 milliards de dollars sur cinq ans) s'ajoutent 130 milliards de dollars consacrés actuellement aux recherches de pointe, publiques et privées, aux États-Unis. C'est un programme équivalant à celui du MITI japonais qui, lui, est explicitement civil. Les Japonais annoncent un grand projet sur la biologie fondamentale, « Human Frontier ». L'Europe sera seule à ne rien proposer à Bonn.
Allan Wallis, le sherpa américain, veut organiser une réunion d'experts sur le terrorisme. Je m'y oppose: pas de réunion à Sept hors des sherpas. Au surplus, l'Américain n'est pas en charge du Sommet de cette année; il n'a pas le droit de convoquer de réunion. Si on acceptait, cela se terminerait, une fois de plus, par le contrôle de toute notre politique de sécurité par les États-Unis.
Rentrant de Berlin, je constate que l'Initiative de Défense Stratégique du Président des États-Unis redonne le moral aux Américains. En retour, l'Europe, elle, remâche sa propre faiblesse. Il faut faire quelque chose. Pourquoi ne pas réfléchir à un équivalent de l'IDS entre Européens dans le domaine civil ?


Mardi 19 février 1985


Au petit déjeuner, François Mitterrand: « Les incidents en Nouvelle-Calédonie sont inacceptables. Il faut des sanctions contre l'armée. Est-elle en train de se révolter ? » Sur la loi électorale : « La loi électorale permettra d'ouvrir un grand débat sur les deux modes de scrutin, national et local. Les députés du PS sont des extrémistes irresponsables. »

Laurent Fabius annonce que le nombre de contrats de travaux d'utilité collective est porté à 200 000.

Visite d'un évêque chypriote qui s'inquiète des risques courus au Liban par les chrétiens après le départ des Israéliens. Il suggère qu'« on emploie la force » contre les chiites.

Je réunis hauts fonctionnaires et ministres pour rendre compte de la réunion de Berlin et lancer la préparation des suivantes.


Mercredi 20 février 1985

Mme Thatcher est à Washington pour parler de l'IDS. En échange de son soutien, elle obtient du Président Reagan une déclaration en quatre points: « Les États-Unis et les Occidentaux ne recherchent pas la supériorité sur l'URSS, mais l'équilibre. L'objectif des négociations de Genève est la réduction substantielle des arsenaux offensifs des deux Grands. L'objectif de l'IDS n'est pas d'affaiblir la dissuasion, mais de la renforcer. Le développement des systèmes défensifs allant au-delà des obligations existantes devrait faire l'objet de négociations. »
Elle est affolée d'entendre Reagan répéter qu'il veut « se débarrasser de l'arme nucléaire ».
Tout bien réfléchi, le moment est venu pour le Président français de proposer aux pays européens une initiative du même genre que l'IDS : on pourrait mettre au point un grand programme décennal de doublement de l'effort européen en matière de hautes technologies. Je suggère au Président de l'appeler « Initiative de Sécurité européenne ». Le mot « sécurité » me paraît très important, car il englobe toutes les espèces de technologies, sans dire nécessairement de manière explicite qu'elles sont militaires: notre sécurité dépend de notre capacité concurrentielle dans tous les domaines de pointe.
Sur la note, le Président griffonne: « Bonne idée. »

François Mitterrand sur la loi électorale : « On va vers un scrutin majoritaire avec représentation proportionnelle. Le PC veut la proportionnelle intégrale, Giscard aussi. Je suis contre. »
Sur la Nouvelle-Calédonie : « Il faut autoriser les meetings en Nouvelle-Calédonie, mais on ne peut pas faire d'élections pendant l'état d'urgence. Pisani, pour l'instant, doit gagner du temps. Je note l'extraordinaire faiblesse de l'État sur place. Il n'y a rien, personne, ni poste, ni armée. Pourtant, les Caldoches, au total, c'est moins que la population d'Angoulême. Les Canaques sont de pauvres hères dispersés en brousse. Ceux qui sont éduqués sont contre l'indépendance. Il y a là-bas 3 000 fonctionnaires retraités qui n'y ont jamais servi. Pisani et Blanc pensent gagner le référendum, moi pas. »
Sur la droite: «Après 1986, deux des trois [Giscard d'Estaing, Barre, Chirac] seront mes alliés. »



Jeudi 21 février 1985


Jean-Jacques Servan-Schreiber appelle des États-Unis. Dimanche prochain, il doit assister à San Francisco à la fête que donne Steve Jobs (le génial fondateur d'Apple) pour son trentième anniversaire. Il voudrait lui offrir de la part du Président «un décret de naturalisation française, ou quelque chose d'autre, mais un cadeau prestigieux » ! Le Président hausse les épaules.

Déjeuner avec François Mitterrand : « J'aurai été le Président de l'entrée de la France dans la compétition économique moderne. On ne touchera pas à mes réalisations sociales. Les acquis de la gauche me survivront. J'aurai transformé quelques données fondamentales de notre vie en société. La France aura contribué grandement à rendre à l'Europe son élan et elle aura repris son rang dans la défense du Tiers Monde. »


Vendredi 22 février 1985


Déjeuner à l'Élysée avec Bettino Craxi qui se prépare à présider le Sommet de Bruxelles, en mars, et de Milan, en juin. Bref échange de vues sur sa récente visite en Israël. Selon lui, Shimon Pérès estime qu'il est en condition d'entamer des négociations, mais pas de les conclure. Le chef du gouvernement israélien craint un attentat contre Yasser Arafat dans le mois qui vient.
François Mitterrand : La nouveauté est qu'Arafat accepte de négocier, et les Israéliens ont commis une erreur en envahissant complètement le Liban.
On passe à la Communauté européenne:
François Mitterrand : Nous devons parler de l'élargissement de l'Europe, de la réforme des institutions et du financement du Budget communautaire. Sur ce dernier point, la position de l'Allemagne fédérale est très illogique. L'Allemagne n'accepte pas d'augmenter à 1,4 % le plafond de la TVA aussi longtemps que l'Espagne n'a pas adhéré, mais si l'Allemagne refuse de financer le Budget 1985, alors tout est remis en cause pour l'avenir, y compris l'élargissement. Nous soutenons la proposition de la Présidence italienne, mais le Chancelier Kohl n'est pas d'accord.
Bettino Craxi: En effet, le Chancelier Kohl refuse notre proposition. Il ne voit pas pourquoi les Parlements nationaux n'accepteraient pas en 1985 ce qu'ils ont accepté en 1984, et pourquoi il serait difficile de leur faire voter un chèque pour la Grande-Bretagne.
François Mitterrand : Je doute que les Grecs et les Irlandais souhaitent demander à leur Parlement de voter des crédits pour la Grande-Bretagne. Concluons sur l'élargissement, et les autres problèmes seront résolus.
Roland Dumas : Il nous reste des progrès à faire. Sur le vin, il suffit d'appliquer les décisions de Dublin. Sur les agrumes et sur les fruits et légumes, il faut qu'entre nous, nous veillions à ne pas régler nos problèmes aux dépens de l'autre.
François Mitterrand : Sur les fruits et légumes, le délai est-il si important ? Après l'élargissement, rien ne sera plus pareil.
Roland Dumas: Il faut régler le problème du vin. Le problème de la pêche sera sans doute le dernier à pouvoir être résolu. Les pays du Nord n'accepteront pas de réduire la durée de la période de transition.
Bettino Craxi: Felipe Gonzalez envisage sérieusement la possibilité d'un échec de la négociation. Pour les Espagnols, la durée de la période de transition n'est pas le problème le plus important. Le problème principal est celui de la diminution de leur flotte, alors que celle des autres continue à augmenter. Il faut bien prendre la mesure du problème : l'Espagne ne pêche dans les eaux européennes que 10 % de sa capacité totale. Par ailleurs, l'Espagne est convaincue que la pêche espagnole restera plus performante que celle des autres pays, car ses pêcheurs sont les seuls à accepter de rester des mois en mer. La dimension du problème n'est pas aussi importante qu'on l'imagine. Les cinq pays pêcheurs de la Communauté actuelle devraient pouvoir partager entre eux, sans dommage excessif, le poids supplémentaire des conditions de l'entrée de l'Espagne.
Si on ne réalise pas l'élargissement, il y aura une crise politique en Espagne. Les Espagnols voteront contre l'Alliance atlantique.
François Mitterrand : L'Espagne savait bien que ce type de problème se poserait lorsqu'elle a demandé son adhésion à la Communauté...
Parlons maintenant de la réforme des institutions.
Bettino Craxi: Le Chancelier Kohl souhaite n'approfondir la question qu'après le Conseil européen de mars. Il ne faut rien décider avant juin.
François Mitterrand: On connaît la position des pays de la Communauté. Six pays sont prêts à aller de l'avant. Quatre freineront: le Royaume-Uni, le Danemark, l'Irlande et la Grèce. Sur ces quatre, il y a deux irréductibles, le Danemark et la Grèce. Le Royaume-Uni n'aime pas rester isolé des trois autres grands pays de la Communauté. Quant à l'Irlande, la Communauté est son salut, car sans elle, elle redevient une colonie anglaise. Je pense qu'une avancée peut se faire si la France, l'Italie et l'Allemagne y travaillent. Je ne souhaite pas me limiter à un accord entre la France et l'Allemagne. Il faut que l'Italie soit un partenaire à part entière. Il faudra que nos trois pays s'entendent sur ce qu'ils souhaitent faire et, pour cela, que nous ayons des relations bilatérales entre nous trois.
La construction de l'Europe politique est ce qui permettra de débloquer le reste. Il faut qu'à nous trois, nous essayions d'entraîner l'Angleterre, car il n'est pas question de la mettre à l'écart.
Je me souviens, lorsque j'ai reçu le Comité Monnet, Helmut Schmidt a dit: "Il n'y a qu'une chose à faire: la monnaie européenne. " Mais chercher à procéder de la sorte, c'est risquer un échec, comme pour la CED.
Je voudrais parler de l'Europe de l'espace. Je suis satisfait de l'accord qui a été trouvé entre les ministres à Rome. Il faut maintenant faire progresser le projet de station spatiale européenne. Il ne faut pas que le financement du projet Columbus nous empêche de réaliser Hermès. Il s'agit de donner à l'Europe une réalité dans le domaine de l'espace. Dans un premier temps, la coopération sera civile, la coopération militaire viendra ensuite. Mon souci n'est donc pas pour le moment l'armement de l'espace, mais l'occupation de l'espace par nos technologies européennes. Actuellement, il y a l'offensive américaine qui impressionne les Anglais et les Allemands. Si l'Europe refuse de s'engager dans cette voie, je le ferai seul, je prendrai les décisions budgétaires nécessaires. Les Américains ne coopéreront avec nous que si nous avons nos propres projets.
Je voudrais parler d'une autre menace américaine qui concerne les négociations commerciales multilatérales. Les États-Unis essaient de défoncer les barrières de l'Europe. Ils cherchent à régler leur problème agricole en s'attaquant à la politique agricole commune. Nous devons nous unir pour résister à cette offensive. La France refusera l'ouverture rapide, dans les conditions actuelles, des négociations commerciales multilatérales, mais nous souhaitons ne pas être les seuls à refuser, et nous avons besoin de votre soutien, car certains pays européens peuvent être tentés d'accepter les propositions américaines.
On change de sujet:
François Mitterrand : Il faut que nous parlions du terrorisme. Là-dessus, je veux être très clair. Je considère que nous sommes injustement attaqués. Nous avons environ 300 Italiens réfugiés en France depuis 1976; depuis qu'ils sont chez nous, ils se sont "repentis" et notre police n'a rien à leur reprocher. Il y a aussi une trentaine d'Italiens qui sont dangereux, mais ce sont des clandestins. Il faut donc d'abord les retrouver. Ensuite, ils ne seront extradés que s'il est démontré qu'ils ont commis des crimes de sang. Si les juges italiens nous envoient des dossiers sérieux prouvant qu'il y a eu crime de sang, et si la justice française donne un avis positif, alors nous accepterons l'extradition.
Pour les nouveaux arrivants, nous sommes prêts à être très sévères et à avoir avec vous le même accord que nous avons avec l'Espagne. Nous sommes prêts à extrader ou à expulser à l'avenir les vrais criminels sur la base de dossiers sérieux. Il y en a deux actuellement qui pourraient être extradés, sous réserve que la justice française n'y trouve rien à redire.
Il est faux de dire qu'il y a en France des noyaux de terrorisme. Je propose que vos hauts fonctionnaires viennent à Paris pour mettre leurs informations en commun avec les nôtres et nous aider à être plus efficaces.
Bettino Craxi: Bien. Il faut que notre justice établisse des dossiers plus précis. Actuellement, nous avons plus de 2 000 terroristes dans nos prisons, et cela nous pose de gros problèmes.
Lundi 25 février 1985


22 mineurs sont tués et 103 blessés lors d'un accident au puits Simon, près de Forbach.


Shamir est à Paris. Il demande au Président d'aider à faire libérer les 9 000 Juifs éthiopiens encore bloqués au Soudan :
I. Shamir : Intervenez auprès de Nemeiry, on peut les sortir en trois jours. Il y en a déjà 13 000 en Israël.
Par ailleurs, il faut aussi nous aider à réaliser un accord commercial avec la Commission européenne. Votre ministre, M. Dumas, nous dit qu'elle nous accorde sa sympathie.
François Mitterrand : La sympathie ne suffit pas.
I. Shamir : C'est exactement ce que je voulais dire. M. Cheysson, à Bruxelles, pense que le problème d'Israël se réduit à des agrumes. Ce n'est pas le cas. Il nous faut un accord global.
François Mitterrand : C'est très difficile. Mais j'en parlerai au Chancelier Kohl. Je ne m'engage pas à obtenir un accord, mais je ferai l'impossible.
I. Shamir : Moubarak veut une conférence de toutes les parties arabes concernées. Je ne suis pas contre. Je suis prêt à voir Hussein. Mais l'accord entre l'OLP et la Jordanie n'est pas une contribution à la paix. Il n 'y est pas question d'Israël. D'ailleurs, l'OLP n'est pas unanime là-dessus.
Nous nous retirons au Sud-Liban, mais nous n'avons pas de garantie de sécurité, J'espère qu'on en aura une en arrivant à la frontière internationale ! Après notre départ du Liban, il y a eu une vague de terrorisme contre ceux qui avaient collaboré avec nous.
François Mitterrand : L'OLP s'efface derrière la Jordanie. Arafat joue sa vie, ses jours sont menacés. Craxi en a reçu la confidence de Pérès il y a cinq jours. Je suis sans illusions : personne ne veut vraiment négocier. Pas même vous.
I. Shamir : Mais on peut trouver une solution si on le veut vraiment. La Jordanie pourrait accepter un Camp David.
François Mitterrand : C'est une guerre. Il faut en sortir.
I. Shamir : Pour la Cisjordanie, je ne peux accepter qu'il nous soit interdit d'y vivre, indépendamment du statut politique de ces lieux.

Je reparle au Président de l'idée d'une Initiative européenne de Sécurité, dont le nom est devenu Agence de coordination de la recherche européenne (soit, en français, ACRE, ou, à partir de la version anglaise, « Eurêka », nom proposé par Pierre Morel). Trois grands domaines d'application: traitement et transfert de l'information; exploitation des nouveaux milieux (espace et océan) ; sciences et techniques de la vie. L'informatique, l'électronique et l'espace (grands calculateurs, génie logiciel, intelligence artificielle, composants électroniques, optronique, robotique de la troisième génération, usines automatisées, lasers d'assemblage et d'usinage, matériaux nouveaux, réseaux de communication).
Mais Eurêka est inconcevable sans une forte relance politique en Europe. D'autre part, la seule négociation d'un nouveau traité politique n'aurait pas grand sens si l'Europe ne se donnait pas dans le même temps les moyens d'entrer dans l'ère de la haute technologie.
François Mitterrand me donne son accord et on y travaille encore avant d'en discuter avec les Allemands.
Mardi 26 février 1985


Le dollar atteint 10,61 F à Paris. Le franc est attaqué. Ce serait dommage d'avoir à dévaluer avant les élections de mars 1986. Plus question, en tout cas, de quitter le SME.

Les Américains reviennent à la charge pour qu'une réunion préparatoire se tienne rapidement afin que soit lancée à Bonn une action à Sept contre le terrorisme. Je leur redis mon opposition.

Au petit déjeuner, Laurent Fabius attaque violemment le RPR : « Il n'y a pas de différence entre Le Pen, Pasqua et le RPR. Où passe la frontière entre eux ? Le Pen aurait des élus quel que soit le système, parce qu'il a des électeurs qui viennent des rangs de la droite. Et ce n'est pas à nous de faire le ménage de la droite. C'est l'affaire des électeurs que de choisir entre Le Pen et Chirac. Il faut présenter la loi électorale avant la fin avril. L'idéal serait que la droite n'ait pas la majorité sans Le Pen. Il faut créer une vaste extrême droite qui aille de Pasqua à Le Pen. »
François Mitterrand : « Je ne suis pas d'accord avec vous. Je ne veux pas renforcer Le Pen. Tous ceux qui, dans l'Histoire de France, ont fait la politique du pire, ont perdu la vie ou le pouvoir. »
Plus tard, sur le PC : « Moins on en parle, mieux ça vaut. »

Pierre Bérégovoy est de plus en plus à l'aise en ministre des Finances. Il sait se faire apprécier de ses services. Il va même jusqu'à écrire à Laurent Fabius une lettre pour le mettre en garde contre les intentions dépensières... du Président !
« Le Président de la République estime indispensable que la courbe du chômage s'infléchisse dans les prochains mois. Compte tenu de l'évolution spontanée de l'emploi, ce résultat ne peut être obtenu que si l'on met en place une politique de l'emploi encore plus audacieuse et si l'on obtient une croissance économique plus soutenue.
L'action qu'il nous faut mener dans ces deux directions ne doit en aucun cas compromettre le redressement de notre économie, de mieux en mieux admis par l'opinion, ainsi qu'en témoigne un récent sondage de la SOFRES exécuté pour le compte du ministère suivant une habitude prise en 1983.
Ne doivent pas être mis en cause l'équilibre indispensable entre les emplois et les ressources dans le financement de notre économie, ni l'équilibre du commerce extérieur, qui reste à atteindre ; de même, le déficit budgétaire doit être contenu à 3 % du PIB. Tout autre comportement qui risquerait de relancer l'inflation aurait des effets négatifs sur le franc et nous pouvons mesurer l'effet électoral qu'aurait un quatrième réajustement monétaire... »
Le Président en sera durablement fâché : « Cela n'a pas à être décidé par le ministère des Finances ! » annote-t-il en marge avec un grand point d'exclamation.


30 000 Caldoches défilent à Nouméa pour obtenir le départ de Pisani. Les ponts sont coupés entre Pisani et Fabius, qui trouve le délégué du gouvernement trop radical et regrette de l'avoir laissé lancer son projet de référendum.
Mercredi 27 février 1985

Au Conseil des ministres, François Mitterrand explique que les Américains nous demandent une déclaration à Sept sur le terrorisme, et qu'il est contre. Il rappelle que la négociation commerciale ne doit pas s'ouvrir trop vite, car elle serait centrée sur l'agriculture, mais qu'elle doit progresser de pair avec la négociation monétaire.


Le gouvernement refuse une subvention de 80 millions à Manufrance. Fin de la Coopérative. Désarroi. La gauche n'est décidément plus ce qu'elle était. Mais alors, qu'est-elle ?


Jeudi 28 février 1985


Au Sommet franco-allemand réuni à Paris, Kohl fait, comme il en a pris l'habitude maintenant, un tour d'horizon de la situation en Europe de l'Est, pays par pays:
Helmut Kohl : Le Premier ministre tchécoslovaque m'a dit : "Nous sommes devant la question religieuse comme Botha devant l'apartheid. "
Je dois faire attention à ce que Honecker ne soit pas déstabilisé. Actuellement, en RDA, on fait des sondages secrets : il y a deux ans, 50 % voulaient l'unité allemande ; ils sont 80 % aujourd'hui. C'est trop beau pour être vrai.
Les Américains ne comprennent pas ce qui se passe en Europe...
Le Président explique au Chancelier que la France va proposer à ses partenaires une Initiative de Sécurité européenne dans laquelle seraient réunis, hors des instances du Traité de Rome, « autour d'un petit système administratif commun (du type Airbus ou Agence spatiale européenne), les moyens d'un grand programme de développement de toutes les technologies de sécurité ».


Samedi 2 mars 1985

Laurent Fabius ne veut pas de l'indépendance en Nouvelle-Calédonie. Pisani s'inquiète de ce que le Premier ministre ne le soutient pas. Il écrit au chef de l'État : « J'aurais aimé, par souci d'efficacité exclusivement, que le gouvernement et la majorité s'engagent politiquement à mes côtés. On ne m'a refusé aucun moyen, mais on n'a pas livré bataille. » Parlant sans le nommer du Premier ministre, il écrit : « Ce n'est pas en sortant des phrases sans rugosité face à un adversaire déchaîné que l'on aide le combattant des antipodes. » Il propose sa démission : « Sachez que je travaille ici comme si je devais partir demain ou... jamais. Disposez de moi au gré des intérêts supérieurs de l'Etat et sans crainte de m'affecter. »


Dimanche 3 mars 1985


A la réunion des ministres du Commerce extérieur de la Communauté, plusieurs veulent confirmer l'acceptation, par le Commissaire, du lancement d'un nouveau « round » de négociations en 1986. La France s'y oppose.
Lundi 4 mars 1985


Réunion sur la sécheresse et la famine en Afrique. Nous allons essayer de lancer un programme d'aide avant le Sommet de Bonn.


Mardi 5 mars 1985


Au petit déjeuner, François Mitterrand : « Mon rôle est d'exprimer les grandes lignes et de dire comment je sens les choses. L'extrême droite était dans la droite, le RPR et l'UDF se la partageaient. Maintenant qu'elle est sortie, ils ont un concurrent. »

Laurent Fabius, à qui j'ai communiqué mon idée, revient avec un projet sur le revenu minimum : « Il y a actuellement 450 000 personnes gagnant 41 F par jour ; 150 000 ne touchent plus rien du tout et réclament une aide ; 900 000 personnes sans aucun droit, mais qui ne réclament rien. Les plus touchés sont les soutiens de famille chômeurs en fin de droits de plus de 25 ans. Ils sont sans doute près de 150 000. On peut, pour eux, mettre au point un revenu minimal de 2 400 F par mois, dont 1 200 F payés par les collectivités locales. » Le Président donne son accord.


Premier bon signe pour Canal-Plus : il y a peu d'abonnés, mais 90 % d'entre eux renouvellent leur abonnement au bout de trois mois.


La grève des mineurs britanniques s'achève. Elle durait depuis un an. Margaret Thatcher a gagné. Amère victoire.

Hermès sera donc un programme français. Qui conduira les études ? La solution technique présentée par Dassault est, de l'avis de tous les experts, meilleure que celle de l'Aérospatiale. François Mitterrand : « Non. C'est la SNIAS qui doit faire Hermès. Donc qui doit préparer d'autres propositions. Que deviendra, le cas échéant, Dassault après mars ? La SNIAS est beaucoup plus solide — et durable — sur le plan public. »



Mercredi 6 mars 1985


Dernière estimation en date des Renseignements généraux : la gauche, aux élections cantonales de dimanche prochain, perdra neuf départements. Soit exactement le quart des présidences de conseils généraux qu'elle détient actuellement. Et les législatives sont dans un an...
La cohabitation s'annonce. Il faut s'y préparer.

Un Libanais, Georges Ibrahim Abdallah, soupçonné d'attentat terroriste, est arrêté à Lyon. Faute de preuves, il n'est inculpé que de faux et usage de faux. Il dispose d'un « vrai-faux » passeport algérien.
Jeudi 7 mars 1985


Finalement, la réunion sur le terrorisme que souhaitaient les Américains a lieu à Bonn, et à Six, sans la France. Grave manquement : c'est la première fois qu'une réunion du G-7 se tient malgré le refus de l'un des pays-membres d'y participer. Jamais les Américains n'ont été plus sûrs d'eux.

Laurent Fabius, à Toulouse, demande la création d'un Front républicain pour unir les adversaires de la droite aux prochaines législatives.


Vendredi 8 mars 1985


En Nouvelle-Calédonie, un gendarme est tué par un Kanak d'un coup de machette.


Marie-France Garaud bombarde le Président de notes à propos de la politique spatiale, devenue sa principale marotte :
«... Il est évident que les implications civiles et militaires sont étroitement imbriquées dans la conquête de l'espace et que l'IDS n'a révélé que la partie émergée de l'iceberg, l'autre, c'est-à-dire l'ensemble des virtualités scientifiques, économiques et technologiques, étant plus vaste encore.
Il faut certainement reprendre cette affaire, c'est-à-dire : demander une nouvelle réunion de l'E.S.A., au plus tard fin 1985 ou début 1986 ; y exiger précisions et garanties sur le développement de Colombus en ce qui concerne les échanges technologiques, mais surtout les participations financières de fonctionnement ; faire en sorte que le projet Hermès soit présentable et présenté à cette réunion et décidé conjointement (...).
C'est seulement lorsqu'il sera clair que l'Europe, entraînée par la France, est effectivement en train de se doter des éléments d'une politique spatiale autonome qu'elle sera en mesure de faire entendre sa voix et de faire valoir ses responsabilités dans les discussions stratégiques résultant de l'IDS. »



Dimanche 10 mars 1985


Premier tour des élections cantonales. Soulagement à l'Élysée, à Matignon et au siège du PS. Les socialistes ne sont pas, comme ils le craignaient, au-dessous de 24 %. Mais le Parti communiste reste très faible, si bien qu'avec ou sans représentation proportionnelle, il n'y a pas de majorité de gauche possible en 1986.

George Shultz écrit à Roland Dumas pour protester contre notre refus d'envoyer un expert à la réunion à Sept sur le terrorisme. Dumas répond par une lettre rappelant notre doctrine : aucune réunion à Sept autre que celles des sherpas.

Roland Dumas se rend à Moscou : il a rendez-vous avec Gromyko qui l'attend au pied de l'avion et ne lui dit pas que Tchernenko vient de mourir après seulement treize mois de pouvoir.
Plus tard dans la journée, la nouvelle est annoncée : Gorbatchev est désigné pour organiser les obsèques. La succession est réglée
Lundi 11 mars 1985


De Moscou, Roland Dumas suggère au Président de venir aux obsèques, dans deux jours. François Mitterrand hésite, répond d'abord négativement, puis positivement : il veut revoir ce Gorbatchev qui l'avait si vivement impressionné lors de son précédent voyage.


Mardi 12 mars 1985


A Genève, les négociations américano-soviétiques sur le désarmement nucléaire reprennent.

Au petit déjeuner, on parle de la grève des hôpitaux, qui fait rage, des projets de loi sur la radio et la télévision, de la réforme électorale, des résultats des élections cantonales de dimanche dernier. François Mitterrand : « Il faut reprendre son souffle. De Gaulle a toujours perdu toutes les élections intermédiaires. La droite est unie. L'extrême droite est homogène. Les autres sont hétérogènes. Il faut qu'ils fassent leur ménage. Il n'y a pas de droite modérée. Il faut choisir vite le mode de scrutin pour mars 1986. »

Dans l'après-midi, François Mitterrand reçoit une délégation de la Ligue Arabe au sein de laquelle se trouve Tarek Aziz, venu lui parler de la guerre Iran/Irak.
Le secrétaire général, Chadli Klibi, rappelle l'historique de cette guerre, les efforts d'un certain nombre de pays ou d'organisations, dont l'ONU, pour y mettre un terme : « La poursuite de la guerre est imputable à l'Iran ; l'Irak s'est, au contraire, montré ouvert à d'éventuelles négociations. Je regrette que des pays tiers permettent à l'Iran, par la fourniture d'armes, de continuer cette guerre dont l'extension aurait des conséquences catastrophiques pour la région et l'ensemble des pays développés. Il est urgent de faire pression sur les pays qui continuent à aider l'Iran. Et il faut faire remarquer à Israël qu'un élargissement du conflit comporterait des risques pour lui. La Ligue Arabe a pris l'initiative de cette démarche auprès des pays membres permanents du Conseil de sécurité, démarche qui commence avec cette rencontre du Président français. »
François Mitterrand : Il est très difficile de trouver une solution avec des gens qui n'en veulent pas...
Tarek Aziz : Les morts se comptent par plusieurs centaines de milliers.
François Mitterrand : La France, bien sûr, souhaite la paix, mais si nous entreprenions aujourd'hui des démarches, nous serions récusés par l'Iran, comme amis de l'Irak. Notre position est claire. Nous avons un ami : l'Irak. Mais nous n'avons pas d'ennemi. Avec l'Iran, c'est plutôt une situation d'ignorance réciproque. En tant que pays, la France n'est donc pas très utile. Mais, comme membre permanent du Conseil de sécurité, elle peut l'être. L'URSS et les États-Unis ont intérêt à ce que ce conflit cesse. Il faut cependant réfléchir, car rien n'est pire qu'une initiative diplomatique qui échoue. Il ne faut absolument pas entretenir cette guerre et l'équilibre doit être préservé sur cette frontière historique.
Chadli Klibi : La Ligue Arabe espère que les pays de la Communauté européenne et le Conseil de sécurité feront pression dans le sens d'une solution.
François Mitterrand : J'en parlerai peut-être demain à M. Gorbatchev.
Mardi 13 mars 1985


François Mitterrand assiste aux obsèques de Constantin Tchernenko. Désordre. Pour occuper une place au premier rang, le Président se glisse de force entre Mme Thatcher et le Premier ministre du Maroc.

Le Président est le premier des dirigeants occidentaux à s'entretenir avec Mikhaïl Gorbatchev en fin d'après-midi. Au cours de cet entretien de trois quarts d'heure, le nouveau Secrétaire général du PCUS est assisté d'Andrëi Gromyko, ministre des Affaires étrangères, de M. Vorontsov, ambassadeur d'URSS en France, et de M. Alexandrov, expert du Comité central. Le Président a à ses côtés le ministre des Relations extérieures, le conseiller diplomatique de la Présidence et l'ambassadeur.

D'emblée, la conversation ouverte par M. Gorbatchev porte sur les questions de fond. Le Secrétaire général rappelle les conversations que François Mitterrand a eues avec Constantin Tchernenko en juin 1984, conversations qui, selon lui, ont été très utiles et ont donné une impulsion aux relations bilatérales entre la France et l'URSS. Il souligne que le Plénum extraordinaire qui s'est tenu le 12 mars — au cours duquel il a été élu — a confirmé l'attachement du gouvernement soviétique à la politique extérieure et intérieure soviétique telle qu'elle a été définie à l'issue du XXVIe Congrès et poursuivie au cours des dernières années. « Les dirigeants soviétiques, dit-il, sont conscients de leurs responsabilités dans la situation mondiale et ont la ferme intention d'agir afin que cette situation s'améliore. »
Compte tenu de cette fidélité à la ligne politique en matière extérieure qui est celle du gouvernement soviétique, M. Gorbatchev indique que la conception des dirigeants soviétiques sur les relations franco-soviétiques est toujours la même et qu'ils attachent la même importance considérable à la coopération avec la France. Toutefois, les dirigeants soviétiques ne voient pas les relations entre la France et l'URSS uniquement avec des « lunettes roses ».

A l'heure actuelle, nous nous trouvons, selon M. Gorbatchev, à une étape importante du développement de la situation internationale, caractérisée par la quantité d'armements nucléaires accumulés de par le monde. « Chacun s'interroge sur le destin de l'humanité. Approchons-nous d'une limite et ne faut-il pas nous poser la question : où allons-nous ? Ne faut-il pas s'arrêter ? Il est nécessaire, selon M. Gorbatchev, de prendre des décisions qui évitent au monde moderne de glisser vers l'abîme de la catastrophe nucléaire. » M. Gorbatchev indique — en demandant confirmation de sa formule à M. Gromyko — qu'il croit se souvenir que ce sont l'Union soviétique et la France qui sont à l'origine de la politique de détente des années 70. « Dans la situation actuelle, la coopération entre les deux pays est encore plus nécessaire. L'Union soviétique est prête à prendre, sur des bases conjointes, de nouvelles mesures pour faciliter un dialogue franco-soviétique qui permettrait de dégager des solutions réalistes pour que cesse la course aux armements. L'Union soviétique accepte de négocier à Genève avec le plus grand désir d'aboutir à des mesures efficaces, capables de mettre un terme à la course aux armements. L'Union soviétique est prête à faire preuve de bonne volonté et de la souplesse nécessaire, à condition cependant que soient préservées l'égalité et la sécurité. Cela n'est d'ailleurs pas nouveau. C'est ce que M. Gromyko a déjà dit lors de la rencontre de Genève, le 8 janvier. Ce qui préoccupe les Soviétiques, c'est qu'alors que les pourparlers de Genève devraient être constructifs et aboutir à des résultats attendus de tous les peuples, les mesures prises par les dirigeants américains avant ces pourparlers sont inquiétantes. Quelles sont les intentions américaines ? A entendre les dirigeants américains, en particulier le Président Reagan, les États-Unis ont besoin de ces négociations afin de pouvoir poursuivre leur programme militaire. La thèse américaine est qu'il est nécessaire d'être en position de force pour négocier. De là, semble-t-il, le souci d'améliorer la discipline au sein de l'OTAN, l'intention d'utiliser ces conversations pour empêcher de s'exprimer ceux qui désirent ardemment la paix. Dans de telles conditions, ces pourparlers seraient une nouvelle tromperie. C'est ici que le rôle de la France pourrait être considérable. »
M. Gorbatchev, à cet instant de son exposé, rappelle qu'il est au courant de l'idée française d'échanger avec les dirigeants soviétiques des messages pour le quarantième anniversaire de la Victoire. « Cela n'exclut pas, selon M. Gorbatchev, d'autres idées, si l'on se souvient que nous avons été alliés pendant la guerre et que nous avons combattu du même côté. En conclusion, nous avons beaucoup de choses à nous dire, et nous aurons d'autres occasions de le faire. »
Le Président répond : « Il existe entre la France et l'Union soviétique des intérêts permanents. En effet, il y a quelques grandes lignes de notre histoire contemporaine qui fondent une relation féconde et constante entre l'URSS et la France, qu'il s'agisse de circonstances dramatiques, comme la guerre, ou de périodes comme celle de la détente. » Le Président rappelle ce qui a, en Europe, rassemblé le peuple français et le peuple russe depuis déjà longtemps et qui reste vrai. Lui-même, comme beaucoup de Français, a été élevé dans le respect de la Russie et de l'Union soviétique et dans le souvenir des grandes actions du peuple russe. Il y a toutefois des divergences d'intérêts entre l'URSS et la France, qui se sont cristallisées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans des alliances différentes. Malgré cette situation, la France, tout en restant loyale à l'égard de ses alliés, a tenu à mener une politique autonome et indépendante. « Nous sommes ainsi un vieux pays d'Europe qui souhaite garder avec l'Union soviétique une relation constructive. »
Le Président rappelle l'invitation qu'il avait formulée pour M. Tchernenko. Cette invitation, qui s'adressait au pays en même temps qu'à l'homme, reste actuelle. La personne a changé, le pays reste le même. M. Gorbatchev sera le bienvenu en France. Il honorera la France en répondant à cette invitation qui permettra de continuer la conversation présente. Le Président confirme l'idée d'échange de messages pour le quarantième anniversaire de la Victoire commune qui doit tant à l'Union soviétique et à ses sacrifices. « Nous n'avons pas honte de dire ce que nous devons au peuple russe pour notre liberté. Mais il est vraisemblable aussi que nous parlerons de détente et de paix dans ces messages. »
S'agissant du désarmement, le Président rappelle que la France est tout à fait en faveur de la réduction des armements existants, ce qui suppose qu'il faudrait commencer à négocier dès maintenant sur les armements futurs. Il est plus logique et plus commode de discuter dès maintenant de l'espace plutôt que d'attendre qu'y soient installés des armements puissants. C'est pourquoi, lors de son dernier voyage en URSS, le Président a indiqué que la France était prête à poursuivre les conversations en cours entre les deux pays sur les armements dans l'espace. Les dispositions du gouvernement français sont les mêmes, elles n'ont pas changé. Mais si les deux plus puissants pays du monde poursuivent leurs recherches et, faute de s'entendre, fabriquent ces armements, la France sera obligée de chercher sa place dans ce rapport de forces, et elle la trouvera. Cependant, il serait préférable de contribuer à enrayer ce mouvement vers l'armement de l'espace pendant qu'il est encore temps. Le Président pense d'ailleurs que cette idée est inscrite dans le programme soviétique des négociations de Genève avec les Américains. Le Président souligne qu'il suivra avec intérêt ces développements et, s'il pouvait contribuer par des discussions avec les Soviétiques et les Américains à ce qu'une pause évite ce surarmement, il ne manquerait pas de le faire. Comme M. Gorbatchev l'a dit lui-même, il faut l'égalité et la sécurité, et que cette égalité et cette sécurité soient contrôlées. Quant aux intentions des négociateurs, le Président n'est pas en mesure de les deviner, qu'il s'agisse des Américains ou des Soviétiques. Lorsqu'il rencontre le Président Reagan, il l'interroge. Mais ce sont les actes qui comptent. Le raisonnement est le même, qu'il s'agisse des Américains ou des Soviétiques.
M. Gorbatchev promet d'informer en temps voulu le gouvernement français du développement des pourparlers. Les Soviétiques tâcheront de donner à cette information le maximum d'objectivité.
Le Président : « Nous entrons dans une période nouvelle de nos relations, sans complaisance et en toute loyauté. »


Le Président a ensuite deux rencontres impromptues avec deux participants au prochain Sommet de Bonn : Mulroney et Nakasone.
François Mitterrand n'a jamais éprouvé de passion pour la cause québécoise, qu'il juge dépassée. Le projet de Sommet francophone peut progresser si Québécois et Canadiens s'entendent sur leur mode de représentation : conjointe ? séparée ? égale ? différenciée ?
Brian Mulroney (sur le Québec) : M. Lévesque a eu la sagesse d'abandonner sa revendication de souveraineté. Il remonte maintenant la pente de la popularité.
Le Président Reagan sera à Québec la semaine prochaine et je crois que c'est la première fois qu'un Premier ministre québécois sera associé à toutes les manifestations.
Lévesque et moi, nous parlons tous les deux pour le Québec. Moi aussi, j'ai un mandat des francophones. Je dois d'ailleurs penser aussi aux minorités francophones hors du Québec. Mais le Québec jouera de toute façon un rôle respectable et important dans le Canada de demain.
François Mitterrand : Il y a un très bon climat dans les relations franco-canadiennes. C'est vrai que, pendant longtemps, c'était un peu difficile pour nous, à cause des problèmes Canada/Québec. C'était difficile d'aller à Ottawa, vous le comprenez bien, sans passer à Québec, et difficile aussi d'aller à Québec sans aller à Ottawa. Il y avait des problèmes de protocole insolubles.
Dans le bon climat des relations avec le Canada, il y a un seul problème qui ressort, c'est celui de Saint-Pierre et Miquelon. Je crois même qu'il y a un contentieux à propos d'un chalutier. Pour ma part, je suis tout à fait disposé à un arbitrage. Je préfère avoir raison, bien sûr, mais si des juges internationaux impartiaux me disent que j'ai tort, je m'inclinerai.
Brian Mulroney : J'ai promis à mon ami Fabius de régler ce problème. Il m'a annoncé un émissaire que je recevrai après la visite du Président Reagan.
François Mitterrand : Nous allons nous revoir au Sommet de Bonn. Je voudrais vous expliquer ma conception de ce Sommet, car j'ai une petite dispute amicale avec le Président Reagan à ce sujet. Il veut en faire un directoire, et je crains que cette impression de directoire n'agace les non-alignés et le Tiers Monde. Je suis donc réservé en ce qui concerne certains aspects de l'ordre du jour.
Il faut bien voir que tout cela est très différent de ce qui avait été conçu à l'origine, où il devait s'agir de contacts informels et tout à fait personnels pendant deux jours entre quatre dirigeants.
Au premier Sommet auquel j'ai participé, à Ottawa, cette rencontre était présentée par les Américians comme un combat de boxe où il devait y avoir un vainqueur et un vaincu, si possible par k.o. Et on voit bien qui devait être le vainqueur.
A Versailles, le ministre des Finances américain, Don Regan, sortait constamment pour expliquer que les engagements pris n'avaient pas de valeur.
A Londres, cela a été mieux. Mme Thatcher a bien organisé son affaire, mais nous avons dû résister en permanence au désir de traiter de questions qui ne sont pas de la compétence des Sommets, comme dans l'Alliance atlantique où il existe la tentation de débordements hors-zone. Il est bien normal que nous voulions ensemble parler des problèmes qui surgissent partout dans le monde. Mais si on nous propose des textes, attention ! Je ne suis pas partisan de structures permanentes. Le Président Reagan souhaiterait des réunions de ministres spécialisés (pour l'environnement, le terrorisme) entre les Sommets. Je suis réticent.
Brian Mulroney : Avez-vous des inquiétudes sur certains sujets ?
François Mitterrand : Je ne veux pas que nous nous érigions en tribunal du monde. Le Chancelier Kohl a ainsi essayé d'organiser, en marge du Sommet, des réunions des ministres chargés de la lutte contre le terrorisme. Je ne veux pas être engagé dans des phobies qui ont cours en Californie, mais pas en Europe. Le plus intéressant, le plus rentable, ce serait de passer deux jours ensemble, sans aucun ordre du jour.
Brian Mulroney : C'est vrai que dès que j'ai pris mes fonctions, on m'a dit de me préoccuper déjà de la préparation de ce Sommet, de l'agenda. Tout cela est très structuré.
François Mitterrand : Les contacts directs, c'est utile, intéressant, amical Mais je résisterais si on me proposait, par exemple, une résolution sur l'Amérique Centrale.
Brian Mulroney : Le Canada non plus ne le souhaite pas.
François Mitterrand : Oui, j'ai noté dans ces Sommets que la France et le Canada restaient en général sur leur quant-à-soi face à cette évolution.
Brian Mulroney : Vous connaissez le Président Reagan. Il a une perception assez... catégorique et radicale de ces questions.
François Mitterrand : A Williamsburg, les Américains ont proposé au dernier moment une résolution concernant les Pershing, qui faisait remarquer que les pays d'Europe de l'Ouest, comme le Japon, avaient à faire face à une menace identique qui était celle des SS 20. On a parlé ensuite de sécurité globale. J'ai dû résister à cette interprétation, d'où un risque de tension amicale avec les États-Unis.
Je voulais vous dire à l'avance, avant le Sommet de Bonn, pourquoi je peux avoir à prendre des attitudes de ce type, ce qui ne m'empêche pas d'avoir des relations tout à fait amicales avec le Président Reagan et de l'amitié, de l'affection, même, pour le peuple américain.
Brian Mulroney : En ce qui concerne le Sommet francophone, M. Lévesque m'a fait vendredi dernier, sur le rôle du Québec, des propositions qui comportent des éléments inacceptables : il n'est pas possible, du point de vue des relations internationales, de lui reconnaître des compétences qui sont nôtres et il faut, je vous le répète, que je tienne compte de la protection des minorités francophones en dehors du Québec. Mais je suis d'accord pour que le Québec joue un rôle particulier et je pense que nous pourrons quand même trouver une solution. Je pense en reparler avec M. Lévesque.
François Mitterrand : La France n'a pas du tout l'intention de s'immiscer dans la détermination de vos positions, et elle respectera vos décisions.
Le Président voit ensuite M. Nakasone, original, cultivé, francophile. On parle du GATT et du Sommet de Bonn.
M. Nakasone : Je voulais effectuer une visite en France au mois de mai. Mais cela doit être retardé. Je voudrais venir en France soit début juillet, ou mieux encore pour le 14 Juillet, ou début septembre. Je souhaiterais beaucoup, à cette occasion, me rendre en province.
François Mitterrand : La France aurait souhaité vous accueillir à la date prévue, mais vous serez le bienvenu un peu plus tard.
M. Nakasone : Je souhaiterais revoir mon vieux professeur de français qui habite Montpellier.
François Mitterrand : C'est entendu, nous organiserons cela.
M. Nakasone : Le Japon a des excédents commerciaux importants qui me préoccupent.
François Mitterrand : Ils inquiètent aussi nos pays.
M. Nakasone : Il y a d'autre part le problème du nouveau round de négociations commerciales...
François Mitterrand : Je dois vous dire qu'en France, nous n'y sommes pas très favorables. Il y a bien des problèmes à régler avant, notamment en ce qui concerne le système monétaire, ou plutôt l'absence de système monétaire. Ce problème d'un nouveau round découle des problèmes américains en matière de production agricole. Nous ne participerons pas à cette discussion s'il n'y a pas eu de remise en ordre monétaire avant.
M. Nakasone : Le Sommet de Bonn est justement une bonne occasion pour parler de cela.
François Mitterrand : Je suis d'accord pour avoir cette discussion à Bonn, même si j'ai des réserves sur le fond. Je ne veux pas que nos problèmes soient réglés à sens unique. Les États-Unis nous imposent déjà les conséquences de leur déséquilibre budgétaire, leurs taux d'intérêt élevés, le désordre monétaire. Ils ne vont pas, en plus, démolir notre système commercial !
Les nouvelles négociations commerciales sont prématurées. Je ne refuse pas cet examen, mais le Président Reagan a déjà annoncé une date : le 1er janvier 1986. Nous ne voulons pas être enfermés dans une date aussi proche.
M. Nakasone : Il nous faut aussi tenir compte des problèmes Nord/Sud, qui sont très importants et qui seront discutés à Bonn.
Ces dernières années, il y a eu un développement des investissements français au Japon, c'est une chose très positive, et nous avons pu accroître nos importations de produits français.
François Mitterrand : Il y a eu aussi des investissements japonais en France. Je m'en réjouis. Je crois que les industriels japonais sont satisfaits et qu'il n'y a pas de problème social. Je dois d'ailleurs vous dire à ce sujet qu'au cours des trois dernières années, il y a eu moitié moins de journées de grève en France que pendant toutes les années depuis 1945...

Au total, on aura vu pas mal de monde en douze heures. Du bon usage des enterrements...





Jeudi 14 mars 1985


Au Conseil des ministres, François Mitterrand évoque ses rencontres à Moscou : « Au Kremlin, plus personne ne pensait à Tchernenko. Et il semble bien que l'on soit passé d'une époque à une autre avec l'arrivée de Gorbatchev, qui est nettement plus jeune que tous les autres membres de la direction soviétique. Pour lui, l'âge des autres membres du Politburo constitue un avantage. Dans les années qui viennent, nous allons assister à une véritable hécatombe. Par le simple ordre des choses et sans qu'il y ait lieu de précipiter le mouvement, Gorbatchev n'aura qu'à récolter le fruit du travail de la Mort...
Le désarmement revenait avec insistance dans ses propos. C'est là-dessus que la diplomatie soviétique mettra l'accent. Il est probable que Gorbatchev cherchera un certain rapprochement avec la France. D'ailleurs, Gromyko s'est montré des plus charmant. Qu'est-ce que cela veut dire ? Je ne pense pas que cette bonne humeur implique un renoncement à la politique étrangère qui est la sienne depuis trente-quatre ans. Néanmoins, il semble que la France entre, un peu plus que par le passé, dans ses calculs. Cela peut être bon ou mauvais, selon le cas. Il songe sans doute à faire quelques sorties. La France est commode, de ce point de vue. »


Vendredi 15 mars 1985


Sir Geoffrey Howe fait un discours très critique sur l'IDS, mais confirme que la Grande-Bretagne entend y participer. Ses représentants luttent d'ailleurs, à la réunion de l'UEO, contre l'expression d'une « réponse coordonnée » à l'IDS.

L'idée d'une initiative sur l'union politique mûrit dans de nombreuses capitales. Jacques Delors, pour sa part, ne compte pas mettre un projet sur la table, mais appuierait une initiative franco-allemande.

Lors de leur réunion régulière, le patron du SDECE, l'amiral Lacoste, annonce au chef d'état-major particulier du Président, le général Saulnier, qu'il va « envoyer des gens surveiller Greenpeace, qui veut gêner les essais nucléaires français dans le Pacifique ». Il s'agit de « surveiller », et seulement de « surveiller », précise-t-il. Il ajoute : « J'en ai parlé au Président. » C'est possible, pense Saulnier : le Président le voit à intervalles plus ou moins réguliers en strict tête à tête.



Dimanche 17 mars 1985


Deuxième tour des élections cantonales. Désastre pour la gauche : 53 % des voix à droite.
François Mitterrand : « Quel que soit le mode de scrutin, nous serons battus en 1986 ! »




Mardi 19 mars 1985


Au petit déjeuner, François Mitterrand sur la réforme de la loi électorale, de plus en plus urgente : « Nous nous sommes engagés à y mettre de la proportionnelle. Quel est notre intérêt ? Nous avons quatre objectifs, qu'il faut hiérachiser si on ne peut les concilier : pas de majorité absolue RPR, pas de majorité absolue RPR-UDF, faire émerger un centre, donner le plus de sièges possible au PS. Le scrutin majoritaire à deux tours favorise le RPR. ll faut l'éliminer. Si on n'a que 41 % à gauche, quel que soit le mode de scrutin, les trois derniers objectifs sont inaccessibles. En conséquence, comme tous les modes de scrutin vont donner une majorité UDF-RPR, ils sont identiques. Et il ne faut pas chercher à ce qu'ils aient une majorité courte. Les plus courtes sont les plus dures. Sauf avec la représentation proportionnelle intégrale, avec tout autre système, on a la majorité des sièges avec 45 % des voix. Aussi, quels correctifs faut-il apporter à la proportionnelle pour récupérer les restes ? Il faut un système de restes nationaux, ou alors beaucoup de députés locaux pour récupérer nos restes. Le choix est donc entre la proportionnelle nationale et 60 députés de plus, tout en sachant qu'aucun système n'empêchera la coalition RPR-UDF d'être majoritaire. »
Lionel Jospin : Seule la proportionnelle nationale casse l'UDF. Il faut un système simple.
François Mitterrand : C'est vrai, mais le psychologique passe après le résultat.
Lionel Jospin : Le système départemental a l'inconvénient de laisser les fédérations choisir les candidats.
Laurent Fabius : Le choix régional risque de priver les socialistes de députés dans certains départements.
François Mitterrand : Ce serait inacceptable. Il y aura déjà des départements qui ne seront pas représentés. Par ailleurs, nous ne pouvons plus dire à l'avance avec qui nous allons gouverner. La proportionnelle est donc nécessaire. Et plus la proportionnelle est nationale, plus on morcelle les autres. Après tout, c'est de Gaulle qui a instauré la proportionnelle en 1945.
A propos des chômeurs : Il faut voter une grande réforme pour améliorer la situation des chômeurs en fin de droits. Nous ne devons laisser à la droite aucune grande loi sociale à voter après 1986.

Après avoir vu Roland Dumas, H.-D. Genscher parle très positivement d'Eurêka, mais en tirant la couverture à lui. Il explique que c'est son idée. Il craint un ralliement de Kohl à l'IDS lors du prochain débat militaire au Bundestag, prévu pour le 18 avril.


Mercredi 20 mars 1985


Pierre Bérégovoy, à qui je parle des craintes d'André Rousselet pour Canal-Plus et de ses demandes pressantes d'aide de l'État : « Pas question que l'État renfloue Canal-Plus, du moins pour l'instant. L'État ne doit pas se mêler de tout... Le dirigisme n'est pas né avec les socialistes, mais il va disparaître avec eux. » Formidable mutation d'un homme gagné au libéralisme après toute une vie de social-démocrate.



Jeudi 21 mars 1985


Accord européen sur la distribution d'essence sans plomb.

Une nouvelle réunion se tient à l'Élysée sur la réforme de la loi électorale. Autour de François Mitterrand, Fabius, Joxe, Jospin et Poperen. Le Président se contente d'écouter. Les avis sont partagés.
La Cour des comptes s'intéresse au Centre mondial informatique. A juste titre. Jean- Jacques Servan-Schreiber souhaite en quitter la présidence. Nul ne le retient.


Vendredi 22 mars 1985


Marcel Fontaine, vice-consul, est enlevé à Beyrouth. Deux heures plus tard, Marcel Carton l'est à son tour avec sa fille. Les ravisseurs, qui se réclament du Djihad islamique, exigent la libération de G.I. Abdallah.


Samedi 23 mars 1985


Pomonti organise à Paris une réunion avec toutes les entreprises intéressées par TDF1. Décidément un des plus désastreux projets hérités du septennat précédent : très cher à arrêter, très cher à poursuivre, impossible à achever. Dans tous les cas, un échec assuré, une frustration garantie.

Réunion de sherpas à Bonn. On me redemande d'approuver la réunion du GATT et le lancement de l'IDS. Nouveau refus, nouvel isolement de la France.



Dimanche 24 mars 1985


Rocard annonce publiquement son désaccord avec une éventuelle réforme électorale instaurant le scrutin proportionnel.

A Téhéran, Rafigh Doust, ministre des Pasdarans, propose à notre ambassadeur d'engager « des discussions secrètes » en France ou ailleurs. « La France, dit-il, ne doit pas craindre d'améliorer ses relations avec l'Iran. Cela ne nuira en rien à ses rapports avec le monde arabe... La solution du contentieux Eurodif fait partie des conditions d'une reprise, mais ce n'est pas la condition essentielle. L'Iran ne considère pas le groupe Naccache comme des terroristes. Ces hommes n'ont fait qu'accomplir leur devoir religieux. Téhéran est prêt à indemniser les familles de victimes. Cette affaire traîne depuis cinq ans, il est temps d'y mettre un terme. »

Quel rapport avec les enlèvements d'avant-hier ?


Lundi 25 mars 1985


Gilles Peyroles est enlevé à Tripoli, au Liban, par les FARL. Nous avons donc quatre otages là-bas.

Le Président américain écrit aux autres membres de l'OTAN pour leur demander de se prononcer, dans les soixante jours, sur leur participation à l'IDS comme « sous-traitants ». Stupide mise en demeure. « Sub-contract » veut bien dire « sous-traitance », mais « sous-contractant » n'a pas le sens péjoratif de la traduction principale et signifie plutôt « contractant d'un contractant ». La lettre de Reagan est même rendue publique avant même de parvenir aux destinataires. Nouvel impair.
Les Américains nous font savoir par ailleurs qu'ils vont proposer à la France une coopération ponctuelle sur l'IDS ; ils mentionnent même que celle-ci pourrait également porter sur l'amélioration de la capacité de pénétration de nos forces nucléaires face à un éventuel renforcement des dispositifs défensifs soviétiques...
Participer à l'IDS américaine serait une illusion dangereuse. On nous ferait miroiter des contrats industriels mirifiques, mais, en réalité, nous n'aurions jamais une part importante des marchés de pointe. Par cette voie, l'Europe n'atteindra jamais à une réelle autonomie technologique dans ces secteurs essentiels.
Interrogé sur cette lettre, un porte-parole du gouvernement de Bonn déclare : « En cas de participation, nous ne voulons pas miser sur le mauvais cheval. Nous ne pouvons pas dire si nous allons participer à une recherche fondée sur un concept que nous ne connaissons même pas. » La CDU est pour une approbation inconditionnelle de l'IDS. A l'inverse, H.-D. Genscher souhaite la construction d'une Europe technologique. Kohl incline vers la position de Genscher, mais se demande ce que souhaite la France. Le Chancelier doit arbitrer entre partisans de l'approbation sans conditions de l'IDS et ceux qui, comme Genscher, pensent d'abord à ce qui est souhaitable pour l'Europe. Au total, pour la RFA : les efforts soviétiques justifient le programme de recherche américain ; il faut respecter le Traité ABM ; la stratégie actuelle de riposte flexible de l'Alliance doit être maintenue aussi longtemps qu'il n'y aura pas d'alternative crédible ; il faut maintenir l'unité politique et stratégique de l'Alliance et empêcher tout découplage ; il faudra juger, le moment venu, de l'utilité éventuelle des systèmes défensifs ; une attitude européenne commune serait souhaitable.
Le ministre britannique de la Défense déclare que la Grande-Bretagne participera certainement au programme. Le Canada y participera à condition que cela crée des emplois au Canada. M. Martens ne voit pas comment la Belgique pourrait ne pas participer. Le Parlement danois vote un texte enjoignant au gouvernement de refuser l'invite américaine.


Le Chancelier Kohl dîne à l'Élysée pour préparer le prochain Sommet de Bruxelles. Il parle d'abord du congrès de son Parti, puis de l'élargissement au Portugal et à l'Espagne ; on parle de Gorbatchev et de l'IDS, du lancement d'Eurêka :
Helmut Kohl : Pour préparer Milan, il faut discuter entre nous sur la base du rapport Doodge, puis, à Milan, décider d'une conférence intergouvernementale.
François Mitterrand : Oui, et si on nous la refuse, nous discuterons avec ceux qui acceptent. Attali préparera cela avec vos collaborateurs.
Helmut Kohl : En Italie, le Président, après Fanfani, sera Forlani. Il est bien. [Ce sera en fait Cossiga.] Les jeunes quittent la Démocratie chrétienne. Le pape actuel gêne la Démocratie chrétienne, car il ne s'occupe pas de l'Italie.
Helmut Kohl évoque les obsèques de Tchernenko, auxquelles il a lui aussi assisté : « Les amiraux soviétiques étaient fascinés par Gorbatchev, et Gorbatchev ressemblait à Napoléon. »
François Mitterrand : Gorbatchev aura à nommer les remplaçants de ceux qui partent en raison de leur âge ; c'est une chance pour lui
Helmut Kohl : J'espère que les choses vont bouger maintenant à l'Est. Honecker est très apprécié à Moscou, et il a de la marge de manœuvre. Husak aussi a de la marge. Nous devrions aider Jaruzelski. Tout ce qui viendrait après lui serait pire. Les Polonais ont toujours eu les yeux plus gros que le ventre et des ambitions au-dessus de leurs moyens.
On discute de la déclaration du 8 Mai des membres de l'OTAN sur l'unité allemande. On décide de la faire aussi modeste que possible.
François Mitterrand : Il nous faut lancer un grand projet technologique pour l'Europe, à retombées à la fois civiles et militaires. L'avenir de l'Europe se joue dans ces grands projets, comme je l'ai dit dans mon discours de La Haye à propos de la station spatiale habitée. Je propose donc de créer une Communauté européenne des hautes technologies baptisée Eurêka, institution légère où les pays qui veulent s'associer à un projet précis pourront le faire de façon souple, sans nécessairement s'associer à tous les projets. Ils pourront lui confier la gestion des programmes de haute technologie actuellement gérés par la CEE et un droit de regard sur ceux qui ne le sont pas, tel l'espace, géré par l'ESA (qui étudie actuellement le programme de la station spatiale habitée européenne), engager des collaborations européennes nouvelles dans les six secteurs-clés de l'avenir, où nous risquons d'être pétrifiés par le bond en avant des Américains. En voici la liste : utilisation des lasers, architecture des grands ordinateurs, intelligence artificielle, traitement d'images et reconnaissance des formes, nouveaux matériaux et composants, faisceaux de particules. Les financer par des ressources exceptionnelles de la Communauté tels que des emprunts à long terme d'un montant d'au moins 2 milliards d'écus par an. Organiser en conséquence les politiques des marchés publics et les politiques industrielles de nos pays.
Le Chancelier allemand en est d'accord : « Il faut en parler aux Anglais. Puis mettre sur pied un petit comité qui préciserait un peu le projet dans la semaine, avant le Sommet de Bruxelles. »




Mardi 26 mars 1985


Au menu du petit déjeuner, le mode de scrutin : il faut retenir le plus simple. Ce sera le scrutin proportionnel départemental à un tour à la plus forte moyenne, sans panachage des listes, avec un seuil d'éligibilité de 5 % des suffrages exprimés. Le nombre de députés passe de 491 à 577. Le Président est loin d'être enthousiaste. Les élections régionales, organisées le même jour, pour la première fois au suffrage universel, se dérouleront également à la proportionnelle.

A Luxembourg, les ministres de la Défense des pays membres du commandement intégré de l'OTAN sont réunis. Caspar Weinberger est là et obtient l'approbation de l'IDS.
Le secrétaire général de l'OTAN, Lord Carrington, espère que les ministres des Affaires étrangères approuveront début juin, à Lisbonne, l'IDS dans les mêmes termes que leurs collègues de la Défense.
Si la France ne prend pas d'initiative très vite, les Européens glisseront irrésistiblement vers une approbation molle ou résignée de l'Initiative de Défense Stratégique, sans qu'aucun objectif européen propre n'ait été défini. Les industriels concernés (Thomson, Matra, SNIAS) sont sûrs que si la participation des principaux pays européens à l'IDS se fait en ordre dispersé, ils seront cantonnés dans les secteurs marginaux du programme américain, et notre retard technologique ne sera en rien comblé. Il faut aussi éviter que les opinions publiques ne soient tentées de lâcher la proie pour l'ombre, d'abandonner un système de sécurité qui existe (le nucléaire) contre un autre bouclier qui n'existe pas encore et dont Weinberger dit qu'il ne sait même pas s'il est faisable.
Calcul fait, les Dix consacrent 50 milliards de dollars (dont 30 entre la France et l'Allemagne) à la recherche et au développement des techniques de pointe (informatique, énergie nucléaire, espace), contre 130 aux États-Unis, dont 30 pour le militaire. Mais les Dix ne consacrent qu'un milliard de dollars à leur recherche en commun dans ces secteurs. Cette absence de coordination réduit l'efficacité des dépenses nationales.
Le projet de « Communauté européenne du haute technologie » (Eurêka) se précise : dotée de 2 milliards d'écus par an (par emprunt à long terme), gérant des recherches dans six domaines clés (utilisation des lasers, architecture des grands ordinateurs, intelligence artificielle, traitement d'images et reconnaissance des formes, nouveaux matériaux et composants, faisceaux de particules), elle est la seule réponse.
François Mitterrand : « Dire à Dumas que j'aimerais officialiser une proposition de la France allant dans ce sens. »


De Nouméa, Pisani envoie un nouveau plan au Président. Il a revu sa copie : un référendum qui organise l'indépendance pour dans deux ans. François Mitterrand passe le projet à Fabius, qui l'enterre : pour lui, maintenant, tout référendum sera perdu ; mieux vaut créer quatre régions avec un découpage tel que les Kanaks auront la majorité dans trois d'entre elles et au sein du Conseil de l'île.


Mercredi 27 mars 1985


Le Président reçoit Caspar Weinberger, venu de Luxembourg. Il lui explique notre scepticisme : le bouclier de l'IDS ne sera pas étanche ; il suffit que 5 % des têtes nucléaires soviétiques passent pour que la moitié des villes américaines soient détruites. Et les missiles de croisière ne sont pas détectables.
Le secrétaire américain à la Défense répond qu'à terme, le bouclier sera étanche. Reagan veut « réunir le plus de compétences possible et exploiter les talents disponibles chez les pays alliés. Les Soviétiques y travaillent depuis vingt ans, ce qui montre que les débouchés ne sont pas rapides ».
François Mitterrand : Participer au programme de recherche américain IDS dans ces conditions pose un tout autre problème. Sans revenir sur la forme de la proposition (le texte a été rendu public avant que la lettre ne nous soit parvenue, et il nous est fixé un délai de soixante jours qu'aucune considération technique ou militaire ne justifie), je vois à cette participation six risques : l'intégration dans un "Super-OTAN" ; le risque de sous-traitance ; le risque de cautionner un concept stratégique contraire à celui de la dissuasion ; le risque de voir "éponger" les capacités financières de recherche françaises et européennes ; et le détournement des cerveaux.


François Mitterrand me dit à l'issue de cette réunion : « Devrons-nous quand même plus tard participer au programme de recherche américain ? A mon avis, oui, à condition, d'une part, que ce soit des entreprises qui participent (pour leur propre compte, dans des domaines identifiés avec précision et qui présentent réellement de l'intérêt), mais pas le gouvernement, afin de ne pas cautionner le concept ; d'autre part, que le programme européen Eurêka ait été lancé simultanément ; enfin, que les sommes consacrées à la participation éventuelle aux recherches IDS soient limitées. »


A la réunion du groupe socialiste sur la réforme de la loi électorale, Pierre Joxe introduit le débat : « La finalité proportionnelle est arrêtée pour les élections régionales et législatives, mais les modalités ne le sont pas encore. »
Sur 24 intervenants, 14 défendent le maintien du scrutin majoritaire, certains avec un additif, d'autres avec un correctif ; d'autres encore se réfèrent au système allemand ; 7 se prononcent pour la proportionnelle départementale ; 3 préconisent le statu quo complet. Fabius annonce que les élections régionales auront lieu à la proportionnelle départementale en même temps que les élections législatives. Il ne s'exprime pas précisément sur le mode de scrutin législatif, se bornant à déclarer que le débat doit être tranché rapidement (le 3 avril, si possible) et que la loi doit être simple. Certains députés en déduisent qu'il penche en faveur de la proportionnelle départementale.
Laurent Fabius : « Le gouvernement et sa majorité ne doivent pas être paralysés par les futures échéances électorales, mais doivent à la fois se consacrer à des projets à long terme (projet de loi concernant la recherche ; la modernisation de la police ; l'Europe ; le Budget 1986) et à la vie quotidienne des Français (projets de lois relatifs à la mutualité, à la vie associative, à l'égalité femmes-hommes ; mensualisation des retraites sur deux ans ; fins de droits). Il faut éviter de donner une impression de fin de règne. »


Jeudi 28 mars 1985


Christine Ockrent quitte Antenne 2.

Le Bureau exécutif du PS renvoie au gouvernement le soin de décider d'un nouveau mode de scrutin. Ponce Pilate loge rue de Solférino.

Mort de Chagall. Un jour, son étonnement devant un photographe qui rêvait d'une photo de lui — « Et vous gagnez votre vie avec ça ? » — m'avait ravi.

Arafat fait savoir à Dumas qu'à son avis, les otages français ne seront libérés qu'en échange des Iraniens détenus en France.

Yves Bonnet, patron de la DST, envoyé à Alger, explique qu'Abdallah, arrêté à Lyon, sera légalement libéré pendant l'été en raison des faibles charges qui pèsent contre lui. Les Algériens lui répondent que le Français enlevé au Liban, Peyroles, sera relâché si Abdallah l'est aussi. On obtient que celui-là précède celui-ci.


Le Conseil des ministres des Affaires étrangères de la Communauté paraphe cette nuit l'accord d'adhésion de l'Espagne et du Portugal à compter du 1er janvier 1986.


Vendredi 29 mars 1985


Attentat antisémite dans un cinéma parisien (18 blessés). Qui d'entre nous est à l'abri ? Où ?


Le Sommet de Bruxelles commence, sous présidence italienne. On traite d'abord de l'élargissement et des Programmes intégrés méditerranéens (PIM). On examine ensuite les deux rapports demandés à Fontainebleau.
Bettino Craxi : Si le chapitre de l'élargissement est clos — et tout permet de croire qu'il le sera — avant le Conseil européen de Milan, il restera à trouver une solution acceptable par tous pour les Programmes intégrés méditerranéens. Je crois à ce propos que les dernières propositions de la Commission offrent une base de discussion constructive qui devrait permettre d'aboutir à un accord au cours de la réunion du Conseil "affaires générales " qui est prévue.
Pour les PIM, la proposition de la Commission est de créer une nouvelle enveloppe budgétaire de 2 milliards d'écus sur sept ans à répartir entre la Grèce, l'Italie et le Sud de la France. Cela est proche des demandes formulées par la Grèce au Conseil de Dublin. La moitié au moins ira à ce pays, le reste étant réparti à égalité entre la France et l'Italie. Le Royaume-Uni trouve le chiffre de 2 milliards d'écus beaucoup trop élevé. Le pourboire grec étant fixé, l'Espagne et le Portugal pourront entrer dans le Marché commun...

Le rapport Doodge propose la création d'une Union européenne avec un marché intérieur intégré, le renforcement des pouvoirs de la Commission et du Parlement, et une politique extérieure commune, avec un secrétariat permanent de coopération politique distinct du Conseil des ministres et de la Commission. Chiffon rouge pour les fonctionnaires de Bruxelles : ils feront tout pour faire échouer un tel projet, qui les prive du pouvoir politique.
Le texte propose de renforcer les institutions en facilitant la prise de décision majoritaire au sein du Conseil, en donnant plus de pouvoirs de gestion à la Commission et des droits nouveaux au Parlement, « gage de démocratie du système européen ».
Le rapport Adonino propose, lui, la création d'une chaîne de télévision européenne, d'une Académie européenne des sciences et de la technologie, le développement d'une industrie européenne du film et de l'enseignement des langues européennes. Il suggère aussi la création d'équipes sportives européennes, l'adoption d'un drapeau et d'un hymne communs, une meilleure coopération en matière de lutte contre l'immigration, le trafic de drogue et la criminalité, enfin la reconnaissance de l'équivalence des diplômes.
La France propose une coopération dans la recherche contre le cancer et la création d'une carte médicale européenne.
A notre demande, le Conseil européen évoque aussi « le drame de la sécheresse en Afrique ». Bettino Craxi présente à ce sujet un rapport sur l'application des décisions prises au Conseil de Dublin. Des propositions françaises sont faites. Elles constituent un cadre d'ensemble sur l'aide d'urgence.
Pour torpiller Eurêka, la Commision lance un Programme européen de technologie gérant les recherches dans six domaines-clés (utilisation des lasers, architecture des grands ordinateurs, intelligence artificielle, traitement d'images et reconnaissance des formes, nouveaux matériaux et composants, faisceaux de particules). Mais Jacques Delors commet une erreur : il annonce qu'il en coûtera 2 milliards d'écus, alors que, pour Eurêka, on n'a pas encore cité de chiffre. Mme Thatcher le contre. Le Président décide de ne pas parler d'Eurêka ici ; l'ambiance est à refuser tout projet nouveau : ce n'est pas une initiative pour la Communauté.
Le communiqué du Sommet ne mentionne donc ni le projet Delors, ni Eurêka. On a peut-être lâché la proie pour l'ombre. Delors est furieux...
Le fonctionnement de la Communauté à Douze ne sera pas facile à assurer. L'adhésion de deux nouveaux États, les difficultés prévisibles pour recueillir des majorités raisonnables — par exemple dans le domaine budgétaire et à propos des prix agricoles —, du fait de l'apparition d'éventuelles nouvelles minorités de blocage, compliquent la situation. Or nous avons en perspective la question du nouveau plafond de ressources propres, une réflexion agricole entamée à Bruxelles, des différends possibles avec certains de nos grands partenaires commerciaux.
François Mitterrand : Nous ne pouvons accepter que, sous prétexte de rigueur budgétaire, on définisse une politique rigoureuse des céréales ; puis que l'on s'oppose à une nécessaire diminution des prix du blé ; enfin, que l'on nous dise demain qu'il n'y a plus d'argent pour financer les restitutions et que nous n'avons qu'un soutien moral de nos partenaires contre l'offensive américaine sur le blé. Les exportations françaises de céréales couvrent le quart de nos importations de pétrole. Vous craignez la dérive budgétaire, nous aussi ; nous n'accepterons pas de remise en cause des principes et fondements de la Politique agricole commune, vous non plus.

Bruno Masure révèle l'« affaire Farewell » au journal télévisé. Il faut tout arrêter. Farewell est perdu.


Samedi 30 mars 1985


Je reçois du sherpa allemand le projet de déclaration politique pour le Sommet de Bonn élaboré à l'occasion du quarantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Texte inacceptable car, comme à Williamsburg, on nous demande de prendre parti dans la négociation de Genève en faveur des thèses des Américains :
« Nous avons tiré les leçons de l'Histoire. La fin de la guerre a marqué un nouveau commencement. Tandis que les derniers combats cessaient, nous nous sommes consacrés à la reconstruction matérielle et au renouveau moral et spirituel. Ceux d'entre nous qui ont gagné la guerre ont tendu la main aux vaincus en signe de réconciliation et de soutien. Nous espérons vivement une situation de paix pour l'Europe, qui permettra au peuple allemand de retrouver son unité grâce à une libre autodétermination. Nous nous félicitons de l'ouverture des négociations à Genève et invitons instamment l'Union soviétique à répondre de façon positive aux efforts déployés par les États-Unis pour aboutir à des accords de portée notable. »
Exactement le même problème qu'à Williamsburg, mais, heureusement, pas à la dernière minute... De longues négociations en perspective si on veut empêcher ce texte de passer tel quel ! C'est, avec l'IDS et le GATT, une troisième menace de conflit franco-américain au Sommet de Bonn.



Dimanche 31 mars 1985


A Beyrouth, la fille de D. Carton est libérée. Un otage de moins.


Lundi 1er avril 1985


Harlem Désir lance « SOS Racisme ». Jean-Louis Bianco a tout organisé à l'initiative de Jean-Loup Salzmann et Julien Dray. Christophe Riboud a financé. En bon militant, Coluche les soutient parce que je le lui ai demandé.
Élie Wiesel propose au Président de se rendre à Hiroshima en août prochain à l'occasion du quarantième anniversaire de l'explosion atomique. Léonard Bernstein et Barbara Hendricks y seront. Le Président refuse.

Durant la nuit, libération de Gilles Peyroles dans la plaine de la Bekaa.

L'État efface la dette de 12 milliards de Renault. Georges Besse annonce plus de licenciements que n'en prévoyait Hanon : 21 000 au lieu de 15 000.


Mardi 2 avril 1985


Conformément à l'accord passé à Alger, Peyroles est libéré au Liban. Reste à tenir la promesse concernant Abdallah. Or, étrange coïncidence, à la même heure, le DST découvre dans l'appartement d'une amie d'Abdallah, à Paris, une arme ayant servi en 1982 à l'assassinat du diplomate israélien Isaac Barsimantov et de l'Américain R.C. Ray. Abdallah ne peut plus être libéré. Les autres otages français ne sont pas au bout de leur peine...

Au petit déjeuner, on parle de la cohabitation qui s'annonce. François Mitterrand : « Je laisserai le gouvernement gouverner, clairement. Je les laisserai faire... Mais si je veux protéger quelques postes essentiels, il faut étendre la liste des postes qui sont pourvus en Conseil des ministres. »



Mercredi 3 avril 1985


Au Conseil des ministres, Joxe présente le projet de loi électorale : Je ne propose ni d'améliorer le scrutin majoritaire, ni de rechercher un système mixte, mais de retenir la représentation proportionnelle départementale pure et simple à un tour, sur la base équitable d'un député pour un peu plus de cent mille habitants.
Gaston Defferre : Il y a des risques énormes à ne faire qu 'un seul tour. Il suggère une proportionnelle à deux tours.
Jean-Pierre Chevènement l'approuve : La gauche rassemble mieux au deuxième tour qu'au premier.
Michel Rocard est hostile à la proportionnelle : La proportionnelle assurant la permanence d'une grande partie des élus, le droit de dissolution perd beaucoup de sa signification. Par ailleurs, la prime aux sortants, propre au scrutin majoritaire, ne jouera pas ; il n'est donc pas sûr, dans ces conditions, que la proportionnelle soit un bon calcul. Dans un pareil domaine, il n'y a pas de bonne solution. Ce sont là des questions lourdes, et je tenais à manifester mon inquiétude.
Laurent Fabius : Le mode de scrutin actuel n'est pas égal, en raison de la disproportion du poids démographique des circonscriptions. Deux possibilités s'offraient à nous : retenir une optique majoritaire, à condition de s'engager dans un redécoupage massif des circonscriptions. On aurait peut-être pu le faire, mais cela aurait entraîné des difficultés pratiques et politiques considérables. Et l'inégalité du scrutin majoritaire serait demeurée. L'autre voie était de retenir une optique proportionnelle (...). Notre préférence va au scrutin départemental à un tour, il est le plus fidèle aux engagements pris, c'est aussi le plus juste.
François Mitterrand : Les Français ont fait tout de travers. Ils ont accru la faiblesse de la IVe par la proportionnelle, ils ont renforcé le pouvoir de la Ve par le scrutin majoritaire. Aujourd'hui, notre choix et notre campagne doivent être animés par la défense d'un seul principe qu'en tant que Président de la République je suis qualifié à exprimer : il faut que le scrutin soit enfin égal. La gauche a souffert d'un déni de justice en 1962, en 1967, en 1968 et plus encore en 1978 où elle constituait la majorité (...). Pour être égal, le système majoritaire exigerait un formidable redécoupage. Sur 491 circonscriptions, il y en aurait au moins 200 à retoucher. Il y aurait, dites-vous, monsieur le Premier ministre, au moins un amendement par canton. Je pense qu'il y en aurait au moins un par commune. Et cette bataille parlementaire laisserait une impression désastreuse, celle de chiens qui se disputent pour un os (...). Notre intérêt est de choisir un système simple, car si la majorité donne l'impression de se défendre par des moyens juridiquement compliqués, elle y perdra. C'est ce qui m'éloigne de la proportionnelle à deux tours, qui aurait ma faveur, mais qui est un système trop compliqué. Il convient de rappeler aux membres des partis de la majorité, notamment du principal, que celui-ci s'est engagé dans son programme à instaurer la proportionnelle. Je suis donc très surpris des propos tenus par quelques-uns d'entre vous. En 1972, 1973, 1974, 1978 et 1981, le Parti socialiste s'est clairement engagé en faveur de la proportionnelle. Et, tout d'un coup, maintenant, en 1985, après quatorze ans d'engagement continu, certains contestent ? Je vous rappelle que si nous avons opté pour la proportionnelle, c'était pour réaliser l'Union de la Gauche. Qui pourrait croire que le recours au scrutin majoritaire, à l'encontre de nos promesses, rétablirait les conditions de cette union ? C'est un point sur lequel je tenais à attirer l'attention.


Dans l'après-midi, première discussion à l'Élysée sur le Budget 1986. La première esquisse budgétaire fait apparaître un déficit de 208 milliards de francs, soit 4,2 % du PIB. Pour ramener le déficit budgétaire à moins de 140 milliards, doit 2,8 % du PIB, Bérégovoy propose d'augmenter de 10 milliards environ les taxes sur les carburants (6 milliards) et les taxes sur l'énergie à usage industriel (3 milliards), alors que Laurent Fabius souhaite remettre en cause la baisse des prélèvements obligatoires.
François Mitterrand me dit : « Matignon reste trop en arrière de la main. Il faut agir. Je peux admettre une certaine prudence. Pas un démenti à ce que j'ai moi-même annoncé à la télévision. Intervenez de façon pressante en ce sens. »

A 23 h 50, au sortir d'un dîner chez des amis, Michel Rocard appelle le permanent de l'Élysée, Jean Glavany. Il lui annonce sa démission et souhaite parler à François Mitterrand. Glavany joint Laurent Fabius, qui hésite à réveiller le Président. Rocard insiste : la nouvelle doit être annoncée avant demain.



Jeudi 4 avril 1985


A deux heures du matin, Laurent Fabius réveille François Mitterrand pour lui faire part de la nouvelle. Le Président appelle alors Michel Rocard : très aimable, mais il ne le retient pas.
Le téléphone à peine raccroché, la démission de Rocard est rendue publique. Le Président songe à René Souchon pour le poste de ministre de l'Agriculture, avec Henri Nallet, le conseiller agricole à l'Élysée, comme secrétaire d'État. Fabius ne veut pas de Souchon. Nallet sera donc ministre. Un bon choix, favorablement accueilli dans les milieux agricoles.



Samedi 6 avril 1985


Défendre Mururoa : réunion à Matignon autour de Laurent Fabius et Charles Hernu sur la campagne de tirs. Dans le dossier remis aux participants, une note de Lacoste — qui y assiste — propose d'« anticiper » la campagne de Greenpeace et de prendre les mesures de surveillance nécessaires pour que les bateaux de cette organisation n'arrivent pas à Mururoa.
Mais cette note du patron de la DGSE, perdue au milieu de documents techniques annexés à un dossier de plus de cent pages, n'est sans doute pas lue par les ministres qui approuvent le programme de la campagne de tirs.
La meilleure façon de forcer une décision : perdre l'essentiel au milieu des détails.




Dimanche 7 avril 1985


Un décret accroît d'une trentaine le nombre des postes attribués en Conseil des ministres, afin de les mettre hors d'atteinte du Premier ministre en cas de cohabitation.




Lundi 8 avril 1985


Mikhaïl Gorbatchev accepte le principe d'un Sommet américano-soviétique et annonce le report jusqu'en novembre du déploiement des nouveaux SS 20.



Mercredi 10 avril 1985


Au Conseil des ministres, présentation du plan de modernisation de la police. Joxe est content de lui.


Michel Rocard ne tarde pas à reprendre sa liberté de parole : « La discipline budgétaire imposée par les Allemands et acceptée par les Français est une erreur. Elle bloque toutes les négociations sur les prix agricoles. »
Il a toujours été contre le SME. Maintenant, il peut le dire.

L'opposition est déterminée à s'opposer à la proportionnelle.
Jeudi 11 avril 1985

Une réunion de hauts fonctionnaires de l'OCDE décide, à la majorité, de proposer le lancement d'un nouveau cycle de négociations pour le GATT. Le représentant français s'y oppose, seul. Signe de ce que sera l'ambiance au Sommet de Bonn.


Mort d'Enver Hodja, président du PC albanais depuis plus de quarante ans. Ramiz Alia lui succède. Ismail Kadaré, le grand écrivain albanais, a quelque mal à venir en France. Il faut lui envoyer une invitation de la Présidence de la République.

Comme tous les six mois, Charles Hernu soumet au Président un projet de mutations et mouvements d'officiers généraux. Le général d'armée René Imbot, atteint par la limite d'âge, doit en principe quitter ses fonctions de chef d'état-major de l'Armée de terre le 1er mars 1986. Charles Hernu estime que « le départ de cet officier général exerçant d'importantes responsabilités au sein de nos armées, alors que la campagne pour les élections législatives battra son plein, risque de provoquer des remous ou des interrogations et de devenir un sujet de polémique. J'ai manifesté à plusieurs reprises mon estime pour le général Imbot, pour sa compétence, sa loyauté et sa fidélité. Aussi je souhaite que son départ soit l'occasion de lui manifester publiquement la reconnaissance, de l'État. Je souhaite également que le général Imbot soit nommé conseiller d'État en service extraordinaire au moment de son départ ».
François Mitterrand refuse ; le poste est déjà réservé pour un juriste.


Samedi 13 avril 1985


Silvio Berlusconi est reçu par François Mitterrand à l'Élysée. Il serait un très bon partenaire de Jean Riboud. Mais sur quel canal ? La « Quatre » ou la « Cinq » ? Canal-Plus va mieux. C'est un succès, même s'il est encore lent et fragile.


Dimanche 14 avril 1985


Au « Club de la Presse » d'Europe 1, Raymond Barre prend ses distances avec l'opposition et annonce qu'il ne votera pas la confiance à un gouvernement de cohabitation.




Lundi 15 avril 1985


L'Afrique du Sud annonce le retrait de ses dernières troupes d'Angola.

Il faut maintenant, lancer Eurêka officiellement, l'accord étant réalisé avec les Allemands. Nous chercherons ensuite à obtenir le maximum de participants en Europe, au-delà des Douze et même à l'Est.
Mercredi 17 avril 1985

François Mitterrand parle d'Eurêka en Conseil des ministres : « Au moment où le Japon confirmait les grandes priorités de son programme de recherche et où les Etats-Unis proposaient, avec l'Initiative de Défense Stratégique, non seulement un nouveau concept de défense très discuté, mais surtout une formidable mobilisation de toutes les entreprises de pointe, la France a voulu proposer à l'Europe une ambition d'une ampleur équivalente. »
L'après-midi même, Roland Dumas écrit à ses collègues des Douze, à la Suède, à l'Autriche et à la Norvège pour les informer. L'ambassadeur Claude Arnaud et Yves Stourdzé, échappé glorieux de la pitoyable aventure du Centre mondial, partent le même jour pour Bonn.
L'apprenant, la Commission clamera que la France a copié son projet de Communauté européenne de Technologie.


Jeudi 18 avril 1985


Kohl est embarrassé. Il approuve à la fois Eurêka et l'IDS. A trois semaines du Sommet de Bonn, il ne veut fâcher ni Ronald Reagan ni François Mitterrand.

A Genève, aux négociations START, les Soviétiques laissent entendre qu'ils sont prêts à des réductions radicales des armements stratégiques, à des niveaux plus bas que ceux proposés par eux en 1983 (1 800 lanceurs et 10 000 « charges » nucléaires). Sur les Forces nucléaires intermédiaires, ils se contentent de réitérer leurs anciennes positions : l'option « demi-zéro », c'est-à-dire aucun déploiement du côté occidental, et un nombre de SS 20 équivalant aux forces françaises et britanniques. Sur l'espace, ils prônent un moratoire, y compris sur la recherche.
Du côté américain, sur les FNI, on se dit préparé à développer les propositions de septembre 1983 en termes plus concrets.
Une rencontre Gorbatchev-Reagan aura sans doute lieu en octobre à New York.

L'émigration juive d'URSS pour les deux premières semaines d'avril est plus élevée qu'à aucun moment des trois dernières années : 92 personnes ont pu quitter l'Union soviétique, au lieu d'une moyenne habituelle de 30 par mois. M. Arkhipov a en outre indiqué à l'homme d'affaires américain Armand Hammer, lors de sa dernière visite à Moscou, que si le commerce soviéto-américain revenait à son rythme passé, et si l'Union soviétique bénéficiait de la clause de la nation la plus favorisée, l'émigration pourrait se monter à 50 000 personnes par an. L'échange est explicite. L'Union soviétique vend des Juifs comme le faisaient les nazis.

Reçu Khaled el Hassan, devenu président de la Commission des Affaires étrangères du Conseil national palestinien. L'OLP accepte les Résolutions 242 et 348. Dans la délégation jordano-palestinienne à d'éventuelles négociations, l'OLP veut que soit reconnu le principe de la parité Jordanie/OLP, quitte à s'arranger pour choisir des Palestiniens acceptables par toutes les parties. Il demande de faciliter l'organisation d'une rencontre entre les travaillistes israéliens et les Égyptiens, l'OLP étant en contact très étroit avec ces derniers.

Charles Hernu déclare que, face à une attaque chimique, la France pourrait être amenée à répondre par l'arme nucléaire. Comme ça, c'est clair !
Laurent Fabius écrit à Nakasone à propos du choix que doivent faire prochainement certains industriels japonais d'un système de lancement de satellites de télécommunications :
« L'Europe, à travers le lanceur Ariane, peut offrir un service de lancement particulièrement compétitif et dont l'efficacité a été démontrée par une série de tirs réussis au bénéfice de clients tant européens qu'américains, arabes ou brésiliens.
Il me paraîtrait donc normal que l'industrie européenne soit consultée par les responsables japonais concernés au même titre que l'industrie américaine, dans le cadre du libre jeu de la concurrence internationale. »
Les Japonais choisiront Ariane.


Samedi 20 avril 1985

Seconde réunion de sherpas à Washington, à l'ambassade de RFA, pour la préparation du Sommet de Bonn, précédée d'une réunion des directeurs politiques.
Les Américains proposent d'intégrer un paragraphe sur l'IDS dans la déclaration politique prévue à l'occasion du quarantième anniversaire de la Victoire. En dépit de leurs réserves, les Japonais acceptent ; les Européens aussi. Seul, je refuse.
Les Américains souhaitent aussi obtenir dans ce texte l'approbation de leur position à Genève. Après une longue et rude bataille, il ne subsiste plus qu'une phrase posant encore problème dans le texte de la déclaration politique : « Nous nous félicitons de l'ouverture des négociations à Genève et invitons instamment l'Union soviétique à répondre de façon positive aux efforts déployés par les États-Unis pour aboutir à des accords de portée notable. » Je réserve notre position : le texte est trop lié à celle des Américains. Les Américains m'ont dit que si nous acceptions cette phrase, ils retireraient leur demande d'un texte de soutien à l'IDS. Je ne me fie pas à cette promesse.
La bataille sur la fixation de la date du « round » commercial aura lieu à Bonn. Les positions sont claires. Veulent fixer la date au le' janvier 1986 : États-Unis, Grande-Bretagne, RFA, Japon. Ne le veulent pas : CEE, Italie et France (et tout le Tiers Monde, dans un communiqué de samedi à Washington). Nous pouvons donc résister, mais nous serons isolés.
Nos propositions en faveur d'une action d'urgence contre la famine en Afrique sont bien accueillies. Un lien clairement établi entre les questions commerciales et monétaires est accepté par tous, y compris même par les Américains.

A l'issue de la réunion, je me rends à la Maison Blanche voir McFarlane. Coïncidence : Élie Wiesel est là, dans un autre bureau, pour protester contre le voyage du Président américain, prévu le 5 mai, au cimetière de Bitburg, en RFA, où sont enterrés des Waffen SS.
McFarlane me dit : « Il faut que le Président signe deux textes définissant les principes de l'IDS et donnant des instructions à long terme à l'armée en ce sens, mais rien n'est prêt. » Décidément, c'est la confusion la plus absolue.

Les Sept ministres des Finances, réunis également à Washington, décident que la question de la Conférence monétaire réclamée par François Mitterrand sera aussi examinée par le prochain Comité intérimaire réuni à Séoul début octobre. Une réunion des 21 ministres des Finances des principaux pays du Nord et du Sud (Comité intérimaire du FMI) est envisagée pour février 1986 à Paris afin de parler spécialement de la réforme du système monétaire international. Ce Comité intérimaire spécial devrait se donner pour objectif de préparer l'agenda d'une future Conférence monétaire internationale. On approche du but.


Dimanche 21 avril 1985


Décès du nouveau Président brésilien. Il n'a même pas eu le temps d'entrer en fonctions. Son vice-président lui succède.

Caspar Weinberger se sert de l'IDS pour obtenir des crédits accrus du Congrès afin, au bout du compte, de mieux protéger les missiles basés à terre. George Shultz, lui, fait du soutien à l'IDS la nouvelle pierre de touche de la fidélité atlantique. Mais c'est le général Abrahamson, responsable de l'IDS et manager hors pair, qui est l'homme clé du dispositif. Il souhaite obtenir du Congrès le maximum de crédits d'ici la fin du mandat du Président Reagan.
Des promesses de contrats ont été faites à cette fin à un très grand nombre d'États, de sénateurs et de représentants aux États-Unis mêmes. Ces promesses, et la réduction des crédits opérée par le Congrès, réduisent d'autant la marge de rnanoeuvre du général Abrahamson avec l'Europe. Pour lui, négocier des accords de coopération avec des entreprises européennes ne présente qu'une source de complications et de pertes de temps, comme ont pu s'en apercevoir les négociateurs britanniques et allemands. De plus, il se méfie de l'espionnage soviétique en Allemagne. Peu de contrats à en attendre.

L'armée indienne investit le Temple d'or d'Amritsar.


Lundi 22 avril 1985


François Mitterrand : « L'objectif de la France est de créer à terme une Union européenne, et d'en définir maintenant la substance et les étapes. Si nous ne sommes pas d'accord, rien ne se fera. La substance de l'Union européenne recouvre trois thèmes principaux: la technologie, le marché intérieur, la monnaie. »

Au Conseil de l'UEO, les Européens parlent d'une « Europe technologique ». Dumas plaide pour Eurêka.

Pisani, la mort dans l'âme, obéit à Fabius et obtient l'accord du FLNKS pour un report du référendum à 1987, enterrant ainsi l'ambition indépendantiste pour deux ans, jusqu'à la cohabitation.


Mardi 23 avril 1985


Laurent Fabius annonce que le référendum en Nouvelle-Calédonie est repoussé au 31 décembre 1987 et met en place un statut intérimaire fait de quatre régions.
Estimation de Matignon : 160 socialistes sur 577 députés en 1986.
Jeudi 25 avril 1985


Conseil des ministres extraordinaire sur la Nouvelle-Calédonie, le second depuis le début de l'affaire. Fabius parle du projet de loi reportant le référendum : Cette démarche respecte ce à quoi nous croyons, c'est-à-dire l'évolution du Territoire vers l'indépendance. Elle prend en compte la réalité actuelle, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de majorité en faveur de cette solution.
Gaston Defferre estime que, tôt ou tard, on ira vers l'indépendance, mais, si cela tourne mal, les populations européennes partiront. Il propose d'ajouter un deuxième article: « Article 2 : l'armée française restera là-bas pendant cinquante ans. »
Robert Badinter pense qu'il vaudrait mieux organiser immédiatement le référendum : En cas d'échec, les régions seront créées et les Caldoches se rendront vite compte que, tôt ou tard, ils seront contraints d'aller vers l'indépendance-association.
François Mitterrand : Je n'ai pas très bien compris ce que vous souhaitez.
Robert Badinter : Je souhaite que l'on commence par un référendum.
Georges Lemoine : Au contraire, plus le référendum est retardé vers la date-butoir du 31 décembre 1987, plus nous aurons de temps pour gagner les esprits.
Laurent Fabius : Si la solution du référendum immédiat n'est pas retenue, c'est justement parce que le résultat ne fait aucun doute. Un scrutin d'autodétermination en octobre donnerait un "non ", et on ne voit pas pourquoi, à ce moment-là, les indépendantistes accepteraient d'entrer dans un processus de pouvoir régional. A la différence de novembre 1984, il faut cette fois-ci que le FLNKS participe aux élections.
François Mitterrand : Je suis tout prêt à soumettre à chaque territoire d'Outre-mer, tous les deux ou trois ans, un vote sur l'indépendance. Je suis assuré que d'ici longtemps ils choisiront le maintien dans la République française !
Le Président demande que le communiqué soit réécrit de telle façon que l'objectif d'indépendance-association « soit clairement affirmé » : « Il ne faut pas donner l'impression que le gouvernement hésite. Notre démarche est positive, l'objectif politique est l'indépendance-association. L'Article 1er de la future loi doit se prononcer en faveur de l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie ; le reste, c'est de la bouillie pour les chats. »

Dîner avec Hermann Abs à Francfort. Il est curieux d'entendre un homme qui fut si puissant, pendant si longtemps, en RFA, comme patron de la Deutsche Bank, dire : « Comme me le disait Adolf Hitler à dîner, un soir de 1944... »


Vendredi 26 avril 1985


Les six entreprises que nous avons nationalisées en 1981 faisaient alors 1,6 milliard de pertes. Aujourd'hui, elles font 3 milliards de profit.
La droite annonce qu'elle en privatisera très vite certaines : une bonne affaire, en effet. Pas pour le contribuable.

Reconduction pour vingt ans du traité du Pacte de Varsovie.

Huguette Bouchardeau quitte le PSU.
Comme avant chaque Sommet des Sept, François Mitterrand reçoit une lettre du Président de l'Uruguay sur la dette du Tiers Monde :
« ... Ce serait une grave erreur de croire que le problème de la dette extérieure a été surmonté ou qu'il pourra se résoudre de façon automatique grâce à la dynamique économique des pays industrialisés — inégale tout autant qu'incertaine — ou par la simple poursuite de ce processus d'ajustement. Pour la même raison, il serait très dangereux qu'une évaluation rapide des faits entraîne une situation d'autosatisfaction ou d'ignorance de la fragilité et des insuffisances des résultats atteints...
Par ailleurs, la proposition annoncée d'un nouveau round de négociations commerciales, tout comme les démarches pour une réforme du Système monétaire international — que nous considérons comme urgentes et prioritaires — se dessinent selon des critères de négociation qui, dans certains cas, excluent, dans d'autres cas ne permettent pas une participation adéquate des pays en développement...
C'est pourquoi il est urgent de procéder à un examen d'ensemble du problème de la dette, en le situant en relation avec notre intention fondamentale : l'accélération du processus de développement économique et de progrès social. A cette fin, il est nécessaire de prendre des décisions politiques qui permettent de surmonter les obstacles qui continuent d'exister actuellement et qui aboutissent à répartir de façon inéquitable les sacrifices des processus d'ajustement. De telles décisions politiques ne pourront être arrêtées que moyennant des mécanismes de dialogue et de concertation sur les efforts à consentir, au plus haut niveau, qui traduisent dans les faits la volonté tant de fois exprimée de travailler collectivement à la création d'un système international plus équitable. »
Helmut Kohl écrit de nouveau à François Mitterrand à propos de la déclaration de Bonn : « ... Je pense qu'il serait judicieux de nous mettre d'accord sur cette déclaration politique au cours d'une séance de travail séparée dans la matinée du 3 mai. Cette déclaration pourrait ensuite être publiée immédiatement après la séance. » C'est le seul sujet qui l'intéresse.

Un accord est conclu entre la NASA et l'Agence spatiale européenne sur les conditions de la coopération de l'Agence à la station habitée américaine. Le principe de l'accès d'Hermès à la station américaine est acquis.


Samedi 27 avril 1985


Le Figaro annonce que le gouvernement envisage le retrait d'Havas de Canal-Plus afin de laisser le réseau à des investisseurs privés. C'est hors de question : Canal-Plus démarre. Il y a encore beaucoup de gens qui veulent sa mort : Laurent Fabius, Jean Riboud, Robert Hersant...


Lundi 29 avril 1985


Comme François Mitterrand et Helmut Kohl l'ont décidé le 25 mars, je commence à travailler avec Horst Teltschik à un projet de traité d'Union européenne à partir des principes du rapport Doodge.

François Mitterrand réunit un Conseil de Défense sur les armes de l'espace : « La France doit s'intéresser aux éventuelles futures armes de l'espace. C'est à mettre en regard avec les autres volets de notre nécessaire effort de défense : maintien de la capacité de pénétration de nos ogives (multiplication du nombre de têtes, durcissement, leurres, etc.) fabrication en commun avec les autres Européens de nouvelles armes conventionnelles intelligentes ; fabrication éventuelle de missiles de croisière capables de contourner des systèmes soviétiques défensifs partiels ; fabrication éventuelle de missiles antimissiles classiques pour défendre des sites ponctuels tels qu'Albion ou des centres de commandement. »
La structure spatiale militaire proposée par Charles Hernu associe tous ceux qui sont concernés et évite que nos ambitions spatiales ne se traduisent par une sorte de guerre contre notre arme nucléaire. Le budget spatial militaire est de 340 millions de francs en 1985. Le ministère de la Défense évalue à 1,3 milliard de francs en 1988 le budget nécessaire à la mise en œuvre des orientations proposées ; à près de 3 milliards de francs par an au-delà de 1990.
François Mitterrand : « Il ne faut pas distinguer stratégie nucléaire et stratégie spatiale. La stratégie nucléaire est déjà spatiale, dans la mesure où les fusées vont dans l'espace, et la stratégie dite spatiale sera aussi nucléaire, parce qu'elle utilisera des bombes nucléaires pour protéger le territoire contre des fusées nucléaires. Il faut donc mieux opposer la stratégie de dissuasion (par des fusées allant dans l'espace) à la stratégie de protection (par un bouclier dans l'espace). Au mieux, l'IDS ne protégera les États-Unis que contre les fusées intercontinentales parties du territoire soviétique, mais pas contre des fusées à moyenne portée parties, en rasant la mer, de sous-marins postés par 3 000 m de fond à 200 km des côtes américaines. L'IDS ne remettra pas en cause la stratégie de dissuasion nucléaire, même entre les deux Grands. Il faudra donc se doter alors des outils spatiaux de protection au service de la dissuasion nucléaire. Là encore, il faudra être autonome, et la stratégie restera une stratégie de dissuasion nucléaire. »

L'idée vient à un ami britannique de proposer à la France de lancer à Milan une initiative visant à coordonner l'action de recherche des Européens sur le cancer. Il vient me dire : « Je vous en parle parce que Mme Thatcher n'en verrait pas l'intérêt. »
Bonne idée. On proposera la chose à Milan.



Mardi 30 avril 1985


A la veille du Sommet de Bonn — comme il le fera avant chaque Sommet —, Mikhaïl Gorbatchev rappelle dans une lettre à François Mitterrand la proposition soviétique de moratoire sur la recherche, les essais et le déploiement concernant les « armes spatiales de frappe », ainsi que sur le déploiement des missiles à moyenne portée et autres contre-mesures, jusqu'en novembre prochain. Par ailleurs, il accepte de venir en France dans la première quinzaine d'octobre. Il propose l'organisation à Moscou de nouvelles consultations franco-soviétiques sur le problème de la non-militarisation de l'espace et demande que les représentants français et soviétique aux Nations-Unies établissent un contact plus étroit à propos de la guerre Irak/Iran.

Jacques Delors devant des parlementaires : « Au dernier Conseil européen, j'avais moi-même formulé les propositions contenues dans le projet Eurêka. »
Jeudi 2 mai 1985

Le Sommet de Bonn commence par des rencontres bilatérales. Kohl confirme à Reagan qu'il accepte de collaborer à l'IDS et au lancement immédiat du GATT. Le Président voit Reagan chez le numéro deux de l'Ambassade américaine. François Mitterrand grommelle : « Le rendez-vous américain a quand même lieu chez eux !... » Il dit non à Reagan sur le GATT et sur l'IDS : « Tant qu'il n'y a pas d'autre système de sécurité sérieux, notre capacité de dissuasion doit être maintenue. Quant à la participation éventuelle de la France à ce projet, nous souhaitons en savoir plus pour examiner cette proposition, et que M. Hernu se concerte avec ses collègues européens à ce sujet. »
Reagan : Nous espérons que vous aiderez à cette recherche. A Gorbatchev, je dirai mon appui aux forces de frappe française et anglaise.
François Mitterrand rencontre également le Premier ministre japonais au château d'Ernich, résidence de France.
Au cours du dîner à Sept, on parle du GATT, de l'IDS, des négociations de Genève. Puis les sherpas se réunissent pour finaliser les textes politiques. Je fais retirer tout ce qui porte sur l'IDS. Les Etats-Unis proposent un texte sur l'Afghanistan, afin, disent-ils, « que cette guerre ne soit pas oubliée ». Je m'y oppose : s'il y a un texte sur l'Afghanistan, le Japon demandera un texte sur le Cambodge. Les États-Unis renoncent aussi à un texte sur le terrorisme, mais reposent le problème d'une coordination à Sept.