1985
Mardi 1er janvier 1985
L'année commence bien pour l'industrie française.
Nous sommes restés le troisième exportateur mondial, le second même
par habitant; le second exportateur mondial de logiciels (une ligne
de téléphone sur trois dans le monde installée en centraux
temporels est française). Mais il est difficile de juger de la
réduction des inégalités : les indicateurs manquent. Le chômage
augmente encore, même si c'est deux à trois fois moins vite qu'à la
fin du septennat précédent. Depuis 1981, le pouvoir d'achat moyen
des Français a augmenté de 5,3 % ; l'inflation a baissé de moitié;
l'épargne populaire n'a plus été dévaluée; il se crée quatre fois
plus d'entreprises qu'il n'en disparaît et il s'en crée 25 % de
plus qu'en 1980; le déficit extérieur a été divisé par trois depuis
1980; l'industrie reçoit 40 milliards de plus qu'avant; on peut
créer une entreprise en un mois au lieu de six il y a trois ans.
500 000 personnes ont été exonérées de l'impôt sur le revenu. Le
pouvoir d'achat des bas revenus a augmenté: de 16 % pour le SMIC;
de 25 % pour le minimum vieillesse et les handicapés; de 15 à 34 %
pour certaines familles ; 25 000 places de crèches ont été créées.
La retraite est à 60 ans. On a créé un Fonds de garantie pour les
pensions alimentaires, un congé parental et une allocation
familiale unique. Cent scanners ont été installés ou sont en voie
de l'être sur tout le territoire. La Haute Autorité a créé mille
stations privées de radio. Mise à la disposition de tous de
l'enseignement de l'informatique. Développement de l'enseignement
des langues et des cultures régionales. Le Plan Câble équipera 5
millions de foyers dans six ans. Les premiers travaux du TGV
Atlantique commencent le mois prochain...
Mercredi 2 janvier 1985
L'inspecteur général de la Bundeswehr, Altenburg,
propose qu'en cas de conflit sur la frontière inter-allemande, une
partie des forces françaises stationnées en Allemagne s'intègre au
dispositif de l'OTAN. « Inacceptable,
répond François Mitterrand, ce serait le début
d'une dérive atlantique, le passage sous commandement
américain. »
Ce problème de l'articulation entre la France et
l'OTAN va occuper toute l'année. Si l'armée française ne dépend pas
de l'OTAN, de qui dépend-elle? Notre pays toujours devant
l'alternative: en cas d'attaque soviétique, se mettre sous
commandement américain ou garantir la protection de l'Allemagne.
Dans le premier cas, la force nucléaire française est soumise aux
Américains. Dans l'autre, on étend les intérêts vitaux de la France
jusqu'en territoire allemand. Ne rien faire, c'est dire aux
Soviétiques que nous resterions neutres. L'ambiguïté serait le
meilleur choix. Mais tout nous pousse à en sortir.
Les Japonais veulent participer à l'IDS et
répondent en secret favorablement à l'offre de Caspar Weinberger.
Compte tenu de l'opinion japonaise, M. Nakasone doit l'annoncer
avec prudence. A Los Angeles, il se contente d'exprimer sa «
compréhension» pour le programme IDS.
C'est le mot japonais pour « enthousiasme ».
Comment donner une meilleure image du
gouvernement? C'est le thème d'une grande séance de réflexion, à
Matignon, autour de Laurent Fabius.
Jeudi 3 janvier 1985
Israël confirme que 6 000 Juifs éthiopiens, les
Falashas, ont déjà été transférés en Israël grâce à un pont aérien.
Rendue publique, l'opération doit être interrompue. Le gouvernement
éthiopien dénonce ce « trafic illégal de ses ressortissants
».
Devant des journalistes, à l'occasion des vœux,
François Mitterrand se prononce en faveur de la création de
télévisions privées. Les dés roulent. Les appétits
s'aiguisent.
Vendredi 4 janvier 1985
Pisani envoie à François Mitterrand le projet
d'intervention qu'il doit faire à la télévision à propos de la
Nouvelle-Calédonie: il propose qu'un référendum, en juillet, décide
de l'« indépendance-association ». Si le oui l'emporte,
l'indépendance entrera en vigueur le 1er
janvier 1986. Il est convaincu qu'il l'emportera. Le Président est
favorable à cette solution, mais beaucoup plus sceptique que Pisani
sur ses chances de l'emporter.
La négociation de Genève reprend lundi prochain.
Elle renoue les fils de la négociation sur les Forces nucléaires
intermédiaires, suspendue par les Soviétiques le 24 septembre 1983,
celle sur les armes stratégiques (START), suspendue par les
Soviétiques le 8 décembre 1983, et celle sur les armes dans
l'espace (jusqu'ici exclues des négociations). A Vienne se
poursuivent celles sur la « réduction équilibrée et mutuelle des
forces » (MBFR), c'est-à-dire sur les armes conventionnelles. En
acceptant de reprendre les conversations, les Soviétiques ont fait
la concession principale, puisqu'ils renoncent à exiger le retrait
préalable des Pershing II et des missiles de croisière. Les
Américains leur ont facilité les choses en parlant de négociations
nouvelles et en mettant formellement à l'ordre du jour les forces
stratégiques, les forces intermédiaires et surtout les armes
spatiales.
Les Américains nous communiquent leurs positions:
pas de négociations sur l'IDS, pas de moratoire sur les armes
antisatellites, rien de neuf sur les START et les FNI. Ils veulent
absolument percer le secret du radar de Krasnoïarsk, près de
Moscou, qu'ils soupçonnent d'être l'élément d'un système
antimissiles. Ils pensent que les Soviétiques sont inquiets non
seulement de l'IDS, mais aussi du MX, du Midgetman, du
Trident.
La liste des participants à la réunion évolue
d'heure en heure: Bud McFarlane vient de s'inviter (pour marquer,
dit-on, que Shultz a le plein appui du Président). Mais on n'est
pas sûr encore de qui pénétrera dans la salle. Outre le secrétaire
d'État et Nitze, devraient s'y trouver McFarlane, Burt, le général
Chain et Hartman. Il n'est pas assuré que Matlock s'asseye cette
fois-ci à la table. Quant à Adelman, Rowny, Perle, Moreau et
Lehman, c'est-à-dire la quasi-totalité des membres de l'ancienne
délégation aux START, ils devraient tous demeurer dehors. Une
réunion de travail autour du secrétaire d'État est prévue le lundi
matin : ce dernier veut les occuper, il craint les propos que ces
fonctionnaires pourraient, pour meubler leur désœuvrement, tenir
auprès des trois chaînes de télévision qui diffuseront depuis
Genève.
Bon signe: les Libyens interrompent les travaux
sur la piste d'atterrissage qu'ils ont installée au nord du Tchad,
à Ouaddi Doum. Selon notre ambassadeur à Tripoli, M. Graeff, le
Colonel Kadhafi était prêt, après la rencontre de Crète, à donner
satisfaction au Président. Ce sont ses militaires qui l'auraient
convaincu de ne pas abandonner ce qu'ils considèrent comme un
glacis libyen au sud. Et le Colonel Kadhafi ne peut pas imposer
sans discussion ses décisions à son armée. Un de nos objectifs
pourrait être que la Commission tripartite de contrôle s'y rende le
plus tôt possible. M. Graeff pense que nous devrions
progressivement — à condition de continuer d'exercer une pression
sur les Libyens — ramener leur présence au nord à un minimum
acceptable par l'armée, c'est-à-dire au maintien de l'encadrement
des combattants du Tibesti et à une petite implantation militaire
défensive.
En Libye, 400 à 500 technocrates gèrent de leur
mieux l'économie, mais ils n'ont aucun pouvoir sur les grandes
décisions et sont soumis aux initiatives des « idéologues de
quartier » qui pullulent dans les multiples comités qui constituent
la Jamahiriya.
Samedi 5 janvier 1985
L'interminable défilé des vœux s'achève: exercice
neuf fois répété en deux jours! Après ceux du Conseil
constitutionnel, le Président prend à part Laurent Fabius, Robert
Badinter et moi pour discuter d'une éventuelle session
extraordinaire du Parlement en janvier, avant les élections
cantonales, pour faire voter la réforme de la loi électorale en
prévision des élections de 1986. Fabius est très demandeur.
François Mitterrand est réservé. On attendra.
On discute aussi de la création de la chaîne de
télévision privée (comment l'organiser, à qui la confier ?). Craxi
pousse beaucoup Berlusconi. Jean Riboud est aussi candidat. Tout
comme Jérôme Seydoux. Fabius est pour Berlusconi. Jack Lang
aussi.
Le Président s'inquiète: «
Cela ne tuera-t-il pas
Canal-Plus ? » Laurent Fabius: «
Canal-Plus est déjà mort. » Fabius songe demander à Jean-Denis
Bredin un rapport sur la télévision privée.
Je vois Claude Cheysson. Il prend ses nouvelles
fonctions avec enthousiasme.
Un peu plus tard, conversation avec François
Mitterrand: « Je relis la Bible en ce moment.
Pourquoi colle-t-on un ange à Jacob ? L'ange est un concept
récent du judaïsme, devenu
chrétien. Pourquoi Jacob se battrait-il avec le messager de Dieu
? C'est très obscur. »
Lundi 7 janvier 1985
François Mitterrand me questionne après avoir reçu
Edmond Maire: « Pourquoi ce projet de non-remboursement des
arrêts de maladie inférieurs à huit
jours ? Maire est inquiet et annonce
une mobilisation syndicale. S'informer auprès de Maire des mesures qu'il estimerait utiles
pour l'Europe (il m'a parlé notamment
d'un grand emprunt pour grands travaux). »
A Nouméa, Edgard Pisani prononce son discours sur
l'indépendance-association, tel que revu par François
Mitterrand.
Shultz et Gromyko se rencontrent à Genève afin
« d'élaborer un point de vue commun sur
l'objet et les buts des nouvelles négociations en vue de parvenir à
des accords mutuellement acceptables sur l'ensemble des problèmes concernant
les armes nucléaires et spatiales ».
Les Américains prétendent vouloir des réductions, et non plus une
simple limitation. Mais aucune concession ne se dessine encore.
Peut-être sur le nombre des missiles de croisière embarqués, en
échange de la réduction du nombre des missiles lourds
soviétiques?
Les Soviétiques veulent freiner le programme
américain IDS. Ils en demandent carrément le gel, ce que les
Américains refusent. Aucune concession n'est encore perceptible du
côté des Soviétiques, mais ceux-ci commenceraient à reconnaître,
pour la première fois, que leurs forces stratégiques basées à terre
(armes de première frappe: 520 SS 11, 60 SS 13, 150 SS 17, 308 SS
18, 360 SS 19), constituent une vraie menace pour les missiles
américains équivalents, les Minuteman, beaucoup moins nombreux.
Peut-être aussi à prendre conscience de leur propre
vulnérabilité...
François Mitterrand reçoit la cantatrice Julia
Migenes-Johnson, venue plaider pour Ron Hubbard, le patron de
l'Église de Scientologie qui souhaite obtenir l'autorisation de
s'implanter en France. Naturellement, ce sera non.
Jacques Delors accède à la présidence de la
Commission des communautés européennes.
Mardi 8 janvier 1985
La rencontre de Genève s'achève. A la télévision
soviétique, Gromyko cherche à convaincre l'opinion que l'URSS n'a
rien cédé et qu'il s'agit d'un simple prélude à la
négociation.
Au petit déjeuner, à propos de la
Nouvelle-Calédonie, Fabius: « J'ai eu
Pisani au téléphone. Il pense que le
référendum sera gagné. » François
Mitterrand: « J'ai plus de doutes. Aucune
communauté ne peut disposer du sort de l'autre. »
Sur les télévisions privées, François Mitterrand:
« Il vaut mieux le faire nous-mêmes que
laisser d'autres le faire plus tard. Il
y a place pour 85 chaînes de télévision locales et 3 chaînes nationales. Faites-moi des propositions. »
Fabius: « On ne peut pas créer de TV locales. Les régions sont dans
la main des journaux locaux. Nous ne
pouvons rien, sinon à l'échelle nationale. »
Sur la politique générale, François Mitterrand: «
Organisez de grands débats au
Parlement: sur la Nouvelle-Calédonie, sur les Affaires
étrangères. » Fabius propose d'autres thèmes: « Famille,
technologie, recherche, impôts, moderniser la police. »
Sur la loi électorale, le Président: « Il faut
infuser de la proportionnelle dans toutes les élections, régionales
pour commencer. »
En conclusion: « En
1986, j'ouvrirai le champ de la naturalisation aux étrangers. » Laurent Fabius fait la moue.
Visiblement, la perspective ne l'enchante pas.
Je propose au Président la création d'un revenu
minimum garanti pour tous les Français, quels que soient leur
condition, leur statut, leur âge. Pour commencer, ce revenu serait
évidemment fixé à un niveau assez bas et on pourrait demander aux
collectivités locales d'en payer la moitié. Un revenu minimum de 1
200 à 1 500 F par mois ne coûterait pas plus de 3 milliards au
budget de l'État. Je note: « Ce serait une réforme majeure qui
garantirait les Français contre ce
risque des sociétés modernes:
l'insécurité du changement. Il "vaut bien" tous les risques déjà
couverts : le handicap, la maladie ou
la vieillesse. »
François Mitterrand me répond : « Oui,
absolument. Le faire vite. Mais
prudence dans toute annonce. »
C'est, à ma connaissance, la première fois que
surgit l'idée du revenu minimum national. J'en saisis Laurent
Fabius.
Je reçois, sur l'Espace européen, Lions,
successeur de Curien à la tête du CNES, et d'Allest, son directeur
général, véritable maître d'œuvre d'Ariane. Le moment de la
décision approche: les 30 et 31 janvier prochains, à Rome, la
Conférence européenne des ministres de l'Espace, réunissant les
ministres des pays membres de l'Agence spatiale européenne, fixera
le programme de celle-ci pour dix ans.
Nos partenaires acceptent qu'y soient annoncés
dans le projet de résolution finale le démarrage du programme
Colombus et celui du lanceur Ariane V (nécessaire à la station
spatiale habitée européenne). Pas plus. Le texte final, dans son
état actuel, ne fait qu'évoquer comme une perspective à très long
terme — c'est-à-dire au-delà des dix ans de programme de travail —,
l'éventualité d'une telle station. Cela remettrait à sept ou huit
ans au moins toute décision éventuelle concernant le lancement du
programme aboutissant à cette station spatiale européenne (à
supposer qu'à cette date, le « phagocytage » de l'Europe par les
États-Unis n'ait pas été totalement accompli). Tous les petits pays
sont prêts à nous suivre pour aboutir à une résolution plus
explicite retenant la station orbitale comme objectif européen,
dont les travaux préparatoires commenceraient dès cette décennie.
Mais l'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne y sont hostiles. Si nous
arrivions à débloquer les Allemands, l'affaire pourrait être
gagnée. Mais leur ministre de la Recherche et de l'Espace n'a pas,
pour l'instant, obtenu de décision du Chancelier sur son budget et
Curien, en conséquence, considère qu'il ne peut rien obtenir de son
homologue.
François Mitterrand décide donc que la France
lancera seule les travaux de construction du planeur spatial
Hermès.
Cette décision sera, j'espère, considérée plus
tard par les historiens comme l'équivalent de celle de Pierre
Mendès France donnant le feu vert à la construction de la bombe
atomique française. Si rien, dans les dix ans, ne vient en
interrompre la mise en œuvre.
Mercredi 9 janvier 1985
Georges Marchais reste secrétaire général du PCF ;
le Bureau politique élit deux secrétaires généraux adjoints : André
Lajoinie et Maxime Gremetz. Jean-Baptiste Doumeng: « Ce sont deux
nuls. Le véritable successeur est déjà choisi
: il s'appelle Jean-Claude Gayssot. »
Vendredi 11 janvier 1985
Un Mélanésien assassine un jeune Européen de
dix-sept ans, Yves Tual. L'émeute ruine les efforts de Pisani. Les
Européens assiègent le Haut Commissariat. Éloi Machoro, armé,
attaque les colons.
Je propose au Président de décorer de la Légion
d'honneur deux amis américains qui m'ont fait savoir qu'ils en
seraient heureux, l'économiste John Kenneth Galbraith et le
musicien Leonard Bernstein. Il accepte.
Le Président déjeune avec Mauroy et Jospin: « On
fera 42 % aux élections. Après, tout
devient possible, car il n'y a pas la place, à droite, pour
trois présidentiables. »
Je déjeune avec Bud McFarlane qui, rentrant des
pourparlers de Genève, est de passage à Paris pour en rendre compte
au Président français. Cet homme est décidément remarquable, ouvert
et réfléchi.
Bud McFarlane: Nous
avons lancé l'IDS parce que nous nous
sommes rendu compte que nous étions
dépassés en termes stratégiques (la supériorité soviétique est de 3
à 1). Nos missiles sont "sur le papier", pas dans les silos. Nous
avions le choix entre augmenter notre stock
d'armes offensives, nous arrêter ou développer nos armes défensives. Nous avons choisi les armes
défensives parce qu'elles sont les plus prometteuses et parce que
les Soviétiques s'en dotent aussi. Nous
avons commencé à parler de cette
arme avec les Soviétiques pour les
convaincre de négocier. C'est aussi,
cyniquement, la seule façon que nous avons trouvée pour convaincre notre opinion de nous
laisser augmenter nos dépenses
militaires.
L'essentiel de l'effort de l'IDS servira à arrêter les fusées russes
au décollage. Il ne s'agit donc pas de poser un "couvercle " sur les Etats-Unis, mais sur
l'URSS.
Je l'interroge: Et les fusées qui partiraient des
sous-marins soviétiques en plongée à 100 km de
New York, comment les arrêter ?
Bud McFarlane: En fait,
le bouclier est sur le monde entier! Il
empêchera toute fusée de décoller, d'où que ce soit.
En 2020, nous pourrons arrêter 80 % des fusées soviétiques, même tirées
d'un sous-marin. Cela rétablira l'équilibre offensif. Nous ne tenons pas à un accord avec les
Soviétiques, car nous voulons aller
vite dans nos recherches.
Je m'étonne: Attention à l'effet de démobilisation à court terme, sur l'Europe, d'une telle annonce. Et attention à la stratégie
qu'entraîne l'IDS. Savez-vous quels concepts stratégiques cela
implique ? Il vous est difficile de négocier avec les Soviétiques
alors que vous n'avez pas encore de concept théorique
clair.
Bud McFarlane :
C'est vrai, nous n'avons pas de vue générale. Personne, chez nous,
n'est Bismarck.
Il est reçu par le Président. La conversation
permet de rappeler qu'en mars 1983, le Président Reagan avait
présenté les armes antimissiles comme un bouclier étanche. Or, la
plupart des responsables américains ont reconnu l'année dernière
que ce bouclier ne semblait pas réalisable et que l'on s'orientait
simplement vers une combinaison de systèmes offensifs et défensifs.
Bud McFarlane admet que le bouclier ne serait pas placé au-dessus
des États-Unis, mais au-dessus de l'URSS pour intercepter ses
missiles dès leur départ (une sorte de cloche à fromage). Ce qui ne
suffit évidemment pas comme dissuasion, compte tenu des sous-marins
situés hors de la cloche. Puis il reconnaît que cela devra être une
cloche posée sur le monde entier, ce qui est encore plus farfelu.
Il en est d'ailleurs parfaitement conscient. Les États-Unis se sont
engagés dans cette voie sous la pression irrésistible du lobby
militaro-industriel. Mais ils ne savent pas encore ce qu'ils
feraient de ces armes au cas où elles pourraient être déployées, et
ils ne maîtrisent pas du tout les conséquences de cette évolution
sur leurs relations avec l'URSS, avec leurs alliés européens ni sur
l'ensemble des équilibres stratégiques. Bud McFarlane est clair: le
volet « espace » de la négociation n'est encore qu'un appât.
Sur Genève, il dit au Président que les
négociations n'ont absolument pas avancé, que Gromyko lui a paru de
plus en plus obsédé par l'Allemagne. Enfin, il interroge François
Mitterrand: « Comment faites-vous pour
convaincre l'opinion publique française de soutenir votre effort
militaire ? »
Dans l'escalier, il me dit avoir oublié de dire au
Président qu'un avion invisible — ou « furtif » — est au point. «
Nous avons déjà plusieurs exemplaires
de cet avion invisible au radar.
»
Samedi 12 janvier 1985
En Nouvelle-Calédonie, aux premières heures de la
matinée, Éloi Machoro est encerclé puis abattu par le GIGN. L'état
d'urgence et le couvre-feu sont décrétés. Pisani est fou de rage
contre les gendarmes qui lui ont désobéi. Sur ordre de qui ont-ils
tiré ? Il est obligé de les couvrir. Tous les éléments d'une
tragédie sont réunis.
Pour les Américains, la perspective d'un
changement de posture stratégique — le passage d'une dissuasion
offensive à une dissuasion défensive — doit s'accompagner d'une
réduction aussi forte que possible du stock des armements
nucléaires existants, cette réduction assurant l'efficacité de la
défense. Avec une défense de plus en plus étanche — en fonction des
avancées technologiques — et une diminution des armements, la
probabilité d'une frappe au but diminue doublement.
Pour les Soviétiques, la posture défensive
américaine revient à tenter d'échapper à la dissuasion, ce qui
constitue un encouragement à la première frappe. Elle appelle donc
un effort accru à la fois dans le domaine offensif (saturation des
défenses américaines) et dans le domaine défensif.
Lundi 14 janvier 1985
Fabius charge Jean-Denis Bredin d'un rapport sur
l'opportunité de créer des télévisions privées. En fait, Fabius a
déjà pris sa décision, même s'il laisse Bredin travailler.
Mercredi prochain, le Président parlera à la
télévision de la Nouvelle-Calédonie. Comme à chaque occasion, il se
prépare par mille questions griffonnées sur des billets, auxquelles
il faut répondre dans l'heure: Combien a fait de victimes la
révolte des Kanaks en 1878 ? (200
Européens et 2 000 Kanaks tués.) Dans la loi de 1956, quelle est la
composition du Conseil de gouvernement, autour du gouverneur,
et ses compétences ? (En 1956,
toutes les compétences étaient territoriales, sauf défense,
justice, ordre public, monnaie et douanes; le « gouvernement du
Territoire » était formé de « ministres »). En 1958, comment les
Kanaks ont-ils été conduits à voter
pour la Constitution, donc contre
l'indépendance ? Y a-t-il eu des promesses de De
Gaulle ? Des engagements de
Cornut-Gentil ? (Le 25 octobre 1958, B.
Cornut-Gentil a télégraphié au gouverneur pour s'engager sur le
maintien de la loi-cadre Defferre et son renforcement. Sur la base
de cet engagement, le 17 décembre 1958, l'assemblée du Territoire
décide le maintien de sa présence dans la République. En 1962,
dissolution de cette assemblée. La nouvelle assemblée élue est très
favorable à la loi Defferre). En 1963 qu'est-ce qui a été retiré aux Kanaks
? Nouvelles institutions ? (En
1963, nouvelle loi abolissant la loi Defferre, supprimant le
gouvernement territorial et le remplaçant par un organe
consultatif.) Que contenaient les textes sur le foncier et le
minier en 1965 ? (En 1969, « loi Billotte » donnant à l'État, et
non plus au Territoire, le contrôle des propriétés minières.)
Qu'est-ce qui a été fait sous Giscard (Dijoud, Stirn, etc.)
pour la Nouvelle-Calédonie ? (Giscard,
statut de 1976 : le gouverneur a rendu l'exécutif au Territoire,
mais pour les seules affaires locales. En 1979, nouveau découpage
électoral très favorable aux Européens. En 1981, loi Dijoud
annonçant la réforme foncière et culturelle.) Que contenaient la
loi de 1984 et les textes précédents
(foncier, minier, fiscal) ? (En 1984,
statut d'autonomie : un gouvernement autonome; un mécanisme d'accès
à l'autodétermination pour 1989; trois lois organisant les pouvoirs
des chefs coutumiers.)
D'après Éric Rouleau, qui vient de passer
plusieurs jours avec Arafat, ce dernier serait prêt à rencontrer
Shimon Pérès où que ce soit, en secret ou en public, après une
reconnaissance formelle de l'État d'Israël. Il sait que le temps
joue contre les Palestiniens de Cisjordanie et que ceux-ci le
savent. Pérès refusera.
Deux observateurs français de l'ONU abattus au
Liban. Le gouvernement israélien décide le retrait de ses
troupes.
Depuis le début du septennat, les ministres ont
pris l'habitude de rendre compte au Président de leurs voyages à
l'étranger. En voici un exemple particulièrement intéressant.
Jean-Pierre Chevènement est de retour du Nicaragua où il
représentait la France aux cérémonies d'investiture du nouveau
Président. Il plaide pour un renforcement de l'aide française et
explique les tentatives d'Ortega pour se rapprocher des Américains
sans accepter leur présence militaire dans la région :
« Le Président
Ortega, très sensible à vos marques
d'attention, m'a prié de vous
transmettre un message précis et d'autant plus
pressant que, m'a-t-il dit, il craint
que ne vous parvienne qu'une version unilatérale des derniers
développements de la situation en Amérique centrale.
Le Président Reagan s'apprête à saisir le Congrès d'une demande de
crédits (20 millions de dollars
environ) pour venir en aide aux
"contras" dont l'action a pour effet
d'accroître les difficultés économiques
et politiques du régime sandiniste. Le vote du Congrès devrait
intervenir en mars prochain. Tous les efforts du Nicaragua tendent à obtenir de l'Europe et de l'Amérique
latine qu'elles fassent une pression maximale sur
l'Administration et sur le Congrès
américains pour que cette demande de
crédits soit retirée ou rejetée.
C'est dans ce
contexte qu'il faut apprécier le
développement des négociations autour
de la déclaration de Contadora aussi
bien que des conversations engagées directement entre les
États-Unis et le Nicaragua à Manzanillo.
Le Nicaragua souhaite
un accord bilatéral avec les États-Unis. Il
ne veut pas être entraîné à donner des gages à travers une remise
en cause de l'Acte de Contadora, et ainsi institutionnaliser sans contrepartie
la présence militaire américaine en Amérique centrale.
Selon le Président Ortega,
les États-Unis ne sont pas véritablement intéressés par une
négociation avec le Nicaragua, comme le prouvent d'ailleurs les
dernières déclarations du Président Reagan.
Les États-Unis ne sont pas
partie aux négociations de Contadora, mais utilisent
manifestement les pays centre-américains pour exprimer leur point de vue. Quant aux conversations de Manzanillo entre les Etats-Unis et le Nicaragua, les Américains, selon le
Président Ortega, n'en attendent rien.
Les Américains veulent en fait remettre en cause
la déclaration de septembre de Contadora sur laquelle ils ne sont pas d'accord (essentiellement la prohibition d'une
présence militaire étrangère en Amérique centrale). Cette position
est inacceptable pour le Nicaragua. Le
gouvernement de Managua considère en
effet que l'objectif des entretiens de
Manzanillo doit être la conclusion d'un accord
bilatéral.
Le Président Ortega a
l'impression que les États-Unis, qui ne sont pas présents
à la négociation de Contadora, cherchent avant
tout à donner le change en faisant apparaître des
divergences au sein des partenaires
engagés dans la négociation, tout en
apparaissant comme pleins de bonne
volonté par rapport aux disputes entre
Etats de l
Amérique centrale.
Le Président Ortega
se demande comment procéder pour engager réellement les
États- Uttis dans une négociation approfondie
et maintenir l' "Acte révisé " dans sa forme actuelle, sans modifications fondamentales.
Contadora devrait
demander aux États-Unis de chercher à
parvenir à un accord avec le
Nicaragua ; on saurait à ce
moment-là si Washington est réellement
intéressé par une négociation.
Le Commandant Ortega s'est
entretenu le 9 janvier avec les quatre Chanceliers de Contadora.
Or, il est apparu que le Nicaragua n'était plus d'accord avec
"certains pays " du groupe. En effet, certains pays paraissent
maintenant pressés d'aboutir rapidement à la signature d'un
texte modifiant sur des points essentiels la Déclaration. Ces
points concernent la présence de conseillers étrangers, le
déroulement de manœuvres, l'existence
de bases militaires.
Une telle révision aboutirait, selon le Président Ortega, à reconnaître aux États-Unis, sans contrepartie, une présence
militaire dans la région.
Le Président Ortega a
indiqué à ces pays que le Nicaragua ne pouvait accepter
qu'un accord vise à institutionnaliser
cette présence. Il s'agit là d'une
position de principe. Par contre,
Managua est disposé à examiner à Manzanillo
les points délicats qui font problème avec les États-Unis,
mais sur un plan bilatéral, à condition que ces discussions
finissent par aboutir à un accord de sécurité. Du côté nicaraguayen, il est possible, a déclaré très nettement le Président Ortega, d'envisager une présence permanente des
États-Unis dans la zone à condition que
la sécurité même du pays soit
garantie.
Il apparaît très important
au Président Ortega que la France se prononce à ce sujet,
qu'elle fasse connaître sa position
aux États-Unis et qu'elle apporte son appui au
Nicaragua...
Le Président a
formulé la même requête vis-à-vis des
gouvernements latino-américains.
Telle est la teneur du message que le
Président Ortega m'a chargé de vous
transmettre.
Sur un plan général, mon sentiment est
qu'une course de vitesse est engagée
entre la politique de déstabilisation mise en œuvre par les États-Unis et l'effort manifeste du Président
Ortega pour desserrer l'étreinte et
gagner du temps.
L'enjeu de cette course de vitesse est le soutien
de la population au régime de
Managua. Selon le vice-président Ramirez,
l'action des "contras" aboutira à faire baisser la production
agricole de 15 % en 1985. Parallèlement, pour faire face aux
échéances financières qui absorbent une
part énorme des ressources du pays, le gouvernement s'apprête à mettre en œuvre un plan de rigueur (libération des prix —
retour au marché) qui, selon le
vice-président, créera d'inévitables "tensions".
C'est dans ce contexte que le gouvernement
nicaraguayen nous demande de réexaminer le gel
du protocole financier entre la France et le Nicaragua. Ce
dernier demande un rééchelonnement des échéances prévues.
L'argument est purement politique: 1985 sera une année cruciale pour l'avenir du
Nicaragua.
Au total, l'élection du
Président Ortega peut permettre, avec l' "institutionalisation " du
processus démocratique, le début d'une phase nouvelle au Nicaragua
et amener ainsi les États-Unis à concevoir leurs rapports avec
l'Amérique centrale autrement qu'en termes de force pure et
simple. Cela dépendra localement en
grande partie de la capacité du Président Ortega à s'autonomiser
par rapport aux huit autres "Commandants " et surtout à la tendance "utopiste "
du FSLN (activistes se réclamant du marxisme-léninisme
aussi bien que chrétiens
millénaristes).
Le discours
d'investiture — remarquable d'ouverture
et de réalisme — était de bon augure,
mais si l'État nicaraguayen a un chef, il me paraît encore
dépouvru de corps. »
Jack Lang envoie une longue note pour
l'intervention du Président de mercredi à la télévision. Dans son
style inimitable, il propose de faire de la France tout entière une
« université d'été » :
« Rencontrant samedi dernier
des jeunes inventeurs de jeux vidéo, j'ai entendu beaucoup de
paroles positives en faveur du gouvernement.
Ces jeunes sont heureux que l'on fasse
appel à leur goût de l'action et de
l'invention, et que nous sachions
établir des ponts entre l'art,
l'industrie et la technique.
L'un d'entre eux a
employé cette jolie formule que vous pourriez peut-être
reprendre mercredi soir: "Trop de gens en
France s'acharnent à construire des murs qui séparent ; vous au
moins vous construisez des ponts qui réunissent les bonnes
volontés et les talents. "
J'ai le sentiment que
la vraie majorité présidentielle ne s'exprimera plus seulement à travers les partis, mais, de plus en
plus, à travers tous ces jeunes amoureux de
l'aventure et d'un nouvel art de vivre, qui attendent de nous le
langage de l'action et de la tendresse.
Peut-être pourriez-vous, mercredi soir,
appeler de vos vœux la formation de cette grande majorité des
bâtisseurs et des créateurs de ce pays, qui peut se reconnaître à
travers un gouvernement qui a mis la
France à l'heure des industries du futur.
... Les gens adorent
que l'on fasse appel aux trésors de
générosité et d'invention qu'ils ont en eux. Ils vous aimeront davantage si vous les aidez à redonner un sens à leur vie en leur offrant
l'occasion de se dévouer. En regagnant
confiance en eux par la revalorisation de leur
propre image, ils auront davantage confiance en vous. Se respectant
davantage eux-mêmes, ils seront moins accessibles au langage
des démagogues.
... Une proposition
concrète : faire de la France, l'été
prochain, une immense université d'été, et organiser à travers tout
le pays un vaste mouvement éducatif qui permettrait à chaque
citoyen de s'initier à l'informatique ou à la musique, aux sciences nouvelles ou à la découverte du
patrimoine. Les portes des universités et des laboratoires seraient ouvertes. Ce serait une
véritable révolution pédagogique.
Contrairement à leurs habitudes, les Maisons de
la Culture et les Centres culturels accueilleraient enfants et adultes pendant la belle saison.
Alliant loisirs et goût du savoir, la France
redécouvrirait le goût de la connaissance, et surtout établirait cette
extraordinaire chaîne de solidarité
entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas.
Si ce principe général était retenu, on pourrait
imaginer beaucoup d'autres idées
concrètes.
Toujours dans cette perspective d'un appel à la générosité des gens, je suis convaincu
que la création d'un Fonds de
solidarité volontaire, pour lutter contre la faim dans le monde ou pour apporter un soutien aux
plus pauvres en France, remporterait un immense succès. Evidemment,
il faudrait au préalable obtenir
l'assurance que, pour montrer
l'exemple, trois à quatre cents personnalités — ministres,
chefs d'entreprise, dirigeants divers — sont
prêtes à s'autotaxer chaque mois et à apporter une
contribution régulière à ce Fonds.
Bref, à travers d'autres
actions de ce genre s'ajouterait à l'image d'une "France qui
gagne" l'image d' "une France du
cœur" qui pourrait soulever
l'enthousiasme des plus jeunes, et c'est en recréant cet élan que
nous gagnerons les élections. »
Mardi 15 janvier 1985
Au petit déjeuner, François Mitterrand et Laurent
Fabius décident de présenter au Conseil des ministres la nouvelle
loi électorale pour les législatives avant le prochain scrutin
cantonal, afin d'éviter qu'on ne leur reproche d'en avoir attendu
les résultats pour la mettre au point.
Le Président continue de se préparer pour
l'émission de demain: « Retrouver quelques-unes de mes déclarations d'avant mai 1981
annonçant que les temps seront difficiles et que la gestion
devra être rigoureuse. »
Je reçois Jean-Claude Trichet qui deviendra
directeur du Trésor après le départ de Daniel Lebègue. C'est déjà
convenu: il s'impose; chacun le sait. Le conseiller de Giscard à
l'Elysée en 1980 fait l'unanimité.
Le Président reçoit l'ambassadeur d'URSS, Iouri
Vorontsov, venu lui parler des négociations de Genève vues du côté
soviétique. Il se montre beaucoup plus explicite que McFarlane. Il
rejette la distinction américaine entre armes offensives et armes
défensives, lesquelles doivent seulement servir, selon l'URSS, à
donner aux États-Unis « la capacité de porter une première frappe
sans riposte ». Pour Moscou, la seule distinction valable est entre
les armes opérant à partir de l'espace, les armes stratégiques et
les armes à moyenne portée. Par ailleurs, l'URSS n'accepte de
progresser sur les armes stratégiques et à moyenne portée que s'il
y a accord sur les armes spatiales. « En ce qui concerne les
armes stratégiques, nous avons déclaré que l'interdiction totale des moyens
de frappe spatiaux ouvrirait la voie à
l'adoption de mesures sur une réduction radicale des
armes stratégiques, assortie simultanément du refus total ou d'une stricte
limitation des programmes de création et de déploiement de nouveaux
moyens stratégiques (missiles de croisière à grande portée,
nouveaux types d'ICBM et de SNLE,
nouveaux bombardiers lourds). » L'arrêt du déploiement des missiles
américains en Europe est toujours présenté comme un objectif, pas
comme un préalable. Un accord sur les armes atomiques à moyenne
portée, présenté comme lié à un accord sur les armes stratégiques,
devra « naturellement prendre en compte les missiles de moyenne
portée de l'Angleterre et de la France
».
Les Soviétiques réclament donc à nouveau la prise
en compte des forces tierces sur la base du même raisonnement qu'en
1983, c'est-à-dire en les considérant comme des armes à moyenne
portée intégrées dans l'OTAN.
Mais ils se contredisent en estimant que les
missiles américains à moyenne portée acquièrent « vis-à-vis de l'Union soviétique la qualité d'une
arme stratégique » dès lors qu'ils
peuvent atteindre ce pays. Ils devraient donc pouvoir comprendre
que notre propre force a un caractère stratégique.
François Mitterrand :
Nous n'avons rien à vous demander. Nous n'avons ni échanges importants ni conflits. C'est un moment particulier pour regarder
les problèmes de fond d'un point de vue général. Nous avons des vues assez
proches sur l'espace, pas sur les Forces nucléaires intermédiaires,
sujet sur lequel nous ne sommes pas
concernés.
Iouri Vorontsov : Depuis votre voyage, une
nouvelle étape de nos relations
a commencé, comme vous le disait M.
Tchernenko dans son message du 10
décembre dernier. Pour le problème du désarmement, des pourparlers
d'un genre nouveau vont commencer et la question de la prise en
compte des forces françaises sera donc
posée autrement. Nous ne parlerons
avec les Américains que des armements américains, et lorsqu'on approchera d'un
accord avec eux, on en parlera avec vous.
François Mitterrand : Ces échanges permettent de
ne pas polémiquer avec vous et je ne le
souhaite pas. Mais nous sommes très contents de ne pas être
invités à cette réunion.
Iouri Vorontsov :
Je vous avais proposé d'envoyer le chef
adjoint de l'État-major soviétique vous parler de questions
spatiales...
François Mitterrand : Pourquoi pas ?
En quittant le Président, Vorontsov déclare que le
problème de la « prise en compte » résulte d'une « mauvaise compréhension »,
qu'il « ne s'agit pas de réduire le nombre des missiles français », mais
simplement de « les prendre en compte
». C'est bien là le problème: cela nous empêcherait, après un
accord américano-soviétique, de poursuivre la modernisation —
c'est-à-dire la croissance — de notre force de dissuasion.
André Rousselet vient me voir pour plaider contre
la création de chaînes privées en clair, ce que le rapport Bredin
doit étudier. « C'est un coup monté par Fabius pour faire capoter
Canal-Plus. Il faut l'empêcher. »
Tancredo Neves est élu Président du Brésil. C'est
le premier chef de l'État civil après vingt ans de dictature
militaire. Le pays tangue toujours sous le poids de la dette; Neves
ne semble pas avoir la force pour y remédier.
Michel Delebarre vient proposer six mesures contre
le chômage: ouverture de contrats à durée déterminée de deux ans au
profit des demandeurs d'emploi de longue durée; ouverture de
contrats à durée déterminée pour les commandes exceptionnelles,
notamment à l'exportation; allégement des seuils fiscaux pénalisant
les entreprises qui embauchent; développement de la formation
interne des entreprises; développement du travail à temps partiel;
création d'un congé de conversion d'un an dont bénéficieraient tous
les licenciés économiques.
Le Président demande une enquête sur les massacres
perpétrés en Nouvelle-Calédonie.
Mercredi 16 janvier 1985
Au Conseil des ministres, Hanon est remplacé, chez
Renault, par Georges Besse, qui a sauvé Péchiney.
Dans le journal de 20 heures de Christine Ockrent,
François Mitterrand annonce la création de futures télévisions
hertziennes privées. Panique à Canal-Plus.
La journaliste, comme en conclusion :
— Vous irez un jour à Nouméa?
— Oui.
— Quand ?
— Demain.
Nul, à l'Élysée, ne le savait. Chacun fait
l'important en prétendant avoir été le seul au courant. Ni Georges
Lemoine, secrétaire d'État aux DOM-TOM, ni Joxe n'ont été
préalablement informés de la décision. Pendant que François
Mitterrand parlait, le ministre de l'Intérieur était à
l'Opéra.
Jeudi 17 janvier 1985
Voyage éclair à Nouméa. François Mitterrand à
Tjibaou: « Si vous êtes président de Kanakie,
avec quelle armée entrez-vous à Nouméa ? Vous ne tiendrez
que quinze jours avant d'être
tué ou de vous réfugier en brousse. L'indépendance n'a aucune base réalisable. » A Pisani : « Réfléchissez à la cantonisation et allez
vers un statut de fait, en utilisant le découpage actuel en six pays, comme les cantons suisses. Mais sans l'accord de tous, c'est impossible. Les
Canaques n'auront jamais Nouméa.
Les Canaques n'ont rien, qu'une considérable faculté de nuire. Si, en juin, votre projet n'est pas bien reçu, il ne
faudra pas le mettre au vote, en incitant Tjibaou à le refuser.
Alors on poussera à la Fédération sans partition. Le
Parlement votera pour une cantonisation de l'île.
Si votre projet est bien reçu, on ira
au référendum. Au fond, les Canaques ont le choix entre le statut Lemoine et le statut Pisani.
»
Vendredi 18 janvier
1985
Le Président, rentrant de Nouvelle-Calédonie : «
Pisani a raison, mais son plan ne
passera pas. Il faut refaire le
découpage. Si le référendum capote en Nouvelle-Calédonie, nous reviendrons au statut Lemoine.
»
André Fontaine succède à André Laurens à la tête
du Monde. Après le passage météorique de Laurens, retour à la
tradition.
Une équipe de l'Institut Pasteur identifie le
virus du Sida.
Vu notre futur ambassadeur en URSS, Jean-Bernard
Raimond, avant qu'il ne reparte pour le poste qu'il quitte («
l'établissement qu'il rompt
», dit-on au Quai), Varsovie, d'où il
gagnera directement Moscou. Pour Raimond, le général Jaruzelski a
la situation bien en main et est plus fort que jamais : « Il est,
dit-il, à sa manière, un patriote qui
a la conviction d'épargner à son pays
des drames plus pénibles. » L'ambassadeur suggère que le dialogue
politique avec Varsovie soit réactivé, comme l'ont fait avant nous
tous les Occidentaux, puisqu'il n'y a, de toute façon, aucune
perspective de changement de régime en Pologne. Mais Raimond
suggère encore que ce dialogue soit mené sur la base du pur
réalisme, sans chercher à l'équilibrer moralement. En disant, comme
les Allemands, qu'il faut aider le général Jaruzelski contre ses «
durs » — ce qui est pris pour de l'hypocrisie par les
Polonais.
François Mitterrand sur l'écriture: «J'écris loin de la vie politique. On ne peut
écrire sans l'unité de l'esprit. L'action m'en arrache.
Je travaille beaucoup mes textes ;
commencer est difficile. La première
phrase donne le ton... Après, c'est un besoin.
J'ai un goût d'artisan pour la langue française. Je me préoccupe
de l'opinion des autres, des
historiens du futur. C'est une distance utile. La littérature, c'est d'abord le mot exact. Cela peut être dans le
mystère et l'obscur, mais cela exige d'appeler les choses par leur nom. Chaque chose a un
nom. Le mot exact n'est jamais un mot
rare. L'histoire des mots me passionne. »
Lundi 21 janvier 1985
A la demande de Pisani, Fabius s'apprête à envoyer
au Conseil d'État un projet de loi sur la prolongation de l'état
d'urgence en Nouvelle-Calédonie. Pisani souhaitait six mois,
renouvelables par période de trois mois par ordonnance. Fabius fixe
la limite au 30 juin: soit avant le 6 juillet, date envisagée par
Pisani pour le référendum.
Le projet de loi donne à Pisani le pouvoir
d'organiser des perquisitions de jour et de nuit. Mais Fabius est
très opposé à ce que la loi octroie aux commissaires des pouvoirs
de contrôle de la presse, de la radio et de la télévision. Il
craint un blocage du Parlement. Pisani, qui redoute le rôle
déstabilisateur du journal local, y tient beaucoup. Il propose
d'instituer un recours possible auprès de la Haute Autorité dont
les attributions seraient, pour la Nouvelle-Calédonie, étendues à
la presse.
Mercredi 23 janvier 1985
Session extraordinaire du Parlement pour la
prolongation de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie.
Au Conseil des ministres, Laurent Fabius confirme
le plan d'équipement des établissements scolaires en
micro-informatique.
La Ville de Paris est candidate à une chaîne de
télévision privée.
Jeudi 24 janvier 1985
Petit déjeuner avec l'ambassadeur d'URSS. Il
m'annonce que Tchernenko est « peut-être
mourant ».
La prolongation de l'état d'urgence en
Nouvelle-Calédonie est votée par les seuls socialistes. Edgard
Pisani, au téléphone, indique au Président que l'exploitation de
Thio reprend et que celle de la deuxième mine redémarrera dans les
jours qui viennent. Par ailleurs, la rentrée scolaire devrait se
passer dans des conditions correctes. (François Mitterrand:
« Mettez cela en valeur dès que
c'est fait. ») Pisani demande
l'autorisation de faire une intervention d'une demi-heure, le 31
janvier, sur Antenne 2. Accepté.
Vendredi 25 janvier 1985
Déjeuner avec George Steiner,
l'historien-philosophe, à cheval entre Genève et Cambridge. Comme
tous les grands intellectuels, il est fasciné par le pouvoir dont
il dit qu'il le révulse.
L'assassinat du général René Audran, qui a pris le
poste destiné à François Heisbourg, est revendiqué par Action
Directe.
Le Premier ministre israélien, Shimon Pérès,
souhaiterait que j'aille le voir avant la fin janvier pour faire le
point sur la situation dans la région et avoir mon avis sur les
nouvelles mesures économiques radicales qu'il a l'intention de
prendre et qui peuvent entraîner, lorsqu'elles seront connues, une
grave crise sociale et politique. Une première phase décidée en
novembre (blocage des prix et des salaires) a permis de faire
passer l'inflation de 1 000 % à 100 % et de développer les
exportations. Il s'attaque maintenant au déficit budgétaire (10 %
du PNB) et au déficit extérieur (1,5 milliard de dollars).
Canal-Plus est en quasi-faillite. Les abonnements
ne rentrent pas et le seuil de 300 000 abonnés est très loin d'être
atteint. Pour sauver l'entreprise, André Rousselet a besoin d'une
modification de son cahier des charges afin de pouvoir passer plus
de films récents sur sa chaîne: il demande que les films puissent
être diffusés le mercredi et le vendredi à 21 heures au lieu de 22
heures, et le samedi à 21 heures au lieu de 23 heures. Les lundi,
mercredi, samedi, dimanche et les jours fériés, Canal-Plus
souhaiterait diffuser des films jusqu'à 15 heures au lieu de 13
heures. Le nombre de rediffusions d'un même film pourrait également
être augmenté. Il faut pour cela négocier avec le BLIC (Bureau de
Liaison des Industries cinématographiques).
Les producteurs aiment bien Canal-Plus: la télévision cryptée est, pour le
cinéma, un marché nouveau, différent par nature de celui que
représentent les chaînes traditionnelles. Canal-Plus apporte de l'argent frais au cinéma,
beaucoup plus vite que les autres chaînes, étant donné les délais
réduits de passage après l'exploitation en salles. Canal-Plus est
donc un partenaire apprécié pour les coproductions.
Mais au cas où le BLIC, pour sauver la chaîne
cryptée, accepte d'ouvrir une brèche dans la réglementation qui
protège les salles, les producteurs prennent le risque, si
l'opération de sauvetage ne réussit pas et que Canal-Plus passe en clair, de se trouver face à une
télévision qui pourra projeter les films neuf mois après leur
sortie en salles. Il sera bien difficile de revenir à la sévérité
antérieure, voire de ne pas accorder les mêmes avantages à toutes
les chaînes en clair. Certains producteurs sont prêts, néanmoins, à
prendre ce risque. D'autant que si le BLIC refuse ces
modifications, il portera le chapeau en cas d'échec de
Canal-Plus.
Il faudrait que, dès maintenant, c'est-à-dire sans
attendre les conclusions du rapport Bredin, le gouvernement prenne
l'engagement auprès du BLIC de maintenir les protections actuelles
du cinéma sur toutes les chaînes présentes et à venir, hertziennes
ou par satellite.
Si nous avons les moyens (financiers et
institutionnels) de créer sur les canaux disponibles une autre
chaîne nationale hertzienne avec un capital plutôt stable, il faut
tout faire pour donner une véritable chance à Canal-Plus. Si nous
ne disposons pas de ces moyens, alors le passage en clair de
Canal-Plus se révélera inévitable.
Lundi 28 janvier 1985
Vu Dodelinger à propos de la CLT. C'est toujours
non pour nous. Ils insistent. Ils vont, je crois, lancer leur
propre satellite.
Réunion avec Fabius, Delebarre, Bérégovoy et
Emmanuelli sur l'emploi:
François Mitterrand :
Où en est-on ? Il faut, en 1985, faire
régresser le chômage, au moins
de 2,5 à 2,2 %. Vous aurez tous les
moyens.
Michel Delebarre :
J'ai besoin, pour cela, de plus de moyens pour
la mise à la retraite à 57 ans,
pour le développement du temps partiel, qui peut toucher 2 200 000
personnes, et pour réactiver les contrats à durée déterminée. Pour
tout cela, il faut 18 milliards.
Laurent Fabius :
D'accord, il faut faire cela, mais on ne
pourra le financer que si on renfloue l'UNEDIC.
Pierre Bérégovoy : Pour 1984, le déficit a bien été tenu à 149 milliards. Mais, pour
1985, le déficit budgétaire
sera déjà de 22 milliards de plus que
prévu. [Il en donne le détail: emploi, informatique, hausse du
dollar, collectivités locales...] L'État ne
peut payer en 1985 ce qui est de la compétence de
l'UNEDIC.
François Mitterrand :
Tout doit être au point ce soir.
Henri Emmanuelli :
D'accord si c'est cette somme. Et la formation
professionnelle ? Et la formation alternée ? Où en est-on
?
Michel Delebarre :
On est loin des prévisions.
François Mitterrand : La défiscalisation inconditionnelle n'est pas une solution
quand on a en face de nous des gens qui
n'ont aucune raison de nous
aider à créer des emplois. Il faut des
contacts.
François Mitterrand appelle Jacques Pomonti, nommé
à la direction de l'INA, pour lui demander de rencontrer Berlusconi
et de préparer avec lui la nouvelle chaîne privée.
Mardi 29 janvier 1985
Le Président n'a pas encore tranché sur la réforme
électorale, mais il est partisan de la solution qu'a proposée
Poperen: un cocktail de 4/5 d'élus au scrutin majoritaire et 1/5 à
la proportionnelle régionale. Il ne voit pas d'un très bon œil le
redécoupage des circonscriptions. On ne fera rien avant les
cantonales.
François Mitterrand sur le terrorisme: « Le
principal danger politique, c'est le terrorisme. En France, des
trains et des immeubles sautent, Action Directe assassine. »
Sur la Nouvelle-Calédonie : «
En Calédonie, tout ce que propose Pisani est bien. Mais cela ne marchera pas. Et après,
il faut intégrer tout ce que propose Dick Ukeiwé et le séparer du
problème de l'indépendance. Il ne reste
que le sanctuaire des mots. »
Sur le mode de scrutin: « Le mode électoral est changeant. Le scrutin majoritaire est
le meilleur mode de scrutin pour les socialistes. La représentation proportionnelle n'est bonne que pour les centristes.
»
Libération du prix de l'essence. Fin d'une
époque.
Le Président de la République reçoit à déjeuner le
Prince héritier Abdallah d'Arabie Saoudite. C'est l'occasion de
faire le point sur le Moyen-Orient et la guerre Iran/Irak :
Prince Abdallah :
Je vous considère comme un des plus grands
hommes du monde, un ami des Arabes et surtout du royaume d'Arabie.
Aucun Arabe ne peut oublier vos prises de position louables,
humanitaires, aux côtés de la nation arabe ; vos positions loyales
et justes aux côtés du peuple palestinien et du peuple libanais ;
votre aide précieuse au peuple irakien, qui a aidé à dissuader les
agresseurs iraniens et à
rétablir la paix.
François Mitterrand : Je n'ai pas oublié que le premier voyage que
j'ai fait après mon élection
a été dans votre pays. Cela
correspondait à une pensée qui, naturellement,
avait précédé cette élection. Le monde arabe m'était apparu comme
un élément déterminant de l'équilibre mondial et comme un
interlocuteur privilégié de la France sur le plan politique
comme sur le plan économique et sur le plan culturel.
L'Égypte était sur le
bord du chemin, l'Irak absorbé par
sa guerre, la Syrie avait fait un autre
choix: c'est votre pays qui me semblait avoir la politique la
plus claire et la plus intelligente. Évidemment, les problèmes posés autour de l'État d'Israël ont
compliqué toutes les approches. La situation du peuple palestinien
était et reste dramatique. Il m'a semblé qu'il fallait s'appuyer
sur les résolutions des Nations-Unies qui reconnaissent Israël,
mais que cela ne remplaçait pas la nécessaire satisfaction des
droits des peuples. Votre pays, intransigeant sur les principes,
est un facteur de paix dans la vie quotidienne. Il fait preuve de
sagesse. Vous nous avez fait confiance lors de plusieurs affaires
capitales d'armement.
Au Liban, vous avez multiplié
les efforts d'apaisement. Nos politiques se sont rencontrées au
plus haut niveau.
A la fin de ce siècle,
l'accroissement de la pauvreté des pays du Sud me paraît comporter
des risques de déséquilibre et de guerre plus graves encore que le
problème atomique.
Prince Abdallah
: Jusqu'à quand les Israéliens imposeront-ils
leur politique par la force à la nation arabe ? Les Israéliens
pensent-ils que le peuple arabe est mort ou moribond ?
Nous savons qu'ils sont plus forts que nous grâce
à l'armement que d'autres leur ont
fourni. Mais nous sommes les plus forts par notre foi en Dieu et par nos peuples qui continuent
de s'orienter sur la voie de la science et du progrès. Nous
avons vécu avec les Juifs, le Prophète lui-même a vécu avec des Juifs,
et il n'y avait pas d'hostilité.
Parmi les Juifs, il y a des
sages qui préconisent l'entente avec les Arabes. Le moment
est encore opportun. Mais si Israël continue dans la voie qu'il
a choisie, il sera difficile de tout effacer.
Chez les Arabes, il y a des extrémistes qui veulent rayer Israël de la
carte, ceci n'est pas acceptable.
C'est le moment maintenant d'aider les modérés parmi les Arabes à mettre un terme à cette
question.
A propos de l'Irak, des
rumeurs font état d'une éventuelle modification de la position de
la France, de retards dans les livraisons d'armes à Bagdad. Je
voulais vous demander ce qu'il en était.
François Mitterrand:
Tout dépend de ce que l'on considère.
Si l'on parle de l'application des contrats
déjà signés, il n'y a pas de problème. S'il s'agit de nouvelles
demandes, elles doivent être examinées sous les angles
suivants:
1 évaluer l'utilité qu'elles peuvent présenter pour l'Irak
en vue de maintenir dans la guerre sa capacité de résister aux
offensives ;
2 la capacité de l'Irak à remplir ses autres engagements
envers nous.
J'ai moi-même, en 1982,
accepté que l'on passe un contrat qui prolongeait, en les
renouvelant, les accords de 1976.
Prince Abdallah:
Un Irak fort est un facteur de
paix.
François Mitterrand :
Je suis tout à fait d'accord avec cette
considération. En ce qui concerne les nouveaux contrats d'Exocet,
j'ai donné mon accord. En ce qui concerne la demande de 24 Mirage,
il faudrait aboutir à un nombre raisonnable, mais il y a aussi
d'autres problèmes liés à la dette importante que l'Irak conserve
envers nous et aux délais de fabrication.
Bref, il y a une discussion,
qui est normale ; elle devrait aboutir positivement ; je
n'y vois que des avantages et très peu d'inconvénients.
En ce qui concerne les centrales nucléaires, nous
sommes soumis à des obligations
internationales que nous trouvons raisonnables. Ces obligations
visent à empêcher que l'on puisse faire un usage militaire des
réacteurs nucléaires civils. L'Irak veut-il un centre de
recherche pour s'armer militairement ?
Sans aucun doute. Je n'ai pas à entrer dans les considérations des responsables irakiens. Ce
que nous ne voulons pas, nous, c'est nous
trouver en contradiction avec nos obligations
internationales. Nous avons donc pose
des conditions très sévères. Je crois que
l'Irak est près de les accepter. Cette négociation a d'abord été
menée par Claude Cheysson, qui
est un grand ami de l'Irak, et poursuivie par Roland Dumas dans le même état d'esprit.
Bref, nous voulons respecter
nos obligations, mais cette négociation devrait trouver un
dénouement positif. Ce que nous ne voulons pas, c'est être responsables d'une nouvelle tension dans
cette région et voir bombarder tous les deux ans les installations que nous aurions aidé à construire
ou à reconstruire.
De toute façon, vous êtes l'ami de l'Irak et de la France, et nous sommes vos amis comme ceux des Irakiens. Quand on a des amis, il vaut
mieux pouvoir compter sur eux, mais ce n'est
que dans l'épreuve qu'on en est sûr. Vous nous avez rendu un
service important d'ordre financier, il y a deux ans, et je ne l'ai
pas oublié.
Reçu le directeur de la FAO, Édouard Saouma, qui
s'inquiète pour sa réélection.
Mercredi 30 janvier 1985
La livre est attaquée. Malgré les revenus du
pétrole, en baisse mais encore considérables, l'économie
britannique est dans un état calamiteux. La modernisation de
l'industrie anglaise tarde. Le taux de chômage bat tous les records
européens. Mme Thatcher souhaite que les cinq grandes banques
centrales (Paris, Bonn, Londres, Tokyo, Washington) interviennent
ensemble pour la défendre.
Jacques Pomonti et Jérôme Clément rencontrent
Berlusconi à Rome. Le projet avance.
NRJ signe son accord
avec TDF. La paix est faite. Le Président est invité à assister à
la signature. Il refuse.
La CLT est officiellement candidate à deux canaux
hertziens et en fait une condition pour aller sur le
satellite.
Jeudi 31 janvier 1985
Selon les sondages, les réformes sociales les plus
populaires sont, dans l'ordre: la retraite à 60 ans, la cinquième
semaine de congés payés, les trente-neuf heures, l'impôt sur les
grandes fortunes.
La gauche a réalisé les réformes sociales qui
figuraient à son programme. Aucun plan de rigueur n'a pu les
réduire. Mais où sont l'enthousiasme, la passion, la volonté de «
changer la vie », l'esprit de rébellion et la force d'indignation
qui nous animaient ? Se faire admettre par les « compétents », en
être respectés, c'est aussi se mutiler, devenir autres. S'aliéner. Pour y gagner quoi? Le parvenu
s'agite et échoue. Le rebelle fascine et influe.
A la conférence des ministres européens de
l'Espace, Hubert Curien obtient l'engagement des études du lanceur
Ariane V doté du grand moteur cryotechnique HM60. Le Conseil décide
également de participer au projet américain, c'est-à-dire de faire
progresser et d'inclure en temps voulu, dans les programmes de
l'Agence, des éléments additionnels d'une capacité autonome en
matière d'opérations en orbite, automatiques et habités, consistant
notamment en un ensemble de plates-formes sur orbite solaire. Le
programme Colombus sera engagé à cette fin au début de 1987. Il
comprendra quatre éléments: un moule pressurisé, habitable, attaché
à la station américaine, mais qui pourra être le cœur d'une station
européenne autonome; un module de ressources (alimentation en
énergie, communications...) ; une plate-forme de charge utile
sortant des expériences, susceptible d'évoluer indépendamment de la
station orbitale; un module de service, véhicule autonome pour les
liaisons entre la station et les plates-formes évoluant à
proximité.
Mais le Conseil de l'Agence spatiale européenne ne
fait que « prendre note» avec intérêt
de la décision française d'entreprendre le projet d'avion spatial
Hermès, qui offrira à l'Europe « la capacité
de transport spatial habité », complément nécessaire, à nos
yeux, d'un projet de station orbitale, et de notre proposition
d'associer aux études détaillées nos partenaires européens
intéressés. La France reste seule. Nous avons échoué.
Vendredi 1er février 1985
François Mitterrand est à Rennes. Par crainte d'un
attentat d'Action Directe, la ville est truffée de policiers. Dans
la foule, au cours de la visite d'une HLM, Pierre Joxe n'est pas
reconnu par les policiers et est écarté sans ménagement. Il est fou
de rage.
Dans son discours, le Président parle de la
station orbitale européenne comme d'« un élément de la Guerre des
étoiles ».
Les Soviétiques protestent immédiatement:
« Le chef de l'État français s'est
prononcé pour la création par les pays
ouest-européens, à l'instar des Etats-Unis d'Amérique, d'une
station spatiale orbitale habitée à vocation militaire. Toutes les
données de la stratégie mondiale, y compris de la stratégie
nucléaire, seraient modifiées par le fait que la France participe à
ce projet, même si ses partenaires européens refusaient de le
faire. L'intervention de François Mitterrand à Rennes est-elle un
témoignage du désir de la France de participer à la préparation de
la "Guerre des étoiles" ? »
Le Président est ennuyé: «
Il faudrait trouver une occasion très proche de rectifier le tir. »
Suite aux difficultés de Canal-Plus, le cours de
l'action Havas s'effondre à la Bourse de Paris. André Rousselet
écrit à Bérégovoy pour lui demander une aide financière de
l'État.
Samedi 2 février 1985
Début du voyage de Roland Dumas à Washington. Il
expose notre scepticisme sur l'IDS.
L'envoyé de Weinberger, responsable de tout le
programme IDS, J. Abrahamson, est à Paris pour nous proposer
d'associer les entreprises françaises aux marchés et aux résultats
technologiques si elles souscrivent aux contrats de «
sous-traitance » que le Pentagone va proposer aux entreprises
alliées en juin prochain.
Je suis à Jérusalem à un moment particulièrement
intense : le Premier ministre, Shimon Pérès, met en place dans le
plus grand secret la « phase n° 2 » de sa politique économique,
qu'il doit dévoiler lundi au pays à la télévision. Il annoncera des
économies portant sur plus de 10 % du Budget et un « impôt-surprise
sur les fortunes », à raison de 2 % prélevés dès le lendemain sur
tous les avoirs en banque. Il demande un prêt de 500 millions de
dollars, sur deux ans, au Chancelier d'Allemagne. Il souhaiterait
obtenir un prêt équivalent de la France afin de reconstituer ses
réserves de change et pour ne plus dépendre du seul soutien
américain.
Sur le Liban, il m'annonce, « en réponse au message que lui a envoyé François de
Grossouvre, que la première phase du retrait israélien serait
terminée le 18 février, et qu'il
continuerait jusqu'à la frontière
internationale en trois étapes séparées de six semaines ».
François Mitterrand, informé, s'inquiète : « Quel
message de François de Grossouvre ?
Encore une fois, il s'est mêlé de ce qui ne le regarde point ! »
Mais Pérès ne veut pas que les Libanais en soient
prévenus. Il est extrêmement réticent sur une rencontre avec un
Palestinien à Paris. Il veut d'abord savoir quelle réponse Arafat
fera cette semaine au roi Hussein, lequel viendrait de lui demander
avec insistance de se rallier à la Résolution 242 de l'ONU. Il
voudrait que nous l'aidions à renouer le contact avec les
Jordaniens, rompu à la suite des indiscrétions de la presse. Avec
les Égyptiens, rien n'est possible avant le voyage de Moubarak à
Washington en mars.
Un exemple spectaculaire du protectionnisme
américain. La France a accepté, comme les autres pays de la
Communauté, de limiter ses exportations d'acier vers les États-Unis
sous réserve que les pays européens puissent réaliser des contrats
d'exportation de gros tubes d'acier négociés entre mai et septembre
1984 avec l'entreprise américaine « All Am Pipe Line ». Les
autorités américaines refusent ces contrats. C'est un très grave
préjudice pour l'industrie sidérurgique française : arrêt immédiat
de deux usines à Sedan et à Jœuf, qui emploient au total 500
personnes; une partie des tubes a déjà été fabriquée; le client
américain pourrait se retourner contre les entreprises françaises
pour rupture unilatérale de contrats.
Lundi 4 février 1985
Le Figaro annonce à la une que Hersant est prêt à
reprendre Canal-Plus. Jean Riboud aussi, qui voudrait en faire une
chaîne sans péage. Rousselet ironise: « Fabius veut se débarrasser
de moi ; mais roule-t-il pour Riboud ou
pour Hersant ? »
Le Président reçoit Jacques Fournier, secrétaire
général du gouvernement, pour préparer le Conseil. Deux sujets
écologiques sont à l'ordre du jour: les déchets industriels et la «
prévention des risques majeurs ». Trois ministres, Huguette
Bouchardeau, Haroun Tazieff et Pierre Joxe, se disputent la
parole.
Mardi 5 février
1985
Cela se confirme : le Budget dérape. Il faut faire
préparer dans les quinze jours des économies budgétaires pour un
montant de 20 milliards.
Mercredi 6 février 1985
Congrès du PCF à Saint-Ouen. Pierre Juquin est
écarté du Bureau politique. Depuis sa conversion, l'homme aura
incarné une ligne ouverte, courageuse, porteuse d'idéal.
Au Conseil des ministres, quand Joxe réclame la
parole pour parler des conséquences des projets écologiques sur la
décentralisation, François Mitterrand l'interrompt : « Nous savons
déjà ce que le ministre de l'Intérieur va dire. » Et il lève la séance.
Le Roi d'Espagne souhaite accomplir un voyage
officiel en France au printemps, « avec
l'éclat nécessaire pour marquer de façon spectaculaire la
réconciliation franco-espagnole ».
Conseil d'administration houleux de Canal-Plus.
Les abonnés ne se bousculent pas. Que faire devant la faillite qui
s'annonce ?
Vendredi 8 février 1985
François Mitterrand en Picardie. André Rossi le
reçoit fort mal à Château-Thierry. Le Président lui répond avec
violence. La campagne électorale commence. Le Président est ravi.
Rien ne lui plaît plus que ces plongées en province, ces discours
improvisés, ces joutes oratoires. Il y retrouve une énergie que
Paris lui pompe.
Mardi 12 février 1985
Libération publie les témoignages de cinq
Algériens accusant Le Pen d'avoir participé à des tortures en 1956
et 1957. François Mitterrand : « Qui était
avec lui dans ces régiments ? » Beaucoup de généraux
d'aujourd'hui ?...
Le dollar passe la barre des 10 francs.
Au petit déjeuner, le Président se déclare ravi de
sa dispute d'hier: «J'ai été heureux de
pouvoir ferrailler. Cela me manque. Mais on arrive au terme de l'Union de la Gauche, qui
ne correspond plus au désir des Français. Cela
va créer un problème psychologique et politique en 1986.
»
Sur la Constitution : «Notre
opposition à la Constitution demeure. Mais nous n'avons pas
le moyen de la changer. Sur quels points la Constitution peut-elle
être modifiée ? Je souhaiterais rendre
possible le vote des étrangers aux
municipales. » Laurent Fabius: « Pas moi ! »
Réunion sur les prix agricoles avec Michel Rocard.
Toujours la crise.
Mercredi 13 février 1985
FO, la CGT et la CGC refusent de signer l'accord
salarial dans la fonction publique. Tant pis, l'inflation sera
quand même sous contrôle.
Après l'esquisse de Bad Kreuznach, il faut aller
plus loin en matière de coopération militaire avec la République
fédérale. Le Président écrit à Helmut Kohl pour convenir d'un
rendez-vous et surtout le rassurer sur les cérémonies du 8 mai
prochain, qui inquiètent tant le Chancelier:
« Je pense qu'il serait utile que nous puissions
parler ensemble des problèmes de la Communauté
et des initiatives que nous pourrions prendre afin de regarder
l'avenir bien en face. Il y a
lieu, je le crois, de donner un élan nouveau et, connaissant vos
sentiments, je souhaiterais pouvoir m'en entretenir avec vous. Non seulement il faut réussir
l'élargissement aux dates prévues, mais
encore nous avons à préciser la
perspective politique européenne. Ce qui peut impliquer un échange
de vues entre nous sur les problèmes militaires.
Je serai à votre disposition soit pour me rendre
en Allemagne, soit pour que nous trouvions le temps d'un entretien
à insérer dans la journée du
28 février. Je vous en remercie à
l'avance.
Sur un autre plan, j'ai
veillé à ce que les cérémonies françaises de célébration du 8 Mai
soient limitées au nécessaire. Je ne compte participer moi-même
qu'à la cérémonie traditionnelle au tombeau du Soldat inconnu, et
peut-être une visite à un monument à la Déportation. J'ai demandé
au gouvernement de limiter toutes autres manifestations
officielles. J'ai enfin décidé que les autorités françaises ne
prendraient part à aucune cérémonie particulière sur le territoire
allemand. »
Jeudi 14 février
1985
La réforme de la loi électorale pour les
législatives devait être débattue au prochain Conseil des
ministres. François Mitterrand la renvoie à plus tard. Elle est
techniquement beaucoup plus compliquée que prévu.
Jean-Baptiste Doumeng vient me parler de l'état du
Parti communiste: « La situation est
difficile. Environ 25 % des membres du Parti sont sur une ligne
réformatrice. Leur vrai patron est Charles Fiterman. Les jeunes sont avec lui. Mais Charles est
devenu fou : il veut imiter le Parti socialiste sans avoir
de réponse autonome aux
questions idéologiques. Et il veut critiquer les pays de l'Est. Une
telle ligne est suicidaire pour le Parti qui deviendrait une simple
copie, en moins fort, du Parti
socialiste. C'est parce que Charles Fiterman a choisi cette ligne qu'il n'a
pas succédé à Georges Marchais au dernier Congrès et que nous avons
été obligés de maintenir l'équipe de direction actuelle, malgré sa
faiblesse. Cette ligne dure devrait nous permettre de
récupérer, au moins en partie, les voix
qui vont vers Le Pen... Il ne faut pas que le
Président s'inquiète. Nous nous désisterons aux cantonales, aux
législatives aussi, parce qu'il y
aura, comme nous le pensons, une
certaine dose de proportionnelle. Si Le Pen monte trop haut, nous
devons être forts, non pas seulement pour maintenir la gauche
au pouvoir, mais aussi parce que, au cas
où la droite viendrait aux affaires, Le Pen voudra notre fin. Nous lui
ferons alors la guerre à mort en bloquant tout : les chemins de
fer, l'électricité, le charbon, etc. » Puis il me parle de
l'Union soviétique: « Il faut que
l'Union soviétique, avec qui nous,
au PC, sommes en accord, ait de bons rapports avec le gouvernement français, et, pour cela,
qu'elle ait une conscience claire de sa
politique : c'est une des clés de la victoire en 1986,
avec l'élargissement au centre. Or, les rapports de Fabius avec l'Union soviétique sont très mauvais. La date de la
visite de Roland Dumas n'est pas fixée. Pierre Bérégovoy a accepté d'aller à Moscou, puis s'est rétracté. La
réunion de la Grande Commission devait se tenir le 2 mars,
et on nous dit maintenant qu'on ne peut
pas le faire à cette date, pour éviter qu'elle
ne coïncide avec les cantonales ! Ce n'est pas sérieux. Les
Soviétiques ont le sentiment qu'on joue avec eux et qu'on les
néglige. Zagladine viendra voir le Président quand celui-ci voudra.
»
François Mitterrand demande qu'on organise pour la
semaine prochaine, dans son bureau, une réunion avec Laurent
Fabius, Pierre Bérégovoy, Edith Cresson et Roland Dumas pour
arbitrer les principaux différends concernant le financement des
exportations et les dates des diverses rencontres
franco-soviétiques à venir.
Vendredi 15 février 1985
Dick Ukeiwé télégraphie à François
Mitterrand:
« J'ai été informé
qu'une aide financière venait d'être
accordée au FLNKS par le groupe de parlementaires européens "Alliance
verte-Alternative européenne", initiateur d'une campagne en
faveur "de la totale souveraineté du
peuple kanak et de la fin du statut colonial
en Nouvelle-Calédonie".
Je vous demande expressément
d'intervenir dans le cadre des prérogatives qui sont les vôtres
pour condamner publiquement cette ingérence dans les affaires
intérieures de la République et mettre fin à de tels
agissements.
Les interventions répétées
de groupes extrémistes ou de gouvernements également extrémistes,
comme celui de Libye, démontrent le caractère marginal du
FLNKS, mais ne facilitent pas la
recherche sereine d'une solution aux
difficultés que connaît le Territoire. »
Ukeiwé sait bien qu'on ne peut empêcher un
organisme privé étranger de verser de l'argent à qui il veut.
La première réunion des sherpas, préparatoire au
prochain Sommet de Bonn, se tient à partir de ce soir à Berlin. Le
choix du lieu par le sherpa allemand et
vice-ministre des Finances, Hans Titmeyer, n'est pas innocent:
c'est la villa qui fut celle de Göring. La réunion doit dégager les
thèmes essentiels des relations internationales au cours des
prochains mois. Plusieurs sujets dominants lors des Sommets
précédents ont complètement disparu: le commerce Est/Ouest, la
dette du Tiers Monde, les critiques sur le niveau élevé du dollar
ou des taux d'intérêt, le terrorisme. Parmi les sujets politiques,
les Allemands souhaitent qu'une déclaration sur les grandes valeurs
de l'Occident et l'équilibre stratégique soit faite à Bonn afin
d'effacer l'image du 8 Mai. Le Chancelier a l'intention de rédiger
lui-même le projet dont nous n'aurons connaissance que dix jours
avant le Sommet, soit à temps pour qu'une ultime réunion de
sherpas, prévue à Washington le 25 avril, soit à même de l'examiner
et de l'amender.
Samedi 16 février 1985
A Berlin, il est clair que le Japon et les
États-Unis sont coalisés contre l'Europe. Un seul thème, très
simple : tout va bien chez nous, tout va mal chez vous. On entend
même les Américains dire que ce n'est pas le cours du dollar qui
est trop élevé, mais les monnaies européennes qui sont trop
faibles, l'Europe payant trop cher ses chômeurs et le secteur
public y étant trop important. Quant aux Japonais, ils affirment
sans rire qu'il n'y a pas de protectionnisme chez eux et que leur
excédent s'explique par le fait que l'Europe n'est pas en situation
de les concurrencer.
La question est posée du lancement d'une nouvelle
négociation commerciale internationale, d'un nouveau « Round ». Au
Sommet de Londres, on avait pu l'écarter sans discussion excessive.
Mais Américains et Japonais veulent maintenant que ce lancement
soit décidé au Sommet de Bonn, voire avant. Et que le nouveau «
round » de négociations commerciales commence dès 1986. Je m'y
oppose. En l'état actuel, cette négociation mettrait en accusation
non seulement le protectionnisme — ce qui ne serait guère gênant
pour nous —, mais aussi les subventions à l'agriculture, à la
recherche et à l'industrie, ce qui remettrait en cause la
construction de l'Europe et notre propre politique industrielle.
Par ailleurs, j'insiste sur la nécessaire simultanéité des progrès
en matières monétaire et commerciale, sur l'urgence qu'il y a à
améliorer l'aide au Tiers Monde et à augmenter les moyens de la
Banque Mondiale.
Je préviens les autres sherpas que le Président
français n'acceptera pas de fixer à Bonn la date de lancement des
négociations du GATT. Je ne suis soutenu là-dessus que par l'Italie
et la Commission. Allemands et Anglais sont très tentés d'accepter.
Par ailleurs, le Commissaire européen chargé de ces questions a eu
l'extraordinaire maladresse d'accepter la semaine dernière, au
cours d'une réunion avec les Américains et les Japonais, à Kyoto,
que soit annoncé « le lancement des
négociations en 1986 », ce qui nous
place aujourd'hui dans une position fausse. Je défends nos thèses
et réitère notre volonté de lutter contre tout protectionnisme (à
condition que cela n'affaiblisse pas la construction de l'Europe
agricole et industrielle).
Allemands, Anglais et Japonais souhaitent aussi
que le Sommet soit l'occasion d'exprimer la «gratitude européenne » à l'égard de la proposition
américaine de participer à la navette spatiale Colombus. En
revanche, ils ne sont même pas disposés à ce que le communiqué
mentionne qu'un programme spatial européen vient d'être lancé! Je
dis que, pour ce qui nous concerne, il n'est pas question de
mentionner l'un sans l'autre.
La France n'est plus isolée à cause de sa
politique économique différente, mais parce qu'elle est seule, avec
l'Italie, à défendre l'idée extravagante que l'Europe a un
avenir...
L'organisation matérielle du Sommet sera
exactement la même que celle de Londres et de Williamsburg,
laissant beaucoup de temps aux discussions entre chefs
d'État.
Dimanche 17 février 1985
En Nouvelle-Calédonie, affrontements lors d'un «
pique-nique » anti-indépendantiste organisé de façon provocatrice à
Thio.
La réunion à Berlin s'achève. Les Américains
veulent que le sommet de Bonn soit l'occasion d'un soutien à l'IDS.
L'IDS est une façon pour l'Amérique de lancer un vaste programme de
recherche et de développement des technologies de l'avenir: la
microélectronique (composants submicroniques à grande vitesse et
matériaux), l'informatique (architecture de machines, intelligence
artificielle, gestion des systèmes), les communications et les
lasers. Cet effort, en apparence militaire, aura donc en réalité
des retombées industrielles majeures. 1,4 milliard de dollars y
seront consacrés cette année, gérés par la « SDI Organization » que
dirige Abrahamson. A ces dépenses publiques et à celles de
l'industrie privée (qui devraient atteindre 60 milliards de dollars
sur cinq ans) s'ajoutent 130 milliards de dollars consacrés
actuellement aux recherches de pointe, publiques et privées, aux
États-Unis. C'est un programme équivalant à celui du MITI japonais
qui, lui, est explicitement civil. Les Japonais annoncent un grand
projet sur la biologie fondamentale, « Human
Frontier ». L'Europe sera seule à ne rien proposer à
Bonn.
Allan Wallis, le sherpa américain, veut organiser une réunion
d'experts sur le terrorisme. Je m'y oppose: pas de réunion à Sept
hors des sherpas. Au surplus, l'Américain n'est pas en charge du
Sommet de cette année; il n'a pas le droit de convoquer de réunion.
Si on acceptait, cela se terminerait, une fois de plus, par le
contrôle de toute notre politique de sécurité par les
États-Unis.
Rentrant de Berlin, je constate que l'Initiative
de Défense Stratégique du Président des États-Unis redonne le moral
aux Américains. En retour, l'Europe, elle, remâche sa propre
faiblesse. Il faut faire quelque chose. Pourquoi ne pas réfléchir à
un équivalent de l'IDS entre Européens dans le domaine civil
?
Mardi 19 février 1985
Au petit déjeuner, François Mitterrand: « Les
incidents en Nouvelle-Calédonie sont
inacceptables. Il faut des sanctions contre l'armée. Est-elle en train de se révolter ? » Sur
la loi électorale : « La loi électorale
permettra d'ouvrir un grand
débat sur les deux modes de scrutin, national
et local. Les députés du PS sont des extrémistes
irresponsables. »
Laurent Fabius annonce que le nombre de contrats
de travaux d'utilité collective est porté à 200 000.
Visite d'un évêque chypriote qui s'inquiète des
risques courus au Liban par les chrétiens après le départ des
Israéliens. Il suggère qu'« on emploie la force » contre les
chiites.
Je réunis hauts fonctionnaires et ministres pour
rendre compte de la réunion de Berlin et lancer la préparation des
suivantes.
Mercredi 20 février 1985
Mme Thatcher est à Washington pour parler de
l'IDS. En échange de son soutien, elle obtient du Président Reagan
une déclaration en quatre points: « Les
États-Unis et les Occidentaux ne recherchent pas
la supériorité sur l'URSS, mais
l'équilibre. L'objectif des négociations de Genève est la réduction substantielle des
arsenaux offensifs des deux Grands. L'objectif de l'IDS n'est pas
d'affaiblir la dissuasion, mais de la renforcer. Le
développement des systèmes défensifs allant
au-delà des obligations existantes devrait faire l'objet de
négociations. »
Elle est affolée d'entendre Reagan répéter qu'il
veut « se débarrasser de l'arme nucléaire ».
Tout bien réfléchi, le moment est venu pour le
Président français de proposer aux pays européens une initiative du
même genre que l'IDS : on pourrait mettre au point un grand
programme décennal de doublement de l'effort européen en matière de
hautes technologies. Je suggère au Président de l'appeler
« Initiative de Sécurité européenne ».
Le mot « sécurité » me paraît très
important, car il englobe toutes les espèces de technologies, sans
dire nécessairement de manière explicite qu'elles sont militaires:
notre sécurité dépend de notre capacité concurrentielle dans tous
les domaines de pointe.
Sur la note, le Président griffonne: « Bonne idée.
»
François Mitterrand sur la loi électorale : « On
va vers un scrutin majoritaire
avec représentation proportionnelle. Le
PC veut la proportionnelle intégrale, Giscard aussi. Je suis contre.
»
Sur la Nouvelle-Calédonie : «
Il faut autoriser les meetings
en Nouvelle-Calédonie, mais on ne peut pas faire d'élections
pendant l'état d'urgence. Pisani, pour
l'instant, doit gagner du temps. Je note l'extraordinaire faiblesse
de l'État sur place. Il n'y a
rien, personne, ni poste, ni armée.
Pourtant, les Caldoches, au total,
c'est moins que la population d'Angoulême. Les Canaques sont de pauvres
hères dispersés en brousse. Ceux qui sont
éduqués sont contre l'indépendance. Il y a là-bas 3 000 fonctionnaires retraités qui n'y
ont jamais servi. Pisani et Blanc
pensent gagner le référendum, moi pas. »
Sur la droite: «Après 1986,
deux des trois [Giscard d'Estaing, Barre, Chirac] seront mes
alliés. »
Jeudi 21 février 1985
Jean-Jacques Servan-Schreiber appelle des
États-Unis. Dimanche prochain, il doit assister à San Francisco à
la fête que donne Steve Jobs (le génial fondateur d'Apple) pour son
trentième anniversaire. Il voudrait lui offrir de la part du
Président «un décret de naturalisation
française, ou quelque chose d'autre,
mais un cadeau prestigieux » ! Le
Président hausse les épaules.
Déjeuner avec François Mitterrand : « J'aurai été le Président de l'entrée de la France
dans la compétition économique moderne. On ne touchera pas à mes
réalisations sociales. Les acquis de la
gauche me survivront. J'aurai
transformé quelques données fondamentales de
notre vie en société. La France aura contribué grandement à rendre
à l'Europe son élan et elle aura repris son rang dans la défense du
Tiers Monde. »
Vendredi 22 février
1985
Déjeuner à l'Élysée avec Bettino Craxi qui se
prépare à présider le Sommet de Bruxelles, en mars, et de Milan, en
juin. Bref échange de vues sur sa récente visite en Israël. Selon
lui, Shimon Pérès estime qu'il est en condition d'entamer des
négociations, mais pas de les conclure. Le chef du gouvernement
israélien craint un attentat contre Yasser Arafat dans le mois qui
vient.
François Mitterrand : La nouveauté est qu'Arafat
accepte de négocier, et les Israéliens ont commis une erreur en envahissant complètement
le Liban.
On passe à la Communauté européenne:
François Mitterrand
: Nous devons parler de l'élargissement de
l'Europe, de la réforme des institutions et du financement du
Budget communautaire. Sur ce dernier point, la position de
l'Allemagne fédérale est très illogique. L'Allemagne
n'accepte pas d'augmenter à 1,4 % le
plafond de la TVA aussi longtemps que
l'Espagne n'a pas adhéré, mais si l'Allemagne refuse de financer le
Budget 1985, alors tout est remis en
cause pour l'avenir, y compris
l'élargissement. Nous soutenons la
proposition de la Présidence italienne, mais le Chancelier
Kohl n'est pas d'accord.
Bettino Craxi: En effet,
le Chancelier Kohl refuse notre
proposition. Il ne voit pas pourquoi les Parlements nationaux
n'accepteraient pas en 1985 ce qu'ils ont accepté en 1984, et pourquoi il serait difficile de
leur faire voter un chèque pour la Grande-Bretagne.
François Mitterrand : Je
doute que les Grecs et les Irlandais souhaitent demander à leur
Parlement de voter des crédits pour la Grande-Bretagne. Concluons sur l'élargissement, et
les autres problèmes seront
résolus.
Roland Dumas :
Il nous reste des progrès à faire. Sur le vin,
il suffit d'appliquer les décisions de Dublin. Sur les
agrumes et sur les fruits et légumes,
il faut qu'entre nous, nous veillions à ne pas
régler nos problèmes aux dépens de l'autre.
François Mitterrand :
Sur les fruits et légumes, le délai est-il si important ? Après l'élargissement, rien
ne sera plus pareil.
Roland Dumas:
Il faut régler le problème du vin. Le problème
de la pêche sera sans doute le dernier à pouvoir être
résolu. Les pays du Nord n'accepteront pas de réduire la durée de
la période de transition.
Bettino Craxi: Felipe
Gonzalez envisage sérieusement la
possibilité d'un échec de la négociation. Pour les Espagnols, la
durée de la période de transition n'est
pas le problème le plus important. Le problème principal est celui
de la diminution de leur flotte, alors que
celle des autres continue à augmenter. Il faut bien prendre
la mesure du problème : l'Espagne ne
pêche dans les eaux européennes que
10 % de sa
capacité totale. Par ailleurs,
l'Espagne est convaincue que la
pêche espagnole restera plus
performante que celle des autres pays,
car ses pêcheurs sont les seuls à accepter de
rester des mois en mer. La dimension du problème n'est pas
aussi importante qu'on l'imagine. Les
cinq pays pêcheurs de la Communauté actuelle devraient pouvoir partager entre eux, sans
dommage excessif, le poids supplémentaire des
conditions de l'entrée de l'Espagne.
Si on ne réalise pas
l'élargissement, il y aura une crise politique en Espagne. Les
Espagnols voteront contre l'Alliance atlantique.
François Mitterrand
: L'Espagne savait bien que ce type de
problème se poserait lorsqu'elle a
demandé son adhésion à la
Communauté...
Parlons maintenant de la réforme des
institutions.
Bettino Craxi: Le
Chancelier Kohl souhaite n'approfondir
la question qu'après le Conseil
européen de mars. Il ne faut rien décider avant juin.
François Mitterrand: On
connaît la position des pays de la Communauté. Six pays sont prêts à aller de l'avant. Quatre freineront: le
Royaume-Uni, le Danemark, l'Irlande et la Grèce. Sur ces quatre, il
y a deux irréductibles, le
Danemark et la Grèce. Le Royaume-Uni
n'aime pas rester isolé des trois autres grands pays de la
Communauté. Quant à l'Irlande, la Communauté est son salut, car
sans elle, elle redevient une colonie anglaise. Je pense qu'une
avancée peut se faire si la
France, l'Italie et l'Allemagne y
travaillent. Je ne souhaite pas me limiter à un accord entre la France et l'Allemagne. Il faut que
l'Italie soit un partenaire à part entière. Il faudra que
nos trois pays s'entendent sur ce qu'ils souhaitent faire
et, pour cela, que nous ayons des relations
bilatérales entre nous trois.
La construction de l'Europe
politique est ce qui permettra de débloquer le reste. Il faut qu'à
nous trois, nous essayions d'entraîner l'Angleterre, car il
n'est pas question de la mettre à l'écart.
Je me souviens, lorsque j'ai reçu le Comité Monnet, Helmut Schmidt
a dit: "Il n'y a
qu'une chose à faire: la monnaie
européenne. " Mais chercher à procéder de la sorte, c'est risquer un échec, comme pour la CED.
Je voudrais parler de l'Europe de l'espace. Je
suis satisfait de l'accord qui
a été trouvé entre les ministres à
Rome. Il faut maintenant faire progresser le projet de station
spatiale européenne. Il ne faut pas que le financement du projet
Columbus nous empêche de réaliser
Hermès. Il s'agit de donner à l'Europe
une réalité dans le domaine de l'espace. Dans un premier temps, la
coopération sera civile, la coopération
militaire viendra ensuite. Mon souci
n'est donc pas pour le moment
l'armement de l'espace, mais l'occupation de l'espace par
nos technologies européennes. Actuellement, il y a l'offensive américaine
qui impressionne les Anglais et les Allemands. Si l'Europe refuse
de s'engager dans cette voie, je le ferai seul, je prendrai
les décisions budgétaires nécessaires. Les Américains ne coopéreront avec
nous que si nous avons nos propres
projets.
Je voudrais parler d'une
autre menace américaine qui concerne les négociations commerciales
multilatérales. Les États-Unis essaient de défoncer les
barrières de l'Europe. Ils cherchent à régler leur problème
agricole en s'attaquant à la
politique agricole commune. Nous devons
nous unir pour résister à cette offensive. La
France refusera l'ouverture rapide, dans les conditions actuelles,
des négociations commerciales multilatérales, mais nous
souhaitons ne pas être les seuls à
refuser, et nous avons besoin de votre
soutien, car certains pays européens peuvent être tentés d'accepter les propositions américaines.
On change de sujet:
François Mitterrand : Il
faut que nous parlions du terrorisme. Là-dessus, je veux être très clair. Je considère que nous sommes
injustement attaqués. Nous avons environ 300 Italiens
réfugiés en France depuis 1976; depuis
qu'ils sont chez nous, ils se sont "repentis" et notre police n'a
rien à leur reprocher. Il y
a aussi une trentaine d'Italiens qui
sont dangereux, mais ce sont des clandestins. Il faut donc d'abord les retrouver. Ensuite, ils ne seront
extradés que s'il est démontré qu'ils ont commis des crimes de sang. Si les juges
italiens nous envoient des dossiers sérieux
prouvant qu'il y a eu crime de sang, et si la justice française
donne un avis positif, alors nous accepterons
l'extradition.
Pour les nouveaux arrivants, nous sommes prêts à être très sévères et à avoir avec vous le même accord que nous avons avec l'Espagne.
Nous sommes prêts à extrader ou à expulser à l'avenir les vrais criminels sur la base de
dossiers sérieux. Il y en a deux
actuellement qui pourraient être
extradés, sous réserve que la justice
française n'y trouve rien à redire.
Il est faux de dire qu'il y a
en France des noyaux de terrorisme. Je propose que vos hauts
fonctionnaires viennent à Paris pour mettre leurs informations en
commun avec les nôtres et nous
aider à être plus efficaces.
Bettino Craxi: Bien.
Il faut que notre justice établisse des
dossiers plus précis. Actuellement, nous avons plus de 2 000 terroristes dans nos prisons,
et cela nous pose de gros
problèmes.
Lundi 25 février 1985
22 mineurs sont tués et 103 blessés lors d'un
accident au puits Simon, près de Forbach.
Shamir est à Paris. Il demande au Président
d'aider à faire libérer les 9 000 Juifs éthiopiens encore bloqués
au Soudan :
I. Shamir : Intervenez auprès de Nemeiry, on peut les sortir en trois
jours. Il y en a déjà 13 000 en Israël.
Par ailleurs, il faut
aussi nous aider à réaliser un accord
commercial avec la Commission européenne. Votre ministre, M.
Dumas, nous dit qu'elle nous accorde sa
sympathie.
François Mitterrand : La sympathie ne suffit pas.
I. Shamir : C'est exactement ce que je voulais dire. M.
Cheysson, à Bruxelles, pense que le
problème d'Israël se réduit à des
agrumes. Ce n'est pas le cas. Il nous
faut un accord global.
François Mitterrand :
C'est très difficile. Mais j'en parlerai au
Chancelier Kohl. Je ne m'engage pas à obtenir un
accord, mais je ferai
l'impossible.
I. Shamir : Moubarak veut une
conférence de toutes les parties arabes concernées. Je ne suis pas
contre. Je suis prêt à voir Hussein. Mais l'accord entre l'OLP et
la Jordanie n'est pas une contribution à la paix. Il n 'y est pas
question d'Israël. D'ailleurs, l'OLP n'est pas unanime
là-dessus.
Nous nous retirons au
Sud-Liban, mais nous n'avons pas de garantie de sécurité, J'espère
qu'on en aura une en arrivant à la frontière internationale !
Après notre départ du Liban, il
y a eu une vague de terrorisme contre
ceux qui avaient collaboré avec
nous.
François Mitterrand : L'OLP
s'efface derrière la Jordanie. Arafat
joue sa vie, ses jours sont menacés. Craxi en a reçu la confidence de Pérès il y a cinq
jours. Je suis sans illusions :
personne ne veut vraiment négocier. Pas même vous.
I. Shamir : Mais on peut trouver
une solution si on le veut vraiment. La Jordanie pourrait
accepter un Camp David.
François Mitterrand : C'est une guerre. Il faut en
sortir.
I. Shamir : Pour la Cisjordanie, je ne peux accepter qu'il nous soit
interdit d'y vivre, indépendamment du statut politique de ces
lieux.
Je reparle au Président de l'idée d'une Initiative
européenne de Sécurité, dont le nom est devenu Agence de
coordination de la recherche européenne (soit, en français, ACRE,
ou, à partir de la version anglaise, « Eurêka », nom proposé par Pierre Morel). Trois
grands domaines d'application: traitement et transfert de
l'information; exploitation des nouveaux milieux (espace et océan)
; sciences et techniques de la vie. L'informatique, l'électronique
et l'espace (grands calculateurs, génie logiciel, intelligence
artificielle, composants électroniques, optronique, robotique de la
troisième génération, usines automatisées, lasers d'assemblage et
d'usinage, matériaux nouveaux, réseaux de communication).
Mais Eurêka est
inconcevable sans une forte relance politique en Europe. D'autre
part, la seule négociation d'un nouveau traité politique n'aurait
pas grand sens si l'Europe ne se donnait pas dans le même temps les
moyens d'entrer dans l'ère de la haute technologie.
François Mitterrand me donne son accord et on y
travaille encore avant d'en discuter avec les Allemands.
Mardi 26 février
1985
Le dollar atteint 10,61 F à Paris. Le franc est
attaqué. Ce serait dommage d'avoir à dévaluer avant les élections
de mars 1986. Plus question, en tout cas, de quitter le SME.
Les Américains reviennent à la charge pour qu'une
réunion préparatoire se tienne rapidement afin que soit lancée à
Bonn une action à Sept contre le terrorisme. Je leur redis mon
opposition.
Au petit déjeuner, Laurent Fabius attaque
violemment le RPR : « Il n'y a pas de
différence entre Le Pen, Pasqua et le RPR. Où passe la frontière
entre eux ? Le Pen aurait des élus quel que soit le système, parce
qu'il a des électeurs qui viennent des rangs de la droite. Et ce
n'est pas à nous de faire le ménage de la droite. C'est l'affaire
des électeurs que de choisir entre Le Pen et Chirac. Il faut
présenter la loi électorale avant la fin avril. L'idéal serait que
la droite n'ait pas la majorité sans Le Pen. Il faut créer une
vaste extrême droite qui aille de Pasqua à Le Pen. »
François Mitterrand : « Je ne
suis pas d'accord avec vous. Je ne veux pas renforcer Le Pen. Tous
ceux qui, dans l'Histoire de France, ont fait la politique du pire,
ont perdu la vie ou le pouvoir. »
Plus tard, sur le PC : « Moins on en parle, mieux ça vaut. »
Pierre Bérégovoy est de plus en plus à l'aise en
ministre des Finances. Il sait se faire apprécier de ses services.
Il va même jusqu'à écrire à Laurent Fabius une lettre pour le
mettre en garde contre les intentions dépensières... du Président
!
« Le Président de la
République estime indispensable que la courbe du chômage
s'infléchisse dans les prochains mois. Compte tenu de l'évolution
spontanée de l'emploi, ce résultat ne peut être obtenu que si l'on
met en place une politique de l'emploi encore plus audacieuse et si
l'on obtient une croissance économique plus soutenue.
L'action qu'il nous faut
mener dans ces deux directions ne doit en aucun cas compromettre le
redressement de notre économie, de mieux en mieux admis par
l'opinion, ainsi qu'en témoigne un récent sondage de la SOFRES
exécuté pour le compte du ministère suivant une habitude prise en
1983.
Ne doivent pas être mis en
cause l'équilibre indispensable entre les emplois et les ressources
dans le financement de notre économie, ni l'équilibre du commerce
extérieur, qui reste à atteindre ; de même, le déficit budgétaire
doit être contenu à 3 % du PIB. Tout autre comportement qui
risquerait de relancer l'inflation aurait des effets négatifs sur
le franc et nous pouvons mesurer l'effet électoral qu'aurait un
quatrième réajustement monétaire... »
Le Président en sera durablement fâché :
« Cela n'a pas à être décidé par le ministère
des Finances ! » annote-t-il en marge avec un grand point
d'exclamation.
30 000 Caldoches défilent à Nouméa pour obtenir le
départ de Pisani. Les ponts sont coupés entre Pisani et Fabius, qui
trouve le délégué du gouvernement trop radical et regrette de
l'avoir laissé lancer son projet de référendum.
Mercredi 27 février
1985
Au Conseil des ministres, François Mitterrand
explique que les Américains nous demandent une déclaration à Sept
sur le terrorisme, et qu'il est contre. Il rappelle que la
négociation commerciale ne doit pas s'ouvrir trop vite, car elle
serait centrée sur l'agriculture, mais qu'elle doit progresser de
pair avec la négociation monétaire.
Le gouvernement refuse une subvention de 80
millions à Manufrance. Fin de la Coopérative. Désarroi. La gauche
n'est décidément plus ce qu'elle était. Mais alors, qu'est-elle
?
Jeudi 28 février
1985
Au Sommet franco-allemand réuni à Paris, Kohl
fait, comme il en a pris l'habitude maintenant, un tour d'horizon
de la situation en Europe de l'Est, pays par pays:
Helmut Kohl :
Le Premier ministre tchécoslovaque m'a dit :
"Nous sommes devant la question religieuse comme Botha devant
l'apartheid. "
Je dois faire attention à ce
que Honecker ne soit pas déstabilisé. Actuellement, en RDA, on fait
des sondages secrets : il y a deux ans, 50 % voulaient l'unité
allemande ; ils sont 80 % aujourd'hui. C'est trop beau pour être
vrai.
Les Américains ne comprennent
pas ce qui se passe en Europe...
Le Président explique au Chancelier que la France
va proposer à ses partenaires une Initiative de Sécurité européenne
dans laquelle seraient réunis, hors des instances du Traité de
Rome, « autour d'un petit système
administratif commun (du type Airbus ou Agence spatiale
européenne), les moyens d'un grand programme de développement de
toutes les technologies de sécurité ».
Samedi 2 mars
1985
Laurent Fabius ne veut pas de l'indépendance en
Nouvelle-Calédonie. Pisani s'inquiète de ce que le Premier ministre
ne le soutient pas. Il écrit au chef de l'État : « J'aurais aimé, par souci d'efficacité exclusivement, que
le gouvernement et la majorité s'engagent politiquement à mes
côtés. On ne m'a refusé aucun moyen, mais on n'a pas livré
bataille. » Parlant sans le nommer du Premier ministre, il
écrit : « Ce n'est pas en sortant des phrases
sans rugosité face à un adversaire déchaîné que l'on aide le
combattant des antipodes. » Il propose sa démission :
« Sachez que je travaille ici comme si je
devais partir demain ou... jamais. Disposez de moi au gré des
intérêts supérieurs de l'Etat et sans crainte de m'affecter.
»
Dimanche 3 mars
1985
A la réunion des ministres du Commerce extérieur
de la Communauté, plusieurs veulent confirmer l'acceptation, par le
Commissaire, du lancement d'un nouveau « round » de négociations en
1986. La France s'y oppose.
Lundi 4 mars
1985
Réunion sur la sécheresse et la famine en Afrique.
Nous allons essayer de lancer un programme d'aide avant le Sommet
de Bonn.
Mardi 5 mars
1985
Au petit déjeuner, François Mitterrand :
« Mon rôle est d'exprimer les grandes lignes
et de dire comment je sens les choses. L'extrême droite était dans
la droite, le RPR et l'UDF se la partageaient. Maintenant qu'elle
est sortie, ils ont un concurrent. »
Laurent Fabius, à qui j'ai communiqué mon idée,
revient avec un projet sur le revenu minimum : « Il y a actuellement 450 000 personnes gagnant 41 F par
jour ; 150 000 ne touchent plus rien du tout et réclament une aide
; 900 000 personnes sans aucun droit, mais qui ne réclament rien.
Les plus touchés sont les soutiens de famille chômeurs en fin de
droits de plus de 25 ans. Ils sont sans doute près de 150 000. On
peut, pour eux, mettre au point un revenu minimal de 2 400 F par
mois, dont 1 200 F payés par les collectivités locales. » Le
Président donne son accord.
Premier bon signe pour Canal-Plus : il y a peu d'abonnés, mais 90 %
d'entre eux renouvellent leur abonnement au bout de trois
mois.
La grève des mineurs britanniques s'achève. Elle
durait depuis un an. Margaret Thatcher a gagné. Amère
victoire.
Hermès sera donc un programme français. Qui
conduira les études ? La solution technique présentée par Dassault
est, de l'avis de tous les experts, meilleure que celle de
l'Aérospatiale. François Mitterrand : « Non.
C'est la SNIAS qui doit faire Hermès. Donc qui doit préparer
d'autres propositions. Que deviendra, le cas échéant, Dassault
après mars ? La SNIAS est beaucoup plus solide — et durable — sur
le plan public. »
Mercredi 6 mars
1985
Dernière estimation en date des Renseignements
généraux : la gauche, aux élections cantonales de dimanche
prochain, perdra neuf départements. Soit exactement le quart des
présidences de conseils généraux qu'elle détient actuellement. Et
les législatives sont dans un an...
La cohabitation s'annonce. Il faut s'y
préparer.
Un Libanais, Georges Ibrahim Abdallah, soupçonné
d'attentat terroriste, est arrêté à Lyon. Faute de preuves, il
n'est inculpé que de faux et usage de faux. Il dispose d'un «
vrai-faux » passeport algérien.
Jeudi 7 mars
1985
Finalement, la réunion sur le terrorisme que
souhaitaient les Américains a lieu à Bonn, et à Six, sans la
France. Grave manquement : c'est la première fois qu'une réunion du
G-7 se tient malgré le refus de l'un des pays-membres d'y
participer. Jamais les Américains n'ont été plus sûrs d'eux.
Laurent Fabius, à Toulouse, demande la création
d'un Front républicain pour unir les adversaires de la droite aux
prochaines législatives.
Vendredi 8 mars
1985
En Nouvelle-Calédonie, un gendarme est tué par un
Kanak d'un coup de machette.
Marie-France Garaud bombarde le Président de notes
à propos de la politique spatiale, devenue sa principale marotte
:
«... Il est évident que les
implications civiles et militaires sont étroitement imbriquées dans
la conquête de l'espace et que l'IDS n'a révélé que la partie
émergée de l'iceberg, l'autre, c'est-à-dire l'ensemble des
virtualités scientifiques, économiques et technologiques, étant
plus vaste encore.
Il faut certainement
reprendre cette affaire, c'est-à-dire : demander une nouvelle
réunion de l'E.S.A., au plus tard fin 1985 ou début 1986 ; y exiger
précisions et garanties sur le développement de Colombus en ce qui
concerne les échanges technologiques, mais surtout les
participations financières de fonctionnement ; faire en sorte que
le projet Hermès soit présentable et présenté à cette réunion et
décidé conjointement (...).
C'est seulement lorsqu'il
sera clair que l'Europe, entraînée par la France, est effectivement
en train de se doter des éléments d'une politique spatiale autonome
qu'elle sera en mesure de faire entendre sa voix et de faire valoir
ses responsabilités dans les discussions stratégiques résultant de
l'IDS. »
Dimanche 10 mars
1985
Premier tour des élections cantonales. Soulagement
à l'Élysée, à Matignon et au siège du PS. Les socialistes ne sont
pas, comme ils le craignaient, au-dessous de 24 %. Mais le Parti
communiste reste très faible, si bien qu'avec ou sans
représentation proportionnelle, il n'y a pas de majorité de gauche
possible en 1986.
George Shultz écrit à Roland Dumas pour protester
contre notre refus d'envoyer un expert à la réunion à Sept sur le
terrorisme. Dumas répond par une lettre rappelant notre doctrine :
aucune réunion à Sept autre que celles des sherpas.
Roland Dumas se rend à Moscou : il a rendez-vous
avec Gromyko qui l'attend au pied de l'avion et ne lui dit pas que
Tchernenko vient de mourir après seulement treize mois de
pouvoir.
Plus tard dans la journée, la nouvelle est
annoncée : Gorbatchev est désigné pour organiser les obsèques. La
succession est réglée
Lundi 11 mars
1985
De Moscou, Roland Dumas suggère au Président de
venir aux obsèques, dans deux jours. François Mitterrand hésite,
répond d'abord négativement, puis positivement : il veut revoir ce
Gorbatchev qui l'avait si vivement impressionné lors de son
précédent voyage.
Mardi 12 mars
1985
A Genève, les négociations américano-soviétiques
sur le désarmement nucléaire reprennent.
Au petit déjeuner, on parle de la grève des
hôpitaux, qui fait rage, des projets de loi sur la radio et la
télévision, de la réforme électorale, des résultats des élections
cantonales de dimanche dernier. François Mitterrand : «
Il faut reprendre son souffle. De Gaulle a
toujours perdu toutes les élections intermédiaires. La droite est
unie. L'extrême droite est homogène. Les autres sont hétérogènes.
Il faut qu'ils fassent leur ménage. Il n'y a pas de droite modérée.
Il faut choisir vite le mode de scrutin pour mars 1986.
»
Dans l'après-midi, François Mitterrand reçoit une
délégation de la Ligue Arabe au sein de laquelle se trouve Tarek
Aziz, venu lui parler de la guerre Iran/Irak.
Le secrétaire général, Chadli Klibi, rappelle
l'historique de cette guerre, les efforts d'un certain nombre de
pays ou d'organisations, dont l'ONU, pour y mettre un terme :
« La poursuite de la guerre est imputable à
l'Iran ; l'Irak s'est, au contraire, montré ouvert à d'éventuelles
négociations. Je regrette que des pays tiers permettent à l'Iran,
par la fourniture d'armes, de continuer cette guerre dont
l'extension aurait des conséquences catastrophiques pour la région
et l'ensemble des pays développés. Il est urgent de faire pression
sur les pays qui continuent à aider l'Iran. Et il faut faire
remarquer à Israël qu'un élargissement du conflit comporterait des
risques pour lui. La Ligue Arabe a pris l'initiative de cette
démarche auprès des pays membres permanents du Conseil de sécurité,
démarche qui commence avec cette rencontre du Président français.
»
François Mitterrand :
Il est très difficile de trouver une solution
avec des gens qui n'en veulent pas...
Tarek Aziz :
Les morts se comptent par plusieurs centaines
de milliers.
François Mitterrand :
La France, bien sûr, souhaite la paix, mais si
nous entreprenions aujourd'hui des démarches, nous serions récusés
par l'Iran, comme amis de l'Irak. Notre position est claire. Nous
avons un ami : l'Irak. Mais nous n'avons pas d'ennemi. Avec l'Iran,
c'est plutôt une situation d'ignorance réciproque. En tant que
pays, la France n'est donc pas très utile. Mais, comme membre
permanent du Conseil de sécurité, elle peut l'être. L'URSS et les
États-Unis ont intérêt à ce que ce conflit cesse. Il faut cependant
réfléchir, car rien n'est pire qu'une initiative diplomatique qui
échoue. Il ne faut absolument pas entretenir cette guerre et
l'équilibre doit être préservé sur cette frontière
historique.
Chadli Klibi
: La Ligue Arabe espère que les pays de la
Communauté européenne et le Conseil de sécurité feront pression
dans le sens d'une solution.
François Mitterrand :
J'en parlerai peut-être demain à M.
Gorbatchev.
Mardi 13 mars
1985
François Mitterrand assiste aux obsèques de
Constantin Tchernenko. Désordre. Pour occuper une place au premier
rang, le Président se glisse de force entre Mme Thatcher et le
Premier ministre du Maroc.
Le Président est le premier des dirigeants
occidentaux à s'entretenir avec Mikhaïl Gorbatchev en fin
d'après-midi. Au cours de cet entretien de trois quarts d'heure, le
nouveau Secrétaire général du PCUS est assisté d'Andrëi Gromyko,
ministre des Affaires étrangères, de M. Vorontsov, ambassadeur
d'URSS en France, et de M. Alexandrov, expert du Comité central. Le
Président a à ses côtés le ministre des Relations extérieures, le
conseiller diplomatique de la Présidence et l'ambassadeur.
D'emblée, la conversation ouverte par M.
Gorbatchev porte sur les questions de fond. Le Secrétaire général
rappelle les conversations que François Mitterrand a eues avec
Constantin Tchernenko en juin 1984, conversations qui, selon lui,
ont été très utiles et ont donné une impulsion aux relations
bilatérales entre la France et l'URSS. Il souligne que le Plénum
extraordinaire qui s'est tenu le 12 mars — au cours duquel il a été
élu — a confirmé l'attachement du gouvernement soviétique à la
politique extérieure et intérieure soviétique telle qu'elle a été
définie à l'issue du XXVIe Congrès et
poursuivie au cours des dernières années. « Les dirigeants soviétiques, dit-il, sont conscients de
leurs responsabilités dans la situation mondiale et ont la ferme
intention d'agir afin que cette situation s'améliore.
»
Compte tenu de cette fidélité à la ligne politique
en matière extérieure qui est celle du gouvernement soviétique, M.
Gorbatchev indique que la conception des dirigeants soviétiques sur
les relations franco-soviétiques est toujours la même et qu'ils
attachent la même importance considérable à la coopération avec la
France. Toutefois, les dirigeants soviétiques ne voient pas les
relations entre la France et l'URSS uniquement avec des
« lunettes roses ».
A l'heure actuelle, nous nous trouvons, selon M.
Gorbatchev, à une étape importante du développement de la situation
internationale, caractérisée par la quantité d'armements nucléaires
accumulés de par le monde. « Chacun
s'interroge sur le destin de l'humanité. Approchons-nous d'une
limite et ne faut-il pas nous poser la question : où allons-nous ?
Ne faut-il pas s'arrêter ? Il est nécessaire, selon M.
Gorbatchev, de prendre des décisions qui
évitent au monde moderne de glisser vers l'abîme de la catastrophe
nucléaire. » M. Gorbatchev indique — en demandant
confirmation de sa formule à M. Gromyko — qu'il croit se souvenir
que ce sont l'Union soviétique et la France qui sont à l'origine de
la politique de détente des années 70. « Dans
la situation actuelle, la coopération entre les deux pays est
encore plus nécessaire. L'Union soviétique est prête à prendre, sur
des bases conjointes, de nouvelles mesures pour faciliter un
dialogue franco-soviétique qui permettrait de dégager des solutions
réalistes pour que cesse la course aux armements. L'Union
soviétique accepte de négocier à Genève avec le plus grand désir
d'aboutir à des mesures efficaces, capables de mettre un terme à la
course aux armements. L'Union soviétique est prête à faire preuve
de bonne volonté et de la souplesse nécessaire, à condition
cependant que soient préservées l'égalité et la sécurité. Cela
n'est d'ailleurs pas nouveau. C'est ce que M. Gromyko a déjà dit
lors de la rencontre de Genève, le 8 janvier. Ce qui préoccupe les
Soviétiques, c'est qu'alors que les pourparlers de Genève devraient
être constructifs et aboutir à des résultats attendus de tous les
peuples, les mesures prises par les dirigeants américains avant ces
pourparlers sont inquiétantes. Quelles sont les intentions
américaines ? A entendre les dirigeants américains, en particulier
le Président Reagan, les États-Unis ont besoin de ces négociations
afin de pouvoir poursuivre leur programme militaire. La thèse
américaine est qu'il est nécessaire d'être en position de force
pour négocier. De là, semble-t-il, le souci d'améliorer la
discipline au sein de l'OTAN, l'intention d'utiliser ces
conversations pour empêcher de s'exprimer ceux qui désirent
ardemment la paix. Dans de telles conditions, ces pourparlers
seraient une nouvelle tromperie. C'est
ici que le rôle de la France pourrait être considérable.
»
M. Gorbatchev, à cet instant de son exposé,
rappelle qu'il est au courant de l'idée française d'échanger avec
les dirigeants soviétiques des messages pour le quarantième
anniversaire de la Victoire. « Cela n'exclut
pas, selon M. Gorbatchev, d'autres
idées, si l'on se souvient que nous avons été alliés pendant la
guerre et que nous avons combattu du même côté. En conclusion, nous
avons beaucoup de choses à nous dire, et nous aurons d'autres
occasions de le faire. »
Le Président répond : « Il
existe entre la France et l'Union soviétique des intérêts
permanents. En effet, il y a quelques grandes lignes de notre
histoire contemporaine qui fondent une relation féconde et
constante entre l'URSS et la France, qu'il s'agisse de
circonstances dramatiques, comme la guerre, ou de périodes comme
celle de la détente. » Le Président rappelle ce qui a, en
Europe, rassemblé le peuple français et le peuple russe depuis déjà
longtemps et qui reste vrai. Lui-même, comme beaucoup de Français,
a été élevé dans le respect de la Russie et de l'Union soviétique
et dans le souvenir des grandes actions du peuple russe. Il y a
toutefois des divergences d'intérêts entre l'URSS et la France, qui
se sont cristallisées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
dans des alliances différentes. Malgré cette situation, la France,
tout en restant loyale à l'égard de ses alliés, a tenu à mener une
politique autonome et indépendante. « Nous
sommes ainsi un vieux pays d'Europe qui souhaite garder avec
l'Union soviétique une relation constructive. »
Le Président rappelle l'invitation qu'il avait
formulée pour M. Tchernenko. Cette invitation, qui s'adressait au
pays en même temps qu'à l'homme, reste actuelle. La personne a
changé, le pays reste le même. M. Gorbatchev sera le bienvenu en
France. Il honorera la France en répondant à cette invitation qui
permettra de continuer la conversation présente. Le Président
confirme l'idée d'échange de messages pour le quarantième
anniversaire de la Victoire commune qui doit tant à l'Union
soviétique et à ses sacrifices. « Nous n'avons
pas honte de dire ce que nous devons au peuple russe pour notre
liberté. Mais il est vraisemblable aussi que nous parlerons de
détente et de paix dans ces messages. »
S'agissant du désarmement, le Président rappelle
que la France est tout à fait en faveur de la réduction des
armements existants, ce qui suppose qu'il faudrait commencer à
négocier dès maintenant sur les armements futurs. Il est plus
logique et plus commode de discuter dès maintenant de l'espace
plutôt que d'attendre qu'y soient installés des armements
puissants. C'est pourquoi, lors de son dernier voyage en URSS, le
Président a indiqué que la France était prête à poursuivre les
conversations en cours entre les deux pays sur les armements dans
l'espace. Les dispositions du gouvernement français sont les mêmes,
elles n'ont pas changé. Mais si les deux plus puissants pays du
monde poursuivent leurs recherches et, faute de s'entendre,
fabriquent ces armements, la France sera obligée de chercher sa
place dans ce rapport de forces, et elle la trouvera. Cependant, il
serait préférable de contribuer à enrayer ce mouvement vers
l'armement de l'espace pendant qu'il est encore temps. Le Président
pense d'ailleurs que cette idée est inscrite dans le programme
soviétique des négociations de Genève avec les Américains. Le
Président souligne qu'il suivra avec intérêt ces développements et,
s'il pouvait contribuer par des discussions avec les Soviétiques et
les Américains à ce qu'une pause évite ce surarmement, il ne
manquerait pas de le faire. Comme M. Gorbatchev l'a dit lui-même,
il faut l'égalité et la sécurité, et que cette égalité et cette
sécurité soient contrôlées. Quant aux intentions des négociateurs,
le Président n'est pas en mesure de les deviner, qu'il s'agisse des
Américains ou des Soviétiques. Lorsqu'il rencontre le Président
Reagan, il l'interroge. Mais ce sont les actes qui comptent. Le
raisonnement est le même, qu'il s'agisse des Américains ou des
Soviétiques.
M. Gorbatchev promet d'informer en temps voulu le
gouvernement français du développement des pourparlers. Les
Soviétiques tâcheront de donner à cette information le maximum
d'objectivité.
Le Président : « Nous entrons
dans une période nouvelle de nos relations, sans complaisance et en
toute loyauté. »
Le Président a ensuite deux rencontres impromptues
avec deux participants au prochain Sommet de Bonn : Mulroney et
Nakasone.
François Mitterrand n'a jamais éprouvé de passion
pour la cause québécoise, qu'il juge dépassée. Le projet de Sommet
francophone peut progresser si Québécois et Canadiens s'entendent
sur leur mode de représentation : conjointe ? séparée ? égale ?
différenciée ?
Brian Mulroney (sur le
Québec) : M. Lévesque a eu la sagesse
d'abandonner sa revendication de souveraineté. Il remonte
maintenant la pente de la popularité.
Le Président Reagan sera à
Québec la semaine prochaine et je crois que c'est la première fois
qu'un Premier ministre québécois sera associé à toutes les
manifestations.
Lévesque et moi, nous parlons
tous les deux pour le Québec. Moi aussi, j'ai un mandat des
francophones. Je dois d'ailleurs penser aussi aux minorités
francophones hors du Québec. Mais le Québec jouera de toute façon
un rôle respectable et important dans le Canada de
demain.
François Mitterrand :
Il y a un très bon climat dans les relations
franco-canadiennes. C'est vrai que, pendant longtemps, c'était un
peu difficile pour nous, à cause des problèmes Canada/Québec.
C'était difficile d'aller à Ottawa, vous le comprenez bien, sans
passer à Québec, et difficile aussi d'aller à Québec sans aller à
Ottawa. Il y avait des problèmes de protocole
insolubles.
Dans le bon climat des
relations avec le Canada, il y a un seul problème qui ressort,
c'est celui de Saint-Pierre et Miquelon. Je crois même qu'il y a un
contentieux à propos d'un chalutier. Pour ma part, je suis tout à
fait disposé à un arbitrage. Je préfère avoir raison, bien sûr,
mais si des juges internationaux impartiaux me disent que j'ai
tort, je m'inclinerai.
Brian Mulroney
: J'ai promis à mon
ami Fabius de régler ce problème. Il m'a annoncé un émissaire que
je recevrai après la visite du Président Reagan.
François Mitterrand :
Nous allons nous revoir au Sommet de Bonn. Je
voudrais vous expliquer ma conception de ce Sommet, car j'ai une
petite dispute amicale avec le Président Reagan à ce sujet. Il veut
en faire un directoire, et je crains que cette impression de
directoire n'agace les non-alignés et le Tiers Monde. Je suis donc
réservé en ce qui concerne certains aspects de l'ordre du
jour.
Il faut bien voir que tout
cela est très différent de ce qui avait été conçu à l'origine, où
il devait s'agir de contacts informels et tout à fait personnels
pendant deux jours entre quatre dirigeants.
Au premier Sommet auquel j'ai
participé, à Ottawa, cette rencontre était présentée par les
Américians comme un combat de boxe où il devait y avoir un
vainqueur et un vaincu, si possible par k.o. Et on voit bien qui
devait être le vainqueur.
A Versailles, le ministre des
Finances américain, Don Regan, sortait constamment pour expliquer
que les engagements pris n'avaient pas de valeur.
A Londres, cela a été mieux.
Mme Thatcher a bien organisé son affaire, mais nous avons dû
résister en permanence au désir de traiter de questions qui ne sont
pas de la compétence des Sommets, comme dans l'Alliance atlantique
où il existe la tentation de débordements hors-zone. Il est bien
normal que nous voulions ensemble parler des problèmes qui
surgissent partout dans le monde. Mais si on nous propose des
textes, attention ! Je ne suis pas partisan de structures
permanentes. Le Président Reagan souhaiterait des réunions de
ministres spécialisés (pour l'environnement, le terrorisme) entre
les Sommets. Je suis réticent.
Brian Mulroney :
Avez-vous des inquiétudes sur certains sujets
?
François Mitterrand :
Je ne veux pas que nous nous érigions en
tribunal du monde. Le Chancelier Kohl a ainsi essayé d'organiser,
en marge du Sommet, des réunions des ministres chargés de la lutte
contre le terrorisme. Je ne veux pas être engagé dans des phobies
qui ont cours en Californie, mais pas en Europe. Le plus
intéressant, le plus rentable, ce serait de passer deux jours
ensemble, sans aucun ordre du jour.
Brian Mulroney :
C'est vrai que dès que j'ai pris mes
fonctions, on m'a dit de me préoccuper déjà de la préparation de ce
Sommet, de l'agenda. Tout cela est très structuré.
François Mitterrand :
Les contacts directs, c'est utile,
intéressant, amical Mais je résisterais si on me proposait, par
exemple, une résolution sur l'Amérique Centrale.
Brian Mulroney :
Le Canada non plus ne le souhaite
pas.
François Mitterrand :
Oui, j'ai noté dans ces Sommets que la France
et le Canada restaient en général sur leur quant-à-soi face à cette
évolution.
Brian Mulroney :
Vous connaissez le Président Reagan. Il a une
perception assez... catégorique et radicale de ces
questions.
François Mitterrand :
A Williamsburg, les Américains ont proposé au
dernier moment une résolution concernant les Pershing, qui faisait
remarquer que les pays d'Europe de l'Ouest, comme le Japon, avaient
à faire face à une menace identique qui était celle des SS 20. On a
parlé ensuite de sécurité globale. J'ai dû résister à cette
interprétation, d'où un risque de tension amicale avec les
États-Unis.
Je voulais vous dire à
l'avance, avant le Sommet de Bonn, pourquoi je peux avoir à prendre
des attitudes de ce type, ce qui ne m'empêche pas d'avoir des
relations tout à fait amicales avec le Président Reagan et de
l'amitié, de l'affection, même, pour le peuple
américain.
Brian Mulroney :
En ce qui concerne le Sommet francophone, M.
Lévesque m'a fait vendredi dernier, sur le rôle du Québec, des
propositions qui comportent des éléments inacceptables : il n'est
pas possible, du point de vue des relations internationales, de lui
reconnaître des compétences qui sont nôtres et il faut, je vous le
répète, que je tienne compte de la protection des minorités
francophones en dehors du Québec. Mais je suis d'accord pour que le
Québec joue un rôle particulier et je pense que nous pourrons quand
même trouver une solution. Je pense en reparler avec M.
Lévesque.
François Mitterrand :
La France n'a pas du tout l'intention de
s'immiscer dans la détermination de vos positions, et elle
respectera vos décisions.
Le Président voit ensuite M. Nakasone, original,
cultivé, francophile. On parle du GATT et du Sommet de Bonn.
M. Nakasone :
Je voulais effectuer une visite en France au
mois de mai. Mais cela doit être retardé. Je voudrais venir en
France soit début juillet, ou mieux encore pour le 14 Juillet, ou
début septembre. Je souhaiterais beaucoup, à cette occasion, me
rendre en province.
François Mitterrand :
La France aurait souhaité vous accueillir à la
date prévue, mais vous serez le bienvenu un peu plus
tard.
M. Nakasone :
Je souhaiterais revoir mon vieux professeur de
français qui habite Montpellier.
François Mitterrand :
C'est entendu, nous organiserons
cela.
M. Nakasone :
Le Japon a des excédents commerciaux
importants qui me préoccupent.
François Mitterrand :
Ils inquiètent aussi nos pays.
M. Nakasone :
Il y a d'autre part le problème du nouveau
round de négociations commerciales...
François Mitterrand :
Je dois vous dire qu'en France, nous n'y
sommes pas très favorables. Il y a bien des problèmes à régler
avant, notamment en ce qui concerne le système monétaire, ou plutôt
l'absence de système monétaire. Ce problème d'un nouveau round
découle des problèmes américains en matière de production agricole.
Nous ne participerons pas à cette discussion s'il n'y a pas eu de
remise en ordre monétaire avant.
M. Nakasone :
Le Sommet de Bonn est justement une bonne
occasion pour parler de cela.
François Mitterrand :
Je suis d'accord pour avoir cette discussion à
Bonn, même si j'ai des réserves sur le fond. Je ne veux pas que nos
problèmes soient réglés à sens unique. Les États-Unis nous imposent
déjà les conséquences de leur déséquilibre budgétaire, leurs taux
d'intérêt élevés, le désordre monétaire. Ils ne vont pas, en plus,
démolir notre système commercial !
Les nouvelles négociations
commerciales sont prématurées. Je ne refuse pas cet examen, mais le
Président Reagan a déjà annoncé une date : le 1er janvier 1986. Nous ne voulons pas être enfermés dans une
date aussi proche.
M. Nakasone :
Il nous faut aussi tenir compte des problèmes
Nord/Sud, qui sont très importants et qui seront discutés à
Bonn.
Ces dernières années, il y a
eu un développement des investissements français au Japon, c'est
une chose très positive, et nous avons pu accroître nos
importations de produits français.
François Mitterrand :
Il y a eu aussi des investissements japonais
en France. Je m'en réjouis. Je crois que les industriels japonais
sont satisfaits et qu'il n'y a pas de problème social. Je dois
d'ailleurs vous dire à ce sujet qu'au cours des trois dernières
années, il y a eu moitié moins de journées de grève en France que
pendant toutes les années depuis 1945...
Au total, on aura vu pas mal de monde en douze
heures. Du bon usage des enterrements...
Jeudi 14 mars
1985
Au Conseil des ministres, François Mitterrand
évoque ses rencontres à Moscou : « Au Kremlin,
plus personne ne pensait à Tchernenko. Et il semble bien que l'on
soit passé d'une époque à une autre avec l'arrivée de Gorbatchev,
qui est nettement plus jeune que tous les autres membres de la
direction soviétique. Pour lui, l'âge des autres membres du
Politburo constitue un avantage. Dans les années qui viennent, nous
allons assister à une véritable hécatombe. Par le simple ordre des
choses et sans qu'il y ait lieu de précipiter le mouvement,
Gorbatchev n'aura qu'à récolter le fruit du travail de la
Mort...
Le désarmement revenait avec
insistance dans ses propos. C'est là-dessus que la diplomatie
soviétique mettra l'accent. Il est probable que Gorbatchev
cherchera un certain rapprochement avec la France. D'ailleurs,
Gromyko s'est montré des plus charmant. Qu'est-ce que cela veut
dire ? Je ne pense pas que cette bonne humeur implique un
renoncement à la politique étrangère qui est la sienne depuis
trente-quatre ans. Néanmoins, il semble que la France entre, un peu
plus que par le passé, dans ses calculs. Cela peut être bon ou
mauvais, selon le cas. Il songe sans doute à faire quelques
sorties. La France est commode, de ce point de vue. »
Vendredi 15 mars
1985
Sir Geoffrey Howe fait un discours très critique
sur l'IDS, mais confirme que la Grande-Bretagne entend y
participer. Ses représentants luttent d'ailleurs, à la réunion de
l'UEO, contre l'expression d'une « réponse
coordonnée » à l'IDS.
L'idée d'une initiative sur l'union politique
mûrit dans de nombreuses capitales. Jacques Delors, pour sa part,
ne compte pas mettre un projet sur la table, mais appuierait une
initiative franco-allemande.
Lors de leur réunion régulière, le patron du
SDECE, l'amiral Lacoste, annonce au chef d'état-major particulier
du Président, le général Saulnier, qu'il va «
envoyer des gens surveiller Greenpeace, qui veut gêner les essais
nucléaires français dans le Pacifique ». Il s'agit de
« surveiller », et seulement de
« surveiller », précise-t-il. Il ajoute
: « J'en ai parlé au Président. » C'est
possible, pense Saulnier : le Président le voit à intervalles plus
ou moins réguliers en strict tête à tête.
Dimanche 17 mars
1985
Deuxième tour des élections cantonales. Désastre
pour la gauche : 53 % des voix à droite.
François Mitterrand : « Quel
que soit le mode de scrutin, nous serons battus en 1986 !
»
Mardi 19 mars
1985
Au petit déjeuner, François Mitterrand sur la
réforme de la loi électorale, de plus en plus urgente : «
Nous nous sommes engagés à y mettre de la
proportionnelle. Quel est notre intérêt ? Nous avons quatre
objectifs, qu'il faut hiérachiser si on ne peut les concilier : pas
de majorité absolue RPR, pas de majorité absolue RPR-UDF, faire
émerger un centre, donner le plus de sièges possible au PS. Le
scrutin majoritaire à deux tours favorise le RPR. ll faut
l'éliminer. Si on n'a que 41 % à gauche, quel que soit le mode de
scrutin, les trois derniers objectifs sont inaccessibles. En
conséquence, comme tous les modes de scrutin vont donner une
majorité UDF-RPR, ils sont identiques. Et il ne faut pas chercher à
ce qu'ils aient une majorité courte. Les plus courtes sont les plus
dures. Sauf avec la représentation proportionnelle intégrale, avec
tout autre système, on a la majorité des sièges avec 45 % des voix.
Aussi, quels correctifs faut-il apporter à la proportionnelle pour
récupérer les restes ? Il faut un système de restes nationaux, ou
alors beaucoup de députés locaux pour récupérer nos restes. Le
choix est donc entre la proportionnelle nationale et 60 députés de
plus, tout en sachant qu'aucun système n'empêchera la coalition
RPR-UDF d'être majoritaire. »
Lionel Jospin :
Seule la proportionnelle nationale casse
l'UDF. Il faut un système
simple.
François Mitterrand :
C'est vrai, mais le psychologique passe après
le résultat.
Lionel Jospin :
Le système départemental a l'inconvénient de
laisser les fédérations choisir les candidats.
Laurent Fabius :
Le choix régional risque de priver les
socialistes de députés dans certains départements.
François Mitterrand :
Ce serait inacceptable. Il y aura déjà des
départements qui ne seront pas représentés. Par ailleurs, nous ne
pouvons plus dire à l'avance avec qui nous allons gouverner. La
proportionnelle est donc nécessaire. Et plus la proportionnelle est
nationale, plus on morcelle les autres. Après tout, c'est de Gaulle
qui a instauré la proportionnelle en 1945.
A propos des chômeurs : Il
faut voter une grande réforme pour améliorer la situation des
chômeurs en fin de droits. Nous ne devons laisser à la droite
aucune grande loi sociale à voter après 1986.
Après avoir vu Roland Dumas, H.-D. Genscher parle
très positivement d'Eurêka, mais en
tirant la couverture à lui. Il explique que c'est son idée. Il
craint un ralliement de Kohl à l'IDS lors du prochain débat
militaire au Bundestag, prévu pour le 18 avril.
Mercredi 20 mars
1985
Pierre Bérégovoy, à qui je parle des craintes
d'André Rousselet pour Canal-Plus et de
ses demandes pressantes d'aide de l'État : « Pas question que l'État renfloue Canal-Plus,
du moins pour l'instant. L'État ne doit pas se
mêler de tout... Le dirigisme n'est pas né avec les socialistes,
mais il va disparaître avec eux. » Formidable mutation d'un
homme gagné au libéralisme après toute une vie de
social-démocrate.
Jeudi 21 mars
1985
Accord européen sur la distribution d'essence sans
plomb.
Une nouvelle réunion se tient à l'Élysée sur la
réforme de la loi électorale. Autour de François Mitterrand,
Fabius, Joxe, Jospin et Poperen. Le Président se contente
d'écouter. Les avis sont partagés.
La Cour des comptes s'intéresse au Centre mondial
informatique. A juste titre. Jean- Jacques Servan-Schreiber
souhaite en quitter la présidence. Nul ne le retient.
Vendredi 22 mars
1985
Marcel Fontaine, vice-consul, est enlevé à
Beyrouth. Deux heures plus tard, Marcel Carton l'est à son tour
avec sa fille. Les ravisseurs, qui se réclament du Djihad
islamique, exigent la libération de G.I. Abdallah.
Samedi 23 mars
1985
Pomonti organise à Paris une réunion avec toutes
les entreprises intéressées par TDF1. Décidément un des plus
désastreux projets hérités du septennat précédent : très cher à
arrêter, très cher à poursuivre, impossible à achever. Dans tous
les cas, un échec assuré, une frustration garantie.
Réunion de sherpas à
Bonn. On me redemande d'approuver la réunion du GATT et le
lancement de l'IDS. Nouveau refus, nouvel isolement de la
France.
Dimanche 24 mars
1985
Rocard annonce publiquement son désaccord avec une
éventuelle réforme électorale instaurant le scrutin
proportionnel.
A Téhéran, Rafigh Doust, ministre des Pasdarans,
propose à notre ambassadeur d'engager « des
discussions secrètes » en France ou ailleurs. « La France, dit-il, ne doit pas
craindre d'améliorer ses relations avec l'Iran. Cela ne nuira en
rien à ses rapports avec le monde arabe... La solution du
contentieux Eurodif fait partie des conditions d'une reprise, mais
ce n'est pas la condition essentielle. L'Iran ne considère pas le
groupe Naccache comme des terroristes. Ces hommes n'ont fait
qu'accomplir leur devoir religieux. Téhéran est prêt à indemniser
les familles de victimes. Cette affaire traîne depuis cinq ans, il
est temps d'y mettre un terme. »
Quel rapport avec les enlèvements d'avant-hier
?
Lundi 25 mars
1985
Gilles Peyroles est enlevé à Tripoli, au Liban,
par les FARL. Nous avons donc quatre otages là-bas.
Le Président américain écrit aux autres membres de
l'OTAN pour leur demander de se prononcer, dans les soixante jours,
sur leur participation à l'IDS comme «
sous-traitants ». Stupide mise en demeure. « Sub-contract » veut bien dire « sous-traitance », mais «
sous-contractant » n'a pas le sens péjoratif de la
traduction principale et signifie plutôt «
contractant d'un contractant ». La lettre de Reagan est même
rendue publique avant même de parvenir aux destinataires. Nouvel
impair.
Les Américains nous font savoir par ailleurs
qu'ils vont proposer à la France une coopération ponctuelle sur
l'IDS ; ils mentionnent même que celle-ci pourrait également porter
sur l'amélioration de la capacité de pénétration de nos forces
nucléaires face à un éventuel renforcement des dispositifs
défensifs soviétiques...
Participer à l'IDS américaine serait une illusion
dangereuse. On nous ferait miroiter des contrats industriels
mirifiques, mais, en réalité, nous n'aurions jamais une part
importante des marchés de pointe. Par cette voie, l'Europe
n'atteindra jamais à une réelle autonomie technologique dans ces
secteurs essentiels.
Interrogé sur cette lettre, un porte-parole du
gouvernement de Bonn déclare : « En cas de
participation, nous ne voulons pas miser sur le mauvais cheval.
Nous ne pouvons pas dire si nous allons participer à une recherche
fondée sur un concept que nous ne connaissons même pas. » La
CDU est pour une approbation inconditionnelle de l'IDS. A
l'inverse, H.-D. Genscher souhaite la construction d'une Europe
technologique. Kohl incline vers la position de Genscher, mais se
demande ce que souhaite la France. Le Chancelier doit arbitrer
entre partisans de l'approbation sans conditions de l'IDS et ceux
qui, comme Genscher, pensent d'abord à ce qui est souhaitable pour
l'Europe. Au total, pour la RFA : les efforts soviétiques
justifient le programme de recherche américain ; il faut respecter
le Traité ABM ; la stratégie actuelle de riposte flexible de
l'Alliance doit être maintenue aussi longtemps qu'il n'y aura pas
d'alternative crédible ; il faut maintenir l'unité politique et
stratégique de l'Alliance et empêcher tout découplage ; il faudra
juger, le moment venu, de l'utilité éventuelle des systèmes
défensifs ; une attitude européenne commune serait
souhaitable.
Le ministre britannique de la Défense déclare que
la Grande-Bretagne participera certainement au programme. Le Canada
y participera à condition que cela crée des emplois au Canada. M.
Martens ne voit pas comment la Belgique pourrait ne pas participer.
Le Parlement danois vote un texte enjoignant au gouvernement de
refuser l'invite américaine.
Le Chancelier Kohl dîne à l'Élysée pour préparer
le prochain Sommet de Bruxelles. Il parle d'abord du congrès de son
Parti, puis de l'élargissement au Portugal et à l'Espagne ; on
parle de Gorbatchev et de l'IDS, du lancement d'Eurêka :
Helmut Kohl :
Pour préparer Milan, il faut discuter entre
nous sur la base du rapport Doodge, puis, à Milan, décider d'une conférence
intergouvernementale.
François Mitterrand :
Oui, et si on nous la refuse, nous discuterons
avec ceux qui acceptent. Attali préparera cela avec vos
collaborateurs.
Helmut Kohl : En Italie, le Président, après Fanfani, sera Forlani. Il
est bien. [Ce sera en fait Cossiga.] Les jeunes quittent la Démocratie chrétienne. Le pape
actuel gêne la Démocratie chrétienne, car il ne s'occupe pas de
l'Italie.
Helmut Kohl évoque les obsèques de Tchernenko,
auxquelles il a lui aussi assisté : « Les
amiraux soviétiques étaient fascinés par Gorbatchev, et Gorbatchev
ressemblait à Napoléon. »
François Mitterrand :
Gorbatchev aura à nommer les remplaçants de
ceux qui partent en raison de leur âge ; c'est une chance pour
lui
Helmut Kohl : J'espère que les choses vont bouger maintenant à l'Est.
Honecker est très apprécié à Moscou, et il a de la marge de
manœuvre. Husak aussi a de la marge. Nous devrions aider
Jaruzelski. Tout ce qui viendrait après lui serait pire. Les
Polonais ont toujours eu les yeux plus gros que le ventre et des
ambitions au-dessus de leurs moyens.
On discute de la déclaration du 8 Mai des membres
de l'OTAN sur l'unité allemande. On décide de la faire aussi
modeste que possible.
François Mitterrand :
Il nous faut lancer un grand projet
technologique pour l'Europe, à retombées à la fois civiles et
militaires. L'avenir de l'Europe se joue dans ces grands projets,
comme je l'ai dit dans mon discours de La Haye à propos de la
station spatiale habitée. Je propose donc de créer une Communauté
européenne des hautes technologies baptisée Eurêka, institution
légère où les pays qui veulent s'associer à un projet précis
pourront le faire de façon souple, sans nécessairement s'associer à
tous les projets. Ils pourront lui confier la gestion des
programmes de haute technologie actuellement gérés par la CEE et un
droit de regard sur ceux qui ne le sont pas, tel l'espace, géré par
l'ESA (qui étudie actuellement le programme de la station spatiale
habitée européenne), engager des collaborations européennes
nouvelles dans les six secteurs-clés de l'avenir, où nous risquons
d'être pétrifiés par le bond en avant des Américains. En voici la
liste : utilisation des lasers, architecture des grands
ordinateurs, intelligence artificielle, traitement d'images et
reconnaissance des formes, nouveaux matériaux et composants,
faisceaux de particules. Les financer par des ressources
exceptionnelles de la Communauté tels que des emprunts à long terme
d'un montant d'au moins 2 milliards d'écus par an. Organiser en
conséquence les politiques des marchés publics et les politiques
industrielles de nos pays.
Le Chancelier allemand en est d'accord :
« Il faut en parler aux Anglais. Puis mettre
sur pied un petit comité qui préciserait un peu le projet dans la
semaine, avant le Sommet de Bruxelles. »
Mardi 26 mars
1985
Au menu du petit déjeuner, le mode de scrutin : il
faut retenir le plus simple. Ce sera le scrutin proportionnel
départemental à un tour à la plus forte moyenne, sans panachage des
listes, avec un seuil d'éligibilité de 5 % des suffrages exprimés.
Le nombre de députés passe de 491 à 577. Le Président est loin
d'être enthousiaste. Les élections régionales, organisées le même
jour, pour la première fois au suffrage universel, se dérouleront
également à la proportionnelle.
A Luxembourg, les ministres de la Défense des pays
membres du commandement intégré de l'OTAN sont réunis. Caspar
Weinberger est là et obtient l'approbation de l'IDS.
Le secrétaire général de l'OTAN, Lord Carrington,
espère que les ministres des Affaires étrangères approuveront début
juin, à Lisbonne, l'IDS dans les mêmes termes que leurs collègues
de la Défense.
Si la France ne prend pas d'initiative très vite,
les Européens glisseront irrésistiblement vers une approbation
molle ou résignée de l'Initiative de Défense Stratégique, sans
qu'aucun objectif européen propre n'ait été défini. Les industriels
concernés (Thomson, Matra, SNIAS) sont sûrs que si la participation
des principaux pays européens à l'IDS se fait en ordre dispersé,
ils seront cantonnés dans les secteurs marginaux du programme
américain, et notre retard technologique ne sera en rien comblé. Il
faut aussi éviter que les opinions publiques ne soient tentées de
lâcher la proie pour l'ombre, d'abandonner un système de sécurité
qui existe (le nucléaire) contre un autre bouclier qui n'existe pas
encore et dont Weinberger dit qu'il ne sait même pas s'il est
faisable.
Calcul fait, les Dix consacrent 50 milliards de
dollars (dont 30 entre la France et l'Allemagne) à la recherche et
au développement des techniques de pointe (informatique, énergie
nucléaire, espace), contre 130 aux États-Unis, dont 30 pour le
militaire. Mais les Dix ne consacrent qu'un milliard de dollars à
leur recherche en commun dans ces secteurs. Cette absence de
coordination réduit l'efficacité des dépenses nationales.
Le projet de « Communauté européenne du haute
technologie » (Eurêka) se précise :
dotée de 2 milliards d'écus par an (par emprunt à long terme),
gérant des recherches dans six domaines clés (utilisation des
lasers, architecture des grands ordinateurs, intelligence
artificielle, traitement d'images et reconnaissance des formes,
nouveaux matériaux et composants, faisceaux de particules), elle
est la seule réponse.
François Mitterrand : « Dire
à Dumas que j'aimerais officialiser une proposition de la France
allant dans ce sens. »
De Nouméa, Pisani envoie un nouveau plan au
Président. Il a revu sa copie : un référendum qui organise
l'indépendance pour dans deux ans. François Mitterrand passe le
projet à Fabius, qui l'enterre : pour lui, maintenant, tout
référendum sera perdu ; mieux vaut créer quatre régions avec un
découpage tel que les Kanaks auront la majorité dans trois d'entre
elles et au sein du Conseil de l'île.
Mercredi 27 mars
1985
Le Président reçoit Caspar Weinberger, venu de
Luxembourg. Il lui explique notre scepticisme : le bouclier de
l'IDS ne sera pas étanche ; il suffit que 5 % des têtes nucléaires
soviétiques passent pour que la moitié des villes américaines
soient détruites. Et les missiles de croisière ne sont pas
détectables.
Le secrétaire américain à la Défense répond qu'à
terme, le bouclier sera étanche. Reagan veut « réunir le plus de compétences possible et exploiter les
talents disponibles chez les pays alliés. Les Soviétiques y
travaillent depuis vingt ans, ce qui montre que les débouchés ne
sont pas rapides ».
François Mitterrand :
Participer au programme de recherche américain
IDS dans ces conditions pose un tout autre problème. Sans revenir
sur la forme de la proposition (le texte a été rendu public avant
que la lettre ne nous soit parvenue, et il nous est fixé un délai
de soixante jours qu'aucune considération technique ou militaire ne
justifie), je vois à cette participation six risques :
l'intégration dans un "Super-OTAN" ; le risque de sous-traitance ;
le risque de cautionner un concept stratégique contraire à celui de
la dissuasion ; le risque de voir "éponger" les capacités
financières de recherche françaises et européennes ; et le
détournement des cerveaux.
François Mitterrand me dit à l'issue de cette
réunion : « Devrons-nous quand même plus tard
participer au programme de recherche américain ? A mon avis, oui, à
condition, d'une part, que ce soit des entreprises qui participent
(pour leur propre compte, dans des domaines identifiés avec
précision et qui présentent réellement de l'intérêt), mais pas le
gouvernement, afin de ne pas cautionner le concept ; d'autre part,
que le programme européen Eurêka ait été lancé simultanément ;
enfin, que les sommes consacrées à la participation éventuelle aux
recherches IDS soient limitées. »
A la réunion du groupe
socialiste sur la réforme de la loi électorale, Pierre Joxe
introduit le débat : « La finalité proportionnelle est arrêtée pour
les élections régionales et législatives, mais les modalités ne le
sont pas encore. »
Sur 24 intervenants, 14 défendent le maintien du
scrutin majoritaire, certains avec un additif, d'autres avec un
correctif ; d'autres encore se réfèrent au système allemand ; 7 se
prononcent pour la proportionnelle départementale ; 3 préconisent
le statu quo complet. Fabius annonce
que les élections régionales auront lieu à la proportionnelle
départementale en même temps que les élections législatives. Il ne
s'exprime pas précisément sur le mode de scrutin législatif, se
bornant à déclarer que le débat doit être tranché rapidement (le 3
avril, si possible) et que la loi doit être simple. Certains
députés en déduisent qu'il penche en faveur de la proportionnelle
départementale.
Laurent Fabius : « Le
gouvernement et sa majorité ne doivent pas être paralysés par les
futures échéances électorales, mais doivent à la fois se consacrer
à des projets à long terme (projet de loi concernant la recherche ;
la modernisation de la police ; l'Europe ; le Budget 1986) et à la
vie quotidienne des Français (projets de lois relatifs à la
mutualité, à la vie associative, à l'égalité femmes-hommes ;
mensualisation des retraites sur deux ans ; fins de droits). Il
faut éviter de donner une impression de fin de règne.
»
Jeudi 28 mars
1985
Christine Ockrent quitte Antenne 2.
Le Bureau exécutif du PS renvoie au gouvernement
le soin de décider d'un nouveau mode de scrutin. Ponce Pilate loge
rue de Solférino.
Mort de Chagall. Un jour, son étonnement devant un
photographe qui rêvait d'une photo de lui — «
Et vous gagnez votre vie avec ça ? » — m'avait ravi.
Arafat fait savoir à Dumas qu'à son avis, les
otages français ne seront libérés qu'en échange des Iraniens
détenus en France.
Yves Bonnet, patron de la DST, envoyé à Alger,
explique qu'Abdallah, arrêté à Lyon, sera légalement libéré pendant
l'été en raison des faibles charges qui pèsent contre lui. Les
Algériens lui répondent que le Français enlevé au Liban, Peyroles,
sera relâché si Abdallah l'est aussi. On obtient que celui-là
précède celui-ci.
Le Conseil des ministres des Affaires étrangères
de la Communauté paraphe cette nuit l'accord d'adhésion de
l'Espagne et du Portugal à compter du 1er janvier 1986.
Vendredi 29 mars
1985
Attentat antisémite dans un cinéma parisien (18
blessés). Qui d'entre nous est à l'abri ? Où ?
Le Sommet de Bruxelles commence, sous présidence
italienne. On traite d'abord de l'élargissement et des Programmes
intégrés méditerranéens (PIM). On examine ensuite les deux rapports
demandés à Fontainebleau.
Bettino Craxi :
Si le chapitre de l'élargissement est clos —
et tout permet de croire qu'il le sera — avant le Conseil européen
de Milan, il restera à trouver une solution acceptable par tous
pour les Programmes intégrés méditerranéens. Je crois à ce propos
que les dernières propositions de la Commission offrent une base de
discussion constructive qui devrait permettre d'aboutir à un accord
au cours de la réunion du Conseil "affaires générales " qui est
prévue.
Pour les PIM, la proposition de la Commission est
de créer une nouvelle enveloppe budgétaire de 2 milliards d'écus
sur sept ans à répartir entre la Grèce, l'Italie et le Sud de la
France. Cela est proche des demandes formulées par la Grèce au
Conseil de Dublin. La moitié au moins ira à ce pays, le reste étant
réparti à égalité entre la France et l'Italie. Le Royaume-Uni
trouve le chiffre de 2 milliards d'écus beaucoup trop élevé. Le
pourboire grec étant fixé, l'Espagne et le Portugal pourront entrer
dans le Marché commun...
Le rapport Doodge propose la création d'une Union
européenne avec un marché intérieur intégré, le renforcement des
pouvoirs de la Commission et du Parlement, et une politique
extérieure commune, avec un secrétariat permanent de coopération
politique distinct du Conseil des ministres et de la Commission.
Chiffon rouge pour les fonctionnaires de Bruxelles : ils feront
tout pour faire échouer un tel projet, qui les prive du pouvoir
politique.
Le texte propose de renforcer les institutions en
facilitant la prise de décision majoritaire au sein du Conseil, en
donnant plus de pouvoirs de gestion à la Commission et des droits
nouveaux au Parlement, « gage de démocratie du
système européen ».
Le rapport Adonino propose, lui, la création d'une
chaîne de télévision européenne, d'une Académie européenne des
sciences et de la technologie, le développement d'une industrie
européenne du film et de l'enseignement des langues européennes. Il
suggère aussi la création d'équipes sportives européennes,
l'adoption d'un drapeau et d'un hymne communs, une meilleure
coopération en matière de lutte contre l'immigration, le trafic de
drogue et la criminalité, enfin la reconnaissance de l'équivalence
des diplômes.
La France propose une coopération dans la
recherche contre le cancer et la création d'une carte médicale
européenne.
A notre demande, le Conseil européen évoque aussi
« le drame de la sécheresse en Afrique
». Bettino Craxi présente à ce sujet un rapport sur l'application
des décisions prises au Conseil de Dublin. Des propositions
françaises sont faites. Elles constituent un cadre d'ensemble sur
l'aide d'urgence.
Pour torpiller Eurêka,
la Commision lance un Programme européen de technologie gérant les
recherches dans six domaines-clés (utilisation des lasers,
architecture des grands ordinateurs, intelligence artificielle,
traitement d'images et reconnaissance des formes, nouveaux
matériaux et composants, faisceaux de particules). Mais Jacques
Delors commet une erreur : il annonce qu'il en coûtera 2 milliards
d'écus, alors que, pour Eurêka, on n'a
pas encore cité de chiffre. Mme Thatcher le contre. Le Président
décide de ne pas parler d'Eurêka ici ;
l'ambiance est à refuser tout projet nouveau : ce n'est pas une
initiative pour la Communauté.
Le communiqué du Sommet ne mentionne donc ni le
projet Delors, ni Eurêka. On a
peut-être lâché la proie pour l'ombre. Delors est furieux...
Le fonctionnement de la Communauté à Douze ne sera
pas facile à assurer. L'adhésion de deux nouveaux États, les
difficultés prévisibles pour recueillir des majorités raisonnables
— par exemple dans le domaine budgétaire et à propos des prix
agricoles —, du fait de l'apparition d'éventuelles nouvelles
minorités de blocage, compliquent la situation. Or nous avons en
perspective la question du nouveau plafond de ressources propres,
une réflexion agricole entamée à Bruxelles, des différends
possibles avec certains de nos grands partenaires
commerciaux.
François Mitterrand :
Nous ne pouvons accepter que, sous prétexte de
rigueur budgétaire, on définisse une politique rigoureuse des
céréales ; puis que l'on s'oppose à une nécessaire diminution des
prix du blé ; enfin, que l'on nous dise demain qu'il n'y a plus
d'argent pour financer les restitutions et que nous n'avons qu'un
soutien moral de nos partenaires contre l'offensive américaine sur
le blé. Les exportations françaises de céréales couvrent le quart
de nos importations de pétrole. Vous craignez la dérive budgétaire,
nous aussi ; nous n'accepterons pas de remise en cause des
principes et fondements de la Politique agricole commune, vous non
plus.
Bruno Masure révèle l'« affaire Farewell » au
journal télévisé. Il faut tout arrêter. Farewell est perdu.
Samedi 30 mars
1985
Je reçois du sherpa
allemand le projet de déclaration politique pour le Sommet de Bonn
élaboré à l'occasion du quarantième anniversaire de la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Texte inacceptable car, comme à
Williamsburg, on nous demande de prendre parti dans la négociation
de Genève en faveur des thèses des Américains :
« Nous avons tiré les leçons
de l'Histoire. La fin de la guerre a marqué un nouveau
commencement. Tandis que les derniers combats cessaient, nous nous
sommes consacrés à la reconstruction matérielle et au renouveau
moral et spirituel. Ceux d'entre nous qui ont gagné la guerre ont
tendu la main aux vaincus en signe de réconciliation et de soutien.
Nous espérons vivement une situation de paix pour l'Europe, qui
permettra au peuple allemand de retrouver son unité grâce à une
libre autodétermination. Nous nous félicitons de l'ouverture des
négociations à Genève et invitons instamment l'Union soviétique à
répondre de façon positive aux efforts déployés par les États-Unis
pour aboutir à des accords de portée notable. »
Exactement le même problème qu'à Williamsburg,
mais, heureusement, pas à la dernière minute... De longues
négociations en perspective si on veut empêcher ce texte de passer
tel quel ! C'est, avec l'IDS et le GATT, une troisième menace de
conflit franco-américain au Sommet de Bonn.
Dimanche 31 mars
1985
A Beyrouth, la fille de D. Carton est libérée. Un
otage de moins.
Lundi 1er avril 1985
Harlem Désir lance « SOS Racisme ». Jean-Louis
Bianco a tout organisé à l'initiative de Jean-Loup Salzmann et
Julien Dray. Christophe Riboud a financé. En bon militant, Coluche
les soutient parce que je le lui ai demandé.
Élie Wiesel propose au Président de se rendre à
Hiroshima en août prochain à l'occasion du quarantième anniversaire
de l'explosion atomique. Léonard Bernstein et Barbara Hendricks y
seront. Le Président refuse.
Durant la nuit, libération de Gilles Peyroles dans
la plaine de la Bekaa.
L'État efface la dette de 12 milliards de Renault.
Georges Besse annonce plus de licenciements que n'en prévoyait
Hanon : 21 000 au lieu de 15 000.
Mardi 2 avril
1985
Conformément à l'accord passé à Alger, Peyroles
est libéré au Liban. Reste à tenir la promesse concernant Abdallah.
Or, étrange coïncidence, à la même heure, le DST découvre dans
l'appartement d'une amie d'Abdallah, à Paris, une arme ayant servi
en 1982 à l'assassinat du diplomate israélien Isaac Barsimantov et
de l'Américain R.C. Ray. Abdallah ne peut plus être libéré. Les
autres otages français ne sont pas au bout de leur peine...
Au petit déjeuner, on parle de la cohabitation qui
s'annonce. François Mitterrand : « Je
laisserai le gouvernement gouverner, clairement. Je les laisserai
faire... Mais si je veux protéger quelques postes essentiels, il
faut étendre la liste des postes qui sont pourvus en Conseil des
ministres. »
Mercredi 3 avril
1985
Au Conseil des ministres, Joxe présente le projet
de loi électorale : Je ne propose ni
d'améliorer le scrutin majoritaire, ni de rechercher un système
mixte, mais de retenir la représentation proportionnelle
départementale pure et simple à un tour, sur la base équitable d'un
député pour un peu plus de cent mille habitants.
Gaston Defferre :
Il y a des risques énormes à ne faire qu 'un
seul tour. Il suggère une proportionnelle à deux
tours.
Jean-Pierre Chevènement
l'approuve : La gauche rassemble mieux au
deuxième tour qu'au premier.
Michel Rocard est
hostile à la proportionnelle : La
proportionnelle assurant la permanence d'une grande partie des
élus, le droit de dissolution perd beaucoup de sa signification.
Par ailleurs, la prime aux sortants, propre au scrutin majoritaire,
ne jouera pas ; il n'est donc pas sûr, dans ces conditions, que la
proportionnelle soit un bon calcul. Dans un pareil domaine, il n'y
a pas de bonne solution. Ce sont là des questions lourdes, et je
tenais à manifester mon inquiétude.
Laurent Fabius :
Le mode de scrutin actuel n'est pas égal, en
raison de la disproportion du poids démographique des
circonscriptions. Deux possibilités s'offraient à nous : retenir
une optique majoritaire, à condition de s'engager dans un
redécoupage massif des circonscriptions. On aurait peut-être pu le
faire, mais cela aurait entraîné des difficultés pratiques et
politiques considérables. Et l'inégalité du scrutin majoritaire
serait demeurée. L'autre voie était de retenir une optique
proportionnelle (...). Notre préférence va au scrutin départemental
à un tour, il est le plus fidèle aux engagements pris, c'est aussi
le plus juste.
François Mitterrand :
Les Français ont fait tout de travers. Ils ont
accru la faiblesse de la IVe par la
proportionnelle, ils ont renforcé le pouvoir de la
Ve
par le scrutin majoritaire. Aujourd'hui, notre
choix et notre campagne doivent être animés par la défense d'un
seul principe qu'en tant que Président de la République je suis
qualifié à exprimer : il faut que le scrutin soit enfin égal. La
gauche a souffert d'un déni de justice en 1962, en 1967, en 1968 et
plus encore en 1978 où elle constituait la majorité (...). Pour
être égal, le système majoritaire exigerait un formidable
redécoupage. Sur 491 circonscriptions, il y en aurait au moins 200
à retoucher. Il y aurait, dites-vous, monsieur le Premier ministre,
au moins un amendement par canton. Je pense qu'il y en aurait au
moins un par commune. Et cette bataille parlementaire laisserait
une impression désastreuse, celle de chiens qui se disputent pour
un os (...). Notre intérêt est de choisir un système simple, car si
la majorité donne l'impression de se défendre par des moyens
juridiquement compliqués, elle y perdra. C'est ce qui m'éloigne de
la proportionnelle à deux tours, qui aurait ma faveur, mais qui est
un système trop compliqué. Il convient de rappeler aux membres des
partis de la majorité, notamment du principal, que celui-ci s'est
engagé dans son programme à instaurer la proportionnelle. Je suis
donc très surpris des propos tenus par quelques-uns d'entre vous.
En 1972, 1973, 1974, 1978 et 1981, le Parti socialiste s'est
clairement engagé en faveur de la proportionnelle. Et, tout d'un
coup, maintenant, en 1985, après quatorze ans d'engagement continu,
certains contestent ? Je vous rappelle que si nous avons opté pour
la proportionnelle, c'était pour réaliser l'Union de la Gauche. Qui
pourrait croire que le recours au scrutin majoritaire, à l'encontre
de nos promesses, rétablirait les conditions de cette union ? C'est
un point sur lequel je tenais à attirer l'attention.
Dans l'après-midi, première discussion à l'Élysée
sur le Budget 1986. La première esquisse budgétaire fait apparaître
un déficit de 208 milliards de francs, soit 4,2 % du PIB. Pour
ramener le déficit budgétaire à moins de 140 milliards, doit 2,8 %
du PIB, Bérégovoy propose d'augmenter de 10 milliards environ les
taxes sur les carburants (6 milliards) et les taxes sur l'énergie à
usage industriel (3 milliards), alors que Laurent Fabius souhaite
remettre en cause la baisse des prélèvements obligatoires.
François Mitterrand me dit : « Matignon reste trop en arrière de la main. Il faut agir.
Je peux admettre une certaine prudence. Pas un démenti à ce que
j'ai moi-même annoncé à la télévision. Intervenez de façon
pressante en ce sens. »
A 23 h 50, au sortir d'un dîner chez des amis,
Michel Rocard appelle le permanent de l'Élysée, Jean Glavany. Il
lui annonce sa démission et souhaite parler à François Mitterrand.
Glavany joint Laurent Fabius, qui hésite à réveiller le Président.
Rocard insiste : la nouvelle doit être annoncée avant demain.
Jeudi 4 avril
1985
A deux heures du matin, Laurent Fabius réveille
François Mitterrand pour lui faire part de la nouvelle. Le
Président appelle alors Michel Rocard : très aimable, mais il ne le
retient pas.
Le téléphone à peine raccroché, la démission de
Rocard est rendue publique. Le Président songe à René Souchon pour
le poste de ministre de l'Agriculture, avec Henri Nallet, le
conseiller agricole à l'Élysée, comme secrétaire d'État. Fabius ne
veut pas de Souchon. Nallet sera donc ministre. Un bon choix,
favorablement accueilli dans les milieux agricoles.
Samedi 6 avril
1985
Défendre Mururoa : réunion à Matignon autour de
Laurent Fabius et Charles Hernu sur la campagne de tirs. Dans le
dossier remis aux participants, une note de Lacoste — qui y assiste
— propose d'« anticiper » la campagne
de Greenpeace et de prendre les mesures
de surveillance nécessaires pour que les bateaux de cette
organisation n'arrivent pas à Mururoa.
Mais cette note du patron de la DGSE, perdue au
milieu de documents techniques annexés à un dossier de plus de cent
pages, n'est sans doute pas lue par les ministres qui approuvent le
programme de la campagne de tirs.
La meilleure façon de forcer une décision : perdre
l'essentiel au milieu des détails.
Dimanche 7 avril
1985
Un décret accroît d'une trentaine le nombre des
postes attribués en Conseil des ministres, afin de les mettre hors
d'atteinte du Premier ministre en cas de cohabitation.
Lundi 8 avril
1985
Mikhaïl Gorbatchev accepte le principe d'un Sommet
américano-soviétique et annonce le report jusqu'en novembre du
déploiement des nouveaux SS 20.
Mercredi 10 avril
1985
Au Conseil des ministres, présentation du plan de
modernisation de la police. Joxe est content de lui.
Michel Rocard ne tarde pas à reprendre sa liberté
de parole : « La discipline budgétaire imposée
par les Allemands et acceptée par les Français est une erreur. Elle
bloque toutes les négociations sur les prix agricoles.
»
Il a toujours été contre le SME. Maintenant, il
peut le dire.
L'opposition est déterminée à s'opposer à la
proportionnelle.
Jeudi 11 avril
1985
Une réunion de hauts fonctionnaires de l'OCDE
décide, à la majorité, de proposer le lancement d'un nouveau cycle
de négociations pour le GATT. Le représentant français s'y oppose,
seul. Signe de ce que sera l'ambiance au Sommet de Bonn.
Mort d'Enver Hodja, président du PC albanais
depuis plus de quarante ans. Ramiz Alia lui succède. Ismail Kadaré,
le grand écrivain albanais, a quelque mal à venir en France. Il
faut lui envoyer une invitation de la Présidence de la
République.
Comme tous les six mois, Charles Hernu soumet au
Président un projet de mutations et mouvements d'officiers
généraux. Le général d'armée René Imbot, atteint par la limite
d'âge, doit en principe quitter ses fonctions de chef d'état-major
de l'Armée de terre le 1er mars 1986.
Charles Hernu estime que « le départ de cet
officier général exerçant d'importantes responsabilités au sein de
nos armées, alors que la campagne pour les élections législatives
battra son plein, risque de provoquer des remous ou des
interrogations et de devenir un sujet de polémique. J'ai manifesté
à plusieurs reprises mon estime pour le général Imbot, pour sa
compétence, sa loyauté et sa fidélité. Aussi je souhaite que son
départ soit l'occasion de lui manifester publiquement la
reconnaissance, de l'État. Je souhaite également que le général
Imbot soit nommé conseiller d'État en service extraordinaire au
moment de son départ ».
François Mitterrand refuse ; le poste est déjà
réservé pour un juriste.
Samedi 13 avril
1985
Silvio Berlusconi est reçu par François Mitterrand
à l'Élysée. Il serait un très bon partenaire de Jean Riboud. Mais
sur quel canal ? La « Quatre » ou la « Cinq » ? Canal-Plus va mieux. C'est un succès, même s'il est
encore lent et fragile.
Dimanche 14 avril
1985
Au « Club de la Presse » d'Europe 1, Raymond Barre prend ses distances avec
l'opposition et annonce qu'il ne votera pas la confiance à un
gouvernement de cohabitation.
Lundi 15 avril
1985
L'Afrique du Sud annonce le retrait de ses
dernières troupes d'Angola.
Il faut maintenant, lancer Eurêka officiellement, l'accord étant réalisé avec
les Allemands. Nous chercherons ensuite à obtenir le maximum de
participants en Europe, au-delà des Douze et même à l'Est.
Mercredi 17 avril
1985
François Mitterrand parle d'Eurêka en Conseil des ministres : « Au moment où le Japon confirmait les grandes priorités
de son programme de recherche et où les Etats-Unis proposaient,
avec l'Initiative de Défense Stratégique, non seulement un nouveau
concept de défense très discuté, mais surtout une formidable
mobilisation de toutes les entreprises de pointe, la France a voulu
proposer à l'Europe une ambition d'une ampleur équivalente.
»
L'après-midi même, Roland Dumas écrit à ses
collègues des Douze, à la Suède, à l'Autriche et à la Norvège pour
les informer. L'ambassadeur Claude Arnaud et Yves Stourdzé, échappé
glorieux de la pitoyable aventure du Centre mondial, partent le
même jour pour Bonn.
L'apprenant, la Commission clamera que la France a
copié son projet de Communauté européenne de Technologie.
Jeudi 18 avril
1985
Kohl est embarrassé. Il approuve à la fois
Eurêka et l'IDS. A trois semaines du
Sommet de Bonn, il ne veut fâcher ni Ronald Reagan ni François
Mitterrand.
A Genève, aux négociations START, les Soviétiques
laissent entendre qu'ils sont prêts à des réductions radicales des
armements stratégiques, à des niveaux plus bas que ceux proposés
par eux en 1983 (1 800 lanceurs et 10 000 « charges » nucléaires).
Sur les Forces nucléaires intermédiaires, ils se contentent de
réitérer leurs anciennes positions : l'option « demi-zéro »,
c'est-à-dire aucun déploiement du côté occidental, et un nombre de
SS 20 équivalant aux forces françaises et britanniques. Sur
l'espace, ils prônent un moratoire, y compris sur la
recherche.
Du côté américain, sur les FNI, on se dit préparé
à développer les propositions de septembre 1983 en termes plus
concrets.
Une rencontre Gorbatchev-Reagan aura sans doute
lieu en octobre à New York.
L'émigration juive d'URSS pour les deux premières
semaines d'avril est plus élevée qu'à aucun moment des trois
dernières années : 92 personnes ont pu quitter l'Union soviétique,
au lieu d'une moyenne habituelle de 30 par mois. M. Arkhipov a en
outre indiqué à l'homme d'affaires américain Armand Hammer, lors de
sa dernière visite à Moscou, que si le commerce soviéto-américain
revenait à son rythme passé, et si l'Union soviétique bénéficiait
de la clause de la nation la plus favorisée, l'émigration pourrait
se monter à 50 000 personnes par an. L'échange est explicite.
L'Union soviétique vend des Juifs comme le faisaient les
nazis.
Reçu Khaled el Hassan, devenu président de la
Commission des Affaires étrangères du Conseil national palestinien.
L'OLP accepte les Résolutions 242 et 348. Dans la délégation
jordano-palestinienne à d'éventuelles négociations, l'OLP veut que
soit reconnu le principe de la parité Jordanie/OLP, quitte à
s'arranger pour choisir des Palestiniens acceptables par toutes les
parties. Il demande de faciliter l'organisation d'une rencontre
entre les travaillistes israéliens et les Égyptiens, l'OLP étant en
contact très étroit avec ces derniers.
Charles Hernu déclare que, face à une attaque
chimique, la France pourrait être amenée à répondre par l'arme
nucléaire. Comme ça, c'est clair !
Laurent Fabius écrit à Nakasone à propos du choix
que doivent faire prochainement certains industriels japonais d'un
système de lancement de satellites de télécommunications :
« L'Europe, à travers le
lanceur Ariane, peut offrir un service de lancement
particulièrement compétitif et dont l'efficacité a été démontrée
par une série de tirs réussis au bénéfice de clients tant européens
qu'américains, arabes ou brésiliens.
Il me paraîtrait donc normal
que l'industrie européenne soit consultée par les responsables
japonais concernés au même titre que l'industrie américaine, dans
le cadre du libre jeu de la concurrence internationale.
»
Les Japonais choisiront Ariane.
Samedi 20 avril
1985
Seconde réunion de sherpas à Washington, à l'ambassade de RFA, pour la
préparation du Sommet de Bonn, précédée d'une réunion des
directeurs politiques.
Les Américains proposent d'intégrer un paragraphe
sur l'IDS dans la déclaration politique prévue à l'occasion du
quarantième anniversaire de la Victoire. En dépit de leurs
réserves, les Japonais acceptent ; les Européens aussi. Seul, je
refuse.
Les Américains souhaitent aussi obtenir dans ce
texte l'approbation de leur position à Genève. Après une longue et
rude bataille, il ne subsiste plus qu'une phrase posant encore
problème dans le texte de la déclaration politique : « Nous nous félicitons de l'ouverture des négociations à
Genève et invitons instamment l'Union soviétique à répondre de
façon positive aux efforts déployés par les États-Unis pour aboutir
à des accords de portée notable. » Je réserve notre position
: le texte est trop lié à celle des Américains. Les Américains
m'ont dit que si nous acceptions cette phrase, ils retireraient
leur demande d'un texte de soutien à l'IDS. Je ne me fie pas à
cette promesse.
La bataille sur la fixation de la date du « round
» commercial aura lieu à Bonn. Les positions sont claires. Veulent
fixer la date au le' janvier 1986 : États-Unis, Grande-Bretagne,
RFA, Japon. Ne le veulent pas : CEE, Italie et France (et tout le
Tiers Monde, dans un communiqué de samedi à Washington). Nous
pouvons donc résister, mais nous serons isolés.
Nos propositions en faveur d'une action d'urgence
contre la famine en Afrique sont bien accueillies. Un lien
clairement établi entre les questions commerciales et monétaires
est accepté par tous, y compris même par les Américains.
A l'issue de la réunion, je me rends à la Maison
Blanche voir McFarlane. Coïncidence : Élie Wiesel est là, dans un
autre bureau, pour protester contre le voyage du Président
américain, prévu le 5 mai, au cimetière de Bitburg, en RFA, où sont
enterrés des Waffen SS.
McFarlane me dit : « Il faut
que le Président signe deux textes définissant les principes de
l'IDS et donnant des instructions à long terme à l'armée en ce
sens, mais rien n'est prêt. » Décidément, c'est la confusion
la plus absolue.
Les Sept ministres des Finances, réunis également
à Washington, décident que la question de la Conférence monétaire
réclamée par François Mitterrand sera aussi examinée par le
prochain Comité intérimaire réuni à Séoul début octobre. Une
réunion des 21 ministres des Finances des principaux pays du Nord
et du Sud (Comité intérimaire du FMI) est envisagée pour février
1986 à Paris afin de parler spécialement de la réforme du système
monétaire international. Ce Comité intérimaire spécial devrait se
donner pour objectif de préparer l'agenda d'une future Conférence
monétaire internationale. On approche du but.
Dimanche 21 avril
1985
Décès du nouveau Président brésilien. Il n'a même
pas eu le temps d'entrer en fonctions. Son vice-président lui
succède.
Caspar Weinberger se sert de l'IDS pour obtenir
des crédits accrus du Congrès afin, au bout du compte, de mieux
protéger les missiles basés à terre. George Shultz, lui, fait du
soutien à l'IDS la nouvelle pierre de touche de la fidélité
atlantique. Mais c'est le général Abrahamson, responsable de l'IDS
et manager hors pair, qui est l'homme clé du dispositif. Il
souhaite obtenir du Congrès le maximum de crédits d'ici la fin du
mandat du Président Reagan.
Des promesses de contrats ont été faites à cette
fin à un très grand nombre d'États, de sénateurs et de
représentants aux États-Unis mêmes. Ces promesses, et la réduction
des crédits opérée par le Congrès, réduisent d'autant la marge de
rnanoeuvre du général Abrahamson avec l'Europe. Pour lui, négocier
des accords de coopération avec des entreprises européennes ne
présente qu'une source de complications et de pertes de temps,
comme ont pu s'en apercevoir les négociateurs britanniques et
allemands. De plus, il se méfie de l'espionnage soviétique en
Allemagne. Peu de contrats à en attendre.
L'armée indienne investit le Temple d'or
d'Amritsar.
Lundi 22 avril
1985
François Mitterrand : « L'objectif de la France est de créer à terme une Union
européenne, et d'en définir maintenant la substance et les étapes.
Si nous ne sommes pas d'accord, rien ne se fera. La substance de
l'Union européenne recouvre trois
thèmes principaux: la technologie, le marché intérieur, la monnaie.
»
Au Conseil de l'UEO, les Européens parlent d'une «
Europe technologique ». Dumas plaide pour Eurêka.
Pisani, la mort dans l'âme, obéit à Fabius et
obtient l'accord du FLNKS pour un report du référendum à 1987,
enterrant ainsi l'ambition indépendantiste pour deux ans, jusqu'à
la cohabitation.
Mardi 23 avril
1985
Laurent Fabius annonce que le référendum en
Nouvelle-Calédonie est repoussé au 31 décembre 1987 et met en place
un statut intérimaire fait de quatre régions.
Estimation de Matignon : 160 socialistes sur 577
députés en 1986.
Jeudi 25 avril
1985
Conseil des ministres extraordinaire sur la
Nouvelle-Calédonie, le second depuis le début de l'affaire.
Fabius parle du projet de loi reportant
le référendum : Cette démarche respecte ce à
quoi nous croyons, c'est-à-dire l'évolution du Territoire vers
l'indépendance. Elle prend en compte la réalité actuelle,
c'est-à-dire qu'il n'existe pas de majorité en faveur de cette
solution.
Gaston Defferre estime
que, tôt ou tard, on ira vers l'indépendance,
mais, si cela tourne mal, les populations européennes
partiront. Il propose d'ajouter un deuxième article:
« Article 2 : l'armée française restera là-bas
pendant cinquante ans. »
Robert Badinter pense
qu'il vaudrait mieux organiser immédiatement le référendum :
En cas d'échec, les régions seront créées et
les Caldoches se rendront vite compte que, tôt ou tard, ils seront
contraints d'aller vers l'indépendance-association.
François Mitterrand :
Je n'ai pas très bien compris ce que vous
souhaitez.
Robert Badinter :
Je souhaite que l'on commence par un
référendum.
Georges Lemoine :
Au contraire, plus le référendum est retardé
vers la date-butoir du 31 décembre 1987, plus nous aurons de temps
pour gagner les esprits.
Laurent Fabius :
Si la solution du référendum immédiat n'est
pas retenue, c'est justement parce que le résultat ne fait aucun
doute. Un scrutin d'autodétermination en octobre donnerait un "non
", et on ne voit pas pourquoi, à ce moment-là, les indépendantistes
accepteraient d'entrer dans un processus de pouvoir régional. A la
différence de novembre 1984, il faut cette fois-ci que le FLNKS
participe aux élections.
François Mitterrand :
Je suis tout prêt à soumettre à chaque
territoire d'Outre-mer, tous les deux ou trois ans, un vote sur
l'indépendance. Je suis assuré que d'ici longtemps ils choisiront
le maintien dans la République française !
Le Président demande que le communiqué soit
réécrit de telle façon que l'objectif d'indépendance-association
« soit clairement affirmé » : «
Il ne faut pas donner l'impression que le
gouvernement hésite. Notre démarche est positive, l'objectif
politique est l'indépendance-association. L'Article
1er
de la future loi doit se prononcer en faveur
de l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie ; le reste, c'est de la
bouillie pour les chats. »
Dîner avec Hermann Abs à Francfort. Il est curieux
d'entendre un homme qui fut si puissant, pendant si longtemps, en
RFA, comme patron de la Deutsche Bank, dire : « Comme me le disait Adolf Hitler à dîner, un soir de
1944... »
Vendredi 26 avril
1985
Les six entreprises que nous avons nationalisées
en 1981 faisaient alors 1,6 milliard de pertes. Aujourd'hui, elles
font 3 milliards de profit.
La droite annonce qu'elle en privatisera très vite
certaines : une bonne affaire, en effet. Pas pour le
contribuable.
Reconduction pour vingt ans du traité du Pacte de
Varsovie.
Huguette Bouchardeau quitte le PSU.
Comme avant chaque Sommet des Sept, François
Mitterrand reçoit une lettre du Président de l'Uruguay sur la dette
du Tiers Monde :
« ... Ce serait une grave
erreur de croire que le problème de la dette extérieure a été
surmonté ou qu'il pourra se résoudre de façon automatique grâce à
la dynamique économique des pays industrialisés — inégale tout
autant qu'incertaine — ou par la simple poursuite de ce processus
d'ajustement. Pour la même raison, il serait très dangereux qu'une
évaluation rapide des faits entraîne une situation
d'autosatisfaction ou d'ignorance de la fragilité et des
insuffisances des résultats atteints...
Par ailleurs, la proposition
annoncée d'un nouveau round de négociations commerciales, tout
comme les démarches pour une réforme du Système monétaire
international — que nous considérons comme urgentes et prioritaires
— se dessinent selon des critères de négociation qui, dans certains
cas, excluent, dans d'autres cas ne permettent pas une
participation adéquate des pays en développement...
C'est pourquoi il est urgent
de procéder à un examen d'ensemble du problème de la dette, en le
situant en relation avec notre intention fondamentale :
l'accélération du processus de développement économique et de
progrès social. A cette fin, il est nécessaire de prendre des
décisions politiques qui permettent de surmonter les obstacles qui
continuent d'exister actuellement et qui aboutissent à répartir de
façon inéquitable les sacrifices des processus d'ajustement. De
telles décisions politiques ne pourront être arrêtées que moyennant
des mécanismes de dialogue et de concertation sur les efforts à
consentir, au plus haut niveau, qui traduisent dans les faits la
volonté tant de fois exprimée de travailler collectivement à la
création d'un système international plus équitable. »
Helmut Kohl écrit de nouveau à François Mitterrand
à propos de la déclaration de Bonn : « ... Je
pense qu'il serait judicieux de nous mettre d'accord sur cette
déclaration politique au cours d'une séance de travail séparée dans
la matinée du 3 mai. Cette déclaration pourrait ensuite être
publiée immédiatement après la séance. » C'est le seul sujet
qui l'intéresse.
Un accord est conclu entre la NASA et l'Agence
spatiale européenne sur les conditions de la coopération de
l'Agence à la station habitée américaine. Le principe de l'accès
d'Hermès à la station américaine est
acquis.
Samedi 27 avril
1985
Le Figaro annonce que
le gouvernement envisage le retrait d'Havas de Canal-Plus afin de laisser le réseau à des
investisseurs privés. C'est hors de question : Canal-Plus démarre. Il y a encore beaucoup de gens
qui veulent sa mort : Laurent Fabius, Jean Riboud, Robert
Hersant...
Lundi 29 avril
1985
Comme François Mitterrand et Helmut Kohl l'ont
décidé le 25 mars, je commence à travailler avec Horst Teltschik à
un projet de traité d'Union européenne à partir des principes du
rapport Doodge.
François Mitterrand réunit un Conseil de Défense
sur les armes de l'espace : « La France doit
s'intéresser aux éventuelles futures armes de l'espace. C'est à
mettre en regard avec les autres volets de notre nécessaire effort
de défense : maintien de la capacité de pénétration de nos ogives
(multiplication du nombre de têtes, durcissement, leurres, etc.)
fabrication en commun avec les autres Européens de nouvelles armes
conventionnelles intelligentes ; fabrication éventuelle de missiles
de croisière capables de contourner des systèmes soviétiques
défensifs partiels ; fabrication éventuelle de missiles
antimissiles classiques pour défendre des sites ponctuels tels
qu'Albion ou des centres de commandement. »
La structure spatiale militaire proposée par
Charles Hernu associe tous ceux qui sont concernés et évite que nos
ambitions spatiales ne se traduisent par une sorte de guerre contre
notre arme nucléaire. Le budget spatial militaire est de 340
millions de francs en 1985. Le ministère de la Défense évalue à 1,3
milliard de francs en 1988 le budget nécessaire à la mise en œuvre
des orientations proposées ; à près de 3 milliards de francs par an
au-delà de 1990.
François Mitterrand : « Il ne
faut pas distinguer stratégie nucléaire et stratégie spatiale. La
stratégie nucléaire est déjà spatiale, dans la mesure où les fusées
vont dans l'espace, et la stratégie dite spatiale sera aussi
nucléaire, parce qu'elle utilisera des bombes nucléaires pour
protéger le territoire contre des fusées nucléaires. Il faut donc
mieux opposer la stratégie de dissuasion (par des fusées allant
dans l'espace) à la stratégie de protection (par un bouclier dans
l'espace). Au mieux, l'IDS ne protégera les États-Unis que contre
les fusées intercontinentales parties du territoire soviétique,
mais pas contre des fusées à moyenne portée parties, en rasant la
mer, de sous-marins postés par 3 000 m de fond à 200 km des côtes
américaines. L'IDS ne remettra pas en cause la stratégie de
dissuasion nucléaire, même entre les deux Grands. Il faudra donc se
doter alors des outils spatiaux de protection au service de la
dissuasion nucléaire. Là encore, il faudra être autonome, et la
stratégie restera une stratégie de dissuasion nucléaire.
»
L'idée vient à un ami britannique de proposer à la
France de lancer à Milan une initiative visant à coordonner
l'action de recherche des Européens sur le cancer. Il vient me dire
: « Je vous en parle parce que Mme Thatcher
n'en verrait pas l'intérêt. »
Bonne idée. On proposera la chose à Milan.
Mardi 30 avril
1985
A la veille du Sommet de Bonn — comme il le fera
avant chaque Sommet —, Mikhaïl Gorbatchev rappelle dans une lettre
à François Mitterrand la proposition soviétique de moratoire sur la
recherche, les essais et le déploiement concernant les « armes
spatiales de frappe », ainsi que sur le déploiement des missiles à
moyenne portée et autres contre-mesures, jusqu'en novembre
prochain. Par ailleurs, il accepte de venir en France dans la
première quinzaine d'octobre. Il propose l'organisation à Moscou de
nouvelles consultations franco-soviétiques sur le problème de la
non-militarisation de l'espace et demande que les représentants
français et soviétique aux Nations-Unies établissent un contact
plus étroit à propos de la guerre Irak/Iran.
Jacques Delors devant des parlementaires :
« Au dernier Conseil européen, j'avais
moi-même formulé les propositions contenues dans le projet Eurêka.
»
Jeudi 2 mai 1985
Le Sommet de Bonn commence par des rencontres
bilatérales. Kohl confirme à Reagan qu'il accepte de collaborer à
l'IDS et au lancement immédiat du GATT. Le Président voit Reagan
chez le numéro deux de l'Ambassade américaine. François Mitterrand
grommelle : « Le rendez-vous américain a quand
même lieu chez eux !... » Il dit non à Reagan sur le GATT et
sur l'IDS : « Tant qu'il n'y a pas d'autre
système de sécurité sérieux, notre capacité de dissuasion doit être
maintenue. Quant à la participation éventuelle de la France à ce
projet, nous souhaitons en savoir plus pour examiner cette
proposition, et que M. Hernu se concerte avec ses collègues
européens à ce sujet. »
Reagan : Nous espérons que vous aiderez à cette recherche. A
Gorbatchev, je dirai mon appui aux forces de frappe française et
anglaise.
François Mitterrand rencontre également le Premier
ministre japonais au château d'Ernich, résidence de France.
Au cours du dîner à Sept, on parle du GATT, de
l'IDS, des négociations de Genève. Puis les sherpas se réunissent pour finaliser les textes
politiques. Je fais retirer tout ce qui porte sur l'IDS. Les
Etats-Unis proposent un texte sur l'Afghanistan, afin, disent-ils,
« que cette guerre ne soit pas oubliée
». Je m'y oppose : s'il y a un texte sur l'Afghanistan, le Japon
demandera un texte sur le Cambodge. Les États-Unis renoncent aussi
à un texte sur le terrorisme, mais reposent le problème d'une
coordination à Sept.